Revues étrangères - Une nouvelle biographie de Hans Memling

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REVUES ÉTRANGÈRES

UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE HANS MEMLING


Hans Memling, par James Weale, 1 vol. in-18, illustré : Londres. 1901.


Dans ses Vies des plus célèbres peintres des Pays-Bas, publiées à Alkmaar en 1604, Charles van Mander, le Vasari hollandais, citait le nom d’un certain Hans Memling, qui « avait travaillé à Bruges avant l’époque de Pierre Pourbus. » Le renseignement était exact, Memling étant mort en 1494 et Pierre Pourbus n’ayant commencé à peindre que vers 1540 : mais sans doute ce renseignement aura paru insuffisant au continuateur français de van Mander, Jean-Baptiste Descamps, qui, après avoir fort admiré à Bruges les peintures de Memling que possédait — et possède encore — l’hôpital Saint-Jean, a pensé que d’aussi belles peintures méritaient d’avoir une histoire, et s’est empressé de leur en donner une. C’est lui, en effet, qui, en 1753, dans sa Vie des Peintres flamands, a le premier représenté Memling comme un soldat de l’armée de Charles le Téméraire, blessé au siège de Nancy, recueilli à l’hôpital Saint-Jean, et peignant là, par gratitude pour ses bienfaiteurs, la Châsse de Sainte Ursule et le Mariage de Sainte Catherine, sans compter deux ou trois morceaux de moindre importance. D’autres historiens sont venus ensuite qui ont ajouté à cette légende mille détails nouveaux : ils nous ont conté les amours de Memling, ses voyages, sa mort dramatique et touchante dans un monastère espagnol : ils nous ont fait connaître ses vertus, mais surtout ses vices, d’ailleurs amplement rachetés par son repentir. Et, comme on sait aujourd’hui que tout cela, non seulement n’est pas vrai, mais se trouve être, par hasard, tout à fait à l’inverse de la vérité, historiens et critiques se croient désormais tenus, pour peu qu’ils aient à parler de Memling, de protester en termes pleins d’amertume contre la fable inventée jadis par l’ingénieux Descamps.

Seul Fromentin ne peut se décider à partager leur indignation. « Malheureusement, dit-il (et quel dommage ! ), ce joli roman n’est qu’une légende à laquelle il faut renoncer. D’après l’histoire véridique, Memling serait tout simplement un bourgeois de Bruges, qui faisait de la peinture comme tant d’autres, l’avait apprise à Bruxelles, la pratiquait en 1472, vivait rue Saint-Georges, — et non point à l’hôpital Saint-Jean, — en propriétaire aisé, et mourut en 1495. De ses voyages en Italie, de son séjour en Espagne, de sa mort et de sa sépulture au couvent de Miraflorès, qu’y a-t-il de vrai ou de faux ? Du moment que la fleur de la légende a disparu, autant vaut que le reste suive ! »

Oui, c’est grand dommage que cette légende se soit désormais effondrée ; et je me sens d’autant moins le courage de protester contre elle que je la soupçonne d’avoir rendu plus de service à la gloire de Memling que ne pourront le faire toutes les découvertes de « l’histoire véridique. » Si Bruges attire depuis un siècle tous les pèlerins de l’art, si elle leur apparaît comme une sorte d’Assise ou de Sienne flamande, peut-être le doit-elle moins à ses vieilles églises et à ses vieilles maisons, au silence de ses rues et de ses canaux, qu’à cette petite salle de l’hôpital Saint-Jean où, dans un décor d’une style gothique assez malencontreux, sommeillent la Châsse de Sainte Ursule et les Vierges de Memling. La « fleur de la légende » a disparu : mais son parfum lui survit, et cette petite salle en est tout imprégnée. Nous y retrouvons malgré nous le pauvre soldat de Granson et de Nancy ; nous croyons le voir, vêtu de sa longue blouse de malade et le bonnet sur la tête, le voir s’ingéniant à ses naïves peintures pour remercier les bons frères qui l’ont recueilli. Aussi bien les gardiens de l’hôpital continuent-ils à raconter aux visiteurs la fable de Memling, sachant par expérience combien elle aide avoir, — sinon à comprendre, — l’œuvre du vieux maître. Ils montrent également le portrait de Memling, — une tête d’homme barbu et coiffé d’un bonnet, dans un des coins de l’Adoration des Mages ; — et les visiteurs ont beau songer que, cent ans auparavant, c’était un autre personnage du même tableau qui passait pour être le portrait du peintre ; ils ont beau se rappeler qu’à Munich et à Londres, on leur a montré, dans d’autres tableaux, d’autres figures qui ont tout autant de droits à être tenues pour des portraits de Memling ; ce portrait-là n’en reste pas moins pour eux le seul véritable, à cause de la barbe inculte et du bonnet d’hôpital, à cause de la fable inventée jadis par l’abbé Descamps, et qui a trop longtemps contribué à appeler sur Memling l’attention publique pour ne pas se trouver, désormais, étroitement mêlée à son souvenir.

