Revues étrangères - Une Vie danoise de saint François d’Assise

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Revues étrangères - Une Vie danoise de saint François d’Assise
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE VIE DANOISE DE SAINT FRANÇOIS D’ASSISE


Der heilige Franz von Assisi, par Johannes Jœrgensen, traduit du danois en allemand par la comtesse Holstein Ledreborg, 1 vol. petit in-8o, illustré, Munich, librairie Kœsel, 1908.


Depuis la Vie de Jésus de Renan, aucun ouvrage d’histoire religieuse n’a produit, chez nous, une impression aussi profonde ni aussi durable que la Vie de Saint François d’Assise de M. Paul Sabatier ; et peut-être ces deux livres se ressemblent-ils par d’autres traits encore que par l’éclatant succès qu’ils ont obtenu. Car non seulement c’est chose bien certaine qu’un lien étroit de parenté rattache, à la figure de son divin maître, celle du saint dont Renan lui-même disait qu’il avait eu, « après le Christ, le sentiment le plus vif de sa relation filiale avec le Père céleste, » mais je serais tenté de croire, aussi, que l’intention secrète de M. Sabatier, en s’efforçant de reconstituer cette merveilleuse figure du Pauvre d’Assise dans toute sa vérité et toute sa beauté purement humaines, n’a pas été très éloignée de celle qui, autrefois, avait porté l’auteur de la Vie de Jésus à vouloir « humaniser » la personne du Christ.

De part et d’autre, les nouveaux biographes, au moment où ils ont entrepris leur travail, se trouvaient en présence de deux opinions opposées, qui, jusque-là, s’étaient constamment exprimées d’une façon à peu près pareille : l’une, l’opinion catholique, considérant la vie de Jésus, et, à un degré moindre, celle de saint François, comme des manifestations d’ordre surnaturel, tandis que la seconde, que l’on aurait envie d’appeler l’opinion « voltairienne, » ne voyait dans le Christ et dans son glorieux imitateur ombrien que des hommes de l’espèce la plus ordinaire, ou même, parfois, s’amusait à les tenir pour des types d’humanité inférieurs et « dégénérés, » avec de misérables âmes malades où l’imposture consciente se mêlait, plus ou moins, d’hallucination. Et pendant que les écrivains catholiques, soit qu’ils eussent à traiter de la vie du Christ ou de celle de saint François, s’attachaient surtout à en faire ressortir l’élément miraculeux, leurs adversaires ne se lassaient point de rabaisser ou de ridiculiser la conduite du soi-disant Dieu et du prétendu saint, récusant d’emblée aussi bien le récit des prodiges qui leur étaient attribués que tous les témoignages qui leur prêtaient la moindre supériorité, intellectuelle ou morale. De telle sorte que, pour apprécier la valeur et le rôle de ces deux grandes figures de l’histoire chrétienne, le public n’avait le choix qu’entre l’adoration et le mépris, à moins encore d’adopter simplement le parti de la négation : car il ne manquait pas, non plus, de savans professeurs pour affirmer que l’existence du Christ n’était rien qu’un « mythe, » et que, de la même façon, toutes les « légendes » anciennes de saint François n’offraient qu’un tissu de fables, suggérées à quelques pieux moines par le désir d’incarner, dans la personne d’un homme de leur temps, leur notion du pur idéal évangélique.

