Revues étrangères - Une Nouvelle Biographie de Botticelli

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Revues étrangères - Une Nouvelle Biographie de Botticelli
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 456-467).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE BOTTICELLI


Botticelli, par A. Streeter, 1 vol. illustré ; Londres, 1903.


Il y avait à Florence, dans la seconde moitié du XVe siècle, un honnête et consciencieux artisan nommé Sandro Filipepi, mais plus connu sous son surnom familier de « petit baril, » Botticelli. Fils d’un tanneur, il avait adjoint à l’atelier paternel, vers 1472, une bottega de peinture assez achalandée. Les Médicis l’employaient volontiers pour certains travaux de décoration ; un pape florentin l’avait même chargé d’une commande au Vatican ; et le conseil de fabrique de la cathédrale de Pise avait, un instant, songé à lui pour la continuation des fresques de Gozzoli au Campo Santo : mais le morceau qu’il avait soumis, par manière d’épreuve, avait été jugé peu satisfaisant. D’une façon générale, cependant, Sandro était estimé de ses confrères et du public : il l’était à l’égal de vingt autres maîtres, sans que jamais certainement personne ait eu l’idée de découvrir en lui un génie supérieur à Verrocchio, à Domenico Ghirlandajo, au bizarre et charmant Cosimo Rosselli. En 1516, six ans après sa mort, son nom était déjà si oublié qu’une de ses peintures les plus remarquables, la Pallas au Centaure du palais Pitti, était mentionnée dans un inventaire des Médicis sans nom d’auteur. Un demi-siècle plus tard, Vasari, naturellement, lui consacrait quelques pages dans ses Vies des Peintres, Sculpteurs, et Architectes, où il n’y avait pas si obscur petit ouvrier florentin qui ne figurât ; mais il parlait surtout de ses farces d’atelier, et le seul de ses tableaux qu’il louât de bon cœur se trouvait être une Assomption (aujourd’hui à Londres), qui, de l’opinion à peu près unanime de la critique moderne, serait l’œuvre d’un autre peintre, le médiocre Francesco Botticini. Au commencement du XVIIe siècle, lorsque le grand-duc Ferdinand Ier dressait une liste des peintres anciens dont les œuvres ne devaient pas sortir de Florence, il n’avait pas même l’idée d’y inclure Botticelli. Au XVIIIe siècle, l’excellent critique florentin Lanzi, assidu, lui aussi, à célébrer jusqu’aux plus-insignifians de ses compatriotes, ne trouvait à citer de maître Sandro que ses fresques de la Sixtine, et l’Assomption de Botticini. Et ce n’est pas que les peintures aujourd’hui les plus glorieuses de Botticelli aient échappé aux regards de ces connaisseurs d’autrefois : elles étaient exposées, comme elles In sont encore, dans les palais et églises de Florence ; mais personne ne songeait à les y remarquer. Durant les trois premiers quarts du XIXe siècle, enfin, les travaux de l’histoire et de la critique avaient remis en lumière le nom et l’œuvre du vieux maître ; et Botticelli avait repris sa place dans l’estime publique, entre Ghirlandajo et Filippino Lippi, comme l’un des principaux représentans de la peinture florentine de la Renaissance.

Or voici que, brusquement, aux environs de 1870, une véritable révolution se produisit dans le classement et l’appréciation de ces maîtres florentins. S’élevant d’un seul coup non seulement au-dessus des Ghirlandajo et des Filippino, mais de Fra Bartolommeo, d’Andréa del Sarto, et bientôt de Raphaël lui-même, Botticelli devint brusquement le plus grand peintre de Florence et de l’Italie tout entière. C’est lui seul, aujourd’hui, que l’on recherche et que l’on adore au Musée des Offices. Les photographies de ses tableaux se vendent, à elles seules, plus que celles de tous les autres tableaux de Florence ; et la petite salle qui contient sa Naissance de Vénus voit arriver, chaque matin, un troupeau de pèlerins des quatre coins du monde, infiniment plus recueillis et plus extasiés que ceux qui, à Dresde, se prosternent depuis un siècle devant la Madone Sixtine. Comme le dit très justement M. Streeter, son nouveau biographe, « on peut affirmer sans exagération que, à l’heure présente, aucun autre artiste italien n’inspire autant d’intérêt que Botticelli. » Pas une revue d’art qui ne s’occupe de lui : sans compter une vingtaine au moins de critiques qui paraissent s’être exclusivement voués à l’étude de son œuvre. Et comme, à peu près vers le même temps, un changement de la mode a transporté sur les « primitifs » la sympathie de tout dilettante un peu délicat, on en est même arrivé, par une extraordinaire confusion d’idées et de dates, à incarner couramment la peinture « primitive » de l’Italie dans l’art de ce peintre de la fin du XVe siècle, disciple de Savonarole, rival et imitateur de Léonard de Vinci !

