Revues étrangères - Une Histoire de la Littérature chinoise

La bibliothèque libre.
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE CHINOISE


A History of Chinese Literature, par Herbert A. Giles, 1 vol., Londres, 1901.


L’an 221 avant l’ère chrétienne, le souverain de l’État de Chinn, ayant glorieusement vaincu et soumis une foule d’autres États, se trouva maître de la Chine tout entière, qui n’avait été jusqu’alors qu’une agglomération de principautés féodales, et qui devint, dès ce jour, le vaste et magnifique empire qu’elle est encore aujourd’hui. Ce Charlemagne chinois, que les historiens nationaux célèbrent sous le nom du Premier Empereur, était un homme d’une intelligence et d’une activité admirables, loyal, généreux, ardemment dévoué au bien de ses sujets. En collaboration avec son ministre, le sage Li Ssu, il s’employa durant tout son règne à adoucir les mœurs, à effacer les traces des luttes anciennes, à ramener partout la paix et le bien-être. Peu de princes, parmi ses successeurs, ont autant contribué aux progrès de la civilisation. Et c’est, dit-on, sur le conseil de Li Ssu que, l’an 213 avant J.-C, il prit une mesure à jamais mémorable. Désireux d’ouvrir une ère nouvelle pour l’esprit chinois, et craignant, sans doute, que l’héritage littéraire du passé ne fût une entrave au libre épanouissement de nouveaux génies, il décréta que tous les écrits antérieurs à son règne eussent à être détruits, exception faite pour les ouvrages relatifs à la médecine, à l’agriculture et à la religion. Toute personne se refusant à laisser brûler ses livres était condamnée à travailler pendant quatre ans à la Grande Muraille : toute personne convaincue d’avoir caché des livres était punie de mort. Et tel fut le nombre de ces criminels, et telle fut la rigueur de leur répression, que, longtemps après, dans le champ où l’on avait enterré leurs cadavres, le sol, engraissé de leur sang, produisait des melons au milieu de l’hiver.

Mais il n’y a point de police si vigilante qu’on ne puisse parvenir à la dépister. Plus habiles ou plus heureux que leurs confrères, quelques lettrés trouvèrent le moyen d’enfouir en lieu sûr, et ainsi de transmettre à leurs descendans, les monumens les plus vénérables de la littérature chinoise des âges passés. C’est à eux que nous devons, notamment, de pouvoir connaître aujourd’hui les cinq livres de Confucius, les sept livres de Mencius, des fragmens de Hsun-Tsu, et, à défaut des écrits authentiques du grand Lao-Tsu, l’ouvrage de son disciple et continuateur Chuang-Tsu.

Les cinq livres de Confucius, qui datent du vie siècle avant l’ère chrétienne, sont, en majeure partie, une compilation d’ouvrages plus anciens. Ils portent les titres de Livre des Rites, Livre des Changemens, Livre du Printemps et de l’Automne, Livre de l’Histoire, et Livre des Odes. Les deux derniers sont, pour nous, à beaucoup près, les plus intéressans. Le Livre de l’Histoire est une longue chronique de batailles et de conquêtes, écrite tour à tour en prose et en vers, et entremêlée de réflexions morales, de contes de fées, de beaux discours à la manière d’Hérodote ou de Tite-Live ; le Livre des Odes est un recueil de trois cents petits poèmes, ballades, élégies, fables, épigrammes, toutes œuvres d’une forme infiniment moins parfaite que celles des poètes des siècles suivans, mais précieuses eu raison même de leur antiquité, et qui, mieux encore que les récits du Livre de l’Histoire, nous renseignent sur la vie et les mœurs primitives de la Chine. Quant à la doctrine religieuse et morale de Confucius, elle nous est exposée dans les sept livres du célèbre Mencius, qui peut être considéré comme le Platon du Socrate chinois, mais surtout dans une série de quatre livres anonymes, dont le caractère plus impersonnel et plus familier ferait songer plutôt aux Entretiens mémorables ou aux Économiques.

