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Richard Darlington/Acte I

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Richard Darlington
Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 274-292).
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ACTE PREMIER.

RICHARD DARLINGTON.

PERSONNAGES

RICHARD DARLINGTON.

MAWBRAY.

JENNY.

LE DOCTEUR GREY.

MISTRESS GREY.

TOMPSON.

STANSON.

OUTRAM.

BLACFORD.

Bourgeois, électeurs, peuple.


Séparateur


PREMIER TABLEAU.
La même décoration qu’au prologue : seulement elle est, ainsi que les meubles,
vieillie de vingt-six ans.


Scène PREMIÈRE.

MAWBRAY et le DOCTEUR GREY font une partie d’échecs,
MISTRESS GREY travaille, RICHARD écrit.
MAWBRAY.

Non, docteur, vous vous trompez : mon fou était ici, mon cavalier là, j’ai fait échec à la dame.

LE DOCTEUR.

Et moi, avec la tour je prends la dame.

MAWBRAY.

Mais non.

LE DOCTEUR.

Mais si.

MAWBRAY.

Remettons les pièces telles qu’elles étaient.

LE DOCTEUR.

Oui.

MAWBRAY.

Voilà.

LE DOCTEUR.

C’est bien… Richard, je te fais juge.

RICHARD.

Oh ! excusez-moi, mon père, je n’ai pas suivi votre jeu ; je fais un travail important et pressé.

LE DOCTEUR.

Relatif aux élections ?

RICHARD.

Oui, mon père.

MISTRESS GREY.

Maudite politique ! n’entendrai-je donc jamais parler que de cela !

JENNY, entrant.

Mon père, votre journal.

LE DOCTEUR.

Ah ! donne.

JENNY.

Bonjour, maman. — (Elle la baise au front.) — Que fais-tu là ?

MISTRESS GREY.

Tu vois, des manchettes pour ton père.

JENNY.

Elles ne sont pas si jolies que les miennes.

MISTRESS GREY.

Tu en fais aussi ?

JENNY.

Oui, pour Richard ; il ne faut pas le lui dire, maman ; je veux lui faire une surprise.

LE DOCTEUR, lisant.

Je suis à vous, Mawbray.

JENNY, allant à Richard.

Bonjour, Richard, bonjour.

RICHARD.

Ah ! c’est toi, ma sœur, bonjour.

LE DOCTEUR.

Par saint Georges ! encore un !

RICHARD.

Qu’avez-vous, mon père ?

LE DOCTEUR.

Le parti de l’opposition a succombé dans le Westmoreland !

RICHARD.

Comment ! les élections sont déjà terminées ? et qui a été nommé ?

LE DOCTEUR.

Lord Stapford.

RICHARD.

Imbéciles ! un noble pour représenter les droits du peuple ! Je crois, Dieu me damne, que si les moutons votaient ils nommeraient le boucher !

LE DOCTEUR.

C’est à notre tour après-demain.

RICHARD.

Il n’en sera pas ainsi, je l’espère ; lord pour lord, peuple pour peuple, Dieu pour tous, et les droits de chacun seront maintenus.

MAWBRAY.

La réunion préparatoire des électeurs va avoir lieu ; croyez-vous, docteur, que j’y puisse assister ?

LE DOCTEUR.

Pourquoi non ?

MAWBRAY.

Étranger à cette contrée, où depuis dix ans seulement je suis venu chercher un port après une longue absence de l’Angleterre, je n’ai aucun droit politique.

LE DOCTEUR.

À cette assemblée on ne fait que discuter, on ne vote pas.

MAWBRAY.

Mais je tremble toujours qu’on ne me demande sur ma vie passée des détails que des malheurs, qui ne me sont pas tout personnels, m’ont empêché de confier même à vous.

LE DOCTEUR.

Et dont je ne vous ai jamais demandé compte, Mawbray, vous me rendrez cette justice. Une vie simple, des mœurs douces, votre affection presque paternelle pour nos enfants, voilà qui vous a fait notre ami. — (Mawbray veut répliquer ; le docteur avec amitié.) N’en parlons plus. — (À Richard.) Viens-tu avec nous ?

RICHARD.

Sans doute.

LE DOCTEUR.

Et à qui donneras-tu ta voix ?

RICHARD.

À moi, mon père, et je vous demande la vôtre et celles de vos amis.

MAWBRAY et LE DOCTEUR.

À toi !

JENNY.

Richard, député !

RICHARD.

Pourquoi pas ?

LE DOCTEUR.

Et depuis quand as-tu eu cette idée ?

RICHARD.

Depuis que je pense.

LE DOCTEUR.

Et tes espérances datent…

RICHARD.

D’hier.

LE DOCTEUR.

Elles reposent…

RICHARD.

Sur cette lettre.

MAWBRAY.

Une lettre anonyme ?

RICHARD.

Lisez toujours.

LE DOCTEUR, lisant.

« Vous êtes jeune, ardent, ambitieux ; le comté nomme demain son mandataire, mettez-vous sur les rangs. Monsieur Grey et vous exercez une grande influence sur la bourgeoisie, j’en ai sur le peuple ; je vous promets cent voix, réunissez-en autant, et nous enlevons votre élection d’assaut. Je vous verrai demain. Vous saurez les motifs qui me font agir, je vous crois homme à les comprendre. »
Et tu crois à cette lettre ?

RICHARD.

Nul n’aurait intérêt à me tromper ; beaucoup peuvent désirer que je réussisse.

LE DOCTEUR.

Richard, tu es bien jeune !

RICHARD.

Pitt était ministre à vingt et un ans.

MAWBRAY.

Et quelle garantie offriras-tu aux électeurs ?

RICHARD.

Ma vie passée.

LE DOCTEUR.

Mais tu ne possèdes rien.

RICHARD.

Vous avez quelque fortune.

MISTRESS GREY.

Mais je croyais que le manufacturier Stilman se mettait sur les rangs ?

RICHARD.

Les électeurs craindront qu’il ne se vende pour une fourniture de laine.

LE DOCTEUR.

Le banquier Wilkie…

RICHARD.

Eh bien ?

LE DOCTEUR.

Il a la réputation…

RICHARD.

D’un sot.

LE DOCTEUR.

Et d’un homme incorruptible.

RICHARD.

Le comté voudra un représentant dont les discours soient cités dans les journaux.

JENNY.

Voyez, ma mère, il répond à tout.

MISTRESS GREY.

L’ambition a bien de la logique, ma fille.

MAWBRAY.

Et quels seront tes principes à la tribune ?

RICHARD.

Cette profession de foi les contient ; les circonstances les développeront.

MAWBRAY.

C’est cela que tu écrivais ?

RICHARD.

Oui.

LE DOCTEUR.

C’est un moyen bien usé.

RICHARD.

On le rajeunit par le style.

LE DOCTEUR.

La tribune a tant de fois démenti les promesses de l’élection !

RICHARD.

Les masses sont crédules.

MAWBRAY.

Et tu es décidé à t’exposer aux débats de la place publique, aux discours sur la borne, au boxing dans la rue ?

RICHARD.

J’ai la voix forte et le poignet ferme.

LE DOCTEUR.

Et sais-tu la langue qu’on doit parler au peuple ?

RICHARD.

Je parle toutes les langues, mon père.

LE DOCTEUR, prenant Mawbray à part.

N’est-ce pas le moment de lui apprendre qu’il n’est pas mon fils ?

MAWBRAY.

Il voudra savoir quel est son père, et, vous me l’avez dit, vous n’avez rien à lui apprendre sur ce point.

JENNY, allant à Richard.

Oh ! Richard, si les femmes votaient !

LE DOCTEUR.

Oui, oui, cela lui ôterait peut-être de son assurance, et je vous l’avoue, Mawbray, j’aime à le voir ainsi, ayant confiance enu sa force et la conscience de son mérite.

MAWBRAY.

Mon bon docteur !

LE DOCTEUR.

Mawbray, nous irons entendre son premier discours à la chambre. Eh bien ! Richard, soit, j’avais fait aussi ce rêve, mais je ne croyais pas qu’il dût sitôt s’accomplir.

MISTRESS GREY.

Monsieur Mawbray, vous ne quitterez pas mon mari ?

JENNY.

Ni Richard ?

MAWBRAY.

Soyez tranquilles ; j’assiste à cette assemblée en spectateur désintéressé, puisque, étranger à cette contrée, je n’y ai aucun droit politique.

RICHARD., regardant à sa montre.

Allons, allons ! partons, mon père ; c’est l’heure.

MISTRESS GREY.

Adieu donc, messieurs, ne tardez pas à rentrer.

JENNY.

Bonne chance, Richard. Adieu ! adieu !

(Richard, préoccupé, sort avec Mawbray et le docteur sans répondre à Jenny.)

Scène II.

MISTRESS GREY, JENNY.
JENNY, les yeux fixés sur la porte par laquelle ils sont sortis.

