Revues étrangères - Une Biographie anglaise de Watteau

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - Une Biographie anglaise de Watteau
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE BIOGRAPHIE ANGLAISE DE WATTEAU


Watteau, par M. Edgcumbe Staley, 1 vol. Londres, 1903.


L’ouvrage anglais de M. Streeter sur Botticelli, que je signalais ici il y a deux mois, fait partie d’une collection d’études biographiques et critiques sur les principaux artistes de toutes les écoles : collection inaugurée déjà depuis plusieurs années, et qui, si elle avait pu se conformer à son programme premier, aurait eu certainement une importance considérable à la fois pour la vulgarisation et pour le progrès de l’histoire de l’art. Elle aurait évité, en tout cas, les défauts qui ont rendu à peu près inutiles diverses publications analogues entreprises précédemment en Angleterre, en Allemagne, ou chez nous. Car, tandis que les unes de ces publications étaient trop illustrées, — simples recueils d’images accompagnés d’un texte insignifiant ou banal, — et tandis que d’autres à un texte souvent très érudit n’adjoignaient qu’une illustration tout à fait de hasard, la collection anglaise des Great Masters s’est proposé, dès le début, de mener de front le texte et les images, de façon que leur double enseignement se prêtât sans cesse une aide réciproque. Elle s’est proposé aussi de choisir les images non d’après leur agrément, ni d’après des considérations de convenance décorative, mais toujours d’après la valeur historique des tableaux, sculptures, et dessins, qu’elles reproduisaient. Et surtout elle s’est proposé d’appliquer au texte même de ses petits volumes cette rigoureuse méthode historique, ou, pour mieux dire chronologique, sans laquelle il ne nous est point possible de concevoir exactement l’originalité, le mérite, l’importance d’un artiste, l’objet qu’il a poursuivi, le rôle qu’il a joué dans le développement de son art. En une centaine de pages entremêlées d’une cinquantaine de photographies, chaque volume devait dérouler sous nos yeux toute l’œuvre d’un grand peintre ou d’un grand sculpteur, nous montrant son évolution à travers son temps, nous indiquant au fur et à mesure les influences successives dont elle porte la trace, et, autant que possible, substituant aux appréciations personnelles un bref et sincère énoncé des faits. Après quoi devaient venir, dans chaque volume, des appendices contenant la liste des principales dates certaines de la biographie du maître (naissance, voyages, commandes de travaux, etc.), et une liste, par pays, de toutes celles de ses œuvres qui se sont conservées jusqu’à nous.

Tel était, à l’origine, le programme de cette collection ; et plusieurs de ses volumes, pour y avoir répondu, peuvent être cités comme d’excellens modèles de biographie artistique. De ce nombre sont, par exemple, les trois études de M. Williamson sur Luini, le Pérugin, et Francia, le précieux Memling de M. James Weale, dont j’ai eu naguère l’occasion de parler, et un Gérard Dov de M. Martin, traduction abrégée d’un ouvrage hollandais qui, à propos du peintre de la Femme hydropique, nous offre une reconstitution infiniment précise et pittoresque des mœurs, des usages, des sentimens et des idées de tout un groupe de bons petits maîtres de Leyde et des villes voisines, vers le milieu du XVIIe siècle. Dans d’autres volumes de la série, comme le Botticelli de M. Streeter, les lignes générales du programme sont encore suivies, mais déjà l’effet instructif du récit se trouve en partie compromis par l’humeur présomptueuse des auteurs, qui tantôt ne peuvent pas s’empêcher d’ajouter aux faits décidément acquis toute sorte d’hypothèses fantaisistes de leur cru, tantôt tiennent naïvement pour des faits acquis les hypothèses, non moins fantaisistes, de quelqu’un de leurs confrères anglais ou américains. Et il y a enfin des volumes où le programme que j’ai dit n’est plus du tout suivi, où aucun lien n’existe plus entre les illustrations et le texte, où l’histoire est entièrement remplacée par la critique : par une critique la plus arbitraire et la plus stérile qu’on puisse imaginer, consistant à mettre un artiste en parallèle avec d’autres qu’il n’a jamais connus, et à affirmer violemment sa supériorité.

