Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Texte entier
Perrin et Cie, libraires-éditeurs, 1900 (2e éd.).
AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR
POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE
Dans la préface de mon étude sur le Drame wagnérien, (publiée en 1894, à la librairie Chailley), j’annonçais la prochaine publication d’un ouvrage d’ensemble sur la vie et les œuvres de Richard Wagner. Cet ouvrage a, depuis, paru en langue allemande (1896, à la librairie Bruckmann) et en langue anglaise (1897, à la librairie Dent.) Grâce au concours dévoué de M. Alfred Dufour, de Genève, je puis en faire paraître aujourd’hui une traduction française, abrégée en beaucoup d’endroits, modifiée en quelques autres, mais, pour le fond, entièrement conforme à l’ouvrage original.
Je n’ai point cherché, dans ce livre, à faire œuvre de critique. Tout mon effort a été de m’assimiler, autant que possible, la pensée de Wagner. Sans abdiquer ma propre personnalité, je l’ai rigoureusement laissée dans l’ombre, pour essayer de considérer hommes et choses par les yeux même du grand artiste dont je voulais reconstituer la figure vivante. Puis, après m’être assimilé cette pensée aussi complètement que je l’ai pu, j’ai tenté, non pas de la refléter d’une façon mécanique, mais de dégager, de grouper, de comparer ses diverses manifestations, de manière à en offrir au lecteur une vue d’ensemble claire et instructive.
C’était là, je crois, une entreprise utile. Wagner, en effet, a eu une destinée si mouvementée que par moments on a peine à suivre le fil des événements de sa vie, même quand on n’a en vue qu’une étude purement biographique. Mais bien plus difficile encore est, pour un lecteur non préparé, de mettre au clair les idées fondamentales qui dominent dans ses œuvres, et particulièrement dans ses écrits théoriques. C’est que la pensée de cet infatigable créateur n’est pas seulement ardente et touffue : elle se plaît à un incessant contrepoint d’antinomies, de thèses qui, au premier abord, nous font souvent l’impression de se contredire. Nietzsche, un bon juge en pareille matière, a déclaré que la prose de Wagner était admirable. Et vraiment elle l’est, pour peu qu’on se soit accoutumé à la pratiquer ; mais elle est, en même temps, d’une pratique difficile, surtout en raison de cet incessant enchevêtrement des idées. Impossible de classer et d’analyser ces documents, si dépassant leur portée immédiate, on ne parvient pas à saisir, derrière eux, la personnalité de l’auteur.
Et c’est ce que j’ai tenté de faire. Dans chacune des diverses parties du livre, j’ai cherché à mettre en relief tous les traits pouvant servir à mieux faire connaître l’homme qu’était Wagner, à mieux éclairer ses intentions et la marche de sa pensée. Un portrait de Richard Wagner : mon livre n’a pas la prétention d’être rien de plus.
Puisse-t-il, du moins, intéresser à ce point de vue le public français, et retrouver auprès de lui l’accueil qu’il a reçu en Allemagne et en Angleterre !
- H. S. C.
- Vienne (Autriche), 8 juillet 1899.
AVANT-PROPOS
J’ai peu de choses à dire sur la disposition du livre que je présente au lecteur : le plan en est si simple qu’un coup d’œil jeté sur la table des matières suffira à le faire connaître, sans qu’on ait besoin d’aucun commentaire.
Dans la première partie, toute historique, je me suis efforcé de ne citer que les faits importants, significatifs, ceux qui peuvent aider à la compréhension de la personne et de l’âme de Richard Wagner. Je me suis étendu davantage dans la seconde partie, qui traite des écrits et de la doctrine : c’est en effet la première fois que la pensée de Wagner est exposée d’une façon systématique ; et je n’ai point cru possible de l’exposer avec clarté sans entrer, à son sujet, dans certains développements. Tout au contraire dans la troisième partie, consacrée aux Œuvres d’Art, je m’en suis tenu à des indications d’un ordre très général, et faites plutôt pour éclairer l’âme de Wagner, pour mettre en relief l’évolution de ses sentiments et de ses pensées, pour compléter et approfondir, en quelque sorte, sa biographie, que pour guider le lecteur dans l’étude d’œuvre qui, en vérité, parlent assez nettement et assez éloquemment par elles-mêmes.
Enfin une quatrième partie m’a paru nécessaire pour montrer comment ces trois modes de l’activité de Wagner : la lutte pour la vie, la pensée, et la production artistique, considérés séparément, pour la commodité de l’analyse, se sont rejoints et confondus en un tout harmonieux, dont les Festspiele de Bayreuth resteront, à jamais, le vivant symbole.
En ce qui concerne les sources où j’ai puisé mon information, le lecteur remarquera que, toutes les fois que cela m’a été possible, j’ai laissé la parole à Wagner lui-même. On a souvent affirmé, je le sais, que le dire de Wagner était sujet à caution, surtout pour ce qui touchait l’histoire de sa vie : mais c’est là une imputation absolument gratuite. Et on n’a aucun droit d’alléguer, à ce propos, comme on le fait volontiers, l’exemple des inactitudes commises par Gœthe dans son livre autobiographique Vérité et Poésie : Gœthe, en effet, avait soixante ans quand il mit la main à son autobiographie, et il y relatait des événements dont le séparait un demi siècle, tandis que Wagner n’avait que trente ans quand il écrivit sa première Esquisse autobiographique, et, depuis lors, on trouve dans ses nombreux écrits la mention fréquente d’événements encore récents au moment où il y faisait allusion. Par exemple, si l’on veut des renseignements de première main sur sa participation aux troubles de Dresde, survenus en 1849, on les trouvera dans sa Communication à mes amis, terminée en août 1851 et publiée à la fin de la même année. Bien plus, si même l’indomptable amour de la vérité dont Wagner fit toujours preuve ne suffisait pas à nous garantir l’exactitude de sa relation, nous en trouverions la confirmation indiscutable dans un grand nombre de ses lettres écrites de 1847 à 1850. Personne ne saurait douter de la ténacité extraordinaire de sa mémoire et ce serait une véritable folie de suspecter la sincérité d’un homme dont la vie entière ne présente pas même une ombre, je ne dis pas de calcul intéréssé, mais de la prudence mondaine la plus élémentaire.
Je crois inutile de prolonger la discussion sur ce point. Sans doute, les natures vulgaires ajouteront toujours plus de foi au témoignage de la petitesse qu’à celui de la grandeur ; mais, pour nous, il est inestimable d’avoir, sur les divers événements de la vie de Wagner, des témoignages sortis de sa bouche même, qui résument ces événements en deux ou trois traits caractéristiques, sans s’arrêter à des détails insignifiants, et qui, joints à sa multiple et fréquente expression de sa pensée, nous permettent de jeter un regard jusqu’au plus profond de sa nature morale. Sa volumineuse autobiographie n’est pas encore publiée, et cependant on a déjà, dans les autres écrits de Wagner, tous les éléments d’un tableau complet et suffisant de sa vie, de sa pensée, et de son œuvre. On peut affirmer que ces écrits, réunis aux lettres et à l’œuvre de cet homme exceptionnel, resteront toujours la plus importante, j’allais dire la seule source à consulter pour arriver à le bien connaître.
Parmi les autres auteurs que j’ai dû consulter, il en est cinq à qui je suis spécialement redevable : Franz Liszt, Frédéric Nietzsche, Charles-Frédéric Glasenapp, Hans de Wolzogen, et Heinrich de Stein.
J’aurai beaucoup à dire de Lizst. Qui veut se renseigner sur Wagner, sur ce qu’il était, n’a qu’à le demander à ce noble cœur. Et en disant cela, je fais allusion moins encore à ses travaux, si beaux, d’une valeur si fondamentale, sur Tannhäuser, sur Lohengrin, etc.. qu’à l’attitude constante et invariable qu’il garda, pendant quarante années, à l’égard de Wagner et de la cause de Wagner. Que ne nous apprennent, par exemple, ces mots de lui sur Wagner : « Ma joie, c’est de sentir avec lui, après lui, c’est de le suivre de ma sympathie ! » Les lettres de Liszt, non seulement celles qu’il écrivit à Wagner lui-même, mais beaucoup d’autres (dont le recueil a paru chez Breitkopf & Härtel), ces lettres sont une des sources les plus précieuses à consulter pour l’étude du sujet qui nous occupe.
Ce qu’on désigne sous le nom de « littérature wagnérienne », d’une étendue déjà formidable, brille plus, il faut l’avouer, par sa masse que par sa valeur. Mais dans cet océan de verbeuse médiocrité, il y a au moins un petit volume qui fait exception et qui restera classique, c’est le Richard Wagner à Bayreuth, de Nietzsche. L’intense concentration de la pensée, la sûreté de discernement avec laquelle est mis en relief tout ce qui est vraiment essentiel, le noble enthousiasme qui le pénètre, la beauté sculpturale du style, font de cet opuscule un chef-d’œuvre, ce que son auteur a jamais écrit de meilleur. Nous ne saurions, certes, nous laisser ébranler, dans la foi que ce livre respire et commande, par les pamphlets absurdes, d’une trivialité révoltante, qu’écrivit plus tard cette même plume contre l’homme qu’elle avait annoncé au monde de si magistrale façon. Nous savons trop bien que J’ombre néfaste de la folie obscurcit de bonne heure le merveilleux cerveau de Frédéric Nietzsche. Et cependant l’image jadis si chère subsistait intacte au fond, tout au fond de ces lamentables ténèbres. Peu de temps avant l’effondrement final, Nietzsche, se trouvant à Lucerne, se fit conduire à Triebschen, où il avait connu Wagner ; assis au bord du lac, il paraissait vaguement et uniquement occupé à tracer des figures dans le sable, quand sa compagne, se penchant vers lui comme pour interroger, sur ses traits, sa pensée vacillante, vit un torrent de larmes s’échapper de ses yeux[1].
Rien ne saurait démontrer plus clairement, ce qu’il se dissimule d’appétences personnelles et d’égotisme derrière la banale exigence d’une prétendue « objectivité » que les divers jugements qu’on a portés sur la Vie de Richard Wagner, par G.-F. Glasenapp. Quant à moi, il me semble que l’essentiel n’est pas tant le point de vue auquel l’auteur se place, dans une biographie détaillée, que de savoir, s’il possède à fond son sujet et s’il est honnête : voilà de la véritable « objectivité, » puisqu’on en réclame à cor et à cris. Et ces deux traits, précisément, caractérisent l’ouvrage de Glasenapp d’une manière toute particulière, on ne saurait trop le dire, ni trop l’en louer. On peut ne pas partager ses vues sur Wagner, mais on sera bien forcé de reconnaître que son livre n’est pas seulement un modèle de véracité et d’exactitude, et la seule biographie complète de Wagner qui ait paru jusqu’ici, mais que c’est encore, sous ces divers rapports, l’une des meilleures biographies que possède la littérature allemande. Tout y trouve sa base de preuves dans l’examen des documents originaux et dans la patiente et sagace critique des témoignages[2].
Heinrich de Stein, n’a, lui, point écrit de livre sur Wagner et sur ses œuvres, si l’on ne tient pas compte de sa collaboration au Dictionnaire wagnérien de Glasenapp ; et c’est cependant, et de beaucoup, le plus éminent de ceux qui, après Nietzsche, ont démontré l’influence de la pensée créatrice du maître dans divers domaines, qui l’ont, pour ainsi dire, revécue. Ce fut en 1887 qu’à l’âge de trente ans, hélas ! mourut cet homme que, s’il eût vécu, on eût compté parmi les grands de son peuple et de son époque. Beaucoup de pages, dues à sa plume, se trouvent dispersées dans les Bayreuther Blätter, en attendant le jour, prochain sans doute, où ces pages seront réunies en volume.
Ces Bayreuther Blätter, revue mensuelle fondée par Wagner, en 1878, à titre d’organe de la société des Amis de Bayreuth, et, dès l’origine, dirigée par M. Hans de Wolzogen, puis continuée par ce dernier, après la mort du maître, ces Blätter, disais-je, sont une mine précieuse pour celui qui veut se familiariser avec l’homme dont elles cherchent à servir pieusement la gloire. Elles font connaître des lettres de lui, des projets que sa main jeta sur le papier, bref, cent documents originaux qui n’avaient pas été publiés dans le recueil de ses œuvres, et contiennent aussi de nombreux articles, sur sa vie, sur sa pensée et sur son activité. Avant tout, elles nous montrent à l’œuvre, de nos jours aussi vivantes que jamais, les idées que Wagner apporta au monde.
PREMIÈRE PARTIE
LA VIE DE WAGNER
Il a fallu à M. Charles-Frédéric Glasenapp, le consciencieux biographe de Richard Wagner, cinq gros volumes pour raconter l’histoire de la vie du maître allemand, sans même en exagérer, le moins du monde, le détail. En effet, peu d’artistes ont eu une existence aussi pleine de vicissitudes ; et, à ce point de vue comme à d’autres, Wagner nous fait penser aux maîtres italiens de la grande époque. Un sang plus chaud que celui des hommes du nord semble avoir couru dans ses veines. De ville en ville, de pays en pays, il a poursuivi la vision qui l’obsédait. Un jour, chef d’orchestre dans quelque troupe de province allemande, le lendemain, près de mourir de faim à Paris ; un jour, fonctionnaire de la cour de Saxe, le jour suivant, proscrit et forcé de fuir à l’étranger ; un jour, trahi par la fortune, au point presque d’appeler à lui la mort des désespérés, tel autre jour, faisant sortir de terre un vrai sanctuaire de l’art, où les rois et les peuples, accourus des pays les plus divers, viennent se désaltérer à la coupe remplie par son génie… Vraiment, la vie de Wagner est elle-même un drame, dont chaque année — chaque scène, pourrait-on dire — présente un intérêt nouveau.
Mais comme, pour atteindre l’objet que je me suis fixé, je ne pouvais, dans ce seul volume, noter tous les détails d’une vie si remplie, j’ai cru bien faire en me bornant à une simple esquisse, à un croquis d’ensemble.
Une esquisse écrite, malheureusement, ne s’adresse pas à l’œil, qui, dans une esquisse peinte, peut d’un seul regard embrasser l’ensemble sous l’enchevêtrement des traits qui y concourent ; une esquisse écrite ne s’adresse qu’à la raison. Or la raison demande des formules, la pensée a besoin de points de repère. Ceux-ci, une fois nettement fixés, déterminent la formule à qui cette pensée pourra toujours revenir, pour se retrouver dans les complications ultérieures et pour leur assigner leur place. Il semble donc légitime de présenter une telle esquisse sous forme schématique ; et c’est ce que je vais tâcher de faire ici pour la vie de Wagner.
Mais ce n’est que par une classification toujours plus ou moins arbitraire que l’on peut dresser semblable tableau et y faire rentrer par tranches, en quelque sorte, le fouillis de fibres entremêlées dont une vie est la somme organique. Il ne faudrait donc pas attacher trop d’importance à un simple expédient de méthode, auquel le récit et les considérations que j’y joindrai enlèveront, je l’espère, ce qu’il pourrait avoir de trop absolu. Il ne s’agit, en réalité, que d’un échafaudage provisoire, qui pourra disparaître, une fois la construction achevée.
Rien de plus facile, au reste, que de trouver une formule générale qui résume la vie de Wagner : il y suffit presque d’une seule date et d’un seul chiffre.
Ce fut en 1813, en cette année mémorable où l’Allemagne, victorieuse à Leipzig, secoua le joug de l’étranger, que naquit Wagner, le plus allemand des artistes allemands. L’ennemi, cependant, en quittant l’Allemagne, laissait derrière lui beaucoup de son influence dans les choses de l’esprit. Contre cette main-morte, qui pesa si longtemps sur l’Allemagne, et tout particulièrement sur son théâtre, personne n’a lutté avec plus d’obstination que Richard Wagner.
On retiendra donc sans peine la date de la naissance de Wagner, 1813, car c’est chose au moins remarquable que celui qui devait faire triompher l’art allemand soit justement né dans l’année où l’Allemagne, en libérant son territoire par les armes, jetait les fondements de sa grandeur à venir.
Mais, le Psalmiste l’a dit : « Les jours de nos années s’élèvent à soixante-dix ans » ; or Wagner a vécu soixante-dix ans.
Donc, une date : 1813, et un chiffre : 70, nous donnent, d’emblée, la place de Wagner dans le temps, si je puis ainsi m’exprimer, et de ces deux données en découle une troisième, tout aussi facile à retenir.
Le hasard veut, en effet, que sa vie soit partagée en deux moitiés symétriques et égales, car ce fut 35 ans après sa naissance, et 35 ans avant sa mort, que se passa l’événement qui peut être considéré comme le point de départ, non seulement d’une phase toute nouvelle de son existence, mais aussi et surtout d’une modification de son être intérieur et de ses manifestations ; un événement qui fut, pour lui, non seulement une crise, mais vraiment la crise décisive de toute sa vie.
Le 9 mai 1849, Wagner, alors maître de chapelle de la cour de Saxe, dut s’enfuir d’Allemagne pour errer pendant de longues années, comme proscrit, à l’étranger. Cette date, je viens de le dire, sépare sa vie en deux époques nettement distincts. Jusqu’au 9 mai 1849, en effet, Wagner vivait au sein de notre société moderne, comme tout autre de ses membres ; maître de chapelle dès l’âge de vingt ans, exerçant ainsi une profession déterminée, il était arrivé, à remplir les mêmes fonctions à titre d’employé de la cour de Saxe, dont il était le Hofkapellmeister. Depuis le 9 mai 1849, Wagner n’a plus rempli et n’a plus voulu remplir de fonctions officielles. Il dit lui-même à ce propos : « Je tournai décidément le dos à un monde auquel mon être véritable avait, depuis longtemps, cessé d’appartenir ». On verra plus tard ce qu’il entendait par là ; qu’il nous suffise de dire ici qu’il n’y eut, dans le coude brusque que fit sa voie, ni hasard, ni caprice, mais une détermination que la nature même des choses rendait, tôt ou tard, inévitable, une vraie question de principe. C’est en pleine conscience de cause que Wagner tourna le dos au monde, en particulier à tout ce qui concerne l’art tel qu’alors ce monde le comprenait ; pour garantir sa propre indépendance, il se vit forcé de renoncer au salaire que jusque là ce monde, comme par grâce, lui avait accordé ; voulant pouvoir agir sur ce même monde, il dut se placer en dehors de lui ; rêvant de mettre ses énergies musicales au service de sa conception poétique, il dut renoncer à s’en faire un gagne-pain. On comprend, maintenant, pourquoi cette soudaine décision, par laquelle il quitta une fois pour toutes la carrière professionnelle, marque dans sa vie une date à retenir, et une date de première importance.
Et la symétrie que cette vie présente au point de vue du temps, elle nous l’offre jusque dans ses détails, ce qui nous permet de partager chacune de ses deux grandes phases en quatre périodes très distinctes. En effet, à chacune d’elles correspond un séjour différent, et elles offrent cette singulière coïncidence que, d’une phase à l’autre, il y a entre les périodes de même ordre à la fois parallélisme et contraste constant.
Dans la première moitié de la vie de Wagner, ces périodes se répartissent comme suit :
1. 1813-1833. — Séjour dans la patrie saxonne. Ceci est la période de la première jeunesse, celle où Wagner acquiert les premiers éléments pratiques de l’art, celle aussi des premiers essais musicaux et dramatiques. Il se voue spécialement à l’opéra.
2. 1833-1839. — Première période de voyages ; entrée dans la vie publique. Il est chef d’orchestre dans divers théâtres de province (Würzbourg, Magdebourg, Kœnigsberg, Riga), et s’initie pratiquement à la technique théâtrale.
3. 1839-1842. — Premier séjour volontaire à l’étranger (Paris) ; vains efforts pour percer dans la métropole française.
4. 1842-1849. — Dresde ; Wagner y occupe, sur l’une des scènes les plus importantes d’Allemagne, l’emploi de maître de chapelle de la cour (Hofkapellmeister).
Dans la seconde moitié de sa vie se succèdent les périodes suivantes :
1. 1849-1859. — Wagner, réfugié politique, est banni de sa patrie. Séjour à Zurich. Il entre enfin dans sa maturité consciente ; il expose, dans divers écrits, les principes fondamentaux de sa conception artistique (Opéra et Drame, etc.) ; renonciation définitive à l’opéra traditionnel.
2. 1859-1866. — Seconde période de voyages ; Wagner dirige la représentation de ses propres œuvres sur les scènes de plusieurs capitales (Paris, Vienne, Munich) ; pressé par le besoin, il renoue, par moments, avec le théâtre moderne.
3. 1366-1872. — Second séjour volontaire à l’étranger (Triebschen, près Lucerne) ; retraite absolue loin du monde.
4. 1872-1883. — Bayreuth ; Érection du Festspielhaus, institution et inauguration des « solennités scéniques allemandes » (Festspiele).
Il ne me reste qu’à rappeler que ce tableau ne se rapporte, purement et simplement, qu’à ce qui reste extérieur dans la vie de Wagner. Ou plutôt on doit admettre que cette division, telle que nous l’avons tentée, correspond à quelque chose de sa vie intérieure, puisque chacune de ses parties rappelle une manifestation de la volonté ; mais il ne faut pas oublier que ces manifestations, ces résolutions diverses, ne sont que des symptômes, et que rien ne serait plus illogique que de les séparer des mobiles dont la lente maturation les fait enfin aboutir. Ce serait folie de vouloir réduire en formule l’évolution intellectuelle d’un homme ; l’esprit ne s’emprisonne pas dans une camisole de force.
Il ne faudrait pas non plus attacher trop d’importance à ce fait, que chacune des quatre périodes de la première phase vit éclore deux œuvres scéniques : la première, une « Tragédie » et une « Pastorale » ; la seconde, Les Fées et la Défense d’aimer (Liebesverbot) ; la troisième, Rienzi et le Vaisseau-Fantôme ; la quatrième enfin, Tannhäuser et Lohengrin. Cela présente sans doute quelque intérêt au point de vue mnémotechnique, mais guère à d’autres points de vue : car beaucoup d’œuvres, Lohengrin, par exemple, ont vécu des années dans l’imagination de l’auteur ; et personne ne saurait, dans l’enchevêtrement des influences et des motifs, démêler celui qui détermina l’apparition de ce drame, écrit en 1847. Il n’est pas même facile de distinguer nettement les effets des causes. Ainsi on pourrait chercher dans Rienzi l’influence directe de l’atmosphère parisienne, spécialement du Grand-Opéra : et pourtant Rienzi était déjà à moitié terminé, quand Wagner arriva à Paris pour la première fois.
