Revues allemandes - La vie et l’œuvre d’Henri de Sybel

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Revues allemandes - La vie et l’œuvre d’Henri de Sybel
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 217-227).
REVUES ÉTRANGÈRES

REVUES ALLEMANDES

LA VIE ET L'ŒUVRE D'HENRI DE SYBEL

Le critique allemand Varnhagen von Ense se plaignait jadis à son ami l’historien Ranke de la répugnance instinctive de ses compatriotes pour la publication de lettres intimes, et en général de tous documens d’un caractère privé. « En Allemagne, disait-il, nous avons honte de tout. L’excès de scrupule et le souci des convenances sont chez nous des sentimens naturels ; et nous attachons à l’idée de la publicité une importance hors de raison. »

Varnhagen n’était pas, à l’ordinaire, un esprit bien clairvoyant, et peut-être s’est-il trompé sur ce point-là, comme sur d’autres. Mais peut-être aussi, sur ce point-là comme sur d’autres, sont-ce les Allemands qui ont changé, depuis soixante ans. Ils sont fort éloignés, en tout cas, de témoigner aujourd’hui la moindre répugnance pour la publication de lettres et de documens intimes. Et non seulement la publicité ne les effraie plus, mais ils en usent au contraire avec une aisance, une abondance, une indiscrétion, dont je ne crois pas qu’on puisse trouver l’équivalent dans aucun autre pays.

Je ne parle pas ici de leurs journaux, qui tiennent à cette heure un véritable marché de « petits papiers ». Mais il n’y a pas une de leurs revues où l’on n’accumule à plaisir, sous prétexte de biographie, les lettres, les anecdotes et les interviews. Lettres du maréchal de Moltke, de Varnhagen von Ense et de Léopold Ranke, du romancier Gottfried Keller, du poète Hamerling : interviews des peintres Kaulbach, Herkomer, Alma Tadema : anecdotes sur Liszt, sur Kossuth, sur le baron de Putlitz, sur l’archéologue Gustave Hirschfeld : voilà, avec de nombreux souvenirs militaires de 1870 et quelques nouvelles, le principal contenu des dernières livraisons de la Deutsche Rundschau et de la Deutsche Revue. On n’attend plus même la mort des hommes célèbres pour publier leur correspondance. Un camarade de collège du peintre bâlois Arnold Bœcklin offre aux lecteurs de la Deutsche Revue deux lettres de son condisciple, datées, l’une de 1849, l’autre de 1851 ; ailleurs, ce sont des lettres du malheureux Nietzsche, de M. Virchow, d’un ancien secrétaire de M. de Bismarck : le tout reproduit simplement à titre de curiosité, avec à peine quelques mots d’introduction ou de commentaire. De telle sorte que, si les Allemands continuent « à attacher à l’idée de la publicité une importance hors de raison », ce n’est plus, tout au moins, dans le sens où l’entendait le naïf Varnhagen.

Rien ne prouve, d’ailleurs, que l’importance qu’ils y attachent soit si déraisonnable : et c’est précisément un des problèmes les plus difficiles de notre temps, de savoir jusqu’à quel point la publication de lettres, journaux intimes, et autres documens du même genre, est capable de servir, ou de nuire, à notre connaissance du caractère et du génie des grands hommes. Avons-nous gagné, ou perdu, à avoir dans son entier la Correspondance de Flaubert ? Stendhal nous est-il devenu plus cher, l’avons-nous tout au moins mieux compris, depuis qu’on nous a donné ses lettres, son Journal, et ses innombrables ébauches de romans et de contes ? Et, d’une façon générale, lequel vaut le mieux, tant pour nous que pour les grands hommes eux-mêmes, ou que nous ayons sur eux le plus de renseignemens possible, ou bien que nous sachions d’eux seulement ce qu’ils ont voulu nous en faire savoir ?

Après cela, peut-être ce problème est-il de ceux qui comportent, suivant les cas, un nombre indéfini de solutions différentes. Peut-être y a-t-il des documens qui éclairent une figure, et d’autres qui auraient plutôt pour effet de nous l’obscurcir. Et peut-être y a-t-il aussi des époques, et des pays, où la publication de cette sorte de littérature est mieux venue que dans d’autres. Je ne puis croire, par exemple, que, pour assoiffés que nous soyons nous-mêmes de documens inédits, nous nous accommodions sans un peu de fatigue de l’énorme déballage qui s’en fait en ce moment dans la presse allemande.


