Revues étrangères - Une histoire allemande de la Grande Armée
Peu de livres, au cours de ces dernières années, ont obtenu en Allemagne autant de succès que l’ample et savant ouvrage où M. Paul Holzhausen a recueilli le contenu principal de plusieurs centaines de relations, inédites ou entièrement oubliées, d’officiers et de soldats allemands de la Grande Armée. D’un accord unanime, les critiques se sont plu à signaler la portée et l’intérêt exceptionnels d’une histoire plus riche que tous les romans d’aventures en péripéties émouvantes ou pittoresques, et avec cela inspirée d’un si ferme esprit d’impartialité qu’à tout moment l’auteur s’interrompt dans son récit pour nous mettre en garde non seulement contre les exagérations des narrateurs précédens de la campagne de 1812, mais contre celles même des témoins nouveaux qu’il évoque devant nous. Personne d’ailleurs n’était mieux fait pour entreprendre heureusement une tâche de ce genre que M. Paul Holzhausen, biographe de Voltaire et de lord Byron avant de devenir désormais quelque chose comme le représentant attitré, dans son pays, de la « littérature » napoléonienne. Déjà l’éminent écrivain, au début de l’année dernière, avait exhumé et nous avait transmis dans leur texte complet deux longs récits des événemens d’il y a cent ans, écrits par un médecin militaire wurtembergeois et par un jeune officier saxon qui se trouvait être le neveu du poète de Faust. Mais peu à peu M. Holzhausen, en s’occupant de contrôler et d’annoter ces deux séries de Souvenirs s’est aperçu que les diverses archives publiques et privées de l’Allemagne en gardaient une foule d’autres, également remplies de détails curieux. A Munich, à Dresde, à Berlin, à Stuttgart, presque dans chacune des capitales allemandes, il a découvert toute sorte de vieux volumes poussiéreux, toute sorte de cahiers manuscrits, dont les uns lui offraient de précieux Mémoires autobiographiques de combattans bavarois, saxons, prussiens, etc., de 1812, tandis que d’autres, plus touchans encore, se trouvaient être des « journaux » intimes, rédigés chaque soir pendant la campagne.
M. Holzhausen a reproduit en fac-similé, dans son livre, deux pages de l’un de ces « journaux, » continué avec une obstination merveilleuse, au milieu des plus terribles épreuves, par un jeune lieutenant bavarois. A partir du 27 novembre, veille du passage de la Bérésina, l’écriture de l’officier allemand se brouille, devient de plus en plus difficile à déchiffrer : mais le lieutenant Munnich n’en persiste pas moins à tenir son journal. Il note que, le 28 novembre, il a « franchi le pont. » Le 29 novembre, il griffonne péniblement ces quelques mots : « Resté couché. Alarme et alerte. » Encore une ligne le 30 novembre, et une autre le 31, celle-là tout à fait illisible. Après quoi le journal s’arrête ; et quelques lignes écrites par Munnich plus tard, d’une main étrangement dissemblable de celle que nous ont fait voir les dernières pages, nous apprennent que « l’état de ses doigts, à demi gelés, » l’a empêché d’inscrire ses étapes suivantes.
C’est donc des relations de ces membres allemands de la Grande Armée qu’est fait le gros ouvrage de M. Holzhausen ; et tout d’abord je dois noter l’impression singulière qui se dégage d’un tel récit, où des événemens qui nous étaient familiers nous sont racontés à nouveau par un groupe nombreux de témoins inconnus, apportant à leur témoignage des sentimens et un tour de pensée tout différens de ceux des narrateurs français de la campagne de 1812. Que l’on imagine un Hollandais ou un Brésilien qui, sans savoir un mot de français, se serait trouvé mêlé de très près à notre tragédie révolutionnaire, et qui maintenant nous décrirait à sa façon les plus mémorables journées de la Terreur ! Car M. Holzhausen semble s’être fait un devoir, ou encore un point d’honneur, de dérouler sous nos yeux le tableau complet de la campagne de Russie sans presque jamais recourir à des documens d’origine française. Il a voulu que chacune des scènes successives du drame, grandes et petites, depuis l’incendie de Moscou jusqu’à la plus insignifiante des escarmouches quotidiennes de la retraite, nous fût exposée par l’un ou l’autre des Allemands qui y avaient pris part, — interrogeant d’ailleurs aussi volontiers les soldats que leurs généraux, et nous révélant à cette occasion certaines figures d’humbles lieutenans, caporaux, et troupiers allemands qui mériteraient de prendre place dorénavant, dans notre sympathie, à côté des figures immortelles d’un capitaine Coignet ou d’un sergent Bourgogne.
