Revues étrangères - Une Femme-poète anglaise - Christina Rossetti

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Revues étrangères - Une Femme-poète anglaise - Christina Rossetti
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 922-933).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE FEMME-POÈTE ANGLAISE :
CHRISTINA ROSSETTI


Family Letters of Christina Rossetli, edited by William Michael Rossetti. Un vol. in-8 illustré, Londres, 1909.


Lorsque, peu de temps après la chute du roi Murat, le poète, philologue, et c(patriote » napolitain Gabriele Rossetti vint se fixer à Londres, — où il devait épouser bientôt une jeune Italienne, Francesca Lavinia Polidori, — il ne se doutait point que ce « déracinement » dût faire perdre à sa chère Italie un trésor Je vivante et glorieuse beauté. Et vraiment, à se placer même au point de vue impartial de l’histoire des arts, on ne peut s’empêcher de déplorer que le hasard passager de la politique ait, à jamais, dépossédé les lettres et la peinture italiennes de l’œuvre admirable de Dante-Gabriel Rossetti et de ses deux sœurs : car non seulement cette œuvre aurait dû leur appartenir, étant tout imprégnée du plus pur génie de leur race, mais peut-être la chaude et bienfaisante lumière latine, si le destin avait permis aux trois Rossetti d’en recevoir les rayons plus directement, aurait-elle valu à leurs poèmes, comme aussi aux peintures du plus célèbre d’entre eux, une allure plus libre et une plus parfaite intensité d’expression, tandis que leur forme présente prête toujours jusqu’à leurs chefs-d’œuvre l’apparence un peu maladive de fleurs poussées sur une terre et sous un soleil étrangers. Fleurs incomparablement délicates et charmantes, cependant, chacune avec sa couleur et son parfum propres ; et toute occasion nous est bienvenue qui, comme la récente publication des Lettres familiales de Christina Rossetti, les évoque à notre souvenir une fois de plus.

Aussi bien Christina est-elle assurément, dans ce groupe fraternel, la figure la plus exquise et, en même temps, la plus haute, celle dont l’image grandit le plus constamment, sous nos yeux, avec les années. Parmi ces trois poètes dont chacun représente pour nous un aspect particulier d’un idéal commun de beauté, — idéal étendu, d’ailleurs, chez tous trois, jusqu’à ses limites extrêmes, et ainsi revêtu d’une incontestable portée « géniale, » — la sœur aînée. Maria, nous apparaît une incarnation du mysticisme religieux ; le frère, Dante-Gabriel, nous fait voir essentiellement un type achevé de l’« artiste : » mais, à côté d’eux, Christina, dans sa vie comme dans son œuvre, et avec un mélange singulier d’ardente passion italienne et de timide et virginale discrétion anglaise, n’est en quelque sorte, tout entière, qu’un symbole sans pareil de la « poésie. » C’est déjà ce que nous avaient révélé ses adorables recueils de vers et de prose, excellemment analysés et commentés, naguère, par Mme Georges Goyau, dans la meilleure étude qui jamais ait été consacrée à sa douce mémoire[1] ; et voici qu’une impression toute semblable, mais plus précise encore et plus délicieuse, se dégage de ces simples lettres « familiales » de Christina, publiées par l’unique survivant des Rossetti, le second frère, William, — le seul qui, malheureusement, malgré l’abondance et la variété infinies de sa production, n’ait eu en soi aucune étincelle de la précieuse flamme du génie créateur !