Et le pire malheur est que, dans ce déballage, mainte pièce risque de passer inaperçue qui, mise en valeur et isolée de celles qui l’entourent, aurait pu être d’un intérêt précieux pour l’historien ouïe psychologue. On trouverait ainsi, dans les lettres de Gottfried Keller que publie la Deutsche Rundschau, plusieurs jugemens originaux sur les écrivains allemands d’il y a vingt-cinq ans ; et l’on y trouverait surtout des renseignemens curieux sur Goltfried Keller lui-même, ce vieux garçon maniaque et hargneux, habitué à considérer sa pipe et sa cruche de bière comme le centre du monde. Mais encore faut-il avoir la patience de rechercher ces quelques traits intéressans dans un épais fatras de détails oiseux, de fades complimens, et de plaisanteries massives et plates, dont une seule, en vérité, aurait largement suffi à faire connaître l’espèce.

Combien me paraît plus prudent et plus sage le parti que viennent de prendre, dans des circonstances pareilles, les parens et les amis d’un autre écrivain allemand, l’historien Henri de Sybel, mort, comme l’on sait, en août dernier ! Ils ont voulu, eux aussi, révéler au public la vie et le caractère de l’homme éminent qu’ils avaient connu ; et eux aussi se sont empressés de recueillir ses lettres, tous les documens intimes qu’ils ont pu trouver. Mais au bleu de publier pêle-mêle ces documens et ces lettres, ils les ont remis à l’un des élèves les plus distingués de Sybel, M. Paul Bailleu, qui s’est chargé de tirer de ces pièces une étude d’ensemble, à la fois biographique et critique, résumant d’un seul coup la carrière et l’œuvre de son maître défunt. Cette étude vient de paraître dans la Deutsche Rundschau : consciencieuse, solide, écrite avec un souci manifeste d’exactitude et d’impartialité, elle mérite, je crois, de nous retenir un instant.


Non pas que la figure ni la vie d’Henri de Sybel nous puissent rien offrir de bien original. L’historien qui vient de mourir n’était pas un homme de génie : il n’avait pas, comme son maître Léopold Ranke ou comme son rival M. de Treitschke, une de ces personnalités singulières et fortes qui s’imposent d’emblée à notre attention. Et point davantage que son esprit, sa longue vie ne nous présente la moindre trace d’aventures imprévues. Mais outre qu’avec tout cela il a laissé une œuvre considérable, et que son rôle dans l’évolution historique de son pays égale en importance celui des deux grands écrivains que je viens de nommer, c’est précisément à la simplicité de sa vie et, pour ainsi dire, à son manque de personnalité, qu’il doit de pouvoir nous apparaître comme le représentant typique d’une espèce tout entière de savans allemands : d’une espèce qui tend aujourd’hui à devenir plus rare, mais qui durant près d’un demi-siècle a rempli les universités, et exercé une influence décisive sur la vie intellectuelle et politique de l’Allemagne. Et il n’y a pas un des traits distinctifs de cette espèce mémorable qui ne se retrouve dans l’œuvre et dans la personne de M. de Sybel.

Tous ces traits peuvent d’ailleurs se résumer dans un seul, qui consiste à concevoir la science non pas comme une recherche toute spéculative, mais comme un moyen d’action politique et patriotique. C’est de cette façon que Sybel a toujours conçu l’histoire, depuis ses thèses de doctorat jusqu’à cette Histoire de la fondation du nouvel Empire allemand où il travaillait encore quelques semaines avant de mourir. Le savant, chez lui, s’est toujours doublé d’un politicien ; et ce n’est pas sans raison que M. de Bismarck l’a naguère félicité d’avoir été « un de ses collaborateurs les plus précieux dans la grande œuvre nationale. »

Mais si personne peut-être parmi les savans allemands n’a collaboré à cette « grande œuvre » d’une façon plus ouverte, des centaines de collègues de M. de Sybel, dans les universités allemandes, se sont efforcés comme lui de mettre la science au service de la politique, employant la philosophie, la sociologie, le droit, et la philologie elle-même, à propager les thèses de l’unité germanique et de l’hégémonie de la Prusse. Il y a ou là, pendant cinquante ans, mais surtout dans l’intervalle des années 1K40 et 1870, toute une lente préparation de l’Allemagne à de nouvelles destinées. Et c’est le principal intérêt de l’étude de M. Bailleu, de nous faire voir à l’œuvre un des agens les plus actifs de ce grand mouvement de transformation de la conscience d’une race.

