Revues étrangères - Un recueil de contes populaires irlandais

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Revues étrangères - Un recueil de contes populaires irlandais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN RECUEIL DE CONTES POPULAIRES IRLANDAIS



The Irish Fairy Book, par Alfred Perceval Graves, avec de nombreuses illustrations par Georges Denham, un vol. in-8, Londres, librairie Fisher Unwin, 1910.


Il y avait en Irlande un bel et admirable jeune homme appelé Donn-bo, qui était le plus parfait raconteur d’« histoires de rois » qui fût au monde. Il pouvait raconter un conte sur chaque roi qui avait régné en Erin, depuis la « destruction de Dind Righ » jusqu’aux rois qui régnaient dans son propre temps.


Une nuit, avant une bataille, les guerriers lui dirent : « Raconte-nous des histoires, Donn-bo ! » Mais Donn-bo répondit : « Pas un mot ne viendra sur mes lèvres cette nuit ; et, donc, il faudra que, pour cette nuit, le bouffon royal d’Irlande se charge de vous amuser ! Mais demain, à cette même heure, en quelque endroit que les combattans et moi nous trouvions, je leur raconterai des contes ! » Car les guerriers avaient dit que, si Donn-bo n’allait pas avec eux dans cette bataille, aucun d’eux n’y voudrait aller.

Et la bataille s’acheva ; et, le lendemain soir, à cette même heure, Donn-bo gisait mort, son beau jeune corps étendu en travers de celui du roi d’Irlande : car il avait péri en défendant son chef. Mais sa tête avait roulé au loin, parmi une touffe de roseaux qui croissaient sur le bord du fleuve.

Au festin de l’armée, cette nuit-là, un guerrier dit : « Où donc est Donn-bo, pour qu’il nous raconte les « histoires de rois d’Erin, » comme il nous l’a promis hier, à cette même heure ? »

Un vaillant champion des hommes de Munster répondit : « Je vais parcourir le champ de bataille, et le chercher ! » Et il s’enquit de Donn-bo parmi les vivans, mais ne le trouva point ; et puis il se mit à le chercher, çà et là, entre les morts.

Enfin il arriva à l’endroit où gisait le corps du roi d’Erin, et un autre corps, jeune et beau, en travers de lui. Et tout l’air d’alentour retentissait d’un son bas et très doux, comme si des bardes et des poètes morts eussent murmuré de vieux contes à des héros morts. Et, par-dessus toutes ces voix, l’une d’elles s’élevait, faible et lente, qui était plus douce à entendre que toutes les autres musiques de la terre.

Cette voix était celle de la tête de Donn-bo. Le guerrier se baissa pour la ramasser.

— Ne me touche pas ! dit la tête. Car nous sommes commandés par le roi des plaines du ciel pour divertir, cette nuit, notre seigneur, le roi d’Erin, qui repose là, à côté de nous ; et bien que nous tous, pareillement, gisions ici sans vie, rien ne nous empêchera d’obéir à cet ordre. Ne me dérange pas !

— Mais c’est que les armées de Leinster te demandent, pour leur raconter des contes, comme tu l’as promis hier ! dit le messager.

— Lorsque j’aurai fini ma tâche ici, j’irai avec toi ! dit la tête. Mais ce sera seulement si le Christ fils de Dieu, en présence duquel je suis maintenant, daigne venir avec moi, et si, ensuite, tu me promets de me ramener à mon corps !

— Certes, cela sera fait ! répondit le messager.

Et quand la tête eut cessé de divertir le roi d’Erin, il l’emporta vers les guerriers, qui, en le voyant, s’interrompirent de leur festin, et se groupèrent autour de lui.

— Nous as-tu rapporté quelque chose du champ de bataille ? demandèrent-ils.

— J’ai rapporté la tête de Donn-bo ! dit l’homme.

— Pose-la sur un pilier, afin que nous puissions la voir et l’entendre ! s’écrièrent-ils tous.