Sur la vie et le caractère de la sœur aînée, auteur d’une admirable interprétation religieuse du poème de Dante, le volume nouveau ne nous apprend, en vérité, qu’assez peu de chose. Du moins il ne commence à nous parler d’elle qu’au moment où Maria Rossetti, en 1873, se sépare de sa plus jeune sœur pour aller s’enfermer dans un couvent de religieuses anglicanes ; et nous ne possédons pas même un portrait, peint ou dessiné, pas même une lettre ni le moindre billet, qui puisse nous introduire dans l’intimité de cette Maria que sa sœur, après sa mort, a pieusement célébrée comme un prodige de sagesse et de beauté chrétiennes. Mais tout ce que nous apercevons d’elle, cette fois comme toujours, nous arrive baigné d’une touchante atmosphère d’élévation religieuse et de mysticité, soit que nous assistions aux élans enthousiastes de ses débuts dans le cloître, ou que, trois ans plus tard, Christina nous raconte les étapes bienheureuses de son agonie. Étendue sur son lit de douleur, dans sa cellule du couvent d’All Saints, la « sœur» Maria goûte un plaisir d’enfant à classer, suivant leur ordre évangélique, des photographies de vieilles peintures italiennes que lui a prêtées Dante-Gabriel. « Elle est si merveilleusement patiente et bonne que nous ne regrettons son état que pour nous-mêmes, sans qu’il nous soit possible de le regretter pour elle. » Ses souffrances, Christina et sa mère ne peuvent que les deviner, tant il y a de bonheur sur son pâle visage, et, dans ses paroles, de tranquille, sereine, rassurante gaîté. Et ainsi, l’instant de la délivrance approche, doucement. « La Révérende Mère, — écrit sa sœur, en septembre 1876, — a fait entendre aujourd’hui à notre tante Charlotte l’impossibilité de l’espoir d’une guérison ; mais elle décrit de telle sorte les sentimens de notre chérie à l’égard de la mort que, d’après elle, Maria aurait besoin d’un grand effort de résignation pour se résigner à la vie. Son unique chagrin est pour notre mère. Dès maintenant, parmi les ténèbres. Dieu a pris possession d’elle et l’embrasse de toutes parts. » Aimable fleur de foi et de sainteté, pauvre petite rose mystique qu’un coup de vent a fait germer loin du jardin familier où elle aurait dû vivre ! Fille spirituelle des Catherine de Gênes et des Angèle de Foligno, condamnée à suivre leurs voies sous le ciel brumeux de l’Angleterre protestante ! Nous la voyons étendue dans sa froide cellule, se résignant à attendre quelques jours encore la fin de son exil, tandis que ses yeux et son cœur se réchauffent au contact des saintes visions italiennes de Simone Memmi ou de l’Angelico.

Quant au héros de la famille, Dante-Gabriel Rossetti, celui-là remplit de son ombre toutes les pages du recueil nouveau. Depuis la première lettre de Christina jusqu’à la dernière, nous le trouvons installé à l’avant-plan de la pensée et des affections de sa jeune sœur ; sans compter que, derrière celle-ci, à tout moment, nous apparaissent sa mère, sa sœur, ses deux tantes, unies à elle dans un même sentiment de tendresse indulgente, orgueilleuse, et presque respectueuse pour le peintre-poète à qui déjà son père, autrefois, avait confié la lâche de soutenir l’honneur du nom familial. Qu’il s’agisse de problèmes esthétiques ou d’affaires de ménage, Dante-Gabriel est l’oracle dont les moindres paroles ont force de loi. Malade, chaque minute de ses souffrances retentit profondément et cruellement dans ces cœurs de femmes qui ne battent que pour lui. Avec quel mélange d’angoisse et d’invincible espoir Christina épie l’arrivée des médecins, et comme, ensuite, toute son âme douloureuse s’ingénie à tirer bon augure de leurs observations ! Les maladies de Dante-Gabriel, c’est en vérité le seul drame qui se révèle à nous expressément, dans cette longue suite de lettres intimes, par-dessus vingt autres drames que nous entrevoyons, à peine indiqués. Et puis, lorsque la mort a complété son œuvre, toujours la figure du héros nous demeure présente, occupant plus de place, à elle seule, que le reste des vivans et des morts de la famille. On projette les détails du tombeau, on prépare l’édition des écrits posthumes, on ne se lasse point de documenter ou de rectifier livres et articles biographiques. Le 21 juin 1894, Christina, qui depuis longtemps a cessé de se lever et même d’écrire, écrit encore un billet à son frère William pour lui apprendre qu’elle a noté quelques erreurs dans une étude du Portfolio sur l’œuvre peinte de Gabriel ; et le 10 août suivant, déjà à demi morte, les suprêmes paroles qu’elle s’efforce à dicter sont pour rappeler à William un certain nombre de faits et de dates, en vue du grand « mémoire » où le plus jeune frère allait raconter la vie de son illustre aîné.