Non pas, pourtant, que ces Allemands de la Grande Armée, y compris même ceux dont les souverains subissaient le plus à regret la domination napoléonienne, non pas que ceux-là même différassent bien sensiblement de nos « grognards » français dans leurs sentimens à l’égard de l’Empereur. Aussi longtemps du moins que Napoléon est demeuré à leur tête, leurs relations nous les montrent unanimes à l’admirer passionnément, à se consoler de tous leurs déboires en croyant profondément au triomphe final de son génie, et puis, lorsque la catastrophe est devenue évidente, à le plaindre avec le souhait et l’espoir inaltérables d’une prompte revanche. Voici, par exemple, ce que nous raconte, au début de ses curieux Souvenirs, un lieutenant prussien dont le père a été autrefois anobli par Frédéric le Grand en récompense de son zèle patriotique contre les Français :
Les trois quarts de la Grande Armée étaient faits d’hommes appartenant à des nations dont les intérêts allaient tout juste à l’opposé de la guerre commençante. Et plusieurs d’entre nous avaient conscience de cela, comprenant bien que, au fond de leurs cœurs, ils devraient souhaiter la victoire aux Russes plutôt qu’à eux-mêmes. Mais il n’en est pas moins sûr que toutes les troupes allemandes ont fait preuve d’une loyauté parfaite, toujours prêtes à combattre, le moment venu, comme s’il s’agissait de défendre leurs propres intérêts les plus sacrés. Celui qui n’avait pas devant les yeux un objet plus haut, celui qui ne luttait pas pour sa patrie, comme les Polonais, voulait du moins exalter son honneur personnel et l’honneur de sa nation, en ne permettant à aucune autre race de le surpasser. Ainsi est née, de cette multiplicité même d’élémens nationaux différens, une incessante rivalité d’endurance et de bravoure. Quelque jugement que l’on portât, à part soi, sur Napoléon, qu’on l’aimât sans réserve ou qu’on le haït, il n’y avait à coup sûr personne, dans toute l’armée, qui ne le tint pour le plus grand et le plus expérimenté des capitaines de tous les temps, personne qui n’éprouvât une confiance illimitée dans son génie et dans l’infaillible réussite dernière de ses combinaisons. En tout endroit où l’Empereur daignait se laisser voir, le soldat, français ou allemand, se croyait assuré du triomphe ; et à peine l’avait-on aperçu que, de tous côtés, mille voix criaient : Vive l’Empereur ! L’éclat aveuglant de sa grandeur m’avait dominé, moi aussi, et m’avait bien vite amené à ressentir un enthousiasme respectueux que j’exprimais en joignant ma voix à celle de mes compagnons pour crier : Vive l’Empereur ! de toute la force de mon cœur et de mon gosier.
On bien qu’on lise ces quelques lignes où un médecin militaire de l’armée grand-ducale de Saxe-Weimar nous décrit sa dernière rencontre avec Napoléon, le matin même du départ précipité de l’Empereur pour Paris :
Napoléon portait une pelisse verte ornée de galons d’or et un bonnet de la même fourrure. Il paraissait grave et recueilli, mais en excellente santé. Nous contemplions, à quelques pas de distance, cet homme tout-puissant, pendant que les généraux Gratien et Viviès, avec le colonel de notre régiment, s’étaient groupés en demi-cercle autour de la calèche. On s’entretenait de l’assaut qui venait d’avoir lieu (dans la bourgade d’Oszmiany, où les terribles Cosaques de Seslawine, dans la nuit du 5 décembre, avaient attaqué la division franco-allemande du général Loison, et auraient sûrement réussi à s’emparer de l’Empereur, sans l’héroïque résistance de la petite troupe). L’assaut semblait inquiéter tout particulièrement Napoléon, qui croyait sans doute que déjà l’ennemi se trouvait informé de son départ. La personnalité de cet homme extraordinaire, les traits de son visage, le souvenir des grandes actions au moyen desquelles il avait bouleversé son temps, tout cela nous contraignait involontairement à éprouver pour lui une admiration mêlée de respect. La voix que nous entendions, n’était-ce pas celle-là même dont les moindres murmures retentissaient à travers l’Europe, décidant du sort des royaumes, et élevant ou anéantissant à leur gré toutes les renommées ?
