Revues étrangères - Un roman de guerre allemand

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Revues étrangères - Un roman de guerre allemand
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN DE GUERRE ALLEMAND
INTERDIT EN ALLEMAGNE


Inferno, par Edward Stilgebauer, ! vol. 8°, Bâle, librairie Frobenius, 1916.


Il y avait dans notre Lorraine française, avant le mois de septembre de l’année 1914, un tout petit village appelé Rosey. Peuplé d’à peine trois cents âmes, ce village n’en était pas moins une commune et une paroisse, avec un vieux curé nommé Jean Bonvisage et un maire, Pierre Bugnon, qui était en même temps tenancier du modeste Café du Raisin, l’unique cabaret de l’endroit. Après la destruction du fort de Troyon, pendant le second mois de la guerre, un bataillon prussien avait occupé Rosey ; et aussi comprend-on aisément que les trois paysans réunis, au lendemain de cette occupation, dans la grande salle du Café du Raisin, se soient souvent interrompus de leur partie de piquet pour échanger leurs impressions, — d’ailleurs toutes pacifiques, — touchant les officiers ou soldats boches qui venaient de leur être imposés comme co-habitans. Pareillement, le cabaretier-maire et sa jeune nièce, Jeanne Loisir, jugeaient sans trop d’amertume apparente le petit nombre de Boches qu’ils avaient eu déjà l’occasion de servir, — encore que leur souci principal semblât être d’aller constamment remplir, dans leur cave, un broc de cidre que vidaient, non moins constamment, les trois joueurs de piquet. (Et le romancier allemand qui nous raconte cette histoire ne songe pas un moment à s’étonner de cette consommation habituelle de cidre dans un cabinet de notre Lorraine ; mais il y a, comme on le verra bientôt, maintes autres choses infiniment plus étranges encore qui, elles aussi, paraîtront les plus naturelles du monde au même narrateur.)

Et puis les trois joueurs paient, — mais non pas volontiers, — les sept sous que leur demande le « père Bugnon » pour tous les brocs de cidre qu’ils lui ont vidés ; et voici qu’à la table qu’ils ont laissée libre s’installe, à présent, l’austère commandant du bataillon prussien ! Il commence par se faire servir un quart de blanc (probablement du vin) dont il offre un verre à son « ordonnance. » Et il cause familièrement avec le père Bugnon et sa jolie nièce, qui déjà se félicitent, tout bas, d’être « tombés » sur un officier boche aussi acceptable. Mais soudain le « client » se transforme en un justicier. Se défiant de sa propre connaissance de notre langue, qu’il parle cependant d’une façon plus que suffisante, le commandant von Berkersburg fait venir un sous-officier qui, lui, ne peut manquer de s’exprimer en français comme un Parisien de naissance, car « il a étudié pendant trois semestres à l’université de Grenoble ! » Par l’entremise de ce sous-officier polyglotte, le commandant fait lire au maire une » proclamation » dont il entend qu’elle soit collée sur les murs du village. Il y est dit que, « sous peine de mort, » les habitans de Rosey devront déposer à la mairie toutes les armes qu’ils peuvent posséder, et s’abstenir de sortir de chez eux dès la tombée de la nuit, et adopter une attitude bienveillante à l’égard des troupes de Sa Majesté Prussienne. De plus, le commandant apprend aux habitans de Rosey qu’il va enfermer dans l’église, en qualité d’ « otages, » leur maire, leur curé, et le plus riche fermier de la commune.

Bientôt ces trois otages comparaissent « officiellement » devant le- commandant, qui leur annonce qu’il les tuera tous les trois dès l’instant même où l’un quelconque de leurs concitoyens aura négligé, par exemple, d’avoir une attitude bienveillante à l’égard des troupes prussiennes. Le père Bugnon affirme qu’il a fait déposer déjà, dans une grange, toutes les armes que possédaient ses administrés. Et comme l’officier allemand lui demande, ainsi qu’au vieux curé et au troisième « otage, » de jurer que ce sont bien là « toutes » les armes que contenait le village de Rosey, les trois hommes s’empressent de le jurer solennellement, avec, tout au plus, une inquiétante lueur fugitive dans les yeux profondément creusés du vieux prêtre, — de telle sorte que le commandant se souvient d’avoir parfois rencontré, naguère, un regard analogue chez ces prêtres « fanatiques » d’Alsace pour qui l’Allemand était moins encore l’oppresseur de leur peuple que l’odieux « hérétique » luthérien, « le mécréant dont la mort était agréable à leur Dieu. « Après quoi, les trois hommes sont conduits, les menottes aux mains, jusqu’à la vénérable église qui, malgré les protestations « fanatiques » du curé, devra sans doute leur servir de prison pour toute la durée ultérieure de la guerre.