Et puis ils dirent :

— Voilà qui n’est pas heureux pour toi, Donn-bo, d’être dans cet état, et toi le plus beau ménestrel et le meilleur en Erin ! Mais à présent, pour l’amour du Christ, amuse les hommes de Leinster comme tu as amusé ton maître tout à l’heure !

Alors Donn-bo tourna son visage contre le mur, afin que les ténèbres fussent autour de lui, et il éleva sa voix dans la nuit tranquille ; et le son de cette voix était si doux et si triste que les guerriers assis pleuraient à l’entendre. Et puis la tête fut ramenée auprès de son corps, et le col se rejoignit aux épaules, et Donn-bo fut enfin admis au repos suprême.

Telle est l’histoire de la Tête parlante de Donn-Do !


Ce besoin de s’entendre raconter des « contes des rois d’Erin, » — ou bien encore d’ingénieuses histoires de leprachauns, qui sont des nains cordonniers, ou de puckas, gnomes à figures de bêtes dont Shakspeare s’est souvenu pour son personnage de Puck, — les compatriotes de Donn-bo ne l’éprouvent pas seulement lorsqu’il s’agit pour eux de combattre ou de mourir : en tout temps, le conte a été et demeure, chez eux, un élément indispensable de la vie quotidienne, y tenant la même place qu’occupe la musique, par exemple, dans le travail comme dans les fêtes du peuple allemand. Disparu désormais de la plupart des régions de l’Europe, ce genre vénérable et charmant continue à vivre dans les villages catholiques de l’Irlande, après y avoir fleuri, au long des siècles, avec une richesse et une beauté poétique dont l’équivalent ne se rencontrerait, peut-être, que parmi les anciennes traditions de quelques races slaves. Mais il n’y a pas jusqu’aux paysans petits-russiens qui ne se soient, aujourd’hui, déshabitués d’un passe-temps que paraissent avoir définitivement remplacé, dans leur existence familière, les plaisirs plus actifs de la danse et du chant, pour ne rien dire de ceux du régime « constitutionnel : » tandis que le paysan irlandais, de nos jours comme au temps de Donn-bo, ne connaît pas de jouissance plus parfaite que la libre expansion du génie de conteur qui s’agite en lui. Récemment encore, dans la préface d’une très intéressante collection de Contes Gallois[1], M. Jenkyn Thomas nous apprenait que « la coutume de raconter des contes se trouvait maintenant à peu près éteinte au Pays de Galles : » en Irlande, cette coutume a conservé d’assez profondes racines pour que les deux tiers au moins des Contes Irlandais que vient de publier la même librairie nous soient présentés comme ayant été recueillis, à notre intention, de la bouche d’habitans de tel ou tel comté.

Aussi ne saurais-je trop louer l’intérêt et la portée instructive de ce volume nouveau, tout imprégné, en quelque sorte, d’une atmosphère vivante qui manquait malheureusement aux Contes Gallois exhumés naguère par M. Thomas, de même qu’elle fait toujours plus ou moins défaut à la précieuse série de contes de tous les temps et de tous les pays que découvre et « adapte » pour les enfans anglais, presque chaque hiver depuis bientôt vingt ans, l’inépuisable érudition « folkloriste » de M. Andrew Lang[2]. Jaillissant tout droit des lèvres de paysans irlandais d’à présent, ces récits d’aventures héroïques ou burlesques nous parviennent avec une véritable fraîcheur d’ « actualité, » comme si nous voyions devant nous, en les écoutant, le sourire, à la fois amical et plein de malice, qui les accompagne sur le bon visage épanoui du narrateur. Et s’il est toujours vrai, ainsi qu’on l’a dit, que nul autre genre ne vaille le conte populaire pour nous permettre de saisir au vif l’âme et le cœur d’une race, combien cela est particulièrement vrai de contes populaires de l’espèce de ceux-ci, où le cœur et l’âme du paysan irlandais d’aujourd’hui se livrent à nous sans intermédiaire, — de contes où ce n’est pas seulement le sujet, mais en outre l’ordonnance, le langage, et l’accent de la voix, qui nous sont institués dans leur réalité !


