Revues étrangères - Une Victime de Goethe : Jeanne Eckermann

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Revues étrangères - Une Victime de Goethe : Jeanne Eckermann
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE VICTIME DE GOETHE : JEANNE ECKERMANN


Aus Gœthe’s Lebenskreise ; J. -P. Eckermann’s Nachlass, publié par M. F. Tewes, tome I, 1 vol. in-8o ; Berlin, librairie G. Reimer, 1905[1].


Il y avait à l’université de Gœttingue, en 1821, un étudiant en droit nommé Jean-Pierre Eckermann. Né en 1792, dans un village du Hanovre, où son père tenait un petit commerce, il avait été successivement berger, soldat, dessinateur, commis de bureau, et n’avait appris le latin qu’à vingt-cinq ans passés : mais son application au travail et son ambition naturelle, qui avait toujours été grande, s’étaient encore trouvées stimulées par la connaissance qu’il avait faite, à Hanovre, en 1818, d’une charmante jeune fille, avec laquelle il s’était fiancé dès l’année suivante. Cette jeune fille, Mlle Jeanne Bertram, plus jeune que lui de neuf ans, était pauvre, comme lui, mais d’excellente famille et fort bien élevée. Elle avait été touchée, sans doute, de l’effort obstiné d’Eckermann pour sortir de l’obscurité où semblait le condamner sa naissance ; et peut-être aussi avait-elle été conduite à l’amour par la compassion, ayant vu le jeune homme gravement malade, en danger de mort, pendant plusieurs mois. Le fait est qu’elle lui avait donné tout son cœur, et, avec l’approbation de ses parens, lui avait promis de devenir sa femme aussitôt qu’il serait en état de gagner sa vie. C’est pour lui plaire, surtout, et pour lui obéir, qu’il s’était résigné à étudier le droit : car son goût personnel le portait plutôt vers les lettres, et, sans dédaigner la fortune, il aurait mieux aimé la devoir à de beaux vers qu’à des plaidoiries ; mais sa fiancée, sagement, lui avait représenté que le métier d’avocat ne l’empêcherait point d’écrire ni de publier de beaux vers, tandis que d’autre part, étant plus régulier et plus sûr, il lui permettrait plus vite de se marier, bonheur qu’ils attendaient tous deux très impatiemment. De telle sorte qu’en 1821, depuis deux ans déjà, Eckermann demeurait à Gœttingue, où il émerveillait ses professeurs par son zèle et sa docilité.

C’était d’ailleurs un brave garçon, d’une droiture parfaite, et assez intelligent, mais rempli de cette naïve vanité et de cet excès de confiance en soi qui se rencontrent souvent chez les « autodidactes ; » avec cela, et malgré sa qualité de poète, un esprit si foncièrement prosaïque que toutes les idées en sortaient comme aplaties et décolorées. Et, chaque semaine, il écrivait à sa fiancée de longues lettres, tâchant de son mieux à lui témoigner la tendre affection qu’il éprouvait pour elle. « Le jour, lui disait-il, je n’ai guère le temps de penser à toi, parmi les distractions de ma vie nouvelle ; le soir, je ne puis penser à toi que très peu, car la fatigue de la journée m’empêche de retrouver mes chers souvenirs ; mais la nuit, dans mes rêves, quand tout repose, alors je reviens près de toi, Jeanne aimée, et j’ai vraiment l’impression d’être là-bas, où tu es. » Il lui décrivait son logement et sa nourriture, lui racontait ses promenades. « Hier, après mon bain, je suis allé à Merseburg, où l’on brasse une bière qu’adorait Jean-Paul : moi aussi, j’en ai bu beaucoup. » Mais il savait que rien n’intéressait la jeune fille autant que sa poursuite du diplôme de docteur en droit ; et il n’y avait point de sujet dont il l’entretînt plus volontiers. « L’étude du droit, lui écrivait-il le 19 mai 1821, ne me fait plus l’effet d’être sèche, et me réussit bien plus facilement que je ne l’avais pensé tout d’abord. » Une autre fois il lui rapportait les paroles d’un de ses professeurs, qui, en apprenant son désir d’être avocat, s’était offert à lui procurer une bonne clientèle. « Il m’a dit que, si je ne voulais pas absolument me fixer à Hanovre, il me conseillait de choisir, de préférence, les environs de Lunebourg, où les avocats sont rares, et où l’on gagne beaucoup plus que dans ce pays-ci. On lui a écrit, en particulier, de Bleckede, pour lui demander s’il ne pourrait pas y envoyer quelqu’un. Il est d’avis que je puis fort bien être prêt dans dix-huit mois. Qui sait où la destinée nous mènera ? Peut-être pourrons-nous bientôt demeurer dans le voisinage de ton frère ? Mais, avant tout, il faut que je sois docteur ! »