Mais le plus curieux est de voir les argumens divers par lesquels s’efforcent de justifier cette gloire imprévue de Botticelli ceux de ses admirateurs qui ne se bornent pas à la tenir pour admise, et à discuter simplement le plus ou moins d’authenticité de telle ou telle peinture. C’est ainsi que M. Streeter, qui semble avoir examiné de très près l’œuvre du maître florentin, manifeste sans cesse un embarras des plus amusans lorsqu’il se trouve amené à vouloir nous définir le mérite propre de cette œuvre, et les véritables causes de sa renommée. Car on entend bien qu’il ne s’agit pas pour lui de nous expliquer seulement pourquoi Botticelli est un bon peintre, souvent fort intéressant malgré un talent inégal, et tout à fait digne de l’estime que professaient pour lui ses contemporains : il ne s’agit pas de nous montrer en quoi son œuvre diffère de celle des Ghirlandajo et des Cosimo Rosselli, par où elle les dépasse et par où elle leur reste inférieure : la situation présente de l’auteur du Printemps ne saurait plus comporter de telles comparaisons. Ce que M. Streeter se croit, en conscience, tenu de nous faire comprendre, c’est ce qui constitue la supériorité de Botticelli sur les plus grands maîtres de l’art italien, les Léonard et les Raphaël, puisque, de son aveu même, « il n’y a plus aujourd’hui en Italie aucun artiste qui inspire autant d’intérêt que Botticelli. » Et rien n’est plus curieux que son effort à s’acquitter de cette tâche, en vérité difficile.

Il reconnaît que Botticelli dessine assez mal. « Il est souvent inexact dans son dessin, avec une négligence singulière des proportions de ses figures. Celles-ci sont en général trop maigres pour leur hauteur ; leurs mains et leurs pieds sont presque toujours trop grands, et parfois la disproportion des mains les rend monstrueuses. » Le sens de la couleur est plus faible encore, chez lui ; son biographe est contraint d’admettre que, dans les plus célèbres de ses compositions (qui sont aussi, peut-être, les seules à n’avoir pas été entièrement repeintes), le coloris est « d’une pâleur et d’une froideur » fâcheuses. « D’autres fois, quand il fait usage de tons plus vifs, ceux-ci échouent à se fondre en un effet général agréable. Les contrastes sont trop stridens, avec une minutie de nuances qui fait songer à de la mosaïque… Dans l’ensemble, on peut dire de son coloris qu’il est surchargé. » Et, vraiment, il faudrait aimer Botticelli d’une affection bien aveugle pour ne pas être choqué du mauvais goût de sa couleur, toutes les fois qu’il ne se borne pas, comme dans sa Naissance de Vénus ou dans son Printemps, à relever son dessin de quelques faibles teintes, bien « pâles » et bien froides », hélas ! — d’une pâleur glaciale. Quant à la composition, M. Streeter avoue que Botticelli est bien loin d’y avoir excellé « Lorsqu’il se trouve traiter une scène dramatique, souvent il encombre ses premiers plans, d’où résulte une impression de désordre et de confusion… Inférieure à celle de Ghirlandajo, sa composition est bien surpassée par celle de Benozzo Gozzoli, de Filippo Lippi, et même d’autres artistes de moindre importance. » M. Streeter nous déclare, après cela, que « Botticelli n’a peut-être jamais été égalé comme peintre du mouvement. » Mais, plus tard, quand il étudie une à une les œuvres du maître, il ne peut s’empêcher de nous laisser entendre que les mouvemens, chez lui, tout comme les couleurs, passent sans cesse d’un excès d’agitation à un excès de rigidité. Et, du reste, comment pourrait-il admirer autant qu’il le dit le génie de mouvement d’un maître dont il nous affirme qu’il est toujours « abstrait, forcé, compliqué, absolument dépourvu de simplicité ? »