Bien plus, dans la deuxième et dernière phase de la vie du maître, de semblables rapprochements pourraient être une source sérieuse d’erreurs. Si l’on n’en voulait croire que la série des dates où il mit la dernière main à ses grands drames, Tristan et Iseult se rattacherait à la première période, les Maîtres-Chanteurs à la seconde, l’Anneau du Nibelung à la troisième, et Parsifal à la quatrième, tandis qu’en réalité la genèse de ces diverses œuvres s’étendit à travers une longue série d’années, pour les Maîtres-Chanteurs de 1845 à 1867, pour l’Anneau du Nibelung de 1848 à 1874, et pour Parsifal de 1854 à 1882 ; Tristan et Iseult est la seule œuvre qui ne dépasse pas les limites d’une des périodes susmentionnées (1854-1859).
Qu’on ne prenne donc mon tableau que pour ce qu’il vaut et pour ce qu’il est : un moyen commode de résumer la vie du maître et d’en fixer dans la mémoire les principaux moments.
I
PREMIÈRE MOITIÉ DE LA VIE DE WAGNER
(1813-1849)
1. — 1813-1833.
Ce fut à Leipzig, le 22 mai 1813, que naquit Richard Wagner.
Son biographe a réussi à reconstituer la généalogie de ses ascendants jusqu’en 1643. On en peut conclure que la famille est de pure race saxonne : aucun de ses membres n’avait, jusqu’à notre siècle, émigré au dehors de sa petite patrie. Jusqu’à la deuxième génération avant Richard, les Wagner furent tous maîtres d’école et organistes dans des localités insignifiantes. Cependant, déjà le grand-père du maître eut le privilège d’une éducation universitaire, et étudia la théologie à Leipzig ; mais, ne se sentant pas la vocation ecclésiastique, il entra dans le service des impôts. Au point de vue de l’hérédité qui, comme l’enseigne la science, peut sauter par dessus une ou plusieurs générations, il y aurait intérêt à pouvoir nous renseigner plus exactement sur ce Gottlob Friedrich Wagner ; malheureusement on ne sait pas grand’chose de lui, si ce n’est qu’il se maria jeune et fut heureux en ménage, qu’il possédait une culture dépassant de beaucoup celle d’un simple employé, et qu’il donna à ses fils, Frédéric et Adolphe, une excellente éducation. Sur le compte de ceux-ci, par contre, nous sommes amplement renseignés.
L’aîné, Frédéric Wagner, qui fût le père de Richard, étudia le droit à Leipzig, puis, à l’exemple de son père, entra dans l’administration, où il parvint à une position des plus honorables. De combien son horizon intellectuel s’étendait au delà de celui qui est ordinairement le partage d’un greffier de tribunal, le seul catalogue des livres de sa bibliothèque, aussi nombreux que divers, en donne déjà une idée suffisante. Parmi ces livres figurent au premier rang ceux que nous a légués l’antiquité classique ; mais ce qui y frappe le plus, c’est le goût passionné que Frédéric Wagner devait avoir pour la littérature dramatique. Et si, très occupé qu’il était, l’employé ne pouvait consacrer que peu de temps au théâtre, il lui avait voué un culte dépassant de beaucoup celui d’un simple dilettante : la première représentation d’un nouveau drame de Schiller était chez lui l’occasion d’une fête de famille. Ses amis les plus intimes étaient des acteurs, et lui-même joua plus d’une fois un rôle, et non sans succès, dans des représentations d’amateurs.
Chez le père de Richard, donc, nous trouvons un penchant naturel et prononcé pour le théâtre. Cette disposition, déjà intéressante par elle-même, eut pour ses enfants, après la mort prématurée de leur père, survenue le 22 novembre 1813, six mois après la naissance de Richard, des conséquences de la plus haute importance. En effet, sa veuve épousa bientôt après Ludwig Geyer, comédien estimé, qui avait été le meilleur ami de son premier mari. Et d’autre part, c’est sur les instances de Frédéric Wagner que Geyer s’était voué au théâtre. Ainsi, par un concours tout particulier de circonstances, c’est bien à son propre père que Richard Wagner doit d’avoir grandi, tout enfant, dans le monde du théâtre, et d’y avoir trouvé, à l’âge où l’intelligence consciente s’éveille, comme une première orientation de sa destinée.
Je reviendrai tout à l’heure sur Ludwig Geyer ; mais auparavant il me faut dire quelques mots d’Adolphe Wagner, l’oncle de Richard. Cet homme, en effet, nous intéresse à double titre, soit en raison de ce qu’il partageait, en très large mesure, les dons remarquables de sa famille, soit surtout parce qu’il exerça sur son neveu, spécialement à une époque critique du développement de celui-ci (à la fin de ses années de collège et lors de ses études universitaires), une influence bienfaisante et durable. Le nom d’Adolphe Wagner n’est pas absolument inconnu dans la littérature allemande. Cet homme remarquablement instruit et d’une infatigable activité ne manquait pas d’aptitudes pour la production artistique : plusieurs de ses écrits le prouvent surabondamment ; ce qui lui faisait plutôt défaut, c’était le pouvoir de se concentrer, au milieu de trop d’intérêts divers attirant tour à tour son esprit anxieux. Artiste, il l’était, en un sens ; mais son impressionnabilité, sa réceptivité étaient telles qu’il ne put jamais défendre son individualité artistique contre les mille influences du dehors,
Adolphe Wagner manquait de cette foi en soi-même qui est nécessaire pour la création. Une méconnaissait rien, et comprenait tout, de la tragédie grecque à Burns et à Byron, de la métaphysique de Giordano Bruno à l’histoire de la peinture : son cœur et son esprit embrassaient les sujets les plus divers d’un même amour, d’une même sympathie, où se fondait et se perdait sa propre individualité. Aussi le voyons-nous se censacrer de préférence à l’œuvre pieuse d’éditions savantes, à des commentaires, à des traductions. Il n’en garde pas moins une physionomie bien attachante, ne fût-ce que par sa parenté étroite avec l’homme chez qui cette même universalité, cette même facilité d’adaptation coexistèrent avec une puissance créatrice telle que, seuls, les plus grands de tous les temps l’ont possédée.
Il n’est pas moins digne de remarque que, parmi les ouvrages originaux d’Adolphe Wagner, ce sont ses comédies qui paraissent être ce qu’il y a de meilleur, de sorte que chez lui s’affirme déjà un véritable talent dramatique, tandis qu’on pourrait peut-être chercher dans l’écrit intitulé Théâtre et Public comme un germe de cette révolte qui devait dresser Richard contre les conditions faites à l’art moderne ; ce dernier devrait donc à son oncle une première impulsion dans la voie que devait se frayer plus tard son génie.
Je n’ai pas grand, chose à apprendre au lecteur sur la mère de R. Wagner. Elle fut bonne épouse et bonne mère, et il l’idolâtrait ; son souvenir l’a soutenu à travers tousles orages de sa vie, et la veille de sa mort il parlait encore d’elle. Tous ceux qui l’ont connue ont parlé d’elle en termes sympathiques ; et après la mort de Geyer, son second mari, sa maison demeura le centre d’un petit cercle d’artistes et d’amis des arts.
Ludwig Geyer, après son mariage avec la veuve de Frédéric Wagner (1814), se montra digne de l’amitié que ce dernier lui avait vouée durant sa vie, par l’amour dont il entoura le petit Richard, auquel il servit de père avec tout le sérieux, avec toute la tendresse qu’implique ce mot. Par respect pour la volonté de son propre père, Geyer avait étudié le droit, mais ensuite, cédant à une vocation irrésistible, il s’élait fait peintre et comédien. Portraitiste de renom, il fut chargé de représenter deux familles royales, celle de Bavière et celle de Saxe. Comme comédien, il brilla surtout par la variété de son talent, et se fit applaudir sur toutes les scènes d’Allemagne. Plus tard, Cari Maria de Weber découvrit son talent de chanteur, et prit plaisir à lui donner des rôles dans ses opéras. Geyer écrivit même des comédies et y réussit.
Frédéric Wagner, le père de Richard, était né dans les cercles administratifs, et son amour passionné du théâtre n’avait pu se développer que peu à peu ; son fils, par contre, grâce aux liens de famille qui l’unissaient à Geyer, fut élevé dans un milieu essentiellement théâtral. À un âge où les enfants ne connaissent le théâtre que de nom, il le fréquentait assidûment, et quand, le soir, sa mère voulait le faire rester chez elle pour y faire ses devoirs d’écolier, il obtenait, à force de pleurs, de pouvoir courir au théâtre ! Bien plus, Geyer avait pour l’enfant une amitié si grande que, souvent, il l’emmenait aux répétitions avec lui. Au logis, c’étaient surtout des acteurs qui formaient le cercle intime, et c’étaient toujours des questions théâtrales qu’on agitait dans la conversation. Si, comme on l’affirme, rien n’est plus indispensable au dramaturge que l’expérience pratique, je n’en sache pas un pour qui cette expérience ait commencé à un âge plus tendre que pour Wagner ; surtout je ne sache pas un poète dont l’imagination ait été de meilleure heure éveillée par les choses de théâtre, et dirigée vers elles.
Geyer mourut en 1821. Richard n’avait alors que huit ans et demi, mais cet événement ne changea rien aux conditions de son environnement, car son frère, son aîné de quatorze ans, cédant à la vocation commune à tous les membres de la famille, avait abandonné ses études médicales pour se faire comédien et chanteur ; ses sœurs aussi, Rosalie, née en 1803, Louise, née en 1805, et Clara, née en 1807, s’étaient vouées à la scène ; enfin, les amis les plus fidèles et les plus dévoués de la famille, ceux qui firent preuve à son égard d’un véritable esprit de sacrifice, étaient tous des confrères de Ludwig Geyer.
Ainsi l’impression première, spéciale, déterminante, celle dont sa vie à venir devait garder la marque, Wagner l’avait reçue d’un contact intime, journalier et constant, avec le théâtre, dès les premiers jours de son enfance.
Il y a une seconde particularité, peut-être moins frappante, mais dont il ne faudrait pas se dissimuler l’importance : c’est que, parmi les compositeurs dont la grandeur est indiscutée, Wagner est le premier qui ait reçu une éducation classique sérieuse et approfondie.
L’assimilation de tout ce qui constitue la partie technique de son art est, pour le musicien, si indispensable, que presque tous les grands compositeurs sont fils d’artistes qui ont dû, de très bonne heure, diriger en ce sens l’éducation de leurs enfants, en sacrifiant tout le reste à l’acquisition de l’habileté technique. Sans elle, sans cette laborieuse maturation de la virtuosité, commencée et entreprise dès les premières années, l’élève n’arriverait jamais ni à s’en faire un gagnepain, ni à se faire accepter d’un public justement difficile. Personne, il est vrai, ne songerait à déprécier un Bach, un Mozart, un Beethoven, en leur faisant un crime de l’éducation trop spécialisée qui leur échut en partage. Et cependant, il faut le dire, ce développement trop exclusivement musical restait et les laissait en dehors de la plus haute culture de leur nation et de leur époque. Jamais cette limitation ne se fit plus cruellement sentir que quand, entraînés par la nécessité de l’évolution musicale, ils se tournèrent vers le drame. Combien différents eussent été les sujets traités par un Mozart, si son horizon eût été élargi par une éducation plus générale que celle qu’il avait reçue ! De quelle autorité n’eût-il pas montré la voie à ses misérables librettistes, même à supposer que leurs services lui fussent restés nécessaires !
L’éducation de Wagner, tout au contraire, a été sensiblement la même que celle, par exemple, de Gœthe ou de Schiller. Après le second mariage de sa mère, la famille se transporta à Dresde, où Geyer avait un engagement ; elle revint à Leipzig après la mort de ce dernier. À Dresde, Wagner fréquenta une école renommée, la Kreuzschule ; à Leipzig, le collège Nicolaï. À sa sortie de ce dernier, il prit ses inscriptions à l’Université, comme étudiant en musique et en philosophie. Ce plan d’études n’est pas, je le veux bien, tout ce qu’il faut pour faire un savant, mais il suffit du moins à une culture générale sérieuse. Il présente, en outre, ceci d’intéressant, que Wagner, qui n’était pas du reste un enfant prodige, fit preuve, dès son entrée à l’école, de dispositions exceptionnelles pour les langues anciennes. Ses maîtres le désignaient déjà comme un futur philologue. Il avait, en tout cas, le sens profond de l’expression parlée ou écrite. Cet amour pour l’antiquité classique, tout particulièrement vif pour la langue des Grecs et pour leur poésie, mais s’étendant aussi à l’étude des autres langues, Wagner y resta fidèle toute sa vie. Quiconque aura l’occasion de visiter les richesses de la bibliothèque de Wahnfried — ce témoin muet, mais irrécusable, de l’universalité encyclopédique des lectures du maître, et des innombrables curiosités de son esprit — ne manquera pas d’être frappé de la place qu’y occupe la linguistique ; et, en fait, celle-ci resta, jusqu’à sa mort, son étude favorite[3].
Mais c’est au contact de l’éducation si particulière, reçue par lui, dès le berceau, dans son entourage, que l’instruction qu’il reçut à l’école prend une signification très intéressante. Nous l’avons dit plus haut, l’air même qu’il respirait était l’atmosphère du théâtre. Ce furent donc précisément les auteurs dramatiques, Eschyle et Sophocle, qui exercèrent la plus grande fascination sur le jeune garçon ; et, à l’âge de 13 ans, il se mit à apprendre l’anglais, tout seul, afin de pouvoir lire Shakespeare dans l’original. Sophocle et Shakespeare, cet enfant qui grandissait à la lueur des feux de la rampe les comprit d’emblée, sinon dans leur sens le plus profond, au moins peut-être dans leur sens le plus vrai : non comme des auteurs qui font l’ornement de la littérature, mais comme des dramaturges, comme des poètes auxquels l’exécution scénique peut, seule, donner leur vraie et leur complète valeur. Et cet auguste commerce dut contribuer, de bonne heure, à affiner, à idéaliser ses impressions théâtrales, à lui faire pressentir l’inépuisable richesse de la forme dramatique, et à quelles hauteurs elle peut aspirer et atteindre.
Un coup d’œil jeté sur ces vingt premières années nous montre combien le génie, ce don royal qu’une fée bienfaisante avait déposé dans le berceau de Richard Wagner, trouva un milieu favorable à sa lente floraison : la fréquentation journalière du théâtre, l’impression durable que lui laissa la direction de Carl Maria de Weber, les études de chant de ses sœurs, le séjour quotidien dans l’atelier du peintre Geyer, son beaupère, l’action réciproque de ses lectures, de ses études classiques et du spectacle, où il assistait à de bonnes représentations des œuvres de Shakespeare, de Schiller et de Goethe, plus tard, les excellentes auditions musicales du Gewandhaus de Leipzig ; enfin, et surtout, le commerce intime et constant de son oncle Adolphe, n’était-ce point là le plus exceptionnel, le plus unique faisceau d’influences qui se pût imaginer, pour guider, pour encourager, et pour former le jeune artiste ?
J’aurai à revenir plus tard sur le développement artistique de Wagner au temps de sa jeunesse ; pour le moment, qu’il me suffise de dire que, dès le début, il affirma sa faculté créatrice, comme poète et comme compositeur, et que, d’emblée, sans jamais dévier ni à droite ni à gauche, sans s’arrêter, même un instant, à considérer la possibilité de quelque autre carrière, il se sentit destiné exclusivement à l’art, et à l’art dramatique.
À l’âge de douze ans, le jeune Richard Wagner composa un poème, qui fut couronné par la Kreuzschule et imprimé par les soins de celle-ci. À la même époque, il commença à écrire des tragédies. Cependant l’influence de la musique de Weber, et, plus tard, bien plus forte encore, celle des œuvres de Beethoven, éveillèrent et lui révélèrent ses dons naturels pour la musique : aussi s’essaya-t-il, dès l’âge de seize ans, à une « Pastorale », dont il écrivit simultanément la musique et les paroles. Ce premier essai le conduisit bientôt à entreprendre de sérieuses études musicales, qu’il devait compléter, lors de son séjour à l’Université, sous la savante direction d’un musicien éprouvé, Weinlig, le Thomas-Kantor. À titre d’exercice, et pour se faire la main dans la mise en œuvre des moyens d’expression musicale, il composa, de 1830 à 1832, toute une série de morceaux, une symphonie, des ouvertures, etc., la plupart pour orchestre complet, compositions dont plusieurs furent exécutées, non sans succès, au Gewandhaus de Leipzig. Et au commencement de l’année 1832, nous voyons déjà cet artiste de dix-neuf ans entrer dans son vrai domaine, l’art dramatique, en faisant représenter, au théâtre royal de Leipzig, une Scène et ariette. L’été suivant, il s’attaqua à la composition d’un opéra : Les Noces, qui ne fut, d’ailleurs, jamais exécuté.
2. — 1833-1839.
Lorsque Wagner eut atteint la maturité nécessaire pour aborder de plus près le théâtre, un hasard heureux voulut que son frère Albert fût employé au théâtre municipal de Würzbourg, non seulement comme comédien et comme chanteur, mais aussi comme régisseur. Ce fut sur son invitation que le jeune Richard se rendit près de lui pour acquérir l’expérience pratique nécessaire à tout directeur de musique, en occupant l’emploi de répétiteur des chœurs. Là déjà, tout au début de sa carrière, il fit preuve de cette activité infatigable qui le distingua jusqu’à la fin. Sans parler de son zèle à remplir ses fonctions au théâtre, on sait qu’à cette époque il composa des airs que son frère insérait dans ses rôles, qu’il se rendit fort utile dans la société de musique, etc., et que, de plus, ce fut durant les quelques mois de son séjour à Würzbourg qu’il écrivit, vers et musique, sa première œuvre importante, Les Fées.
En 1834, Wagner quitta Würzbourg pour retourner à Leipzig. Le 1er janvier de cette même année, il avait tracé la dernière ligne et la dernière portée de ses Fées. Il espérait faire accepter cet opéra dans la ville où il était né, dans ce Leipzig qui avait applaudi à ses premiers essais. La fortune semblait lui sourire : sa sœur Rosalie, engagée au théâtre municipal, ne pouvait-elle pas le servir ? Il y avait, d’ailleurs, d’autres amis, engagés comme elle ; des écrivains influents, comme Heinrich Laube, avaient été frappés de ses dons extraordinaires et le soutenaient dans la presse quotidienne. Le directeur lui-même du théâtre n’était pas éloigné de mettre l’œuvre de Wagner à l’étude. Mais ici déjà, à l’occasion de ce premier fruit de son génie, un sort inexorable commença à lui barrer la voie ; ce sort contraire, il devait le trouver devant lui bien souvent encore, et toujours sous une forme significative. Un ami de Mendelssohn, le régisseur Frantz Hauser, condamna son œuvre, dont, disait-il, « toute la tendance lui répugnait », et alla jusqu’à appuyer ce jugement sommaire de ce considérant, que Wagner « ne savait absolument rien de la mise en œuvre des moyens », et que « chez lui, rien ne semblait jaillir du cœur. » Ce sont littéralement les mêmes reproches que l’on faisait, dans les mêmes sphères, au grand modèle de Wagner, à Beethoven. Ce verdict de Hauser ne nous remet-il pas en mémoire les paroles de Mendelssohn lui-même, disant de la IXe Symphonie : « Elle ne donne aucun plaisir[4]. » Les Fées, ne furent donc pas représentées.
Ce fut sous l’impression d’une déception amère que Wagner, en 1834. partit pour Magdebourg, où il avait obtenu la position de chef d’orchestre. Il y resta jusqu’au moment où, au printemps de 1836, la direction devint insolvable. Ce fut sur cette étrange scène, dont le directeur « était atteint de banqueroute chronique», que Richard Wagner eut, pour la première fois, l’occasion, d’exercer son remarquable talent de direction et d’affirmer son influence jusque dans l’arrangement scénique des nouveaux opéras mis à l’étude, avec un succès dont témoignent les journaux de l’époque. Il fut moins heureux quand il s’agit de faire représenter son second opéra, qu’il avait composé dans l’intervalle : La Défense d’aimer. En effet, la compagnie théâtrale était en dissolution ; par affection pour leur chef d’orchestre, les chanteurs consentirent à rester gratuitementquelques jours encore à Magdebourg, et étudièrent son opéra au pas de course, sans d’ailleurs y épargner leur peine. « Néanmoins », dit Wagner, «je ne pus empêcher qu’ils ne sussent leurs rôles qu’à moitié. La représentation fut comme un mauvais rêve ; personne ne pouvait se faire, de mon œuvre, la plus légère idée ! » À la seconde représentation, espérait-il, tout allait mieux aller ; mais peu avant le lever du rideau, une dispute violente s’éleva entre deux des chanteurs, on en vint même aux coups, la prima donna eut une attaque de nerfs, et il fallut renoncer à jouer ; le lendemain, la troupe se dispersait.
Ce fut du côté de Berlin que Wagner se tourna alors ; le directeur du théâtre royal lui avait promis de faire représenter La Défense d’aimer, mais il ne tint pas sa promesse, et, au mois d’août 1836, le jeune maître partit pour Kœnigsberg, où il dirigea d’abord des concerts instrumentaux, puis devint chef d’orchestre au théâtre. Mais le directeur fit bientôt faillite à son tour, et Wagner, qui venait de se marier avec Wilhelmine Planer, dut reprendre sa vie vagabonde. Nommé chef d’orchestre au théâtre de Riga, il y resta d’août 1837 jusqu’à la fin de juin 1839, époque où la retraite du directeur entraîna la sienne.
À Riga, pour la première fois, Wagner put enfin se donner à une activité soutenue, sur une scène qui fonctionnait dans des conditions normales. Le principe que quarante ans plus tard, à Bayreuth, il devait proclamer plus haut que tous les autres, était le sien dès cette époque : au lieu de l’à-peu-près partout en usage, il visait à la perfection dans l’exécution. Le directeur du théâtre s’en plaignait déjà : « Wagner », écrit-il, « tourmentait mon personnel de répétitions interminables ; rien, pour lui, n’était assez bien rendu, assez finement nuancé ! » Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de remarquer que, sous la direction de Wagner, et au point de vue du nombre des représentations, Mozart tint le premier rang, que le Joseph de Méhul fut étudié avec un zèle infini et obtint, comme Les Deux Journées de Cherubini, un éclatant succès. Ce sont les maîtres de l’école française, Méhul, Cherubini et Spontini, que Wagner range, aux côtés de Gluck et de Mozart, parmi « les étoiles qui brillent solitaires sur la mer désolée de la musique d’opéra ». Et celui qui ne connaît de Wagner que les caricatures qu’on s’est appliqué à donner comme des portraits de lui et de ses idées, sera bien étonné d’apprendre qu’il a lui-même pris la plume pour défendre, dans les journaux de Riga, la Norma de Bellini contre les attaques de détracteurs entichés de teutonisme : « Peut-être », écrivait-il, « n’est-ce pas un péché que d’insérer dans sa prière du soir une pétition au Ciel pour qu’il inspire enfin aux compositeurs allemands de pareilles mélodies, et qu’il leur révèle une égale maîtrise dans l’art de traiter le chant. Du chant, du chant, et encore du chant, Allemands que vous êtes ! »
Que ses fonctions de directeur dussent bientôt être à charge à Wagner, lui devenir même insupportables, c’est là ce que chacun comprendra. « L’esprit qui présidait à nos représentations d’opéra me remplissait de dégoût.. ; tandis que je dirigeais l’exécution musicale de nos opéras, une tristesse rongeante m’étreignait le cœur, » dit-il de ce séjour à Riga. Il ne trouvait du courage que dans le déploiement de son activité créatrice, qui, dans son expansion graduelle et sûre, lui laissait, à travers les brumes maussades du présent, entrevoir les splendeurs naissantes de la glorieuse aurore à venir. À Riga, Wagner avait composé le poème de Rienzi, ainsi que la musique des deux premiers actes. Cette œuvre n’était pas faite pour une scène de province ; depuis longtemps Wagner était en correspondance avec Scribe, et bien que ces négociations ne pussent, naturellement, mener à rien, il n’en perdit pas courage. « Mes plans et moi avons la vie dure » écrit-il dans une lettre datée de Riga, « on ne nous tuera pas ». Sans mettre grand temps à se décider, il partit avec sa femme pour Paris, afin de forcer, pour une œuvre de lui, les portes du Grand-Opéra.