Ainsi l’ouvrage que vient de publier M. William Rossetti nous offre, à son tour, une foule de renseignemens divers sur la personne et l’œuvre du peintre-poète préraphaélite. Mais si ce que nous y apprenons sur l’œuvre de Dante-Gabriel Rossetti ne laisse pas de mettre mieux en relief la souplesse et la diversité de son double talent de poète et de peintre, — car nous y découvrons, notamment, à côté de plusieurs lettres débordantes de verve comique un très puissant et très vivant portrait inédit de Christina, — il faut avouer que la révélation des rapports du maître anglais avec sa famille n’est point faite pour nous donner une idée bien plaisante de son caractère. Sous les réticences affectueuses de sa sœur, nous devinons que celle-ci n’a pas obtenu, de son grand frère adoré, la réponse qu’aurait méritée l’appel d’une âme aussi merveilleusement tendre, et s’offrant toute à lui. Ou plutôt, il y a un passage d’une lettre où Christina laisse échapper ingénument l’aveu de cette froideur de son frère, qui paraît bien avoir été l’une des plus pénibles entre les nombreuses tristesses de sa vie. Le 6 octobre 1886, renvoyant à William les épreuves d’une introduction aux Œuvres complètes de Dante-Gabriel Rossetti, elle lui écrit : « A l’endroit où tu mentionnes l’affection constante, mais non-démonstrative de Gabriel pour sa famille, ne crois-tu pas qu’il serait juste d’excepter maman de la non-démonstrativité ? » Hélas ! tout porte à supposer que cette correction même ne lui était inspirée que par une pieuse illusion de son cœur aimant ; mais combien elle aurait voulu pouvoir aussi se donner, tout au moins, l’illusion d’avoir reçu de son frère des marques de sollicitude plus appropriées à l’immense amour dont elle l’entourait ! Certes, le peintre-poète se rendait compte de l’éminente valeur intellectuelle et morale de sa jeune sœur ; il savait que personne au monde ne le comprenait plus profondément, ni n’apportait plus de passion à le suivre dans sa recherche passionnée de la beauté artistique : mais, tout en ne cessant point de se tenir en contact familier avec elle, jamais il n’a essayé de pénétrer, à son tour, dans le sanctuaire de ce cœur magnifique qu’il voyait tout tremblant du désir de s’ouvrir à lui.

Peut-être a-t-il vraiment consenti à descendre de son rêve d’art pour aimer sa jeune femme, Elisabeth Siddal ; ou peut-être celle-là même, comme ses sœurs et tous ses amis, n’a-t-elle été pour lui qu’un élément de ce rêve, qui dès la jeunesse s’était entièrement emparé de lui, et ne l’a plus quitté depuis lors, plus efficace à le consumer que l’abus du chloral et du laudanum. Un artiste : c’est bien ce qu’il a toujours été, de la façon la plus complète et la plus exclusive, à la fois dans sa vie et dans son art, avec la même exaltation fiévreuse que sa sœur Maria déployait à la poursuite de la sainteté. Tout l’intérêt et toute la signification des choses, il les a concentrés dans le seul idéal d’un art souverain ; d’où viennent à son œuvre, tout ensemble, le charme singulier qui se dégage d’elle, et puis aussi ce caractère d’artifice, cette absence de naturel et de simplicité, qui l’empêchent de nous émouvoir autant qu’elle nous charme. Parmi ses camarades, — ou plutôt ses disciples, — anglais, retenus par leur bon sens invincible dans les limites d’un art plus rapproché de la vie réelle, lui seul a tranché tous les liens qui le rattachaient à cette vie, pour se réfugier dans un monde qu’il s’était créé, et où il ne nous est point possible de monter avec lui. Dans les strophes exquises qu’elle a écrites au sortir de sa trop courte excursion en Italie, Christina bénit cette terre, « pays d’amour, sœur du Paradis, » où « les visages ont une cordialité toute dépouillée d’art. » C’est parce qu’il était incapable de « dépouiller l’art, » dans ses poèmes et ses tableaux, que Dante-Gabriel Rossetti ne nous apparaît point le maître parfaitement grand et beau qu’il aurait pu devenir ; et si l’œuvre de sa jeune sœur continue, de jour en jour, à surpasser la sienne dans tous les cœurs anglais, et si la figure de Christina, toutes les fois que nous avons l’occasion de l’apercevoir, nous touche d’infiniment plus près que celle de son illustre frère, la cause en est précisément que, chez elle, la beauté s’est toujours trouvée « dépouillée d’art, » jaillissant toute fraîche et toute spontanée de l’âme la plus foncièrement « poétique » qu’il y ait eu jamais.