Et voici maintenant que le commandant reste seul, dans la grande salle du Café du Raisin, avec l’un des capitaines de son bataillon, — un capitaine qui lui a, tout récemment, sauvé la vie, dans un combat où lui-même au contraire, ce commandant, avait tâché de toutes ses forces à le faire tuer par les balles françaises, parce qu’il avait découvert qu’il était amoureux de sa jeune femme. Les deux officiers causent à loisir, en face d’un nouveau quart de blanc que leur a servi, avant de disparaître, la jeune nièce du maire, lorsque soudain, par la fenêtre ouverte, un coup de feu vient frapper le capitaine Adolphe. Et ce coup de feu n’était qu’un signal : car aussitôt, de toutes les autres fenêtres du village, fusils et pistolets endommagent les Boches qui flânaient par les rues. Et voici également que, sur toutes les portes, apparaissent des femmes, — voire d’aimables jeunes filles, comme la nièce du maire, — qui lancent à la tête des Boches des pots de vitriol ! L’une de ces femmes est même sur le point d’ « arroser » de ce terrible liquide le visage irrité du commandant, lorsque celui-ci parvient à la tuer d’un coup de revolver. Mais, au même instant, un vieux paysan lui enfonce dans le dos les dents pointues d’une fourche à fumier, dont l’une lui traverse la moelle épinière, et va lui enlever, pour toujours, l’usage de ses jambes.

A défaut du commandant et du capitaine, c’est désormais un jeune lieutenant qui se trouve chargé de rétablir le bon ordre. Il se hâte, naturellement, de faire tuer tous les habitans de Rosey, depuis les trois « otages » jusqu’aux petits enfans : mais cela même ne suffit pas à satisfaire son sens inné de « justice rétributive. » Il décide que le village de Rosey doit dorénavant disparaître de la surface du globe ; et tout d’abord ses soldats, sur son ordre exprès, jettent à l’intérieur de chacune des maisons une ou deux de ces bombes incendiaires dont ils ont apporté avec soi une ample provision.


Le vent s’élève, un torrent d’étincelles traverse le cimetière, illuminant, au passage, la figure du lieutenant Schlosser. Mais celui-ci demeure immobile, les yeux obstinément fixés sur la vieille église, dont il voit sortir précipitamment une volée de pigeons, chassés tout à coup des nids qu’ils s’étaient faits dans les fentes du toit. Les pauvres oiseaux s’enfuient, affolés, laissant là des petits qui bientôt vont tenter, à leur tour, d’échapper à la mort, et tomberont, déjà plus ou moins brûlés, aux pieds du lieutenant.

Est-ce que les dieux de la vengeance vont atteindre, aussi, les bêtes innocentes du village de Rosey ? Cette pensée s’offre à l’esprit de Schlosser, mais trop tard, beaucoup trop tard !

— Vite, — crie-t-il, d’une voix angoissée, aux soldats qui passent, — que l’on ouvre les étables, que l’on détache les liens des chevaux et des vaches, que l’on mette en liberté les moutons et les porcs !

Mais les soldats ne l’entendent même pas. Excités par le démon de la mort, ils ne songent qu’à lancer ce qui leur reste de bombes incendiaires. Vainement l’officier voudrait, à présent, arrêter les génies infernaux qu’il a déchaînés. Il faut que tout périsse, dans le village condamné, et les femmes, et les enfans, et les vieillards et les infirmes, et jusqu’aux bêtes qui meurent brûlées vives, comme les jeunes pigeons arrachés de leurs nids, dans le toit de l’église ! D’un côté, le fort de Troyon en flammes, de l’autre, cet incendie de Rosey ! Voilà donc de quoi est faite la victoire allemande !

