Revues étrangères - Une Idylle anglaise

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Revues étrangères - Une Idylle anglaise
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 936-946).




REVUES ÉTRANGÈRES






UNE IDYLLE ANGLAISE







Love and Mr. Lewisham, par H. G. Wells, 1 vol. Londres, 1900.


M. Lewisham a dix-huit ans. Il rêve de devenir un grand homme, et de remplir le monde de la gloire de son nom ; mais, en attendant, il s'acquitte le plus consciencieusement qu'il peut de ses modestes fonctions de maître-répétiteur dans un collège du comté de Sussex. Au mur de la chambre qu'il habite il a cloué deux feuilles de papier, dont l'une contient le schéma de ce que devra être sa vie quand il aura obtenu son diplôme de bachelier ès arts, et dont l'autre règle l'emploi de ses journées, heure par heure, jusqu'à son examen. Et c'est dans cette chambre que nous le trouvons assis devant sa table, certaine après-midi, s'efforçant de concentrer toute son attention sur les premiers vers d'une ode d'Horace.


On n'était encore qu'à la fin de mars ; mais l’air rayonnait d'une lumière ambrée, des nuages blancs glissaient sur le bleu du ciel, les arbres semblaient parsemés d'une poussière verte, et lajournée deprintemps excitait les oiseaux à de tumultueux chants de joie : une journée excitante, ranimante, provocante, une véritable avant-courrière de l'été. La nature entière attendait l'été : le sol chauffé se fendillait au-dessus des germes en travail, et l'on percevait dans les bois de sapins le fin crépitement des bourgeons qui s'ouvraient. Et ce n'était pas seulement dans le sol, dans les arbres, et dans l'air que se faisait sentir le vif aiguillon du réveil de la nature : il se faisait sentir aussi dans le jeune sang de M. Lewisham, sommant celui-ci de s'éveiller et de vivre — mais d'une tout autre façon que ne l'indiquait son schéma.

Et M. Lewisham, pendant qu'il tourne machinalement les pages de son dictionnaire, ne peut s'empêcher de se rappeler la gracieuse figure d'une jeune fille qu'il a aperçue à l'église, le dimanche précédent, en compagnie des parens d'un de ses élèves. Qui est-elle ? À quoi pense-t-elle ? Et comme les vers d'Horace sont parfois obscurs ! Mais soudain le jeune homme entend, sur le trottoir de la rue, au-dessous de sa fenêtre, un léger bruit de pas. « Il se dressa d'un seul bond, allongea le cou, et, à travers son inutile lorgnon et la vitre épaisse, il regarda. Il vit passer rapidement un chapeau orné de fleurs blanches, l'épaule d'une jaquette, et tout juste les deux pointes d'un nez et d'un menton. Pas de doute, c'était la jeune fille qui était venue à l'église avec les Frobisher ! Il la reconnut d'autant plus sûrement que, cette fois-là aussi, il ne l'avait vue que de profil, du haut de la galerie. » Puis la vision disparait, et M. Lewisham, honteux de sa distraction, retourne à son héroïque combat avec l'ode d'Horace.

Mais, le lendemain, il s'avise fort à propos que son « emploi du temps » ne lui défend point de travailler en plein air : de sorte que le voici qui transporte son Horace dans une allée du parc, aussi près que possible de la maison de l'élève Frobisher. Et lentement il va, sous les vieux arbres, sans prendre garde au vent frais qui le fouette au visage, mais sans parvenir non plus à se demander une bonne fois ce que signifient les deux vers qu'il se répète du bout des lèvres :


Tu, nisi ventis
Debes ludibrium, cave !


Et voici que son attention, s'étant aventurée dangereusement jusqu'au sommet de la page, fit un écart sur le côté, et tout de suite s'élança, avec une incroyable vitesse, au fond de l'avenue… Une jeune fille s'avançait vers lui, avec un chapeau de paille orné de fleurs blanches. Son occupation, à elle aussi, était littéraire : elle était en effet occupée à écrire, tout en marchant, et si occupée que, évidemment, elle ne le voyait pas.