Mais ce qui frappe par-dessus tout, dans presque tous les livres de ces deux dernières catégories, c’est l’assurance imperturbable avec laquelle les écrivains anglais traitent de l’art et des mœurs des autres pays sans jamais prendre la peine de s’enquérir de l’opinion que peuvent avoir, sur ces choses, les races étrangères où elles se sont produites. Toujours on a l’impression que les Anglais considèrent leur île comme située non seulement à part, mais au-dessus du reste du monde, à une hauteur qui leur permet de tout voir et de tout comprendre en restant chez eux. Qu’ils aient à étudier un peintre italien, allemand, ou français, d’avance ils se croient en mesure d’apprécier plus justement l’œuvre de ce peintre que ne pourraient le faire ses compatriotes. Ont-ils besoin de se renseigner ? c’est encore à des Anglais qu’ils demandent tous leurs renseignemens. Et l’apport tout entier de la critique italienne, allemande, ou française, est absolument comme s’il n’existait pas.

C’est là, d’ailleurs, une attitude qui leur est si naturelle qu’il n’y a point de genre où ils ne la transportent, depuis l’histoire politique jusqu’à la chronique littéraire : mais nulle part, peut-être, elle ne se manifeste aussi ouvertement que dans la critique d’art, avec un abandon aussi ingénu. Et un des derniers volumes de la collection des Great Masters nous en offre un exemple nouveau, qui est à la fois si caractéristique et si surprenant que je ne résiste pas au désir de le signaler. Dans cette collection, où ne figurait encore aucun maître français, — et où, du reste, la peinture anglaise n’est encore représentée que par le médiocre Wilkie, — un critique anglais, M. Edgcumbe Staley, s’est chargé d’étudier la vie et l’œuvre d’Antoine Watteau. Il l’a fait en un volume dont l’illustration a le grand mérite de reproduire nombre de tableaux des galeries publiques et privées anglaises, — encore que plusieurs de ces tableaux, à les juger par la photographie, semblent bien n’être que des copies ou des travaux d’élèves ; — mais, pour ce qui est de son texte, on peut sans crainte d’erreur en conclure trois choses, qui, au point de vue français, ont de quoi nous paraître assez imprévues de la part d’un biographe et critique de Watteau. Oui, on peut conclure de chaque page de ce livre que M. Staley ne connaît que d’une façon extrêmement insuffisante l’histoire de l’art en général ; que d’une façon plus insuffisante encore, il connaît la vie et l’œuvre de Watteau ; et qu’enfin il ne connaît pas du tout la langue française, malgré les constantes citations qu’il se plaît à en faire. Et c’est dans ces conditions qu’il a pris sur lui de présenter à ses compatriotes l’image d’un maître que ceux-ci ont volontiers l’habitude de considérer comme leur appartenant autant et plus qu’à la France : car on sait que les Anglais se flattent non seulement de posséder chez eux les principales peintures de Watteau, mais encore d’avoir été les premiers à découvrir et à apprécier son génie.

M. Staley raconte d’abord l’enfance de Watteau, « Son père, nous dit-il, était un modeste couvreur (ces trois mots en français), c’est-à-dire un chaudronnier (coppersmith), ou peut-être, comme nous dirions à présent, un plombier (plumber). » Où l’on voit que l’auteur anglais aura dû confondre « couvreur » avec « cuivreur. » Il nous dit ensuite comment, « parmi les dessins de Watteau conservés à Valenciennes, se trouve une esquisse exécutée en 1697, à l’âge de treize ans, et qui a été gravée par L. Jacob. » Cette esquisse est intitulée : le Départ des Comédiens Italiens ; et M. Staley affirme qu’elle est « très précieuse au point de vue historique. » Car, nous dit-il, « c’est en 1697 que Louis XIV chassa de France les comédiens ambulans, parce qu’ils le caricaturaient, ainsi que Mme de Maintenon. » Il ajoute que u ces comédiens étaient extrêmement populaires dans tout le pays, » et que Watteau « fut d’autant plus désolé de leur départ qu’ils avaient été ses modèles favoris. »