Le lieutenant Schlosser se couvre les yeux, de ses mains. Jamais plus ses yeux ne pourront supporter le renouvellement d’un semblable spectacle !


Et le jeune officier se demande ce qu’aurait pensé, en présence de ce spectacle, le commandant von Berkersburg, qui, peu de jours auparavant, s’était ouvert à lui d’opinions et de sentimens toujours soigneusement cachés jusqu’alors. Ne lui avait-il pas dit, entre autres choses, que le mot de « francs-tireurs » était simplement « une manière avilissante de désigner des héros prêts à mourir pour la liberté de leur peuple ? » Sans compter que, d’ailleurs, les lecteurs du roman ne sont pas réduits à deviner, comme le lieutenant Schlosser, ce qu’aurait été la pensée secrète du défunt commandant. Car le fait est que celui-ci, tout à l’heure, dès le premier coup de feu tiré sur son compagnon dans la salle du café, avait déjà résolu d’anéantir le village tout entier. Et voici les réflexions qui s’étaient alors déroulées au profond de son âme :


« Oui, c’était bien là un assassinat lâchement consommé ! C’était un manquement à la parole donnée, l’ignoble profanation d’un serment solennel... » Mais soudain, de nouveau, un sourire contracta les traits de l’officier. « Des sermens profanés, des paroles d’honneur données et non tenues, des conventions foulées aux pieds : comme si tout cela n’était pas chose courante, depuis le début de la guerre ! Non, personne assurément ne pouvait parler de droits ni de devoirs, dans cette guerre dont on avait fait, dès le début, une simple lutte de la force brutale contre la force brutale ! » Et le commandant se disait que, cela étant, son unique mission était, et pouvait être, de s’employer à venger la mort de son ami, sans s’inquiéter de savoir si ce qu’il allait faire était juste ou non !


Après quoi je n’ai pas besoin d’apprendre au lecteur français que, — malgré ce que j’en ai pu dire moi-même, en commençant, — le village lorrain de Rosey n’a jamais existé. Jamais les innombrables incendies allumés dans nos villages par les troupes allemandes n’ont été précédés, — et plus ou moins motivés, — par des agressions de « francs-tireurs » comme celle dont on vient de lire le récit. Sur ce point, le témoignage de nos commissions d’enquête françaises n’a même jamais soulevé l’ombre d’un démenti, dans la presse allemande. Mais on sait de quelle façon celle-ci, durant les premiers mois de la guerre, — avec une lâcheté dont le souvenir ne cessera point de nous scandaliser, — s’est plu à inventer sur notre compte (sauf, pour elle, à devoir les retirer dans la suite) des histoires du genre de celle des paysans de Rosey attaquant les Prussiens à coups de fusil ou bien à coups de fourche, — sans parler de la légende monstrueuse des pots de vitriol lances à la face des mêmes Prussiens par les paysannes. Et voici que l’écho de ces bas mensonges se retrouve jusque dans le cœur d’un romancier allemand qui s’efforce de son mieux à connaître la vérité, et qui, même par-dessous les fables calomnieuses dont on l’a nourri, a cependant l’impression de quelque chose comme une tache de honte imprimée, désormais, sur l’honneur de sa race !