Des émotions tout à fait déraisonnables s'abattirent sur M. Lewisham, — des émotions que ne saurait à coup sûr expliquer la simple hypothèse d'une rencontre fortuite. Quelque chose fut murmuré qui ressemblait singulièrement à : « C'est elle ! » Il s'avança d'un pas plus décidé, tenant son livre ouvert dans sa main, prêt à faire retraite derrière ses pages, si la jeune fille relevait les yeux. Le mot ludibrium, dont il était en train de chercher le sens, disparut entièrement de l'horizon de sa pensée. Mais elle, sans doute, — pensait-il, — ne se rendait nul compte de son approche, toute à son mystérieux travail d'écriture. Que pouvait-elle écrire ? Il eût bien aimé le savoir. Avec ses yeux baissés, elle avait sur son visage une expression enfantine. Sa courte jupe flottante découvrait ses souliers et ses chevilles. Il nota la grâce, l'aisance de ses pas. Une image de santé, et de légèreté, et de lumière, c’était cela qui s’avançait vers lui ; une chose absolument étrangère à son schéma, — ce fut lui-même qui s’en fit la remarque, un quart d’heure après…

Enfin leurs yeux se rencontrèrent.

M. Lewisham, qui se piquait d’être connaisseur en fait d’yeux, fut tout à fait hors d’état de distinguer la nuance de ces yeux-là. Elle, avec indifférence, le dévisagea une seconde, mais, sans doute, ne trouva en lui rien qui valût d’être vu, car aussitôt elle rejeta son regard du côté des arbres, et elle passa, et M. Lewisham n’eut plus devant lui que l’avenue déserte, un grand vide baigné de soleil, garni de verdure.

L’incident était clos.


Ou plutôt l’incident serait clos, en effet, sans le hasard providentiel d’un coup de vent, qui apporte soudain jusque sous les pieds de M. Lewisham la feuille de papier où écrit la jeune fille. Et M. Lewisham s’empresse de ramasser la feuille ; et il découvre qu’elle est toute remplie d’une même petite phrase, répétée un très grand nombre de fois. Cette phrase, il se le rappelle, c’est celle qu’il a imposée la veille, comme pensum, à l’élève Frobisher. L’inconnue était occupée à faire le pensum de Frobisher : elle trichait M. Lewisham ! Celui-ci en éprouva un moment d’indignation, et son indignation l’arma de courage.


Elle l’aborda. « Pardon, monsieur, pourriez-vous me rendre ma feuille de papier ? » — dit-elle, d’une voix tout essoufflée par sa course. Elle était moins haute que lui, d’un ou deux pouces. « As-tu remarqué ses lèvres entr’ouvertes ? » murmurait en aparté la Mère-Nature à l’oreille de M. Lewisham. Et un peu d’inquiétude se lisait dans les yeux.

— En vérité, — dit-il, s’efforçant de raidir sa voix, — c’est mal à vous, de faire ce que vous faites là !

— De faire quoi ? — Ceci !… Pensum !… Pour mon élève !


La jeune fille s’excuse, prend toute la faute sur elle, pour innocenter son petit cousin. Mais M. Lewisham, désolé de sentir qu’il rougit sans cesse plus fort, lui coupe la parole pour s’excuser lui-même. « Je vous assure, je vous assure que jamais je ne donne de punition que lorsque c’est indispensable. Je m’en suis fait une règle. Toujours je m’en fais une règle ! Toujours, je vous assure ! » Après quoi, il s’empresse de promettre que non seulement Frobisher ne sera point puni de sa fraude, mais que du pensum même il sera dispensé. « — Rien de plus simple, c’est tout naturel ! — ajoute-t-il. — Oh ! non, bien d’autres, à votre place, refuseraient de le faire. Les maîtres d’école ne sont point, d’ordinaire, si… chevaleresques ! » Chevaleresque ! Pour ce mot, M. Lewisham aurait volontiers promis à la jeune fille de dispenser l'élève Frobisher de tout pensum futur. Et, lorsque la jeune fille, lui ayant tendu la main très amicalement, s'apprête à reprendre sa promenade sous les arbres, il la retient, pour l'avoir près de lui une minute encore : il la prie de lui donner, en souvenir, la feuille de papier désormais inutile.