Pas un mot… pas un regard !

MISTRESS GREY.

Eh bien ! Jenny ?

JENNY, tressaillant.

Ma mère !

MISTRESS GREY.

Que fais-tu donc là, immobile ?

JENNY.

Je… je réfléchissais.

MISTRESS GREY.

En effet, j’ai cru remarquer que depuis quelque temps tu es bien pensive, et c’est surtout lorsque Richard n’est pas là que tu te livres aux réflexions.

JENNY.

La solitude leur est favorable.

MISTRESS GREY.

La solitude… Eh bien ! moi donc ?

JENNY.

Oh ! vous n’êtes pas quelqu’un, vous…, vous êtes ma mère.

MISTRESS GREY.

Mon enfant, il ne faudrait pas te laisser aller ainsi à tes pensées.

JENNY.

Sont-elles donc un mal ?

MISTRESS GREY.

C’est selon leur nature.

JENNY.

Ne peut-on penser à son frère ?

MISTRESS GREY.

À son frère, oui ; à Richard, non. Richard se croit ton frère, mais tu sais qu’il ne l’est pas. Le secret t’a été révélé aussitôt que tu as été en état de comprendre les différences d’affections dues à un frère ou à un ami.

JENNY.

Eh ! pourquoi n’a-t-on pas révélé ce secret à Richard lui-même ?

MISTRESS GREY.

Mawbray a toujours insisté près de mon mari pour qu’il le laissât dans cette ignorance.

JENNY.

Et cela fait qu’il m’aime comme un frère.

MISTRESS GREY.

Et comment voudrais-tu donc qu’il t’aimât ?

JENNY.

Oh ! pardon, ma mère, je suis folle.

MISTRESS GREY.

Tu vois bien que tu penses tout haut et que tu n’es pas seule.

JENNY.

Ma mère, j’ai bien envie de pleurer, serait-ce un mal aussi ?

MISTRESS GREY.

Ah ! mon enfant, garde tes larmes ! Dieu les a faites pour des malheurs réels, et avant la fin de sa vie chaque homme trouve l’occasion de verser les siennes.

JENNY.

Ma mère, qui peut donc empêcher le bonheur ?

MISTRESS GREY.

C’est que chacun le rêve à sa manière, coordonne les événements qui doivent y concourir, croit que le sort se prêtera à ses calculs d’avenir : puis l’avenir vient, et le sort renverse ce château de cartes. Ton bonheur à toi, celui que tu rêves du moins, serait une vie paisible, aux lieux où tu es née, entre tes parents, ayant notre petit domaine pour toute patrie, Richard pour ton époux.

JENNY.

Eh bien !

MISTRESS GREY.

Eh bien ! mon enfant, nous sommes vieux, nous mourrons.

JENNY.

Oh ! ma mère !

MISTRESS GREY.

Richard t’emmènera à Londres, et tu quitteras le pays où tu es née.

JENNY.

Partout, partout avec lui !

MISTRESS GREY.

Ses occupations politiques vous isoleront l’un de l’autre et chaque jour davantage. Il ne pourra toujours rester près de toi pour te rendre tes parents que tu auras perdus, ton domaine que tu auras quitté, ta tranquillité que tu ne sauras où reprendre.

JENNY.

Maman, mon rêve n’était-il pas le vôtre, et n’avez-vous pas été heureuse avec mon père ?

MISTRESS GREY.

M. Grey n’était pas ambitieux, Jenny.

JENNY.

Eh bien ! si ce que vous me dites est vrai, ma mère, croyez-vous que le temps de pleurer ne soit pas venu pour moi ?

MISTRESS GREY.

Mon enfant, distrais-toi : il y a longtemps que tu ne t’es occupée de dessin ?

JENNY.

Je n’y fais plus de progrès.

MISTRESS GREY.

Ton piano ?

JENNY.

Je sais toutes les sonates que Richard m’a données, et les autres sont trop difficiles.

MISTRESS GREY.

Tu l’aimes plus que tu ne le devrais, mon enfant.

JENNY.

J’en ai peur, ma mère !

MISTRESS GREY.

Jenny, quelle folie ! Sais-tu même s’il t’aime, lui ?

JENNY.

Il se croit mon frère, il m’aime comme sa sœur.

MISTRESS GREY.

Et si en apprenant qu’il n’est pas ton frère il continuait de t’aimer comme un frère ?…

JENNY.

Ma mère…

MISTRESS GREY.

Si cela était enfin !

JENNY.

Oh ! je serais bien malheureuse !

MISTRESS GREY.

Tu vois !

JENNY.

Ma mère, pressée par vos questions, je vous réponds sans trop savoir ce que je vous dis ; si j’étais seule un instant, si votre présence ne me faisait pas rougir et ne troublait pas toutes mes idées, j’essayerais d’y mettre de l’ordre, et quand je vous reverrais, ma mère, je serais plus calme et probablement plus raisonnable.

MISTRESS GREY.

Eh bien ! mon enfant, interroge ton âme, ne te fie pas à tes forces plus que tu ne crois le pouvoir faire, ne sois pas non plus plus défiante de toi-même qu’il n’est raisonnable de l’être ; songe qu’une fille n’a pas de meilleure amie que sa mère, et que tout se calme dans ses bras, même le remords. Adieu, mon enfant.

JENNY.

Au revoir, ma mère.


Scène III.

JENNY, puis RICHARD.
JENNY.

Oh ! Richard, Richard ! si ce que dit ma mère est vrai, si tu ne devais jamais m’aimer que comme un frère ! Oh ! je le sens là, ce serait trop peu pour mon bonheur. C’est qu’elle a raison, ma mère ; sa main tremble-t-elle quand il prend la mienne et que je frissonne de tout mon corps, rien qu’en la touchant ; son cœur bat-il quand le matin ou le soir il pose ses lèvres sur mon front et que je sens mon cœur se gonfler comme s’il allait briser ma poitrine ? Non, il est calme, Richard, toujours calme, excepté quand il parle de ses projets d’avenir : c’est alors que son âme s’allume, que ses yeux s’enflamment ; tout à l’heure l’espoir d’être nommé député ne lui avait-il pas fait oublier jusqu’à mon existence ! A-t-il répondu à mes adieux de la voix ou du regard ? Oh ! contre les autres, j’ai la force de le défendre, et contre moi-même, ô mon Dieu ! je sens que je ne l’ai pas. Oh ! c’est lui ; qu’a-t-il donc ?

RICHARD., entrant.

Malédiction !

JENNY.

Comme il est pâle ! comme il paraît agité !

RICHARD.

Je n’y pouvais plus tenir ! échouer, et de cette manière ! opprobre et dérision… Je ne suis pas le fils du docteur Grey ?

JENNY, poussant un cri.

Ah !…

RICHARD.

C’est vous, Jenny ? saviez-vous cela, que je n’étais pas votre frère ?

JENNY.

Je le savais, Richard.

RICHARD.

Et vous ne me l’avez pas dit ? et le docteur ne me l’a pas dit ? et pas un ami ne me l’a dit ? Un étranger m’a jeté ce secret à la face comme une injure, et chaque électeur alors de dire : C’est vrai, il n’est pas le fils de monsieur Grey, il ne possède ni nom ni propriétés ; donc, il ne peut représenter des hommes qui ont des propriétés et un nom. Savez-vous le mien, Jenny ? si vous le savez, dites-le-moi.

JENNY.

Hélas ! non.

RICHARD.

Une seconde fois, Jenny, dites-le-moi, si vous le savez, que je puisse aller me rejeter au milieu de ces insolents bourgeois et leur dire : Moi aussi j’ai un nom connu, et de plus que vous, j’ai une âme qui comprend et un esprit qui pense. Les imbéciles !… on ne connaît pas sa famille !… le comté est donc bien heureux d’avoir donné naissance à la noble famille des Stilman et des Wilkie ! Oui, je suis étranger au comté ; et qu’importe, si je prête au comté qui m’adopte la force de l’intelligence et la puissance du talent ! Je ne possède rien ; non, c’est vrai, je n’ai ni le comptoir de monsieur Stilman, ni l’atelier de monsieur Wilkie ; mais j’ai la tête qui conçoit et le bras qui exécute. Il n’y faut plus penser ; n’y plus penser, Jenny, comprenez-vous cela ? perdre en une minute l’espoir de dix ans…

JENNY.

Mon ami…

RICHARD.