Non pas à coup sûr que M. Edward Stilgebauer, dans ce roman dont la lecture vient d’être strictement interdite par la censure allemande, non pas qu’il entende se placer « au-dessus de la mêlée, » et demeurer « impartial » entre la cause de sa patrie et celle des ennemis alliés contre elle ! A chaque page, l’auteur d’Inferno nous laisse sentir qu’il s’enorgueillit d’être un Allemand ; et aussi bien l’est-il à un degré incroyable, et par son tour de pensée et par ses procédés de style, de telle sorte que son roman pourrait nous servir de parfait modèle de l’idéal littéraire commun à tous les écrivains allemands de sa génération. Son objet principal n’est nullement de blâmer la conduite de l’Allemagne dans la guerre présente, mais bien de nous décrire l’horreur « infernale, » sinon peut-être de toute guerre en soi, au moins d’une certaine conception (nouvelle de la guerre. Son livre est avant tout une thèse « pacifiste, » chose qui, déjà, suffirait pour nous expliquer l’interdiction du livre en pays allemand. Et pourtant je serais fort étonné qu’un lecteur désintéressé, un Suisse, par exemple, ou un Hollandais, n’emportât point de ce livre le souvenir d’avoir assisté à un réquisitoire contre l’Allemagne. Précisément parce qu’il aime et admire sa patrie, — toujours prêt à s’exalter d’un enthousiasme grandiloquent au seul contact des noms sacrés de Schiller ou de Gœthe, — M. Stilgebauer ne peut s’empêcher de reconnaître à quel point les actes récens de sa chère Allemagne ont différé de l’opinion qu’il se faisait d’elle. Vingt fois, notamment, il maudit les ambitions ou les convoitises, d’ordre tout « matériel, » qui ont » déchaîné » sur l’Europe le fléau de la guerre. Avec une indignation mêlée de douleur, il se rappelle les progrès de la pourriture morale de l’armée allemande, sous l’influence d’un besoin grossier de luxe et de richesse. « Il n’y avait pas pour nous de restaurans assez somptueux, — nous dit l’un de ces officiers qu’il prend volontiers pour ses porte-paroles, — pas de vins assez chers, pas de femmes assez chic ! Et en avant les automobiles, et les grosses dots ! Bref, une contagion qui se propageait partout, d’un régiment à l’autre. Et quoi d’étonnant à cela, alors que les barons de la finance et de l’industrie menaient le branle dans notre pays, et que Leurs Majestés Impériales n’avaient pas de plus grand plaisir que de s’attabler en public avec les boursiers de Hambourg ou de Francfort ? »

Une des quatre grandes parties du roman est consacrée à la peinture des ravages produits par la guerre en Belgique. M. Stilgebauer, comme on l’a vu, n’a pas réussi à s’affranchir suffisamment de la « docilité » de ses compatriotes pour découvrir tout ce qu’avait d’insensé la légende des « francs-tireurs, » — imaginée jadis afin de justifier les « atrocités » allemandes. Mais non seulement il estime que l’Allemagne n’avait pas le droit de répondre aussi cruellement à la révolte de ces « francs-tireurs, » — dont il se rappelle qu’on l’a instruit naguère à les vénérer comme autant de « héros, » lorsqu’on lui a raconté, au collège, le soulèvement d’Andréas Hofer et des paysans tyroliens contre l’autorité française de Napoléon : plus d’une fois, en outre, sa croyance générale aux provocations de « francs-tireurs » belges ou lorrains hésite et faiblit devant tels cas particuliers, comme celui de la destruction de la ville et de l’université de Louvain. Des aveux officiels, « faits dans un moment de honte, » l’inclinent à supposer que la glorieuse et misérable cité belge a été vraiment une martyre innocente, victime d’une impulsion diabolique qui tout d’un coup, une certaine nuit, a transformé des milliers d’hommes « ! civilisés » en un troupeau de « loups des steppes, » ivres de carnage et assoiffés de sang.

Et semblablement, M. Stilgebauer ne cesse pas de déplorer la déchéance « intellectuelle » de l’armée allemande d’à-présent. Sous l’effet même de son patriotisme, il constate tristement à quel point il s’en faut que les chefs de cette armée égalent le vieux Moltke et ses collaborateurs de 1870. Combien d’erreurs, trop manifestes pour qu’on puisse même songer à les dissimuler ! Combien d’orgueilleuses promesses dès maintenant déçues ! « Avant que ces feuilles soient tombées des arbres, nous nous retrouverons tous, de nouveau, dans notre chère patrie allemande ! » C’était l’empereur Guillaume II qui parlait ainsi, aux premiers jours d’août 1914. et combien d’autres feuilles sont déjà tombées, depuis lors, sans que l’Empereur et ses soldats aient obtenu la victoire promise ! Encore tout cela serait-il peu de chose, si cette victoire avait chance d’être, un jour, obtenue : mais force est bien à M. Stilgebauer de constater et de nous laisser entendre que, sur aucun des « fronts « où combat l’Allemagne, l’effort militaire de celle-ci ni ses « atrocités, » la manière dont elle a sacrifié tout droit et tout honneur à son désir de vaincre, n’aboutiront pour elle au résultat dont elle se croyait sûre, il y a deux ans. Qu’on lise, par exemple, l’une des scènes les plus curieuses d’Inferno, — un dialogue échangé, aux environs du 5 août 1914, dans un cabaret de la Prusse Orientale :