Henri de Sybel est né à Dusseldorf, le 2 décembre 1 SI 7, d’une vieille famille de pasteurs et de magistrats. Son père, d’abord procureur impérial sous la domination française, avait été ensuite anobli par le gouvernement prussien. C’était un homme intelligent et lettré, professant les idées politiques et religieuses les plus libérales, ce qui ne l’empêchait point de rester fidèlement dévoué au pouvoir qu’il servait. Sa maison était le lieu de réunion de tout ce qu’il y avait alors à Dusseldorf d’écrivains et d’artistes. Les peintres Schadow, Lessing et Schinner, le poète Immermann, le musicien Mendelssohn en étaient les hôtes assidus ; et c’est dans la société de ces hommes célèbres qu’Henri de Sybel a vécu ses premières années. Mais déjà les études historiques l’intéressaient plus que tout : il lisait l’Histoire romaine de Niebuhr, et se passionnait pour les écrits d’Edmond Burke, son premier maître, qui lui enseignait dès lors à considérer l’histoire comme une dépendance de la politique.

Son second maître fut, à l’Université de Berlin, le grand Léopold Ranke. Celui-là avait une tout autre façon de considérer l’histoire. Jamais peut-être un historien ne fut plus sincèrement, plus réellement impartial, ne voua plus passionnément sa vie à la seule recherche de la vérité[1]. Il estimait que c’était dégrader l’histoire, de vouloir la faire servir à autre chose qu’elle-même. Il lui défendait de « chercher dans le passé des leçons pour l’avenir. » Protestant convaincu, il traitait des questions religieuses avec si peu de parti pris, que vingt fois durant sa longue vie le bruit s’est répandu de sa conversion au catholicisme. Mais c’était en outre un homme d’une intelligence supérieure, et le meilleur des hommes. Du jour où il reconnut les solides qualités de son jeune élève Sybel, il se prit pour lui d’une tendre affection, que-ne devaient entamer, par la suite, ni les divergences d’idées ni les rivalités personnelles. A chacune des étapes successives de la carrière d’Henri de Sybel nous retrouvons un nouveau témoignage de cette sollicitude paternelle du vieux maître pour son élève. Et celui-ci ne dut pas seulement à Ranke son rapide avancement universitaire : c’est de lui qu’il apprit le métier de l’historien, l’art de découvrir les bonnes sources et d’en tirer parti.

« C’est vous, écrivait-il à Ranke en 1867, c’est vous qui m’avez mis, comme tant d’autres, sur la voie de la science : et toujours depuis lors vous êtes resté mon modèle, en même temps que vous m’encouragiez de votre active et bienfaisante amitié. J’éprouve aujourd’hui une joie dont je me sens tout ravivé, à me rappeler le jour, si lointain déjà, où dans votre cabinet de travail de la Jægerstrasse un monde d’idées nouveau s’est ouvert à moi. »

Encore M. de Sybel ne s’est-il peut-être jamais rendu compte lui-même de l’importance du service que lui a rendu Léopold Ranke : car sans la rigueur de méthode, sans les habitudes de conscience et d’exactitude minutieuse qu’il a prises à l’école de son maître, et toujours fidèlement gardées, ses thèses politiques les plus ingénieuses, et ses plus hautes aspirations philosophiques n’auraient encore fait de lui qu’un médiocre historien. C’est à la fermeté de ses assises, et non pas à l’originalité de ses conclusions, que son ouvrage a dû de devenir classique dans l’Europe entière. Henri de Sybel a d’ailleurs raconté, dans un fragment de ses Souvenirs cité par M. Bailleu, comment son intention avait été d’abord d’écrire une brochure politique, quelque chose comme un pamphlet antirévolutionnaire. « Les radicaux de 1848 ayant manifesté des tendances socialistes, l’idée m’était venue de leur montrer, en quelques pages, les funestes effets de ces tendances pendant la période de la Révolution. » Mais au dernier moment l’élève de Ranke avait reparu sous le politicien ; et la brochure projetée avait fini par prendre la forme d’une compilation historique en cinq gros volumes, si bourrée de faits, si documentée, et d’une érudition si solide, que Ranke lui-même, après en avoir blâmé l’esprit et réfuté les conclusions, félicitait M. de Sybel de l’excellence de la méthode qu’il y avait employée.