Comme l’écrit encore un autre officier prussien, « l’indifférence avec laquelle toute l’armée a assisté à l’incendie de Moscou, la pleine certitude de vaincre qui, jusqu’au bout, rayonnait des yeux de tous les soldats, tout cela prouve assez clairement que ces masses guerrières, à quelque nation qu’elles appartinssent, avaient l’impression de former un grand tout homogène, et se trouvaient résolues à agir en conséquence. » Oui, telle est bien la conclusion qui ressort de l’émouvant récit de M. Holzhausen. Mais il n’est pas tout à fait vrai que cette profonde et admirable « homogénéité » se soit prolongée « jusqu’au bout » de la campagne. Elle a duré aussi longtemps que la Grande Armée s’est trouvée sous la direction personnelle de l’Empereur : mais il a suffi ensuite du départ de Napoléon pour la détruire irréparablement, et les derniers chapitres de l’ouvrage nouveau nous font assister à des scènes de discorde d’autant plus désolantes qu’elles succèdent à une longue période de complète union fraternelle. C’est comme si, soudain, Allemands et Français se fussent éveillés d’un beau rêve, où ils avaient vécu jusque-là en se tenant par la main, tandis qu’à présent leurs compagnons de la veille leur apparaissaient de malfaisans et dangereux ennemis, plus assoiffés de leur sang que les sauvages Cosaques qui ne se lassaient pas de les attaquer. De jour en jour, désormais, l’inimitié s’accentue entre les diverses sections de l’armée. « Sur la place du Marché de Kowno, — nous raconte un officier wurtembergeois, — pas un Allemand n’aurait osé venir se chauffer près d’un feu allumé par des Français ; et semblablement nos hommes n’auraient pas manqué d’assommer un Français qui se serait approché de leurs propres feux. » Encore les plus navrantes manifestations de cette haine réciproque des diverses nationalités durant les dernières journées de marche en territoire russe ne sont-elles rien au regard des incidens quotidiens de la période suivante, où les soldats allemands, accueillis à bras ouverts par la population prussienne d’Insterbourg et de Kœnigsberg, s’unissent à celle-ci pour accabler de coups et d’affronts leurs infortunés frères d’armes français.
Mais ce n’est là, naturellement, qu’un petit épisode de l’immense et poignante tragédie que fait revivre devant nous l’admirable « compilation » de M. Holzhausen ; et je ne saurais dire combien de belles pages y précèdent ces scènes lugubres des derniers chapitres, — des pages où, plus d’une fois, l’intérêt pathétique des situations se trouve accompagné et rehaussé d’un très réel agrément littéraire. Comment ne pas citer, tout au moins, la peinture que nous fait de sa première entrée à Smolensk, le 17 août, un sous-lieutenant wurtembergeois qui va d’ailleurs intervenir ensuite presque à chacun des divers actes du drame, toujours avec le même mélange de scrupuleuse fidélité historique et de naïf abandon pittoresque ?
Très vite, notre première brigade d’infanterie traversa un gué, où les hommes avaient de l’eau jusqu’aux hanches, et pénétra dans un faubourg de Smolensk que le général russe Korff continuait à défendre obstinément avec ses chasseurs. Pendant ce temps, nous descendîmes de la hauteur où nous étions grimpés, et nous réunîmes à la seconde brigade pour occuper avec elle un autre faubourg, sur la rive gauche du Dnieper. Avec la moitié de ma compagnie je fus placé dans un jardin rempli d’arbres fruitiers, tout contre le fleuve, où se trouvait déjà un jeune officier français accompagné d’une douzaine d’hommes.