Cette période, un peu vagabonde, qui promena Wagner sur tant de scènes de province, ne resta pas sans fruit : en effet, il y acquit la pratique du théâtre, il apprit à connaître le monde théâtral allemand, il se rendit compte aussi de ce qui nuit au développement de l’art, comme de ce qui peut le rajeunir et le renouveler ; en un mot il vit, toucha, étudia à fond le matériel dont pouvait disposer un dramaturge et un compositeur allemand pour l’incarnation de sa pensée. Mieux encore, il prit contact avec les diverses parties de son pays, avec ses compatriotes de tous parages, du Main à la Duna : et ainsi il rassembla les éléments d’une connaissance profonde de ce qui faisait la physionomie et le caractère de sa race.
3. — 1839-1842.
Wagner séjourna à Paris depuis septembre de l’année 1839 jusqu’en avril 1842.
Là, toutes ses espérances furent déçues : ni les recommandations de Meyerbeer[5] au directeur du Grand-Opéra et à d’autres notabilités, ni ses visites à Scribe, ni les rapports qu’il noua avec Halévy, Berlioz, Habeneck, Vieuxtemps, avec d’autres encore, ni la protection prétendue de l’éditeur Schlesinger, rien en un mot ne suffit à lui ouvrir l’accès de la grande scène parisienne. Après de pénibles négociations, qui se prolongèrent pendant deux années, tout ce qu’il obtint de la direction fut l’offre d’une misérable indemnité de cinq cents francs, pour le dédommager, soi-disant, de ce que, sans son consentement, on avait remis à un obscur compositeur le projet de livret du Vaisseau-Fantôme, pour le mettre en musique à sa façon ! Un moment, il sembla qu’il allait avoir plus de chance avec la Défense d’aimer, que le théâtre de la Renaissance avait accepté ; mais, là encore, le contre-temps que Wagner ne connaissait que trop bien se produisit derechef : la traduction était terminée, et l’opéra allait être mis à l’étude, quand la direction fit faillite. C’est à peine si le maître put, à force d’un travail ingrat, subvenir à son entretien et à celui de sa femme, en composant des romances, en écrivant de nombreux articles pour les journaux français et allemands, et surtout, seule besogne qui lui rapportât vraiment quelque chose, en arrangeant, pour toute sorte d’instruments, des mélodies tirées des opéras d’Halévy et de Donizetti.
Pendant ces tristes années de Paris, la jeune femme de Wagner fut admirable. Novs savons aujourd’hui à coup sûr qu’elle n’avait que peu de sympathie pour l’idéal artistique de son mari, et qu’elle ne le comprenait guère lui-même. Cette union, en fin de compte, ne la rendit pas heureuse, tandis qu’elle fut, pour Wagner, une fatalité, dans le sens tragique du terme. Aussi aurait-on peine à expliquer la tendre affection qu’il garda pour elle jusqu’au moment de sa mort, en 1866, autrement que par l’ineffaçable souvenir de ce séjour à Paris, pendant lequel le dévouement de la jeune femme, son courage et son sens pratique, restèrent au-dessus de tout éloge. C’est ici le lieu de mentionner aussi le petit cercle d’amis qui se groupaient autour de Wagner, et particulièrement les plus intimes : Lchrs, le philologue ; Anders, le bibliothécaire, connu pour ses recherches sur Beethoven ; Ernst Kietz, le peintre, tous jeunes, tous pauvres, joyeuse compagnie au sein de laquelle le maître oubliait par moments ses soucis et ses peines, et laissait la bride sur le cou à la verve débordante et folle qui lui était propre, à cette gaîté quand même qui, si souvent encore dans la suite, devait l’aider à supporter les rigueurs du sort.
La misère fit de ces trois années une éternité ; l’angoisse des nuits en chassait le sommeil, et la faim fut, trop souvent, l’unique convive du jeune ménage. Quelques lignes ne sauraient suffire à résumer les lamentables tristesses de cette période ; il y faudrait la patiente énumération des souffrances quotidiennes. Même la description détaillée qu’en fait Glasenapp ne dit pas tout, fondée qu’elle est en grande partie sur les renseignements donnés par les amis d’alors, qui ne pouvaient sonder tant de détresse que du dehors, pour ainsi dire. Si l’on veut aller plus avant, et se rendre quelque compte du désespoir du jeune artiste, que les horreurs de la pauvreté touchaient bien moins que le naufrage presque certain des espérances de toute sa vie, qu’on lise les nouvelles intitulées : Un musicien allemand à Paris, dans le premier volume de la collection complète des Œuvres de Wagner. « J’y ai exposé », dit-il, « sous le voile d’une fiction parfois humoristique, ma propre histoire à Paris, où il s’en fallut de bien peu que je ne mourusse de faim, comme le héros de mon conte. Ce que j’ai voulu y faire entendre, d’ailleurs, c’est un cri de révolte contre la condition de l’art et des artistes à notre époque ».
Ce dernier passage fait comprendre que le séjour de Wagner à Paris détermina, dans sa vie, la première crise décisive. « J’entrai », dit-il, « dans une nouvelle voie, celle de la révolte ouverte contre tout ce qui constitue, de notre temps, la manifestation publique de l’art. » (Il est de toute importance de fixer la date de cette rupture définitive, qui remonte à 1840. En effet, sa « révolte » contre la « manifestation publique » de l’art devait le conduire, logiquement et nécessairement, à l’insurrection contre toute l’organisation sociale qui îa détermine et la conditionne ; d’où il résulte que les opinions « révolutionnaires » qu’on a reprochées à Wagner reposent sur une base, non pas politique, mais artistique. Comme il le dit lui-même : « C’est l’amour, non l’envie ou le dépit, qui a fait de moi un révolté ! » Si Wagner fut révolutionnaire, ce ne fut pas en 1848 qu’il le devint, puisqu’il l’était dès 1840. La révolution politique l’emporta avec elle, non pas qu’il lui appartînt réellement, mais parce que lui-même, comme ses adversaires à son égard, se laissèrent momentanément tromper par les apparences. Ce fut l’artiste, le dramaturge, qui seul, en lui, fut l’insurgé : après avoir appris à connaître les scènes des grandes et des petites villes de sa patrie, où régnait la plus écœurante médiocrité, il était parti pour Paris, alors la capitale incontestée de l’art, le centre d’où l’Allemagne entière attendait le mot d’ordre ; et là qu’avait-il trouvé ? Une sentine d’immoralité, où tout ce qu’il tenait pour sacré n’était que matière à brocantage ; il dut bien s’avouer que « tout l’échafaudage artistique, tel que le monde l’a élevé, ne lui inspirait, à lui, que mépris et dégoût. Dès lors, son attitude, vis-à-vis du théâtre moderne tout entier, était prise, et bien prise. Sans doute, sous la pression des circonstances et du besoin, il lui arriva encore de travailler pour ce théâtre, il essaya même d’y porter une influence réformatrice ; mais on peut affirmer que lorsque, en 1849, il se détourna définitivement de l’art courant, officiel, et tourna même le dos, comme il le dit, à ce monde entier qui l’emportait sur lui, il ne faisait qu’arriver au point où devait fatalement le conduire la conviction acquise en 1840, achever ce qu’il avait alors commencé.
Nous venons de signaler la plus importante conséquence qu’eut pour Wagner son séjour à Paris. En voici deux autres, toutefois, qui méritent bien une mention spéciale.
Ce fut à Paris que Wagner put se convaincre de l’effet inestimable de cette correction et de cette perfection, dans l’exécution des œuvres musicales et dramatiques, que lui-même, nous l’avons vu, s’était efforcé d’obtenir à Riga et ailleurs ; et ce fut encore à Paris que Wagner prit vraiment conscience de ce qui est allemand, par contraste avec ce qui ne l’est pas.
Le public français est bien plus exigeant que le publio allemand, en fait de perfection technique. Il possède un sentiment des nuances qui s’étend aux moindres détails. L’exécution de la Neuvième Symphonie au Conservatoire, après trois ans de préparation, l’interprétation parfaite des quatuors de Beethoven, la méthode suivie au Grand-Opéra pour l’étude des pièces en répétition, méthode laborieuse, méticuleuse, s’attardant au souci constant du détail, voilà ce qui, à Paris, fut pour Wagner comme une révélation de ce que lui-même avait rêvé, voilà ce dont encore aujourd’hui on retrouve l’écho à Bayreuth, où le réalisme français se marie à l’idéalisme allemand, et acquiert, dans cette fusion intime, sa véritable signification. Cette expérience positive, que Wagner fit à Paris, fut de première importance pour toute sa carrière. Et une autre expérience, de nature négative, ne le fut pas moins.
Quand il partit pour Paris, le jeune maître s’imaginait pouvoir composer sa musique sur des textes français. Mozart déjà avait dû renoncer à cette entreprise : « C’est le diable », s’écriait-il, « qui doit avoir imaginé cette langue ! » Mais pour Wagner surtout, chez qui la création musicale était inséparable de la création poétique, chez qui les sons et la parole ne faisaient qu’un, il ne pouvait y avoir qu’une langue, la sienne : et il s’en convainquit à Paris. Et si Mozart, comme il l’écrivait à son père (voir sa lettre du 29 mai 1778) « ne pouvait rien trouver, à Paris, qui lui donnât vraiment de la joie » sinon la preuve et la certitude qu’il était « un honnête allemand », Wagner devait y arriver à une conviction analogue. Déjà allemand de cœur, ses pérégrinations professionnelles lui avaient fait connaître les diverses branches du tronc germanique, mais ce ne fut qu’au contact de l’étranger qu’il put se rendre compte des différences profondes qu’il y a entre la nature allemande et la nature française. Son amour pour sa patrie allemande trouve de nouvelles ardeurs, il lui jure « une fidélité éternelle » un désir nostalgique le reporte en pensée vers tout ce qui jaillit du sol national, et il comprend, une fois pour toutes, que ce n’est que sur ce sol-là que son art peut trouver la sève nourricière nécessaire à sa pleine floraison. Le sujet des Fées avait été emprunté à un conte dramatique de Gozzi, la Défense d’aimer à une comédie de Shakespeare, Rienzi à un roman de Bulwer ; au milieu de la sombre détresse qui le presse à Paris, Wagner se tourne vers deux lumineuses et consolantes figures, Beethoven et Gœthe. Bien plus, le Faust de ce dernier ramène le jeune maître, au moment où il sent le génie national se préciser en lui, à la légende allemande ; el c’est à Paris que germent, au moins, Tannhäuser et Lohengrin ; à Paris, que Wagner commence ses longues études sur la légende et sur le mythe allemands, à Paris enfin qu’il écrit le Vaisseau Fantôme, œuvre, dit-il lui-même, « dont certaines cordes ne sauraient résonner que dans un cœur allemand ».
4. — 1842-1849.
Lorsque Wagner était parti pour l’étranger, il avait espéré que, de là, il pourrait agir sur l’Allemagne avec plus de succès, et il ne s’était pas trompé ; cette espérance là, au moins, se réalisa. Rienzi, envoyé de Paris, fut accepté par la direction du Théâtre Royal de Dresde, qui l’eût dédaigné si sa partition avait porté le timbre de Magdebourg ou de Riga. Même ce conte absurde et ridicule, que Wagner était « élève de Meyerbeer », ne lui fut pas inutile. Mais surtout un honnête homme, aussi distingué que compétent, sut, par une parole décisive, assurer l’exécution de l’œuvre de Wagner : l’excellent directeur des chœurs, Fischer, est l’un des premiers qui ait deviné son génie.
En 1842, Wagner quitta Paris pour Dresde, afin d’y préparer l’exécution de son œuvre. Cette exécution, pour toutes sortes de raisons, fut ajournée jusqu’en octobre ; encore n’aurait-elle pas eu lieu, même alors, sans l’indomptable énergie de l’auteur. Enfin le grand jour arriva, et, le 20 octobre 1842, on donna, pour la première fois, un opéra de Richard Wagner : car on ne saurait guère compter la représentation de la Défense d’aimer à Magdebourg. Le maître était alors dans sa trentième année. Le succès fut immense, et l’enthousiasme des spectateurs sans précédent dans les annales du Théâtre de Dresde ; de Leipzig même, les connaisseurs vinrent assister et applaudir aux représentations qui suivirent ; du coup, Wagner était devenu célèbre.
Ce fut bientôt le tour du Vaisseau Fantôme d’être mis à l’étude : on le représenta le 3 janvier 1843. Il fut l’occasion d’un nouveau succès, d’un vrai « triomphe », comme l’appelle la presse du temps. Wagner, cependant, par suite de deux décès dans le personnel de la direction musicale, avait dû prendre lui-même le bâton de chef d’orchestre, ce qui avait mis en relief les dons exceptionnels qu’il possédait dans ce genre d’emploi. Le 1er février 1843, il fut nommé maître de la chapelle royale. Il remplit ces fonctions jusqu’au 9 mai 1849, date à laquelle, accusé d’avoir pris part à l’insurrection de Dresde, il dut s’enfuir et s’expatrier.
Aussitôt après la nomination du nouveau Kapellmeister, d’ailleurs, une réaction commença à se produire dans l’esprit public. Les critiques attitrés ne pouvaient prendre sur eux de sanctionner une gloire dont ils n’avaient pas été les hérauts, et dont l’éclatante aurore ne leur était pas due. Entraînés malgré eux par l’étourdissant succès de Rienzi, ils avaient, lors de l’exécution du Vaisseau Fantôme, repris déjà possession d’eux-mêmes ; et ils commencèrent à éplucher l’œuvre nouvelle avec tant d’âpreté, que l’intendance, intimidée, la retira après la quatrième représentation ; elle ne devait être reprise qu’après un intervalle de vingt-deux ans ! Et lorsqu’ensuite Wagner, se jetant avec ardeur dans ses nouvelles fonctions, interprétait Mozart en nuances pleines de vie, au lieu de le découper à la manière classique ; lorsque reprenant l’lphigénie en Aulide de Gluck, il en composait une version entièrement nouvelle, mais respectueuse de l’accentuation de l’œuvre originale, version qui donnait à la pièce, la solution naguère désirée par Schiller ; lorsque son interprétation de la musique de Weber faisait dire à la veuve de celui-ci que, pour la première fois depuis sa mort, elle entendait cette musique rendue comme elle devait l’être ; lorsque, en 1845, il sortait déjà, avec Tannhäuser, de la vieille routine de l’Opéra, et demandait aux chanteurs de s’appliquer, en première ligne, à « représenter » l’action et ses personnages ; lorsque enfin, en 1846, il proclamait et s’efforçait de démontrer que la Neuvième Symphonie de Beethoven est un « Évangile humain », et non, comme on le pensait à Dresde « l’œuvre manquée d’un artiste frappé de surdité », la critique, se dressant dans toute son aigreur en face de cet incommode trouble fête, « travailla avec une jalouse animosité, à égarer systématiquement le public ».
Dans un opuscule paru en 1843[6] nous trouvons l’étrange jugement que voici : « Les œuvres de Wagner sont les créations d’une imagination puissante et sans frein, d’un génie riche, presque trop riche, et s’écartent complètement de la voie tracée par les compositeurs anciens et modernes, un vrai chaos de sons, un océan d’harmonie, dont le spectateur, il est vrai, est d’abord étonné plutôt qu’il n’arrive à se les assimiler. Cet homme est jeune encore, le monde lui est ouvert, et il y fleurit plus d’un laurier dont les rameaux pourront orner sa tête. À Dresde, Wagner jouit sans partage de l’estime et de l’affection du public. » Et, qu’on veuille le noter, à cette époque Rienzi et le Vaisseau Fantôme avaient seuls paru ! Voilà le témoignage d’un écrivain impartial, témoignage d’autant plus précieux, que, peu de temps après, Wagner se voyait forcé de protester, dans les journaux, « contre la mise en suspicion systématique de ses vues artistiques » et contre l’audace des critiques qui, pour d’autres pleins « d’égards et de modération» jusque dans le blâme, prenaient toujours, vis-à-vis de lui, « le ton tranchant du mépris. »
Il serait bon de s’arrêter un instant à cette attitude, prise par la critique vis-à-vis de Wagner, attitude caractéristique, et qui rappelle le jugement sommaire du régisseur Hauser sur Les Fées. Ce qu’est un homme se connaît aussi bien aux ennemis qu’aux amis qu’il se fait.
Partout et toujours, les œuvres de Wagner ont agi sur un public naïf et sans préventions avec une puissance irrésistible ; point n’est besoin d’autre chose, pour en percevoir les beautés, que d’un cœur largement ouvert. Survint la critique, et cette critique chicana, discuta, trouva faute tant et si bien, qu’elle réussit à troubler le plaisir du public, et plus encore la sincérité naturelle et saine du verdict spontané qu’il avait d’abord rendu. Le brave bourgeois de Dresde qui, la veille, au théâtre, avait applaudi avec enthousiasme l’œuvre nouvelle, se prenait à réfléchir, lorsque, le lendemain, les comptes-rendus du Journal de Dresde (Dresdner Journal) ou de la Gazette du Soir (Abendzeitung) avaient rendu leur arrêt et démontré que cela ne devait ni ne pouvait être beau… Pour établir l’incompétence ridicule de ces oracles, il suffit de citer les noms, aujourd’hui presque oubliés, qu’ils opposaient à celui de Wagner : de même que naguère, à Vienne, la critique préférait à Mozart un Gyrowetz, un Boccherini, de même, à Dresde, des critiques osaient exalter, aux dépens de Wagner, un Hiller, un Reissiger[7] !
Il ne vaudrait, en vérité, pas la peine de citer ces exemples de l’étroitesse qui peut borner certains esprits, si la critique et son hostilité n’avaient joué un rôle très considérable dans la vie de Wagner. Il est vrai que, plus tard, il vit se former contre lui une vraie cabale organisée, parce que sa publication de Le Judaïsme dans la musique avait frappé en pleine poitrine des publicistes qui avaient leurs raisons de s’y croire visés ; mais cet écrit ne fit, tout au plus, que verser de l’huile sur un feu dès longtemps allumé, et ce ne fut, pour la presse, qu’une simple occasion de redoubler ses attaques. Cet homme, d’une noblesse sans tache, d’un absolu désintéressement, brûlant d’ardeur pour l’art pur et sacré qu’il rêvait, cet homme qui, pendant son existence entière, foula aux pieds son propre avantage, et, imperturbable, au milieu de « la lutte répugnante des intérêts et des risques » qui se jouait autour de lui, passa seul, l’œil fixé sur le pur idéal de sa vie, cet homme devait nécessairement susciter, sur son passage, les clameurs furieuses de tous les esprits vulgaires, de tous les brocanteurs de l’art, de toutes les médiocrités. Ses adversaires-nés, c’était l’armée des envieux et des impuissants : il n’avait qu’à paraître pour qu’elle se mît en marche. Jamais encore artiste ne se vit en butte à une haine aussi implacable.
Quand F.-T. Vischer, l’esthéticien, nous dit du second Faust de Goethe que c’est un « produit saveté » (ein geschustertes Produkt), tout homme de goût se sent blessé par la trivialité de l’expression. Mais comment qualifier le ton dont on osa parler d’un Richard Wagner, ton qui se répandit presque partout dans la presse européenne ? Je ne salirai point les pages de ce livre en y inscrivant des citations tirées de cette affligeante littérature ; il suffit de savoir qu’auprès de ces diatribes sans nom, les expressions que Vischer emploie à l’égard de Gœthe peuvent passer pour fleur de politesse. Il y a plus : un trait bien caractéristique de ce déchaînement, c’est qu’il s’attaquait autant à la personne de Wagner qu’à son art ; partout on ramassait les injures et les calomnies pour l’en salir ; on répandait les bruits les plus infâmes et les plus mensongers sur sa vie privée, afin de lui attirer le mépris ; pour le rendre ridicule, on lui attribuait, avec contes forgés à l’appui, une vanité sans limites et des mœurs de jouisseur, pour le rendre haïssable, une ambition insatiable et une ingratitude sans vergogne. Il est superflu de réfuter ces accusations, bien qu’il faille les signaler, car on ne saurait qu’y voir un phénomène significatif : en effet, quand nous rapprochons de ce déchaînement de haine l’amour d’un Liszt, d’un Louis de Bavière, de tant d’autres nobles natures, quand nous y comparons l’attachement passionné de ceux que Wagner appelait ses « musiciens adorés », de ses chanteurs aussi, nous tenons la clé de sa nature la plus intime. Richard Wagner est bien l’artiste que Schiller appelait de ses vœux, « un étranger parmi les enfants de son siècle, » un homme qui se montrerait, « pour purifier ce siècle, terrible comme l’était le fils d’Agamemnon. » Wagner, lui aussi, portait une haine au cœur : la haine d’un art prostitué et « descendu au rang d’industrie », la haine de toutes les hypocrisies, la haine d’un monde tout pétri de pharisaïsme. Mais cette haine était fille de l’amour, il nous le disait lui-même plus haut, ce « révolté par amour, non par envie ou par dépit ». Ce fut par haine, au contraire, que ses adversaires se liguèrent contre lui ; et l’intensité de leur haine se mesure à celle de son amour.