J’ai dit déjà que, parmi les illustrations de son nouveau recueil, M. William Rossetti nous a fait connaître un très beau portrait de sa sœur, dessiné par Dante-Gabriel en 1877 ; et le recueil contient encore deux autres portraits de Christina, s’ajoutant à ceux que nous offrait déjà le « mémoire » biographique publié en 1897, par M. Mackenzie Bell. Mais si l’on veut avoir une image vraiment fidèle de toute la personne vivante de Christina Rossetti, on la découvrira dans la petite Vierge de la célèbre Annonciation de la Galerie Nationale d’Art Anglais, peinte d’après elle par son frère en 1850. Non pas que les traits du modèle y soient peut-être reproduits bien exactement : mais à défaut de cette ressemblance extérieure, nous sentons que le peintre y a mis toute l’âme, toute la vie intellectuelle et morale de sa jeune sœur. Qui ne se rappelle, l’ayant vue dans l’original ou en photographie, cette petite figure rayonnante de blancheur sous sa robe blanche, parfumée d’une douceur virginale vraiment surnaturelle, et timide et tremblante comme un faible enfant, mais avec un monde de pieuse poésie dans le regard ingénu de ses grands yeux bruns ? Cette image devrait prendre place au frontispice des poèmes religieux de Christina ; et toutes les lettres que vient de nous donner M. William Rossetti ne font que nous en confirmer l’éloquente justesse. Jamais âme ne fut plus pure ni plus douce, jamais âme ne vécut et ne s’épanouit dans une atmosphère de « poésie » plus merveilleusement simple, naturelle, et belle. Au contraire de la plupart des lettres intimes dont on se plaît aujourd’hui à nous encombrer, les billets les plus banals de Christina s’accordent tout à fait avec l’impression qui s’exhale pour nous de son œuvre d’artiste : et lorsque, après les avoir lus, nous retournons à l’un de ses recueils, il nous semble que ces vers limpides et chantans, ces adorables soupirs très heureusement comparés par M. Swinburne à la « musique d’un carillon d’étoiles, » se glissent plus avant encore au plus secret de nos cœurs, nous arrivant tout droit du beau cœur « étoile » d’où ils ont jailli.