Aussitôt commença une fusillade très vive, soutenue par notre artillerie dont les boulets, passant par-dessus nos têtes, allaient atteindre l’ennemi sur l’autre rive du Dnieper. Ravi du renfort inattendu que constituait pour lui notre arrivée, le bouillant officier français me saisit la main. Venez, mon ami, s’écria-t-il, partageons notre sort ! Et, me tendant sa gourde de campagne, il m’invita à y puiser une gorgée d’eau-de-vie. Mais à peine l’avais-je remercié du réconfort de cette boisson, et m’étais-je retourné vers mes hommes, qui avaient rejoint les Français près de la haie du jardin, lorsqu’une balle ennemie vint écraser si cruellement la tête de ce vaillant jeune homme, — avec qui j’avais fait connaissance moins de dix minutes auparavant, — que des fragmens de sa cervelle se collèrent, entourés de son sang, sur la cloison de bois d’une maisonnette élevée au milieu du jardin. Pour la première fois de ma vie, je voyais les balles ennemies pleuvoir autour de moi comme une véritable grêle, arrachant et semant à terre le feuillage des arbres. Vers midi, cependant, l’on nous fit sortir de ce terrible jardin, et nous pénétrâmes dans la grande rue du faubourg, l’ennemi s’étant enfin décidé à faire reculer ses troupes. Attendant les instructions ultérieures, nous nous tenions là, l’arme au pied, lorsque soudain le général Koch, qui se trouvait en tête de nous, reçut brusquement une balle qui, lui traversant successivement le bras et la poitrine, lui fit du même coup quatre mauvaises plaies. — A la tombée du soir, nous reçûmes l’autorisation de camper dans les différentes rues du faubourg. Mes hommes m’apportèrent de la farine et de la graisse qu’ils avaient découvertes dans les maisons, précipitamment abandonnées par leurs habitans ; et déjà j’étais en train de me préparer une succulente bouillie, lorsqu’une balle ennemie s’abattit dans mon feu, et me força de laisser tomber ma casserole avec tout son contenu. Malgré toute la gravité critique de notre situation, cet incident nous égaya merveilleusement, comme l’avait fait déjà, le matin, l’aventure d’un officier français du quatrième régiment, de si petite taille qu’il lui avait été impossible de franchir légué, de telle sorte qu’il avait dû se faire porter par ses hommes sur une espèce de civière formée de leurs fusils.
Il y aurait également à citer, comme l’une des parties les plus attachantes du livre de M. Holzhausen, la demi-douzaine de relations allemandes consacrées à l’histoire de cette admirable retraite du maréchal Ney, entre Smolensk et la Bérésina, qui déjà dans l’ouvrage classique de Ségur nous a laissé un très profond et vivant souvenir. Allemands et Polonais, comme l’on sait, étaient nombreux dans l’arrière-garde confiée par Napoléon au plus habile de ses généraux ; et l’on sait aussi parmi quels dangers à peine croyables s’est accomplie la retraite de la troupe héroïque, jusqu’à cette journée du 21 novembre où Napoléon, attablé pour son déjeuner en compagnie du maréchal Lefebvre, eut enfin la joie de voir apparaître le jeune Gourgaud, envoyé par le vice-roi d’Italie afin de lui annoncer l’arrivée de Ney. En une semaine, l’armée de celui-ci s’était réduite à 900 hommes, si misérablement fatigués et épuisés que près de la moitié d’entre eux allaient succomber avant l’étape de Wilna. Ce sont des survivans de ces 900 hommes qui, dans le volume de M. Holzhausen, nous décrivent les tragiques épreuves qu’ils ont traversées ; et le tableau qu’ils nous en font, les témoignages sur lesquels ils appuient leur éloge unanime de l’étonnant génie militaire de leur chef suffiraient, à eux seuls, pour revêtir d’une très haute portée documentaire le nouvel ouvrage du savant historien allemand.