N’y plus penser… quand je sens, dans ce front qui brûle ma main, le génie et le pouvoir de dominer cette foule qui me juge et que je méprise. Sans cette révélation à laquelle n’a su que répondre votre père, la masse était pour moi ; l’aristocratie d’un tailleur et la fierté d’un bottier compromises, si son mandataire ne voit pas clair dans sa race jusqu’à la quatrième génération ! c’est toujours ce peuple avec son besoin de despotisme et ses habitudes d’aristocratie ; le peuple de Shakespeare, qui ne connaît d’autre moyen de récompenser l’assassin de César qu’en le faisant César !… Oh ! qui te trompe a raison, il se venge de ton aveuglement et échappe à ton ingratitude… Et cependant, avec quelle force ma voix eût tonné à la tribune pour défendre tes droits ! mes conceptions politiques eussent bientôt embrassé non plus les intérêts d’une chétive bourgade, d’un étroit comté, mais d’une nation entière. Oracle d’un parti, les autres m’eussent appelé de leurs vœux, sollicité de leurs promesses, et j’étais maître, dans la vieille Angleterre, de choisir à ma fantaisie ma place à la tête du peuple ou sur les premières marches du trône. Malédiction sur ces lâches bourgeois, qui ont coupé mes ailes sans s’apercevoir que c’étaient celles d’un aigle !

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur Richard ?

RICHARD., avec emportement.

Que me veux-tu ?

LE DOMESTIQUE.

Il y a là plusieurs hommes qui demandent à vous parler.

RICHARD.

Quels sont-ils ?

LE DOMESTIQUE.

Des électeurs qui sortent de la réunion préparatoire.

RICHARD.

Et qu’ai-je besoin de leurs compliments de condoléance ?

LE DOMESTIQUE.

Ils disent qu’ils ont des choses de la dernière importance à vous communiquer.

RICHARD.

Faites entrer alors ; que le ressentiment du passé ne compromette pas l’espérance de l’avenir.


Scène IV.

Les précédents ; LES BOURGEOIS, TOMPSON.
RICHARD., allant au-devant d’eux.

Eh bien ! messieurs, vous le voyez, le succès nous échappe… je dis nous, car j’ai trouvé en vous de chauds amis.

PREMIER BOURGEOIS.

Soyez sûr que nos regrets…

RICHARD.

Je vous remercie ; il est doux d’exciter l’intérêt de ceux qu’on estime… La réunion des électeurs s’est séparée, messieurs ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Oui, mais sans avoir rien terminé.

RICHARD.

Comment ! ce choix ne s’est pas fait ?

PREMIER BOURGEOIS.

Nous n’avons pas pu nous entendre ; c’est une chose importante que le choix du candidat qu’on oppose à un ministère aussi corrompu que le nôtre, et à la puissante famille des Derby, qui, depuis qu’il y a une chambre des communes, y a toujours envoyé ses créatures.

RICHARD.

Comment ! vous ne trouvez personne à opposer à leur âme damnée sir Stanson, qu’ils vous imposent à chaque élection ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Nous avons plusieurs concurrents, mais nous ne sommes pas d’accord.

RICHARD.

Monsieur Stilman se présentait.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Il n’est pas orateur, et il nous faut un homme qui parle et parle haut.

RICHARD.

Monsieur Wilkie.

PREMIER BOURGEOIS.

Tous les marchands de laine se sont déclarés contre lui.

RICHARD.

Et pourquoi ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ils craignaient qu’il n’échangeât sa conscience contre le titre de fournisseur de l’armée.

RICHARD.

Alors, messieurs, puis-je savoir ce qui me procure le plaisir de vous voir ?

TOMPSON, à demi-voix.

Éloignez cette jeune fille.

RICHARD.

Jeany, nous causons d’affaires politiques, cette conversation est peu attrayante pour vous, et peut-être devant vous ces messieurs ne s’exprimeraient-ils pas en toute liberté.

JENNY.

Je me retire, Richard ; soyez prudent.

RICHARD.

Oui, oui. — (Jenny sort.) Et moi, messieurs, dois-je seulement mon insuccès à l’ignorance où je suis de ma naissance ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

À ce seul motif : vous aviez pour vous les antagonistes de messieurs Stilman et Wilkie, et c’était la majorité. Les souscriptions pour les frais de l’élection se multipliaient d’instant en instant ; mais beaucoup ont dit : il est impossible d’élire un homme qui n’a pas de parents qui l’attachent au comté.

TOMPSON, à demi-voix.

On peut se marier et l’on a une famille.

(Richard regarde Tompson.)
PREMIER BOURGEOIS.

Encore, disait-on, s’il était propriétaire ?

TOMPSON, même jeu.

Si le beau-père a deux ou trois fermes ?

RICHARD., regarde Tompson avec pénétration, puis il se retourne.

Et voilà les seules raisons qui ont fait échouer mon élection ?

PREMIER BOURGEOIS.

Nous n’en connaissons pas d’autres.

RICHARD.

Si je levais ces objections ?

LES BOURGEOIS.

Le succès serait certain.

RICHARD.

Et alors je pourrai toujours compter sur vous ?

PREMIER BOURGEOIS.

Comme sur des amis.

RICHARD.

Eh bien ! messieurs, ce soir, j’espère avoir à vous annoncer quelque changement dans ma position. Voulez-vous prendre rendez-vous à la taverne des Armes du roi, à cinq heures ?

LES BOURGEOIS.

C’est dit.

RICHARD.

Recevez mes remercîments, messieurs. — (À Tompson.) Restez, il faut que je vous parle. Sans adieu, messieurs ; à cinq heures.


Scène V.

RICHARD, TOMPSON.
RICHARD.

Vous vous êtes donné beaucoup de peine pour mon élection, monsieur ?

TOMPSON.

Je vous ai eu cent voix.

RICHARD.

Et puis-je savoir ce qui a fait naître l’intérêt que je vous inspire ; car je n’ai point l’honneur de vous connaître ?

TOMPSON.

C’est moi qui vous ai écrit.

RICHARD.

Quel motif m’a valu l’honneur de votre lettre ?

TOMPSON.

Votre caractère.

RICHARD., souriant.

Lequel ?

TOMPSON.

D’ambitieux.

RICHARD.

Qui vous a dit que je l’étais ?

TOMPSON.

Moi qui le suis.

RICHARD.

Vous êtes franc.

TOMPSON.

Je suis concis.

RICHARD.

Et vous appuyez vos prétentions ?

TOMPSON.

Sur ma tête et mon bras, comme vous.

RICHARD.

Et qui êtes-vous ?

TOMPSON.

Rien, comme vous.

RICHARD.

Et comment croyez-vous avoir besoin de moi pour réussir ?

TOMPSON.

Ma position, quelques antécédents, m’ôtent l’espoir de parvenir seul. Je suis né trop près du peuple pour pouvoir exercer directement pour moi l’influence que j’ai sur lui. Je vous ai eu cent voix ; si je m’étais présenté, je n’aurais eu que la mienne.

RICHARD.

Ainsi vous voulez faire de moi un instrument.

TOMPSON.

Non, un patron : vous serez le vaisseau de guerre et moi la chaloupe qu’il remorque ; mais faites-y attention, sir Richard, et dans un gros temps la chaloupe peut sauver l’équipage.

RICHARD.

Et si j’acceptais ce traité et que nous montassions ensemble, quelle serait ma place ?

TOMPSON.

La première.

RICHARD.

Toujours ?

TOMPSON.

Toujours ; à moi la seconde. Entre le génie et le monde qu’il remue, il faut un levier.

RICHARD.

Vous voulez être la baguette de la fée ? Eh bien ! soit, si j’en ai la puissance.

TOMPSON.

À vous corps et âme.

RICHARD.

Nos premiers moyens de réussite ?

TOMPSON.

Votre mariage avec la fille du docteur.

RICHARD.

Le projet n’aurait rien que de simple, si l’exécution ne devait en être si précipitée.

TOMPSON.

On vous aime trop pour ne pas se hâter de céder.

RICHARD.

Le succès ne pourra être annoncé que trop tard.

TOMPSON.

Oui, si pour proclamer la victoire on attend qu’elle soit gagnée.

RICHARD.

Il faudrait donc qu’un ami zélé se mêlât aux électeurs douteux.

TOMPSON.

Qu’il leur annonçât l’affaire comme conclue.

RICHARD.

Qu’il parlât de la fortune du docteur.

TOMPSON.

En la grossissant de quelques livres sterling de revenu sur la banque.

RICHARD.

Et ces bruits, qui les répandra ?

TOMPSON.

Moi ; j’entre aujourd’hui en fonctions.

RICHARD.

Nos conventions d’avance.

TOMPSON.

À Richard simple particulier, Tompson, valet ; à sir Richard propriétaire, Tompson intendant ; à l’honorable sir Richard député, Tompson secrétaire ; à monseigneur Richard ministre, Tompson ce que voudra monseigneur. Arrivé au résultat, y proportionner la récompense : sir Richard est trop adroit pour ne pas être reconnaissant.

RICHARD.

Soit ; toucher là.

TOMPSON.

Adieu donc.

RICHARD.

Vous partez ?

TOMPSON.

Vous avez besoin de moi à la taverne des Armes du roi.


Scène VI.

RICHARD seul, puis JENNY.
RICHARD.