C’est dans ces conditions que Renan, aux environs de 1850, avait formé le projet de substituer une troisième hypothèse aux deux opinions susdites sur la vie de Jésus, ou, plus exactement, de mettre au service de la seconde d’entre elles une méthode et des procédés qui eussent de quoi la rendre, tout ensemble, moins violente en apparence et, au fond, plus forte. Comprenant la faute commise par ses prédécesseurs, qui tâchaient vainement à déprécier la figure humaine du Christ, il avait résolu, au contraire, de la rehausser et de l’embellir, mais uniquement afin de la mieux dépouiller de tout caractère divin ; après quoi il s’était ingénié à séparer cette figure de celles des disciples et successeurs de Jésus, enlevant ainsi toute portée et toute action effectives à la doctrine du noble et délicieux « rêveur » galiléen. Et bien que M. Sabatier, quarante ans plus tard, ait apporté à son étude de la figure de saint François une ardeur de sympathie évidemment plus sincère, je ne puis m’empêcher de penser que, peut-être sans le vouloir, il s’est laissé séduire par l’exemple de son illustre devancier. Lui aussi, en tout cas, ayant à choisir entre l’image « catholique » et l’image « renanienne » de la personne du Poverello, c’est à cette dernière qu’il s’est arrêté. Lorsque, à l’opposé des autres biographes protestans ou « libres penseurs » de saint François, il a exalté l’âme ingénue et profonde du saint, lorsqu’il nous a montré en lui, non plus un fou ni un baladin, mais le plus magnifique et parfait chrétien de tous les temps depuis l’origine du christianisme, son objet semble bien avoir été, comme celui de Renan, de nous faire oublier le « saint » à force de nous faire aimer et admirer l’ « homme ; » et constamment aussi, comme avant lui Renan, il a essayé d’isoler son héros, en accentuant la distinction entre les doctrines de saint François et celles de ses héritiers les plus immédiats. Tout de même que Jésus, à en croire Renan, aurait été l’unique « chrétien véritable, » on n’a pas oublié quels trésors d’érudition et d’habileté dialectique ont été dépensés par M. Sabatier pour nous convaincre que François, découragé par les papes et les cardinaux, combattu par son disciple préféré Élie de Cortone, renié et abandonné par l’immense majorité des membres de son ordre, n’a eu rien de commun avec la grande famille religieuse qui s’enorgueillissait d’être issue de lui.

Mais les deux livres ont beau se ressembler sous plus d’un rapport : il y a entre eux une différence qui, quelle que soit la fortune que l’avenir leur réserve, ne leur permettra jamais d’être classés au même rang dans l’estime des lettrés. Avec une valeur scientifique assurément supérieure, l’ouvrage de M. Sabatier gardera toujours, vis-à-vis de celui de Renan, l’allure d’un honnête travail d’historien, à la fois très intelligent et très érudit ; et toujours, jusque dans les chapitres les plus émouvans, nous y regretterons l’absence d’un certain accent de poésie qui, — bien insuffisant à tenir lieu de maintes autres qualités qu’aurait exigées l’entreprise d’une Vie de Jésus, — nous apparaît comme une condition presque indispensable pour raconter la vie du plus parfait « poète » d’entre tous les saints. Car, si éminente et manifeste qu’ait été la « sainteté » du Pauvre d’Assise, il en est un peu d’elle comme du génie artistique de Fra Angelico : le mystère propre qu’elle nous présente se trouve être très profondément accompagné et imprégné de cet autre élément mystérieux que nous sommes convenus d’appeler la « poésie ; » et tout homme qui n’a à sa disposition que la « prose, » pour nous en parler, qu’il soit d’ailleurs catholique ou incrédule, savant ou ignorant, est fatalement condamné à ne nous en donner qu’une idée incomplète, — l’idée que peuvent nous donner, par exemple, les traductions en prose, même les plus fidèles, de la Divine Comédie ou du Canzoniere. Qui ne se rappelle, par exemple, le petit article des Nouvelles études d’histoire religieuse où Renan, longtemps avant que le succès de l’ouvrage de M. Sabatier eût ouvert la voie aux recherches d’histoire franciscaine dans l’Europe entière, a esquissé une image, toute superficielle et rapide, de saint François d’Assise ? L’image improvisée n’avait pour elle ni le mérite de la nouveauté, ni celui du relief pittoresque, et peut-être même n’y sentions-nous pas ce ton d’admiration et de respect sans réserve dont l’esprit, foncièrement dédaigneux, de Renan, n’était guère capable dans son appréciation des hommes et des choses ; et cependant, combien, même au lecteur le plus religieux, combien cette image trop « humanisée » du saint a paru touchante en même temps que vivante, simplement parce que la beauté poétique du modèle y était traduite par les yeux et la main enchantés d’un poète ! Hélas ! ce don de « poésie » n’a pas été accordé à M. Sabatier ; et de là vient que son livre, modèle incomparable d’érudition, de loyale et pénétrante évocation historique, comme aussi, — très certainement, — de fervente piété « franciscaine, » ne nous livre, pour ainsi dire, que les dehors de la personne et de l’œuvre de saint François, sans atteindre, sous eux, l’essence véritable de cette « fleur de sainteté » dont une suite nombreuse de poètes, depuis Thomas de Celano, le mystique auteur du Dies iræ, jusqu’au railleur désabusé de Caliban et de l’Abbesse de Jouarre, ont respiré et nous ont transmis l’adorable parfum.