Aussi bien serais-je tenté de poursuivre la comparaison, et, ayant évoqué à propos de Confucius le nom de Socrate, de rapprocher du sophiste Parménide le plus fameux des sophistes chinois, Lao-Tsu, qui passe pour avoir été le contemporain de Confucius et son adversaire. A l’opposé de Confucius, qui n’était guère qu’un moraliste, Lao-Tsu semble avoir été un subtil et passionné métaphysicien. Il a fondé une doctrine, nommée le Tao, et qui, apparemment, n’était point destinée à l’usage populaire, car lui-même disait d’elle que « ceux qui la connaissaient n’en parlaient-pas, et que ceux qui en parlaient ne la connaissaient pas. » Mais les écrits de ses disciples nous en ont révélé, tout au moins, les principes essentiels. Ils nous ont transmis en particulier ces deux aphorismes bien caractéristiques : « Ne fais rien, et tout se trouvera fait, » et : « Je ne fais rien, et les choses s’arrangent spontanément pour le bien de tous. » Lao-Tsu était, en effet, un fataliste, un apôtre du non-vouloir et du non-agir. Et c’était, avec cela, un des plus profonds philosophes qui aient existé jamais en aucun pays, à supposer toutefois que sa doctrine se trouve exactement rapportée dans l’admirable livre de son disciple Chuang-Tsu. « Tao, — nous dit Chuang-Tsu, — est sans commencement et sans fin. Rien n’existe où Tao ne soit, et qui ne soit lui. Tao ne saurait être ni vu, ni entendu. Il n’est ni trop petit pour les plus grandes choses, ni trop grand pour les plus petites ; et ainsi toutes choses sont plongées en lui. » Il est la Loi universelle, où tout doit se soumettre. En lui, « les contraires se réconcilient ; » en lui, « le oui et le non, l’ici et le là, le quelque part et le nulle part se confondent, comme l’eau se confond dans l’eau. » Et Tao est aussi l’unique réalité. « Ceux qui rêvent du banquet se réveillent pour les pleurs. Ceux qui rêvent des pleurs se réveillent pour la fête. Pendant qu’ils rêvent, ils ignorent qu’ils rêvent. Et peu à peu s’approche le Grand Réveil, et alors nous découvrons que toute notre vie n’est en vérité qu’un grand rêve. Seuls les tous s’imaginent qu’ils se réveillent dans cette vie, et se flattent de savoir qu’ils sont réellement princes ou paysans. Confucius et toi qui me lis, vous n’êtes tous deux que des rêves. Et moi qui vous dis que vous êtes des rêves, je ne suis moi-même qu’un rêve. »

Vers le même temps où Chuang-Tsu écrivait ses Flots d’Automne, c’est-à-dire au début du IIIe siècle avant Jésus-Christ, un autre philosophe chinois, nommé Hsun-Tsu, s’attaquait d’une façon plus positive au souriant optimisme de Confucius. « Par nature, disait-il, l’homme est mauvais. Si un homme parvient à être bon, ce n’est là qu’un produit artificiel. Par nature, d’abord, il subit l’influence du désir égoïste : et il tend à s’approprier tout ce qu’il peut, sans songer à son voisin. En second lieu, il subit l’influence de la haine et de l’envie : et il cherche la ruine d’autrui. En troisième lieu, il subit l’influence de ses passions animales : et il commet des excès, sortant de la voie du devoir et du bien. Ainsi l’homme qui veut se conformer à sa nature est fatalement conduit à toute sorte de violences, de désordres, et d’actes de barbarie. Ce n’est que sous la contrainte d’une loi rigoureuse que l’homme peut devenir membre d’une société régulière et organisée. »