Enfin elle s'en va ; et lui, debout au milieu de l'avenue, avec son Horace dans une main et le pensum dans l'autre, il ne peut se défendre de la suivre des yeux. « Son cœur battait avec une rapidité extraordinaire. Comme elle semblait légère, comme elle semblait vivante ! De petites flaques rondes de lumière couraient sous ses pieds, tandis qu'elle s'avançait. Et elle marchait d'un pas tantôt lent et taiitôt rapide, regardant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, mais sans regarder en arrière, jusqu'à ce qu'elle eut atteint la grille de l'avenue. Là elle jeta un regard en arrière, vers lui, lui adressa un geste d'adieu, et disparut. »

C'est le soir de ce beau jour que M. Lewisham, à sa grande surprise, découvre brusquement qu'il est amoureux. Un élément nouveau s'est introduit dans sa vie, que son schéma n'avait point prévu. Et le lendemain et les jours suivans M. Lewisham ne prend même plus la peine d'emmener avec lui les Odes d'Horace sous les arbres de l'avenue. Toutes ses heures de liberté, il les passe dans l'avenue, ce qui ne l'empêche point de paraître toujours surpris comme d'un accident miraculeux, et de l'être en effet, quand il voit la jeune fille s'avancer vers lui. Un matin, tandis qu'il l’entretient avec enthousiasme de Carlyle, qu'il l'engage à lire, le principal du collège vient à passer près de lui ; et ce hargneux personnage ne manque pas de remontrer, le soir, à son subordonné, tout ce que sa conduite à de scandaleux. Mais l'amour, avec l'aide du printemps, a déjà fait de tels ravages dans le cœur du jeune homme que celui-ci, deux jours après, refuse audacieusement de se charger d'un service supplémentaire, que son principal prétend lui imposer : car, croyant être libre jusqu'à quatre heures, il a projeté une grande promenade avec son amie. Et, sitôt finie sa classe du matin, il monte dans sa chambre, brosse ses cheveux avec un soin extrême, les relève pittoresquement sur le côté, essaie tour à tourl'eflfet de toutes ses cravates, secoue la poussière de ses bottines, noircit à l'encre les coudes un peu usés de sa jaquette, non sans s'être à mainte reprise considéré dans sa glace, et non sans découvrir, pour la première fois, que son nez aurait gagné à être plus court. Dès une heure, il est dans l'avenue, devant la maison des Frobisher ; à trois heures, le cœur tout bondissant de joie, il voit la jeune fille sortir de la maison. Et tous deux s'émerveillent du hasard qui les réunit.

— Je savais que je vous verrais aujourd'hui ! — dit M. Lewisham. — Je le sentais !

— Et c'était la dernière fois que nous avions l'occasion de nous rencontrer ! — lui répondit-elle avec non moins de franchise. — Après-demain, lundi, je retourne à Londres. Oui, j'ai trouvé une place. Car, je ne vous l'ai pas dit, je suis sténographe et j'écris à la machine. Je viens de quitter l'école, la Grogram School ! Et j'ai trouvé une place dans une maison.

— Ainsi vous connaissez la sténographie ? — fit-il. — Voilà donc ce qui explique la plume avec laquelle vous écriviez, l'autre jour, ce pensum… Vous savez que je l'ai toujours ?

Elle sourit, et ses sourcils se relevèrent. — Oui, tenez, ici ! — ajouta M. Lewisham en montrant une poche de sa jaquette, à l'endroit de son cœur.

— Ce pré que voici, — poursuivit-il, — en traversant ce pré, derrière la colline, il y a une porte…, et cette porte va… je veux dire conduit dans le sentier qui court le long de la rivière. Y avez-vous été ?

— Non ! dit-elle.

— C'est la plus belle promenade de Whortley. Elle mène à Immering Common. Vous devez absolument, avant de partir !