Or voici que, muni d’un appareil d’érudition à peine moins solide et moins vaste que celui de M. Sabatier, après de patientes années d’exploration documentaire dans les archives de Rome et d’activé méditation parmi la solitude vénérable des vieux couvens de l’Ombrie, un nouveau poète a résolu d’aborder, à son tour, un sujet que l’on pouvait croire définitivement épuisé ! En un gros livre de plus de 600 pages, où presque toutes les lignes du texte s’accompagnent de notes signalant et discutant les sources utilisées, M. Johannes Jœrgensen nous offre une Vie de Saint François qui n’est, d’un bout à l’autre, qu’un poème, une série toujours variée de tableaux et de scènes, nous conduisant de proche en proche sur les pas du Pauvre d’Assise, sauf à nous arrêter avec lui, par instans, dans un ermitage de la montagne ou sur les bords d’un ruisseau de la vallée, pour prier, pour chanter, ou pour rêver doucement. Et jamais, — je ne crains pas de l’affirmer, — depuis les temps merveilleux de Celano et de saint Bonaventure, jamais encore aucun biographe de saint François n’a entrepris sa tâche dans des conditions plus favorables, ni avec plus de chances de la mener à bien.


Car il se trouve, d’abord, que M. Jœrgensen est, par-dessus tout, un poète. J’ai eu déjà l’occasion d’étudier ici les origines et l’évolution de son talent, fait principalement de grâce limpide et d’intime tendresse, avec une flamme d’émotion pieuse qui, allumée jadis au contact de nos poètes catholiques français, n’a plus cessé, depuis lors, de rayonner dans tous ses écrits en vers et en prose, — obligeant les moins religieux des critiques Scandinaves à placer l’auteur d’Éva au premier rang des artistes littéraires de son pays[1]. Encore le talent et la renommée de M. Jœrgensen ont-ils grandi considérablement lorsque, il y a trois ou quatre ans, le poète danois a fait paraître, sous le titre de Pèlerinages franciscains, le récit de ses visites à tous les lieux italiens où subsistaient des traces ou des souvenirs du passage de saint François, depuis la grotte de Greccio, où s’est renouvelé, en faveur de l’humble frère, le miracle glorieux de la Nativité, jusqu’à ces rochers boisés de l’Alverne où le plus « chrétien » des enfans du Christ a été admis à ressentir, dans sa chair et son sang, les souffrances sacrées de la Crucifixion. Ce petit livre est, d’ailleurs, le chef-d’œuvre du nouveau biographe de saint François d’Assise : nulle part ne se montre mieux à nous son art, non moins habile que charmant, de poète-conteur. Avec une aisance et un naturel parfaits, l’auteur nous promène par les rues et les sentiers, nous introduit dans des réfectoires de moines ou des chambres de paysans ombriens, entremêlant à la narration familière de ses aventures de voyage une foule d’observations, de réflexions, voire de légères chansons et de savans débats historiques : tout cela fondu dans un même courant de transparente et fraîche poésie, où toujours se reflète l’exquise lumière qui jaillit du cœur embrasé du Poverello. Et nous pouvons comprendre déjà, à lire cette sorte de préface de la biographie que préparait le « pèlerin » Scandinave, avec quelle netteté celui-ci s’est rendu compte de l’obligation où il était de faire appel, surtout, à son âme de poète, s’il voulait réussir à ressusciter une figure que M. Sabatier, avant lui, n’avait étudiée qu’en érudit, en psychologue, en moraliste, — toujours en prosateur.