Voici, par exemple, l’affreuse nuit où Ney, constatant l’impossibilité trop évidente de poursuivre plus longtemps la lutte contre l’armée infiniment supérieure de Miloradowitch, se décide à tenter le passage du Dnieper ! Un officier westphalien, dont M. Holzhausen n’a point réussi à découvrir le nom, écrit à ce sujet, dans une très intéressante relation inédite :
Le maréchal nous fit arrêter et mettre en rangs. Une moitié au moins de l’infanterie avait disparu ; de la cavalerie, c’est à peine si, de temps à autre, un ou deux hommes venaient se joindre à nous ; de l’artillerie, absolument plus rien à l’exception des deux dernières pièces. Ce qui allait nous arriver maintenant, aucun de nous n’en avait l’idée. Le maréchal se taisait ; un officier qui lui avait demandé ses ordres n’avait obtenu de lui que cette réponse laconique : Patience ! Tout au plus notre chef était-il sorti un moment de son mutisme pour défendre l’allumage de feux, pour installer une chaîne de sentinelles, et pour nous enjoindre de camper là, sur la neige, auprès d’une maison abandonnée. Il avait également envoyé en patrouille plusieurs officiers, parmi ceux qui demeuraient encore valides, et les avait chargés de s’informer du chemin jusqu’aux bords du Dnieper. Au bout d’une heure, pendant laquelle l’infatigable chirurgien major du 48e régiment de ligne avait pansé une foule de blessés dans la maison transformée en hôpital, les officiers ramenèrent à Ney deux guides, un vieillard et une jeune fille. Les renseignemens qu’ils pouvaient nous fournir touchant les moyens de passer le fleuve n’avaient rien d’encourageant : mais le temps pressait, et aucun choix n’était possible. Le maréchal Ney nous ordonna de nous mettre en route, dans le silence le plus profond.
Une épaisse forêt, qui s’étendait jusqu’au Dnieper, couvrit la retraite d’une troupe qui comprenait bien encore 3 000 combattans, et qui maintenant s’avançait avec lenteur, sans bruit, sur d’étroits sentiers à peine distincts. Après deux heures de marche environ, nous atteignîmes le fleuve, et cela en un endroit où la rive tombait dans l’eau par une pente abrupte. Le Dnieper était encore gelé : mais la violente averse qui avait succédé à la tourmente de neige nous faisait craindre un prochain dégel, et d’autant plus que nos guides assuraient que le fleuve, gelé seulement depuis deux jours, était très profond et d’un courant terrible. Nul moyen de songer à traverser là. D’un gué aux alentours ni le paysan, ni la jeune fille ne savaient rien : mais tous deux affirmaient que, l’été, on pouvait passer à gué en n’importe quel endroit. Le maréchal nous fit marcher pendant plus d’une heure en amont du fleuve. De temps à autre, on essayait la glace : des hommes recevaient l’ordre d’y faire quelques pas, afin de se rendre compte de sa résistance. Chaque fois, l’expérience prouvait que la glace était assez forte pour supporter un petit nombre de passans, mais que l’on ne pouvait songer à lui confier une armée. Enfin plusieurs gaillards résolus se risquèrent à atteindre l’autre bord, d’où ils ne tardèrent pas à nous apprendre que, sur cette rive-là, la remontée nous serait beaucoup plus facile. Nous étions parvenus à une clairière du bois, où notre rive, elle aussi, s’abaissait sensiblement. Soudain, le maréchal nous fit arrêter, et ordonna de passer le fleuve. Il envoya d’abord, isolément, une centaine de soldats, en partie pour former une chaîne de sentinelles contre un assaut possible des Cosaques, en partie pour s’enquérir d’un chemin vers Orsza. A ces premiers passagers se joignit, — sans qu’on put les en empêcher parmi les ténèbres de la nuit, — une masse de traînards qui nous suivaient depuis Smolensk. Puis ce fut le tour des blessés, mais que Ney ne laissa partir que moyennant la promesse formelle de ne pas allumer de feux. Après quoi l’on amena sur la glace les deux canons, qui devaient être traînés par des hommes, tandis que leurs attelages suivraient à vide. Mais l’opération échoua piteusement : le premier canon, descendu de la rive sans trop d’encombre, s’enfonça vers le milieu du fleuve avec ses conducteurs ; et force nous fut ensuite d’abandonner le second, qui n’aurait pas manqué d’avoir le même sort.