Mais tout en apprenant de Ranke, à l’université de Berlin, cette partie technique de son art, Sybel paraît avoir dès lors compris d’une autre façon que son maître le rôle et la portée de l’histoire. Voici, en effet, deux des sujets de thèses qu’il choisit, lorsqu’il eut à subir, en 1838, l’examen du doctorat : il se fit fort de démontrer que « la destinée des nations dépendait des personnalités, et non point des circonstances », et que « le devoir de l’historien devait être d’écrire l’histoire cum ira et studio. » C’était, on le voit, une doctrine nouvelle, substituant le culte de la personnalité à la théorie de Ranke sur l’évolution spontanée de l’idée, et subordonnant l’étude du passé aux nécessités du présent.

Deux ans après, on 1840, Sybel fut autorisé à faire un cours libre d’histoire à l’université de Bonn. L’ouvrage qu’il publia l’année suivante, une Histoire de la Première Croisade, mais surtout sa Formation de la Royauté en Allemagne, parue en 1844, contiennent déjà le développement des idées que présentaient en germe ses thèses de doctorat. Le jeune historien s’est efforcé d’y prouver l’influence prépondérante des personnalités sur le cours des faits. Il a mis en relief le rôle joué par Bohémond de Tarente dans la première croisade, cherchant à dépouiller, au profit de ce héros méconnu, Pierre l’Ermite et Godefroid de Bouillon de la gloire séculaire qui s’est attachée à leurs noms. Et avec plus de force encore il a combattu la doctrine de Grimm, suivant laquelle l’évolution historique de la race allemande se serait accomplie d’une façon spontanée et ininterrompue. C’est à l’action personnelle de certains chefs germaniques et des empereurs romains qu’il attribue la première formation de la royauté en Allemagne.

Et déjà, à cette époque, Sybel avait clairement (affirmé son intention d’écrire l’histoire cum ira et studio. En collaboration avec un de ses collègues il avait publié une sorte de pamphlet : La Sainte Tunique de Trêves et les vingt autres tuniques sans couture, où, sous prétexte d’histoire, il attaquait le parti ultramontain de la façon la moins déguisée.

Il menait d’ailleurs à Bonn une vie laborieuse et tranquille. « Il ne faut pas croire, nous raconte-t-il lui-même, que nous fussions du matin au soir plongés dans nos livres. Les divertissemens ne nous manquaient point. Nous avions créé entre nous une joyeuse confrérie, l’ordre du Cygne, ainsi nommé d’après l’enseigne de la brasserie où il tenait ses séances. Nous organisions des concerts, des bals, des parties de campagne ; et nous étions reçus familièrement dans la meilleure société de la ville. » Inutile d’ajouter que, suivant l’usage des professeurs allemands, Sybel s’était marié à peine en possession de sa docenture, ce qui ne l’empêchait point du reste, toujours suivant l’usage des professeurs allemands, de passer à la brasserie une grande partie des heures qu’il n’employait pas à « se plonger dans ses livres ». Son revenu, malheureusement, restait assez mince, malgré la réputation croissante de son enseignement ; et il se trouvait dans une situation matérielle assez embarrassée lorsque, en 1845, le ministre Eichhorn, sur la recommandation de Ranke, lui offrit la place de professeur titulaire d’histoire à l’université de Marbourg.


En arrivant à Marbourg, Sybel se proposait d’écrire une histoire des Gètes et des Goths, et un tableau de la condition politique et sociale des premiers chrétiens. Mais le milieu nouveau où il se trouvait transporté ne tarda pas à éveiller en lui d’autres curiosités. Marbourg était alors, en effet, un ardent foyer d’agitation politique : on n’y parlait que de suffrage universel, de réformes sociales, voire même de république et de révolution. Plusieurs des collègues de Sybel à l’Université professaient les opinions les plus radicales, notamment l’économiste Hildebrand, qui eut vite fait de faire oublier au jeune historien les Gètes et les Goths pour l’entraîner avec lui dans la lutte politique.