Je dois ajouter que « l’histoire véridique, » après avoir démoli de fond en comble la légende de Memling, n’a découvert que fort peu de chose à y substituer. Son rôle en cette affaire, comme en maintes autres, a été surtout négatif : et Fromentin, par exemple, s’il vivait encore, serait sans doute étonné d’apprendre que ce qu’on lui avait présenté comme « l’histoire véridique » de Memling était en fin de compte à peu près aussi inexact que « le joli roman » du peintre-soldat. Nous savons en effet aujourd’hui que Memling n’était pas « tout simplement un bourgeois de Bruges, » qu’il n’avait pas « appris la peinture à Bruxelles, » et qu’il n’est pas « mort en 1495. » Quelques documens ont été mis au jour qui fixent, d’une manière probablement décisive, certains faits de la vie du peintre. Mais si petit est le nombre de ces faits qu’on peut sans trop de peine les énoncer en vingt lignes. Les voici, ou plutôt voici ceux d’entre eux que l’on a découverts avant l’année 1889, où un heureux hasard a permis la découverte d’un fait nouveau, à beaucoup près le plus important de tous, pour ne pas dire le seul qui ait une importance réelle.

Le premier en date des tableaux authentiques de Memling étant le portrait d’un graveur en médailles italien, Nicolas Spinelli d’Arezzo, qui se trouvait à Bruges en 1467, on en peut conclure que Memling doit avoir commencé à y travailler vers cette année-là. Entre les années 1470 et 1480, il s’est marié avec Anne de Valckenaere, fille d’un riche citoyen brugeois. En 1478, il a peint pour l’église Saint-Barthélémy, sur la commande du miniaturiste Guillaume Vrelant, un grand tableau représentant les diverses scènes de la Passion, et qui se trouve aujourd’hui au Musée de Turin ; en 1479, il a peint pour un des frères de l’hôpital Saint-Jean, Jan Floreins, le triptyque de l’Adoration des Mages ; et, la même année, il a achevé son Mariage de Sainte Catherine, destiné au maître-autel de la chapelle de l’hôpital. L’année suivante (1480), le maître-tanneur Pierre Bultinck lui a confié l’exécution, pour l’église Notre-Dame, d’un tableau représentant diverses scènes de la Vie du Christ (aujourd’hui au Musée de Munich). Et, au mois de mai 1840, Memling a acheté, dans une rue de Bruges, trois maisons, dont une très grande, et en pierre de taille, — domus magna lapidea. Le peintre était déjà, à cette date, — peut-être par suite de son mariage, — un des habitans les plus riches de la ville : son nom figure parmi les cent quarante citoyens ayant à payer l’impôt le plus fort. Il avait, dans son atelier, de nombreux apprentis : les registres de Bruges mentionnent deux d’entre eux, admis chez lui l’un en 1180, l’autre en 1483. En 1484, Memling peignait, sur la commande du maître-épicier Guillaume Moreel, un triptyque destiné à une chapelle de l’église Saint-Jacques, et aujourd’hui exposé à l’Académie de Bruges. En 1487, il perdait sa femme. C’est dans cette même année qu’il peignait le diptyque de l’hôpital Saint-Jean représentant, d’un côté, la Vierge, de l’autre, le bourgmestre de Bruges, Martin van Nieuwenhove. Le 21 octobre 1489, il achevait l’exécution de la Châsse de Sainte Ursule, généralement considérée comme l’une de ses premières œuvres, tandis qu’elle est, en réalité, une de ses dernières. Et enfin, en 1491, il peignait, — ou plutôt faisait peindre par ses apprentis, — l’énorme polyptyque que lui avait commandé un bourgeois de Lubeck, et qui se voit aujourd’hui encore dans la cathédrale de cette ville d’Allemagne.