Les deux fiancés ne se doutaient pas de la longue et pénible voie par où la « destinée, » dès ce moment, s’apprêtait à les « mener. » Le 25 août 1821, Eckermann avait envoyé à Gœthe, en respectueux hommage, un petit recueil de poèmes qu’il venait de faire imprimer. Le 2 octobre suivant, le vieux poète lui avait répondu en quelques lignes, mais remplies de ces éloges, banals et sans réserve, qu’il prodiguait maintenant à ses jeunes confrères. Et cette réponse du maître avait littéralement affolé d’orgueil l’étudiant en droit. « La lettre de Gœthe, écrivait-il, le 29 octobre, continue à me maintenir dans une joie sereine. La certitude que Gœthe est d’accord avec moi me donne un calme et une assurance infinies. » Et, au début de sa lettre suivante, le 8 décembre, il s’écriait : « Il faut absolument que je fasse du bruit ! Il faut que, cet hiver, je produise deux choses, afin que me viennent l’argent et la gloire : d’abord, ma tragédie, et puis mon livre sur la poésie, considérée surtout par rapport à Gœthe ! »

Encore la « tragédie » n’allait-elle point tarder à être laissée de côté. Le philosophe Schubart avait publié, vers le même temps, un écrit intitulé De l’appréciation de Gœthe, que, naturellement, Eckermann s’était empressé de lire. « Schubart, écrivait-il à sa fiancée, s’est acquis une renommée considérable par ce livre, et par sa connaissance avec Gœthe, que son livre lui a value. Les journaux annoncent même qu’il est déjà placé. » Et ainsi était venue à notre étudiant l’idée d’écrire, à son tour, un livre sur Gœthe, qui lui « vaudrait la connaissance » du poète, et qui l’aiderait à « se placer » bientôt. « Il y a dans le livre de Schubart plusieurs des choses que j’aurais voulu dire ; mais il y a d’autres choses, aussi, que je n’admets point, et qui ne sont pas tout à fait raisonnables, des choses que Gœthe lui-même ne doit pas approuver. C’est ce livre que j’aurai principalement en vue, pour en réfuter les erreurs. Mais je veux d’abord savoir si mon projet te plaît. Je suis convaincu, du reste, qu’il te plaira, car il a pour objet notre bonheur commun. »

Le projet plut, en effet, à Jeanne Bertram, sauf ensuite pour la pauvre fille à s’en repentir bien amèrement. Interrompant ses études, Eckermann employa une année à écrire son livre ; puis, dès qu’il l’eut achevé, il l’envoya à Gœthe, qui, cette fois, touché d’un tel hommage, invita le jeune homme à venir le voir. « La lettre de Gœthe nous a causé à tous une grande et profonde joie ! écrit Jeanne Bertram, le 3 septembre 1823. Le poète y montre clairement le cas qu’il fait de toi ; et, à coup sûr, il va prendre soin de ton avenir. » En quoi consistait cet « avenir » qu’elle rêvait pour son fiancé, elle se charge elle-même de nous l’apprendre, dans une autre lettre : « Nicola est devenu directeur de musique. Il va gagner 600 thalers ; avec l’argent de sa femme, ils vont pouvoir vivre magnifiquement. C’est te dire qu’ils sont, tous les deux, bien heureux ; et ils souhaitent qu’un pareil bonheur nous arrive prochainement, à nous aussi. »