Non pas cependant qu’il soit parvenu à le convertir à ses idées : car dès ce moment Sybel était l’adversaire déclaré du radicalisme. Il le fit bien voir, l’année même qui suivit son installation à Marbourg, en publiant un ouvrage sur Burke et la Révolution française, où, rendant compte de la correspondance de Burke, qui venait de paraître, il exposait en même temps un programme complet de politique nationale et antirévolutionnaire. « Sybel, dit M. Bailleu, était un libre penseur, en matière politique comme sn matière religieuse ; mais on ne peut pas même dire qu’il ait été un libéral. C’était plutôt quelque chose comme ce qu’il nous dit qu’était Burke : un whig conservateur. De la formation d’États constitutionnels, mais non pas d’une révolution, il attendait la réalisation de l’idéal libéral. Ennemi de l’ultramontanisme et du féodalisme, il n’était pas moins opposé à la doctrine de la souveraineté populaire. Et il avait la conviction que seule la monarchie prussienne était capable de réaliser l’État allemand idéal, cet État qu’il considérait comme « le but suprême de toute l’évolution historique de l’Allemagne. »

La réforme de l’enseignement, en particulier, lui paraissait une condition nécessaire de toute grande réforme politique et sociale. Il demandait que « les universités allemandes fussent plus profondément imprégnées de l’esprit de leur temps, » il rêvait de substituer dans tous les ordres de science un enseignement pratique et national aux recherches spéculatives et à l’étude désintéressée.

C’est avec de telles idées que Sybel, en 1848, entra résolument dans l’action politique. « Je pris part avec mon ami Hildebrand nous raconte-t-il lui-même, au Congrès préparatoire du Parlement de Francfort, et je ne tardai pas à devenir, à Marbourg, un personnage assez populaire. Mais il me fut impossible de trouver une circonscription qui voulût me choisir pour la représenter, et ma popularité, d’ailleurs, fut de courte durée. Les partis, en effet, ayant commencé à se dessiner, je me rangeai ouvertement dans les rangs des constitutionnels. J’eus même le malheur de devoir me prononcer un jour en public contre la république allemande et le suffrage universel : sur quoi le peuple souverain me donna mon congé. » Il n’en fut pas moins délégué, par ses collègues de l’université, au Landtag hessois : mais là encore on le trouva trop modéré, et son rôle politique resta de peu d’importance.

C’est alors que, pour répondre aux démocrates et aux socialistes de son pays, il forma le projet de cette brochure sur la Révolution française qui devait se transformer, peu à peu, en une vaste Histoire de l’Europe durant la période révolutionnaire. Trente ans Sybel travailla à cet ouvrage mémorable, dont chacun des tomes successifs lui valut un surcroit de réputation. Il voulait en faire un livre d’action, une forte et définitive leçon qui dégoûterait à jamais ses compatriotes des funestes chimères du radicalisme. Et en effet ce grand ouvrage, à le considérer dans l’ensemble, apparaît comme une dissertation monumentale, établissant sa thèse à grand renfort de preuves et de contre-preuves. Toutes les idées de l’auteur s’y retrouvent, et son conservatisme politique, et son culte des personnalités, et sa conception d’une histoire écrite cum ira et studio. Le tout appuyé d’une érudition très solide, et présenté en outre sous une forme claire et simple, mais peut-être bien froide pour un livre d’action[2].

Sybel, d’ailleurs, agissait encore par d’autres moyens. Nommé en 1854, — toujours sur la recommandation de Ranke, — professeur d’histoire à l’université de Munich, il créait dans la capitale bavaroise un centre important d’études politico-historiques : il accoutumait les jeunes étudians à considérer l’histoire comme une science pratique, a ne s’occuper du passé qu’en vue du présent et de l’avenir. Il leur communiquait son rêve d’une grande monarchie constitutionnelle, terminant l’évolution séculaire de la race allemande. Et personne peut-être n’a contribué davantage à modifier dans l’Allemagne entière l’esprit et les méthodes de l’enseignement supérieur, en formant cette génération nouvelle de professeurs doctrinaires et patriotes qui devait bientôt fournir une collaboration si précieuse à la « grande œuvre » politique de M. de Bismarck.