Voilà tout ; et c’était d’après ces maigres dates qu’on avait à se représenter la personne et la vie de Memling, lorsque, en 1889, un savant jésuite, le P. Henri Dussart, découvrit, dans la bibliothèque municipale de Saint-Omeren Artois, un manuscrit de l’historien brugeois Jacques de Meyere, où étaient cités divers extraits d’une chronique brugeoise de la fin du XVe siècle. Et, parmi les extraits relatifs à l’année 1494, le P. Dussart eut l’agréable surprise de lire ce qui suit : « Le onze août, est mort dans notre ville maître Hans Memineline, regardé comme le plus habile et excellent peintre de toute la chrétienté. Il était né dans la principauté de Mayence (oriundus erat Maguntiaco), et a été enterré dans l’église Saint-Gilles. » Ainsi, du même coup, nous étaient révélées la date de la mort de Memling et sa véritable patrie, qu’aurait pu faire soupçonner déjà son prénom tout allemand de « Hans. » Et la découverte du P. Dussart confirmait, fort à point, une hypothèse énoncée dès 1865 par un érudit anglais, M. James Weale, qui a voué sa vie à l’étude de Memling. M. Weale avait affirmé, dès 1865, que le nom de Memling devait être tiré du nom de l’endroit où le peintre était né : et il en inférait que le peintre devait être né soit à Memelynck, bourgade hollandaise voisine d’Alkmaar, ou à Mœmling (qu’on écrivait aussi Memling), petit village des environs d’Aschaffenbourg, ayant dépendu jadis de l’évêché de Mayence. M. Weale, en vérité, penchait de préférence pour la ville hollandaise : force lui a été de reconnaître qu’il se trompait, et d’admettre l’origine allemande du peintre brugeois.


C’est précisément M. Weale qui nous offre aujourd’hui le résumé de ses travaux sur Memling, dans un petit livre qui est un modèle de critique consciencieuse et savante[1]. Après nous avoir exposé les quelques faits historiques que j’ai dits, — faits qui, pour la plupart, nous seraient encore inconnus, si lui-même n’avait pris la peine de les découvrir. — il étudie tour à tour, dans l’ordre de leurs dates, les diverses peintures authentiques du maître. Ces peintures sont en nombre assez restreint, à peine vingt-cinq : et notre Louvre est, avec l’hôpital de Bruges, le musée au monde qui en possède le plus. De celles-là et de toutes les autres, M. Weale nous décrit les sujets et nous raconte l’histoire, plaçant toujours en regard de son texte d’excellentes images qui achèvent de nous faire connaître, année par année, le progrès du talent de Memling et de sa manière. Mais plus intéressans encore peut-être, et à coup sûr plus utiles, sont les chapitres suivans, où l’érudit anglais passe en revue les principales peintures qu’on s’est récemment avisé d’attribuer à Memling, dans mainte collection publique ou privée.