Watteau, à treize ans, dans sa maison familiale de Valenciennes d’où il n’était jamais sorti, « se désolant » du départ de ces « comédiens ambulans » qu’étaient les comédiens italiens chassés par Louis XIV ; Watteau regrettant en eux, déjà, « ses modèles favoris, » et peignant une esquisse pour commémorer leur départ : que peut-on imaginer de plus amusant ? Sans compter que n’importe quel ouvrage français, depuis la Vie de Caylus jusqu’à l’excellent Watteau de M. Virgile Josz, aurait appris à M. Staley, — en supposant qu’une chose aussi évidente ait eu à être apprise, — que le Départ des Comédiens Italiens gravé par Jacob a été peint par Watteau à Paris, beaucoup plus tard, sans doute en 1716, lorsque le Régent a rappelé en France la troupe italienne.

Mais, du reste, M. Staley lui-même nous dit, à la page suivante, que ce n’est qu’en 1700 que « parut la première peinture de Watteau. » Cette peinture, La Vraie Gaieté, ne nous est connue que par une gravure d’un amateur, Le Hardy de Famars, qui, suivant l’usage du temps, a inscrit au bas de sa planche : « Dédié à Mademoiselle Le Hardy de Caumont. » Sur quoi l’auteur anglais de nous dire : « Le petit garçon (Watteau) dédia sa peinture à Mlle Le Hardy de Caumont, fille d’un collectionneur de Valenciennes, qui lui portait un immense intérêt. » Et il nous révèle que, l’année suivante, Antoine « acheva sa seconde grande peinture. Le Retour de Guingette, qui représente l’instant de la séparation dans un estaminet-buvette. »

A Paris, où le jeune Valenciennois arrive en 1702, il entre au service du peintre décorateur « Louis Métayer. » Voici ce que nous raconte à ce sujet son nouveau biographe :


Métayer reçut alors la commande de décorer l’église Saint-Nicolas ; et c’est au jeune Watteau que fut assignée la figure du saint, le plus populaire de tous les saints en France à cette époque. Avec une laborieuse assiduité il se mit au travail, si bien que, un jour, il se sentit presque possédé par le bon saint. « Je savais, disait-il, mon Saint-Nicolas par cœur, et je me passais d’original. » Ses compagnons, par moquerie, l’appelaient Evêque, et Peintre à l’Évêque de Myre ! Fatigué de cette monotonie, il finit par jeter son pinceau dans le bénitier de l’église, et se sépara pour toujours de Métayer.


Ai-je besoin de noter que Métayer (qui ne s’appelait pas Louis, mais Abraham) n’a jamais été chargé de « décorer l’église Saint-Nicolas ? » Nous lisons simplement, dans les souvenirs de Gersaint :


On débitait, dans ce temps-là, beaucoup de petits portraits et de sujets de dévotion aux marchands de province, qui les achetaient à la douzaine ou à la grosse… Chez le peintre chez lequel il venait d’entrer, Watteau ne fut occupé qu’à ces ouvrages médiocres. Il fut cependant distingué des autres, parce qu’il se trouvait propre à tout, et, en même temps, d’expédition. Il répétait souvent les mêmes sujets. Il avait surtout le talent de rendre si bien son saint Nicolas, qui est un saint que l’on demandait souvent, qu’on le réservait particulièrement pour lui. « Je savais, me dit-il un jour, mon Saint-Nicolas par cœur, et je me passais d’original. »


On sait que, au sortir de l’atelier de Métayer, Watteau devint l’assistant de Claude Gillot. Mais certainement on ne sait pas ceci, que va nous révéler l’écrivain anglais : « Gillot travaillait au Grand Opéra, et le jeune Watteau l’y accompagna. Là, il devint follement amoureux d’une belle danseuse de ballet, La Montagne, comme on la nommait. Elle rejeta ses avances, mais lui permit de la dessiner et de la peindre dans toutes les poses concevables. C’était un grand pas dans la carrière de l’artiste. Les autres ballerines, terriblement jalouses de La Montagne, demandèrent au jeune Watteau de les peindre aussi ; à quoi il réussit éminemment. Cependant son maître découragea ces violentes flirtations ; mais il ne put s’empêcher de reconnaître la beauté plus grande des figures et des groupes de son élève. C’était partout La Montague, et son doux visage virginal jaillissait de toutes les arabesques de Gillot. » Cette mystérieuse « Montague » (je crois me souvenir d’avoir lu autrefois une fantaisie d’Arsène Houssaye où Watteau s’éprenait d’une danseuse nommée La Montagne) va désormais reparaître sans cesse dans le récit de M. Staley. Et l’on apprendra avec plaisir que, en 1721, à la veille de la mort du maître, La Montague, touchée de l’état pitoyable de son ancien adorateur, consentit enfin à lui rendre un peu de l’affection qu’il lui avait vainement prodiguée durant toute sa vie.