Lui-même continuait à prêcher d’exemple. Non content de fondera Munich des écoles, des commissions, des revues, destinées, suivant son expression, « à l’étude des seules questions historiques qui pouvaient offrir des points de contact avec l’époque présente », il publiait une foule d’essais et de brochures d’un caractère essentiellement politique, cherchant pour ainsi dire dans le passé, au fur et à mesure des événemens, les sujets les plus actuels et les mieux appropriés à servir de leçon. Tour à tour Joseph de Maistre, Catherine Ire de Russie, Napoléon Ier, lui donnaient l’occasion d’exposer ses vues sur la politique courante. Mais aucune de ses publications ne fit autant de bruit que son essai sur une Conception nouvelle de l’époque impériale allemande, écrit en 1859, puis récrit et réédité avec d’importans remaniemens en 1861. Sybel y déclarait en termes précis que « de même que les fleuves coulaient fatalement vers la mer, de même l’histoire de l’Allemagne devait aboutir fatalement à la formation d’une grande ligue allemande, sous la présidence du plus fort de ses membres. »

Cette déclaration, et la confiance qu’il ne manquait jamais de témoigner dans les hautes destinées de la Prusse, finirent par lui rendre difficile de prolonger son séjour à l’université de Munich : et c’est sur l’avis formel du roi de Bavière qu’il se décida, en 1861, à revenir à Bonn, cette fois en qualité de professeur titulaire.

A Bonn, il se lança de nouveau dans la politique militante. Élu député par la circonscription de Crefeld, il fut, deux années durant, un des chefs du centre gauche dans la Chambre prussienne ; ce qui ne l’empêchait point de rester professeur, et de poursuivre par tous les moyens ses projets de réformes universitaires. Et lorsque, en 1864, l’état de sa santé le contraignit à se démettre de ses fonctions législatives, il eut de nouveau recours aux études d’histoire pour soutenir et pour développer son idéal politique.


Cet idéal se trouva réalisé, quelques années plus tard, de la façon que l’on sait. Et pour récompenser Sybel de la part qu’il avait prise à sa réalisation, M. de Bismarck, en 1875, l’appela à Berlin, où il lui confia la direction des Archives prussiennes. Sybel continua d’ailleurs, d’après sa propre expression, à « se considérer plutôt comme un professeur que comme un fonctionnaire » dans cet emploi nouveau, qu’il ne devait plus cesser de remplir jusqu’à la fin de sa vie. Tout en s’occupant d’entretenir et de classer les documens dont il avait la garde, et qu’il lui fut bientôt permis de faire transporter dans un vaste édifice expressément construit pour les recevoir, il inaugura dès son arrivée à Berlin, avec le concours de jeunes assistans convertis à ses idées, les Publications de pièces des Archives prussiennes, entreprise considérable, qui s’est poursuivie depuis lors sans interruption. Il présidait en même temps la section historique de l’Académie des Sciences de Bavière et l’Institut historique de Rome, dont il avait été l’un des fondateurs. En qualité de membre de l’Académie des Sciences de Berlin, il dirigeait la publication des Acta Borussica, et de la Correspondance politique de Frédéric II. Et comme son Histoire de l’Europe pendant la période révolutionnaire touchait à sa fin, il avait formé le projet d’utiliser ensuite les innombrables documens qu’il avait sous la main pour écrire, à son tour, une grande Histoire de l’Allemagne.

Mais une fois de plus le politicien qui était en lui vint contrarier les projets du savant. Comme autrefois l’Histoire des Gètes et des Goths, l’Histoire d’Allemagne fut abandonnée pour un sujet plus actuel, plus capable de servir de prétexte à une démonstration politique. En 1881, Sybel sollicita et obtint de M. de Bismarck l’autorisation d’écrire, à l’aide des pièces des Archives prussiennes, cette Histoire de la fondation de l’Empire allemand par Guillaume Ier, qui fut le dernier de ses grands ouvrages et que sa mort a laissée inachevée. Le tome Ier parut en 1889 ; les tomes VI et VII, dans les derniers mois de l’année passée. Le tome VIII devait être employé au récit de la campagne de 1870, et Sybel en avait déjà, suivant son habitude, publié divers fragmens dans des revues spéciales.