Dessinateur incorrect, mauvais coloriste, inférieur aux plus médiocres de ses contemporains pour la composition, et, d’une façon générale, « absolument dépourvu de simplicité, » — le moins simple à coup sûr et le plus artificiel de tous les peintres italiens, — Botticelli a-t-il du moins le mérite d’avoir su exprimer l’âme de son époque ? « Entre les deux grands courans intellectuels de la Renaissance, nous dit M. Streeter, Botticelli reste irrésolu. Ne se livrant tout à fait à aucun des deux, nous sentons qu’il n’a saisi la pleine signification ni de l’un ni de l’autre. Jamais il n’atteint à une véritable compréhension de l’antique. La synthèse de la pensée classique et la sérénité de l’art classique lui échappent totalement. Et jamais, d’autre part, sauf dans une ou deux de ses dernières peintures, il ne s’élève à une expression réelle de la foi et du sentiment chrétiens. » Ici encore l’auteur anglais, pour justifier son héros, se voit forcé de recourir à d’étranges subtilités. Le « charme évasif » de l’art de Botticelli consisterait, suivant lui, dans sa « tendance à insister sur l’aspect négatif (plutôt que sur l’aspect positif) des deux idéals opposés dont il s’inspire. » Partout, dans son œuvre, dans ses Vénus comme dans ses Madones, « nous avons l’impression d’un manque, entraînant avec lui un sentiment d’ineffable mélancolie. » Ses Vénus comme ses Madones « sont de grands refus, les unes ayant manqué la terre, les autres le ciel. » Comprenne qui pourra, à moins que cela ne signifie simplement que les œuvres manquées évoquent en nous, avec « un sentiment d’ineffable mélancolie, » le regret de l’idéal qu’elles ne parviennent pas à atteindre !

Où donc devons-nous chercher la véritable supériorité de Botticelli sur tous les autres artistes italiens ? C’est uniquement, d’après M. Streeter, dans son merveilleux génie de « décoration ». Botticelli, à l’en croire, aurait été « le premier peintre qui a apprécié son art plutôt pour ce qu’est cet art lui-même que pour ce qu’il est capable de représenter. » En d’autres termes, le maître du Printemps aurait été le premier à se servir de la peinture non point pour reproduire ni pour créer des formes vivantes, mais pour agencer, dans un ensemble harmonieux, de belles lignes d’un rythme expressif. Botticelli aurait été, à ce compte, quelque chose comme un musicien de la peinture. Lui seul se serait consciemment proposé l’idéal que nous prêtons volontiers aux sculpteurs du Parthénon, ou encore à l’incomparable poète du Parnasse du Louvre. « Développant, les ressources de son art en vue d’un effet purement esthétique, il n’a voulu chercher qu’une beauté abstraite, en dehors de toute figuration réelle comme de toute signification spirituelle ou morale. » Et sans doute, si vraiment Botticelli avait visé à cela, nous aurions aujourd’hui à lui en savoir gré, quelle que fût notre opinion sur la manière dont il a réussi dans son entreprise. Mais pouvons-nous, je le demande, prendre au sérieux un seul instant l’agréable hypothèse de M. Streeter ? Lui-même nous dit que tantôt Botticelli « s’élève à une extase de ferveur religieuse, » que, d’autres fois, « il nous apparaît un moraliste et un satiriste, » et, d’autres fois encore, « un parfait courtisan ; » que, dans ses fresques de Rome et dans ses Adorations des Mages, il introduit une foule de portraits d’une vérité humaine à la fois savante et profonde ; qu’il s’intéresse constamment « au mystère de la vie humaine ; » et que, d’autre part, il est inférieur pour la composition à la plupart de ses contemporains. Qu’est-ce qu’un décorateur qui ne sait pas composer ? Et comment un musicien de la ligne abstraite peut-il être en même temps un habile portraitiste, « s’intéressant aux plus sombres problèmes de la vie humaine ? » Mais surtout, comment M. Streeter, pour porter un tel jugement sur Botticelli, peut-il éliminer de son champ d’observation les trois quarts de l’œuvre du vieux peintre, depuis l’Holopherne de 1470 jusqu’à la Pietà de Munich, et à ces Scènes de la vie de Saint Zénobie où le souci d’une reproduction exacte et minutieuse des faits se trouve poussé jusqu’au réalisme le plus prosaïque ? Deux ou trois tondi religieux, le Magnificat, la Vierge à la Grenade, la petite Vierge du musée Poldi-Pezzoli, et les quatre compositions mythologiques du maître, le Printemps, la Naissance de Vénus, la Pallas, le Mars et Vénus de Londres : c’est seulement dans ces quelques morceaux qu’on peut, à la rigueur, imaginer que Botticelli se soit départi du soin scrupuleux avec lequel, dans tout le reste de son œuvre, il s’est toujours servi de son art non comme d’une fin en soi, mais comme d’un moyen pourfendre jusqu’aux détails les plus insignifians de la réalité.