— Tout de suite ? — demanda-t-elle. Et ses yeux brillèrent.

— Pourquoi pas ?

— Mais j’ai dit à Mrs Frobisher que je serais rentrée à quatre heures, — dit-elle

— C'est une excursion qu'on n'a pas le droit de ne pas faire ! Les arbres bourgeonnent, les joncs poussent, et tout le long du bord, dans la rivière, il y a des milliers de petites fleurs blanches qui flottent sur l'eau… Je ne sais pas leur nom, mais elles sont charmantes… Puis-je marcher en avant, pour vous montrer le chemin… ?

Et le jeune couple se mit en route à travers le pré, à l'étonnement infini de Mrs Frobisher, qui les regardait d'une de ses fenêtres. Ils marchaient d'un pas résolu, et ils trouvaient l'univers entier plein d'éclat et de douceur pour leur agrément. Toutes les choses qu'ils découvrirent, et se dirent l'un à l'autre, cette après-midi, en descendant vers la rivière! Que le printemps était merveilleux, que les jeunes feuilles étaient charmantes, les bourgeons admirables, les nuages éblouissans : tout cela dit avec un air de suprême originalité. Et leur naïve surprise à constater que tous deux étaient d'accord sur ces nouveaux plaisirs !

Ils prirent d'abord le sentier qui court parmi les arbres, au-dessus de la rivière; mais, avant qu'ils eussent fait trois cents pas, la jeune fille, naturellement, s'en repentit, et regretta qu'ils n'eussent point pris le sentier de halage, qu'elle voyait à ses pieds, de sorte que M. Lewisham eut à trouver un endroit d'où elle pût descendre. Un bon arbre, précisément, présentait ses racines en manière de balustrade; elle s'y accrocha d'une main, et descendit en donnant l'autre main à son compagnon.

Puis un petit rat d'eau, occupé à laver ses moustaches, leur fournit roccasion d'un nouveau contact de leurs mains, et d'une nouvelle intimité de murmures et de silence. Après quoi, Lewisham résolut de cueillir pour son amie une fleur de mauve, au péril, — jugèrent-ils, — de sa vie : et il la cueillit, remplissant d’eau une de ses bottines par la même occasion. Et devant l’écluse, là où le sentier s’écarte de la rive, ce fut elle qui l’étonna par un exploit inattendu : car il la vit soudain grimper le long d’un des poteaux de l’écluse, en s’aidant de ses mains, et puis, — imagede lumière et de grâce. — sauter légèrement jusqu’à terre…

— Voyez ! — dit-il soudain, — une averse, là-bas ! — Et ils coururent ensemble. Elle riait en courant, et cependant sa course était rapide et légère. Pour la faire sortir d’une haie, il l’attira des deux mains ; il délivra sa jupe de l’attaque d’une ronce amoureuse ; et ils parvinrent enfin à un petit hangar où reposait une énorme herse. La jeune fille s’assit sur la herse et sembla hésiter. — Il faut que j’ôte mon chapeau, dit-elle, la pluie va le tacher. — Ainsi il eut l’occasion d’admirer la sincérité de ses boucles, dont jamais, au reste, il n’avait douté. Elle se baissa sur son chapeau, un mouchoir en main, tamponnant une à une les gouttes argentées. Lui, cependant, se tenait debout sur le seuil du hangar, considérant la vallée autour de lui, à travers le doux voile de l’ondée d’avril.

— Il y a de la place pour deux, sur cette herse ! — lui dit-elle. Il fit d’abord un geste de refus, puis entra et s’assit près d’elle, tout près d’elle, presque la touchant. Il éprouvait un désir frénétique de la prendre dans ses bras ; mais il sut retenir sa folie. — Je ne sais pas même votre nom ! lui dit-il, cherchant dans la conversation un abri contre le tourbillon de ses pensées.

— Henderson, dit-elle.

Miss Henderson ?