Tels sont les principaux des vieux écrivains chinois dont l’œuvre, pieusement cachée par d’intrépides lettrés, a survécu au décret du Premier Empereur, en compagnie de quelques traités de médecine et d’agriculture. Énorme paraît être, en revanche, le nombre des ouvrages qui ont péri : car on cite des centaines de noms d’auteurs, fameux en leur temps, dont pas une seule ligne ne nous est parvenue. Et je dois ajouter que, si le décret du Premier Empereur n’a pas entièrement réussi à supprimer toute trace de la littérature chinoise du passé, il semble du moins avoir eu une action très heureuse sur la littérature des siècles suivans. Moins de cent ans après la destruction des livres, tous les genres littéraires florissaient en Chine avec un éclat et une variété admirables ; la poésie, notamment, sans cesse enrichie de mètres nouveaux, s’élevait bien au-dessus de la banale platitude du Livre des Odes ; l’histoire, la lexicographie, les sciences s’organisaient ; et il n’y avait point jusqu’à la philosophie qui, avec les premiers bouddhistes, n’entrât dans des voies très différentes de celles où l’avaient jadis conduite Confucius et ses adversaires : sans compter que la destruction des livres fournit aux érudits, depuis vingt-deux siècles, une précieuse occasion de déployer leur zèle, leur sens critique, et leur combativité, car la moindre ligne des auteurs anciens fait, aujourd’hui encore, en Chine, l’objet de discussions et de querelles passionnées. C’est du décret du Premier Empereur que date, en vérité, ce grand développement de la littérature chinoise qui s’est poursuivi sans interruption jusqu’à l’époque présente, et dont un éminent sinologue anglais, M. Herbert Giles, a entrepris de nous raconter l’histoire, dans un des volumes de la collection des Littératures du Monde.

Malheureusement M. Giles, avec toute sa science et avec maintes qualités littéraires des plus remarquables, manque tout à fait d’idées générales : en quoi l’on pourrait croire qu’il a subi l’influence des écrivains chinois, si son livre ne nous montrait, au contraire, chez la plupart de ceux-ci, un esprit essentiellement philosophique, porté d’instinct aux spéculations abstraites et aux larges systèmes. Mais le fait est que, faute d’avoir des idées générales, M. Giles n’a point su donner à son Histoire de la littérature chinoise l’unité et la suite d’une véritable histoire. Au lieu de nous indiquer, par quelques exemples typiques, les caractères originaux de la littérature chinoise, la marche qu’elle a suivie à travers les âges, et l’inévitable série de ses transformations, il s’est borné à placer devant nous, l’un après l’autre, dans l’ordre de leurs dates, une foule d’auteurs de mérites divers, en nous fournissant sur chacun d’eux des renseignemens biographiques d’ailleurs souvent curieux, et en y joignant quelques lignes traduites de leur œuvre. Son livre n’est pas une « histoire. » mais quelque chose comme une anthologie, un grand recueil d’extraits, toujours traduits avec beaucoup d’élégance, et précédés de jolies notices discrètement érudites. Mais du moins ne saurait-on souhaiter une anthologie plus complète, ni plus variée, ni plus instructive. Et tel est l’art avec lequel M. Giles a choisi ses anecdotes et ses citations qu’elles seules suffisent déjà à nous révéler quelque peu l’originalité propre de la littérature chinoise, et les grandes étapes de son évolution.