De même que Dante-Gabriel Rossetti n’a toujours été qu’un artiste, toujours sa jeune sœur, dès l’enfance, a possédé le don de revêtir de « poésie » tout le détail de ses sentimens comme de ses idées. Ses biographes ont raconté le double roman de sa vie, et nous savons par quels délicats scrupules de conscience elle a été empêchée, à deux reprises, d’accorder sa main à de jeunes hommes dont l’un, en tout cas, l’érudit Cayley, lui était aussi cher qu’elle l’était pour lui. La première fois, elle s’est refusée à devenir la femme du peintre Collinson, parce que celui-ci s’était converti au catholicisme ; plus tard, elle a repoussé l’offre de Cayley, faute de trouver chez lui une foi chrétienne correspondante à celle qui, désormais, avait pris possession de son propre cœur. Mais ses lettres, venant après ses recueils de vers, nous apprennent qu’il n’y a pas jusqu’à son amour pour Cayley qui n’ait encore été, surtout, une passion de « poète, » une affection tout idéale, où les sens n’avaient aucune part, et dont la satisfaction n’impliquait nullement les liens du mariage. La profonde souffrance que lui a causée ce profond amour n’a dépendu en rien de la séparation effective qu’elle a cru devoir maintenir entre son ami et elle : aimant son ami et se sachant aimée de lui, elle aurait vécu parfaitement heureuse à distance de lui, si seulement elle avait pu l’amener à concevoir comme elle la signification et l’objet de la vie. C’est pour le salut à venir de Cayley, pour l’éternelle réunion de leurs deux âmes, qu’elle adressait à Dieu les sublimes prières qui remplissent, notamment, la série de ses vers en langue italienne. Qu’on lise, par exemple, cet appel pathétique :


Que te donnerai-je, Jésus, mon bon Seigneur ? — Ah ! celui que j’aime le plus, c’est lui que je te donne ! — Accepte-le, Seigneur Jésus mon Dieu, — lui mon seul doux amour, comme aussi mon cœur ! — Accepte-le pour toi, et qu’il te soit précieux ; — accepte-le pour moi, et sauve mon époux ! — Je n’ai que lui, Seigneur, ne le dédaigne point, — qu’il te soit cher au cœur entre ceux que tu aimes ! — Rappelle-toi que, sur la Croix, — tu priais Dieu ainsi, d’une voix pleurante, — d’un cœur palpitant : « Ce qu’ils font, — mon Père, pardonne-le, car ils ne savent pas ! » — Et lui non plus, Soigneur, il ne sait pas Celui qu’il repousse, — et lui aussi t’aimera, s’il vient à te connaître... — Et, donc, donne-toi à nous, pour que nous soyons riches ; — et puis refuse-nous tout le reste, puisque nous aurons tout !


De même encore, dans l’un des sonnets de cette Monna Innominata qui renferme, peut-être, quelques-uns des vers les plus musicaux et les plus tendrement passionnés de la langue anglaise :


S’il est vrai que j’aurais pu confier ton destin à mes propres forces, — ne vaut-il pas mieux que je le confie à la main de Dieu, — sans la volonté de qui un lys ne saurait fleurir, — ni un moineau tomber à son heure fixée ;

De Dieu qui connaît le nombre sans nombre des grains de sable, — qui pèse le vent et l’eau dans une même balance, — et pour qui le monde n’est ni petit m grand, — et dont la science prévoit tous les plans que nous formons ?

Fouillant mon cœur en quête de tout ce qui te touche, — je n’y trouve rien que l’amour et la bonne intention aimante, — sans moyens pour .aider, et impuissans à agir,

D’intelligence faible, et de vue très vague. — Et c’est pourquoi je te rends à la protection de Celui — dont ta faculté d’amour peut remplir l’amour !


Par un heureux privilège dont je n’ai rencontré l’équivalent que chez l’Allemand Novalis, Christina Rossetti avait reçu du ciel le pouvoir de comprendre et de sentir toutes choses sous la catégorie de la « poésie. » Ses lettres familières ont beau ne traiter, le plus souvent, que des sujets les plus prosaïques, — invitations acceptées ou offertes, petites nouvelles au jour le jour, bulletins de maladie ou de convalescence, — tout ce qui lui passe sous la main revêt aussitôt un caractère particulier de noble et touchante beauté. Voici, par exemple, le compliment que la jeune femme adresse à sa future belle-sœur, la fille du peintre préraphaélite Ford Madox Brown, qui vient de se fiancer avec M. William Rossetti : « Ma chère, chère Lucie, je souhaiterais d’être plus jeune d’une douzaine d’années, et plus digne en toute façon de devenir votre sœur : mais, telle que je suis, soyez bien assurée de mon affectueuse bienvenue, chère sœur et amie ! J’espère que William sera tout ce que vous pouvez désirer, ayant toujours été pour moi le plus aimant et généreux des frères. Puissent donc l’amour, la paix, et le bonheur se partager entre vous dans ce monde, et plus encore vous unir dans l’autre ! Lorsque la terre se trouve être une antichambre du ciel, — et puisse la grâce de Dieu nous la rendre telle à nous tous ! — il n’y a pas jusqu’à la terre même qui ne soit pleine de céleste beauté. »