Ou plutôt, je serais tenté de dire qu’il n’y a précisément que cette « forme » des contes, cet appareil d’ornementation ajouté à leurs sujets par la fantaisie des conteurs, qui, dans un grand nombre des récits du recueil, ait de quoi nous renseigner sur les sentimens et le caractère de la race irlandaise. Car la lecture du volume de M. Alfred P. Graves m’a révélé, une fois de plus, un étrange phénomène dont je dois avouer que l’explication me parait des plus difficiles, dans mon ignorance absolue de toutes les découvertes, anciennes ou récentes, de la science du « folklore. » Ayant pris l’habitude, depuis dix ans déjà, de lire à un enfant, année par année, les susdits recueils de contes publiés par M. Andrew Lang, j’avais été frappé de constater la ressemblance extraordinaire, — ou, plus justement, la complète identité, — de sujets qui se trouvaient provenir des races les plus diverses et les plus éloignées. Sans cesse, le Livre Olive, ou le Livre Orange, — car les volumes successifs de la série sont intitulés d’après la nuance de leur couverture, — ramenaient sous mes yeux les mêmes histoires que m’avaient contées, l’hiver précédent, le Livre Violet ou le Livre Vert, encore que les sources où avait puisé M. Lang fussent, tantôt, des mémoires d’explorateurs de la région du Zambèse, ou tantôt des recueils de contes espagnols ou bulgares. Et c’est une déception analogue que m’ont apportée maintenant, à leur tour, les Contes Irlandais de M. Graves. Au moment où j’espérais qu’un paysan de Ballinphuil ou de Connemara allait enfin m’offrir des histoires nouvelles, profondément différentes des sujets que m’avait ressassés la tradition des autres pays, force m’a été de reconnaître que ses leprachauns et ses puckas se conduisaient tout à fait de la même manière que les nains ou follets des contes allemands, russes, ou italiens !

Il y a surtout, ainsi, deux ou trois « schémas » d’aventures fabuleuses qui, reparaissant dans ce recueil, après m’être apparus dans une foule d’autres, me font désormais l’effet de constituer un mystérieux héritage poétique commun à toutes les races de notre humanité. Et plus constante encore, plus invariable et universelle que ces types de contes, me semble être, d’une extrémité à l’autre du monde, ce que l’on pourrait appeler la consécration populaire du nombre « trois. » Que le narrateur dont on nous reproduit les paroles soit Allemand ou Patagon, Brésilien ou Serbe, Polonais, Sicilien, Bassouto, Japonais, — et combien d’autres races nous parlent, à côté de celles-là, dans les recueils de M. Lang ! — ou bien que nous entendions tel érudit gallois ou tel fermier irlandais, toujours le roi et la reine, le pêcheur et sa femme, auront trois fils, à moins qu’ils aient trois filles ; et toujours le troisième enfant réussira où auront échoué les deux autres, et toujours ses épreuves, ses exploits guerriers, ses transformations, auront à se répéter trois fois avant que nous puissions passer à la suite de l’histoire. Coïncidence singulière, en vérité, si nous voulons admettre qu’elle dérive simplement d’un hasard ; et que si, au contraire, nous préférons y voir le résultat d’une imitation, ne semble-t-il pas que le mystère s’épaississe encore, autour de cette hypothèse bizarre d’un conte primitif s’imposant, d’emblée et pour toujours, à toutes les races qui habitent la terre ?