Car deux grandes écoles se sont produites depuis un demi-siècle dans la critique d’art, qu’on pourrait appeler l’école italienne et l’école allemande, la première ayant eu d’abord pour représentant l’Italien Morelli, tandis que l’autre a été inaugurée surtout par M. Bode, l’éminent directeur du Musée de Berlin. Et de ces deux écoles l’une, l’italienne, s’efforce volontiers de « désattribuer » aux grands maîtres quelques-unes des œuvres qui, depuis des siècles, ont porté leur nom : c’est elle qui, par exemple, réduit presque à l’État de mythe le Vénitien Giorgione, à force de le déposséder de tout ce que les anciens auteurs ont admiré sous son nom : c’est elle qui partage entre Beltraffio, Ambrogio de Prédis et Cesare de Sesto les peintures même les plus fameuses de Léonard de Vinci, ne laissant presque à celui-ci que le génial fatras de ses manuscrits. Mais au contraire l’école allemande, pour ainsi parler, a pour occupation favorite de « prêter aux riches. » Dans des œuvres que personne durant des siècles n’avait remarquées, elle découvre solennellement des Durer, des Léonard, des Rembrandt et des Velasquez. C’est elle qui, au cours des années qui ont suivi la proclamation de l’empire allemand, a en quelque sorte « créé de rien » le Musée de Berlin, en a fait un des musées les plus complets de l’Europe, un musée où se trouvent présens, tout au moins sur le catalogue, tous les maîtres de tous les pays. Je me souviens d’avoir naguère assisté à une des opérations les plus hardies de cette école : l’attribution en bloc à Donatello de toute une série d’œuvres dont le style n’avait absolument rien de commun avec le style ordinaire du sculpteur florentin, mais qui, à en croire M. Bode, n’en représentaient pas moins une des phases capitales de l’évolution de son génie. Et Memling figure au premier rang des « riches » à qui l’école allemande a le plus prêté.

A la trentaine d’œuvres authentiques que nous possédons de lui elle en a joint plus de cinquante autres, sans qu’on puisse même deviner ce qui a pu la conduire à ces attributions. Elle a découvert, par exemple, à Dantzig, un Memling plus grand encore que celui de Lubeck, un immense Jugement dernier où je ne crois pas qu’il y ait une seule figure qui n’ait la laideur caractéristique des figures des Thierry Bouts et des Ouwater. A Berlin et à Londres, à Bruxelles et à Madrid, cette généreuse école a enrichi, de la façon la plus imprévue, l’œuvre de Memling ; au Louvre même, où cependant ne manquaient point les Memling authentiques, elle n’a point trouvé leur nombre suffisant ; et nous avons vu avec stupeur, tout récemment, le nom de Memling substitué à la vieille désignation « École flamande, » sous un triptyque d’un dessin et d’une couleur tout à fait médiocres, et remarquable surtout par une extraordinaire réunion de nez épatés. Mais, si les néo-Memling ont ainsi surgi en foule dans les musées, ai-je besoin de dire que leur éclosion a été infiniment plus riche encore dans les collections particulières ? Une biographie allemande de Memling, publiée à Leipzig en 1899, nous offre la reproduction de près de quatre-vingts tableaux attribués, par l’auteur, au vieux peintre brugeois : c’est trop de plus de moitié, au jugement de M Weale, et le fait est que quelques-uns de ces soi-disant Memling, si on les tenait pour authentiques, suffiraient non seulement à bouleverser toutes nos idées sur le style de leur auteur, mais à nous mettre en défiance de son génie même.

Aussi tous les admirateurs de Memling ne sauraient-ils assez remercier M. Weale de la peine qu’il a prise pour examiner et refuser une à une, au nom du maître, les plus autorisées de ces donations. Grâce à lui, le génie du vieux peintre nous apparaît de nouveau dans toute sa pureté, tel que lui-même nous le définit au dernier chapitre de son petit livre : « Memling, nous dit-il, n’a jamais rien produit d’égal à la grande Adoration de l’Agneau d’Hubert van Eyck ; mais il s’est incontestablement montré supérieur à tous les autres peintres de l’école flamande. Jean van Eyck, en vérité, l’a surpassé au point de vue de l’exécution technique, du modelé, de la minutieuse reproduction des objets réels : mais, au point de vue de la conception des sujets religieux, tout l’avantage reste à Memling. Jean van Eyck voyait avec ses yeux, Memling avec son âme. Jean étudiait, copiait, reproduisait avec une exactitude merveilleuse les modèles qu’il avait sous les yeux : lui aussi, étudiait et copiait, mais il faisait plus : il méditait et réfléchissait. Toute son âme passait dans ses œuvres ; il idéalisait, il glorifiait, il transfigurait les modèles qu’il avait sous les yeux… Comparé aux autres artistes de son école, il est le plus poétique et le plus musical… Et, à l’inverse de van Eyck, dont les tableaux religieux n’éveillent en nous que des pensées terrestres, les tableaux même profanes de Memling nous offrent comme un reflet des choses du ciel. »