Ces derniers mots résument, d’ailleurs, toute la philosophie de Christina et le sentiment qu’elle apporte au spectacle de l’existence. Tout en ne voyant dans ce monde terrestre qu’une « antichambre du ciel, » et précisément sous l’effet d’une telle vision, elle découvre aux choses comme un reflet divin qui les transfigure pour ses yeux de poète, et l’émeut d’une douce joie presque d’au-delà. Le commerce des enfans et celui des bêtes, surtout, sont pour elle une source infinie de tendres et pieuses délices. Quelques lettres écrites par elle aux enfans de son frère, dans le recueil nouveau, égalent ses plus belles strophes enfantines, — les plus belles qui soient en aucune langue, — avec la naïve et délicieuse fraîcheur de leur gai sourire ; et sans cesse d’autres lettres évoquent devant nous de gentilles figures de chiens ou de chats, d’oiseaux, de souris blanches, ou de papillons, toute une ménagerie dont chaque membre nous est décrit jusque dans les nuances les plus intimes de sa physionomie individuelle. Nous avons là, pour ainsi dire, le brouillon quotidien des confidences poétiques qui nous ravissent dans les poèmes et les contes de Christina : naïvement, une âme prédestinée de poète s’y découvre à nous, infatigable à recueillir, parmi la rumeur disparate de nos réalités, les lointains et fugitifs échos de la musique éternelle des anges, telle que seules des oreilles toutes remplies de Dieu peuvent être admises à la percevoir.


Mais il n’en résulte pas que cette âme n’ait eu ses tristesses, sauf pour elle à y puiser toujours de nouveaux élémens de douceur et de beauté poétiques. A la considérer sous le rapport des faits matériels, toute la vie de Christina nous apparaît un long martyre, où les modes les plus divers de la souffrance physique, l’obligation incessante d’assister à la maladie et à la mort des êtres aimés, et l’épreuve douloureuse des deux romans que j’ai dits, et la dure nécessité de la solitude, s’accompagnent d’autres misères encore, à peine moins tragiques sous le voile de silence résigné qui nous les recouvre. Et il faut en vérité que soit bien profonde et puissante l’atmosphère sereine de poésie qui enveloppe, à nos yeux, cette pâle figure, pour que la lecture de ces lettres ne nous laisse, tout compte fait, qu’une impression de paix et de douceur consolantes, au sortir des angoisses, des déceptions, et des deuils où nous venons d’assister.

Le désespoir qu’une telle accumulation de souffrances aurait risqué de produire même dans un cœur plus fortement trempé, ce cœur-là en a été sauvé par l’ardeur de sa foi. J’ai lu souvent, dans les études écrites sur Christina Rossetti, qu’une âme aussi naturellement religieuse, et, avec cela, aussi parfaitement « latine » de race et d’instinct, aurait trouvé profit à être catholique ; et peut-être, en effet, la croyance catholique au purgatoire l’aurait-elle délivrée d’une crise de terreur pieuse que son frère nous apprend qu’elle a traversée sur son lit de mort. Mais, d’une manière générale, il ne semble pas que cette âme assoiffée du ciel ait ressenti jamais l’ombre d’une gêne, dans l’exercice du « ritualisme » anglican auquel elle a achevé de se convertir aux environs de la trentième année. Avec la haute et somptueuse beauté de ses offices, avec ses pratiques régulières du jeûne, de la confession, et de la communion, avec sa commémoration familière de la Vierge et des Saints, la religion qu’elle s’était choisie, et qui souvent a dû paraître bien froide aux mystiques élans de sa sœur Maria, a toujours pleinement suffi à la satisfaire, séparée qu’elle était d’un catholicisme plus absolu par les traditions protestantes et « libérales » de sa famille. Elle ne l’a empêchée ni de se nourrir de l’Imitation, ni d’admirer les sermons du cardinal Newman, ni de vivre tout à l’aise dans l’univers artistique des vieux poètes et peintres italiens. Et pour nous, aujourd’hui, son œuvre chrétienne, tout de même que celle du protestant Novalis, rassemble les fleurs les plus exquises d’une poésie éminemment catholique, répondant aux plus pures aspirations de notre besoin d’images et de chants sacrés. Plût à Dieu qu’un miracle permît jamais à ces vers de Christina Rossetti, comme aux hymnes de Novalis, de pénétrer jusqu’à nos âmes françaises, pour les nourrir de leur vivante et bienfaisante beauté ! Mais, hélas ! quel magicien réussira à nous rendre la musique et le parfum qui, dans le texte original de l’incomparable « année chrétienne » intitulée Le Temps fuit, flottent autour de pensées comme celles-ci :