On a peut-être trop voulu voir, dans l’énergie titanesque de la volonté, le trait saillant et distinctif du caractère de Wagner. En effet, la volonté, considérée en elle-même, est une force aveugle, qui, parce qu’elle peut s’exercer dans toutes les directions, ne nous apprend rien encore sur la nature essentielle de la personnalité. Ce qui distingue Wagner, outre son absolue sincérité, son horreur du mensonge sous toutes ses formes, c’est le désintéressement, l’oubli de lui-même. Pour l’observateur superficiel, voyant Wagner ne s’occuper exclusivement, en tout et partout, que de son affaire, il pouvait apparaître comme un type achevé d’égoïsme. Mais « son affaire » était l’affaire de tous, la cause sacrée de l’art et de l’humanité : un tel mépris de tout mobile intéressé, une aussi complète absence de prudente souplesse et de sagesse mondaine est sans exemple. Sans doute, Wagner demandait aux autres de se sacrifier largement jusqu’au bout, mais il ne vivait, il ne respirait lui-même que pour le but idéal qu’il leur montrait. Ce n’étaient ni la gloire, ni les honneurs à quoi il aspirait : « Je ne tiens pas à être célèbre », écrivait-il en 1851 à son ami Uhlig ; et plus tard, à Liszt : « Au diable la gloire et toutes ces sornettes ! Nous ne vivons plus dans un temps où la gloire puisse donner ni joie, ni honneur. » Le but de Wagner, on ne saurait trop le répéter, était tout impersonnel : il voulait rendre à l’art la dignité qui lui appartient. Et si, durant sa vie, il eut jamais soif d’encouragement, s’il souhaita une récompense, ce n’était ni de la gloire, ni de l’or qu’il demandait, c’était un peu d’amour, a Cet homme ne pourra jamais être complètement heureux, » disait de lui le comte de Gobineau, « car il y aura toujours autour de lui quelqu’un dont il devra partager la peine. »
Qu’on entende Wagner parler de sa mère, qu’on considère son touchant attachement pour sa première femme, qui pourtant mêla, sans s’en douter, tant d’amertume à l’intimité de son foyer, qu’on songe à son ardent patriotisme, qu’on écoute le récit de quelques traits de sa tendresse pour les animaux[8], qu’on relise les innombrables passages de ses écrits où il est question d’amour et de pitié, qu’on prête l’oreille aux accents ineffables dont il a su, dans ses œuvres musicales, traduire ces affections, qu’on reprenne enfin ses lettres les plus intimes, et l’on pourra se convaincre de la soif d’amour qui le possédait, de ce long cri d’appel que, dans l’isolement fatal et terrible du génie, « comme le cerf qui brame vers les eaux courantes », il poussait vers tout ce qui pouvait étancher cette soif.
Dans une lettre à Roeckel, lettre où il parle de sa gloire grandissante, et déclare qu’elle ne lui donne aucune vraie satisfaction : « Si j’étais vain ou orgueilleux », ajoute-t-il, « combien heureux je pourrais me sentir ! » — Une seule chose, dit-il, encore le console, c’est que : « On ne m’admire pas seulement, mais on m’aime ; là où la critique cesse, l’amour commence, et il a amené bien des cœurs à moi. »
Une dernière remarque, et j’en aurai fini avec les considérations auxquelles m’a entraîné l’attitude hostile des critiques de profession à l’égard de Wagner. C’est justement par rapport à lui qu’on a si souvent insisté sur la nécessité de distinguer entre l’artiste et l’homme ; je ne veux pas examiner ici ce que ce point de vue peut avoir de fondé, je veux simplement m’y placer et admettre la légitimité de cette distinction. Je dis que si, chez Wagner, nous voulons séparer l’homme de l’artiste, on comprend que les opinions varient sur celui-ci, mais qu’elles ne sauraient différer dès qu’il s’agit de celui-là. Vouloir forcer n’importe qui à admirer ses œuvres serait le comble du ridicule. Tel peut être ainsi fait qu’elles lui resteront à tout jamais incompréhensibles. Tel autre les condamnera par des raisons de principes, qui commandent au moins le respect. Mais, par contre, il n’y a personne qui ait le droit d’ajouter foi à tous les misérables mensonges inventés à plaisir pour rabaisser l’homme que fut Wagner.
Tout ce que nous venons de dire au sujet de la critique fera facilement comprendre l’inutilité des efforts de Wagner pour exercer une influence bienfaisante de quelque durée sur le théâtre de Dresde. Le personnel d’opéra y était alors le meilleur de l’Allemagne, l’orchestre, au dire de Wagner lui-même, « dans son genre le plus choisi et le plus parfait de son pays », le mérite des chœurs, conduits par Fischer, « incomparable », la voix de Tichatchek, le ténor héroïque, « une merveille de virile beauté », et puis, surtout, n’y avait-il pas là Wihelmine Schrœder Devrient, la plus grande cantatrice que l’Allemagne ait jamais possédée ?.., et un Richard Wagner à la tête d’une institution servie par cette élite ! Eh bien ! ce merveilleux faisceau de circonstances si exceptionnellement favorables, ne suffit pas à prévaloir contre la paresse, l’inertie routinière, contre le mauvais vouloir des artistes, intimidés par la critique, contre le « despotisme, la méchanceté doublée d’ignorance » et « l’orgueil de courtisan » dont fit preuve l’intendant, qui, tyrannique vis-à-vis du Kapellmeister, son subordonné, avait, à l’égard des journaux, une peur servile.
Wagner a résumé la situation en ces quelques mots : « Tous mes efforts de réforme dans l’opéra même, tout ce que j’essayai de proposer, pour donner à cette institution une tendance nettement définie dans le sens au moins de mon idéal artistique, de façon à ce que l’excellence devînt la règle au lieu de rester l’exception, toute la peine que j’y pris, tout échoua. Il me fallut bien me rendre à l’évidence, et comprendre ce qu’est le genre de culture auquel vise le théâtre moderne, et particulièrement l’opéra ; et cette cruelle conviction me remplit d’un tel dégoût, d’un si profond désespoir, que, renonçant à tout essai de réforme, je ne voulus plus rien avoir à faire avec une aussi frivole institution. »
L’emploi que Wagner remplissait à Dresde, il ne l’avait point sollicité ; cet emploi lui fut bien plutôt imposé ; il se décida à l’accepter pour assurer son existence matérielle, surtout par égard pour ses créanciers, qui attendaient depuis plusieurs années qu’il se trouvât en position de les payer. Lui-même écrit : « Je ne cachai au peu d’amis intimes que j’avais, ni la répugnance que je ressentais à accepter les fonctions de maître de chapelle de la cour, ni l’hésitation qui en était le résultat naturel. » Ces affirmations de Wagner, l’historiographe du Théâtre de Dresde, Proelss, les confirme en termes exprès[9]. La situation devenait de plus en plus intolérable pour le maître. Nous lisons dans le procès-verbal d’une entrevue qui eut lieu entre l’intendant et lui, vers la fin de son séjour à Dresde : « Wagner assura toutefois qu’il se sentait lui-même peu fait pour le service qu’on attendait de lui, et qu’il en eût volontiers résigné les fonctions, si le souci de ce que deviendraient sa femme et son ménage ne l’en eussent empêché. » Et le procès-verbal continue avec l’intraduisible élégance du style officiel : « Il lui fut accordé qu’il était peu fait pour son service, et l’intendant se réserva d’en faire, en temps opportun et à sa convenance, très humblement rapport à Sa Majesté. » On a prétendu, de divers côtés, que Wagner aurait fait preuve, à Dresde, d’une noire ingratitude ; il est bon de mettre fin à cette légende : en réalité, l’intendant n’attendait qu’une première occasion favorable pour se débarrasser d’un maître de chapelle qui lui semblait si incommode. Ce serait donc une erreur d’attribuer à la révolution qui éclata en mai 1849, et qui interrompit violemment les fonctions de Wagner, un rôle décisif dans ce tournant de sa vie. Les circonstances extérieures ne firent que brusquer la solution d’une crise qui existait, depuis longtemps, à l’état latent, précipiter une rupture désirée de part et d’autre. Aussi quand Wagner, frappé de proscription, dut prendre la fuite, bénit-il le destin, qui dénouait ainsi des liens devenus insupportables : « Ce Dresde », s’écrie-t-il, « serait devenu le tombeau de mon art ! »
Nous avons vu que Wagner, dès 1840, à Paris, s’était révolté, pour employer ses propres expressions, et était entré dans une « nouvelle voie. » Ses expériences, à Dresde, ne pouvaient que le pousser à s’engager plus avant. La frivolité constatée au théâtre le conduisit à se rendre compte aussi de la frivolité de la société entière de ce monde, et de son « pharisaïque souci d’art et de culture ».
« Ce fut en songeant à la possibilité d’un changement radical dans tout ce qui tient au théâtre, que j’en vins tout naturellement à reconnaître les vices fondamentaux de l’organisation politique et sociale, de cette organisation dont la condition faite à l’art, dans ses manifestations publiques, n’était que le résultat nécessaire. Cette conviction, une fois faite, devint déterminante pour ma vie entière et son développement ».
Wagner fut donc bien un révolutionnaire ; il l’avait été avant 1848, il le resta jusqu’à sa mort. Dans quel sens il le fut, c’est ce que je chercherai à faire comprendre aux chapitres qui traitent de sa politique et de sa doctrine de la régénération. Qu’il me suffise de constater ici qu’il n’avait que peu de points de contact, même extérieur, avec les protagonistes du mouvement auquel il se trouva mêlé ; au fond, ils lui étaient absolument étrangers, et lui, il leur était plus étranger encore. Bakounine a témoigné, en pleine audience, « qu’il avait immédiatement reconnu Wagner pour un rêveur sans portée pratique ». Ce jugement est caractéristique de ce que pensaient de lui les vrais politiciens. Et ils avaient raison : Wagner n’était pas des leurs. Ce qui le trompa, ce fut l’indomptable poussée de ses aspirations. Là encore, comme souvent dans ses amitiés et dans ses espérances, le pressant besoin de son âme, exaspéré par la puissance créatrice d’une imagination ardente, lui fit faire fausse route.
Un fait reste certain, c’est que Wagner ne comprit pas d’abord que ceux qui voulaient faire la révolution en 1848, et ceux qui, au contraire, poussaient à la réaction, étaient, à tout bien considérer, la même sorte d’hommes. C’étaient, les uns comme les autres, des politiciens ; les uns voulaient plus de liberté politique, les autres moins ; mais aucune divergence essentielle ne les séparait. Wagner, tout au contraire, poète lui aussi, voyait les choses du même point de vue que Schiller ; une force supérieure « le poussait à échapper au triste état de choses du siècle présent pour marcher à la conquête d’un ordre nouveau, conforme à la vraie nature humaine ». La révolution qu’il demandait, lui, était bien autre, autrement profonde aussi, que celle des radicaux de 1848 même les plus avancés. Aussi l’appelle-t-il « l’anéantissement de toute la forme sociale actuelle. »
On ne saurait donner de meilleur exemple du rapport vrai entre Wagner et le mouvement politique de l’époque, qu’en racontant en quelques mots ses relations avec Roeckel, l’un de ses meilleurs amis de Dresde, et un homme de 48 dans toute la force du terme. Roeckel, descendant d’une famille de musiciens, destiné à l’art dès son jeune âge, était directeur de musique à l’Opéra royal de Dresde : au fond, c’était une nature plus foncièrement politique qu’artistique. Violent, énergique, sincèrement convaincu, cet homme, aux sentiments d’une incontestable noblesse, était capable de tous les sacrifices ; il prit une part très ouverte au mouvement de mai et expia son intrépidité par douze ans de cachot. Aucun des révolutionnaires d’alors ne fut plus lié avec Wagner, et jusqu’à sa mort, en 1876, il lui resta fidèle. Il n’en était pas moins absolument incapable de rien comprendre aux vues de son ami, et, par la suite, sa cécité intellectuelle, si je puis me servir de ce terme, ne fit que s’épaissir. Seul l’éblouissement d’enthousiasme qui, en 1848, transporta l’Allemagne, et dont l’exaltation souleva au-dessus d’eux-mêmes jusqu’aux hommes les plus sobrement positifs, seul ce moment de fièvre intense put expliquer une telle illusion réciproque. De plus, l’idéalisme très sérieux d’hommes cumme Roeckel, cet idéalisme que surchauffait encore le souffle embrasé de l’époque, a pu et dû donner le change à Wagner sur leur véritable valeur intellectuelle, si inférieure à la sienne. Plus tard, sa correspondance le prouve, il s’en rendit fort bien compte ; il conserva toute son affection au fidèle et noble cœur qu’il savait battre dans la poitrine de Roeckel, mais il renonça à s’en faire comprendre dans un sens plus profond. L’histoire de cette amitié résume brièvement, mais complètement, tout ce que Wagner et la révolution de 1848 purent avoir de commun.
Le maître ne descendit qu’une fois, une seule, dans l’arène politique. Le 14 juin 1848, à Dresde, il prononça un discours devant l’Association patriotique de cette ville. Il le fit aussi publier, sous ce titre : Comment concilier des tendances républicaines avec la royauté[10]. Ce discours démontre que, même alors, Wagner était autant le partisan résolu du principe monarchique que l’ennemi juré du constitutionalisme, et qu’il voyait le salut de son pays dans le rejet de toute « notion étrangère et anti-allemande », dans « l’émancipation de la royauté », qu’il voulait garantir contre les erreurs démocratiques, enfin, dans le rétablissement de l’antique lien germanique entre le prince, d’une part, et le peuple libre, de l’autre. « À la tête de l’État libre, le roi sera alors ce qu’il doit être dans sa signification la plus noble et la plus haute : le premier de son peuple, le plus libre des hommes libres ! Ne serait-ce pas là, en même temps, un exemple magnifique et essentiellement allemand du précepte du Christ : Que le premier d’entre vous se fasse le serviteur des autres ? Car c’est en servant la liberté de tous que le roi exalte la notion même de liberté, en devenant l’incarnation consciente de ce qu’elle a de plus élevé, de vraiment divin. » Ce discours ne pouvait plaire ni aux Républicains, ni aux Démocrates, ni aux Libéraux constitutionnels ; et comme Wagner réclamait, pour rendre plus complète ce qu’il appelle l’émancipation de la royauté et du peuple, l’abolition de la noblesse, il déplut également aux Conservateurs. Ses ennemis l’exploitèrent immédiatement contre lui : aujourd’hui même, on n’a pas cessé de s’en servir pour attaquer le maître. Sa lettre si belle à l’intendant des théâtres, M. de Luttichau, lettre du 18 juin 1848, restera la meilleure réfutation qu’on puisse faire de ces accusations. Wagner y affirme derechef sa doctrine politique fondamentale : pour lui « la royauté peut et doit rester le centre intangible et sacré, autour duquel se grouperaient toutes les institutions populaires possibles. »
C’est en mai 1849 qu’eurent lieu les troubles de Dresde. Y faut-il voir, à proprement parler, une révolution ? Cela demeure douteux, car il y avait alors, en Allemagne, deux autorités régulières : à côlé des gouvernements locaux, royaux ou autres, siégeait le Parlement de Francfort, dont le pouvoir s’étendait à toute l’Allemagne, pouvoir qu’on avait le droit de considérer comme tout aussi légitime que celui des divers princes.
Mais bientôt la Prusse lança ses troupes. Cette action, que le Parlement de Francfort stigmatisa comme une violation grave de la paix nationale, n’était à proprement parler, pas dirigée seulement, ni même principalement contre la « révolte de Dresde » ; c’était, au fond, le premier coup joué sur l’échiquier politique pour humilier la Saxe et pour lui poser sur la gorge la botte de la Prusse. Après plusieurs jours de combat dans les rues de la ville, la révolution fut écrasée, et un jugement aussi effroyable qu’inique s’abattit sur ce malheureux pays. Les rapports officiels font grand bruit de « l’héroïsme » des troupes prussiennes : mais comme, tout compte fait, elles avaient perdu trente-et-un hommes et que leurs adversaires, qui combattaient à l’abri et pour qui la retraite était facile, en avaient perdu six fois autant, on est fondé à croire que ces derniers se battirent pour le moins tout aussi héroïquement.
Il n’est, certes, pas douteux que les sympathies de Wagner fussent acquises aux insurgés ; nous savons même qu’il put leur rendre quelques services, car, dans une lettre de 1851, il reconnaît qu’il s’est « employé à leur envoyer des renforts », et, d’après certains rapports, il aurait fait sonner le tocsin au Kreuzturm, bien que d’autres témoins infirment ce dire[11]. Faire de l’histoire véritable avec les racontars contradictoires qui nous sont parvenus sur une époque aussi agitée serait positivement impossible. Mais nous pouvons nous fier au témoignage de l’homme dont la vie entière fut la démonstration de ce qu’il déclarait à Liszt : « Je ne puis pas mentir ; il n’y a pour moi qu’un véritable péché, le mensonge. » Son propre témoignage me paraît décisif, et je parle ici, non seulement de ses paroles, mais de ses actions. Que furent ces dernières à ce moment de sa vie ? Après la prise de Dresde par les Prussiens, Wagner se rendit à Chemnitz chez son beau-frère Wolfram, non qu’il crût devoir fuir, mais avec la ferme intention de revenir à Dresde, dès que l’état d’excitation des esprits se serait apaisé. Ce ne fut qu’avec peine que son beau-frère le décida à quitter un sol dangereux pour lui, et le conduisit à Weimar. Là encore, Wagner se conduisit en homme qui n’a rien à craindre, se promenant dans la ville, se montrant au théâtre, persuadé qu’il était que tout malentendu s’éclaircirait bientôt. Il fallut, pour lui ouvrir les yeux, la nouvelle qu’un mandat d’amener venait d’être lancé contre lui. Or, à cette époque, être accusé ou condamné c’était tout un ; comme le dit Roeckel, en parlant précisément de Wagner : « On savait trouver ce qu’on voulait, et le désir de convaincre tenait lieu d’évidence. » Grâce aux efforts de son grand ami, Franz Liszt, qui alors, pour la première fois, joua un rôle décisif dans l’histoire de sa vie, Wagner put se procurer un passe-port sous un nom emprunté et gagner ainsi le territoire helvétique.
Je ne crois pas que, de tout ce qu’on vient de lire, on puisse rien tirer qui dénote, chez Wagner, le sentiment de sa culpabilité. Si de ses actions, nous passons à ses propres déclarations, le doute n’est plus permis. Ce qui le détourna, en 1856, de faire présenter au roi de Saxe une demande d’amnistie, afin d’être autorisé à rentrer dans sa patrie, ce fut « la conscience de n’avoir commis aucun crime passible d’une cour de justice, et l’impossibilité morale où il se sentait de s’avouer coupable ». Dans son État et Religion, il est encore plus explicite : « Quiconque a pu m’attribuer le rôle d’un révolutionnaire politique ayant pris place dans le rang, ne savait évidemment rien de moi, et était la dupe d’apparences qui peuvent bien induire en erreur un commissaire de police, non un homme d’État. »
Pour tout homme de sens, me semble-t-il, la causa est entendue. Et cependant, il y a encore une légende, disons mieux, un mensonge éhonté, qui semble avoir la vie si dure qu’on ne saurait trop souvent le réfuter. Pendant l’été de 1849 se répandit le bruit que c’était Wagner qui avait mis le feu au vieil Opéra de Dresde ! Le maître ne perdit pas un instant pour protester contre cettelàche calomnie, « sortie de la fange que recouvrent la haute vertu et la générosité bourgeoises ». (Lettre à Liszt, du 9 juillet 1849.) L’anecdote, cependant, était si jolie, que la presse la colporta pendant des années, jusqu’à ce que l’impossibilité matérielle du fait vint à être si bien démontrée, qu’elle semblait enterrée à jamais. Et voici que le comte de Beust l’a ressuscitée pour en donner, dans ses Mémoires, une nouvelle variante, accusant Wagner d’avoir tenté d’incendier le palais des princes ! Et comme preuve à l’appui de sa parole, Beust affirme que Wagner aurait été condamné à mort par contumace. Heureusement qu’il y a à consulter ici une autorité plus compétente que la parole d’un grand seigneur, fût-il doublé d’un grand homme d’État ; je veux parler du Tribunal royal (Kœniglicher Amtsgericht) de Dresde. Ses registres attestent officiellement l’entière fausseté de ces deux allégations. Pour la première, il pourrait sans doute y avoir eu confusion avec le confiseur Waldemar Wagner, qui fut soupçonné d’être l’auteur de l’incendie ; mais quant à la seconde allégation, ce n’est qu’une invention pure et simple, une méchanceté sans excuse[12]. Certes, on ne saurait admettre que M. de Beust en soit l’auteur responsable, mais sa haine aveugle pour Wagner ne le disposait que trop à admettre sans examen toutes les calomnies qui pouvaient la servir.
C’est ici que je dois clore ces quelques brèves copsidérations sur les événements qui se passèrent pendant le séjour de Wagner à Dresde, et qui nous ont conduit jusqu’au moment où se place ce que j’ai dit plus haut avoir été la grande crise de sa vie. À l’égard d’un génie créateur comme le sien, les événements ne sauraient avoir joué un bien grand rôle. Tandis que sa fortune semblait, à leur gré, monter ou descendre, tandis que le maître poursuivait sa lutte obstinée et incessante et se voyait lui-même attaqué avec une obstination égale à la sienne, des œuvres immortelles étaient nées, Tannhäuser, Lohengrin, la première esquisse des Maîtres Chanteurs, le projet primitif de l’Anneau du Nibelung et celui de Jésus de Nazareth, d’autres encore.
Voilà les vrais actes du génie, voilà sa vie, et ces actes dureront et cette vie s’épandra encore en flots bienfaisants et bénis, bien longtemps après que les misères de l’insurrection de 1848 seront tombées dans le gouffre de l’oubli.
S’il me fallait résumer en peu de mots et avec la simplicité la plus grande possible, ces sept années si importantes de la vie de Wagner, je dirais que les impressions qui se succédèrent chez lui pendant cette période me paraissent, dans leur effet et dans leur ensemble, converger vers deux foyers lumineux : d’une part, la rupture définitive de l’artiste avec l’opéra traditionnel, tant dans sa mise en scène qu’en lui-même, et la conception consciente et achevée du drame wagnérien, et de la scène nouvelle qu’il fallait à ce drame, conception dès longtemps pressentie, mais encore enveloppée dans des voiles que la persévérance du génie pouvait seule écarter ; d’autre part, chez l’homme, chez Wagner, la conviction de plus en plus profonde de l’imminence d’une crise telle que la politique seule ne saurait la conjurer et qu’il y faudrait le dictame d’une régénération radicale et complète. On remarquera que, dans l’un comme dans l’autre de ces deux points de vue, la négation franche et nette s’accompagne d’une affirmation tout aussi énergique. Wagner ne saurait servir deux maîtres, et la condamnation de ce qu’il croit mauvais ne fait qu’un, pour lui, avec la volonté du bien ; s’il abat d’une main, il reconstruit de l’autre.
La catastrophe de Dresde fut vraiment son salut : « Proscrit, persécuté, il se sentait dégagé de tout lien avec un mensonge quelconque ». Dès lors, il pouvait librement proclamer à la face du monde ce qui pour lui était devenu une foi, la plus sacrée de toutes, et bientôt il le fit, en écrits enflammés.