Elle sourit, et fit mine d’hésiter à répondre. Puis : — Mais oui, sans doute, miss Henderson ! — Elle avait des yeux extraordinaires. Jamais encore il n’avait éprouvé ce qu’il éprouvait. Il rêvait de lui demander son prénom, il rêvait de l’appeler « chérie » et de voir ce qu’elle en dirait. Il se plongea, tout entier, dans une description de son principal…

Le murmure de la pluie, sur leurs têtes, faiblit et cessa, et le soleil éclaira vivement le lointain des bois, au delà d’Immering. — Partons, maintenant ! dit-elle soudain. La pluie s’est arrêtée.

— Ce petit sentier va droit à Immering, dit M. Lewisham.

— Mais… et quatre heures ?

Il tira sa montre, et ses sourcils se froncèrent : sa montre marquait quatre heures et un quart !

— N’est-il point quatre heures bientôt ? — demanda-t-elle. Et, soudain, ils se trouvèrent face à face avec la perspective de la séparation. Lewisham, lui aussi, était de « service » à quatre heures : mais la chose lui parut sans aucune importance. — Est-ce nécessaire, tout à fait nécessaire, que vous rentriez ? — demanda-t-il. — J’ai… j’ai à vous parler !

— N’est-ce point ce que vous avez fait ?

— Non, ce n’est point cela ! Et puis… non !

Elle se tenait debout devant lui, les yeux dans ses yeux — C’est que j’ai bien promis de rentrer à quatre heures ! — dit-elle. — Mrs. Frobisher a un thé.

— Et jamais, peut-être, nous n’aurons l’occasion de nous retrouver !

— Eh bien ?

Lewisham, tout d'un coup, se sentit pâlir. — Ne me quittez pas encore ! — s'écria-t-il après un silence, et avec une détresse dans, la voix. — Ne me quittez pas ! Restez encore un instant! un petit instant... Vous pourriez... vous pourriez vous perdre en chemin !

Il se tut de nouveau.

— J'ai tant rêvé de vous parler ! — reprit-il. — La première fois que je vous ai vue… D'abord je n'osais pas… Je ne savais pas si vous me laisseriez parler… Et maintenant, à l'instant où commence mon bonheur, vous partez !

— Non, dit-elle alors, en traçant une courbe avec la pointe de son soulier. — Non, je ne partirai pas encore !

Lewisham retint à grand'peine son envie de crier. — Vous voulez bien venir jusqu'à Immering ? — dit-il. Et tandis qu'ils s'avançaient dans l'étroit sentier, à travers l'herbe mouillée, il se mit à lui dire, avec une simple franchise, combien il tenait à sa société. — Je ne voudrais point échanger ce plaisir pour tout l'univers, — disait-il. — Et peu m'importe de manquer mon « service ! » Peu m'importe tout ce qui pourra m'arriver, pourvu que nous ayons à nous cette après-midi !

— Et peu m'importe aussi à moi, — dit-elle.

— Merci d'être venue ! — reprit-il, dans un élan de reconnaissance. — Oh ! merci d'être venue ! — Et il prit la main de la jeune fille et la tint dans la sienne. Ils marchèrent, la main dans la main, jusqu'à l'entrée du village. Leur héroïque résolution de tout sacrifiera cette promenade leur avait donné un sentiment singulier de camaraderie. — Je ne puis pas vous appeler Miss Henderson ! — déclara-t-il — Il faut que vous me disiez votre prénom. — Éthel — Éthel, — dit-il, et il la regardait, et il recueillait son courage en la regardant, — Éthel, c'est un joli nom. Mais aucun nom n'est assez joli pour vous, ma chérie !