Mais revenons en arrière, et reprenons page à page le récit du biographe anglais. En 1709, Watteau, séjournant à Valenciennes chez ses parens, voit arriver, parmi les blessés de la bataille de Malplaquet, « un grenadier de Marseille appelé de la Roquet. » Aussitôt une vive amitié s’établit entre les deux hommes ; et Watteau, « chez qui l’uniforme et la conversation du grenadier » avaient ravivé de vieux rêves de peinture militaire, « tira grand profit de son nouvel ami, non seulement comme modèle, mais aussi pour s’instruire auprès de lui sur les questions d’uniforme, de pose, et de manœuvres. » Ce « de la Roquet » nous est heureusement plus connu que « la Montague. » Et si Jean Antoine de la Roque, officier des gendarmes de la maison du roi, écuyer, chevalier de l’ordre militaire de Saint-Louis, et l’un des héros de Malplaquet, s’il n’était guère homme à rendre au jeune Watteau les petits services que lui attribue M. Staley, il lui en a rendu d’autres plus précieux encore. Homme de lettres, ayant déjà ébauché une Histoire des Peintres et une Histoire du Théâtre-Français, en attendant qu’il vînt diriger à Paris le Mercure de France, on devine combien de conseils et de renseignemens utiles il a dû donner à son jeune ami sur de tout autres sujets que « l’uniforme, les poses, et les manœuvres » des soldats. Et M. Staley nous le montre en effet bientôt, à Paris, s’intéressant aux progrès de Watteau ; mais, faute de le reconnaître, il en fait un autre homme, et même deux autres hommes : « M. Antoine de la Roque, directeur du Mercure de France, » et, plus tard, « l’abbé de la Roque, un des plus chauds admirateurs et des derniers amis de Watteau. »

Et il nous montre son jeune héros installé de nouveau à Paris, peignant un petit tableau pour « Monseigneur le duc d’Urlain », qui doit être, j’imagine, le duc d’Orléans[1]. Il nous le montre dans son atelier, « qui est devenu le rendez-vous des dames de la Cour, » et où « les marquises disputent aux danseuses de ballet l’honneur de poser pour celui qu’on commence dès lors à appeler le peintre de la beauté. » Et il nous montre Watteau, à Paris, « exécutant le portrait de M. Pater, de Valenciennes, » — l’exécutant de mémoire, sans doute, tandis qu’il aurait eu une excellente occasion de faire poser son modèle pendant son récent séjour dans sa ville natale.

Ici se placent les relations de Watteau avec le peintre Lafosse. « Dans la maison de Crozat demeurait, entre autres artistes français, M. de Lafosse, qui s’occupait à peindre le plafond de la Grande Galerie. Avec tous ces artistes Watteau s’entretenait quotidiennement, s’enquérant de leurs méthodes, étudiant leurs esquisses et leurs dessins. Pour prouver son admiration au jeune artiste, M. de Lafosse, qui mourut en 1716, lui avait donné commission de dessiner le portrait de sa nièce, Mlle d’Argenon. Ce dessin est aujourd’hui au Louvre. » Mais le vieux Lafosse avait, apparemment, la mémoire courte : car, plus tard, nous le voyons redécouvrant le talent de Watteau, et cela de la façon la plus romanesque. En 1717 Watteau, désirant avoir une pension du roi pour aller en Italie, — le même Watteau qui, depuis bien des années déjà, avait vu « marquises et ballerines se presser dans son atelier, » — avait imaginé de porter deux tableaux à l’Académie, et de les y déposer dans un corridor. « Ces tableaux attirèrent l’attention de tous les passans. Parmi ceux-ci se trouvait M. de Lafosse (« mort en 1716), » qui était regardé par ses contemporains presque comme l’égal de Rubens, de Van Dyck et de Titien. Lafosse demanda de qui étaient, les tableaux. » Et quand le domestique lui eut répondu qu’ils étaient d’un jeune peintre nommé Watteau, qui souhaitait d’avoir une pension pour aller en Italie, Lafosse, « ayant fait comparaître devant lui le jeune homme, » lui déclara qu’au lieu d’aller à Rome, il ferait mieux de se présenter à l’Académie. C’est ainsi que Watteau serait devenu académicien, à en croire une légende que personne, jamais, n’a prise bien au sérieux, mais qui apparaît tout à fait fantastique si l’on admet d’abord que Lafosse, précédemment, a déjà poussé son admiration pour le talent de Watteau jusqu’à « lui commander un portrait de sa nièce[2]. »