Elles nous font voir, en premier lieu, combien cette littérature, que nous croyions immobile, s’est constamment transformée et renouvelée, aussi bien au point de vue de l’inspiration qu’à celui de la forme. Et le plus curieux pour nous est peut-être que, se développant absolument en dehors de toute influence étrangère, son développement correspond d’assez près à celui de nos différentes littératures européennes. Elle débute par des mythes religieux et philosophiques, par des histoires qui ne sont encore que des épopées populaires, par des ballades, des complaintes, toute sorte de chansons à la fois naïves et alambiquées, comme celles que produisait notre moyen âge. Puis, dès le second siècle avant l’ère chrétienne, c’est la poésie qui devient le genre favori des auteurs et du public chinois : une poésie vraiment lyrique, pleine d’ardente passion et d’images pittoresques, une poésie que je ne saurais mieux comparer qu’aux sonnets des petits maîtres italiens et français de la Renaissance. Et cette poésie va s’affinant de génération en génération durant plus de huit siècles, jusqu’à ce qu’enfin, sous la dynastie des Tang (600 à 900 ap. J.-C), elle s’épanouisse en une abondante floraison de chefs-d’œuvre. Après quoi, sous les dynasties suivantes, elle se fane, se flétrit, se charge d’artifice et de déclamation. Le nombre des poètes ne diminue point, mais la qualité de leurs œuvres devient sans cesse plus faible. Et ce sont alors des genres nouveaux qui naissent et progressent : l’histoire et la critique littéraire, la philologie, toutes les formes de la littérature de vulgarisation, stimulées par la récente invention de l’imprimerie (960 ap. J.-C). Au XIIIe siècle, sous la dynastie mongole, nous voyons apparaître la littérature dramatique : et c’est aussi de cette dynastie que date la première apparition du roman. Mais, tandis que l’idéal du drame chinois se trouve définitivement constitué dès le XVe siècle, le roman chinois passe par une longue série d’hésitations et de tentatives avant de réaliser la somme de vérité et de beauté dont il est capable. Son chef-d’œuvre, le fameux Rêve de la Chambre rouge, a pour auteur un écrivain anonyme du XVIIIe siècle. Il remplit vingt-quatre volumes in-octavo, ce qui, pour un Européen, ne laisse pas d’en rendre la lecture assez difficile. Mais aussi bien n’est-il pas écrit pour les Européens ; et non seulement M. Giles, en général très sobre d’éloges, ne craint pas de le comparer aux plus parfaits chefs-d’œuvre du roman anglais : l’analyse qu’il nous en fait nous donne clairement l’idée qu’en effet ni Richardson, ni Fielding, ni aucun romancier européen du XVIIIe siècle n’a mis dans ses ouvrages une observation plus minutieuse et plus pénétrante, une psychologie plus fine, un plus habile mélange d’émotion et de fantaisie.


Encore ne pouvons-nous juger du roman et du drame chinois que par des analyses forcément incomplètes ; et tout porte à croire, du reste, que, malgré la brillante exception du Rêve de la Chambre rouge, ce n’est point dans ces deux genres que doit être cherché le véritable génie littéraire de la Chine. Il doit être cherché dans l’œuvre des philosophes et des moralistes ; il doit l’être, surtout, dans l’œuvre des poètes : et sur celle-là le livre de M. Giles, avec l’abondance et la variété de ses citations, nous permet de nous renseigner très suffisamment. Car les Chinois, qui aiment les longs romans, ne souffrent pas, au contraire, qu’on leur offre de longs poèmes. Ils ont bien des épopées, mais écrites en prose. Et, pour un poème, douze lignes leur paraissent la mesure idéale. Ils estiment que, si un poète ne parvient pas à résumer en douze vers ce qu’il a à leur dire, c’est donc qu’il n’est pas assez habile artiste pour donner à sa pensée le relief qui convient, ou encore que sa pensée ne vaut point la peine de leur être dite. J’ajoute que, cependant, la littérature chinoise ne manque pas de poèmes ayant plus de douze vers ; et quelques-uns, parmi les plus longs, sont aussi les plus beaux. Mais les plus longs même ne sont pas si longs que M. Giles n’ait pu nous les traduire en entier : de telle sorte que nous sommes désormais en état, grâce à lui, de comprendre, sinon de sentir et d’apprécier pleinement, ce qui fait la valeur et le charme des poètes chinois.