À Immering, les deux jemies gens entrent dans la boutique d'une dame qui les appelle « ses enfans » et leur sert, à un prix d'un bon marché tout à fait incroyable, d'excellent thé et des gâteaux excellens. Et ils cueillent des fleurs, et, malgré l'approche du soir, c'est par le chemin le plus long qu'ils reviennent à Whortley. « Ils allaient, pleins de la découverte de leur mutuel amour, et en même temps si pleins de la timidité de l'adolescence que pas une seule fois le mot amour ne leur vint aux lèvres. Mais, à mesure qu'ils causaient, et que le doux crépuscule descendait autour d'eux, leurs discours et leurs cœurs devenaient plus intimes… Quand, enfin, ils arrivèrent aux premières rues de Whortley, les arbres silencieux étaient noirs comme de l'encre, et la lune montrait à découvert son pâle visage, et les yeux d'Éthel brillaient comme des étoiles. Elle portait toujours, dans ses mains, les fleurs et les branches d'arbres qu'il lui favait cueillies. Dans le lointain, la fanfare de Whortley, — qui jouait, ce soir-là, pour la première fois en plein air, — rythmait avec lenteur un air sentimental. — J'aime tant la musique ! — dit Éthel. — Et moi aussi ! — répondit M. Lewisham. » Ils traversent les rues, ils passent devant le collège, où ils voient, à travers la fenêtre, le principal assis dans la chaire de son répétiteur. Et, devant la maison des Frobisher, enfin, ils se disent adieu. « Ainsi finit la première journée d'amour de M. Lewisham. »


Je n'ai pas résisté à la tentation de citer, presque en entier, ce prologue du nouveau roman de M. H. G. Wells. Les chapitres qui le suivent sont peut-être, cependant, d'un intérêt plus varié et plus instructif. Ils nous apprennent comment l'Amour a continué à contrarier les schémas successifs de M. Lewisham. Ils nous montrent le jeune homme installé à Londres, — car son principal l'a naturellement congédié dès le lendemain de sa promenade à ïmmering Common ; — ils nous le montrent poursuivant au South Kensington Institute ses études scientifiques, avec une ardeur qui lui vaut, outre l'estime de ses maîtres et de ses camarades, la tendre admiration d'une étudiante en lunettes; ils nous le montrent s'avançant d'un pas léger et sûr dans la voie nouvelle où il s'est engagé, jusqu'au jour où un irrésistible élan le pousse à sacrifier une fois de plus ses projets d'avenir, pour épouser Éthel, sa première amie, retrouvée par hasard après un long oubli. Et c'est alors un simple, vivant et touchant tableau des espoirs et des déceptions, des doux rêves et des tristes réalités de la vie d'un jeune ménage pauvre sur le pavé de Londres : un tableau si plein à la fois d'émotion et de vérité qu'il suffirait, à lui seul, pour faire de l'Amour et M. Lewisham un des plus beaux romans biographiques qu'ait produits la littérature anglaise depuis David Copperfield et Martin Chuzzlewit. Mais il y a, dans les chapitres du prologue que j'ai cités, — ou plutôt, hélas ! il y a dans le texte original de ces chapitres, — un charme tout particulier de fraîcheur juvénile ; le style même y est printanier, comme les sentimens et les paysages ; et, lorsque, d'un commun mouvement, le jeune homme néglige d'aller faire sa classe, et la jeune fUle d'assister au thé de Mrs. Frobisher, le lecteur en éprouve autant de plaisir que si, jamais encore, il n'avait lu l'histoire d'un premier amour.

Peut-être, seulement, plus d'un lecteur aura-t-il peine à croire que cette gracieuse idylle soit l'œuvre de M. Wells, l'auteur de la Machine à explorer le temps, de la Guerre des Mondes[1], et d'autres fantaisies scientifiques qui lui ont valu d'être appelé « le Jules Verne anglais. » Car ni le début de l’Amour et M. Lewisham, ni le roman tout entier n'ont à coup sûr rien de scientifique, si ce n'est que le héros, dans un de ses schémas, se promet de devenir professeur d'histoire naturelle ; et l'ouvrage de M. Wells n'est pas, non plus une fantaisie, — poussant, au contraire, si loin l'exactitude réahste des peintures et de l'analyse qu'on a parfois l'impression de lire une autobiographie plutôt qu'un roman. Pas une fois M. Lewisham ne tente de monter dans la lune : il se borne à vivre devant nous sa petite vie, à aimer, à souffrir, à rêver, à lutter contre le manque d'argent, à se quereller avec sa jeune femme et à l'embrasser. Tout au plus assiste-t-il, certain soir, à une séance de spiritisme : encore n'est-ce que pour découvrir la fraude du médium, qui se trouve être, d'ailleurs, une sorte de philosophe, intarissable en réflexions profondes sur la beauté et l'utilité de la bêtise humaine. Nulle trace, dans tout cela, de la manière habituelle du « Jules Verne anglais ; » et je ne serais point surpris que les compatriotes de M. Wells lui sussent mauvais gré d'avoir ainsi brusquement changé de manière, pour se montrer à eux sous un jour imprévu.