Ainsi l’excellent ouvrage de M. Weale nous fournit sur la vie et l’œuvre de Memling une foule de renseignemens d’un prix inestimable. Mais nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’une méthode plus large, un plus libre usage des droits et des devoirs de la critique historique, lui auraient permis de tirer de ces renseignemens plus de fruit encore qu’il n’en a tiré. Il nous a fait connaître, avec une précision et une sûreté admirables, toute la partie extérieure de la vie et de l’œuvre du maitre brugeois ; mais des rapports qui ont existé entre cette œuvre et cette vie, du rôle joué par Memling dans la marche de l’art flamand et des circonstances qui l’ont amené à y jouer un tel rôle, de tout cela il ne nous a rien dit, faute d’interpréter les documens divers qu’il plaçait sous nos yeux. Aussi bien la peinture est-elle peut-être, de tous les arts, celui dont l’histoire se prête le mieux à l’emploi de la méthode dite « évolutive : » car les progrès, les tours et détours de l’évolution s’y laissent non seulement deviner, mais presque sentir et toucher au doigt ; et cependant l’histoire de la peinture est aujourd’hui, de toutes les branches de l’histoire de l’art, celle où l’emploi de cette méthode est le plus négligé. Qu’ils aient à parler des van Eyck ou de Durer, de Poussin ou de Watteau, les critiques considèrent ces peintres comme des phénomènes isolés, abstraits, sans rapport avec les peintres qui les ont précédés, qui les entourent, ou qui vont les suivre. Tout au plus nous décrit-on parfois le milieu politique ou mondain où ils doivent avoir vécu : on nous raconte les guerres de Bourgogne, les débuts de la Réforme en Allemagne, le faste de Versailles ou du Palais-Royal ; et l’on omet de nous introduire dans le milieu artistique, professionnel, de ces maîtres, qui est pourtant le soûl que nous aurions besoin de connaître. De même fait M. Weale, dans son étude sur Memling. Il nous présente l’auteur de la Châsse de Sainte Ursule tout à fait en dehors du mouvement général de la peinture flamande, se bornant à le comparer une ou deux fois avec Jean van Eyck, qui était mort trente ans avant l’arrivée de Memling à Bruges. Frappé sans doute de l’incontestable supériorité de Memling sur ses prédécesseurs et ses successeurs immédiats, sur les Rogier van der Weyden et les Gérard David, il juge inutile de rechercher les liens qui, cependant, ne peuvent manquer de l’avoir uni aux uns et aux autres. Et par là, quelque effort qu’il tente pour nous définir le génie de Memling, il risque de nous donner de ce génie une idée à la fois trop confuse et trop incomplète : il risque de nous faire apparaître comme une aimable et brillante exception un homme dont la vraie grandeur est, au contraire, dans la façon dont il a continué, modifié, transformé l’art du pays où il a vécu.