Mais M. Jœrgensen avait encore, sur son éminent prédécesseur, un autre avantage non moins précieux : celui de pouvoir apporter, à l’étude de la vie et de la personne d’un saint, les idées et les sentimens d’un zélé catholique. Non pas, à coup sûr, que ces idées et ces sentimens aient de quoi, d’une manière générale, constituer un gage de supériorité pour le critique ou pour l’historien : mais M. Sabatier lui-même est forcé d’avouer que toute l’originalité et toute la hardiesse du génie de François ont pris leur point de départ dans le milieu et l’éducation catholiques du saint ; et, ainsi, le caractère véritable de celui-ci ne saurait être plus justement apprécié que par un écrivain qui se trouve partager avec lui la familiarité des croyances, des traditions, et de la pensée catholiques. La supériorité de M. Jœrgensen, dans l’espèce, est celle qui, par exemple, permettra toujours à un critique anglais d’être plus compétent que tous ses confrères français ou allemands, lorsqu’il s’agira de juger de la signification ou de la valeur du génie de Shakspeare. Maintes fois, en écoutant l’émouvante musique qui s’exhale des Coups de soleil ou des Plages de Jacques Ruysdaël, j’ai rêvé au livre admirable qu’aurait pu écrire, sur ces monumens de peinture « poétique, » un coreligionnaire du pensif et silencieux mennonite hollandais, — un biographe de Ruysdaël qui, avant de regarder ses paysages, aurait eu l’âme nourrie des mêmes émotions et de la même foi d’où ils sont sortis. Et, tout à fait de la même manière qu’il n’est guère possible à un catholique de saisir pleinement la signification de figures aussi « protestantes » que celle d’un Milton ou d’un Sébastien Bach, de même on a le droit d’affirmer qu’un historien protestant sera toujours moins à l’aise qu’un catholique pour définir, je ne dis pas seulement ce qu’il y a eu d’obéissance et de dévotion dans la piété de saint François d’Assise, mais jusqu’à l’élément d’indépendance qui, sans aucun doute, est venu s’y mêler.

Cet élément, M. Jœrgensen n’a eu garde de le négliger. L’image qu’il nous a dessinée du Pauvre d’Assise ne diffère pas moins que le portrait peint, naguère, par M. Sabatier du type convenu et idéalisé auquel nous ont accoutumés les timides hagiographes des générations précédentes. L’auteur danois ne nous cache pas, lui non plus, l’analogie de certaines des aspirations de saint François avec celles des vaudois et cathares français ; et personne, peut-être, ne nous a décrit avec un relief plus tragique les luttes, les déboires, les tristesses, qui ont rempli les dernières années de la vie du saint. Mais, avec tout cela, quelle différence entre les deux récits ! Et combien le saint François de M. Jœrgensen nous apparaît plus réel, combien plus profondément, à la fois, nous saisissons les motifs de sa souffrance et nous souffrons avec lui, simplement parce que son nouveau biographe, de par le fait de son catholicisme, s’est trouvé en état de l’approcher de plus près, de pénétrer plus avant au secret de son cœur !


Oui, c’est en vérité un beau livre qui est né de cette heureuse combinaison de piété, d’érudition, et de poésie ! Si l’ouvrage de M. Sabatier est, certes, plus voisin de la Vie de Jésus par son intention et par sa méthode, on peut dire qu’une trace vivante de l’art subtil de Renan se retrouve, à chaque page, dans le Saint François de M. Jœrgensen : avec la même richesse d’images très simples et très expressives, le même ton abandonné et cependant toujours sûr, les mêmes procédés d’interprétation de la vie d’autrefois par de constans rappels des choses d’aujourd’hui. L’histoire la plus authentique se déroule, devant nous, avec la mobilité et l’attrait d’un roman : et peu s’en faut que nous ne regrettions d’avoir continuellement à nous interrompre de notre rêve pour nous entendre affirmer que ce rêve délicieux s’appuie sur tel document, encore confirmé par tel autre, sans que l’auteur consente jamais à laisser passer le moindre détail dont l’exactitude ne lui ait pas été strictement démontrée. Le loup de Gubbio, notamment, accueilli par Renan comme l’un des membres les plus édifians de la troupe pittoresque des amis de François, voici qu’il s’en va rejoindre les bêtes fabuleuses de la mythologie chrétienne, la Tarasque de sainte Marthe et le dragon de saint Georges ! La fameuse Indulgence de la Portioncule, que M. Sabatier, après de longues hésitations, s’était décidé à admettre pour vraie, nous avons le chagrin de la voir dépouillée, tour à tour, de la masse des ornemens singuliers et touchans dont l’avaient revêtue les générations, pour découvrir enfin que force nous est de la rejeter tout entière ! Et vingt autres épisodes traditionnels sont ainsi éliminés, tandis que vingt autres ne figurent plus qu’en note, comme des légendes plus ou moins suspectes, fournissant à l’auteur autant d’occasions de déployer la souplesse et le mordant de sa verve critique.