L’hypothèse de M. Streeter repose-t-elle du moins sur un seul argument autre que l’impression personnelle du critique anglais ? Elle aurait pour elle, d’après son auteur, ce fait significatif, que l’on n’est point parvenu à trouver exactement, dans les poèmes de Laurent de Médicis et de Politien, des textes qui aient pu servir de programme aux peintures allégoriques de Botticelli. Et cependant un passage que cite M. Streeter de la Giostra de Luca Pulci nous offre une ressemblance bien frappante avec le Mars et Vénus de la National Gallery. Pour la Naissance de Vénus et le Printemps, en vérité, aucun des poèmes proposés jusqu’ici ne paraît avoir directement servi de source à l’artiste : mais c’est que nous sommes aujourd’hui bien empêchés de connaître les sources où s’inspiraient les peintres anciens. Il y a au Musée des Offices, tout proche de la Naissance de Vénus, une délicieuse petite allégorie de Giovanni Bellini dont le sujet même était matière à d’innombrables discussions entre les critiques, jusqu’au jour, très récent, où l’un des plus# savans et le plus ingénieux d’entre eux, M. Georges Ludwig, a découvert à la Bibliothèque Nationale un vieux poème français dont la tableau de Bellini s’est trouvé être l’illustration absolument littérale. Qui sait si Botticelli n’a pas exécuté ses allégories sur commande, et ne s’est pas borné à y figurer, trait pour trait, le rêve subtil de quelque courtisan de Laurent le Magnifique ? Supposition infiniment plus probable que celle de M. Streeter, pour peu qu’on réfléchisse aux habitudes artistiques des ouvriers de la Renaissance : mais nous possédons en outre un document qui la rend tout à fait certaine, et que M. Streeter lui-même n’a pu s’empêcher de nous signaler. C’est un extrait du Libro di Pittura d’Alberti, développant, dans les termes que voici, le sujet d’un tableau qu’aurait peint jadis le fameux Apelle :


Il y avait une fois un homme qui avait de très longues oreilles, et près de lui se tenaient deux femmes, l’Ignorance et la Méfiance. Devant son tribunal apparaissait une autre femme, la Calomnie, qui était très belle, mais dont le visage respirait l’intrigue. Dans une de ses mains elle tenait une torche enflammée, de l’autre elle traînait par les cheveux un jeune homme qui élevait des mains suppliantes. Elle était guidée par un homme pâle, de mine hideuse et d’aspect cruel, et le nom de cet homme était Rancune ou Envie. La Calomnie était en outre accompagnée de deux servantes qui la couvraient d’ornemens ; et leurs noms étaient Hypocrisie et Ruse. Plus loin se tenait le Remords, une femme vêtue d’un manteau sombre, et convulsée de désespoir. Et près de cette dernière se montrait la Vérité, modeste et pleine de réserve.