Poursuivant à Paris sa brillante carrière mondaine, Watteau, — le plus sauvage et le plus solitaire des hommes, — se gagne les bonnes grâces de Mme de Parabère, « dont la beauté avait grandement fasciné Louis XV. » Louis XV, déjà, en 1715 ! De 1717 date la réception à l’Académie, avec un tableau intitulé Le Pèlerinage à ille de Cythère ; et M. Staley écrit, à ce propos : « Comment ce tableau en est venu à recevoir ensuite sa désignation actuelle, L’Embarquement pour l’ile de Cythère, c’est ce qu’il est aujourd’hui impossible de découvrir. » Mais le fait est que, dès lors, « artistes et critiques affluent à Paris pour étudier et discuter les mérites ou les démérites de la première grande peinture de l’école nouvelle ; et les acheteurs, aussi, arrivent en foule, les mains pleines d’argent, pour acquérir des produits du maître nouveau : la vie du pauvre Watteau lui devient un supplice. » Si bien que, après avoir habité avec un ami « chez Pocheron, » — peut-être : aux Porcherons ? — Watteau se rend à Londres, d’où il rentre à Paris, quelques mois plus tard. « En 1720, une femme peintre vénitienne vint à Paris, et y fit fureur : son nom était Rosalba Carriera... Watteau, apparemment, avait conçu pour elle une affection romantique : il se la fit présenter dès son retour, et lui demanda de peindre son portrait. » Et, dans un autre endroit, décrivant une gravure de Watteau qui représente une jeune femme à sa toilette, M. Staley présume que « c’est probablement le portrait de Rosalba Carriera, la belle Vénitienne. » — Sur quoi l’on se rappelle, tel qu’elle-même s’est souvent amusée à le peindre, le bon gros visage quadragénaire de cette « belle Vénitienne. » — Enfin Watteau se retire à Nogent-sur-Marne, où il va mourir le 18 juillet 1721. C’est là que sa chère « La Montague «  se décide à l’aimer ; et nous apprenons en outre que, au moment même de mourir, le peintre « a murmuré une remontrance au prêtre qui lui offrait à baiser un crucifix d’une espèce trop commune. »


Telle est, d’après l’écrivain anglais, la vie de Watteau. Vient ensuite un chapitre sur « son inspiration, » où nous lisons que « le berceau de l’inspiration de Watteau a été les rues et le marché de Valenciennes » ; que, pour lui, « jouer au soldat n’a pas été seulement un passe-temps, mais une éducation » ; que, plus tard, à Paris, Watteau a eu l’habitude de peindre, coup sur coup, toute une série de tableaux sur les mêmes sujets : et M. Staley se demande si ce n’était pas là « une manie qui lui était restée de son travail à la grosse chez Métayer. » Puis, citant les grands peintres anciens dont Watteau a pu étudier les œuvres chez Crozat, il nous parle de l’influence exercée sur lui par « les délicieux panneaux d’ameublement de Giorgione ; » il nous vante les tons de chair du Corrège, « riches et chauds du soleil doré de Modène ; » il nous affirme que les dessins du paysagiste Domenico Campagnola « ont grandement influencé Watteau dans nombre de ses figures de caractère, et notamment dans son Lorgneur. » Quant à l’art même de Watteau, il aurait consisté surtout, durant la jeunesse du peintre, dans un adroit mélange « des grossièretés des classes pauvres avec les drôleries des charlatans et comédiens ambulans du marché de Valenciennes. » Plus tard, « les quadrilles du Théâtre Italien se sont résolus dans les Parades de la foire de Saint-Germain. » Et enfin, dans son ensemble, la peinture de Watteau « ne nous suggère pas seulement de douces visions, comme celle de Fragonard, mais nous ouvre encore des pages d’histoire, et, à la manière de parfaits tableaux vivans, nous instruit en même temps qu’elle nous fascine. »