17 MARS.

Qu’est-ce que Jésus dit à l’âme ? — « Prends la croix, et viens à ma suite ! » — Une même parole, Il la dit à tous : personne ne peut-être — sans une croix, et pourtant espérer d’aborder au port.

Donc, soulève-la bravement, et dispose ton corps — tout entier pour la porter ; elle ne pèsera point sur toi — au delà de tes forces ; ou bien, si elle t’affaisse à genoux, — prends cœur dans la grâce divine qui sera ton soutien !

Et remercie le jour d’aujourd’hui, et laisse celui de demain — s’occuper de lui-même : aujourd’hui seul t’importe, — et il se peut que l’aube de demain ne soit pas du tout comme celle d’hier.

Jusqu’à ce demain inconnu, suis ta route, — et souffre, et travaille, et peine pour l’amour de Jésus : — car qui sait quel réveil demain te réserve ?


22 MARS.

Le cœur du Christ s’est convulsé pour moi, si mon cœur est en peine ; et si mes pieds sont las, les siens ont saigné. — Lui qui n’avait pas d’endroit où poser sa tête, — si mon fardeau est lourd, combien plus lui a pesé le sien !

La coupe où il me faut boire, Il l’a vidée avant moi ; — il a ressenti l’indicible angoisse que je crains ; — et Celui qui a nourri les milliers d’affamés a eu faim, — et soif Celui qui a désaltéré le monde.

Si la souffrance est un tel miroir qui nous montre — la face du Christ et celle de l’homme pareilles en quelque sorte, — n’est-ce pas assez pour faire d’elle un plaisir du goût le plus subtil ?

N’est-ce pas assez pour nous empêcher de la subir sans hâte ni faiblesse ? — La souffrance n’afflige pas une âme qui sait — que le Christ approche, et qui s’apprête à entendre sonner son heure.


Et Christina Rossetti n’a pas seulement, pour nous, l’attrait d’une âme tout illuminée de lumière céleste : les peines les plus cruelles dont son cœur a saigné lui sont venues de son fidèle attachement à la foi du Christ. Sans parler même des angoisses que lui a causées l’incrédulité de l’homme qu’elle aimait, nous apprenons par ses lettres, et par les notes biographiques de son plus jeune frère, qu’un autre douloureux roman s’est déroulé dans sa vie intime, issu de l’opposition de sa piété avec l’« agnosticisme » radical de son entourage. Car si sa sœur Maria et son frère Dante-Gabriel unissaient à leur génie poétique un profond sentiment d’amour pour le Christ, son second frère s’est toujours tenu éloigné de toute « superstition » religieuse, et sa belle-sœur parait avoir encore volontiers dépassé son mari dans l’active ferveur de sa « libre pensée. » De telle sorte que Christina, étant allée demeurer chez son frère, après le mariage de celui-ci, n’a point tardé à ressentir les effets de ce contraste, qui depuis lors ne devait plus cesser de la torturer. Dès l’année suivante, en 1873, nous la voyons écrivant à son frère, — faute d’oser s’expliquer avec lui de vive voix. — pour lui proposer de le délivrer de sa compagnie. Un peu plus tard, dans une lettre à Gabriel, nous lisons que la cohabitation chez William n’est décidément plus possible, et que Christina va être forcée de se chercher un autre logement. « Je crois bien que William s’afflige d’avoir à se séparer de notre chère maman (qui vivait avec sa fille, et partageait ses idées) : mais il est évident que je déplais à Lucie, et au fond, si nous pouvions échanger nos deux personnes, je suis sûre que j’éprouverais l’impression qu’elle éprouve. » Et elle s’en va, et une pauvre lettre, toute timide et humble, qu’elle écrit à sa belle-sœur, lui demande pardon pour « des fautes qu’elle regrette, et qui chaque jour ont mis la patience de Lucie à une dure épreuve : « mais son frère, en cet endroit et partout ailleurs, nous avertit que ces « fautes » dont elle s’excuse n’étaient nullement de son fait.