Intrigant subalterne ! qui ne veut que de l’or ! toujours valet, jamais rival ! C’est l’homme qu’il me faut… Jenny !

JENNY.

Ils vous ont apporté de bonnes nouvelles ?

RICHARD.

Pourquoi, chère Jenny ?

JENNY.

Je vous ai quitté triste et vous retrouve joyeux.

RICHARD.

Ma joie me vient de moi-même, Jenny, et non pas des autres.

JENNY.

Je ne comprends pas.

RICHARD.

Jenny, je ne suis pas le fils du docteur.

JENNY.

Et cela vous rend heureux ; mauvais fils ! mauvais frère !

RICHARD.

Oh ! oui, bien mauvais frère, Jenny.

JENNY.

Qui a donc pu changer votre âme si subitement ?

RICHARD.

Ce secret.

JENNY.

Vous le saviez en rentrant et vous êtes rentré la figure bouleversée.

RICHARD.

Vous ne me tutoyez plus, Jenny.

JENNY.

Vous n’êtes plus mon frère, Richard.

RICHARD.

Votre main, Jenny !

JENNY.

Ma main ?

RICHARD., à part.

Elle tremble. — (Haut.) Jenny, je suis le plus heureux des hommes.

JENNY.

Quel changement !

RICHARD.

Oh ! malheur à moi, si vous ne comprenez pas.

JENNY, retirant sa main.

Monsieur…

RICHARD.

Quand je suis rentré, ce secret venait d’éclater sur ma tête ; j’étais frappé de la foudre ; je n’avais pu encore rassembler mes idées ; j’avais fui comme un homme perdu, car au premier abord ce secret m’enlevait tout, une position sociale, des parents adorés, une sœur chérie… Une sœur… Je me suis arrêté sur ce mot, Jenny, et j’ai vu clair dans mon âme. Que de fois ce mot de sœur, sans savoir pourquoi, m’a paru douloureux à prononcer… Que de fois en vous regardant mon cœur est devenu pensif ! Je me disais : c’est ma sœur, et je m’éloignais de vous avec une crainte dans le cœur, qui était presque un remords ; ce tourment vague que je n’osais approfondir me rendait fantasque ; mon âme brûlait, et je m’étudiais à paraître froid ou préoccupé, car si vous eussiez été vraiment ma sœur, Jenny, et que vous eussiez éprouvé ce que j’éprouvais ; si en prenant votre main je l’avais sentie trembler comme elle le fait…

JENNY.

Richard…

RICHARD.

Si j’avais senti ton cœur bondir, comme en ce moment…

JENNY.

Laissez-moi.

RICHARD.

Quand je m’approchais de vous pour vous donner un baiser de frère…

(Il la prend dans ses bras.)
JENNY.

Mon Dieu !… mon Dieu !

RICHARD.

Si au lieu de rencontrer votre front, j’avais touché vos lèvres…

(Il l’embrasse.)
JENNY, se renversant.

Ah !

RICHARD.

Eh bien ! maintenant, Jenny, au lieu de crime, c’est joie ; au lieu de remords, c’est bonheur, car je t’aime, Jenny, je t’aime comme un fou… et si tu étais ma sœur, la mort seule me sauverait d’un crime.

JENNY.

Oh ! grâce ! grâce ! pitié !

RICHARD.

Oh ! oui, pitié pour moi, Jenny, pour moi qui meurs, et qui attends un mot de toi pour vivre. Oh ! réponds, réponds !

JENNY.

Le puis-je ? Oh ! c’est un délire ; j’ai la tête perdue. Je suis folle.

RICHARD.

Jenny ! Jenny ! m’aimes-tu ?

JENNY.

Si je l’aime ! il le demande ?

RICHARD.

Oh ! ma Jenny ! mon amour !

JENNY, apercevant le docteur et Mawbray qui rentrent.

Mon père !

(Elle se sauve.)
RICHARD.

Voilà qui m’épargne une explication d’un quart d’heure.


Scène VII.

LE DOCTEUR, MAWBRAY, RICHARD.
LE DOCTEUR.

Eh bien ! Richard, que veut dire cela ? — (À Mawbray.) Il n’a pas perdu de temps.

RICHARD.

Mon père, mon ami, je ne chercherai pas à nier, à me défendre.

LE DOCTEUR.

Mais il me semble que ce serait difficile.

RICHARD.

D’ailleurs, je suis trop heureux pour me repentir.

LE DOCTEUR.

Mais moi, Richard, comme père, j’ai droit de me plaindre.

RICHARD.

Oh ! du moment que ce secret m’a été révélé, que je n’étais pas votre fils, je n’ai pu résister à une affreuse idée, celle que Jenny verrait toujours en moi un frère, quoiqu’elle eût cessé d’être ma sœur.

LE DOCTEUR.

Et voilà ce qui t’a fait quitter l’assemblée comme un fou, abandonner la partie qui n’était qu’à moitié perdue ?

RICHARD.

Eh ! mon père ! partie, élection, royaume, que m’importait tout cela ? tout cela s’était évanoui devant une seule idée, celle de redevenir, ce que j’avais cru longtemps être, votre fils ; mon père, m’ôterez-vous ce nom, ne pourrai-je plus dire mon père, mon bon père ?

LE DOCTEUR.

Et que diable ! dis toujours, j’y suis aussi habitué que toi, et il m’en coûterait plus qu’à toi peut-être de ne plus dire mon fils ; mais pour cela il faut deux choses, l’amour de Jenny…

RICHARD.

Oh ! elle m’aime, mon père, elle m’aime, elle me l’a dit.

LE DOCTEUR.

Et le consentement de sa mère… Sa mère dont vous oubliez les droits, Richard.

RICHARD.

Mon père, j’avais oublié le monde entier, pour ne me souvenir que de Jenny.

LE DOCTEUR.

Richard, dites à ma femme que je l’attends.

RICHARD.

Je vais l’avertir, mon…

LE DOCTEUR.

Eh bien ?

RICHARD.

Mon…

LE DOCTEUR.

Père ! allons donc !

RICHARD., se jetant dans ses bras.

Mon père !

(Il sort.)
MAWBRAY.

Eh bien ! mon ami ?

LE DOCTEUR.

Il méritait cette leçon, n’est-ce pas ?

MAWBRAY.

Laquelle ?

LE DOCTEUR.

Celle que je viens de lui donner.

MAWBRAY.

Ah ! vous appelez cela une leçon ?

LE DOCTEUR.

Eh ! comment aurais-je été plus sévère quand ce drôle-là s’avise de réaliser tout à coup des espérances de quinze ans, mes projets d’avenir, un rêve que je n’avais abandonné que lorsque je crus m’apercevoir que Richard faisait peu d’attention à ma fille. Vrai Dieu, Mawbray, je suis enchanté de m’être trompé !


Scène VIII.

Les précédents ; MISTRESS GREY.
MISTRESS GREY., entrant.

Vous m’avez fait demander, mon ami ?

LE DOCTEUR.

Oui, ma chère Anna, j’ai besoin de votre aide. Voici le moment de réaliser un de vos rêves les plus chers.

ANNA.

Lequel ?

LE DOCTEUR.

Jenny a dix-sept ans, Richard vingt-six.

ANNA.

Eh bien ?

LE DOCTEUR.

Mon Anna, c’est au même âge que nous avons été fiancés. Que diriez-vous d’un anniversaire ?

ANNA.

Richard l’époux de Jenny ?

LE DOCTEUR.

Qu’y a-t-il là qui t’étonne ? vingt fois ne m’as-tu pas dit toi-même que ce projet ferait le bonheur de nos vieux jours s’il pouvait réussir ?

ANNA.

Autrefois ; mais depuis longtemps, mon ami, vous avez dû remarquer que je ne vous en parlais plus.

LE DOCTEUR.

Et pourquoi ?

ANNA.

Mon ami, c’est qu’avec les années s’est développé le caractère de Richard ; son caractère que j’ai suivi avec l’œil et l’âme d’une mère.

LE DOCTEUR.

Eh bien ?

ANNA.

Eh bien ! mon ami, il est ambitieux.

LE DOCTEUR.

Et tu crains cette passion ?

ANNA.

Pour Jenny.

LE DOCTEUR.

C’est la source des grandes vertus.

ANNA.

Et quelquefois des grands crimes… Si ce mariage faisait à jamais le malheur de notre fille !

LE DOCTEUR.

Et leur malheur est bien plus certain en les séparant… Anna, nos enfants s’aiment…

ANNA.

Et comment le savez-vous ? Il y a deux heures, Richard se croyait encore notre fils.

LE DOCTEUR.

Eh bien ! il y a dix minutes, j’ai surpris notre fils aux pieds de notre fille. Ferons-nous le malheur de ces pauvres enfants ?

ANNA.

Si j’étais sûre que Jenny fût heureuse !

LE DOCTEUR.

Elle le sera… Nous profiterons des nobles élans du cœur de Richard pour lui inspirer de nobles actions ; et s’il s’écartait de la route du bien, nous serions toujours là pour l’y ramener.