Après quoi il convient de déclarer que le recueil nouveau des Contes Irlandais ne se compose pas uniquement de ces histoires « internationales, » et que parfois les sujets eux-mêmes y présentent une part très notable d’originalité, — par exemple dans un petit nombre de récits du genre « héroïque, » évoquant les combats ou la glorieuse mort de tels jeunes chefs qui équivalent, là-bas, à ce que représentent pour nous les chevaliers de la cour d’Arthur ou de Charlemagne. Déjà l’on a pu voir que l’histoire de la Tête parlante de Donn-bo n’avait que d’assez vagues rapports avec l’ordinaire des légendes « héroïques » des autres nations ; et non moins foncièrement « irlandais » apparaîtraient à coup sûr, s’il m’était permis d’insister sur l’innombrable détail de leurs péripéties, d’autres contes ou poèmes guerriers tels que l’Arrivée de Finn, la Naissance de Cuchulain, ou la Poursuite du Gilla Dacker. Aussi bien tout cela, soit que nous le Usions en prose ou en vers, est-il beaucoup plutôt des « poèmes » que des « contes, » avec une hauteur et une pureté d’inspiration lyrique, une beauté de langue, et souvent une certaine monotonie dans l’allure, qui diffèrent infiniment des qualités que nous montrent les récits voisins. Mais, sous cette diversité extérieure, je ne puis assez dire à quel point le recueil entier est animé d’un même esprit populaire, ni combien la plus parfaite fleur de l’âme irlandaise s’y laisse vraiment sentir et cueillir à chacune des pages, depuis les grands poèmes tragiques consacrés aux exploits de Finn ou de Cuchulain jusqu’aux épisodes bouffons de la lutte séculaire des paysans de Kildare et des méchans Puckas.

Malheureusement, l’âme d’un peuple est chose trop complexe pour qu’on puisse tâcher à en saisir l’ensemble : sans compter que l’âme du peuple irlandais, en particulier, telle que nous la trouvons exprimée dans ses contes, me paraît bien dépasser encore celle des autres races par l’extrême diversité de ses vertus comme de ses défauts. C’est une âme à la fois simple et raffinée, volontiers excessive dans ses manifestations, et certainement la plus riche qui soit en contrastes moraux. Mais, entre tous les aspects qu’elle nous présente, il y en a deux, surtout, qui ressortent avec un relief singulier de la lecture du recueil de M. Alfred P. Graves : deux aspects que je vais essayer de définir brièvement, au moyen d’un petit nombre d’exemples tirés du volume un peu au hasard.


Le premier de ces traits caractéristiques de l’âme irlandaise est la prodigieuse fécondité de l’invention romanesque. On sait que le reproche le plus courant des Anglais à l’endroit de leurs voisins et éternels ennemis de « l’autre île » est d’avoir un profond besoin naturel de mensonge ; mais je crois bien que l’Irlandais le plus véridique, avec le tour d’esprit que nous révèlent ces contes de sa race, doit encore inévitablement sembler un menteur aux yeux de tout Anglais, tant est grande la différence de l’imagination, — ou plutôt du mécanisme intellectuel tout entier, — chez l’un et l’autre peuple. C’est de quoi l’on pourra se convaincre aussitôt en comparant, simplement, les contes irlandais du recueil de M. Graves avec les plus beaux contes de cette nation galloise qui passe cependant, elle-même, pour avoir gardé sans mélange l’ancien et vénérable trésor du génie celtique.

Impossible de concevoir une opposition plus marquée dans la manière de se représenter, de répartir, d’orner et d’exprimer les mêmes sujets. D’une part, chez le Gallois, une trame suivie et serrée, la précision narrative poussée jusqu’à la sécheresse, le souci scrupuleux de conserver à la fable une certaine apparence de réalité positive ; chez l’Irlandais, d’autre part, une fantaisie créatrice constamment en travail, un désir inconscient de varier et d’embellir les moindres épisodes, un merveilleux dédain de tout ordre logique qui, vingt fois, amène le conteur à changer tout à coup la direction que suivait l’histoire, mais toujours afin de revêtir celle-ci d’un surcroît d’émotion vivante et d’agrément poétique. Évidemment, nous avons là levant nous deux natures à jamais inconciliables, hors d’état de se comprendre ou de s’apprécier l’une l’autre. Car tandis que l’une semble s’efforcer de réduire ses rêves aux proportions de la vie réelle, c’est comme si l’autre s’ingéniait à transformer sa vie en un long rêve léger et charmant, où toutes choses lui apparaîtraient baignées d’une même lumière d’irréalité.