Pour bien comprendre toute la grandeur de Memling et toute l’importance du rôle qu’il a joué, ce n’est pas assez de le comparer avec Jean van Eyck. Celui-ci est un merveilleux ouvrier, le plus habile peut-être qu’ait jamais produit la pointure flamande. On sent qu’il ne peint que pour le plaisir de peindre, et que, avec une vision naturelle d’une finesse et d’une justesse étonnantes, il est encore comme enivré des ressources que lui offrent les procédés nouveaux de la peinture à l’huile. Mais il meurt en 1440, et après lui viennent d’autres maîtres, les Rogier van der Weyden, les Hugo van der Goes, les Thierry Bouts, qui, tout en continuant son naturalisme, font entrer la peinture flamande dans des voies déjà bien différentes de la voie calme et un peu étroite où il l’a laissée. Ceux-là se rappellent déjà qu’ils ont à peindre des sujets religieux : et, pour les bien peindre, ils s’efforcent d’y mettre la plus grande somme possible de mouvement, de vie, d’émotion tragique. Ainsi Rogier van der Weyden (mort en 1464) prête à ses Vierges des expressions douloureuses et désespérées : ainsi il nous représente les disciples s’abîmant en sanglots au pied de la croix, ou bien encore il s’efforce de traduire l’agitation amenée dans la Sainte Crèche par l’arrivée des Mages avec leurs présens. Ainsi Hugo van der Goes, dans la seule œuvre authentique que nous possédions de lui (peinte à peu près vers le temps de l’arrivée à Bruges de Hans Memling), nous montre la Vierge sous les traits d’une paysanne flamande silencieuse et triste, tandis qu’autour du Dieu nouveau-né des bergers expriment, en de joyeuses grimaces, l’élan de leur joie et de leur piété. Ainsi Thierry Bouts, entre les années 1460 et 1470, se plaît à représenter les martyres des saints. Tous ces maîtres, et les Pierre Christus et les Ouwater, pratiquent un art religieux où le plus implacable réalisme s’allie à la recherche de l’expression dramatique : et tous, dans leur réalisme, perdent tout à fait de vue le souci de la beauté. La plus laide des Vierges de van Eyck (par exemple celle du tableau de l’Académie de Bruges) a encore une sérénité qui la transfigure : les Vierges, les Christ, les saints de Rogier van der Weyden et de Thierry Bouts, infiniment plus vivans, sont aussi infiniment plus laids ; et de l’excès même de vérité humaine, dans les tableaux de tous ces maîtres, résulte une impression de prose que ne donnent jamais les œuvres les plus réalistes des peintres primitifs d’Italie ni d’Allemagne. C’est là un art qui, de toutes ses forces, tend à être religieux, et qui cependant ne peut y parvenir, faute d’admettre cet élément de beauté, ou en tout cas de poésie, sans lequel nous ne saurions concevoir l’émotion, religieuse.

Et c’est au milieu de cet art qu’apparaît Memling, vers l’an 1470, et, aussitôt, la venue de Memling y amène un changement profond et décisif, une véritable révolution. Qu’on relise, à ce sujet, — en ajoutant au nom de van Eyck ceux des Rogier et des Bouts, — l’éloquente comparaison établie par Fromentin entre l’ancien art flamand et l’art de Memling :

Considérez van Eyck et Memling par l’extérieur de leur art : c’est le même art qui, s’appliquant à des choses augustes, les rend avec ce qu’il y a de plus précieux… Sous le rapport des procédés, la différence est à peine sensible entre Memling et Jean van Eyck, qui le précède de quarante ans : mais, dès qu’on les compare au point de vue du sentiment, il n’y a plus rien de commun entre eux : un monde les sépare…

Van Eyck copiait et imitait ; Memling copie de même, imite et transfigure. Celui-là reproduisait, sans aucun souci de l’idéal, les types humains qui lui passaient sous les yeux. Celui-ci rêve en regardant la nature, imagine en la traduisant, y choisit ce qu’il y a de plus aimable, de plus délicat dans les formes humaines, et crée, surtout comme type féminin, un être d’élection inconnu jusque-là, disparu depuis. Ce sont des femmes, mais des femmes vues comme il les aime, et selon les tendres prédilections d’un esprit tourné vers la grâce, la noblesse, et la beauté… En peignant le beau visage d’une femme, il peint une âme charmante.