ANNA.

Eh ! si Dieu nous rappelle à lui !

LE DOCTEUR.

Notre ami Mawbray restera pour nous remplacer, et veiller sur notre enfant si elle en a besoin.

MAWBRAY.

J’en prends l’engagement formel devant le ciel.

ANNA.

Allons, je le veux bien. Le ciel a toujours béni ce que vous avez fait.

LE DOCTEUR, embrassant sa femme.

C’est toi qui nous mérites sa bénédiction.


Scène IX.

Les mêmes ; RICHARD.
LE DOCTEUR.

Ah ! tu écoutes aux portes, toi ?

RICHARD.

Pardonnez, mon père, le temps me paraissait long.

ANNA.

Eh bien ! mon ami, nous y consentons.

RICHARD.

Je le savais, ma mère ; mais je ne voulais pas m’ôter le bonheur de me l’entendre répéter de votre bouche. Vous voulez donc que je vous doive tout dans ma vie, mon père !

LE DOCTEUR.

N’avais-tu pas prévu ma réponse ?

RICHARD.

Je craignais que quelque obstacle que je ne connais pas, venant de ma famille ou de ma naissance… Permettez-vous que j’aille annoncer cette nouvelle à Jenny ?

LE DOCTEUR.

Pas encore, mon ami ; tu viens de parler de ta famille et de ta naissance… C’est un sujet dont j’avais toujours évité de m’entretenir avec toi ; je trouvais plus simple, et surtout plus selon mon cœur, de t’appeler mon fils ; car que pouvais-je te révéler, puisque tout était doute et incertitude ; d’ailleurs, j’espérais toujours que quelque événement viendrait jeter du jour sur cette aventure. Puisque le ciel ne l’a pas voulu, que le moment est venu de tout te dire, je vais du moins te raconter ce que je me rappelle. — (À Mawbray, qui pâlit et veut se retirer.) Restez, Mawbray, je n’ai rien à dire dont Richard ou moi ayons à rougir.

RICHARD.

Mon père, je vous écoute.

LE DOCTEUR.

Il y a vingt-six ans, une voiture s’arrêta vers dix heures du soir devant cette même maison. On frappa, j’ouvris… Un homme masqué se présenta, — (Mawbray écoute.) implorant mon secours pour une jeune femme qui l’accompagnait, et qui paraissait arrivée au dernier terme de sa grossesse ; sur la prière de cet homme, et sans qu’il se démasquât, la jeune femme, dont la figure était aussi belle que la voix était douce, fut installée dans la chambre qu’occupe encore aujourd’hui mistress Grey. — (Mawbray paraît vivement ému.) La providence exauça nos vœux, je reçus dans mes bras un enfant que sa mère couvrit de baisers et de larmes… Cet enfant, Richard, c’était toi !

(Mawbray regarde Richard avec tendresse.)
RICHARD.

La voiture qui amena ma mère avait-elle des armoiries ?

LE DOCTEUR, réfléchissant.

En effet, c’eût été un moyen de reconnaissance ; mais, non, je me rappelle qu’elle n’en avait pas.

RICHARD.

Encore une espérance trompée !… Continuez, je vous prie, mon père.

LE DOCTEUR.

À peine ta mère t’avait-elle mis au jour, pauvre enfant, que l’on frappa une seconde fois à la porte : c’étaient des gens de justice qui obéissaient à un homme accompagné du constable ; il me montra un ordre de remettre entre ses mains la jeune dame qui était dans ma maison ; je refusai, il la réclama comme père, et à sa voix, ta mère faible et tremblante vint tombera ses pieds ; l’étranger donna l’ordre qu’on la portât dans sa voiture.

MAWBRAY, à part.

Pauvre Caroline !

RICHARD.

Et mon père, que faisait-il ?

LE DOCTEUR.

Il voulut la défendre, il s’approcha de l’inconnu dans ce but, car il paraissait aimer ardemment ta mère.

MAWBRAY, accablé et à part.

Oh ! oui, ardemment…

LE DOCTEUR.

L’étranger l’arrêta d’un mot que nous ne pûmes entendre : il chancela et tomba anéanti sur ce fauteuil.

(En se retournant, le docteur et Richard aperçoivent Mawbray qui, ne pouvant résister à son émotion, est tombé sur le fauteuil que le docteur indique.)
ANNA.

Qu’avez-vous, Mawbray ?


LE DOCTEUR.

Il se trouve mal.

ANNA.

Jenny, Jenny, mon flacon de sels !

LE DOCTEUR.

Mawbray, Mawbray, mon ami !

JENNY.

Qu’y a-t-il donc, ma mère ? oh, mon Dieu ! je suis toute tremblante !

LE DOCTEUR.

Notre ami qui vient de s’évanouir ; mais ce ne sera rien.

MAWBRAY.

Non, mes amis, non, un éblouissement passager…

JENNY.

Oh ! maman, quand je t’ai entendue appeler ainsi, j’ai eu grand’peur ; c’est bien mal, monsieur Mawbray, d’effrayer ainsi ses amis.

MAWBRAY.

Je suis tout honteux du trouble que je vous cause ; je vous ai interrompu ; continuez, mon ami, je suis mieux, tout à fait mieux.

LE DOCTEUR.

Je n’avais plus rien de bien intéressant à dire.

RICHARD.

N’importe, mon père, continuez.

LE DOCTEUR.

J’achève donc. Depuis la scène dont je viens de te parler, je n’ai jamais revu ni ton père ni la mère ; seulement, à des intervalles réglés, je recevais par la poste des sommes plus que suffisantes à ton entretien. Il y a dix ans à peu près, peu de temps avant l’arrivée de Mawbray dans cette ville, je reçus 5000 livres sterling avec l’avertissement que cet argent serait le dernier qu’on me ferait parvenir. Depuis ce temps, toutes mes recherches ont été inutiles, et j’ai pensé que l’adoption que nous avions faite de toi était à jamais ratifiée par tes parents.

MAWBRAY, serrant la main du docteur.

Noble et généreux ami !

RICHARD.

Eh bien ! vous étonnez-vous encore, mon père, que je veuille vous appartenir par un nouveau lien ?

LE DOCTEUR.

Non, mais Jenny s’y refuse.

JENNY, dans les bras de sa mère.

Oh ! maman, je n’ai pas dit cela.

LE DOCTEUR.

Ainsi donc, si je dis à Richard : sois l’époux de ma fille, tu ne viendras pas me démentir ?

RICHARD.

Vous ai-je jamais désobéi, mon père ?

LE DOCTEUR.

Eh bien ! comme il ne manquait plus que ton consentement…

RICHARD.

Vous entendez, Jenny, votre consentement !

JENNY.

Richard, mon ami, vous savez bien que je n’ai plus besoin de le donner.

LE DOCTEUR, avec une voix douce, mais solennelle.

Richard, en présence de notre meilleur ami, seul témoin de cet engagement sacré, ma femme et moi te donnons ce que nous avons de plus cher au monde, notre enfant ; prends sur elle les droits d’un époux, nous t’abandonnons ceux que nous tenons de la nature : son bonheur a été notre pensée de tous les instants, notre prière de tous les soirs ; tu nous remplaces maintenant, mon ami ; regarde ces larmes dans les yeux de ta mère adoptive, écoute ma voix qui tremble ! Oh ! je t’en supplie, Richard, rends Jenny heureuse, et tu seras quitte envers nous !

MAWBRAY, saisissant le bras de Richard.

Richard, cette prière d’un père est entendue au ciel !

RICHARD, montrant son cœur.

Et là, monsieur.

ANNA.

Jenny, sois bonne épouse.

JENNY.

Je vous imiterai, ma mère.

RICHARD.

Jenny ! tous les jours de ma vie sont à toi ! Meurent mes projets d’ambition ! ai-je quelque chose à désirer, puisque tu m’appartiens ?

LE DOCTEUR.

Voilà bien les jeunes gens, extrêmes en tout. Eh bien ! non, monsieur, vous ne renoncerez pas à vos projets, quand leur réussite est plus que probable. Vos succès ne sont plus à vous seul maintenant : la moitié appartient à Jenny, elle a le droit de la réclamer.

RICHARD.

Vous le voulez, mon père ! mais déjà me séparer d’elle ! Jenny…

JENNY.

Mon Richard !

LE DOCTEUR.

Allons, va devant, nous te rejoignons.

RICHARD.

Tu le veux donc, Jenny ? — (À part.) Cinq heures ! il était temps. — (Haut) Adieu donc ; Stanson a ses couleurs, il me faut les miennes. — (Détachant la ceinture de Jenny.) Les voici.

TOUS.

Bonne chance !

RICHARD.

Oh ! tout doit me réussir, je suis dans un jour de bonheur !

(Il sort par la porte du fond ; la famille se retire par la porte latérale.)