Veut-on toucher du doigt cette différence foncière des deux états d’esprit ? Il y a, dans le recueil gallois de M. Jenkyn Thomas, un conte intitulé Lowri Dafydd gagne une bourse d’or. Cette Lowri Dafydd est une garde-malade galloise : elle vient d’arriver dans la maison d’une cliente, lorsqu’un beau cavalier s’approche d’elle, et lui ordonne de l’accompagner. « Elle monta derrière lui, et les voici allant, comme le vol d’une hirondelle, à travers Cwmllan, descendant parNant yr Aran, et franchissant le Gader jusqu’à Cwm Hafod Ruffydd, avant que la pauvre femme eût même le temps de dire : Oh ! » Enfin le cavalier amène Lowri dans une magnifique maison, « éclairée de lampes comme elle n’en avait jamais vu. » La garde-malade est introduite dans une chambre à coucher, « qui surpassait en luxe et splendeur tout ce qu’elle avait jamais rêvé. » Elle y trouve une dame, la maîtresse de la maison, qui est malade, et attend des soins. Lowri demeure auprès d’elle jusqu’à sa complète guérison ; après quoi, le beau jeune homme lui donne une grande et pesante bourse, « avec ordre de ne point l’ouvrir avant son retour chez elle. » Et puis il commande à un serviteur de la reconduire par le même chemin. « En rentrant chez elle, la garde-malade ouvrit la bourse, et, à sa joie infinie, la trouva pleine d’or. Aussi vécut-elle heureusement de ce gain jusqu’à son dernier jour. » Voilà tout ; et le lecteur, effaré, se demande ce que peut avoir de mémorable une telle aventure, encore que l’illustrateur du conte ait essayé de prêter à celle-ci une couleur moins prosaïque en figurant Lowri et le jeune cavalier emportés dans les airs. Sans doute, l’intention du narrateur ancien était de faire entendre que cette maison où l’on avait conduit la garde-malade était une demeure mystérieuse, peut-être souterraine, ou du moins impossible à retrouver ensuite : mais son récit n’a pas un seul mot qui permette d’attribuer aux événemens l’ombre d’un caractère surnaturel ; et nombreux sont les autres contes du volume qui, de la même façon, ressembleraient plutôt à des faits-divers d’un petit journal. Or, voici maintenant un conte irlandais, le premier qui me tombe sous la main en ouvrant le recueil :

C’est d’abord l’aventure d’un roi qui, étant à la chasse, « rencontre un homme dont la tête passe à travers son bonnet, dont les coudes et les genoux passent à travers ses vêtemens, et dont les doigts de pieds passent à travers ses bottes. » Cet homme se jette sur le roi, et lui arrache trois dents. Revenu chez lui, le roi appelle ses trois fils, Ur, Arthur, et Lawn Dyarrig, « qui tous trois étaient à l’école, ce jour-là, mais en sont revenus à la tombée du soir. » Après leur avoir raconté son aventure, il demande successivement à chacun d’eux : « Que ferais-tu à mon agresseur, si tu le retrouvais ? » A quoi le fils aîné répond qu’il le ferait écarteler ; et son père lui dit : « Tu es bien mon fils ! » Le second déclare qu’il le brûlerait vif, ce qui lui vaut le même compliment. Enfin Lawn Dyarrig, le troisième fils, se souvenant peut-être de la Cordelia du poète, se borne à répondre : « Si je retrouvais cet homme, je ferais de mon mieux contre lui, et je suis sûr qu’il ne tiendrait pas longtemps contre moi ! » Mais le Lear irlandais, plus exigeant, — et plus stupide, — encore que son glorieux modèle, s’écrie que Lawn Dyarrig n’est pas son fils, et lui signifie d’avoir à disparaître aussitôt.