En attendant l’arrivée du train qui doit amener la fille de son maître, Christian, le vieux cocher du baron, est venu s’asseoir dans un cabaret tout proche de la gare, où il s’est commandé un petit flacon d’eau-de-vie. Un groupe de paysans du village, occupés à parler politique dans un coin de la salle, l’ont invité respectueusement à prendre place au milieu d’eux.

Il y a là un très vieil homme à la bouche édentée. Agé maintenant de plus de quatre-vingts ans, il était encore tout enfant lorsqu’il a entendu son père, en des récits abondans et confus, raconter de quelle manière Napoléon et sa Grande Armée, au retour des champs de neige de la Russie, avaient traversé la Prusse Orientale. Tout le monde, aujourd’hui, l’écoute volontiers ; et l’aristocratique Christian lui-même daigne lui accorder un moment d’attention.

— D’avoir affaire aux Russes, mes enfans, — dit le vieux, — c’est une chose très compliquée (komplizirt) !

— Allons, père Pierre, déclare Christian, il ne faut pas employer ici de ces mots étrangers ! Rappelle-toi que, parmi ceux qui t’écoutent, quelques-uns risquent de ne pas comprendre le sens de ces mots !

— C’est mon père défunt qui nous a toujours dit cela, monsieur Christian ! C’est lui qui nous a toujours répété que, d’avoir affaire aux Russes, c’était une chose très compliquée ! Et mon père défunt devait bien savoir ce qui en était, car il les avait vus, ces pauvres diables, — des Bavarois, que c’était, et des Prussiens, — qui sont revenus de Russie en l’an douze avec Napoléon ! Les malheureux se sont fourrés dans la cheminée, au point d’en être à demi brûlés, c’est mon défunt père qui l’a vu de ses yeux. Ils avaient eu si froid qu’ils en avaient oublié l’existence du feu !

— Qu’est-ce que tu nous racontes là, père Pierre ?

— Aussi vrai que je vis, vous pouvez me croire ! Oui, une chose très compliquée, voilà bien les mots de mon défunt père ! Car il faut que vous sachiez que la Russie est cent fois grande comme la Prusse, — rien que la Russie d’Europe, car pour ce qui est de la Sibérie, personne encore n’en a mesuré l’étendue ! Et lorsque arrive le mois de décembre, alors la Russie entière n’est plus que glace et que neige. Et des loups, ce qu’il y en a, là-bas, des troupeaux de loups qui, en l’an douze, ont mangé la moitié des soldats que n’avaient pas abattus les Cosaques ! Et c’est pourquoi je vous répète encore, avec mon défunt père, que, d’avoir affaire aux Russes, c’est une chose très compliquée !


Le cocher Christian « se gratte derrière l’oreille ; » mais bientôt il appuie l’un de ses doigts sur son nez épaté, et répond gravement :


— A ton tour de m’écouter un peu, père Pierre ! Il est vrai que je n’ai pas eu un père qui ait assisté à la campagne de l’an douze : mais je puis bien t’affirmer qu’aujourd’hui les choses ne sont plus du tout comme alors ! En premier lieu, vois-tu, nous ne sommes plus en l’an douze, mais bien en l’an 1914, — ce qui signifie que nous disposons à présent de moyens techniques tout différens de ceux dont disposait jadis Napoléon. Et puis, en second lieu...

Tous les paysans allongent le cou, pour mieux entendre ; et l’hôte lui-même, sous son bonnet fourré, s’approche de la table, afin de ne pas perdre un seul mot des paroles d’un personnage aussi autorisé.