Car Watteau, d’après M. Staley, a peint d’innombrables portraits. Sur le dos de l’un d’eux, représentant « l’abbé de la Roque, » on lit, écrit à l’encre : « Dessein que Watteau a laissé en mourant à moy, bon ami. — Caylus. » Un autre portrait représente « M. Antoine de la Roque, directeur de La Mercure » : celui-là est « finement exécuté, avec la perruque peinte d’une brosse délicate. » Un autre portrait, qui est « un délicieux morceau de satire », représente le « roi Louis XV en pèlerin. » On y voit « Sa Majesté assise dans le jardin de l’Hôtel Parabère, avec la ravissante marquise et quelques-unes de ses dames groupées autour du siège royal. » Louis XV, dans ce curieux portrait, serait vêtu « d’un manteau rouge. » Et il y a encore un autre tableau « satirique » de Watteau, qui représente Louis XIV mettant le cordon bleu à Monsieur de Bourgogne. Que si, cependant, M. Staley prenait un jour la peine de visiter Versailles, il y verrait une copie de ce tableau de Watteau, qui suffirait à le renseigner sur son caractère « satirique. » Et nous regrettons, d’autre part, qu’il ait négligé de nous dire où se trouve le portrait « satirique, » par Watteau, de Louis XV en manteau rouge ; où se trouve le portrait du « directeur de La Mercure, » avec « sa perruque peinte d’une brosse délicate ; » où se trouve un portrait de Watteau par lui-même, dont il nous dit qu’il est « le plus beau de tous, » en ajoutant qu’il appartient aujourd’hui à « l’Académie ; » où se trouvent Les Quatre Saisons, peintes jadis dans l’hôtel de Crozat, et qu’il nous recommande comme le chef-d’œuvre du peintre ; où se trouvent, en général, presque tous les tableaux qu’il décrit, et qu’il loue, tandis que les uns n’ont certainement jamais existé et qu’on s’accorde ici à considérer les autres comme irrémédiablement disparus.

« Chez Gersaint, Watteau fit son propre portrait à l’huile. Ce portrait est petit, mais bien caractéristique de la nature capricieuse et changeante du peintre. Il pourrait bien avoir été peint pour Rosalba Carriera. » Hélas ! comment parvenir à le voir, « chez Gersaint, » ce précieux portrait ? Et comment parvenir à comprendre des renseignemens du genre de celui-ci : « Les enfans avaient pour Watteau un charme auquel il était rarement capable de résister ; en vérité, on les a justement décrits comme les Courtisanes de Watteau ! » Ou encore ceci : « Watteau et ses élèves avaient l’entrée-en-famille aussi bien que l’entrée à-la-cour ? »

Et c’est avec une telle connaissance de l’histoire, de la vie, et de la langue françaises, que M. Staley, dans cette grave collection de monographies artistiques, a entrepris de présenter Watteau à ses compatriotes ! Il ne se dispense même pas de leur offrir un tableau général de l’état de la France au début du XVIIIe siècle. « La sculpture, certes, était alors excellente. Mais l’architecture, l’ameublement, la décoration, étaient lourds, convenus, et sans art. La littérature aussi, et la poésie, étaient basses et fades... Le clergé marchait de pair avec le grand monde pour le mépris des lois de la morale et de l’intégrité. Chacun se sentait las d’un régime ennuyeux et stupide. Chacun aspirait à voir revenir les joyeuses journées du Grand Opéra. » Il était temps, en vérité, qu’arrivassent Watteau et son école, ou, pour employer l’expression de l’écrivain anglais, « sa haute-école. »