Séparateur


DEUXIÈME TABLEAU.
Le théâtre représente la place publique de la ville de Darlington ; au fond, la taverne des Armes du roi ; au premier une salle praticable, avec balcon. À gauche du spectateur, la taverne de Marlborough, ayant aussi un balcon saillant ; à droite, les hustings ou gradins adossés aux maisons. En avant des gradins, des tables protégées par des barrières à claire-voie de quatre pieds de haut. La plupart des fenêtres sont garnies de drapeaux, les uns bleus, les autres jaunes.


Scène X.

TOMPSON, RICHARD, habitants, électeurs, peuple, une marchande de rubans bleus, une marchande de rubans jaunes.
(Au moment du changement du décor, la place est déjà couverte d’un assez grand nombre d’habitants portant au chapeau et à la boutonnière des rubans aux couleurs de leur candidat ; ils forment des groupes animés. Dans la salle de la taverne des Armes du roi, on aperçoit Tompson assis à une table, entouré de bourgeois, partisans de Richard. Les uns écrivent, les autres plient des papiers, Tompson remet un paquet de placards à un afficheur qui sort et les pose sur différents points de la place : on y distingue en grosses lettres le nom de Richard. Un afficheur sorti de la taverne de Marlborough en placarde d’autres ou paraîit le nom de Stanson : des curieux se groupent autour des affiches.
UN FERMIER, qui entre, à un électeur bleu qui fait partie d’un groupe.

Pouvez-vous m’enseigner, monsieur, le comité de M. Richard ?

L’ÉLECTEUR.

C’est ici, à la taverne des Armes du roi ; avez-vous des nouvelles ?

LE FERMIER.

Aucunes ; j’arrive, je viens souscrire pour cinquante livres sterling aux frais de l’élection.

L’ÉLECTEUR, aux autres de sa couleur.

Bravo, mes amis, c’est un des nôtres ! Et vous n’avez pas de ruban bleu ? je veux vous en donner un, moi. — (À une marchande de rubans.) Eh ! la marchande, deux aunes de ruban bleu.

LA MARCHANDE.

Allez ailleurs, radical, je n’en vends que de jaunes.

UNE AUTRE MARCHANDE.

Et moi j’en donne des bleus pour rien à ceux qui souscrivent à l’élection de monsieur Richard.

LES ÉLECTEURS BLEUS.

Vive la marchande !

(Ils mettent des rubans au chapeau et à la boutonnière du fermier et le conduisent à la taverne des Armes du roi. — Des groupes d’électeurs bleus se portent à l’entrée d’une rue aboutissant à la place en criant Voilà monsieur Richard ! voilà monsieur Richard ! — Richard entre accompagné de trois commissaires portant ses couleurs ; l’un d’eux tient un registre. Au mouvement qui se fait sur la place, Tompson s’avance sur le balcon.)
TOMPSON.

Eh bien, monsieur Richard, vos visites ?

RICHARD.

La majorité est à moi.

ÉLECTEURS BLEUS.

Vivat !

TOMPSON.

Et monsieur Stanson ?

RICHARD.

Je viens de l’apercevoir terminant sa tournée dans York-Street ; moi, je n’ai plus à voir que les électeurs qui demeurent sur cette place.

TOMPSON.

Le comité n’a pas perdu son temps ; tout est prêt, et nous venons de répondre au dernier pamphlet de monsieur Stanson.

RICHARD.

Très-bien.

TOMPSON.

Allons, finissez vos visites, et bon succès !

RICHARD.

Dans un quart d’heure je vous rejoins.

(Tompson rentre dans la salle ; Richard avec les commissaires se dirige vers une boutique à gauche, portant pour enseigne : Blacford, cordonnier.
Un commissaire frappe à la porte.)


Scène XI.

Les précédents, excepté TOMPSON ; BLACFORD, sortant de sa boutique.
BLACFORD, ouvrant.

Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?

LE COMMISSAIRE.

Monsieur Blacford ?

BLACFORD.

C’est moi, monsieur.

RICHARD, s’approchant.

Monsieur Blacford, je me présente à vous comme candidat du commerce et de l’industrie. — (Mistress et miss Blacford viennent à la porte de la boutique écouter ce qui se dit.) Ce n’est plus un étranger, imposé par une famille arrogante, c’est un des vôtres qui vient solliciter vos suffrages. Puis-je compter sur votre voix ?

BLACFORD, qui l’a écouté avec attention.

Vous l’aurez.

RICHARD, au commissaire portant le registre.

Inscrivez monsieur Blacford. — (À Blacford.) Je vous remercie. — (Il lui serre la main.) Mistress Blacford permettra… — (Il l’embrasse.) Miss est déjà trop bonne Anglaise pour ne pas permettre…

(Il l’embrasse aussi, et, en s’éloignant, serre de nouveau la main à Blacford qui entre avec sa famille. Le commissaire frappe a la porte de la taverne de Marlborough.)
LE COMMISSAIRE.

Monsieur Outram.


Scène XII.

Les précédents, hors BLACFORD ; OUTRAM, sortant de la taverne.
OUTRAM.

Me voici, monsieur.

RICHARD.

Monsieur Outram, appelé par un grand nombre de mes concitoyens à l’honneur de la candidature, j’attache trop d’importance au suffrage d’un ami de la vieille Angleterre pour ne pas m’empresser de venir vous demander votre voix.

OUTRAM.

Monsieur Richard, je vous verrais avec plaisir l’élu de Darlington ; mais j’ai des engagements ; ma taverne est celle du comité de sir Stanson.

RICHARD.

Monsieur Outram, je vous remercie.

(Le commissaire va frapper à la maison voisine, et le même jeu de scène continue jusqu’à l’arrivée du haut-bailli. Au moment où monsieur Outram va rentrer, un électeur de Stanson le rappelle.)
L’ÉLECTEUR.

Monsieur Outram !

OUTRAM.

Qu’y a-t-il ?

L’ÉLECTEUR.

Savez-vous si le comité a encore des bons pour boire et manger ?

OUTRAM.

J’ai distribué à des douteux tous les bons de dîners et de déjeuners, mais il m’en reste encore pour des pots de bière. Êtes-vous seul ?

L’ÉLECTEUR.

Oui.

OUTRAM.

Voilà des bons pour quatre personnes.

L’ÉLECTEUR.

Je vais consommer.

(Tous les électeurs portant des rubans jaunes se dirigent vers l’entrée d’une des rues qui aboutissent à la place, en criant : Monsieur Stanson ! voici monsieur Stanson ! Stanson entre en scène avec ses commissaires : l’un d’eux porte aussi son registre d’inscription.)


Scène XIII.

Les précédents ; STANSON.
OUTRAM.

Sir Stanson, soyez le bien venu. Et vos visites ?

STANSON.

La majorité est à moi. — (Vivat !) Ces messieurs du comité sont-ils encore là ?

OUTRAM.

Ils ont passé toute la nuit à rédiger des brochures et des affiches.

STANSON.

Je vais les remercier. — (Aux électeurs qui l’entourent.) À tout à l’heure, mes amis ; le haut-bailli s’approche, et le moment décisif n’est pas loin.

(Stanson entre avec ses commissaires dans la taverne de Marlborough. Une musique des rues annonce l’arrivée des troupes d’électeurs bleus et jaunes avec des bannières portant pour inscriptions : Richard pour toujours ! Richard et réforme. Stanson et Derby, Stanson et la Constitution. Les uns ont leur chapeau entouré d’une affiche où se lit le nom de leur candidat ; d’autres portent des placards semblables au bout de longues perches. Le haut-bailli entre à son tour en costume d’ancien magistrat. Les hustings se garnissent de spectateurs parmi lesquels on voit le docteur, Mawbray, Anna et Jenny Grey. Les fenêtres des maisons sont occupées par des femmes, des enfants : on ferme les boutiques.)


Scène XIV.

Les précédents ; LE DOCTEUR, MAWBRAY, MISTRESS GREY, JENNY.
(Richard et Stanson paraissent sur le balcon de leur taverne.)
RICHARD, apercevant le docteur et sa famille.

Mes amis, je suis à vous.

LE DOCTEUR, MAWBRAY, JENNY.

Bonjour, bonjour.

(Ils agitent leurs mouchoirs.)
STANSON, de son balcon.

Mes amis, un renfort vous arrive de l’extrémité du comté ; j’ai fait remonter la rivière par un bâtiment dont le patron m’est dévoué, il vous apporte un supplément de cinquante voix.

RICHARD.

Mon père ! ma bonne mère ! Jenny !

LE DOCTEUR.

Eh bien !

RICHARD.

Tout va pour le mieux. Jenny, vous serez la femme d’un député.

JENNY.

Pourvu que mon mari s’appelle Richard Darlington, c’est tout ce que je désire.

RICHARD.

Et vous, mon père, qu’avez-vous fait pour moi ?

LE DOCTEUR.