Or, Botticelli s’est inspiré de ce passage d’Alberti pour peindre un de ses tableaux les plus fameux, la Calomnie du Musée des Offices ; et il a reproduit si fidèlement le texte de son auteur qu’il n’a pas même changé le moindre détail des attitudes des personnages ni de leur disposition, à tel point que ces personnages, debout l’un près de l’autre en des poses discordantes, semblent être des acteurs occupés à répéter, côte à côte, des rôles dont il est impossible de comprendre le sens. Et de même, dans ses petites scènes de la Vie de Saint Zénobie (au Musée de Dresde et dans une collection particulière anglaise), le peintre a suivi de si près la chronique florentine qu’il n’y a pas un seul mouvement des figures qui ne soit évidemment destiné à en reproduire un détail. De même encore les dessins de Botticelli pour orner un manuscrit du poème de Dante sont, comme l’on sait, exécutés dans un esprit d’illustration si servile et si minutieux qu’à force d’exactitude littérale, ils échouent à évoquer pour nous la vision du poète. Tout cela ne suffit-il pas à prouver que Botticelli, comme du reste la plupart des peintres de son temps, mais plus strictement encore peut-être que beaucoup d’entre eux, a été toute sa vie un illustrateur, assidu à reproduire, mot pour mot, les documens écrits dont il s’inspirait ? Et que reste-t-il, après cela, de son prétendu génie de pure musique linéaire ?

Non, ce n’est pas à ce génie-là que Botticelli doit d’être devenu, depuis trente ans, le plus aimé et le plus admiré des peintres italiens. Il le doit surtout, je crois, à un type de figure particulier qu’il a peint durant une certaine période de sa vie, et qui s’est trouvé par hasard coïncider avec un idéal particulier de beauté féminine aujourd’hui à la mode. Ce qui nous plaît aujourd’hui chez lui, ce qui nous force malgré nous à subir le charme de sa Naissance de Vénus et de sa Madone à la Grenade, c’est que, dans ces peintures d’une invention banale et d’un art souvent médiocre, les personnages ont les mêmes traits allongés, les mêmes grands yeux sensuels et mélancoliques, qui nous séduisent dans l’œuvre des peintres anglais, depuis Gainsborough jusqu’à Rossetti. Par un hasard singulier, et qui a peut-être résulté simplement de la rencontre d’un modèle, un jour, dans une rue de Florence, Botticelli a créé dans l’art, dès la fin du Quattrocento, un idéal de beauté féminine qui, quatre siècles plus tard, devait supplanter dans nos cœurs l’idéal plus matériel des maîtres classiques. Là est, je crois, son principal mérite : mais c’est un mérite tout à fait indépendant de la valeur artistique de sa peinture ; et l’on se trompera toujours à vouloir expliquer par des considérations de critique d’art un attrait où l’art joue moins de rôle que l’imagination et les sens. De l’aveu des plus fervens de ses admirateurs, l’œuvre de Botticelli paraît plus belle en photographie que quand on l’approche directement : n’est-ce pas assez dire que les qualités du peintre ne sont pas ce qui, chez lui, nous touche le plus ?