Ceux-ci, comme je l’ai dit, florissaient déjà au temps de Confucius : mais c’est sous la dynastie des Tang, du VIIe au Xe siècle de l’ère chrétienne, que leur génie, trouvant à son service une forme parfaite, s’est exercé avec le plus de grâce et de liberté. Dans l’étroit espace de leurs douze vers, avec mille contraintes de rythme et de rime (dont aucune de nos prosodies européennes ne saurait nous donner une idée), il n’y a point de sentiment qu’ils n’aient exprimé ; chacun d’eux les exprimant toujours à sa façon, chacun imprégnant son œuvre d’un parfum spécial. La première impression qu’on éprouve, en Usant les citations du livre de M. Giles, est une impression de surprise et de ravissement pareille à celle que produirait dans un musée une collection de beaux exemples de la porcelaine chinoise d’autrefois, savamment classée et choisie avec goût. On se dit que, pour cette race patiente, réfléchie, adroite, et la plus fidèle qui soit à ses traditions, la poésie a dû être un jeu de même espèce que la céramique, sans autre objet que de caresser les sens et de divertir un moment l’imagination : et, de même que dans leur céramique, par une suite de progrès du même ordre, on devine qu’ils sont parvenus, dans leur poésie, à un degré de perfection en quelque sorte matérielle où n’ont jamais atteint nos races d’Occident. Mais ce n’est là qu’une première impression. A mesure qu’on pénètre davantage dans l’intimité des poètes chinois, on s’aperçoit que, sous leur incomparable maîtrise d’artisans, c’est tout leur cœur d’hommes qu’ils ont mis dans leurs œuvres. Ils l’y ont mis plus discrètement, ils l’ont revêtu d’un voile plus orné et plus travaillé que ce n’est aujourd’hui l’usage parmi leurs confrères européens : mais on n’en perçoit pas moins ses battemens, à travers le voile, et un critique chinois a pu dire que, bien mieux que tous les portraits des sculpteurs et des peintres, les vers mêmes des grands poètes permettent de se représenter, toute vivante, la figure de ceux qui les ont écrits.

De tous les élémens qui concourent, depuis des siècles, à faire la beauté de notre poésie, je n’en vois pas un seul qui ne se retrouve dans quelques-uns des poèmes chinois que cite M. Giles. La joie de vivre et la peur de mourir, le doute, l’espérance, la douceur du souvenir et sa mélancolie, tout cela chante dans les vers de Li-Po, de Po-Chui, du vénérable Han-Yu ; et sans cesse y apparaît le reflet des plus nobles préoccupations religieuses ou philosophiques, de celles-là mêmes qui, aujourd’hui encore, inquiètent nos âmes le plus profondément.

Seuls, peut-être, l’amour ne tient pas, dans l’œuvre des poètes chinois, une place aussi grande que dans l’œuvre des poètes d’Europe. Et, chose curieuse, le vin y tient au contraire une place énorme. Aussi bien l’ivrognerie paraît-elle être considérée en Chine comme l’attribut nécessaire de tout vrai poète. Depuis le temps de Mencius et de Chuang-Tsu jusqu’à l’époque présente, je ne crois pas que les historiens de la littérature aient omis une seule fois d’indiquer, dans leurs biographies des poètes, le nombre de coupes que ceux-ci avaient coutume d’avaler en un jour. Le fameux Chang-Hsuan en avalait trois cents à la suite, et sans que l’équilibre de ses facultés en fut compromis. Son confrère Wang-Po ne pensait jamais d’avance aux vers qu’il allait écrire : il se préparait la quantité d’encre dont il avait besoin, puis s’enivrait, se couchait ; et, à son réveil, il trouvait son poème tout fait dans sa tête.

Ce Wang-Po s’est mérité le surnom de Brouillon-dans-le-Ventre, pour la façon dont il improvisait, après boire, des pièces où jamais ensuite il ne changeait un mot. D’autres poètes ont été appelés le Joyeux Ivrogne, ou le Dragon Ivre, ou encore le Lettré aux Cinq Bouteilles. Han-Yu lui-même, qui était un saint, aimait à se vanter de son ivrognerie. Et l’un des poèmes les plus populaires de toute la littérature chinoise est le voyage de Wang-Chu au Pays des Ivrognes, région enchantée où « les habitans sont de disposition éthérée, ne connaissant ni la haine, ni la colère, ni l’amour, » où ils « ignorent les bateaux, les chariots, les armes, et, jouissant de la beauté du ciel et des fleurs, se reposent doucement en compagnie des oiseaux. »