Je suis passé chez le notaire, et…

RICHARD.

Mais pour mon élection ?

LE DOCTEUR.

J’ai vu nos amis, ils m’ont promis dix voix.

JENNY, avec joie à Richard.

Richard, le contrat est déjà préparé.

RICHARD, avec distraction.

Très-bien ! — (Au docteur.) Mon père, vous annoncerez publiquement mon mariage, n’est-ce pas, si vous voyez que cela devienne nécessaire à mon élection ?

LE DOCTEUR.

Sois tranquille…

RICHARD, s’approchant de Jenny et la présentant à des électeurs.

Saluez ces messieurs, Jenny ; je viens de leur annoncer que demain vous serez ma femme. (Jenny salue ; Richard reçoit les félicitations de ses amis.)

TOMPSON.

Maître !

RICHARD, se retournant.

Qu’y a-t-il ?

TOMPSON.

Un sloop arrive chargé d’électeurs jaunes, criant : vive Stanson !

RICHARD.

Malheur ! que faire ?… Prends deux cents livres sterling, monte dans une barque, gagne le bâtiment ; deux cents livres pour le patron, pour les descendre jusqu’à la mer, au lieu de les débarquer ici.

TOMPSON.

J’y cours.

(Il disparaît.)
RICHARD.

Pardon, mes amis, si je vous quitte ; mais, vous voyez, il faut faire face à tout.

TOUS.

Adieu, adieu, bonne chance !

(Richard et Stanson avec leurs amis paraissent sur le balcon de leur taverne.)
LE HAUT-BAILLI, après avoir réclamé le silence.

Habitants de Darlington, deux candidats se présentent pour être élus à la chambre des Communes, monsieur Richard et monsieur Stanson ; qu’on les écoute en silence.

(Le haut-bailli s’assied : Richard indique par ses gestes qu’il veut prendre la parole : toute la foule se tourne de son côté. — La musique cesse.)
RICHARD.

Nobles citoyens de la vieille Angleterre ! — (Vivat, houras, huées, voix qui réclament le silence.) C’est un spectacle étrange pour vous qu’un homme nouveau qui vient disputer la place à monsieur Stanson, en possession depuis trente-cinq ans d’un siége à la chambre des Communes. Oui, depuis que les Derby, en parcourant notre comté, peuvent dire : ces forêts, ces rivières, ces bourgs, ces vallées sont à nous, ils ont pu dire aussi, et ils disent : il faut que les représentants de ce pays soient à nous.

VOIX DIVERSES.

Non… non… Oui… oui…

RICHARD.

Vous le niez en vain, le comté a sept places au parlement ; les Derby y envoient sept âmes damnées : c’est l’enfer représenté par les sept péchés capitaux. — (Huées, applaudissements.) Leur règne est fini ; un simple avocat, moi, votre homme, votre ouvrage, j’ose me mesurer avec eux, parce que vous avez compris vos droits, parce que vous vous êtes dit : à nous tous nous sommes plus riches qu’eux ; puisque la liberté s’achète avec des guinées, donnons des guinées. — (Bravos presque universels.) Avec nos modestes souscriptions, nous nous rirons des cent mille livres sterling des Derby. Hommes oranges, vous voulez de l’or ? allez aux Derby ; c’est leur couleur ; citoyens bleus, vous voulez vos droits ? mettez-moi l’arme à la main par vos suffrages, et je vous donne ma vie pour les défendre. — (Sifflets, houras.) Sir Stanson, vous vous croyiez déjà assis à l’aise dans le fauteuil où le représentant élu est porté en triomphe ; mais avant de vous laisser retomber dans votre sommeil septennal, je viens vous secouer un peu ; laissez là votre modestie ; dites-nous ce que vous avez fait pour nous, célébrez vos combats ; montrez-nous votre corps amaigri par les veilles ! — (Rire général.) Allons, que Darlington soit plus heureux que Westminster ; qu’il entende votre voix, et pour acheter le privilège d’aller vous taire sept ans dans la chambre, enrouez-vous une fois en plein air. — (Rires, mouvement de mécontentement des jaunes.) Concitoyens, monsieur Stanson a pour lui le passé, moi je n’ai que l’avenir : malgré cette différence, essayez d’un député qui, corps et âme, est à vous, qui défendra pied à pied vos droits et votre argent ; qui, après chaque session, viendra vous dire : voilà ce que j’ai fait, êtes-vous contents ?

(aussitôt qu’il a cessé de parler, tous les électeurs se retournent vers le balcon où est M. Stanson.)
STANSON.

Habitants de Darlington, pour condamner l’audace de la tentative qu’on fait aujourd’hui, — (Sifflets, applaudissements : Stanson répète sa phrase.) je ne veux pas invoquer d’autre fait que ce qui se passe sur cette place.

VOIX CONFUSES.

Qu’y a-t-il de si terrible ?… Pourquoi donc ?… Taisez-vous !… silence !

STANSON.

Comparez ce tumulte, ces préparatifs de guerre au calme des dernières élections.

(Rires bruyants.)
PLUSIEURS VOIX.

Silence donc… On a laissé parler monsieur Richard.

STANSON.

Permettrez-vous que le premier audacieux venu ose troubler ainsi la paix du comté ?

(Cris, huées.)
TOMPSON, rentrant, à Richard.

Anglais, silence !… le bruit fait mal à la tête de monsieur Stanson.

(Rires.)
STANSON.

Depuis quand ose-t-on parler avec cette irrévérence de la noble famille des Derby, le plus beau, le plus ancien diamant de la couronne d’Angleterre ?

VOIX.

Bravo ! bravo !

D’AUTRES VOIX.

Qu’est-ce que cela nous fait ?

STANSON.

Depuis trois cents ans les Derby sont les maîtres…

(Explosion à la tête de laquelle on remarque Tompson. Pas de maîtres ! Nous ne voulons pas de maîtres ! Huées, sifflets. M. Stanson, malgré ses amis qui le pressent, fait signe qu’il renonce à la parole ; mais, pendant le tumulte, les bleus se sont précipités vers les placards portant le nom de M. Stanson qui sont arrachés, foulés aux pieds et dont les débris sont lancés contre l’orateur.)
LE HAUT-BAILLI, réclamant le silence.

Vous avez entendu les candidats ; que ceux qui sont d’avis de nommer monsieur Richard lèvent la main. — (Un grand nombre de mains se lèvent.) Que ceux qui sont d’avis de nommer monsieur Stanson lèvent la main. — (Huées, cris. Un moindre nombre de mains se lèvent.) Mon avis est que M. Richard est nommé représentant de la ville de Darlington.

(Applaudissements prolongés.)
UN DES COMMISSAIRES DE MONSIEUR STANSON, du haut du balcon.

Nous demandons le scrutin du poll !

LE HAUT-BAILLI.

Monsieur Stanson demande le scrutin. Les candidats ont-ils nommé les officiers du poll ?

RICHARD, STANSON ET LEURS AMIS.

Oui, oui ; ils sont prêts.

PLUSIEURS PERSONNES, près des tables.

Nous voici.

LE HAUT-BAILLI, aux officiers du poll.

Messieurs, vous pouvez ouvrir le scrutin : quand un quart d’heure se sera passé sans qu’un électeur se soit présenté pour voter, le scrutin sera fermé ; que ceux qui veulent contrôler les droits des électeurs s’approchent des barrières.

(Mouvement général. Richard, Stanson et leurs amis descendent sur la place ; les balcons qu’ils occupaient sont aussitôt remplis par les curieux. On voit Tompson au milieu des partisans des deux candidats se diriger vers les tables du scrutin et s’établir sur un des gradins qui les dominent ; d’autres électeurs se cramponnent aux barrières pour surveiller les votes. Pendant ce temps, toute la foule est en mouvement ; on s’arrache les bannières au milieu d’une lutte presque générale à coups de poings.
Lorsque le calme est un peu rétabli, on voit après bien des efforts, quatre électeurs pénétrer dans l’intérieur des barrières ; parmi eux est le docteur Grey. Chacun d’eux jure, en baisant la Bible, qu’il ne s’est pas laissé corrompre ; ils donnent leur nom, leur demeure et leur vote qui sont inscrits par un des officiers ; d’autres électeurs les remplacent. Ceux qui sont montés sur les balustrades comptent les suffrages et de temps en temps en font connaître à haute voix le résultat.)
TOMPSON, à un électeur qui se présente.

Vous n’êtes pas électeur ; vous êtes domestique chez lord Derby.

LE DOMESTIQUE.

C’est vrai ; mais je suis propriétaire d’un bien qui donne quarante schellings.

TOMPSON.

Où est votre ferme ?

LE DOMESTIQUE.

À dix lieues d’ici à peu près, sur la route de Londres, je crois.

TOMPSON.

Comment, vous croyez ? vous n’y avez donc jamais été ?

LE DOMESTIQUE.

Non, je la loue.