Mais qu’on n’imagine pas que ces suppressions résultent d’un parti pris de M. Jœrgensen contre le miracle, ni qu’elles donnent, à son livre, le moins du monde, l’allure froide et morne de ces vies de saints où bon nombre d’écrivains catholiques d’à présent, sous prétexte de satisfaire aux exigences de la philosophie et de la critique « modernes, » réduisent les figures d’un saint Eustache ou d’un saint Nicolas aux proportions d’un brave capitaine ou d’un évêque laborieux et sage, s’acharnant à les dépouiller de tous les attributs de la « sainteté ! » Non seulement M. Jœrgensen ne craint pas de nous raconter les miracles de saint François, chaque fois que ceux-ci lui sont affirmés par des témoignages certains ; mais tout son livre est, pour ainsi dire, baigné d’une atmosphère surnaturelle, et il n’y a pas l’un des actes ni l’une des paroles de son saint héros qui, tout de suite, ne s’y révèle à nous comme marqué d’une empreinte « céleste » de force ou de beauté.


Après cela, je sens bien que la traduction de quelques passages de la biographie de M. Jœrgensen aurait, plus efficacement que tous les commentaires, permis au lecteur d’apprécier toute la nouveauté et tout l’agrément d’un ouvrage où, pour la première fois depuis de longs siècles, un poète catholique a entrepris de ressusciter la vie et l’œuvre du saint patron de tous les poètes : mais le récit de l’auteur danois forme, d’un bout à l’autre, une trame si continue et si homogène qu’il n’est guère possible, malheureusement, d’en découper des morceaux sans risquer de leur ôter une bonne part de leur intérêt. A tout instant, les citations de « légendes » et chroniques anciennes, — empruntées, comme je l’ai dit, à des sources infiniment diverses, — se fondent dans le texte et font corps avec lui, de sorte qu’on trouverait difficilement une page où Celano, les Trois Compagnons, Julien de Spire, Ubertin de Casal, Bernard de Besse, ou Salimbene ne tiennent pas autant et plus de place que M. Jœrgensen ; et, seul, le rythme suivi de la narration nous rappelle que la main d’un artiste a choisi, adapté, habilement accouplé ces extraits de toute provenance. Voici pourtant, prises au hasard, quelques pages du chapitre consacré à la jeunesse de François, et aux lentes étapes de sa conversion ; il s’agit de ce que les anciens biographes appelaient, dans la vie du fils de Pierre de Bernardone, la « période de péché et de dissipation : »


Thomas de Celano nous a laissé un tableau bien sombre de l’éducation des jeunes garçons de ce temps. Il nous raconte que ceux-ci, à peine sevrés, étaient déjà instruits, par d’autres garçons plus âgés, non seulement à s’exprimer en paroles inconvenantes, mais même à pratiquer des actes immoraux, ajoutant que, par respect humain, aucun d’eux n’osait se conduire honorablement. Et il va sans dire que d’aussi mauvaises racines ne pouvaient point produire un arbre sain et bon : à une enfance corrompue succédaient des années de jeunesse toutes remplies de débauche. Le christianisme, pour ces jeunes gens, n’était plus rien qu’un nom ; et toute leur ambition se bornait à paraître pires qu’ils étaient en réalité.

Mais Celano était un rhéteur, en même temps qu’un poète, de sorte qu’il nous est difficile de savoir quel poids nous devons attacher à ses affirmations. Peut-être les aura-t-il fondées, simplement, sur le souvenir de ce qui se passait dans son propre pays d’enfance, Celano, sauvage et sensuelle petite cité des Abruzzes. Et, le seul des vieux biographes qui fasse mention de ce sujet après Celano, Julien de Spire, n’a fait ici que copier son prédécesseur.

Nous savons en tout cas que, très tôt, — ainsi que c’est encore l’usage aujourd’hui, en Italie, — le jeune « Français » a commencé à assister son père, dans la boutique familiale, où d’ailleurs, tout de suite, il a témoigné de remarquables dispositions pour le commerce. « Plus avide et rusé que, son père lui-même, » nous dit de lui Julien de Spire. C’était un négociant avisé et adroit, à qui ne manquait qu’une seule des vertus commerciales, mais, en vérité, l’une des plus importantes : car le fait est que, bien loin d’être économe, le jeune François se montrait follement prodigue…

(Suit une description du luxe mondain qui était alors en train d’envahir les petites cours italiennes, et jusqu’aux classes supérieures de la bourgeoisie riche.)