Le lendemain, les deux frères aînés se mettent en route pour aller voir le monde, sous prétexte de vouloir rapporter les trois dents de leur père. Lawn Dyarrig leur offre de les accompagner, en qualité de domestique ; et ses frères y consentent, le jeune homme les ayant persuadés de l’avantage que la possession d’un valet ne manquerait pas de valoir à leur dignité. Ils arrivent, pour la nuit, chez une vieille femme qui leur apprend que l’homme qu’ils cherchent est le Chevalier Vert de la Vallée Terrible, et leur indique le moyen de l’atteindre. Sur quoi les voyageurs « divisent la nuit en trois parties, dont ils emploient la première à causer, la seconde à se raconter des contes, la troisième à manger, boire, et dormir avec de doux rêves. »

Le Chevalier Vert habite une vallée souterraine ; et les trois frères parviennent enfin à l’entrée du puits qui leur permettra d’y descendre. Le conteur nous les montre alors, avec maints détails d’un naturel exquis, s’occupant à tresser la corde du puits, ainsi qu’un panier où ils s’assoiront. Puis le frère aîné se fait descendre dans la Vallée Terrible : mais à peine y a-t-il jeté un coup d’œil qu’il demande à remonter ; et pareillement fait le second frère, non moins effrayé. C’est donc Lawn Dyarrig qui, seul, ose aborder le domaine du Chevalier Vert, emportant de ses frères la promesse qu’ils attendront à l’orifice du puits, pour le remonter sur un signal donné. Et combien je regrette de ne pouvoir le suivre alors, dans l’étonnante série de ses aventures, depuis l’instant où le voici frappant et assommant, tour à tour, trois cents guerriers avec le cadavre du plus fort d’entre eux, jusqu’à sa tragique rencontre avec le Chevalier Vert, qu’il réussit enfin à tuer après trois jours de combat, et à qui il reprend les trois dents de son père ! Mais l’épisode le plus gracieux de toute cette partie de l’histoire est la découverte que fait Lawn Dyarrig d’une belle jeune fille, longtemps gardée captive par le Chevalier, et qui, tendrement, remet à son sauveur une bague quelle portait au doigt, avant de se faire remonter dans le panier du puits. Sage précaution, assurément : car dès que les deux frères ont aperçu la jeune Mlle, ils se hâtent de retourner avec elle au château de leur père, laissant Lawn Dyarrig au fond de son trou.

Et le pauvre jeune homme erre tristement parmi les forêts de la Vallée Terrible, lorsqu’il rencontre un certain personnage que le conteur appelle : « le garçon Court-Habit. » Un dialogue s’engage, suivi d’une bataille, au sortir de laquelle Court-Habit, en échange de sa grâce, indique à son vainqueur un moyen de remonter à la surface de la terre. Et bientôt nous trouvons notre héros engagé au service d’un tisserand, qui l’emmène avec lui à la cour du roi, pour assister au mariage du fils aîné, Ur, avec la jeune fille jadis tirée du puits. Car le fils aîné, avant de rentrer au château, a arraché trois dents à un vieux cheval, et les a ensuite montrées à son père comme étant celles que le Chevalier Vert avait prises au vieillard. Cependant, il suffit à Lawn Dyarrig de montrer sa bague pour être reconnu de la jeune fille ; après quoi il montre également, à son père, ses véritables dents. On pourrait supposer l’histoire finie : elle ne l’est point, au gré du paysan qui nous la raconte, avant que Lawn Dyarrig ait encore plus pleinement établi sa supériorité sur ses frères aînés. Si bien que nous voyons le jeune homme, à la dernière page, s’a visant d’éprouver sur la reine, sa mère, le pouvoir d’un certain talisman qu’on lui a donné ; et force est enfin à la pauvre femme d’avouer que son troisième fils est le seul enfant qui soit né du roi son mari.

Mais comme ce résumé est peu fait pour donner une idée de l’allure du conte ! Une fièvre d’invention toujours renouvelée ; un mélange incessant d’aventures, extraites de vingt sources différentes, avec des allusions à l’entourage réel du narrateur, ou bien parfois avec des images qui jaillissent librement de sa fantaisie ; une préoccupation manifeste d’animer de vie familière les personnages évoqués devant nous : tout cela s’unit pour changer ce conte banal en un long récit plein de couleur et de mouvement, un authentique morceau de « littérature » populaire. Et encore ce conte de Lawn Dyarrig est-il bien loin de tenir le premier rang, parmi les copieuses et folles histoires que nous racontent, à tour de rôle, des paysans irlandais de divers comtés. Quelques-unes d’entre elles, le Cheval Rouge, les Animaux Reconnaissans, la Truite Blanche, sont proprement des chefs-d’œuvre d’imagination poétique. Nous sentons qu’un peuple met ici tout son cœur, attaché depuis de longs siècles à ce genre du conte, comme d’autres le sont à la danse, au théâtre, ou aux sports.