— Et puis, en second lieu, poursuit Christian, nous sommes en été, et non pas en hiver ! Cela seul suffirait pour faire déjà une grande différence !

— Mais c’est que l’hiver arrive très tôt, en Russie ! murmure le vieux Pierre.

Sur quoi Christian de rire à pleine gorge.

— Devine un peu, père Pierre, où seront nos jeunes gens, lorsque l’hiver arrivera ? Oui, sais-tu où mon maître assure qu’ils seront, avant même qu’arrive l’hiver, nos jeunes gens d’Allenstein et de Gumbinnen ?

— Ma foi, non ! Et où donc seront-ils ?

— A Pétersbourg, mon vieux père, occupés à patiner sur la Neva ; et ces messieurs du grand État-Major siégeront au Palais d’Hiver, et dicteront les conditions de la paix. C’est mon maître, le baron, qui nous l’a encore dit hier soir ! Et mon baron le sait bien : car il a un ami à Berlin, au ministère, où se trouve, déjà tout préparé, le plan de conquête de toute la Russie !

Les paysans ouvrent au large leurs bouches et leurs nez.

— Vous allez voir comme ça va rouler ! reprend l’orateur, visiblement flatté de l’effet qu’il produit. Ça va être tout à fait comme en l’année soixante-dix. Wissembourg, Gravelotte, Sedan, Paris, et le reste ! Mon maître a vu tout cela, tout comme le père défunt du vieux Pierre a vu l’an douze !

Mais le vieillard n’en persiste pas moins dans son opinion.

— Une chose compliquée, monsieur Christian, d’avoir affaire aux Russes...

Le moyen, en vérité, de se fâcher contre un vieillard de plus de quatre-vingts ans ! Aussi Christian se contente-t-il de hausser les épaules ; après quoi, il reprend, de son ton « supérieur : »

— Hé ! vieux père, ignores-tu donc qu’en plus de nos chemins de fer nous avons des zeppelins...

— Ah ! oui, ces machines qui volent en l’air ! fait le vieillard, avec un sourire incrédule.

Cette fois, Christian est sur le point de perdre patience.

— Mais oui, des machines qui volent dans l’air, et avec lesquelles on peut aisément transporter à Londres, par-dessus la mer, toute une grande armée !

— Que dites-vous là, monsieur Christian, toute une armée ?

Enfin le cocher a triomphé des doutes du vieillard !

— Ah ! reprend-il fièrement, c’est que le monde a changé, vois-tu, depuis l’an douze !

En cet instant, le cabaretier tourne les yeux vers l’horloge :

— Je crois bien, monsieur Christian, que je viens d’entendre signaler l’approche du train !

Le cocher se lève, paie son flacon d’eau-de-vie, et promène autour de soi un regard satisfait.

— Hé ! oui, mes enfans, mettez-vous bien cela en tête : il n’en va plus pour nous, en 1914, comme pour Napoléon en 1812 !

Mais voilà que l’octogénaire est revenu à son idée fixe ! Voilà, que de nouveau, il répète à mi-voix, tout en rallumant sa pipe, qui s’était éteinte pendant l’entretien :

— N’importe, voyez-vous ! moi, j’en reste toujours à ce que nous a dit cent fois mon défunt père : d’avoir affaire aux Russes, c’est une chose très compliquée !


Un réquisitoire contre l’Allemagne d’aujourd’hui, — et d’hier : c’est bien là ce que nous apparaît l’lnferno de M. Stilgebauer. A chaque instant, celui-ci nous laisse deviner qu’il est loin de partager l’attachement respectueux de l’énorme majorité de ses compatriotes pour la personne de l’empereur Guillaume, — considéré par lui comme le principal auteur responsable de la guerre, — et que surtout il ne saurait pardonner au Kaiser, non plus qu’à tout le groupe de ses ministres et de ses généraux, le crime d’avoir fait de cette guerre la chose « infernale » qu’ils en ont faite, « une simple lutte de la force brutale contre la force brutale. » Peu s’en faut même qu’il excuse, de la part des ennemis de son pays, les plus dures représailles contre les « atrocités » des troupes allemandes. « Le château du baron von Falkenstein est en flammes, — nous dit-il. — L’incendie est descendu sur lui avec toute la soudaineté d’un jugement de Dieu. Et le voici, ce vieux château prussien, le voici qui brûle, à son tour, comme ont brûlé Liège et Namur, Malines et Louvain, comme ont brûlé Lille, Arras, Maubeuge, et Rosey ! »