La vérité est, pourtant, que M. Wells, s'il a changé de manière, n'a pas changé d'esprit ni de talent. Car sa Machine à explorer le temps, sa Guerre des Mondes, ses Contes du temps et de l’espace, toutes ses fantaisies scientifiques étaient infiniment plus différentes qu'elles ne paraissaient l'être de Cinq semaines en ballon ou du Docteur Ox ; et déjà on y pouvait deviner, sans trop d'effort, l'humoriste sentimental qui vient d'écrire l’Amour et M, Lewisham. La science n'y servait, en somme, que de prétexte, et déjà l'intention était toute morale. Dans la Machine à explorer le temps, par exemple, le plus célèbre de tous ses romans, M. Wells visait surtout à nous montrer ce que serait, probablement, l'humanité future. Son héros n'employait l'extravagante machine que pour nous transporter avec lui dans les siècles à venir, où il nous faisait assister à la sinistre déchéance de notre espèce, victime de l'excès de civilisation. Et c'est là, encore, un trait qui distmgue M. Wells de l'ordinaire des romanciers scientifiques. Non seulement le « Jules Verne anglais, » dans ses tableaux de l'humanité future, ne se borne pas à imaginer les circonstances extérieures de la vie, non seulement il apporte tout son effort à se représenter les pensées et les sentimens des hommes qui naîtront après nous, mais jamais il ne manque d'affirmer que ces pensées et ces sentimens seront plus misérables encore que les nôtres, en raison même du soi-disant « progrès » dont nous sommes si fiers !

Ce romancier scientifique a consacré la plupart de ses ouvrages à railler le « progrès, » à prouver les dangers d’une civilisation fondée sur la science. Il a essayé, en quelque sorte, de déduire de notre situation morale présente ce que sera la situation morale de nos descendans, si l’humanité s’obstine dans la funeste voie où elle s’est engagée. Et tantôt, comme dans la Machine à explorer le temps, il nous a fait voir des hommes amollis par le bien-être matériel, atrophiés par le développement anormal de l’intelligence, tantôt, comme dans les Contes du Temps et de l’Espace, il nous en a fait voir d’autres, abrutis par l’égoïsme, par l’oubli du rêve et la perte de la foi ; ou bien encore, dans l’Île du docteur Moreau, il nous a offert un saisissant exemple de l’impuissance de l’homme contre la nature. Sous l’appareil scientifique, dans tous ces romans, apparaît une incessante satire de la science. Et la satire se retrouve dans la Guerre des Mondes, où l’auteur n’invente une invasion de la terre par les habitans de la planète Mars que pour avoir une nouvelle occasion d’étaler, à nos yeux, le spectacle de notre faiblesse et de notre ignorance.

Ainsi l’œuvre de M. Wells n’a jamais eu rien de commun avec celle de M. Jules Verne. Bien plutôt qu’aux Voyages extraordinaires, ses fantaisies pourraient faire songer aux Voyages de Gulliver, dont je crois d’ailleurs, que quelques-unes d’entre elles sont directement inspirées. Mais, tandis que l’ironie de Swift s’en prend à l’essence même de la nature humaine, l’ironie de M. Wells a peut-être, à la fois, moins d’étendue et plus de portée. Elle s’en prend surtout à notre conception présente de la vie, qui, en nous lançant à la poursuite d’un idéal de bonheur irréalisable, nous détourne sans cesse davantage des sources naturelles de notre bonheur. M. Wells est avant tout un moraliste. De même que la fantaisie scientifique, l’ironie n’est, chez lui, qu’à la surface. Et, s’il raille avec tant de zèle notre science et notre progrès, c’est que, par instinct comme par réflexion, il place au-dessus de ces dangereuses chimères la simplicité de cœur, la bonté et l’amour.