Et le fils « français » de Pierre de Bernardone se trouvait comme prédestiné à subir l’influence de ce mouvement. Il n’était pas, en effet, ainsi que son père, le pur Italien, économe et de peu de besoins, à qui il suffisait de gagner de l’argent : « avec la vive ardeur du sang provençal qui coulait dans ses veines, il voulait que son argent lui procurât du plaisir, s’échangeât contre le luxe et la jouissance dont il avait soif.

Si bien que, étant le jeune garçon le plus riche d’Assise, il en devint aussi, tout naturellement, ce que nous nommerions aujourd’hui le premier « viveur. » Thomas de Celano nous apprend qu’autant il était habile à gagner de l’argent, autant il mettait de vanité à le dépenser. Et l’on comprend sans peine qu’il n’ait point tardé, dans ces conditions, à réunir autour de lui un cercle d’amis, choisis non seulement parmi les fils des nobles et bourgeois d’Assise, mais encore parmi des jeunes gens des cités voisines, puisque nous allons le voir, après sa conversion, faire visite à l’un de ses anciens camarades jusque dans Gubbio, à une distance assez considérable de sa ville natale.

De même que l’ont toujours fait, et le font encore les jeunes gens de cette espèce, ces « viveurs » d’Assise employaient leurs loisirs à s’offrir d’abondans repas : après quoi, mis en belle humeur, ils parcouraient les rues de la ville en chantant très haut, et, la nuit, s’amusaient à troubler le repos des bourgeois endormis. L’austère moine de Celano s’effarouche d’avoir à nous énumérer les péchés de cette folle troupe : « Ils plaisantaient, nous dit-il, débitaient des sornettes, chantaient, et allaient vêtus d’habits somptueux. »

Je me souviens d’un matin de mai que j’ai eu le bonheur de passer, il y a déjà bien longtemps, dans la vénérable bourgade de Subiaco, au cœur des monts Sabins. Après avoir visité le Sagro Speco de saint Benoît ; et le couvent vénérable de sainte Scolastique, j’étais entré, vers midi, dans une osteria que j’avais aperçue sur ma route, pour déjeuner à loisir avant de reprendre le petit train de Rome. Mon repas me fut servi dans une tonnelle perchée sur un rocher abrupt, et d’où j’apercevais, entre les roseaux qui formaient la tonnelle, les faites d’un vaste champ de figues, avec de larges feuilles d’un vert cru que dorait le soleil. Plus loin, au-delà des figuiers, je découvrais la vallée où l’Agno, avec son écume d’argent, se précipitait entre des pierres d’un gris bleuté, tandis que, plus loin encore, surgissait devant moi l’antique Subiaco, projetant ses orgueilleuses tours et ses flèches sous le ciel transparent.

Dans ce site à la fois gai et fier, plein de fraîcheur et de majesté, un groupe de jeunes gens de la ville était venu manger en commun. Sur la terrasse découverte de l’auberge, d’où la vue dominait la magnifique vallée, ils s’étaient fait dresser une longue table : j’apercevais la nappe merveilleusement blanche, les imposantes fiaschi, les verres remplis de vin rouge, et l’agitation des garçons de l’osteria courant de droite et de gauche avec d’énormes plats de macaroni. Les rires et les chants ne s’arrêtaient point, mais sans jamais se transformer en des cris déréglés. Et puis, le repas achevé, je vis chacun des jeunes gens se lever, tour à tour, pour prononcer quelques mots à voix haute ; et, entre chaque discours, j’entendais s’élever une sonnerie de cors…