Cependant Gœthe, en connaissant de plus près son jeune admirateur, n’avait pas pu se défendre de songer que, au point de vue de ses propres « intérêts, » un homme de cette sorte aurait de quoi lui rendre des services les plus précieux du monde ; et, tout de suite, il l’avait vivement engagé à venir demeurer près de lui. « Fixez-vous à Weimar ! lui disait-il. Il y a ici beaucoup de bonnes choses réunies, et vous y trouverez une société comme les plus grandes villes n’en ont pas à vous offrir… Nous possédons aussi une bibliothèque très riche, et un théâtre de premier ordre. Je vous le répète : restez près de nous, et non seulement cet hiver, mais choisissez Weimar pour votre séjour définitif ! L’été, vous ferez des voyages, et vous verrez, peu à peu, tout ce que vous désirez voir. Je demeure à Weimar depuis cinquante ans, et où ne suis-je pas allé ? Mais c’est toujours avec plaisir que je suis revenu ici ! »

A se fixer pour toujours à Weimar, sans y avoir d’autre emploi que celui de secrétaire (gratuit) et de confident de Gœthe, à cela Eckermann ne pouvait pas consentir : mais il comptait bien, et sa fiancée avec lui, que Gœthe, en reconnaissance de ses bons offices, s’emploierait à lui procurer un emploi régulier, et lui fournirait ainsi le moyen de se marier bientôt avec sa chère Jeanne. Il fut donc convenu que le jeune homme passerait au moins un hiver à Weimar. Et cette décision, comme l’on peut penser, devint aussitôt pour lui une source merveilleuse de vastes projets et de rêves ambitieux. A Weimar, chacun lui faisait fête, soit qu’on lui enviât son privilège d’être admis dans l’intimité de Gœthe, ou simplement qu’on voulût parvenir, par son intermédiaire, au même privilège. Jamais valet de chambre d’un prince ni d’un financier n’eut, autour de lui, plus de complimenteurs. Et lui, avec la haute idée qu’il avait de soi, il accueillait tous les complimens comme chose naturelle, ce qui ne l’empêchait point d’y prendre un plaisir toujours nouveau. « Avant-hier, écrivait-il à sa Jeanne, j’ai reçu une lettre du poète Tieck ; il me demande des renseignemens sur le jeune Kiesewetter ; mais je vois bien qu’il désire surtout entrer en rapports avec moi. Aussi bien m’a-t-on déjà dit que, le printemps passé, il a parlé de moi avec enthousiasme. Il me prie de saluer Gœthe, en son nom. Tu ne peux pas te figurer quelle considération cela me donne, d’être ainsi familier avec Gœthe ! Et mon livre, d’autre part, me réserve encore bien des joies ; il va me procurer l’amitié des premiers hommes de l’Allemagne. » Il raconte qu’il est invité à la table de Gœthe, et que celui-ci daigne même le recevoir en manches de chemise. « A table, il me donne des choses de sa propre assiette. Quand je viens le soir, il fait apporter une bouteille de vin. Le vieux conseiller Meyer ne boit rien ; le chancelier Muller ne prend que de l’eau sucrée. Et ainsi, Gœthe et moi, nous sommes seuls à boire le vin. » Il apprend en même temps à la jeune fille que Gœthe lui a donné des épreuves à corriger, ou d’anciens manuscrits à remettre au point. Toutes les heures qu’il passe chez soi, il les dépense à travailler pour Gœthe ; et l’hiver s’écoule, le printemps arrive, sans qu’il puisse même trouver quelques jours pour aller à Hanovre, près de sa fiancée. « Le mois prochain, j’espère bien pouvoir venir, écrit-il le 16 avril 1824, si seulement je puis quitter Gœthe et que je n’aie point, pour lui, un travail en train. »

Au lieu de venir à Hanovre, quand il peut s’échapper de Weimar, il se rend à Francfort, toujours sur le conseil de Gœthe. Il y loge dans la meilleure auberge, et fait part à sa fiancée des hommages que lui prodiguent tous les amis de son illustre maître. Ou bien, pour la consoler, il lui transmet ses impressions de touriste. « Les servantes qui reviennent du marché portent leurs provisions sur la tête, dans des paniers. J’ai visité le marché aux légumes ; je me suis cru à Hambourg : des deux côtés de la rue, une telle abondance de paniers de légumes que l’on peut à peine passer. Des pois, des raves, et des choux en quantité énorme. D’innombrables corbeilles de fraises et de cerises, parfaitement mûres… En revenant de Bornheim, j’ai rencontré un troupeau de vaches brunes, mais si grandes, si belles, et si lourdes que, de loin, vraiment, je les ai prises pour des bœufs. Et le fait est qu’elles avaient, toutes, la tête et le cou d’une grosseur admirable. »