Des qualités de peintre, Botticelli en avait de très réelles, et qui seront pour nous très intéressantes à étudier lorsque nous aurons enfin cessé d’être hypnotisés, comme nous le sommes encore, par le pâle regard immobile de la Primavera. Nous nous apercevrons alors que, loin d’être parmi son temps l’exception prodigieuse que veulent voir en lui ses derniers biographes, le vieux maître a été au contraire le représentant le plus typique de l’art de sa patrie, durant la période indécise et trouble où il a vécu. Aucun autre n’a plus docilement subi les influences diverses et souvent opposées qui, de 1450 à 1490, ont condamné les artistes florentins à une série incessante de stériles efforts et de tâtonnemens douloureux. Aucun autre n’a plus évidemment passé toute sa vie à chercher ce qu’il devait faire, à hésiter non seulement entre des inspirations différentes mais entre des manières différentes de se servir du métier qu’il avait en main. La carrière de Botticelli, telle que nous la révèlent ses œuvres quand on les examine suivant l’ordre de leurs dates, est à coup sûr une des mieux faites pour nous renseigner sur l’état fâcheux d’inquiétude esthétique qu’une invasion trop soudaine de l’humanisme a produit, durant un demi-siècle, dans la ville des Médicis ; état qui aurait abouti, sans doute, à une décadence irrémédiable de l’art florentin, si la forte voix d’un prophète n’était venue ranimer dans les cœurs, pour quelques années du moins, l’ancien idéal des Giotto et des Angelico. Il y a eu là, en fait, sous la domination trop vantée de Laurent le Magnifique, une décadence tout aussi caractérisée que celle dont, trente ans plus tard, le retour définitif des Médicis a donné le signal ; et de cette décadence personne ne nous fournit une image plus touchante que le peintre du Magnificat et de la Calomnie.

Je dois ajouter que, pour l’intelligence du développement artistique de Botticelli, l’ouvrage de M. Streeter aura de quoi fournir aux futurs historiens une foule d’indications ingénieuses et de données précises. Avec une conscience et un soin des plus méritoires, l’écrivain anglais a essayé de classer à leurs dates toutes les peintures du maître, au bleu de se borner à les considérer d’après le genre de leurs sujets. Et cependant, même à ce point de vue, je crains que son savant travail n’ait pas toute l’autorité qu’il aurait pu avoir : car, si M. Streeter a très habilement fixé les dates probables de celles des peintures de Botticelli qu’il a étudiées, il a, d’autre part, volontairement négligé d’étudier et même de mentionner toute une série de peintures du maître : et cela, simplement, pour se conformer à l’hypothèse fantaisiste d’un de ses confrères, qui, tout compte fait, est bien loin de l’égaler en patience d’observation et en sûreté de jugement critique.

Ce confrère, M. Bernard Berenson, s’est avisé, il y a quelques années, de détacher de l’œuvre de Botticelli une trentaine de morceaux, pour les attribuer à un peintre inconnu qu’il a désigné du nom poétique d’Amico di Sandro. Et certes on ne saurait méconnaître que bon nombre de ces morceaux ne proviennent pas entièrement de la main de Botticelli : celui-ci, comme tous les peintres anciens, avait une bottega où de nombreux apprentis l’aidaient à exécuter les commandes dont on le chargeait. A côté d’œuvres qu’il a peintes lui-même (c’est-à-dire à l’exécution desquelles il a pris la part principale), il y en a d’autres dont il a simplement dessiné l’esquisse, laissant le reste du travail à ses apprentis. C’est ce que, de tout temps, les catalogues ont admis, et qui a fait que certaines œuvres de Botticelli, comme d’autres de Raphaël, de Dürer, ou de Rubens, ont été désignées sous le nom de « Travail d’École, » ou « Travail d’Atelier. » Mais M. Berenson, plus hardi, a prétendu réunir sous un même nom des œuvres qui, pour être toutes sorties d’un même atelier, n’en sont pas moins très différentes de facture et de style. Il a attribué en bloc à son Amico di Sandro des pièces d’un réalisme très vigoureux et très serré (qui pourraient bien être de la main même de Botticelli), comme le portrait du musée de Bergame ou un Portrait de jeune homme du Louvre, et des pièces d’une exécution infiniment plus molle, des coffres de mariage, des allégories, où doivent avoir collaboré plusieurs apprentis. L’entreprise était hardie, j’admets qu’elle valait la peine d’être discutée : mais un historien sérieux de Botticelli n’avait pas le droit de l’adopter aveuglément, ainsi que l’a fait M. Streeter. Il n’avait pas le droit de passer tout à fait sous silence la série des peintures assignées par M. Berenson à son Amico, tandis qu’il consacrait tout, un chapitre aux collaborateurs de Sandro. Sans l’invention malencontreuse de ce fantastique Amico, combien le livre de l’historien anglais aurait pu nous offrir une image plus complète et plus instructive de l’évolution artistique de Botticelli !