Telle est donc l’une des qualités principales de l’âme irlandaise que nous révèle clairement la lecture de ces contes : une richesse infinie d’imagination qui s’étend à la réalité aussi bien qu’au rêve, et sans cesse aboutit à les confondre l’un et l’autre, prêtant aux caprices les plus singuliers la même importance et le même attrait qu’aux faits les plus sérieux de la vie personnelle. Mais, plus manifestement encore peut-être, et certes avec une originalité plus frappante pour nous, apparaît dans ces contes une autre qualité, d’ordre tout moral : la profonde et merveilleuse bonté du cœur irlandais. Non pas que, à ce point de vue comme à celui de l’intelligence, les aventures extravagantes qui se déroulent devant nous aient de quoi démentir la mauvaise opinion conçue, de tout temps, par le public anglais au sujet du caractère des habitans de « l’autre île : » car la bonté dont il s’agit ici n’est, en aucune façon, synonyme d’honnêteté, et souvent même s’accompagne, suivant l’habitude des contes populaires, d’une forte part de dédain à l’endroit des prescriptions de la loi morale. Trop souvent le héros dont on nous raconte les exploits a recours au mensonge pour assurer le succès de ses entreprises, sans compter que parfois celles-ci, guerrières ou civiles, attestent une ignorance fâcheuse du respect qu’il convient d’avoir pour le bien d’autrui. Aussi ne serais-je pas étonné que les jeunes lecteurs anglais du volume, après s’être cordialement amusés tout au long des pages, n’emportassent qu’une estime assez médiocre pour les princes ou paysans qu’ils y auront rencontrés ; mais il n’en reste pas moins vrai que les moins scrupuleux de ces personnages se distinguent des types analogues dans les autres « folk-lores » par un charme tout exceptionnel de naïve, généreuse, et touchante bonté.

« Cette princesse avait le cœur tendre, tout comme le reste de nous ! » dit quelque part l’un des paysans dont on nous transmet les récits. Oui, il y a chez ces pauvres gens une « tendresse de cœur » dont on chercherait vainement un exemple dans toute l’œuvre des frères Grimm, ou dans d’autres recueils de contes de la plus « sentimentale » des races. Non seulement les héros des histoires familières ou comiques, tels que le Lawn Dyarrig de tout à l’heure, ne se fatiguent point de pardonner les injures qu’ils reçoivent : nous retrouvons la même indulgence et la même douceur jusque chez ces héros des légendes « épiques » qui, partout ailleurs, mesurent volontiers leur grandeur d’âme au nombre d’ennemis qu’ils ont tués de leur main. Voici, par exemple, qu’un jeune homme inconnu se présente devant le roi Conn, et lui offre de protéger son royaume contre l’assaut implacable d’un magicien qui, tous les ans, anéantit villes et villages par un enchantement mystérieux ! Et lorsque le royaume est enfin délivré, l’héroïque jeune homme se fait connaître : il est Finn, le fils du prince qu’a traîtreusement assassiné, naguère, Gaul Mac Morna, le ministre du roi. Et le roi partage son trône avec son sauveur, et Gaul Mac Morna s’incline devant celui-ci et lui rend hommage, et devient désormais son plus fidèle ami, sans que le poète ait songé un moment à tout ce qu’un tel pardon avait de pathétique et d’inaccoutumé. Ou bien, lorsque le même Finn a enfin retrouvé ce Gilla Dacker qui lui a ravi ses meilleurs guerriers, il suffit au ravisseur de lui proposer la paix pour qu’aussitôt le cœur de Finn s’émeuve de joie ; et toute la dernière partie du conte n’est employée qu’à célébrer les fêtes organisées en l’honneur de cette réconciliation qui, dans les autres « folk-lores, » aurait été tout au moins précédée d’une longue série de combats meurtriers[3].