Cette émancipation morale, il y parvint au moment précis où, par l’abandon des dernières illusions, il en était devenu digne. Et ce moment coïncide, au propre comme au figuré, avec le milieu mathématique de sa vie.
II
DEUXIÈME MOITIE DE LA VIE DE WAGNER
(1819-1883)
1. — 1849-1859.
Après un court séjour à Paris où Liszt avait espéré pouvoir assurer l’avenir matériel de son ami par un succès à l’Opéra, Wagner, dès l’été de 1849, s’établit à Zurich ; il devait y demeurer jusqu’en 1858. Nous verrons plus loin comme quoi ce qu’il appelle ironiquement son « grand succès parisien » n’aboutit et ne pouvait aboutir à rien ; comme quoi aussi d’autres projets, qui se présentèrent occasionnellement, devaient fatalement avorter de la même façon. Ce fut une nécessité intérieure qui poussa Wagner à passer toutes ces années dans la retraite et dans le travail, tout entier à son activité créatrice. Sans doute, ses vacances d’été le promenèrent à travers la Suisse et jusqu’en Italie ; il fit de cours séjours à Paris ; au printemps de 1855, il dut même passer trois mois à Londres, où l’état de sa bourse le contraignit à accepter la direction des Concerts Philarmoniques ; mais tous ces incidents sont sans importance et ne sauraient rien changer à la signification propre de ces années de retraite. J’en puis dire autant de l’emploi qu’il remplit quelque temps au Théâtre de Zurich, où il dirigea l’exécution de bons opéras (entre autres Don Juan et le Vaisseau Fantôme), et des concerts qu’il organisa pour se les donner à lui-même et pour pouvoir entendre, jouée comme elle devait l’être, la musique de Haydn, de Mozart, de Gluck, de Beethoven, de Weber, ainsi que la sienne. Les relations diverses qu’il put entretenir durant ce séjour, si l’on excepte son amitié avec Gottfried Semper, Georg Herwegh, et Gotlfried Keller, ne signifient pas non plus grand’chose au point de vue qui nous occupe. Une étroite amitié unissait Wagner au directeur de musique Heim et à sa femme, excellente musicienne : avec eux il aimait à exécuter des fragments de l’Anneau du Nibelung, qu’il était alors en train d’écrire ; il passa aussi des heures agréables chez le philosophe Wille et chez le négociant Wesendonck ; mais, en somme, il fuyait plutôt la société, n’y trouvant pas de sympathie sérieuse et profonde pour le but qu’il poursuivait ; il fuyait tout particulièrement « l’infernale cohorte des professeurs », et écrivait à Liszt : « Les tortures que m’inflige trop souvent la compagnie des hommes me sont devenues les plus cruelles de toutes, et je ruse à seule fin de m’isoler. »
Wagner, en effet, était entré dans la « période consciente du vouloir créateur » ; toutes les circonstances extérieures, dans cette seconde phase de sa vie, semblent disparaître devant l’importance de ce fait. Elles peuvent il est vrai, accélérer ou retarder la marche en avant du maître, mais elles ne le feront pas dévier de son chemin. À Zurich, cependant, l’environnement était plutôt neutre, et Wagner n’eut pas à y réagir sur le monde qui l’entourait, comme plus tard à Paris, à Munich, à Bayreuth. Sa vie à Zurich fut toute intérieure ; ce fut là que, dans ses écrits, il jeta les bases de sa théorie de l’Art et du Drame, là qu’il composa plusieurs de ses chefs-d’œuvre.
« Tu peux me croire sans réserve, si je te dis que ce qui me pousse à vivre encore, ce n’est uniquement que l’impulsion irrésistible de toute une série d’œuvres d’art, qui s’agitent en moi et dont l’impérieuse vitalité semble porter et soutenir la mienne : il faut qu’elles voient le jour. Il n’y a que la création artistique qui me satisfasse et qui me donne le désir de vivre… Aussi n’accepterai-je jamais de place ou quoi que ce soit de semblable. Quiconque sait quelque chose de mes travaux, ou sent et respecte ce qu’ils ont de particulier et de distinctif, doit reconnaître que moi, précisément, et surtout vis-à-vis d’une institution comme le théâtre actuel, je ne saurais jamais en venir à faire de mes œuvres une marchandise ».
Ces lignes, que Wagner, vers 1850, adressait à son ami Franz Liszt, sont le résumé de la seconde moitié de sa vie. Dès lors, il n’a plus voulu vivre que pour l’art, et pour l’art seul ; il n’a plus rien cherché ni demandé pour lui-même, il n’a plus voulu servir qui que ce fût d’autre ; il vivait pour le monde, mais, en un sens, en dehors du monde, et il eût pu dire comme Byron :
I stood
Among them, but not of them, in a shroud
Of thoughts which were not their thoughts[13].
Il savait maintenant ce qu’il était et devait être pour le monde ; et à ce monde il ne demandait qu’assez d’espace pour vivre sans être forcé à battre monnaie avec le pouvoir créateur qu’il sentait en lui.
Le premier qui comprit ce qu’il fallait à Wagner, et cela parce qu’il éprouvait par lui-même un besoin du même ordre, ce fut le roi Louis II de Bavière ; mais jusqu’au moment où, en 1864, cet admirable souverain intervint d’une manière si décisive dans la vie du maître, ce dernier eut à passer plus d’une fois par les angoisses de la misère. Son art, toutefois, avait déjà agi, et si quelques-uns seulement en avaient compris l’appel, je tiens à leur rendre, en les mentionnant ici, l’honneur qui leur est dû, puisque ce fut grâce à eux seuls qu’à une époque où ses droits d’auteur ne représentaient encore qu’un revenu minime, il put, sans place ni traitement fixe, vivre tout entier pour son art.
En tête de cette liste glorieuse se place le nom de Franz Liszt, ne fut-ce même qu’à cause de la prééminence de son haut esprit. Dans une lettre de 1856, Wagner appelle leur amitié « l’événement le plus important de sa vie ». Ce n’est pas seulement que Liszt s’imposât, plus qu’aucun autre, des sacrifices destinés à secourir matériellement le maître, mais c’est que, seul, il avait une autorité personnelle pouvant le mettre à même de donner à Wagner l’appui moral et artistique dont il avait besoin. Ce fut en effet Liszt qui, vers 1850 et les années suivantes, exécuta les œuvres décriées du proscrit, en sorte que le Théâtre de Weimar devint le centre d’où elles commencèrent à rayonner sur toute l’Allemagne (notamment le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin). En même temps, Liszt, par ses écrits au sujet de ces trois œuvres, leur frayait la voie d’une compréhension plus complète, et ces écrits sont, encore aujourd’hui, l’introduction la plus magistrale à la poésie et à la musique de Wagner qui se puisse lire[14]. Enfin, Liszt fut l’infatigable champion du maître auprès des princes allemands, des directeurs de théâtre, des amateurs de musique, et Wagner pouvait lui écrire, vers la fin de 1851 : « Je te proclame, sans ambages, l’auteur de ma situation actuelle et de l’avenir qu’elle semble me permettre d’entrevoir. » Encore tout cela n’était-il rien auprès de ce qu’étaient l’amour de Liszt, son intelligente sympathie, sa foi inébranlable, pour celui qui languissait encore dans un isolement artistique presque complet. Liszt fut le premier à comprendre la haute signification, et pour emprunter ses propres expressions, le « divin génie » de Wagner. Celui-ci lui écrit dans l’effusion de son cœur : « Tu es bien le premier qui m’aies fait éprouver la volupté qu’il y a à être entièrement, absolument compris ; je semble m’être comme résolu en toi ; pas une fibre de mon être, pas une palpitation de mon cœur, qui aient échappé à ta sympathie. »
L’amitié de ces deux grands hommes, telle que nous la révèle leur correspondance, a été souvent comparée aux relations de Gœthe et de Schiller. La comparaison me paraît boiteuse à double titre. L’amitié de Schiller et de Gœthe est purement intellectuelle : on croit entendre deux poètes, se promenant ensemble dans les Champs élyséens et charmant les loisirs d’une éternité assurée par de sereines discussions sur l’art et sur leurs œuvres. Ici, au contraire, tout est dramatique, tragique, comme marqué au coin d’une fatalité supérieure. Franz Liszt débute par sauver la vie de Wagner que la prison eût tué, puis il sauve ses œuvres. Pendant des années, les lettres de Liszt, les visites de Liszt, sont le seul aliment de vie et de travail pour le solitaire de Zurich ; ce « grand et vaste cœur qui s’ouvre devant lui », c’est sa consolation, son espérance : « Toi, le seul et l’aimé, toi qui m’es tout, oui, tout, et prince, et monde !… Vraiment, où que je me tourne aujourd’hui, si loin que mon regard sonde l’avenir, je ne vois rien qui puisse me relever, m’apporter la consolation et la force, m’armer à nouveau pour le combat de la vie, rien que l’espérance de te revoir, rien que ces deux ou trois semaines que tu me promets. »
D’autre part, il ne faut pas l’oublier, si ce que Liszt offrait et donnait à Wagner, c’était « un grand et vaste cœur », il ne pouvait être question entre eux, comme entre Gœthe et Schiller, d’un échange de réflexions critiques capable d’influer en quoi que ce soit sur leurs œuvres. Wagner créait comme nous pouvons nous représenter qu’un Shakespaere a créé ; son œuvre le possédait à l’égal d’une de ces forces de la nature, dont l’énergie fatale, immuable, ne dévie jamais de la voie tracée par le doigt de Dieu. Liszt eut même quelques craintes à l’égard de Lohengrin, de son « coloris ultra-idéal » ; il en eut pour le texte de Tristan et Iseult, etc. : et ce ne fut que l’exécution de Lohengrin, dirigée par lui à Weimar, qui le convainquit que « cette œuvre merveilleuse représentait ce que l’art peut produire de plus parfait et de plus élevé » ; et ce ne fut que lors de l’exécution musicale de Tristan et Iseult qu’il se rendit vraiment compte qu’il n’avait pas compris jusque-là, et qu’il sut s’incliner, muet d’admiration, devant ce qu’il appelle un « céleste miracle ». Wagner, de son côté, n’avait pas même répondu, tout d’abord, aux observations de son ami ; il produisait ses œuvres comme il se sentait forcé de les produire, sous l’impulsion de la nécessité intérieure. Comme créateur d’art, il ne pouvait qu’agir et rester seul ; même un Gœthe ni un Schiller n’eussent pu le conseiller. La seule chose qu’on pût lui donner, c’était l’amour, « cette patrie de son art », comme il l’appelle lui-même ; et c’est cela précisément que Liszt lui prodigua.
Auprès du nom d’un Liszt, ceux des autres amis de Wagner risquent de pâlir et de s’effacer, mais non pas, certes, le mérite de leur fidélité. Dès l’arrivée à Zurich, ce furent deux hommes excellents, Baumgartner, professeur de piano, et le premier secrétaire d’État Sulzer, qui le secoururent matériellement pendant les premières semaines. Plus à même de l’aider, une bienfaitrice à lui personnellement inconnue, Mme Laussot, femme d’un négociant français, le fit dans une très large mesure ; elle avait, pendant un séjour à Dresde, conçu une admiration enthousiaste pour les œuvres de Wagner. Une amie, Mme Julie Ritter, qui l’avait précédemment secouru à diverses reprises, put, de la fin de l’année 1851 jusqu’à celle de l’année 1856, et grâce à un héritage qu’elle avait fait, lui servir une petite rente annuelle. Son fils, Karl Ritter, musicien de talent, fréquenta beaucoup Wagner à Zurich ; la correspondance avec Liszt et Uhlig le mentionne souvent. Cette amitié même était due à l’art de Wagner, car c’étaient les représentations de Tannhäuser à Dresde qui l’avaient commencée. Alexandre Ritter, le frère de Karl, compositeur bien connu, faisait alors partie de l’orchestre. Il fut un des premiers partisans du maître, et l’un des plus méritants ; il entra, plus tard, dans la famille, par son mariage avec la nièce de Wagner, Franziska. En 1856, le riche négociant Wesendonck et sa femme prirent, auprès de Wagner, pour un peu de temps, la place qu’avait remplie Mme Ritter, en lui venant en aide à leur tour. Ce furent eux qui offrirent à l’artiste ce qu’il cherchait en vain depuis longtemps, une habitation dans une situation charmante, où il pût trouver la tranquillité et le silence indispensables à son travail comme à son repos. Dans sa chaleureuse reconnaissance, il donna à cette demeure le nom bien caractéristique d’Asile. Non content d’avoir rendu à l’artiste, avec la plus délicate simplicité, un si grand service, ce couple d’élite sut l’entourer de ce qui répondait à ses besoins intimes : hospitalité constante pour lui et pour ses amis, appui et secours dans les difficultés de l’existence, aimables attentions, entière liberté d’épanchement avec la certitude d’être toujours compris ; animation d’une vie de famille toute de grâce et d’élévation, sympathie pour ses douleurs, enthousiasme pour son art.
Et cependant, toutes ces amitiés avaient un défaut commun, c’est que ceux qui aidaient cet homme n’avaient pas la pleine conscience de ce qu’il était réellement. Ils soupçonnaient à peine sa véritable grandeur. Dès lors, leur générosité, pour spontanée qu’elle fût, ne leur apparaissait point à eux-mêmes comme ce qu’elle était en un sens, une obligation. Il leur manquait cette conscience d’un devoir à remplir, que nous avons trouvée chez Liszt, et, par là même, leur libéralité gardait toujours comme une odeur d’aumône. Aussi Wagner lui-même se dégagea-t-il de ces liens l’un après l’autre ; il aima mieux se précipiter dans l’inconnu, et cela jusqu’à un dénûment tel, qu’il en vint à devoir mettre sa montre en gage (pendant qu’il composait le second acte de Tristan et Iseult) plutôt que d’abdiquer une seule parcelle de son indépendance. Pour conquérir celle-ci dans sa plénitude, il lui fallait, plus peut-être au point de vue de sa dignité morale qu’à celui des moyens matériels, un roi pour ami. Aussi, ce dernier ne s’étant pas encore trouvé, Wagner se vit-il obligé, à la fin de cette période et de l’année 1859, de renouer momentanément avec le théâtre, dans le seul but de pourvoir à sa propre subsistance.
Cependant il s’était fait d’autres amis, des musiciens surtout, troupe faible encore, mais enthousiaste, de disciples, amenés par Liszt à une compréhension plus profonde de l’art wagnérien : Klindworth, Alexander Ritter, Peter Cornelius, Draesecke et d’autres. À cette élite vinrent sejoindre des hommes comme Brendel, l’historien bien connu de la musique, et le conseiller d’État Franz Mueller, habile écrivain, versé dans la littérature et la mythologie allemandes[15].
Ce fut là le premier noyau de ce parti wagnérien, au sujet duquel les journaux devaient, pendant bien des années, se hausser au diapason que l’on sait. S’il se forma, d’ailleurs, un parti quelconque, ce ne fut que la conséquence naturelle des attaques sans mesure, des railleries systématiques dirigées contre les doctrines et les visées de Wagner. Lui-même avait ce classement et ces luttes de partis en horreur, et rien ne l’irritait jusqu’à la furie comme les sottises de partisans bien intentionnés, mais inintelligents. Il écrit à Liszt, en 1857 : « Un malheureux vient encore de m’envoyer un paquet de folles absurdités sur mes Nibelungen, et s’attend sans doute à quelque flatteuse réponse. Faut-il que, quand je cherche des hommes, je ne trouve que des fantoches de cette espèce ! » Ailleurs il demande à Liszt d’en finir une bonne fois avec « la coterie, cette alliance avec des sots, qui, à eux tous, sont incapables même de soupçonner de quoi il s’agit pour nous. » Même sur l’écrit de Brendel La musique d’aujourd’hui et l’art intégral de l’avenir, il s’exprime en ces termes : « Tout cela est bel et bon, et qui ne sait pas mieux faire peut faire comme eux ; mais quant à moi, je ne m’y reconnais plus. »
Il est cependant deux amis qui, à cette époque, c’est-à-dire vers 1850 et après, ont droit à une mention spéciale, parce que leurs dons supérieurs, comme la nature de leurs rapports avec le maître, les élevaient non seulement au-dessus de l’esprit de coterie, mais au-dessus même d’un simple lien de fidélité à un parti quelconque : ce sont Theodor Uhlig et Hans de Bülow. Le premier, d’abord violoniste à l’orchestre de Dresde, en devint plus tard le chef. Il est l’auteur de la partition pour piano de Lohengrin, et de remarquables articles, publiés dans divers journaux, sur les premiers écrits de Wagner à Zurich, sur les symphonies de Beethoven, etc. C’était un cerveau très fin, sans puissante originalité, mais d’une réceptivité telle qu’il s’assimilait entièrement ce qui lui venait du dehors, au point d’en faire quelque chose, sinon de nouveau, du moins de vraiment personnel. En plus, il possédait autant de sagacité critique que de tact artistique. Son caractère était à la hauteur de son intelligence ; il servit Wagner avec le désintéressement le plus absolu. Après sa mort précoce, survenue en janvier 1853, le maître écrivait à la veuve : « La perte de cet ami restera irréparable pour toute ma vie… ce m’est comme un veuvage ; à qui désormais confier tout ce pour quoi je trouvais dans ce cœur d’ami tant d’accueil et de sympathie ? »
Hans de Bülow présente un contraste frappant avec Uhlig, plusencove par son caractère que par ses talents ; chez lui, la même réceptivité intuitive s’unissait à un tempérament à la fois bilieux et sanguin, et à une énergie infatigable et agressive. Aussi ses dons, plus grands au fond que ceux d’Uhlig et mis en relief par des aptitudes musicales vraiment exceptionnelles, arrivèrent-ils à se faire mieux valoir. Bülow fut bien un de ces hommes trop rares qui, en donnant tout ce qui est en eux, sans qu’il en reste plus rien, se montrent par là apparentés au génie. Lorsque, peu après 1850, cet homme extraordinaire vint à Zurich, on devine combien Wagner en tira d’encouragement et de joie. Bùlow est sans doute le seul qui ait pu s’enorgueillir à bon droit du titre « d’élève de Wagner », car, au théâtre de Zurich, il développa ses hautes capacités comme chef d’orchestre grâce aux continuels conseils du maître, et, plus tard, à Munich, il les employa à son service ; de plus, il ne cessa d’agir pour lui, de vive voix et par écrit, aussi bien que par son travail artistique.
Il était nécessaire de mentionner ces amitiés, car à l’intensité de leur dévouement on peut mesurer le charme et la puissance du grand homme, et elles nous font pénétrer plus avant dans sa personnalité que n’y parviendraient tous les essais de description que l’on pourrait tenter. L’affection d’un Franz Liszt, la fidélité d’une Mme Ritter, le dévouement absolu d’un Theodor Uhlig, le zèle fougueux d’un Hans de Bülow complètent ce que nous apprenons de Wagner par lui-même ; pour la claire connaissance de ce qu’il était en réalité, ce sont là, certes, des « documents », qui méritaient bien une place à côté de ses écrits, de ses œuvres d’art et de ses actions.
Le calme relatif des années de Zurich nous permet de jeter un coup d’œil général sur l’activité artistique de Wagner. Lorsque les événements de Dresde eurent tranché le nœud gordien, en le séparant d’un monde qu’il ne pouvait plus servir qu’en se faisant illusion et violence à lui-même, la fermentation intérieure de son âme d’artiste atteignit son point maximum. Nous aurons à étudier de plus près, tout à l’heure, la marche de ce développement artistique ; car il serait peut-être séduisant, mais il est dangereux, de vouloir établir un rapport génétique entre l’éclosion des œuvres d’art et les événements de la vie de l’artiste : la source de son inspiration nous demeure à jamais cachée, et bien que ce qui nous apparaît à la surface présente une succession, comme tout ce qui vit, ce développement lui-même n’en est pas moins comme une vie dans la vie. Ici, la logique perd ses droits, et si c’est une nécessité qui pousse le génie à produire, la loi de cette nécessité reste en elle-même et ne saurait se déduire de son environnement.
Nous pouvons, toutefois, constater un symptôme significatif de ce que j’ai appelé plus haut une fermentation intérieure ; c’est que, pendant ces années 1848 et 1849, Wagner portait en lui nombre de projets dramatiques qu’il ne devait jamais exécuter : Frédéric Barberousse (drame parlé), La Mort de Siegfried, Wieland le Forgeron, Jésus de Nazareth, (ceux-ci des drames wagnériens proprement dits, en paroles et en musique), puis encore d’autres idées dramatiques moins mûries, comme un Achille. L’artiste créateur, en effet, était à la veille de faire un pas grand et décisif, ou, comme il le dit lui-même, « de parvenir de l’inconscience à la conscience » ; pour lui, c’était l’aube de la période du vouloir artistique conscient, sur cette voie absolument nouvelle « dans laquelle il était entré, poussé par une inconsciente nécessité. » Et cette période que nous venons de l’entendre définir, c’est bien la seconde moitié de sa vie. Pour voir clairement son chemin, pour embrasser d’un coup d’œil cette « voie nouvelle » où il entrait ainsi délibérément, il ne lui a, on le comprend, pas suffi d’un jour. Il y fallait le repos, la retraite, le recueillement. L’artiste avait à « se penser » lui-même. « J’avais à classer toute une vie qui était derrière moi, à m’en rendre compte», écrit Wagner, en 1850, à Liszt, « à prendre conscience de tout ce qui, jusque-là, avait surgi en moi instinctivement, à me rendre maître, par une analyse rigoureuse et voulue, de la réflexion que la nécessité avait fait naître dans mon for intérieur, afin de me précipiter ensuite, en pleine et joyeuse connaissance de cause, dans la noble inconscience de la production artistique. »
En ce faisant, Wagner, loin de se lancer dans une direction nouvelle, ne faisait que persévérer sciemment dans celle que lui avait montrée l’instinct de son génie : « Mes vues nouvelles », écrit-il à Heyne avec un jeu de mots intraduisible. « sont tout à fait semblables aux anciennes, mais moins troubles et par là-même plus humaines ». Wagner ne parvint à cette clarté de vues et à cette liberté, qu’en écrivant, de l’été de 1849 jusqu’à l’été de 1850, toute une série de traités où il s’expliquait nettement vis-à-vis de l’Art et du Monde : l’Art et la Révolution (1849), l’Œuvre d’art de l’avenir, Art et Climat (1850), Opéra et Drame, une Communication à mes amis (1851). Il étouffa en lui tout désir de produire, il resta sourd aux conseils de prudence que lui donnaient ses amis les mieux intentionnés, jusqu’à ce que cette opération de classement, de systématisation fût faite et parfaite. Enfin il put prononcer cette fière parole, en homme qui a définitivement pris conscience de lui-même : « Comme artiste et comme homme, je chemine vers un monde nouveau. » Aussitôt la noble inconscience de la production artistique reprend ses droits : deux mois après l’envoi du manuscrit de la Communication, apparaît déjà le germe de ce drame cosmique, l’Anneau du Nibelung. « Avec Siegfried, j’ai de grands projets en tête : trois drames, avec prologue, en trois actes. » (Lettre à Uhlig du 12 octobre 1851.) Dès lors, le maître, en dépit de sa santé constamment chancelante, fait preuve d’une puissance productrice incomparable : le plan de la tétralogie est achevé en novembre 1851, le poème en décembre 1852 ; un an après, la partition du Rheingold est presque terminée ; la Valkyrie prend deux ans (la dernière portée de la partition était écrite au printemps de 1856) ; puis il attaque aussitôt Siegfried, et, en juin 1857, le premier acte et le second sont déjà entièrement esquissés. Puis la production, sans s’arrêter, se tourne ailleurs ; de l’été de 1857 à celui de 1859, Wagner écrit, poème et musique, Tristan et Iseult, la première de ses œuvres qui ait été terminée dans cette « période du vouloir artistique conscient. » Le maître ne croyait nullement, ainsi, sortir de la sphère qu’embrasse l’Anneau ; il voyait au contraire dans Tristan « un complément dramatique du grand mythe des Nibelungen, dont la signification comprend tout un monde ». Cependant son œil intérieur avait vu se dresser devant lui une autre figure, qui, en raison de a la connexité de tous les vrais mythes », se trouvait reliée aux drames des Nibelungen et de Tristan par mille affinités diverses : la figure de Parsifal. Je sais bien que ce n’est que quelques années plus tard que cette apparition devait se traduire en un projet arrêté : néanmoins, Parsifal relève incontestablement de l’Anneau et de Tristan, et lui aussi, en un sens, peut être envisagé comme un « complément dramatique » ; et il est certain que, dès le printemps de 1857, sa forme, tant poétique que musicale, commença à se dessiner nettement dans l’imagination du poète.