J’ai dit déjà ce qui me paraît avoir été le caractère principal de cette évolution : un tâtonnement sans fin, l’effort incessant d’un habile ouvrier, mais flâneur, rêvasseur, avec une âme inquiète et toujours mécontente, pour découvrir la voie la meilleure à suivre parmi des voies opposées. Né vers 1445, Botticelli a d’abord été l’élève de Filippo Lippi, pendant que celui-ci travaillait à ses fresques de Prato. Il a appris de son premier maître un réalisme encore pénétré d’un certain sentiment religieux, dépouillant déjà de toute poésie la légende sacrée, mais s’efforçant du moins de lui garder un peu d’intimité familière et de recueillement. Et comme Sandro avait en lui un très vif instinct de grâce féminine, tout de suite il a su l’appliquer heureusement à affiner le style pesant et bourgeois de Fra Filippo. Une Vierge du Musée de Naples nous offre le précieux témoignage de cette manière juvénile : un travail d’écolier, à peine davantage qu’une copie du maître, et pourtant tout imprégnée d’un charme nouveau. Mais en 1468, le vieux Lippi ayant quitté Prato pour Spolète, son élève revient à Florence, et y entre dans l’atelier des frères Pollaiuoli. Ceux-là, sculpteurs plus que peintres, et artisans sans intelligence, ne voient rien au monde que des muscles et des os ; sujets religieux ou profanes, tout ne leur est que prétexte à des anatomies d’un naturalisme grossier. Et voilà Botticelli condamné à les imiter ! Dans une Vierge au Buisson de Roses du Musée des Offices, il tente bien encore d’allier à leur sécheresse un peu de la douceur de son premier maître ; mais il n’y a plus trace de cette douceur dans sa Fortezza, dans son Holopherne, dans un vilain Saint Sébastien du Musée de Berlin. Le jeune peintre s’évertue à mettre dans ses tableaux une fausse vigueur, la plus contraire qui soit à sa nature propre ; et, toute sa vie, désormais, il conservera une trace de la fâcheuse influence exercée sur lui par ce séjour dans l’atelier des Pollaiuoli. Sans compter que, vers le même temps, il subit une influence non moins fâcheuse : celle des beaux esprits de la cour des Médicis qui, sous prétexte d’humanisme, substituent à sa foi naïve d’homme du peuple un mélange confus de scepticisme et de sensualité. C’est alors qu’il peint son Printemps, le Mars et Vénus de Londres, œuvres d’une inspiration bien pauvre et bien pénible, relevées seulement par la grâce lascive de quelques visages. Puis, vers 1475, l’exemple de son confrère Ghirlandajo le ramène dans une voie plus proche de celle qu’il a suivie jadis aux côtés de Lippi. Il essaie de tempérer son naturalisme d’une familiarité souriante et populaire ; et Ghirlandajo lui apprend aussi à se servir de la peinture pour raconter des histoires, pour disposer autour de la Vierge et de l’Enfant une foule de personnages divers en costumes de son temps. C’est encore le raconteur d’histoires, l’imitateur de Ghirlandajo, qui, en 1482, s’en va peindre à Rome les fresques de la Sixtine. Et là, bientôt, une influence nouvelle commence à agir sur lui. Il aperçoit un idéal de beauté calme et sereine, consistant dans un groupement équilibré de nobles attitudes. Revenu à Florence, cinq ou six ans, il s’efforce à mettre dans son œuvre la sérénité antique : il s’y efforce dans sa Naissance de Vénus, dans sa Vierge de Berlin, dans sa grande Vierge de l’Académie de Florence, et encore dans sa Vierge à la Grenade, un de ses chefs-d’œuvre. Mais ici, déjà, les souvenirs rapportés de Rome ne sont plus seuls en jeu. Botticelli s’est lié avec un élève de Verrocchio, Léonard de Vinci ; et, de jour en jour, il se laisse aller davantage à imiter le style de celui-ci, ses expressions étranges, ses gestes insinuans, le lointain mystérieux de ses paysages.