Pour consoler sa fiancée, et pour lui faire prendre patience, il lui envoie un beau buste de Gœthe : ce sera le premier objet d’art de leur futur ménage. La jeune fille lui écrit que « le buste a une expression très noble et très vénérable, » et qu’elle va le placer à l’endroit le plus en vue du salon familial. Elle a commandé une console, pour le soutenir, et aussi un globe de verre, dont elle le couvrira. « En attendant, par crainte de la poussière, je l’ai caché sous une toile mince : car j’aime tant ce buste que je voudrais le conserver toujours aussi frais. » Mais, pour précieux que lui soit ce cadeau, elle aurait encore préféré recevoir la fameuse « tragédie » de son fiancé, ou un nouveau recueil de vers, un de ces ouvrages qu’il prépare depuis longtemps, et qui doivent lui apporter la fortune et la gloire.

Hélas ! de tous les ouvrages qu’il a en tête, aucun n’est prêt, aucun n’est même sérieusement ébauché. D’abord, le pauvre Eckermann n’a guère le temps d’y travailler : les entretiens avec Gœthe, les diverses besognes à faire pour lui, le théâtre, les visites, tout cela occupe ses journées ; sans compter qu’il a dû, pour gagner quelque argent, accepter de donner des leçons d’allemand à de jeunes Anglais. Encore n’est-ce pas tout : avec l’assentiment de son maître, il a maintenant commencé à noter, chaque jour, le détail des conversations où il a l’honneur de prendre part. Chaque jour il rédige par écrit les principales réflexions de Gœthe sur les hommes et les choses : ce qui va lui permettre, bientôt, d’offrir au monde un livre sans pareil, que les éditeurs de l’Europe entière vont se disputer, et qui, d’un seul coup, associera pour toujours son nom à celui du plus grand des poètes modernes. Que le livre soit seulement en état de paraître, et le mariage se fera tout de suite, et une existence délicieuse commencera, pour le jeune couple ! « Qui sait si nous ne sommes pas, sans nous en douter, tout à fait sur le seuil de notre bonheur commun ? » Mais, surtout, que la chère Jeanne se résigne et ne perde pas confiance ! Quant à lui, Eckermann, le séjour de Weimar lui devient de plus en plus profitable. « Pas un jour sans invitations, par un soir sans distractions, concert, bal, ou théâtre. Ainsi je m’habitue au grand monde, je gagne de l’assurance, et j’apprends à me bien tenir… Récemment, un homme considérable est venu à Weimar exprès, à ce qu’il m’a affirmé, pour faire ma connaissance. De Berlin, aussi, un savant a écrit à M. Schutz, pour lui demander à quel ouvrage je travaillais à présent. »

Et ainsi les mois, les années passent ; et la jeune fille, malgré les déclarations optimistes de son fiancé, commence à se sentir vaguement inquiète. Elle apprend qu’une place d’archiviste est vacante, à Hanovre : pourquoi Eckermann, avec l’appui de Gœthe, ne l’obtiendrait-ilpas ? Eckermann hésite, promet de faire des démarches, et bientôt la place est donnée à un autre. Si, du moins, les deux jeunes gens pouvaient se marier, et vivre modestement à Weimar, peut-être en travaillant tous les deux ? Eckermann soumet cette idée à Gœthe, et, voici la réponse du maître, telle qu’il s’empresse de la communiquer à Jeanne Bertram, le 18 août 1825 :