Telle fut la vie de Wagner de 1849 à 1859. À côté et en dehors de ces manifestations de son génie, ce qu’on appelle les événements n’ont aucune importance réelle.
2. — 1859-1866.
J’ai fait entendre déjà que Richard Wagner, pour persévérer dans la voie que son génie le forçait à suivre, avait été obligé de rompre, l’un après l’autre, des liens d’amitiés secourables. Accepter des secours, il le pouvait, mais non porter des chaînes. Il y a plus : après tant d’années de travail silencieux et ininterrompu, un désir le pressait, celui d’entendre de la musique, sa musique, d’éprouver la bienfaisante action de ses propres œuvres, exécutées sur la scène. Déjà en 1857, il se plaint de ce que son existence lui devienne insupportable, sans ce rafraîchissement, l’exécution d’une de ses œuvres ; en 1859, presque désespéré, il s’écrie : « De l’art, de l’art, à m’y noyer jusqu’à l’oubli du monde, cela seul pourrait me guérir… Enfants ! j’ai peur qu’on ne me plante là trop longtemps, et quelque jour vous aurez à vous dire en parlant de moi : Trop tard ! ». Et c’était vrai, on le « plantait là » ; ses amis ne le comprenaient plus ; en même temps, il recevait la nouvelle que son recours en grâce venait d’être rejeté par le roi de Saxe. Alors le maître quitta son « asile muet et silencieux » de Suisse, et, en automne 1859, se précipita de nouveau dans les flots de ce monde « auquel depuis longtemps il n’appartenait plus ». Les années qui suivirent, à Paris, à Vienne, à Munich, furent hantées d’une double détresse, à la fois artistique et matérielle. Le maître avait demandé de l’art pour s’y noyer ; mais cet art, c’était à ce monde même, — qu’il eut si volontiers oublié, qu’il s’agissait de l’arracher — ce monde seul pouvait en fournir les moyens, force était donc se le concilier. Ses premières œuvres, il est vrai, commençaient à conquérir, sur les scènes allemandes, la place qui leur était due ; mais, pour se procurer les moyens de vivre, le maître se voyait obligé d’en « faire marchandise », d’autoriser des exécutions misérables, ineptes, où le public prenait une idée absolument fausse de son art et de son idéal artistique ; ou bien il lui fallait, de sa propre main, mutiler les productions plus mûries de son énergie créatrice, arracher des lambeaux aux partitions de Tristan et de l’Anneau, les séparer du texte et de l’organisme vivant dont ils faisaient partie, pour les produire dans dcs concerts, et se faire reprocher, par ses amis comme par ses ennemis, de « faillir » à « ses principes ». Ainsi donc il devait, en quelque sorte, s’amputer lui-même, aller à l’encontre de ses convictions les plus chères, pour vivre, pour pouvoir produire encore, pour entendre ses « muettes partitions », son propre art lui parler et l’encourager. Ces tristesses sans nom, Wagner nous les laisse entrevoir dans ses lettres de Paris, en 1860 : « Ce qui fait le tragique de ma destinée actuelle, c’est que mes entreprises les plus hardies doivent servir à me faire vivre. Là dessus, amis, protecteurs, admirateurs sont également aveugles, au point de me remplir d’un amer désespoir… Pouvez-vous vous figurer ce que je sens, quand je regarde le monde, pour lequel je pourrais être tant, et que je me regarde moi-même, moi à qui cependant l’existence est rendue impossible ? Croyez-moi, personne autre ne saurait sonder l’abîme d’amertume qui se creuse dans mon âme. Mais que rien ne saurait ouvrir les yeux de ce monde enfoncé dans sa stupidité, de ce monde qui ne recouvrera la vue que quand son trésor sera perdu, ah ! cela, je le sais, croyez-moi ! » Tel est l’état d’âme du maître pendant ces années agitées, parfois orageuses. Vers leur fin, toutefois, devait se lever, à l’horizon de Wagner, l’aurore d’un nouveau jour : Louis II de Bavière était monté sur le trône et avait étendu sur le malheureux artiste la protection de sa royale main. « Ce fut ton appel qui m’arracha aux horreurs de la nuit », lui dit le maître, dans son beau poème : À mon royal ami, où il peint, en termes si poignants, la détresse des années écoulées :
« Ce que tu es pour moi, moi seul, dans mon étonnement, puis le comprendre, — Quand se montre à moi ce que j’étais sans toi. — Aucune étoile ne brillait pour moi, que je ne la visse bientôt pâlir, — Aucun espoir, dont je ne fusse dépouillé. — Livré au hasard de la faveur du monde, — Au jeu répugnant de l’intérêt ou du péril ; — Ce qui luttait en moi pour produire de libres œuvres d’art, — Se voyait trahi et abandonné au même sort que les ambitions vulgaires. »
Ce fut donc dans l’automne de 1859 que Wagner, quittant la Suisse, alla s’établir à Paris, où il demeura jusqu’à l’été de 1862. Cependant, déjà en 1861, il avait fait deux séjours prolongés à Vienne et noué des rapports avec le théâtre de la Cour de cette ville, qui l’amenèrent à s’y fixer dans l’automne de 1862. Il y demeura jusqu’au printemps de 1864, mais fit, pendant ce laps de temps, de nombreux voyages pour donner des concerts, à Saint-Pétersbourg notamment, et pour faire représenter ses œuvres, à Pesth, Prague et dans d’autres villes. Il vit se briser, l’une après l’autre, toutes ses espérances artistiques ; sa situation matérielle était désespérée, ettousses efforts pour y échapper restaient inutiles. Le maître dut quitter le foyer qu’il venait de se créer à Vienne ; pendant quelques semaines, il erra sans but précis, se réfugia quelque temps chez ses amis Wille, à Zurich, puis repartit pour Stuttgart… Souvent mordu du désir d’en finir une bonne fois avec ce monde, « son avenir », il l’écrit lui-même, était « implacablement désespéré » Alors survint le message de Louis de Bavière. Aux premiers jours de mai 186-4, Wagner arrivait à Munich : un trait de plume, avait suffi, et tout souci matériel s’était évanoui, et son avenir artistique s’ouvrait à lui comme un jour resplendissant de gloire et de joie : « Il entend que je sois mon maître, mon seul maître, non pas chef d’orchestre, non, rien, rien que moi-même et son ami… il me décharge de tout souci, j’aurai tout ce qui m’est nécessaire», écrit-il le 4 mai 1864. Et pourtant, ce souci détesté, combien vite il allait se dresser de nouveau devant lui ! L’épisode de Munich ne dura pas même autant que ceux de Paris ou de Vienne ; dès décembre 1863, Louis II se voyait forcé, bien à contre-cœur, d’éloigner Wagner de sa présence et de sa capitale, sans lui rien ôter, d’ailleurs, de son amour et de son admiration. Encore une fois, la cabale de la vulgarité avait vaincu, mais, comme d’ordinaire, elle avait été aveuglée par la haine et la sottise, et sa victoire ne profita qu’au maître qu’elle persécutait. Le départ forcé de Wagner mit fin à cette période pendant laquelle il avait cherché, à renouer avec le théâtre moderne. Ce ne fut qu’à de rares intervalles, et pour de courts moments, toujours dans un but déterminé et temporaire, que Wagner fut dès lors appelé à coopérer à des représentations théâtrales ou à y aider par ses conseils ; il s’était bien enfin dégagé du théâtre moderne, comme de la nécessité de se livrer à des tentatives qui ne pouvaient être que des avortements. Bientôt il put construire sa propre scène, son Festspielhaus, dans un coin ignoré d’Allemagne ; et dans l’intervalle, depuis sa fuite de Munich jusqu’à son arrivée à Bayreuth (de décembre 65 à avril 72), il put vivre « dans cet asile silencieux » de Suisse, dont l’isolement lui avait pesé, en 1859, mais cette fois, joyeusement, librement, sans soucis rongeants, tout à son activité créatrice, bien mieux certes qu’il n’eût pu le faire à Munich.
Un seul événement, mais gros de conséquences, avait marqué le séjour à Paris, de 1859 à 1862 : il fit assez de bruit pour qu’on sache que je veux parler ici des représentations de Tannhäuser au Grand Opéra, les 13, 18 et 24 mars 1861, et du scandale inouï auquel elles donnèrent lieu. La presse, là comme partout, avait fait rage contre Wagner ; elle trouva de complaisants alliés chez les membres du Jockey-Club, frustrés de leur amusement favori, le ballet. Ces deux éléments, renforcés d’une claque payée par eux, firent tant et si bien, par leurs sifflets ; leurs huées, et leurs vociférations, qu’on ne put rien entendre de l’œuvre, et que l’auteur se vit forcé de retirer la pièce après la troisième représentation. Mais, quand on apprend la part que prirent à ces manifestations scandaleuses des membres de la nation allemande, quand on voit que le grand public prit le parti du maître contre la tyrannie de la presse et des barons de la finance, et surtout quand on sait qui étaient, à Paris, les amis de Wagner, on se convainc aisément que l’idée que les Français seraient moins faits que les Allemands pour comprendre les œuvres de Wagner est absolument erronée[16]. Bien au contraire, ce séjour à Paris a laissé au maître de beaux souvenirs, car il y avait trouvé ce que l’Allemagne ne devait jamais lui offrir. Ce fut sur l’ordre exprès de l’empereur que Tannhäuser arriva à être joué ; deux ans plus tard, à Berlin, l’Intendant se refusait encore à recevoir Wagner. Il est à remarquer que l’ordre impérial fut donné sans l’assentiment de Wagner, voire même malgré lui ; ses lettres, en partie non encore publiées, ne laissent pas le moindre doute à cet égard. Quant au rôle que jouèrent dans tout cela les intrigues de cour, il l’avait bientôt découvert, et, dans l’été de 1860, il écrivait : « C’est dans la haine de la comtesse Walewska contre la princesse Metternich que gît, pour moi, le plus grand danger. » Il ajoute plus loin, dans la même lettre : « En tout cas, je n’accepte pas vos premières félicitations sur mes lauriers parisiens. Il y a longtemps déjà que je regrette beaucoup de m’être engagé dans une entreprise semblable, avec toutes les conséquences qui en découlent. »
Quant à la façon dont étaient conduites les études, et à l’heureux contraste qu’il y trouvait avec le laisseraller du théâtre allemand, Wagner s’exprime ainsi : « Chaque acquisition était faite, sans égard pour ce qu’elle pouvait coûter, pour peu que j’en exprimasse le désir ; et la mise en scène était préparée avec un soin minutieux, tel que, jusque-là, je n’en avais pas même eu l’idée. » Plus loin, il loue « la sollicitude, inconnue chez nous, avec laquelle les répétitions de chant furent conduites », et « la beauté insurpassable avec laquelle fut chanté et rendu sur la scène le chœur des pèlerins ». Il attribue enfin au public parisien « une très grande réceptivité, et un sentiment de la justice vraiment généreux[17]. »
Si donc Wagner reconnaît que son séjour à Paris « ne lui a laissé, en somme, que des souvenirs encourageants », c’est parce que ce fut là que, pour la première fois de sa vie, il se vit apprécier à sa valeur. Encore aujourd’hui, le poète Richard Wagner trouve, dans sa patrie, trop de gens qui, par suite d’un préjugé absurde, ne veulent voir en lui « qu’un simple musicien » ; ceux qui n’ont pas de prétentions musicales ne s’intéressent pas à lui, et les amateurs de musique ne s’inquiètent guère si l’exécution de ses œuvres, au sens complet du mot, est bonne ou mauvaise, ou si même les ciseaux du régisseur ont mutilé le texte, de façon à rendre méconnaissable le sens dramatique ; ce qu’ils veulent, c’est se griser de musique, et cela leur suffit. Aussitôt après les premiers concerts de Wagner, à Paris, il se forma autour de lui un cercle de partisans enthousiastes, où l’on comptait peu ou point de musiciens, mais, par contre, beaucoup de poètes, d’écrivains, de peintres, d’historiens de l’art, et des plus distingués,… puis des médecins, des ingénieurs, des hommes politiques, tous gens que ne groupa point autour du maître la seule soif de la musique, mais bien le sentiment, plus ou moins net, qu’il leur apportait un nouvel idéal artistique. Ils se rendaient compte que l’action si puissante de cette musique même n’avait pas tant sa source dans la construction mélodique et harmonique, que bien plutôt dans ce fait qu’en elle s’incarnait, en quelque sorte, une intention éminemment poétique. Ce que Schiller avait demandé, que « la musique devînt forme palpable », cela était enfin réalisé, et l’esprit des Français, si sensible à la forme, n’avait pas tardé à le reconnaître. N’étaient-ce pas déjà les Français qui s’étaient enchantés de Gluck, quand sa musique était encore prohibée dans sa patrie, et que la sœur du grand Frédéric disait de cette musique « qu’elle puait » ? La Neuvième symphonie de Beethoven était magistralement exécutée à Paris, à un moment où elle était encore presque inconnue en Allemagne ; et dans ce même Paris, Wagner devait trouver un cercle d’intelligences d’élite, promptes à deviner la haute signification de son génie, et à entrevoir tout au moins quelque chose de ses aspirations artistiques. C’était un petit cercle, mais les noms qui s’y rencontrent étaient parmi les meilleurs ; et il ne marchanda pas à Wagner ce que l’Allemagne, si l’on excepte Liszt et Bülow, lui avait toujours refusé : le respect.
Wagner lui-même rend ce témoignage à l’intelligence française. « Ce qu’avaient compris mes amis français, et ce que mes confrères et critiques d’Allemagne taxaient de ridicule chimère rêvée par mon orgueil, c’était en réalité une œuvre d’art qui, se séparant nettement de l’opéra comme du drame moderne, s’élevât au-dessus de l’un et de l’autre, en empruntant à tous deux leurs tendances spéciales les plus excellentes, pour les conduire au but, fondues dans une unité idéalement libre ». Déjà en 1853, la comtesse de Gasparin, avait écrit : « Un jour, je ne sais lequel, Wagner régnera souverainement sur l’Allemagne et sur Ja France. Nous ne verrons cette aurore, ni vous ni moi, peut-être ; qu’importe, si de loin nous l’avons saluée ? »
Qu’on relise les articles enthousiastes de Charles Baudelaire, qu’on le voie, lui, le puriste épris de la forme, le disciple de Théophile Gautier, signaler, dans les œuvres de Wagner, « l’admirable beauté littéraire » ! Avec quelle justesse il y discerne la parenté qu’il y a entre elles et les tragiques grecs, et quelle justesse encore dans sa remarque, que Wagner ne se berce pas, comme Gluck, de l’espoir d’une renaissance du passé, mais qu’il est bien le créateur d’une forme nouvelle, l’artiste d’un avenir qui déjà fermente en lui[18] ! Si l’on veut un exemple de compréhension plutôt musicale, et pour ainsi dire théâtrale, qu’on parcoure les articles du médecin Gasperini, réunis plus tard en volume (1860). Champfleury, lui, sut jeter un regard, merveilleux d’intelligence et de clarté intuitive, dans l’âme même du maître ; sa brochure de quatorze pages : Richard Wagner (1860), vaut, sous forme condensée, toute une bibliothèque. Frédéric Villot, conservateur des musées impériaux, n’a rien écrit sur Wagner ; mais il possédait ses œuvres, poésie et musique, à un degré tellement étonnant, qu’il devint bientôt son confident et son conseiller : c’est à lui qu’est dédié le fameux écrit : La Musique de l’avenir. Nuitter, le librettiste bien connu, fit une excellente traduction du Tannhäuser, en collaboration avec le pauvre Édouard Roche, enlevé si tôt aux lettres.
Et parmi ceux qui figurèrent dans ce cercle d’amis et d’admirateurs, je trouve encore des poètes, comme Auguste Vacquerie et Barbey d’Aurevilly, des artistes, comme Bataille et Morin, des écrivains de talent, comme Léon Leroy et Charles de Lorbac, des hommes politiques comme Emile Ollivier, Jules Ferry et Challemel-Lacour, qui traduisit en français Tristan et Iseidt. Des journalistes de premier rang se firent les champions déterminés de Wagner : Théophile Gautier, Ernest Reyer, Catulle Mendès, et surtout le critique illustre et redouté du Journal des Débats, Jules Janin, qui proposa un nouveau blason pour ces messieurs du Jockey-Club : « Un sifflet sur champ de gueules hurlantes, et pour exergue : Asinus ad lyram »…
Sans doute, il est oiseux d’accumuler des noms : mais il importait de bien marquer ce qui a fait de cet épisode parisien un véritable événement dans la vie de Wagner ; non pas certes les misérables manœuvres d’un Albert Wolff, des frères Lindau, de David, et autres esprits de même ordre, pour faire échouer les représentations du Tannhäuser, mais bien l’appprobation enthousiaste et sympathique d’une élite d’hommes distingués et indépendants.
Quant aux années de Vienne, il n’y a pas grand, chose à en dire. Beethoven s’écriait un jour, avec cette rude franchise qui lui était propre : « Maudite soit pour moi la vie au sein de cette barbarie autrichienne ! » Et pourtant les Viennois le considéraient volontiers comme un des leurs. Ce mélange particulier de légèreté méridionale et de pesanteur septentrionale, où l’on ne trouve ni ce brillant et ce sens intuitif de la forme qui distinguent les Latins, ni la profondeur et la solidité germaniques, cette « barbarie autrichienne », comme disait Beethoven, Wagner apprit à la connaître par de douloureuses expériences. À son arrivée à Vienne, il entendit son propre Lohengrin pour la première fois de sa vie. Pendant toute la soirée, le public se montra absolument transporté ; et ce fut avec une profonde émotion que Wagner, à la fin, prononça quelques paroles :« Permettez-moi»j dit-il, «de poursuivre le but artistique que je me suis fixé ; je vous prie de m’y aider, en me conservant votre faveur. » Ce fut cet accueil, que Wagner qualifie lui-même de « saisissant », qui le décida à ses entreprises viennoises ultérieures : mais il devait bientôt apprendre que, parmi tant de spectateurs enthousiasmés, il n’y en avait pas même quelques-uns qui fussent disposés à lui accorder le concours qu’il sollicitait ; cet enthousiasme était superficiel, passager, et pas une âme ne se souciait vraiment de ce but auquel il conviait ce public à coopérer. Ce n’avait pas été non plus l’enthousiasme des Viennois, mais uniquement le sens artistique de magnats hongrois et de membres de la noblesse de Bohême qui avait assuré l’existence de Beethoven, pendant qu’il habitait Vienne ; ces traditions, hélas ! s’étaient dès longtemps perdues quand Wagner y vint, et, d’ailleurs, son art n’était pas fait pour le mécénat, il lui fallait un peuple entier… ou un roi. À Vienne, il ne trouva ni l’un ni l’autre. Si l’on excepte quelques Allemands de la classe bourgeoise, il y vécut dans un complet isolement. Ce but artistique, si élevé, qu’il poursuivait, il lui fallut tenter de le défendre, seul et sans appui, contre une des administrations théâtrales les plus corrompues de l’Europe, et contre une presse dont le niveau moral n’étaitpas certes plus élevé que celui de cette administration, mais qui, elle, savait où elle voulait aller, et y apportait une adresse insigne.
Je ne crois pas qu’il y ait eu dans la vie de Wagner de temps aussi lamentable, aussi tristement dépouillé au point de vue intellectuel et artistique, aussi plein de néant, si j’ose dire, que précisément celui qu’il passa à Vienne. Que pouvait être, pour un Richard Wagner, le grand succès de ses concerts à Vienne, à Prague, à Pétersbourg, à Moscou ? Ils lui fournissaient de l’argent, voilà tout. Le « sybaritisme » de Wagner, dans sa petite maisonnette de Penzing, près de Vienne, a de tout temps servi de texte aux journaux pour des philippiques indignées contre le grand poète. On parle de soie et de velours, de festins arrosés de vin de Champagne, que sais-je ? Ces racontars eussent-ils même quelque fondement en fait, ils ne feraient tout au plus que confirmer ce que je viens de dire. Dans son silencieux asile suisse, l’artiste solitaire, abandonné de tous, avait pu porter son regard vers les Alpes et chercher quelque consolation dans la contemplation d’une nature grandiose ; à Paris, il avait pu se sentir dédommage de bien des injustices par l’affectueuse admiration d’hommes éminents entre tous ; plus tard, à Munich, la fidèle amitié du roi Louis et l’attachement de Schnorr devaient lui tenir lieu de tout ; mais, à Vienne, dans cette « capitale de la vraie frivolité », comme lui-même la baptisa plus tard ?… À Vienne, il n’y avait rien, rien, ni consolation, ni noble diversion, pas un seul « asile » qui s’ouvrît au cœur martyrisé d’un maître poussé aux dernières limites du désespoir, rien, dis-je… que la frivolité même.