Il ne m’appartient pas de porter de jugement sur ce livre, après les pages éloquentes et fines que M. Valbert lui a naguère consacrées ici[3]. Mais M. Bailleu lui-même est forcé d’avouer que l’Histoire de la fondation de l’Empire allemand n’a point la force ni l’originalité de l’Histoire de l’Europe pendant la période révolutionnaire : « De l’un à l’autre de ces deux grands ouvrages, dit-il, un nouveau changement s’est produit dans la manière d’Henri de Sybel. Les deux ouvrages ont été conçus pareillement dans un rapport immédiat avec les événemens contemporains : tous deux se rattachent à la lutte pour la solution de la grande question allemande, et en ce sens ils portent tous deux le même caractère essentiellement national et politique. Mais au moment où il écrivait son Histoire de la fondation de l’Empire allemand, ce n’est plus en combattant, mais en vainqueur, que Sybel se tenait sur le champ de bataille : aucun pressentiment de nouvelles luttes prochaines ne troublait la joie de son triomphe. Combien nous apparaît différent l’ouvrage de M. de Treitschke, dont toutes les pages retentissent encore de cris de guerre et du cliquetis des épées, comme si la lutte durait toujours pour l’unité allemande ! »

Énorme en effet est la différence de ces deux histoires, et il n’y a point de comparaison qui nous éclaire mieux sur le caractère véritable de l’œuvre d’Henri de Sybel. Car M. de Treitschke appartient lui aussi à l’école des historiens patriotes ; lui aussi se vante d’écrire l’histoire cum ira et studio. Mais il est avant tout un artiste, un voyant passionné à la manière de Michelet ; et ce qu’il prend lui-même pour son parti pris politique n’est encore chez lui qu’une exaltation désintéressée. Sybel au contraire n’est en réalité qu’un politicien, employant au service des intérêts du moment l’excellente méthode historique qu’il tient de son maître Ranke. Et de là vient que, pour étranges et souvent choquantes que soient les thèses qu’il défend, M. de Treitschke voit sans cesse grandir le nombre de ses admirateurs, tandis que les remarquables ouvrages d’Henri de Sybel ont perdu déjà une forte part de leur intérêt, et ne vaudront plus bientôt que par l’abondance des documens qui s’y trouvent reproduits. Encore à ce point de vue même ne saurait-on leur accorder une confiance absolue, lorsqu’on s’est rendu compte de l’intention qui les a inspirés. Comme les Deux Révolutions de Dahlmann, comme les écrits de Droysen, ce sont avant tout des pamphlets politiques : et la biographie de leur auteur suffirait, à elle seule, pour nous le prouver.


Ce qui n’empêche pas Sybel d’avoir employé à ces pamphlets, jusqu’à la fin de sa vie, une application, une conscience, un zèle admirables. « A soixante-dix-sept ans, dit M. Bailleu, son ardeur au travail ne s’était pas ralentie. Sous les fenêtres de son cabinet, dans la Hohenzollernstrasse, les arbres du Thiergarten étalaient leur verdure ; mais le vieillard ne faisait aucune attention à eux. Parfois seulement il se levait de son fauteuil pour se promener un moment de long en large dans la chambre, et se détendre les muscles par un peu de gymnastique. « Il y a littéralement des mois que je ne suis pas sorti, » me disait-il l’hiver dernier, « mais maintenant je vais enfin pouvoir me reposer et me distraire. » L’a-t-il pu vraiment, ou sa rage de travail l’en a-t-elle empêché ? Lorsque je l’ai vu la dernière fois, le printemps passé, je l’ai trouvé comme toujours assis devant sa table, entouré de livres et de journaux. Sa haute taille s’était encore voûtée, des quintes de toux lui coupaient la voix, mais ses yeux et sa bouche gardaient leur vivant sourire. »

Quelques semaines après il quitta Berlin pour passer ses vacances à Marbourg, où l’un de ses fils était professeur à l’université. Une cure qu’il fit à Wiesbaden lui rendit des forces, et il put se remettre à son grand travail, qu’il avait à cœur de pouvoir achever. Mais le 30 juillet il eut une rechute, et il mourut le surlendemain, sans trace de souffrance. Son heureuse vie avait duré soixante-dix-huit ans.


T. DE WYZEWA.

  1. J’aurais aimé à pouvoir insister plus longuement sur la vie et l’œuvre de ce grand écrivain, à. propos d’une série de ses lettres que vient de publier la Deutsche Revue. Mais ces lettres, datant de la première jeunesse de Ranke, sont vraiment trop insignifiantes pour qu’il y ait lieu de s’en occuper ; et l’on se rappelle que l’éminent historien de la papauté a déjà fait l’objet d’une étude de M. G. Valbert, dans la Revue du 1er août 1886.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1867, le jugement porté sur cet ouvrage par M. Challemel-Lacour.
  3. Voyez la Revue du 1er mars 1890.