De même encore M. Stilgebauer n’hésite pas à condamner, comme on l’a vu, l’atmosphère de mensonge où les gouvernans s’obstinent à maintenir l’opinion populaire allemande. Il proteste à plusieurs reprises contre les « consignes » imposées à un peuple dont il ne semble pas soupçonner à quel point sa profonde « docilité » naturelle lui rend à peu près indispensable de recevoir ainsi, du dehors, le programme complet de ses sentimens et de ses pensées. Il n’admet pas que, de par le seul fait de la guerre présente, tout Allemand soit strictement tenu de haïr l’Angleterre, « tandis qu’à l’égard de la France il lui est officiellement permis de tempérer sa haine d’une ombre de pitié. » Et enfin je pourrais citer maints traits significatifs attestant que l’auteur à d’Inferno ne regarde nullement comme immérité le prochain échec de l’agression allemande. Victoire, victoire ! s’écrient joyeusement des voix françaises et belges, dans l’un des derniers chapitres du roman, — après que toute la série des chapitres précédens nous a préparés à découvrir, dans cette « victoire » finale des ennemis de l’Allemagne, quelque chose comme un tragique et fatal « jugement de Dieu. »


Mais il se trouve que le « réquisitoire » dressé contre l’Allemagne par le romancier allemand dépasse encore, de beaucoup, la portée dont ce dernier l’a voulu revêtir. A côté des personnages que M. Stilgebauer a expressément chargés d’incarner tel ou tel aspect de la dégradation morale de sa race, il en est d’autres dont il a dessiné l’image avec une sympathie manifeste ; et ceux-là mêmes, ah combien de « barbarie » ils contiennent en soi ! Écoutons, tout d’abord, ce rapide entretien d’un chirurgien militaire allemand et d’une « sœur » de la Croix-Rouge, dans l’hôpital où l’on vient d’apporter le commandant von Berkersburg :


— Allez voir un peu, ma sœur, ce qui se passe dans le lit numéro 18 !

La sœur Ruth s’approche du lit numéro 18, et reste là, un moment, tout embarrassée. Dans ce lit agonise un jeune officier d’à peine vingt ans.

— Eh bien ! ma sœur, qu’est-ce qui vous prend ?

— C’est que je connais l’histoire de ce pauvre petit qui va mourir, monsieur le docteur ! Il était l’unique fils d’une mère qui ne vivait que pour lui...

— Hé ! ma bonne sœur, que voulez-vous ? Un éclat d’obus dans la tête, et comme conséquence, une inflammation des méninges ! Que puis-je faire à cela ? Mais vous, s’il vous plait, finissez de pleurnicher comme vous le faites ! Des sœurs pleurnichantes, ce n’est pas ce qu’il me faut, je vous l’ai dit vingt fois ! Allons, aidez-moi au lieu de perdre votre temps !

Sans rien dire, la sœur Ruth obéit aux ordres du chirurgien. Elle enlève avec lui du lit numéro 18, pour le déposer sur le sol de la chambre, le corps inerte, mais encore chaud, du jeune lieutenant.

— Et à présent, ma sœur, amenez-moi ici le nouveau blessé !

— Dans ce même lit, monsieur le docteur ?

— Mais, tonnerre du ciel, ma sœur, l’inflammation des méninges n’est pas, que je sache, une maladie contagieuse ! Et nous devons nous estimer trop heureux de ce que le lit 18 soit devenu libre juste au bon moment ! Là ! Et puis vous lui donnerez trois cuillerées de limonade, s’il lui arrive de reprendre ses sens ! Allons, à tout à l’heure !