Le reste de l’armée, comprenant le maréchal lui-même et son état-major, devait effectuer son passage par groupes séparés, à environ deux cents pas plus loin. Mais les troupes impatientes, à qui la rive opposée apparaissait comme un port de salut, se pressaient constamment sur la glace, si bien que celle-ci se rompit en plusieurs endroits. Des cris d’angoisse retentissaient de toutes parts ; la confusion était indescriptible ; et impossible de secourir les noyés ni de donner des ordres, dans l’obscurité complète où l’on se trouvait. Des ombres noires s’agitaient en hurlant sur le fleuve, tandis que ceux de nous qui restaient en arrière, incapables de se rendre aucun compte de la réalité, s’abandonnaient aux pires horreurs d’une imagination surexcitée. Longtemps se continua cette lutte invisible contre le fleuve. Et puis l’agitation s’apaisa. Les sauvés se taisaient d’épuisement ; aux noyés la mort avait fermé la bouche ; et un bon nombre de nos compagnons s’en étaient allés plus en amont, avec l’espoir d’y trouver une glace plus résistante. Enfin il ne resta plus, sur la rive gauche, que le maréchal et le groupe de son entourage. On avait jugé impossible de faire traverser le fleuve aux chevaux : deux ou trois tentatives avaient abouti à un désastre. Le maréchal permit aux cavaliers soit de se chercher un autre passage, ou bien de se glisser le long de la rive gauche, à l’ombre des bois, jusqu’à Orsza. Quant à nous, officiers, personne de nous ne voulait se séparer de notre chef. — Passons ! dit soudain le maréchal. Aussitôt nous nous laissâmes tomber de la rive, et chacun s’efforça de passer de son mieux, la plupart, — et notamment le maréchal lui-même, — s’aidant à la fois des mains et des pieds. Quelques-uns disparurent sous l’eau, mais furent sauvés par leurs camarades. Sur l’autre rive, ce furent les soldats qui nous facilitèrent la remontée. Et ainsi la petite troupe, trempée jusqu’aux os, arriva enfin sur la rive droite du Dnieper, échappant pour un instant à la poursuite de l’ennemi, mais infiniment plus misérable encore qu’auparavant.
Aussi bien les ennemis eux-mêmes ne pouvaient-ils s’empêcher de rendre hommage aux qualités intellectuelles et morales de celui de tous les compagnons de l’Empereur qu’ils admiraient, à la fois, et redoutaient le plus. Le duc Eugène de Wurtemberg, par exemple, et son adjudant Woldemar von Lœwenstern, — qui tous deux, aux premières nouvelles de la rupture de Napoléon avec Alexandre, étaient venus s’engager dans l’armée russe, afin de combattre celui qu’ils regardaient comme l’oppresseur de leur patrie, — nous ont raconté à leur point de vue cette même retraite pendant laquelle, plusieurs fois, ils avaient eu l’illusion de pouvoir enfin saisir l’insaisissable héros de la Moskowa ; et nulle autre part peut-être ne nous apparaît plus clairement que dans leurs récits l’effrayante difficulté d’une tâche dont ils reconnaissent que pas un d’entre eux n’aurait été capable de la mener à bien. Tout au long du livre de M. Holzhausen, du reste, les témoignages des membres allemands de la Grande Armée s’accordent à louer chaleureusement le maréchal Ney, adoré de tout le monde pour sa simplicité et sa bonté de cœur : sans compter que son origine alsacienne, probablement, et sa connaissance de la langue allemande permettaient à tous ces Bavarois, Badois ou Westphaliens de le regarder un peu comme l’un des leurs. Après lui, c’est Murat qui semble avoir le mieux réussi à se gagner l’affection des troupiers allemands. Celui-là, il est vrai, ne savait point leur langue, et son attitude hautaine pendant les marches, son désir trop visible de se poser en souverain s’éloignaient autant que possible de la charmante bonhomie d’un Ney, ou encore d’un Eblé, — autre favori des narrateurs cités par M. Holzhausen. Mais de nombreuses expériences avaient appris à ces braves gens que, sitôt la bataille engagée, un Murat tout différent se substituait à l’orgueilleux roi de Naples ; aussitôt celui-ci redevenait pour tous les soldats un affectueux camarade en même temps que le plus vaillant des chefs, avec une flamme guerrière qui, rayonnant de chacune de ses paroles et de chacun de ses gestes, se transmettait irrésistiblement à tout son entourage. De telle manière que la vue de Murat exerçait, sur l’armée entière, une influence très profonde et très bienfaisante. Chacun avait l’impression que, sous la conduite suprême de l’Empereur et avec l’appui effectif du roi de Naples, la terrible affaire où l’on se trouvait engagé ne pouvait pas être complètement, irrémédiablement perdue ; et chacun était reconnaissant à Murat de l’espèce de réconfort ou de consolation qu’inspirait sa présence.