Aussi bien, la suite du volume nous renseigne-t-elle assez clairement sur le rôle des deux parties, dansée long combat de deux idéals religieux. En 1883, après la mort de Dante Gabriel, la mère et la sœur de celui-ci ont exprimé le désir de voir élever une croix sur son tombeau : mais M. William Rossetti déclare que, « ses propres opinions personnelles » ne pouvant s’accommoder de cette intervention d’une croix, force lui est de se désintéresser du monument projeté ; et Christina, toujours tremblante à l’idée de lui déplaire, s’empresse de répondre que sa mère et elle « retirent absolument leur proposition.» Et puis, les enfans de William grandissent, tenus à l’écart d’une tante qui n’a rien aimé en ce monde autant que les enfans, mais dont on craint qu’elle ne leur donne le dangereux exemple de son « christianisme. » Leur tante n’a pas même le droit de leur écrire, ou tout au moins de faire, devant eux, la moindre allusion à ses croyances pieuses. Lui arrive-t-il, dans ses rares entretiens avec sa belle-sœur, ou dans les lettres infiniment tendres qu’elle lui écrit, de regretter que les enfans de son frère ne soient pas baptisés : tout de suite il en résulte une nouvelle scène. Et l’admirable femme ainsi rebutée baisse silencieusement la tête, sous ces humiliations ; mais parfois, dans l’excès de sa peine, une plainte lui échappe, aussitôt réprimée. « Il y a des momens, — avoue-t-elle à son frère, — où il me semble contre nature, tandis que je vous aime autant que je le fais, de n’être jamais admise à vous dire un seul mot des sujets qui remplissent et colorent ma vie. » Quelle intensité de détresse, dans ce timide aveu ! Et peut-être plus déchirantes encore, dans une autre lettre à son frère, ces deux lignes finales, où se révèle à nous tout entier le grand cœur « chrétien » de Christina Rossetti : « Mon amour à quiconque m’aime, parmi vous ; mais non, en vérité ce que je dis là est par trop païen ! Mon amour à tous ceux qui m’aiment ou qui ne m’aiment pas ! »

Mais ne nous avisons pas de la plaindre : elle-même se rendait compte d’avoir, en somme, obtenu la meilleure part. Condamnée à vieillir, à mourir, dans la solitude, tenaillée pendant des années par un mal effroyable, — et dont l’idée lui avait toujours été particulièrement en horreur, — chaque jour nous la voyons se félicitant « des petits intérêts et des petits plaisirs » qui remplissent, pour elle, le « sombre recoin » où s’achève sa vie ; et il n’y a pas jusqu’aux pires souffrances que son âme de poète ne transforme, sans effort, en « subtiles joies, » accoutumée à les tenir pour « un miroir » enchanté qui lui montre « la face du Christ et la sienne intimement unies. « 


T. DE WYZEWA.

  1. Cette belle étude de Mme L. Félix-Faure Goyau sur Christina Rossetti'' fait partie du volume intitulé : Ames païennes, Ames chrétiennes (librairie Perrin, 5e édition, 1908).