Objectera-t-on que cet aimable praticien n’est encore qu’un comparse ? Mais prenons maintenant les deux « héros » du roman, le commandant von Berkersburg et sa jeune femme ! Le commandant est un officier d’un superbe courage et d’une intelligence si exceptionnelle qu’il n’y a personne à qui l’auteur confie plus volontiers l’expression de ses propres idées sur les maux de la guerre. Et cependant ce type achevé du gentilhomme allemand, ayant découvert que son ami, le capitaine Adolphe, aime en secret la belle « commandante, » trouve tout naturel de l’envoyer à la mort avec tous les soldats de sa compagnie. Mieux encore : après plusieurs heures d’une résistance acharnée à l’assaut de nos troupes françaises, le capitaine fait dire au commandant qu’il ne lui reste plus qu’une demi-douzaine d’hommes, et demande s’il ne serait point temps de mettre en ligne une nouvelle compagnie, pour sauver, tout au moins, cette poignée de braves. Mais non, le commandant, furieux de voir son plus intime ami épargné par la mort, lui enjoint de sacrifier jusqu’à son dernier homme ! Pour se venger d’un rival dont il sait, d’ailleurs, qu’il s’est toujours conduit à son endroit en très loyal ami, ce chef militaire prussien, — qui nous est présenté par l’auteur comme l’un des plus nobles échantillons de sa caste, — serait prêt à faire massacrer sans nul profit son bataillon entier et tout un régiment !

Du moins s’est-il toujours montré d’une déférence et d’une courtoisie irréprochables à l’égard de sa femme, qu’il a jadis tirée de la misère, et qui pas un instant, depuis lors, n’a cessé de lui devoir la satisfaction de ses moindres désirs. Il y a bien eu la susdite aventure du bois de Troyon, où le mari a voulu se délivrer de l’homme qu’il savait amoureux de sa femme : mais, en fait, celle-ci l’a toujours ignorée, puisque le capitaine Adolphe est mort, comme on l’a vu, dans la salle commune du cabaret de Rosey, deux ou trois jours après la perte lamentable de sa compagnie. Sans compter que, cette fois, il s’agit bien d’une figure où, très certainement, le romancier s’est efforcé de réaliser tout son rêve idéal de haute et délicate perfection féminine. Or, croirait-on que cette sœur prétendue des Charlotte et des Marguerite, ce modèle de la femme allemande selon le cœur de M. Stilgebauer, lorsque son mari revient près d’elle misérablement infirme et mutilé, avec une fracture de la moelle épinière, non seulement se refuse à en prendre soin, mais ne daigne pas même lui accorder la faveur d’un regard ? Une semaine s’écoule avant que le commandant soit admis à revoir une compagne qui lui a, naguère, expressément juré d’être désormais toute à lui, — en échange de la fortune et de l’honneur rendus par lui à ses parens, — et dont certes, à présent, l’abandon lui est plus douloureux que les pires souffrances de sa chair atrophiée. Et puis, quand enfin il obtient que sa femme s’approche de son lit, il l’entend lui déclarer qu’il n’est plus rien pour elle, — simplement parce qu’elle a résolu de livrer tout son cœur au souvenir chéri du capitaine Adolphe ! Oui, et croirait-on que, dès le lendemain, Mme de Berkersburg s’en va soigner les blessés sur le « front » de Belgique, laissant derrière soi deux malades, son vieux père et son mari, que ce brusque départ ne manquera point de tuer ? Tout cela raconté par l’auteur avec une admiration qui, d’abord, nous remplit d’un mélange de stupeur et d’effroi, — sauf pour nous à nous rappeler bientôt maintes autres œuvres allemandes d’il y a quelques années, où la même conception de l’amour et du devoir nous apparaissait, simplement, un jeu littéraire plus ou moins « nietzschéen, » tandis qu’au vrai c’était toute l’âme nouvelle d’une race déchue qui nous traduisait là sa triste pourriture [1] !


T. DE WYZEWA.

  1. Je dois ajouter que, tel qu’il est, le roman de M. Stilgebauer n’en constitue pas moins un acte de courage, — exposant désormais à la perte quasiment certaine de sa popularité un écrivain dont les récits précédens, et surtout une espèce de « confession » romanesque en quatre volumes, appelée Gœtz Kraft, lui avaient valu de s’élever au premier rang des conteurs allemands de ces années passées.