Ainsi il va d’une manière à l’autre, toujours inquiet et ne sachant que faire, lorsque, en 1491, il entend la grande voix de Savonarole. Avec des images infiniment plus vivantes et plus belles que les pédantesques subtilités des Marcile Ficin et des Politien, le moine ferrarais lui fait honte des ridicules niaiseries qui, naguère, ont remplacé dans son cœur la ferveur créatrice de la foi chrétienne. Il lui fait honte aussi de l’art pénible, disparate, inutile, où il a dépensé trente ans de sa vie. « En quoi consiste la beauté ? lui demande-t-il. Dans la couleur ? Non. Dans la forme ? Non. La beauté résulte d’une correspondance entre les formes et les couleurs ; mais la vraie source de la beauté des choses est la lumière qui se dégage d’elles, et il n’y a point de lumière plus parfaite que celle qui émane de l’âme. Harmonie et lumière, c’est toute la beauté, et c’est dans ton âme seulement que tu en trouveras le secret ! » Tous les chroniqueurs anciens s’accordent à nous dire combien fut profonde et décisive, sur Botticelli, l’impression de ces discours, qui, en effet, semblaient s’adresser directement à lui, et lui signifier, en des termes formels, la cause de l’inquiétude incessante dont il était travaillé. Aussitôt, saisi de honte, il résolut d’oublier ses anciennes erreurs, pour s’efforcer de mettre dans son art « l’harmonie » et « la lumière » qui, en effet, y manquaient. Mais, hélas ! l’heure de la clairvoyance lui venait trop tard. Il avait trop longtemps dédaigné de chercher la beauté dans son âme : maintenant encore, il ne parvenait pas à la chercher là. Et ce n’est qu’au terme de sa carrière, sous l’influence évidente de Fra Angelico, qu’il est enfin parvenu à réaliser, au moins en partie, cet idéal de beauté chrétienne que, depuis dix ans, il s’obstinait à poursuivre. Sa Nativité de la National Gallery, peinte en 1500, n’est pas seulement son chef-d’œuvre : c’est encore une des œuvres les plus pieuses de toute la peinture italienne. Auprès de la Vierge, agenouillée devant son fils en une attitude inoubliable de tendre respect, le bœuf et l’âne adorent doucement l’enfant nouveau-né. Des anges chantent sur le toit de la crèche. D’autres anges, au haut des airs, dansent une ronde en se tenant par la main, la même ronde qu’ils dansaient déjà dans le grand Couronnement de la Vierge de l’Académie de Florence, peint sept ou huit années auparavant : mais combien plus pure, ici, plus légère, plus céleste ! Et ce sont encore des anges qui, sur le devant du tableau, accueillent dans leurs bras les pèlerins, au seuil du monde nouveau que Dieu a daigné créer de son propre sang. Tout n’est plus que chant et prière : l’art surnaturel du moine de Saint-Marc a enfin ouvert les yeux et le cœur du vieux Sandro à cette poésie que, depuis l’enfance, il a toujours désirée sans pouvoir l’atteindre.

Mais, avec toute sa poésie, l’œuvre est profondément triste, d’une tristesse sombre et tragique ; et l’étoile de Bethléem ne parvient pas à y dissiper l’angoissante désolation de la nuit d’hiver. Était-ce sur lui-même, ou sur le monde, que pleurait Botticelli en peignant son dernier tableau ? S’affligeait-il de l’avènement désormais inévitable de cette barbarie que jadis, à la cour du Magnifique, des pédans lui avaient vantée comme une renaissance, un retour de l’humanité au fabuleux âge d’or ? Ou bien se rendait-il compte qu’il avait lui-même manqué sa vie, et que désormais, il n’avait plus ni l’énergie ni la fraîcheur nécessaires pour chercher la beauté là où il savait maintenant qu’elle était, là où l’avait, trouvée si aisément, si joyeusement, jadis, l’homme merveilleux qu’à présent il s’efforçait d’imiter ? Nous savons du moins qu’après ce tableau, il n’en peignit plus d’autre ; et Vasari nous le montre « cheminant avec deux béquilles, par les rues de Florence, vieux, malade, usé, prématurément « désutile ».


T. De WYZEWA.