De notre littérature des XVIIIe et XIXe siècles, en revanche, M. Staley paraît avoir assez bonne opinion : car sans cesse il reproduit les jugemens portés sur Watteau, en vers ou en prose, par C. Moraine, J. Guillaume, P. Bergeret, par d’autres poètes ou critiques dont il ne nous dit point les noms. Tel ce quatrain :


Avec un air aisé, si vif et si nouveau,
Watteau, dans ce qu’il peint, montre tout de génie ;
Que les moindres sujets de son heureux pinceau,
Des grâces, des amours, semblent tenir la vie ;


ou encore ce distique :


O ciseaux enrubannés de Watteau quel joli
Royaume de coquetteries vous railliez !


Mais, dira-t-on, que sont ces vers ? et qui sont ces auteurs ? Les vers, — sauf cependant les deux derniers, qui semblent d’un goût plus moderne, — sont ceux que les marchands d’estampes du XVIIIe siècle faisaient imprimer au bas de leurs planches d’après des tableaux de Watteau ; et Moraine, Guillaume, sans doute, c’étaient des poètes spécialement voués à les leur fournir. Paul N. Bergeret, lui, est de date plus récente. M. Staley nous apprend que c’est en 1848 qu’il a publié Un lettre d’un artiste, où il appréciait en ces termes l’Embarquement pour Cythère : « Ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de Watteau, cette toile enchantée, où l’esprit vivifiant circule parmi les pèlerins comme le parfum parmi les fleurs ! »

J’arrête là mes citations : mais vraiment, je le répète, il n’y a pas une phrase dans tout le livre de M. Staley qui ne soit en désaccord avec ce que nous savons ou pensons, en France, de Watteau. Et je dois déclarer, après cela, que ce livre est souvent fort bien écrit, d’un style simple, élégant, plein d’agréables images. Évidemment, l’auteur ne manque ni du goût ni du talent qu’il faut pour produire un bon livre. Il aurait pu offrir à ses compatriotes, j’en suis sûr, d’intéressantes biographies de Hogarth, de Reynolds, de ce noble et touchant Watteau anglais qu’a été Thomas Gainsborough. Mais non : ignorant tout de la France, c’est au plus français des peintres français qu’il a voulu s’en prendre ! Et de même avaient fait, avant lui, maints autres écrivains anglais ; de même avait fait par exemple le célèbre Walter Pater, qui, dans un de ses Portraits Imaginaires, avait employé toute la grâce harmonieuse de sa langue de poète à dénaturer la personne et l’œuvre de Watteau. Et de même font tous les jours, autour de lui, historiens, critiques, chroniqueurs, s’installant en maîtres dans la littérature ou dans l’art français, pour y distribuer à leur fantaisie l’éloge et le blâme, le tout invariablement entremêlé de phrases françaises tout à fait dans le genre de celles de M. Staley.

Il y a là un travers constant, une sorte d’infirmité nationale. Et M. Staley a même, sur quelques-uns de ses confrères, un avantage incontestable : s’il attache peut-être trop d’importance aux jugemens critiques de C. Moraine et de Paul N. Bergeret, du moins il les accepte, Il ne se croit pas tenu à les réfuter ; du moins il n’essaie pas une seule fois d’établir que Watteau n’a eu aucun talent, ou encore que son talent n’a jamais été compris de ses compatriotes. C’est modestement, respectueusement, que, d’un bout à l’autre de son livre, il se trompe sur la vie et l’œuvre de Watteau : son ignorance est toujours mêlée de déférence, au lieu de l’être d’ironie ou de hauteur provocante ; et, par comparaison, on ne peut s’empêcher de lui en savoir gré.


T. DE WYZEWA.

  1. Pas une fois, dans tout son livre, M. Staley ne fait la moindre allusion à la Régence. Peut-être aura-t-il pensé que les mots « le Régent » signifiaient « le Roi ; » ce qui expliquerait son insistance à faire intervenir Louis XV dans la vie de Watteau.
  2. Quant au « portrait de Mlle d’Argenon » que possède le Louvre, tout le monde sait que ce célèbre dessin a été fait en 1720, chez Crozat, pendant un concert donné en l’honneur de la Rosalba.