Mais une des manifestations les plus touchantes de l’adorable « tendresse de cœur » du peuple irlandais se reconnaît dans le caractère et le rôle prêtés par lui à des esprits élémentaires, les leprachauns et les puckas, que ses contes nous font voir participant sans cesse à sa vie populaire. Ici encore, le contraste est complet entre les deux génies de l’Irlande et du Pays de Galles. Car ce dernier, lui aussi, comme toutes les races du Nord, réserve une part considérable, dans ses légendes, à toute sorte de nains habitant la terre ou les eaux ; et plus de la moitié des contes recueillis par M. Thomas sont consacrés à des exemples de la rancune implacable, ou parfois des lugubres et cruelles facéties de ces petits êtres. En Irlande, toute la malice des puckas se résume en quelques taquineries aussi inoffensives que plaisantes, soit qu’ils viennent manger le poisson de la femme d’un pécheur, ou bien qu’ils obligent les invités d’une noce a poursuivre longtemps un pudding qui s’enfuit par les champs. Et encore le pucka est-il, visiblement, l’incarnation du diable, toujours contrainte à disparaître devant un peu d’eau bénite ou un signe de croix : tandis que les véritables esprits souterrains sont les leprachauns, dont le naturel se traduit assez clairement par le nom de « bonnes gens, » que leur donnent souvent aussi les conteurs irlandais. Ceux-là n’interviennent jamais qu’en bienfaiteurs et amis, pour dispenser le paresseux d’un travail fatigant, pour indiquer au pauvre l’emplacement d’un trésor caché. Tout au plus exigent-ils que l’on n’abuse pas de leur complaisance, ainsi que l’a constaté certaine fermière. Cette dame, sollicitée par des « bonnes gens » de leur prêter une casserole, en avait choisi une qui avait besoin d’être rétamée, en déclarant à sa servante qu’elle espérait, par-là, s’épargner une dépense de six pence, car les petits gnomes ne manqueraient point de lui rétamer sa casserole avant d’en faire usage. Mais voilà que, à trois reprises successives, la casserole restituée par les nains s’est obstinée à gâter les deux pence de lait que la dame y avait versés ; et, à trois reprises, un éclat de rire, sortant du fond de la cheminée, est venu prouver que les leprachauns n’entendaient pas être mystifiés ! Ils ont fait en sorte que la fermière perdît les douze sous qu’elle avait cru gagner ; après quoi, la casserole est devenue excellente, rétamée par les « bonnes gens » pour durer désormais jusqu’à la fin des temps. N’est-ce point là vraiment une intervention délicieuse, dans sa simplicité ? Et tout le livre est rempli de menus traits semblables ; et personne, à coup sûr, ne saurait le lire sans y puiser une sympathie mêlée d’admiration pour un peuple de grands enfans qui, de page en page, nous y révèle à la fois l’étonnante liberté de sa fantaisie et toute l’innocence, la douceur, la bonté ingénue de son « tendre cœur. »


T. DE WYZEWA.

  1. The Welsh Fairy Book, par M. Jenkyn Thomas, avec des illustrations de Willy Pogany, 1 vol. in-8. Londres, librairie Fisher Unwin, 1908.
  2. The Fairy Books Series, edited by Andrew Lang. Londres, librairie Longmans and C°. — Cette nombreuse série, encore complétée par plusieurs volumes de Books of Romance, de Books of Animal Stories, etc., et délicieusement illustrée par M. H. J. Ford, constitue dès maintenant une véritable bibliothèque de contes et légendes populaires, ressemblant un peu à notre ancien Cabinet des Fées.
  3. Il serait bien curieux, par exemple, de comparer ces récits héroïques du recueil de M. Graves avec le très remarquable volume de Contes Épiques (librairie Fischbacher) où M. Henri de Curzon nous raconte, en une belle langue toute parfumée de fraîche poésie, les sujets de quelques-unes des plus fameuses épopées nationales de l’Inde et des races du Nord.