Mais, si la nature était ainsi, d’où vient que van Eyck ne l’ait pas vue ainsi, lui qui connut le même monde, y fut placé probablement dans des situations plus liantes ? Pourquoi n’a-t-il pas sensiblement embelli l’Eve de son frère Hubert ? 151, dans Memling, toutes les délicatesses adorables de la chasteté et de la pudeur : de jolies femmes avec des airs de saintes, de beaux fronts honnêtes, des tempes limpides, des lèvres sans un pli : une béatitude, une douceur tranquille, une extase en dedans qui ne se voit nulle part ! Quelle grâce du ciel était donc descendue sur ce jeune soldat ou sur ce riche bourgeois pour attendrir son âme, épurer son œil, cultiver son goût, et lui ouvrir à la fois sur le monde physique et le monde moral des perspectives nouvelles ?


Oui, Memling a introduit dans l’ancienne peinture flamande l’élément idéal, poétique, qui, depuis les van Eyck, non seulement lui avait manqué, mais sans cesse tendait à lui manquer davantage. M. Weale a raison de dire qu’il a été « le plus poétique et le plus musical » des peintres flamands. Et nous savons aujourd’hui à « quelle grâce du ciel » il doit de l’avoir été. Aux questions que se posait Fromentin nous sommes aujourd’hui en état de répondre. Si Memling a transformé comme il l’a fait la peinture flamande, c’est que, tout en pratiquant de son mieux les procédés de cette peinture, il n’était Flamand ni d’origine ni d’éducation : son rôle consiste à avoir importé à Bruges les sentimens et la conception artistiques d’un autre pays.

Il était né dans ces terres rhénanes qui, durant tout le moyen âge, avaient été un vivant foyer de rêverie poétique et mystique. Mais surtout il avait étudié dans la vénérable capitale de l’art religieux, et c’est de Cologne que vient en droite ligne tout ce qu’il apporte de nouveau dans le vieil art de Bruges. Nous savons en effet, par un document tout à fait précis et irréfutable, qu’il a fait à Cologne un très long séjour. Dans sa Châsse de Sainte Ursule, peinte en 1489 et lorsqu’il était installé à Bruges depuis plus de vingt ans, les images qu’il nous offre de Bâle et de Rome sont de pure fantaisie : les images de Cologne sont d’une exactitude Si parfaite que, aujourd’hui encore, on ne saurait plus fidèlement représenter l’aspect de la cité rhénane. La cathédrale inachevée avec ses deux tronçons, la grosse tour romane de l’église Saint-Martin, et l’église Notre-Dame, et l’église des Apôtres, tout cela est comme photographié dans les deux miniatures de la Châsse de Sainte Ursule. Et l’homme qui, après vingt ans, gardait un souvenir si précis des moindres détails des églises de Cologne, cet homme-là doit certainement avoir passé à Cologne de longues années, les plus ardentes et les plus actives de toute sa vie[2].

Qu’on reprenne, en effet, les définitions que tente Fromentin de ce qu’il y a d’original dans l’art de Memling : elles répondent mot pour mot aux caractères essentiels de l’art de Cologne, tel qu’il a été depuis le milieu du XIVe siècle, mais tel surtout qu’il était dans la première moitié du siècle suivant, au moment où le jeune Memling travaillait dans quelqu’un des nombreux ateliers de la ville allemande. Cinquante ans avant Memling, l’admirable Lochner, le Fra Angelico allemand, avait donné à ses Vierges « toutes les délicatesses adorables de la chasteté et de la pudeur. » Il avait représenté « de jolies femmes avec des airs de saintes, de beaux fronts honnêtes, des tempes limpides, une béatitude, une douceur tranquille, » et cette « extase en dedans » qui est même, chez lui, infiniment plus profonde que chez le peintre brugeois. Il avait, lui aussi, « peint des âmes charmantes en peignant de beaux visages de femmes. » Et, après lui, les peintres de Cologne avaient eu beau emprunter aux Flamands des procédés nouveaux, ils avaient eu beau allonger les visages de leurs Vierges et leur donner pour cadres des paysages réels, l’inspiration de leurs œuvres restait toute différente de celle qui animait l’œuvre des van der Goes et des Pierre Christus. Jusqu’à la fin de l’école de Cologne, les peintres rhénans ont continué à, « transfigurer ce qu’ils copiaient, » à « rêver en regardant la nature, » à « choisir dans les formes humaines ce qu’ils y voyaient de plus aimable et de plus délicat. »