TOMPSON.

À qui la louez-vous ?

LE DOMESTIQUE.

Je ne sais pas.

TOMPSON.

Qui donc vous paye votre rente ?

LE DOMESTIQUE.

L’intendant de lord Derby.

TOMPSON.

Messieurs, je vous signale la fraude !

ÉLECTEURS JAUNES.

Il est en règle ! il doit voter !

TOMPSON ET PARTISANS DE RICHARD.

C’est indigne ! c’est affreux !

(Une voiture chargée d’affiches amène des électeurs bleus qui sont accueillis par les leurs avec des applaudissements et par les jaunes avec des huées. Pendant tout ce temps le poll a continué. Tompson avec ses amis exhorte ceux qui paraissent hésiter et applaudit ceux qui votent pour Richard. Les partisans de Stanson en font autant de leur côté. Une seconde voiture, couverte de placards comme la première, apporte un renfort aux partisans de Stanson qui les reçoivent avec des houras au milieu des huées de leurs adversaires.)
TOMPSON, s’élançant des gradins sur la barrière, et montant sur un tonneau.

Cela ne peut continuer ainsi, monsieur le bailli !

(Mouvement général de curiosité.)
QUELQUES VOIX.

Qu’y a-t-il ?

(Le haut-bailli paraît sur les hustings.)
TOMPSON.

Monsieur le bailli, espérant que tout se passerait avec bonne foi et loyauté, noms n’avions pas voulu établir de distinction entre les protestants et les catholiques ; mais nous ne savons quelles promesses monsieur Stanson a faites aux papistes, voilà le septième qui se présente pour lui donner son suffrage. Nous demandons que le serment de suprématie soit exigé.

VOIX NOMBREUSES.

Il est trop tard ! il fallait demander le serment avant le scrutin ! vous n’en avez plus le droit.

D’AUTRES VOIX.

Pas de papistes ! à bas le papiste Stanson ! vive notre religion protestante !

(Pendant ce temps, Tompson a parlé vivement au bailli qui réclame le silence.)
LE HAUT-BAILLI.

La loi ne disant pas à quel instant le serment de suprématie doit être exigé, nous accorderons sa demande à sir Richard. En conséquence chaque électeur, avant de voter, déclarera par serment qu’il ne reconnaît au pape aucun pouvoir ni spirituel ni temporel, et que la doctrine de la transsubstantiation est une doctrine damnable.

(Cette déclaration est suivie d’un violent tumulte et de cris sur divers points. Tompson cherche Richard au milieu de la foule et le rencontre.)
TOMPSON, avec vivacité.

Prolongez le désordre, il y va de l’élection !

(Richard disparaît quelques instants au milieu des groupes : puis on l’entend crier.)
RICHARD.

Je veux parler ! je veux parler ! — (Plusieurs de ses amis lui indiquent la voiture ; avec leur aide, il monte sur l’impériale et de là harangue la foule.) Braves amis, s’il s’agissait de mon intérêt particulier, je vous aurais déjà dit : cédez à l’injustice et à la violence ! mais pour vous je suis prêt à tout souffrir ; il s’agit de ne plus payer le plus épouvantable des budgets. Avez-vous jamais calculé ce budget ? savez-vous qu’en monnaie de cuivre il ferait vingt-huit fois le tour de la terre ?

VOIX DIVERSES.

Ah ! bon Dieu ! c’est horrible ! est-il possible ?

RICHARD.

Mais ne parlons que de notre province. Si ce que nous payons était compté en ligne droite sur une grande route, savez-vous combien de temps il vous faudrait pour la parcourir ?

VOIX.

Non, non, voyons ! dites !

RICHARD.

Vous êtes bons marcheurs dans le Northumberland ?

VOIX.

Oui, oui !

RICHARD.

Mais en recommençant tous les matins vous ne feriez pas plus de trente-six milles par jour.

VOIX.

Non ! C’est cela ! c’est vrai !

RICHARD.

Eh bien ! pour le voyage de notre budget particulier, il faudrait à un piéton six cent quatre-vingt-douze jours : un an, dix mois, vingt-sept jours.

VOIX.

C’est inconcevable ! quel calcul ! c’est une bonne tête !

RICHARD.

Qu’est-ce que je veux, moi, qui paye comme vous ?

VOIX.

Ah ! oui, vous payez beaucoup !

RICHARD.

Diminuer de quelques milles la longueur de cet interminable ruban. — (Tirant une pierre de sa poche.) Voici comme on m’en récompense ! une pierre a été lancée contre moi, moi que vous avez applaudi, moi que vos mains ont proclamé votre élu. Pour repousser leur adversaire, ils veulent l’assassiner !

(Cette plainte de Richard excite un tumulte bien plus violent que tout ce qui a précédé ; les cris, les menaces volent d’un parti à l’autre. On apostrophe M. Stanson de la manière la plus vive : lâche ! brigand ! scélérat ! Ses partisans le protègent.)
STANSON, à ses partisans.

Apportez une table.

(Défendu par eux, il monte sur la table où l’on reçoit les suffrages et réclame un silence qu’on ne lui accorde qu’avec peine.)
TOMPSON, regardant sa montre.

Dix minutes !

(Il s’approche du haut-bailli et lui montre l’heure.)
STANSON, avec véhémence.

C’en est trop ! la voix qui me manque, dit-on, la colère me la donnera. On vous trompe, Anglais, on n’en veut pas à la vie d’un misérable qui vous rend ses dupes : votre bien-être, votre repos, peu lui importe ! mais à lui des honneurs, des richesses ! Il défendra vos fortunes ! lui ! il ment, le bâtard ! sait-il ce que c’est qu’une fortune ? a-t-il un patrimoine ? a-t-il une famille ? non, il ment encore quand il dit qu’il est fils du docteur : j’adjure monsieur Grey…

(Explosion : Oui ! oui ! non ! non ! Richard, Tompson, le docteur, veulent parler ; longtemps le bruit les en empêche ; enfin le docteur, d’une voix forte, s’écrie.)
LE DOCTEUR.

Non, il n’est pas mon fils.

VOIX.

Ah ! ah !

LE DOCTEUR.

Mais il est mon gendre.

D’AUTRES VOIX.

Ah ! ah ! bravo !

STANSON.

En l’adoptant, monsieur Grey lui a-t-il donné ses vertus ? plusieurs de vous le connaissent déjà. Les péchés capitaux, a-t-il dit, il n’en a qu’un, lui, mais le père de tous les autres, l’orgueil ; par orgueil il criera pour vous, par orgueil il vous trahira ; par orgueil… par orgueil…

(Tompson s’est approché de nouveau du bailli en lui montrant l’heure et le scrutin interrompu.)
LE HAUT-BAILLI, interrompant monsieur Stanson.

Le scrutin est fermé.

VOIX CONFUSES.

Comment cela ! on ne le savait pas ? c’était une surprise !

STANSON.

Un moment, j’attends quarante électeurs qui viennent du fond du Northumberland, sur un sloop que j’ai frété.

TOMPSON.

Sir Stanson, si votre brick a bon vent, vos électeurs sont maintenant en pleine mer.

UN HOMME JAUNE, accourant.

Sir Stanson, le sloop a passé sans débarquer ; malgré les cris des électeurs, il a doublé de voiles, et bientôt on ne le verra plus !

STANSON.

Mais c’est une forêt, un coupe-gorge, une trahison !

LE HAUT-BAILLI.

Depuis un quart d’heure et plus, aucun électeur ne s’est présenté pour donner son vote. — (Réclamations : On écoutait !) Je vais faire connaître le résultat du scrutin.

(Profond silence. Les officiers du poll apportent au bailli leur registre.)

Le résultat du poll est : pour monsieur Richard, 142 voix, pour monsieur Stanson, 137 voix. En conséquence, monsieur Richard est proclamé représentant de la ville de Darlington.

(Explosion d’Applaudissements et de huées ; mais bientôt les électeurs jaunes sont chassés par les bleus ; M. Stanson se retire dans la taverne de Marlborough ; Richard remercie ses amis, donne la main à ceux qui l’entourent et va embrasser sa famille adoptive.)
VOIX NOMBREUSES.

Le triomphe du fauteuil ! le triomphe du fauteuil !

(On apporte un large fauteuil sur une espèce de pavois,
et l’on invite Richard à y monter.)
TOMPSON, lui présentant la main.

Sir membre du parlement…

RICHARD.

Merci, mon secrétaire.

TOMPSON.

Montez à votre siège de la chambre des Communes !


RICHARD., montant.

C’est le marchepied de celle des Lords.

(Tandis qu’on porte Richard autour de la place, la musique joue de toutes parts, on agite les bannières sur la place, aux fenêtres ; on jette en l’air les chapeaux garnis de rubans ; les dames font voltiger leurs mouchoirs, et au milieu des houras et des vivats, Richard adresse ses remerciements à la foule qui le salue.)
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