Quoi qu’il en soit, au surplus, l’énergie créatrice ne sommeillait point dans son âme d’artiste ; et, pour pouvoir travailler à l’œuvre commencée, à son noble drame des Maîtres Chanteurs, il lui fallait une autre atmosphère : il s’enfuit loin de Vienne.
Dans la multitude de ces Viennois qui, au premier jour, avaient si frénétiquement applaudi Lohengrin, je ne vois se détacher nettement qu’une seule figure vraiment sympathique, celle du Dr Standthartner, plus tard médecin en chef de l’Hôpital général de Vienne. Rien n’est plus beau, dans la vie de Wagner, que ces amitiés, qui l’une après l’autre surgissent au magique contact de son art et de sa personnalité, pour le suivre, inébranlables et fidèles, jusqu’à la mort. Peter Cornelius aussi, alors à Vienne, et Tausig se sont montrés des amis dévoués pendant ces tristes années.
Wagner avait encore à subir une lourde épreuve, avant de pouvoir fuir le monde des grandes villes pour se retirer dans le monde glorieux de son imagination, afin d’y créer pour l’humanité ces chefs-d’œuvre : Les Maîtres Chanteurs, Siegfried, le Crépuscule des Dieux. Car bien que les dix-neuf mois passés à Munich, de mai 1864 en décembre 1865, offrent le contraste le plus complet avec le séjour à Vienne, ils n’en restent pas moins une époque tragique. Sans doute, il était désormais à l’abri du besoin matériel, mais, pour un esprit comme le sien, sa soif artistique n’en pouvait devenir que plus dévorante ; c’est à donner, non à recevoir, qu’il prenait plaisir. Il l’avait déjà dit : « Le monde « devait lui fournir le peu de luxe dont il avait besoin » ; du moment où on lui ôtait le souci du pain quotidien, qu’on y ajoutait même ce « peu de luxe » qu’il lui fallait, il ne connaissait plus qu’un seul besoin, le plus impérieux de tous : donner au monde ce qu’il croyait lui devoir, tout son pouvoir d’artiste, tout ce que son âme créatrice voyait déjà clairement, et que lui, mais lui seul, pouvait évoquer et traduire, pour peu qu’on lui laissât les coudées franches. Déjà à l’occasion des représentations de Zurich, dans les conditions les plus humbles et les plus insuffisantes, Wagner avait conçu une haute opinion de sa destinée, qui l’appelait « à rendre possible l’impossible » ; mais maintenant, tous les moyens de la réaliser devaient être mis à sa disposition. Le but était aussi simple que grandiose : d’une part, une réforme complète du théâtre d’opéra moderne, tant au point de vue de la mise en scène qu’à celui du but à poursuivre ; de l’autre, la révélation d’une forme d’art nouvelle, inconnue jusque là, le drame wagnérien. Grâce à l’instinct singulièrement pratique que ses ennemis eux-mêmes étaient forcés de lui reconnaître, grâce à son expérience scénique de près de cinquante ans, Wagner pouvait clairement se rendre compte des voies nécessaires pour atteindre son but : des exécutions impeccables, réalisées par les moyens alors disponibles, devaient d’abord montrer ce que peut obtenir un sérieux sentiment artistique, joint à la maîtrise professionnelle dans l’application pratique, car il s’agissait d’éduquer le public, de lui faire comme toucher du doigt la différence qu’il y a entre l’art vrai et l’art faux. Et puis, il s’agissait d’ouvrir, à Munich, une école allemande de musique, d’après des principes tout nouveaux, une école destinée à préparer aux tâches nouvelles les artistes allemands, les chanteurs comme les instrumentistes, en leur donnant une éducation technique plus large et plus solide, et une culture intellectuelle plus riche et par là plus féconde ; il s’agissait enfin d’ériger un Festspielhaus, une scène, où non-seulement on éviterait les vices manifestes de nos théâtres modernes, qui semblent n’être conçus ni pour voir, ni pour entendre, mais où encore, et en général, on chercherait à donner, au problème du théâtre en lui-même une solution qui répondît à ces conditions nouvelles. Avec une indomptable énergie, Wagner se mit à l’œuvre. Ici, comme toujours, les journaux partirent en guerre contre le maître, faisant assaut de violence et de vulgarité, se répandant en haineuses moqueries sur « l’effréné sybaritisme de ses exigences personnelles ». La Gazette d’Augsbourg affirmait « qu’un grand seigneur oriental s’accommoderait fort bien d’un train de maison comme celui de Wagner. » En tout cas, le spectacle de son activité d’alors eût bien étonné ledit grand seigneur ! Ce que Wagner a fait dans ce court laps de temps est tout simplement fabuleux. Des plans si vastes dont nous venons de parler, une partie était déjà exécutée, et tout le reste en voie d’exécution, lorsque Wagner dut battre en retraite devant la meute de ses ennemis, et, conformément au désir exprimé par le roi, quitter subitement Munich après ces quelques mois de séjour. Après d’admirables et suggestifs essais tentés avec le Vaisseau Fantôme et Tannhäuser, avait eu lieu, le 10 juin 1865, la représentation à jamais mémorable de Tristan et Iseult, le premier des Festspiele ; le 31 mars 1865, Wagner avait présenté au roi son rapport circonstancié sur la création, à Munich, d’une école de musique[19], et la commission, à laquelle l’exécution de ce projet était confiée, avait commencé ses travaux en avril. Gottfried Semper, un des rares architectes de génie que le siècle ait produits, et l’un des plus anciens amis de Wagner, était aussi arrivé à Munich. Le roi l’avait chargé de la construction d’un Festspielhaus monumental, et, pour ne pas perdre de temps, on avait décidé l’aménagement provisoire d’un autre bâtiment. Il importe, d’ailleurs, d’observer que les travaux que nous venons d’énumérer sont loin de représenter toute a fiévreuse activité que Wagner déploya pendant ces dix-neuf mois : en 1864, parut l’un de ses écrits les plus importants, L’État et la Religion, dont Nietzsche a dit si justement qu’il fait naître chez le lecteur « ce même sentiment de contemplation intime et recueillie, qu’il sied d’éprouver en ouvrant un reliquaire » ; bientôt après, fruit de ces heures de recueillement que Wagner sut toujours se réserver, en dépit et au milieu des agitations extérieures, il termina le premier projet complet du drame de Parsifal, tandis que la partition des Maîtres Chanteurs avançait à grands pas. Voilà ce que Wagner a fait, voilà ce qu’il aurait pu citer en réponse à ceux qui demandaient s’il avait justifié la confiance de son royal ami, et mérité celle du peuple bavarois.
Si, d’autre part, détournant nos regards de l’activité artistique du maître, nous nous demandons quel fut, à Munich, le résultat de son travail, pour le monde, avec le monde et dans le monde, il nous faut bien avouer que ce résultat fut absolument nul. Ce qu’avaient été, en petit, les années de Dresde, les mois de Munich le furent à leur tour sur une plus grande échelle : les divers éléments de la société, comme ceux qui leur donnent le mot d’ordre, ne comprirent rien, entravèrent tout ; la noblesse et la bourgeoisie, la cour et la ville, la presse et la plèbe, tous, dans une houle faite de toutes les médiocrités, n’eurent qu’un cri : « Lapidez-le ! » Le monarque lui-même dut céder devant l’unanimité des huées. La construction du Festspielhaus fut indéfiniment ajournée, l’école de musique, telle que Wagner la voulait, n’arriva point à s’organiser, et la représentation de Tristan, comme d’ailleurs, en 1808, celle des Maîtres Chanteurs, entreprise dans des conditions à peu près semblables, demeura un événement isolé dans les annales de l’opéra, sorte de monstrum per excessum, mort-né, et sans influence sur la vie théâtrale en Allemagne. C’est pourquoi cette époque de la vie de Wagner est une des plus amères ; à Munich, ses espérances les plus chères, les plus hautes, les plus justifiées en apparence, furent déçues ; là, se joua le troisième et dernier acte de la tragédie qu’on pourrait appeler : « Paris, Vienne, Munich. »
Et pourtant, de cette néfaste époque, le maître banni emportait avec lui des résultats bienfaisants. Il avait voulu servir le monde de tout son être, et le monde avait refusé ses services ; mais il avait reçu le salaire des âmes désintéressées : ce qu’il voulait créer pour le bonheur et pour la gloire des autres, allait tourner à sa gloire et à son bonheur propres. Les cabales de la haine n’avaient fait que donner à l’amitié royale une trempe nouvelle et plus forte ; sous la protection de cet auguste ami, le maître proscrit devait passer loin du monde, dans une retraite absolue, les années les plus heureuses et les plus paisibles de sa vie ; et puisque les Munichois[20] ne voulaient rien entendre de son « Théâtre populaire idéal, » il allait ériger le Festspielhaus à Bayreuth, pour sa gloire immortelle. Mais indépendamment de ces fruits précieux, que l’avenir devait mûrir, Wagner avait sauvé, des ruines de pes années honteuses pour l’Allemagne, deux trésors bien précieux, eux aussi : la faveur de Louis II, et le souvenir, si plein d’encourageante certitude, de la représentation de Tristan.
Ce qui donne toute sa signification au rôle joué par Louis II, c’est que, chez lui, il ne s’agit point de protection des artistes au sens ordinaire des devoirs inhérents à la royauté ; point non plus d’un goût passionné, exclusif, pour la musique, comme on s’est souvent plu à le répéter. On peut dire, bien plutôt, que la nature intellectuelle du roi l’apparentait aux grands artistes. La première et forte impression que lui laissa la musique de Wagner le conduisit à étudier à fond ses écrits ; bien loin d’y trouver ce prétendu socialisme, ces tendances niveleuses qu’y voyait un comte de Beust, Louis II, lui, n’y découvrit qu’un idéal vraiment royal. Sans avoir encore jamais vu Wagner, il conçut une profonde, une ardente sympathie, une sympathie inébranlable, — l’avenir se chargea de le démontrer, — pour le poète de Lohengrin, comme pour le penseur de la Communication à mes amis. Ce n’est pas par suite d’un engouement irréfléchi pour lui, c’est parce qu’il avait reconnu sa haute signification que le roi Louis appela Wagner à Munich. Peut-être, d’ailleurs, ce prince fut-il le premier à se rendre nettement compte de ce qu’était Wagner et de ce qu’il voulait. « Ue moi il connaît et sait tout, et me comprend comme mon âme elle-même… Il est parfaitement instruit de ce que je suis et de ce qu’il me faut ; je n’ai pas eu à perdre une seule parole au sujet de ma position », écrit le maître en mai 1864.
Quant à Liszt, le seul à cette époque auquel on pourrait peut-être penser au même point de vue, il s’en faut de beaucoup qu’il pût se faire, du véritable but de Wagner, une idée aussi claire et aussi sympathiquement comprôhensive. Liszt était lui-même un si grand artiste qu’une seule œuvre de Wagner suffit à lui révéler la haute signification artistique de ce dernier ; mais comme, nulle part, nous ne voyons Liszt entrer en discussion sur la doctrine de son grand ami en matière d’art, sur ses vues relatives à la situation faite à cet art dans la société moderne, sur ses idées d’une régénération possible, etc., on est fondé à en conclure qu’il n’avait pour elles que peu ou point de sympathie. Le maître lui-même l’affirme : « Liszt ne me comprend pas en ce qui concerne ma pensée, et ma manière d’agir lui est évidemment contraire ». L’affection et la fidélité de Liszt n’en méritent que plus d’éloges ; mais s’il fallait réserver le titre d’amis à ceux-là seuls qui comprennent un homme « comme son âme elle-même », le roi Louis aurait été le premier, et presque le seul ami de Wagner. Ce dernier l’a bien dit dans un discours prononcé en 1872 : « Ce que ce roi est pour moi dépasse de beaucoup mon existence ; ce qu’il a cherché et voulu en moi et avec moi représente un avenir plein de glorieuses promesses, un avenir qui embrasse bien autre chose que ce qu’on entend ordinairement par vie sociale et politique. Une haute culture intellectuelle, une orientation vers les plus nobles destinées dont une nation soit capable, voilà ce qu’expriment et représentent les rapports entre lui et moi. »
Quant à la représentation de Tristan et Iseult, le 10 juin 1865, représentation « plus merveilleuse », dit Wagner, « que quoi que ce soit qui l’eût précédée », je ne saurais, ici, en parler longuement. Ce lui fut la première occasion d’expérience pratique, la première épreuve de ce qu’il avait toujours affirmé : la valeur intrinsèque d’une exécution parfaite, et l’effet extraordinaire et bienfaisant que devait produire une véritable solennité artistique, sortant de la périodicité routinière du répertoire ; puis, qu’on s’en souvienne, c’était la première représentation d’une des œuvres de sa maturité, de cette seconde phase de sa vie où, en « pleine conscience », il créa une nouvelle forme dramatique, celle qui a gardé son nom, le drame lyrique wagnérien.
On lit, dans les invitations lancées par le maître à l’occasion de ces représentations :
« Ces représentations doivent être considérées comme des fêtes artistiques, auxquelles j’ose convier, de près et de loin, tous les amis de mon art ; par là, elles se distinguent du caractère ordinaire des représentations théâtrales, comme du rapport usuel entre le théâtre et le public… il ne s’agit plus de plaire ou de ne pas plaire, plus de cette étrange loterie qui caractérise le théâtre moderne, mais seulement de savoir si le but artistique que je me suis proposé dans ces œuvres est susceptible d’être atteint, comment il peut l’être, et si vraiment il vaut la peine d’être poursuivi ? Il importe, à l’endroit de cette dernière question, d’insister sur un point : c’est qu’elle n’a rien de commun avec la question du produit financier de l’œuvre (car c’est là, pour le théâtre d’aujourd’hui, ce qu’on entend par plaire ou ne pas plaire), mais qu’elle vise uniquement la possibilité d’exercer, par des représentations impeccables, une action spéciale et bienfaisante sur l’âme humaine cultivée ; car il ne s’agit ici que de la solution de purs problèmes d’art… »
Cette représentation fut donc une épreuve décisive. Qu’importe si le grand public n’en comprenait pas toute la signification ? Ici, le vrai public, c’était le maître lui-même. Le 11 mai 1865, jour de la répétition générale, marque une date mémorable dans la vie de Wagner. Dès le début, la direction de l’orchestre avait été confiée à Hans de Bùlow ; ce jour-là, le maître, qui jusque-là avait dirigé les nombreuses répétitions dans leur moindre détail, quitta la scène pour se retirer dans le fond d’une loge. Là, il recueillit, silencieux et ravi, le fruit de toutes les misères de sa vie à Munich, de ses longues tristesses où la mort lui était plus d’une fois apparue comme la seule délivrance possible. Mais, pour un caractère comme le sien, ce ne pouvait être un simple aboutissement, c’était une invitation à s’élancer vers des conquêtes nouvelles. Maintenant enfin, il le scnlail, il pouvait songer à fonder les solennités artistiques qu’il avait si longtemps rêvées, les Festspiele.
Pendant ces années de courses errantes, de 1859 à 1865, l’activité artistique de Wagner se maintint infatigable ; j’ai déjà mentionné les œuvres auxquelles il travailla, mais, détail très caractéristique, il n’acheva rien pendant cette période orageuse.
Le 10 décembre 1805, Wagner quitta Munich et se rendit en Suisse ; quelques semaines plus tard, il loua une maison isolée, bâtie sur une langue de terre qui échancre le lac des Quatre-Cantons, Triebschen. Dès lors, il n’a plus qu’une seule fois, en été 1868, fait représenter une œuvre de lui (Les Maîtres Chanteurs), à Munich même. Cette occasion exceptée, il a évité, dans la mesure du possible, la capitale bavaroise ; les représentations de Rheingold et de La Valkyrie, peu après, ont été données sans sa participation.
3. — 1866-1872.
Le bonheur n’a pas d’histoire. On peut dire que les six années que Wagner passa à Triebschen, du printemps de 1866 au printemps de 1872, furent, peut-être, les plus heureuses de sa vie, mais que ce furent aussi celles dont, en un certain sens, il y a le moins à parler.
Comme Wagner l’avait dit de Weber, on sent ici le besoin de « soustraire le grand homme aux regards de l’admiration, pour le remettre aux mains de l’amour ». Si l’on veut jeter un coup d’œil dans le cœur du maître à cette époque, qu’on écoute son « idylle de Siegfried (Siegfried-Idyll) ». Cette musique est la page la plus significative de l’autobiographie de Wagner. Qu’on se rappelle aussi les trente années précédentes de sa vie : en 1836, il était à Magdebourg, et au printemps eut lieu cette néfaste représentation de la Défense d’aimer ; puis vint Kœnigsberg et cette union trop légèrement conclue, source de tant d’amertume et de misère ; puis Riga et sa lourde et bourgeoise atmosphère, Paris et ses détresses matérielles, Dresde et l’anéantissement successif et total de ses espérances, la Suisse et le long exil dans une retraite silencieuse et sans écho, enfin la lutte désespérée et sans issue pour le bien contre le mal, à Paris, à Vienne, à Munich. Et maintenant c’était la paix et le repos : aux côtés du maître, une compagne, digne et capable de le consoler de toutes les injustices du sort, puissant appui pour la tâche à laquelle sa vie d’artiste était prédestinée ; et, dans les bras de cette femme, un fils ! « un fils merveilleusement beau et vigoureux, que j’ai pu hardiment nommer Siegfried : il croît avec mon œuvre, et me rend une nouvelle, une longue vie, qui a enfin trouvé sa signification[21] ».
Je viens de faire allusion à l’événement le plus important de cette époque de la vie de Wagner : son second mariage. Sa première femme, Wilhelmine Planer, était morte le 27 janvier 1866. Depuis plusieurs années déjà, elle s’était retirée à Dresde, sa ville natale. La dangereuse aggravation d’un désordre cardiaque, qui datait de loin, l’avait rendue incapable de continuer à partager la vie agitée de son mari. L’année du Tannhäuser, à Paris, en particulier, avait épuisé les dernières forces de la pauvre femme. Et maintenant, au moment précis où pouvaient commencer des années de repos, des années de bonheur, qui semblaient bien dues, certes, à celle que le sort avait si durement éprouvée, la mort l’en avait frustrée. Mme Wilhelmine Wagner était une bonne femme, fidèle et courageuse, tous ceux qui l’ont connue le reconnaissent ; elle avait, comme disent les paysans, « autant d’esprit qu’il en faut pour vivre ». Mais elle appartenait à la classe innombrable des êtres « à deux dimensions » : d’une morale impeccable, d’un sens droit, elle ne possédait de profondeur ni dans le cœur, ni dans la tête. Il n’était certainement pas facile de trouver une femme qui eût la capacité intellectuelle nécessaire pour comprendre le but que Wagner s’était proposé ; mais cette foi passionnée, inébranlable, que la femme voue avec tant de prodigalité, souvent avec si peu de discernement, à celui qu’elle aime, à cette foi-là Wagner y avait, à coup sûr, tous les droits. Il avait, en effet, souvent rencontré dans sa vie des femmes faites pour la lui donner : « Mon art », écrit-il à Uhlig, « n’a pas à se plaindre des cœurs de femme, et cela vient de ce que, en dépit de la vulgarité universelle, il est difficile aux femmes de laisser leurs âmes s’ossifier au point où sont parvenus les hommes de notre monde bourgeois. Les femmes, vois-tu ? sont la musique de la vie : elles savent accepter et s’assimiler tout plus franchement et avec moins de réserves, pour l’embellir encore par leur sympathie. » Malheureusement, sa propre femme était une exception ; elle ne connaissait pas cet instinct génial du cœur qui est un des plus beaux ornements de son sexe. Lanam fecit, pourrait-on dire d’elle avec l’épitaphe antique ; mais cette ménagère sans reproche n’embellit pas la voie douloureuse, que gravissait son époux, par cette sympathie où le développement de l’âme peut suppléer à l’intelligence ; bien au contraire, loin de s’associer à ses aspirations, elle fut toujours la première à les contrecarrer. Dans les rapports si tendus de Wagner avec le monde, elle fut comme l’alliée domestique de ce dernier, l’ennemi inconscient dans le camp même du maître. « Ce n’est pas la réconciliation que j’offre à la bassesse publique », s’écrie-t-il, « c’est une guerre sans merci que je lui voue ». Elle, au contraire, demandait la réconciliation : elle eût voulu le voir céder sur tous les points, parce qu’elle ne se rendait compte ni de son génie, ni de l’élévation de son caractère. Si, ce qui n’est pas contestable, elle avait pour Wagner l’attachement le plus complet et le plus fidèle, elle ne croyait pas en lui, et cela dit tout. L’amour plein de bonté et de patience que le maître lui garda pendant trente années est un des plus nobles traits de sa vie. Même au plus fort de sa misère, à Zurich, il continua toujours à assister les parents de sa femme, et jamais il ne voulut entendre un seul mot de blâme contre « sa Minna ». J’ai déjà fait ressortir combien la conduite de celle-ci avait été méritoire pendant le premier séjour à Paris. Il n’en est pas moins clair que ce mariage, auquel il s’était obstiné avec tant de « légèreté », comme lui-même le dit, non seulement rendit son existence bien difficile matériellement, mais qu’il devait être, pour lui, la source d’un martyre de tous les jours, de toutes les heures. Il est bien rare qu’une allusion à cette souffrance intime lui monte aux lèvres, mais, quand c’est le cas, on voit s’entr’ouvrir un abîme de douleur. Ainsi, par exemple, quand, en 1852, il écrit à Liszt qu’il faut absolument lui procurer l’autorisation de venir à Weimar : « J’y trouverais de quoi m’encourager, quelque aliment à ma vie artistique : peut-être y serais-je salué de quelque parole d’amour… mais ici ? Ici, c’est ma ruine morale et intellectuelle à courte échéance… » ; et il écrit encore à Uhlig, qu’il donnerait « tout son art pour une femme qui l’aimât vraiment sans réserve ».