Ney, Murat, Eblé et ce général Montbrun dont on se rappelle la mort héroïque sur le champ de bataille de Borodino : autant de figures que les témoignages recueillis par M. Holzhausen nous font apparaître dans la lumière la plus sympathique. Mais au contraire, d’autres généraux français sont jugés par les narrateurs allemands avec une sévérité à peu près unanime ; et je crains bien que la renommée de Sebastiani, en particulier, ou encore de Victor,. — pour ne point parler du malheureux Junot, déjà cruellement atteint et diminué par la maladie, — n’ait à souffrir plus ou moins gravement des accusations portées contre ces chefs par les officiers allemands placés sous leurs ordres. Quant aux généraux allemands de la Grande Armée, je n’en aperçois aucun qui ne semble avoir continué, jusqu’au bout de la campagne, à être respectueusement aimé et admiré de ses compatriotes. Sans cesse nous apprenons que tel ou tel chef bavarois ou wurtembergeois, dont le nom nous était inconnu jusqu’ici, a déployé un talent militaire de premier ordre ; et il n’y a pas jusqu’au terrible général de Wrede dont les rigueurs ne soient excusées, ou même glorifiées, par ses compatriotes, comme l’effet d’un noble souci d’ordre et de discipline. Nous devinons que ces pauvres gens, à mesure que s’affirmait plus manifestement le désastre, s’attachaient plus fidèlement à leurs généraux, en vertu des sentimens de rivalité nationale que nous décrivait tout à l’heure l’un d’entre eux. Ils désiraient que, du moins, leur honneur de Prussiens ou de Bavarois ne demeurât pas trop au-dessous de celui de leurs compagnons français : et de là ces éloges enthousiastes prodigués à leurs chefs, — dont quelques-uns, d’ailleurs, paraissent avoir été vraiment des hommes de valeur.