J’ai parlé à Gœthe de ta situation, et lui ai dit que je pensais fort à te prendre ici avec moi. Il m’a prié de ne pas me décider trop vite à cela, pour ne pas risquer de nous mettre dans le besoin, tous les deux : car c’est pour moi chose indispensable d’avoir ici une existence conforme au rang que j’occupe. Je lui ai répondu que nous comptions vivre très retirés, et restreindre nos dépenses. « Non, a-t-il dit, cela vous serait impossible, étant donnée la considération universelle que vous vous êtes acquise ! Vous auriez beau essayer, vous ne pourriez pas vous dérober à la société de Weimar ! » Puis il m’a parlé des belles robes que tu devrais avoir, et des enfans qui nous naîtraient bientôt. « Vous êtes un homme excellent, a-t-il ajouté, et votre fiancée doit être une personne parfaite. Combien je voudrais qu’il me fût permis de faire quelque chose pour vous ! » Après quoi, il m’a exposé tout l’état des choses à Weimar, et comment il avait les mains liées, en raison des dettes du pays, et du peu de moyens dont il disposait… Quand je lui ai dit que je songeais à revenir à Hanovre, il m’a vivement déconseillé de le faire. A son avis, j’y serais trop privé de la compagnie d’hommes intelligens et instruits ; et peut-être y aurais-je autant de peine qu’ici à trouver un emploi… Le résultat de notre entretien a été que, pour le moment, je devais me garder de prendre aucun parti trop hâtif, mais que je devais travailler, et fournir de nouvelles preuves de mon talent. Enfin il m’a laissé entendre que, ici même, très prochainement, quelque chose pourrait bien se trouver pour moi.


Le 2 décembre 1825, Eckermann écrit que « Gœthe l’exhorte toujours à avoir de la patience, en lui répétant que, dans le monde, on n’arrive à rien brusquement et d’un seul coup. » Le 3 mars 1826, il se demande si Gœthe « voudra bien l’autoriser à publier dès maintenant ces extraordinaires Entretiens, qui feront le bonheur de sa vie, et répandront par toute l’Europe la gloire de son nom. » La lettre du 26 mai 1826 commence ainsi : « Encore une lettre au lieu de moi-même ! » Le 20 octobre, il écrit à Jeanne Bertram : « Tu as tout à fait raison, ces leçons que je donne ne valent rien pour moi. Je ne serai heureux que quand je pourrai exercer mon talent sans aucune entrave. » Et, le 8 décembre de la même année : « Le temps me parait terriblement long, sans toi ! Je tarde à t’écrire pour t’épargner mes doléances. Jacob a servi sept ans pour conquérir la belle Rebecca ; mais du moins, il demeurait dans sa maison… Je vois bien que je ne parviendrai à tirer parti de mon talent que lorsque tu seras près de moi, et me guideras vers le bien, et, en outre, me donneras du calme et de la gaieté. Napoléon n’a jamais été aussi grand que quand il a eu Joséphine pour compagne. Schiller n’a écrit ses meilleures œuvres qu’après son mariage. »

Nous ne possédons, malheureusement, qu’un petit nombre des réponses de Jeanne Bertram : mais il ne nous est pas difficile d’imaginer quel effet devaient produire sur elle ces alternatives incessantes d’espoir et de découragement, ces immenses projets qui n’aboutissaient pas, ces tendres appels invariablement suivis d’exhortations à prendre patience et à se résigner. Et, d’ailleurs, les quelques lettres de la pauvre jeune fille sont d’un langage si simple, et sortent d’une âme si limpide, qu’elles suffisent à nous révéler toute l’évolution de ses sentimens : sentimens dont les deux principaux, toutefois, semblent bien s’être, jusqu’au bout, conservés immuables, — son profond amour pour Eckermann, et son désir de se marier avec lui le plus vite possible. Mais d’autant plus elle s’étonnait, se désolait, s’irritait, de voir que la date de ce mariage s’éloignait sans cesse, d’année en année. Ses parens étaient morts, dans l’intervalle ; elle se trouvait réduite à vivre, tour à tour, chez ses deux frères ; et depuis neuf ans elle attendait que son ami fût enfin en état de l’accueillir chez lui. Et voici qu’il lui annonçait que, faute de l’avoir à ses côtés, il se sentait incapable de faire fructifier son génie ! Le temps était loin où, pieusement, elle recouvrait d’un globe le buste de Gœthe : volontiers, à présent, elle l’aurait mis en pièces. Gœthe, c’était ce méchant vieillard qu’elle rendait responsable de tous ses malheurs. Non seulement il se refusait à la moindre démarche pour procurer une place à son jeune élève : il l’empêchait même, — par jalousie, peut-être ? — de créer de belles œuvres et d’employer son talent à son propre profit ! Elle écrivait, par exemple, le 30 janvier 1827 :