C’est aussi ce qu’a fait Hans Memling, qui était l’un d’entre eux[3]. Mais, étant plus habile, il l’a fait avec plus une maîtrise technique supérieure : et puis, demeurant à Bruges, c’est dans la langue des peintres flamands qu’il a traduit ses visions et ses émotions. En associant aux formes des van Eyck les sentimens de Lochner, il a renouvelé la peinture flamande. Et la transformation qu’il lui a fait subir ne nous a point seulement valu les beaux tableaux de Bruges, de Munich, et du Louvre : son effet s’est poursuivi bien au-delà de l’œuvre personnelle de Memling. On peut dire que c’est elle qui a sauvé la peinture flamande, en l’arrachant à un naturalisme où elle allait dépérissant d’année en année. Que l’on voie, à l’Académie de Bruges, ou au Louvre, ou au musée de Rouen, les premiers tableaux de Gérard David : ce sont encore les figures et les attitudes des Vierges de Memling, à peine un peu moins naïves dans leur douceur calme. Et qu’on voie ensuite, au Palais municipal de Gênes, le grand triptyque du même David, qu’on voie à la chapelle du Saint-Sang de Bruges les tableaux qui lui sont attribués et qui, s’ils ne sont de lui, ont été certainement peints par ses élèves : déjà la manière de Memling s’est élargie, renforcée, a en quelque sorte secoué son enveloppe archaïque ; et c’est Quentin Metsys qui déjà s’y annonce, le maître de la Mise au Tombeau d’Anvers et de la Sainte Anne de Bruxelles. De Memling à Metsys, la filiation est directe, immédiate, incessante. Et l’on sait l’influence qu’a exercée l’œuvre de Metsys sur les destinées ultérieures de l’école flamande : plus que les van Noort et les Otto Vénius, plus que les Italiens eux-mêmes, c’est elle qui a éveillé et entretenu dans l’âme de Rubens le culte de la beauté. C’est ce culte qu’avait le premier apporté à Bruges, vers l’année 1467, un jeune paysan allemand des environs d’Aschaffenbourg : et Von comprend que les Brugeois, en présence de l’art nouveau qu’il leur révélait, l’aient proclamé « le plus habile et excellent peintre de la chrétienté. »


T. DE WYZEWA.

  1. Ce volume fait partie d’une très intéressante collection de monographies artistiques, qui parait depuis quelque temps à Londres sous la direction de M. Williamson, et qui, au point de vue du plan général comme à celui de la sûreté de ses renseignemens, dépasse de beaucoup toutes les collections analogues publiées jusqu’ici en France ou en Allemagne.
  2. Memling ayant imité, dans son Adoration des Mages de l’hôpital Saint-Jean, la disposition générale d’un triptyque célèbre de Rogier van der Weyden, on en a conclu qu’il devait avoir travaillé à Bruxelles dans l’atelier de ce maître. Mais le triptyque de Rogier a été peint pour une église de Cologne : et tout porte à croire que c’est à Cologne que Memling l’aura vu.
  3. De même que les peintres de Cologne, Memling pousse son goût d’idéalisation jusqu’à idéaliser, dans ses tableaux religieux, les portraits des donateurs. On peut voir au Musée de Bruxelles et à l’hôpital Saint-Jean les trois portraits, — évidemment peints d’après nature, — du maître-épicier Moreel, de sa femme, et de sa fille. Ces trois personnages se retrouvent, en compagnie de saints, sur les deux volets du triptyque de l’Académie de Bruges : mais leurs visages, aisément reconnaissables encore, y ont perdu quelques-uns de leurs traits caractéristiques. Ils sont comme adoucis, épurés, déshumanisés. Et le fait est que, nulle part autant que chez Memling, les portraits des donateurs ne s’harmonisent avec les sujets religieux : ses bourgeois et bourgeoises agenouillés aux pieds de Marie semblent porter, sur leurs visages, le délicieux reflet d’une présence divine.