Mais au reste le vin, dans l’œuvre des poètes chinois, joue souvent le rôle que joue l’amour dans celle de nos poètes. C’est le vin qu’on prend volontiers pour symbole de la vie dans ce qu’elle a d’agréable. On le fait intervenir jusque dans les rêveries les plus mélancoliques, dans des descriptions de cimetières au clair de lune, dans d’inquiètes évocations de l’au-delà avec son mystère. « À quoi bon nous soucier d’une richesse, d’une gloire provisoires ? » s’écrient les poètes ; « à quoi bon nous efforcer de résoudre des problèmes insolubles ? » Et le refrain est toujours : « Buvons plutôt quelques coupes de vin ! » Ou bien encore la fantaisie des poètes s’amuse à de légères chansons, dont voici un exemple : « Qu’est-ce, après tout, que la vie, sinon un rêve ? — Et pourquoi s’en tracasser comme nous le faisons ? — Mieux vaut m’enivrer, en vérité, — et sommeiller tout le long du jour, la tête bien à l’ombre. — Quand ensuite je m’éveille et regarde la prairie, — j’entends au milieu des fleurs un oiseau qui chante. — Je lui demande : Est-ce le matin ou le soir ? — et l’oiseau, en réponse, me siffle : C’est le printemps ! — Et moi, émerveillé de la beauté qui m’entoure, — je vide un nouveau gobelet, — et je me sens en humeur de chanter jusqu’à ce que la lune vienne briller au ciel. — Et puis, bientôt, mon chant s’arrête, l’ivresse me reprend., et je ferme les yeux. »

Mais, à supposer même que les poètes chinois aient été vraiment des ivrognes autant qu’ils s’en vantent, — et M. Giles nous apprend, à ce propos, que leurs « coupes » ont à peine la capacité d’un petit dé à coudre, — leur œuvre n’en est pas moins pleine de fraîcheur et d’ingénuité. Dans aucune autre poésie, peut-être, les fleurs n’ont autant de parfum, ni les oiseaux autant de chansons. Dans aucune autre la vie de la nature ne se mêle aussi profondément à la vie de l’homme : et c’est comme si le spectacle des choses, plus encore que le vin, enivrait l’âme des poètes chinois. Leur vie, d’ailleurs, de même que leurs vers, abonde en traits touchans que j’aimerais à citer. L’un d’eux, ayant renoncé aux vaines joies du monde, passe ses journées à pêcher à la ligne : mais il pêche sans hameçon, et simplement pour jouir du spectacle des nuages se reflétant dans l’eau. Un autre, dans un charmant poème en deux strophes, nous supplie d’avoir pitié des moustiques et des mouches : « Abritez-vous de leur morsure, nous dit-il, mais laissez-les voler sans vous venger d’eux ! Songez combien leur vie est brève ! Songez que, comme nous, ils ne disposent que d’une petite journée, et que, au premier souffle de l’automne, comme nous, ils vont disparaître balayés par le sort ! » Et voici comment le poète Po-Chui nous raconte, dans une de ses pièces les plus populaires, la soirée qu’il vient de passer chez un de ses amis :


La nuit, au bord de la rivière, nous nous dîmes adieu, sous les feuilles touffues d’un érable, qui brillaient comme des fleurs parmi la désolation de l’automne. Mon hôte, déjà, s’était levé pour me reconduire, et était entré dans sa barque. Nous bûmes alors une dernière coupe, mais notre cœur souffrait de n’entendre aucune musique de flûte ni de guitare. Et ainsi, avant que le vin nous eût ranimés, nous échangeâmes de froides paroles d’adieu sous la lune pâle, se glissant au-dessus du fleuve immobile, lorsque, tout à coup, de l’autre rive, le son lointain d’un luth arriva jusqu’à nous. Mon hôte lâcha la rame, et je restai debout, nous étonnant de cette musique, et nous demandant de qui elle pouvait venir. Nous appelâmes, mais n’eûmes point de réponse. Enfin un bateau s’approcha, et nous invitâmes le musicien à se joindre à nous. Les coupes furent remplies de nouveau, les lampes rallumées, nous recommençâmes les apprêts de la fête. Et voilà que, après bien des instances, nous vîmes descendre du bateau une femme, cachant son visage derrière son luth. Après quoi, elle se mit à jouer : et chaque note de son jeu exprimait une émotion forte et profonde, comme si nous entendions le récit d’une vie malheureuse et sans espérance, tandis que, la tête penchée et les doigts en mouvement, la femme versait son âme dans sa mélodie. Tantôt vite, tantôt doucement, son plectre touchait les cordes ; tantôt un chant, tantôt un autre ; sonore comme le bruit de la pluie d’averse, puis deux comme le murmure de paroles d’amour ; et parfois sonore et deux tout ensemble, comme des perles secouées dans un plat de marbre…