… Je voudrais bien savoir à quoi tu t’occupes ? Et puis, est-ce qu’il ne te serait point possible de faire un peu attendre Gœthe, jusqu’à ce que tu eusses produit, toi-même, quelque chose de bon ? Car je crois toujours que c’est lui qui te dérange, avec ses invitations et les travaux qu’il t’impose. Tu dois maintenant avoir eu assez d’honneurs à Weimar, et je ne serais pas fâchée que ta renommée se répandît au-delà de cette ville. Mais si tu continues à travailler pour Gœthe, tu en resteras toujours où tu en es ; et je devrai en conclure que ton amour pour moi n’est pas assez fort pour te faire rien entreprendre. Voilà ce qui, par instans, me vient en tête, et ne me laisse pas de repos. Gœthe, pour toutes tes bontés, ne te paie qu’en honneurs ; il ne pense ni à moi, ni à ton bonheur à venir ; il est trop content d’accepter tes services, et ne t’en a pas même de reconnaissance. On me l’a bien dit, à Lunebourg, que souvent déjà Gœthe avait ainsi retenu près de lui de jeunes poètes, et les avait employés à son profit, et que jamais il ne leur en avait témoigné sa reconnaissance. Je suis tout à fait sans prévention ; mais, hélas ! je vois à présent que cela est vrai !


Je dois ajouter tout de suite que cette tragi-comédie s’est encore prolongée pendant plus de quatre ans, jusqu’aux derniers mois de l’année 1831. Tantôt Gœthe, pour retenir près de lui le précieux Eckermann, lui promettait une place à la bibliothèque de Weimar ; tantôt il consentait à revoir et à corriger le manuscrit de ses Entretiens, et lui laissait espérer qu’un jour ou l’autre, il l’autoriserait à le publier, — après la publication de sa Correspondance avec Schiller, ou bien après l’achèvement d’une nouvelle édition de ses œuvres complètes ; tantôt, pour ne point paraître lui dérober tout son temps, il lui commandait quelque petit poème de circonstance, et lui affirmait ensuite, imperturbablement, « qu’il possédait à la fois la hardiesse de lord Byron et son calme, à lui Gœthe. » Lorsque des journaux demandaient à Eckermann sa collaboration, Gœthe, avec une sollicitude infiniment ingénieuse, lui démontrait que de telles besognes étaient indignes de lui ; et le jeune homme, à son tour, le démontrait longuement à sa fiancée. Il expliquait aussi à sa fiancée, dans chacune de ses lettres, les avantages merveilleux qu’il retirerait, plus tard, de cet apprentissage littéraire, que lui enviaient tous les jeunes écrivains allemands. « Que j’occupe encore pendant un an cette situation privilégiée, — lui écrivait-il le 18 octobre 1828, — et je deviendrai une puissance, et l’on me fera des offres de Berlin, de Munich, Dieu sait d’où ! » Et quand Jeanne Bertram lui apprenait qu’une place était vacante, de nouveau, aux Archives de Hanovre, il répondait que le fils de Gœthe lui avait affirmé qu’il commettrait une grosse faute en s’abaissant à solliciter un pareil emploi. « Et je dois dire que, cette fois, je suis forcé de lui donner entièrement raison. »

Avait-il donc cessé, au secret de son cœur, d’aimer la jeune fille qui depuis dix ans l’attendait et ne vivait que pour lui ? Non, ses lettres, par leur fréquence même, suffiraient à nous prouver qu’il l’aimait toujours. Et il n’était point sans se rendre compte de ce qu’elle souffrait ; et il souffrait aussi, et ses plaintes ont un accent de sincérité, qui, parfois, les rend presque aussi touchantes que celles de sa chère Jeanne. Mais avec tout cela sa vanité, à Weimar, trouvait tant de satisfactions, et de si faciles et de si agréables, qu’il sentait bien que jamais il n’aurait la force de renoncer à elles. Les attentions dont on l’entourait lui faisaient tant de plaisir que, le plus ingénument du monde, il se figurait que sa fiancée aurait de quoi y prendre, tout comme lui, le courage d’attendre et d’oublier ses peines. Si bien qu’il allait jusqu’à lui faire part des « billets doux » qu’il recevait des visiteuses de Gœthe. « J’ai à la Cour, lui écrivait-il, une jeune amie que je vais voir, de temps à autre, au château. C’est une dame d’honneur de la princesse : une personne de haut rang, de haute éducation, et avec l’intelligence la plus exquise. Elle vit constamment dans le plus grand monde ; mais elle aime un jeune homme qui est loin d’ici, et elle est malheureuse. Nous nous plaignons, l’un à l’autre, de notre infortune. Hier soir encore, nous avons parlé de toi. Je sais que ce n’est point galant, en présence d’une dame charmante, d’en louer trop une autre : mais je n’ai pas pu m’empêcher de lui décrire ta beauté et ta perfection. — Mais vous n’allez pas quitter Weimar ? ma-t-elle dit, et abandonner vos grandes relations avec Gœthe ? — Sur ce point-là, lui ai-je répondu, je ne suis pas encore décidé ; mais ce que je sais et ce que je sens, c’est que le temps commence à me durer beaucoup ! »