Peut-être, comme son M. Lewisham, a-t-il eu à vingt ans le culte de Carlyle. Sa morale, en tout cas, ressemble fort à celle de ce grand poète, et il n’y a pas jusqu’à sa fantaisie qui, parfois, n’évoque le souvenir de Sartor Resartus. Mais, qu’il ait eu pour maître Carlyle ou Dickens, ses romans scientifiques étaient animés, déjà, du même esprit qui vient de s’exprimer, avec une force toute particulière, dans son récit des aventures d’amour de M. Lewisham. Tout en nous divertissant par la description d’appareils bizarres ou d’expériences invraisemblables, ils nous enseignaient que la science la plus savante ne sait encore que peu de chose, que toutes les soi-disant « conquêtes » de notre civilisation n'ont d'effet que de nous appauvrir, et que l'homme ne doit point espérer de vaincre la nature, mais doit, au contraire, se soumettre à elle avec résignation. Et c'est aussi ce que nous enseigne l’Amour et M. Lewisham, tout en nous émouvant par le gracieux spectacle, sans cesse varié, de deux jeunes cœurs entraînés l'un vers l'autre.

À la dernière page du roman, M. Lewisham, décidément revenu de ses illusions, s'amuse à rehre les vieilles feuilles où il inscrivait ses rêves d'avenir. Aucun de ces rêves ne s'est réaUsé. Le jeune homme n'a connu ni la gloire, ni la fortune ; le mariage même ne lui a pas apporté toutes les satisfactions qu'il en attendait. Mais, en fin de compte, il se sent heureux. Il vit. Il aime sa femme et sa femme l'aime. Il règle ses désirs sur les moyens qu'il a de les réaliser. Et ni des choses ni des hommes il n'espère plus que ce qu'ils peuvent lui offrir.


« Et cependant, songea-t-il, c'est presque comme si la vie m'avait joué un tour ! Me donner si peu, après m'avoir tant promis !

« Bah ! Ma carrière ! Mais j'ai eu une carrière, et je vais en avoir une plus importante encore, quand sera né l'enfant qui doit naître. Père ! Pourquoi désirerais-je quelque chose de plus ?…

« Oui, c'est cela, la vie ! Cela seul est la vie ! Pour cela seul nous sommes nés ! Et toutes ces autres choses…, toutes ces autres choses…, elles ne sont rien qu'une sorte de jeu !…

« Un jeu ! »

Il jeta de nouveau les yeux sur le schéma, qu'il tenait en main pour le déchirer. Et il hésita. La vision se dressa devant lui, une dernière fois, de cette carrière harmonieusement arrangée, de cette suite élégante de travaux et de succès. Alors il serra les lèvres, et, délibérément, il déchira en deux la feuille jaunie. Puis il la plia et la déchira encore, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il eût réduit le schéma en d'innombrables petits morceaux de papier. Il avait l'impression de déchirer, du même coup, tout ce qui restait en lui de son ancien moi.

« Un jeu ! » murmura-t-il de nouveau, après un long silence.


Telle est la philosophie de M.Wells. C'est elle qu'on devine au fond de ses romans scientifiques, et qui donne à quelques-uns d'entre eux une portée que n'ont guère les ouvrages de ce genre. Mais jamais elle ne nous est encore apparue aussi nettement que dans cette simple et charmante histoire d'amour. Et jamais encore M. Wells n'a aussi clairement prouvé qu'il était plus et mieux qu'un « Jules Verne anglais. »

T. de Wyzewa.
  1. Ces deux ouvrages de M. Wells ont été traduits en français, et fort bien traduits, par M. Henry D. Davray, qui nous donnera sans doute, bientôt, une traduction de Love and Mr. Lewisham.