Dans l’ensemble de la peinture qu’il nous fait de la catastrophe de 1812, comme je l’ai dit, M. Holzhausen s’est soigneusement efforcé d’éviter toute exagération ; et, à ce point de vue encore, il se pourrait, que son livre eût pour nous une précieuse portée, en nous aidant à mieux discerner les traits authentiques de tout ce qui s’y est mêlé d’additions légendaires. Mais peut-être aussi, d’autre part, les sources où puisait l’érudit allemand l’ont-elles mis à même de reconstituer avec plus de relief que la plupart de ses devanciers quelques-uns des aspects les plus affreux de la tragique retraite de la Grande Armée. Car on n’ignore pas que cette armée était si « grande, » tout au moins pendant les premières étapes de la retraite, que ses diverses parties ont eu plus d’une fois à subir des destinées différentes, suivant qu’elles occupaient la tête, ou le centre, ou bien la queue du cortège. Or, c’était presque toujours à la queue, très loin derrière la garde impériale et un bon nombre des autres régimens français, que marchaient péniblement les débris des contingens fournis naguère à Napoléon par ses alliés de gré ou de force, les princes allemands. Lorsque les témoins cités par M. Holzhausen traversaient un village, il y avait chance que déjà les troupes qui les précédaient eussent exploré, saccagé, brûlé toutes les maisons ; et pareillement il en allait dans les villes, où nos infortunés narrateurs allemands, quand enfin ils avaient réussi à y pénétrer, pouvaient être à peu près certains de trouver les magasins vides, comme aussi de devoir camper sur les places publiques. De telle sorte que, pour ne nous offrir que des faits d’une authenticité quasi « officielle, » le savant ouvrage de M. Holzhausen n’en renferme pas moins une série de tableaux égaux et parfois supérieurs en atrocité pathétique à tout ce qu’aurait pu inventer l’imagination du poète de l’Enfer. En vain, par exemple, Gourgaud et Marbot se sont-ils ingéniés à démentir l’assertion de Ségur touchant la réalité de scènes plus ou moins nombreuses de cannibalisme, aux dernières périodes de la retraite. Ainsi que l’observe justement M. Holzhausen, un officier d’état-major comme Gourgaud ne pouvait guère être aussi bien renseigné sur ce point qu’un modeste sergent Bourgogne, ni surtout que la demi-douzaine de sous-officiers ou de « traînards » allemands qui s’accordent pour nous attester qu’ils ont vu manger de la chair humaine, ou même qu’ils en ont mangé pour leur propre compte. Pareillement un officier bavarois, d’une loyauté incontestable, raconte que des soldats de son entourage « rôtissaient au feu des cœurs extraits de cadavres humains. » A quoi le lieutenant Furtenbach ajoute : « Que cela soit vrai, je puis le garantir, et je frémis encore d’effroi au souvenir de cet odieux spectacle ! »
Pour des motifs analogues, les membres allemands de la Grande Armée étaient plus exposés que leurs compagnons français à tomber entre les mains de l’ennemi. Un bon nombre des témoins mentionnés le plus souvent par M. Holzhausen dans les premiers chapitres de son livre ont ainsi fini par devenir prisonniers, — quelques-uns au moment où, déjà, ils s’apprêtaient à pénétrer en territoire allemand. Ceux-là ont eu à subir, tout au moins pendant le début de leur captivité, un sort en comparaison duquel toutes les angoisses de la retraite leur apparaissaient une partie de plaisir. Dépouillés de leurs vêtemens, nourris des rebuts que laissaient les chevaux des Cosaques, ils étaient traînés, sous une pluie de coups, vers de lointaines régions, les uns dans l’Oural, d’autres en Sibérie, — car il semble certain que l’énorme majorité des Russes craignaient un prochain retour de Napoléon. A toutes les réclamations comme à toutes les plaintes des infortunés prisonniers, les Cosaques répondaient invariablement : « Tant pis pour vous ! Pourquoi êtes-vous venus en Russie avec ce brigand de Napoléon ? » Mais à chaque instant, parmi ces sombres peintures, surgissent devant nous des exemples merveilleux de compassion chrétienne, soit que l’un des officiers de l’escorte s’efforce de secourir en cachette les prisonniers qu’il insulte et rudoie en présence de ses camarades, ou bien qu’un soldat, au risque d’être gravement puni, s’approche de l’un d’eux et lui glisse dans la main une moitié de sa propre ration. D’un bout à l’autre, d’ailleurs, le livre de M. Holzhausen est ainsi semé d’épisodes touchans, ou encore de menus traits historiques imprévus et curieux. Croirait-on que, le 15 août 1813, des centaines de prisonniers allemands, déportés dans les provinces orientales de l’immense empire, se sont unis de plein cœur à leurs compagnons français pour fêter l’anniversaire de la naissance de Napoléon ? « Dans notre prison de Tchernigof, raconte le sous-officier bavarois Joseph Schrafel, nous avons acclamé bruyamment le grand chef d’armée ; et peu s’en faut même que notre accès d’enthousiasme ne nous ait coûté cher ! »
T. DE WYZEWA.