On peut bien dire que, dans toutes ces interminables années d’attente et de désolation, la malheureuse Jeanne Bertram n’a connu qu’un moment de plaisir : c’est quand, le 3 décembre 1830, elle a appris que Gœthe venait d’avoir une attaque d’apoplexie. « A un âge comme le sien, j’ose t’assurer qu’on ne survit pas longtemps à ces accidens-là ! » écrivait-elle à Eckermann, sans pouvoir se contraindre à accompagner ce pronostic d’un seul mot de regret. La mort de Gœthe, n’était-ce point la délivrance, pour son fiancé et pour elle ? Mais, cette fois encore, son espoir fut déçu : car on sait que Gœthe se remit de l’accident, et ne tarda pas à reconquérir sa prodigieuse santé. Et le supplice de Jeanne Bertram recommença, avec l’apparence de devoir se prolonger indéfiniment. « Il y a quelques jours, écrivait-elle le 13 décembre 1830, je suis allée en visite chez Mme Borchers. Plusieurs personnes m’ont demandé de tes nouvelles, et aussi quand je me marierais ; et Mme de Bobers s’est assise près de moi pour me dire que j’avais eu tort d’attendre si longtemps, et que c’est ce que sa Caroline avait toujours dit. Encore, Dieu merci, ces dames ne savent-elles pas combien de temps nous avons déjà attendu ! » Elle n’engageait même plus son ami à travailler pour soi, ayant désormais renoncé au rêve d’épouser un grand homme. Qu’il consentit seulement à quitter son maudit Weimar, telle était désormais son unique pensée. Voici encore une de ses lettres :


Ce que je ne comprends pas, ni bien d’autres personnes non plus, c’est que Gœthe ne te soutienne pas davantage : car tout le monde est d’avis qu’il serait en état de le faire. Mais on a bien raison de dire de lui que c’est un homme qui promet beaucoup sans jamais tenir ses promesses. Si tu avais continué à étudier le droit, il y a maintenant beau temps que tu serais tiré d’affaire. Et je me reproche bien à présent de n’avoir pas insisté plus que je n’ai fait, autrefois, pour te forcer à finir tes études : mais, pour notre malheur, je me suis trop laissé prendre à tes souhaits, à tes belles idées et à tes beaux espoirs. Et nous voyons maintenant combien nous nous sommes trompés, l’un et l’autre. Jamais je n’aurais supposé que cela pût durer si longtemps, de trouver une bonne place !


Enfin, le 5 octobre 1831, un soupir de soulagement s’exhale de son cœur. « Ta dernière lettre, mon cher et excellent Eckermann, m’a causé une bien grande joie. J’ai maintenant la ferme conviction que nous allons pouvoir envisager l’avenir tranquillement et gaiement ! » Quelques mois auparavant, déjà, elle avait pu croire que sa misère était près de finir ; et puis de nouveaux obstacles étaient survenus qui l’avaient rejetée dans son désespoir. « On va me demander quand je me marie, et que pourrai-je répondre ? S’entendre interroger, pendant douze ou treize ans, sur un mariage qui semble reculer à l’infini, c’est de quoi je commence à me sentir tout à fait enragée ! » Mais non : le mariage ne devait plus continuer de « reculer à l’infini. » Eckermann, par un vrai miracle, avait décidément trouvé une « bonne place : » il avait été nommé sous-précepteur du jeune fils de la grande-duchesse de Weimar. Et c’est ainsi que, à la date du 9 novembre 1831, le livre des mariages de la paroisse de Northeim put enregistrer le mariage de « M. Jean-Pierre Eckermann, demeurant à Weimar, avec Mlle Jeanne-Sophie-Catherine Bertram, de la présente paroisse. »