Nous nous taisions, et l’air se taisait, autour de nous. La lune d’automne projetait sur les flots un long reflet d’argent ; et le moment vint où, dépotant son plectre sous les cordes de son luth, la musicienne s’apprêta à prendre congé de nous. « Mon enfance, nous dit-elle, s’est passée dans la capitale, où mes parens avaient une maison au pied de la colline. À treize ans, j’appris la guitare, et mon nom fut cité parmi les gloires du jour. Mon maître lui-même reconnaissait mon talent ; les plus belles femmes enviaient mon visage. Les jeunes hommes rivalisaient entre eux pour me rendre hommage : un seul chant me rapportait je ne sais combien de cadeaux précieux. Et moi, je riais au long des années, pendant que la brise de printemps soufflait sur mon insouciant visage. Puis, mon frère partit pour les guerres : ma mère mourut. Et je commençai à perdre ma beauté. Les cavaliers ne se pressaient plus à ma porte. Je pris alors un mari, et devins la femme d’un marchand. Mais mon mari ne pensait qu’au gain, et la perspective d’être séparé de moi ne l’affligeait pas. Le mois dernier, il partit pour acheter du thé : et moi, je restai seule, sans autre plaisir que d’errer dans mon bateau par les nuits de lune, songeant aux beaux jours passés, et me rougissant les yeux à pleurer sur mes rêves. »

La douce mélodie du luth avait déjà disposé mon cœur à la pitié : à présent ces paroles le transpercèrent de nouveau. « Femme, m’écriai-je, nous sommes compagnons d’infortune, et n’avons pas besoin de cérémonies pour devenir amis ! L’an dernier. j’ai quitté la ville impériale, et, souffrant de la fièvre, je suis venu dans ces lieux où, d’un bout à l’autre de l’année, ni flûte ni guitare ne se font entendre. Jour et nuit je n’entends d’autres sons que le cri sanguinaire du chacal, ou la plainte lugubre des singes dans les bois. Mais maintenant que j’écoute le son de ton luth, j’ai l’impression d’entendre la musique du ciel. Je t’en prie, assieds-toi encore, et joue encore de ton luth, pendant que j’écrirai l’histoire que tu nous as contée ! »

Cette belle poésie chinoise, malheureusement, paraît désormais être morte, comme d’ailleurs la plupart des genres où s’est déployé, à travers les âges, l’actif et subtil génie de la Chine. Le XIXe siècle, déjà, n’a plus guère produit que des érudits, et dont aucun ne saurait être comparé aux critiques, aux historiens, aux philologues des siècles passés. Voici maintenant qu’ont enfin pénétré en Chine ces « Barbares, » contre l’invasion desquels poètes et hommes d’État n’ont cessé de protester depuis trois cents ans. Leur invasion amènera-t-elle an renouveau de la plus vieille des littératures du monde, ou ne fera-t-elle, au contraire, qu’achever de détruire le peu qui survit encore de ses traditions ? C’est ce que M. Giles, ni personne, ne saurait nous dire. Puissions-nous du moins, nous-mêmes, tirer quelque profit littéraire de ce contact de la civilisation chinoise avec notre « barbarie ! » Puisse l’exemple des Li-Po et de Han-Yu, en nous devenant familier, contribuera réveiller chez nous le goût de l’ordre, de la mesure, des nuances, d’un art où le respect des règles formelles s’allie avec la pleine liberté de l’émotion poétique !


T. DE WYZEWA.