C’est tout à fait ainsi que je me représente, joyeux et pourtant gracieux et polis, ces banquets où le fils de Pierre de Bernardone tenait le sceptre de la royauté. Et certes, si le bon frère de Celano avait connu les « buveries » grossières et prosaïques des jeunes gens du Nord, et de ceux même, parmi eux, qui se vantent d’être fils des Muses, je crois bien qu’il aurait porté un jugement moins rigoureux sur ces festins où la gaité était légère et limpide comme le vin jaune qui mûrit aux penchans des monts ombriens… Mais il ne les a point connues ; et, ingénument, il nous raconte que, dans le groupe de tous ces débauchés, François était le pire, celui qui menait les autres et qui les perdait. De fête en fête, la « jeunesse dorée » d’Assise promenait sa folie. La nuit, on les entendait errer par les rues, chantant sous l’accompagnement du luth ou de la viole, pareils à une troupe de jongleurs vagabonds. Et, en vérité, François allait si loin, dans son admiration de la « gaie science » provençale, qu’il s’était fait faire un habit de jongleur, mi-parti, pour s’en revêtir aux grandes occasions.

Mais, au reste, on n’aurait pu lui rien reprocher de proprement mauvais… Il était même, en général, d’une décence parfaite dans ses manières, comme tous ceux qui ont le cœur naturellement pur ; et la seule chose dont s’affligeassent ses parens était son attachement excessif pour ses amis, qui souvent, lorsqu’il était à table chez son père, le faisait se lever, au premier appel d’un camarade, et s’enfuir de la maison, laissant son assiette à moitié remplie. Sa prodigalité, sans cesse plus marquée, avait eu, dès le début, un côté louable : à savoir, la manière dont elle s’étendait aux pauvres. Car le jeune François n’était pas de cette race commune de « viveurs » qui n’ont jamais deux sous pour un mendiant, mais trouvent toujours un billet de banque pour payer un dîner au Champagne… Et c’est ainsi qu’il éprouva la sensation comme d’un coup de poignard au cœur lorsque, un jour, étant très occupé dans la boutique paternelle, avec un grand nombre de cliens à servir, il s’aperçut qu’il venait de chasser un mendiant, presque sans se rendre compte de ce qu’il faisait. « Si cet homme était venu à moi de la part de l’un de mes nobles amis, se dit-il, de tel comte ou baron, sûrement il aurait obtenu cet argent qu’il me demandait ! Or voilà que celui-ci est venu de la part du Maître des Maîtres ; et moi, je l’ai laissé s’en aller les mains vides, et même en lui adressant de dures paroles ! » Si bien qu’il résolut, depuis ce jour, de ne jamais rien refuser à tout homme qui viendrait le solliciter au nom de Dieu, — per amor di Dio, comme disent toujours les mendians italiens.


Il faut encore, après avoir essayé d’indiquer les qualités qui appartiennent en propre à cette biographie catholique et poétique de saint François, que je reconnaisse de quel précieux secours ont été, pour elle, les travaux antérieurs de M. Sabatier. M. Jœrgensen, d’ailleurs, ne se fait pas faute de nous l’avouer. « Jamais on ne proclamera assez haut, — écrit-il aux dernières lignes de son Introduction, — le rôle qui revient à M. Sabatier dans la renaissance actuelle des études d’histoire franciscaine. Tout ce qui a été écrit depuis l’apparition de son premier livre,… tout cela se rattache directement à lui, soit que les divers auteurs aient voulu continuer ses recherches, ou qu’ils se soient proposé de le réfuter. L’auteur du présent livre, lui aussi, doit beaucoup à l’écrivain français ; et il est heureux de pouvoir l’affirmer, avec un profond sentiment de respect et de gratitude. » Peut-être même le poète danois a-t-il, par instans, poussé trop loin sa dépendance à l’égard de son éminent devancier, notamment pour ce qui concerne la date de la Légende des Trois Compagnons, et la possibilité de reconstituer, dans son ensemble, l’apport biographique du frère Léon et de ses amis : mais toujours, en tout cas, nous sentons qu’il a longuement et minutieusement pesé chacune des opinions de M. Sabatier, sauf à se voir souvent obligé de les « réfuter. » En vérité, les deux livres, bien loin de se nuire l’un à l’autre, se complètent et s’éclairent, réciproquement : l’un, plus abondant et plus nourri de faits, nous fournissant, en quelque sorte, une incomparable « chronique » documentaire de l’existence du saint ; l’autre, plus restreint dans son sujet comme dans sa portée, mais plus riche de vie, et s’employant surtout à faire renaître le cœur de l’homme merveilleux dont M. Sabatier nous a parfaitement révélé la figure et les actes.


T. DE WYZEWA,

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1904.