Le martyre de la jeune femme avait duré treize ans ; et tout porte à croire qu’il a continué encore, au moins en partie, pendant plusieurs mois, jusqu’à la mort de Gœthe. Dès le surlendemain du mariage, en effet, nous lisons dans le journal du poète : « Le docteur Eckermann est revenu dîner avec moi. » Après quoi, presque tous les jours, le même journal porte la mention : « A dîner, le docteur Eckermann, » ou bien : « Dîné avec Eckermann. » Jeanne Bertram, maintenant, avait un mari : mais elle était forcée de le partager avec l’homme qui, trop longtemps, l’en avait privée ! Et nous savons, en outre, que « le docteur Eckermann » n’eut pas même le plaisir de pouvoir présenter sa femme à son vieux maître : car celui-ci, dans son indifférence olympienne, avait bien voulu se résigner au mariage de son confident, mais à la condition de n’en jamais entendre parler. Une fois, cependant, le 28 février 1832, quelques jours avant sa mort, il note dans son journal, que, « vers midi, étant allé chez sa belle-fille, » il y a « aperçu la femme du docteur Eckermann. »

Celle-ci, d’ailleurs, ne s’était pas trompée en croyant que la mort de Gœthe, — si toutefois cet homme se décidait, un jour, à mourir, — serait pour son Eckermann une excellente aubaine. Ce n’est vraiment qu’après la mort des grands hommes que leur amitié commence à devenir un « bienfait des dieux. » Nommé l’un des exécuteurs testamentaires du maître, avec promesse d’un revenu constant sur la vente de l’édition posthume de ses œuvres, Eckermann allait prendre désormais, à Weimar, une importance réelle et considérable, que devait consacrer définitivement, en 1838, le titre de conseiller de la cour grand-ducale ; et la publication de ses fameux Entretiens, la même année, sans lui rapporter les grosses sommes qu’il avait espérées, allait achever de le mettre enfin à l’abri des soucis d’argent. Mais la destinée ne voulut point que sa fidèle Jeanne fût avec lui à l’honneur, après avoir été à la peine, ainsi qu’on l’a vu, Une trop longue suite d’inquiétudes et d’angoisses avait, sans doute, épuisé ses forces vitales : les fatigues de sa première grossesse suffirent à la tuer. Elle mourut à Weimar, le 30 avril 1834, un peu plus de deux ans après son mariage.

Et il y a encore, dans cette histoire, un dernier trait que je dois signaler, un trait à la fois comique et navrant. Lorsque, en 1838, Eckermann fît paraître le recueil complet de ses pauvres poèmes, il y introduisit une longue pièce intitulée : A la Mémoire de l’Inoubliable, et dédiée à la chère compagne qui l’avait quitté. Déjà au lendemain de la mort de safemme, en mai 1834, il avait copié, de sa plus belle main, sur une page blanche, une strophe de cette pièce, et y avait ajouté, en manière de dédicace : « A la mémoire de ma femme bien profondément aimée, et qui m’a été enlevée, après un bonheur trop court, dans sa trente-deuxième année ! » Or le fait est que cette pièce, vieille déjà de plusieurs années, n’avait pas été écrite en souvenir de Jeanne Eckermann, mais pour déplorer la mort d’une grande-duchesse de Weimar, que le poète avoue qu’il n’a « jamais connue ; » c’était une ancienne « besogne » que, maintenant, il désaffectait de sa destination première, pour la transformer en une élégie sur la mort de sa femme ! A force de s’entendre enseigner, par Gœthe, les règles et les procédés de la poésie, le pauvre Eckermann était devenu incapable d’écrire désormais un seul vers !


T. DE WYZEWA,

  1. Ce volume contient un grand nombre de lettres écrites par Eckermann à diverses personnes, ou reçues par lui ; et l’on pourrait en extraire maints détails curieux, en particulier, sur la société de Weimar durant les dernières années de la vie de Gœthe. Mais je vais devoir me borner, aujourd’hui, à analyser rapidement la correspondance d’Eckermann avec Jeanne Bertram.