Une autre fois, cependant, Wagner avait écrit à Liszt : « Ah ! cher, bien cher Franz ! Donne-moi un cœur, un esprit, une âme de femme, où je puisse me plonger tout entier, qui vraiment me comprenne ! Combien peu, alors, j’aurai besoin du monde ! ». Et ce cœur, cet esprit, cette âme, il les possédait maintenant, dans ce bonheur de Triebschen, ce bonheur qu’il avait attendu si longtemps ; et, chose étrange, ce fut bien Liszt qui les lui avait donnés ! Cosima Liszt, la fille de cet ami dans le cœur duquel, il y avait vingt ans de cela, son art avait’trouvé sa première patrie, devint la compagne de Wagner. Trois êtres, et trois seulement, ont joué dans la vie de ce dernier un rôle tellement décisif que, sans eux, elle eût revêtu une forme différente : Franz Liszt, le roi Louis, et Mme Cosima Wagner ; tous les autres, même les plus grands, n’ont eu qu’une importance secondaire, — secondaire, veux-je dire, au point de vue de la grandeur du but poursuivi par Wagner, et de la signification, pour l’art allemand, des résultats obtenus par lui, signification dont on ne peut encore qu’entrevoir les possibilités infinies. Le plus grand des talents ne fait que remplir une place que tout autre eût pu remplir avec plus ou moins de bonheur ; mais ces trois noms sont comme les piliers sur lesquels repose toute l’œuvre du maître. On peut l’affirmer surtout de Mme Wagner, car à elle il était réservé de sauver cette œuvre, de la continuer, pourrait-on dire, même après la mort de Wagner. On peut se demander si, sans elle, les Festspiele auraient jamais eu lieu ; en tout cas, sans elle, ils eussent cessé après 1883, et alors l’écho de « Bayreuth » se fût tu bientôt sans laisser derrière lui beaucoup plus de fruits que Tristan et Iseult n’en avait laissés à Munich ; car il faut du temps, certes, pour qu’un exploit artistique de cette importance puises commencer à s’enraciner dans l’âme de peuples entiers et à exercer son action sur elle. Or Mme Wagner et elle seule, pouvait continuer l’œuvre de Bayreuth.
Pendant ces calmes années de Triebschen, Wagner continua à déployer encore, comme précédemment, une activité créatrice presque incroyable. Un témoin affirme que le maître travaillait généralement de huit heures du matin à cinq heures du soir, sans aucune interruption. Ce fut là qu’il composa la plus grande partie des Maîtres-Chanteurs et qu’il les acheva, là encore qu’il acheva Siegfried et qu’il composa presque entièrement le Crépuscule des Dieux, cette œuvre puissante entre toutes. Cependant il ne se montrait pas moins fécond comme écrivain ; sans parler d’autres écrits de moins grande envergure, il y rédigea trois de ses ouvrages les plus importants : De la direction (musicale), Du but de l’Opéra, et surtout Beethoven. Ce dernier ouvrage est le plus profond, au point de vue métaphysique, qui soit sorti de sa plume : ce n’est point par voie d’abstraction, mais bien en suivant pas à pas la production artistique de Beethoven que Wagner y creuse les problèmes de la métaphysique musicale, et, en le faisant, il éclaire d’un jour tout nouveau la nature intime de ce puissant artiste, le moins facile à comprendre de tous. Il prépara, à Triebschen, une seconde édition de Opéra et Drame. Il compléta aussi une seconde édition de son Judaïsme dans la Musique, au moyen d’une introduction étendue, sous forme de lettre à sa noble amie Mme Marie de Muchanoff, à laquelle cette édition est aussi dédiée. Enfin ce fut à Triebschen qu’il commença la publication de la collection complète de ses Écrits et Poèmes (Gesammelte Schriften und Dichtungen)[22].
La guerre franco-allemande mit fin au tranquille bonheur de Triebschen, à « l’idylle de Siegfried. » Wagner avait attendu et espéré la renaissance de l’Allemagne : « Seule l’Allemagne, telle que nous l’aimons et la voulons, peut m’aider à réaliser mon idéal », avait-il dit longtemps auparavant. La guerre victorieuse lui apparut comme le baptême de feu de cette renaissance qu’appelaient tous ses vœux ; elle lui promettait cette Allemagne qu’il voulait et aimait.
Dès lors, un devoir sacré l’attendait : il fallait donner au peuple allemand ressuscité la somme et le fruit de sa vie entière. Déjà en novembre 1870, bien avant la fin de la guerre, il écrit : « J’ai encore, vis-à-vis du monde extérieur, une tâche à remplir, l’exécution de mon œuvre des Nibelungen, telle que je l’ai conçue. » Et il ne s’agissait pas seulement là de l’Anneau, mais bien de la création d’une scène allemande idéale, dégagée de toute préoccupation mercenaire, et aussi de ce style dramatique purement et pleinement allemand, que les grands poètes de l’Allemagne avaient, depuis longtemps, cherché et espéré contre toute espérance. Le moment était venu où l’œuvre désirée pouvait et devait aboutir ; en l’entreprenant, Wagner ne posait pas le couronnement de son art à lui seulement, mais bien aussi celui de ce développement unique, qu’on peut suivre, dans l’art allemand, à plus d’un siècle en arrière, à travers les œuvres des poètes et des musiciens. « Je n’ai plus qu’à dévoiler cet édifice que l’esprit allemand a préparé dans un long silence, et à le dépouiller de son déguisement, dont les derniers lambeaux vont bientôt, comme les bribes d’un voile en guenilles, se dissiper et disparaître dans une atmosphère artistique purifiée. » Et c’est pourquoi il ajoute, dans la lettre citée plus haut : « Maintenant, il faut me préparer à vivre jusqu’à un âge avancé, car ce sera pour le plus grand bien de beaucoup d’autres. »
Comme pour toutes les entreprises de Wagner, tout marcha avec une rapidité prodigieuse. Même avant que Bayreuth eût été définitivement choisi comme le lieu futur des Festspiele, le plan du Festspielhaus était arrêté, à Triebschen, jusque dans ses moindres détails, ainsi que le projet de machinerie scénique ; en janvier 1872, les dernières difficultés relatives à l’emplacement de la future construction, à Bayreuth, étaient surmontées ; à la fin d’avril, Wagner se transportait définitivement à Bayreuth, et, le 22 mai, on posait la première pierre du Festspielhaus.
4. — 1872-1883.
Dès lors, c’est à Bayreuth que Wagner a sa demeure et son foyer. Là, après quarante ans de luttes presque ininterrompues, son art avait trouvé son lieu et le centre fixe d’où ses bienfaits, en dépit de toutes les résistances, allaient rayonner sur toute l’Allemagne et bien au delà de ses frontières. À l’ombre de son Festspielhaus, en ce coin d’Allemagne, où « sa fantaisie pouvait enfin se reposer », le maître se bâtit sa maison, « Wahnfried[23] ». C’est là qu’est son tombeau.
À résumer ces dernières années, quelques dates suffisent ; ce qu’elles racontent est, d’ailleurs, si lamentable, qu’il est presque superflu, d’y ajouter une narration suivie. En mai 1872, au cinquante-neuvième anniversaire de Wagner, la première pierre du Festspielhaus fut posée ; des sociétés wagnériennes (Wagnervereine) s’étaient partout formées, et un « patronat » devait procurer les moyens financiers nécessaires à l’exécution du plan ; les premiers Festspiele devaient avoir lieu en 1874, mais les contributions furent si lentes à rentrer, que la construction ne put avancer que fort lentement, et aurait même été interrompue sans une haute intervention ; enfin, en 1876, on put donner les premiers Festspiele ; l’œuvre maîtresse de Wagner, l’Anneau du Nibelung, « conçu dans la confiance en l’esprit allemand et terminé à la gloire de son auguste bienfaiteur, le roi Louis II de Bavière », comme le dit la dédicace, fut représenté trois fois. Cependant, l’intérêt pour ces solennités était resté confiné dans un cercle si restreint, et la presse avait tant fait pour tenir à l’écart les amis de l’art encore hésitants, que le déficit fut énorme ; et comme le prétendu « patronat » s’était dispersé à tous les vents, la charge en resta tout entière sur les épaules de Wagner. « L’auguste bienfaiteur » sauva, encore cette fois, son ami de la ruine. En l’an 1877 se fonda un deuxième patronat ; celui-ci devait, avant tout, s’occuper de la fondation d’une école de Bayreuth, et en connexion avec cette école, de la répétition périodique des Festspiele ; puisque le théâtre était bâti, les conditions matérielles ne semblaient pas difficiles à "réunir. Cet essai fut encore plus malheureux que le premier ; les élèves furent retenus et intimidés par la presse et par l’attitude des cercles musicaux officiels, et l’argent n’arriva qu’en quantité trop minime pour qu’on pût aboutir à quoi que ce fût. Les précieuses années s’écoulaient l’une après l’autre ; dans sa solitude de Bayreuth, le maître attendait, attendait toujours ; l’Allemagne n’avait que faire du plus grand de ses fils… Ce fut seulement lorsque la nouvelle œuvre de Wagner, Parsifal, annoncée pour un très prochain avenir, amena un regain de curiosité, que l’intérêt se réveilla quelque peu. À l’aide d’un petit capital, amassé péniblement pendant six longues années, capital dû cette fois encore, pour la plus grande partie, à la libéralité de quelques-uns, parmi lesquels, en première ligne, le généreux Hans de Bülow, le maître put enfin, en 1882, mettre à la scène et faire exécuter son Parsifal. Bien que peu brillant au point de vue financier, le résultat de ce deuxième Festspiel n’absorba pas complètement ce capital, et avec le reliquat on organisa une caisse, qui constitue, aujourd’hui encore, le fonds affecté aux représentations solennelles de Bayreuth. Comme aussi un revirement d’opinion commençait, lentement mais distinctement, à se faire dans les cercles amis des arts, on put annoncer la reprise des Festspiele pour l’année suivante, cette fois sans patronat ; le maître en avait demandé la dissolution. Hélas ! il ne devait pas assister à cette troisième solennité. Bien que son esprit parût avoir encore toute la vigueur de jadis, et que, physiquement, il semblât être resté aussi fort et aussi agile qu’un jeune homme, les privations et les luttes d’une existence entière n’en avaient pas moins miné sa santé ; la douleur profonde qu’il avait ressentie en voyant incompris ce « Bayreuth » qui lui avait coûté tant d’efforts, contribua à hâter le terme de sa vie. Dès 1879, il se vit obligé à passer les hivers en Italie ; là, à Venise, une apoplexie du cœur l’emporta le 13 février 1883. Sa fin fut digne de sa vie : la mort le surprit en plein travail.
C’est après mûre considération que j’ai renvoyé au dernier chapitre une discussion plus approfondie de l’idée des Festspiele : ici, elle serait prématurée. L’expérience, en effet, a montré que qui ne connaît point les idées de Wagner et ce qui constitue et distingue son activité artistique, est incapable de comprendre l’intention fondamentale qui présida à la création de ces fêtes de l’art. Pour celui-ci, le Festspielhaus reste « un théâtre wagnérien, » tout au plus « un théâtre modèle «. Pour comprendre Bayreuth, il faut comprendre la philosophie de Wagner, ses vues sur le monde. Cette seule remarque fait toucher du doigt ce qu’ont eu de tragique les dernières années de sa vie. Il avait cru n’avoir « qu’à dévoiler l’édifice que l’esprit allemand avait préparé » ; mais, rentré chez lui, l’Allemand victorieux pensait à tout autre chose qu’à l’art, et Wagner, tout particulièrement, lui était une figure étrangère. Il ne connaissait de lui et de ses œuvres que des exécutions mauvaises, mutilées, adaptées tant bien que mal aux conditions de l’opéra[24], et par les comptes-rendus d’une presse totalement ignorante de ce dont il s’agissait, et guidée uniquement par sa haine sans bornes pour Wagner. Ses écrits, l’Allemand ne les connaissait guère, et sans l’impression vivante de son art (j’entends l’impression vraie, non l’impression faussée), ils devaient, d’ailleurs, rester lettre close pour la grande masse de leurs lecteurs, en eussent-ils eu des milliers. Cette ignorance est la seule explication, comme la seule excuse, qu’on puisse donner de la honteuse et longue indifférence pour le Bayreuth de ce poète qui, après avoir salué en 1870 « l’aube divine », était forcé de reconnaître, au jour de Noël de 1879, que « tout espoir lui était devenu impossible ».
Le monde, d’habitude, prétend faire, des dernières années de Wagner, un exemple inouï de succès, de gloire et de bonheur. Extérieurement, le monde n’a pas tout à fait tort, ni même dans un sens plus profond, puisque Wagner n’a certainement pas vécu ni souffert en vain : mais on ne saurait vouloir l’affirmer de Wagner en tant qu’homme sans faire preuve d’une ignorance absolue de ce qu’il était réellement. Jamais homme n’a vécu, qui fît moins de cas de ce que nous entendons par ces mots de gloire et de succès. À plusieurs reprises, il s’écrie, irrité : « Le diable emporte leur gloire et leurs honneurs je ne veux ni ne désire être célèbre ! » Il gronde ses amis, qui lui annoncent de nouveaux «succès » : « Je ne m’inquiète pas de soi-disants succès ! » Je sais bien que ce mépris de la gloire, du succès, des honneurs, apparaît à plusieurs comme la quintessence d’un insupportable orgueil ; en tout cas, c’est un trait saillant du caractère de Wagner. Patriote exalté, plein d’un enthousiasme sans bornes pour son art, doué d’une force créatrice qui ne fut, dans tous les temps, l’apanage que des plus grands, se sentant né pour conduire les hommes et prédestiné à la victoire, Wagner était cependant aussi dépourvu d’orgueil que pas un grand homme. Pour lui-même, personnellement, il ne demandait qu’une chose : se savoir aimé. Lorsque, à l’occasion de son soixantième anniversaire on lui fit force ovations, qu’on termina par une représentation théâtrale « au bénéfice des musiciens besoigneux », Wagner déclara qu’il était « le plus besoigneux des musiciens, puisqu’il avait le plus urgent besoin de véritable affection ». Et, pour lui, cette douleur de rester, en dépit de son prétendu succès et des honneurs dont on le comblait, incompris ou mal compris, de voir son idéal raillé, sa personne exposée, jusqu’à la fin, aux plus méchantes moqueries, cela fut incontestablement, pour un cœur si vaste, si tendre, si sensible, si altéré d’amour, une souffrance tellement cruelle qu’aucune sympathie n’en saurait toucher le fond. Ce n’était que sur ces sereines hauteurs de la pensée où le monde et ses misères disparaissent dans la distance, ou dans ces replis profonds du cœur, où l’amour de quelques-uns dédommage de l’ingratitude d’un peuple entier, que le vieillard pouvait trouver quelque consolation. Certes, il en avait autour de lui, de ces affections consolatrices : Franz Liszt, le roi Louis, sa noble compagne lui restèrent fidèles jusqu’à la fin. Son fils grandissait sous ses yeux et donnait les plus belles espérances. Parmi les contemporains du maître, le comte de Gobineau, diplomate français bien connu, artiste et savant, était à même, par la hauteur de son esprit, d’être pour Wagner un ami ; on pourrait même découvrir, dans les derniers écrits du maître, quelques traces de son influence et de ses sympatiques suggestions[25]. Parmi les plus jeunes, je ne veux mentionner ici que le poète et penseur Heinrich de Stein ; d’autres vivent et agissent encore au milieu de nous.
Il faut reconnaître aussi que, dans les nombreuses sociétés wagnériennes (Wagnervereine), germait et grandissait un enthousiasme qui, s’il avait sa source bien plus souvent dans un simple dilettantisme musical que dans l’affection pour le maître, n’en servait pas moins à rapprocher de lui et à intéresser à ses aspirations plus d’un homme de valeur. Mais Wagner puisait surtout la force de vivre dans sa « confiance en l’esprit allemand » ; c’est là que cette force se renouvelait toujours. Il avouait bien parfois qu’il avait perdu tout espoir ; mais c’était se tromper lui-même, car, comme l’apôtre Paul, il avait appris à espérer contre toute espérance. Cette « confiance en l’esprit allemand » se retrouve partout, de ses premières affirmations jusqu’aux dernières ; et cette confiance s’étendait bien plus loin encore : c’était, à vrai dire, une confiance en l’esprit de l’humanité. Déjà, en 1848, il réclamait « une nouvelle naissance de la société humaine » ; c’est pourquoi on l’avait un instant confondu avec les politiques révolutionnaires ; mais cette pensée s’était de plus en plus approfondie en lui, au fur et à mesure que s’enrichissait sa propre expérience, et qu’il se séparait davantage de tout parti politique. Enfin, il put résumer cette vision personnelle du monde, sous sa forme mûrie et pratique, dans l’ouvrage capital de ses dernières années, La Religion et l’Art (1880) ; il l’accompagna de petits traités spéciaux, qui serrent de plus près certaines questions particulières : Qu’est-ce qui est vraiment allemand ? Voulons-nous espérer ? Héroïsme et Christianisme, etc., etc. Et il formulait ainsi sa profession de foi : « Nous croyons à la possibilité d’une régénération, et nous nous vouons en toute façon à son accomplissement. »
J’aurai à revenir ailleurs sur cette doctrine de la régénération, et je n’en parle ici que pour faire ressortir, en l’accentuant, un trait important du caractère de Wagner : sa foi inébranlable. Sans elle, toute la carrière de Wagner serait incompréhensible : ce fut la foi qui conduisit le jeune homme inconnu, sans ressources, de Riga à Paris ; la foi encore qui lui fit entreprendre et achever, dans son exil solitaire, une œuvre gigantesque, dont il ne croyait pas qu’aucun de nos théâtres, en dehors de celui qu’il rêvait, ne la représenterait jamais ; la foi enfin qui l’amena à poser la première pierre du Festspielhaus de Bayreuth, sans qu’il y eût, pour lui, aucune probabilité d’obtenir les moyens suffisants à son achèvement… Mais une foi pareille n’est pas seulement une foi « en soi-même ». En effet, l’idée fondamentale de sa doctrine d’une régénération possible est celle-ci : que l’humanité est destinée à se développer en harmonie avec la nature ; et l’on peut dire que, dans sa propre foi, obstinée, sûre de la victoire, est impliqué ainsi le sentiment que lui-même, dans sa vie, dans ses luttes, dans les fruits de son génie, agissait en harmonie avec un ordre supérieur des choses, qu’il obéissait, en d’autres termes, à une Providence. De là ce singulier mélange d’une simplicité d’enfant avec sa souveraine assertion de lui-même. Wagner, dans la vie de tous les jours, était si inimitablement simple et confiant, qu’on était souvent tenté de voir en lui ce qu’on appelle un bonhomme ; mais, subitement sur sa face passait un éclair, ses traits semblaient comme transfigurés, son œil brillait : et personne ne pouvait alors se soustraire à l’impression d’une inspiration véritable ; cet homme apparaissait à tous comme se trouvant momentanément en contact avec un monde transcendant, inaccessible, mystérieux. La foi d’un tel homme, qu’il soit ou non croyant au sens ordinaire du terme, doit être profondément religieuse ; cela ne se peut autrement, car il est lui-même le témoignage le plus éclatant de la présence du divin en nous. Pour nous, les œuvres d’un Shakespeare, d’un Beethoven, d’un Wagner, sont vraiment des miracles ; Wagner lui-même affirme qu’il se trouve, en face de son œuvre une fois terminée, comme en face « d’une énigme ». On comprend, d’ailleurs, que ce côté de sa nature se soit accusé avec plus de relief chez le vieillard vivant à l’écart du monde, que chez l’homme engagé dans le combat tumultueux de la vie. Vers le soir de nos jours, il se fait comme une éclaircie révélatrice, l’horizon se dégageant enfin des fumées de la bataille. Mais on ne saurait que sourire de l’opinion qui voudrait que l’âge seul eût rendu Wagner « religieux » ; car, dans son époque dite « révolutionnaire », en se tournant, comme il le fit alors, contre une église abâtardie, il montrait déjà combien les choses de la religion le préoccupaient ; un Luther, un Savonarole n’avaient pas agi autrement.
En revanche, il faut le remarquer, cette double vie, cette faculté de communication directe, immédiate, avec un autre monde, donnent à l’activité créatrice du génie son cachet particulier, en la rendant presque, su même tout-à-fait, indépendante des circonstances extérieures. C’est au milieu des angoisses de Paris et des dégoûts de Vienne que naissent le poème des Maîtres Chanteurs et la musique des scènes les plus gaies du premier acte, c’est en pleine idylle, dans la paix de Triebschen, que surgit le Crépuscule des Dieux ! Et voilà pourquoi je ne saurais nullement découvrir de relation logique nécessaire entre le Parsifal, l’œuvre dernière du maître, et les impressions ou les expériences de ses dernières années. C’est pendant les tranquilles années passées à Zurich que la figure du « Miséricordieux » lui était apparue ; à Munich, à l’époque des intrigues et des cabales, à celle où ses détracteurs prétendent que le maître s’efforçait de s’arroger la direction des affaires bavaroises, Wagner écrivit le plan définitif du drame, plan qui était, en lui-même, un poème presque achevé, et ce n’est qu’un an avant sa mort que la musique en fut terminée. Mais on peut bien convenir qu’à l’achèvement de cette œuvre élevée, pure entre toutes, qui devait toucher jusqu’à ses ennemis les plus acharnés, les dernières années prêtèrent un environnement merveilleux d’harmonie ; retiré du monde, tendrement aimé, il avait enfin vu le calice d’amertume se vider jusqu’à la dernière goutte… Ce fut dans ce calme béni que put s’achever Parsifal. On l’exécuta en 1882 ; il fut donné au maître d’assister à ce dernier triomphe ; il put entendre encore ce glorieux chant final :
Hœchsten Heiles Wunder :
Erlœsung dem Erlœser ![26]
Bientôt après, lui aussi trouva le salut, la « paix de sa fantaisie », comme il avait nommé sa retraite de Bayreuth : mais ce fut dans la tombe.
Si j’embrasse du regard cette esquisse de la vie de Wagner, je vois qu’elle s’applique surtout à reproduire son être intérieur. Ce n’est point, en effet, un portrait que j’ai voulu faire. Wagner l’a dit : « l’Allemand construit du dedans au dehors ». L’homme se peint le mieux dans sa carrière, dans ses œuvres et dans ses paroles. Si j’ai réussi, en quelque mesure, à amener le lecteur à une conception intelligente de l’homme dans l’artiste, à entr’ouvrir pour lui l’âme même du maître, le vrai Richard Wagner ne tardera pas à lui apparaître. Il ne manque pour cela qu’une chose, la physionomie où se reflétait sa personnalité, physionomie dont la mobilité expressive était difficile à fixer pour le pinceau du peintre, bien plus inaccessible encore à l’appareil du photographe.
Resterait à dire quelques mots des défauts de Wagner. Mais quand on étudie un caractère tel que celui-là, ses « défauts » peuvent se présenter sous un angle spécial ; quand, par exemple, certains de ces défauts, comme, chez Wagner, sa violence excessive, ne sont que le corollaire nécessaire des plus nobles qualités, et comme l’envers des plus hautes vertus, sont-ce vraiment des défauts ? Une violence pouvant aller, par moments, jusqu’à l’injustice s’explique assez par la réunion, chez le même homme, d’une énergie extraordinaire et d’une sensibilité artistique excessive. Supprimez les qualités, le défaut disparaît ; mais elles en restes inséparablement. On peut en dire autant de la prodigalité si souvent reprochée à Wagner. Les grands artistes n’ont jamais su compter ; d’ailleurs, ils sont, en tout, portés à l’extrême. Le musicien de génie, qui, comme Beethoven, n’a que des oreilles et pas d’yeux, se négligera au point d’en devenir presque repoussant. Mozart, par contre, nature de dramaturge, vit beaucoup par l’œil : « Du linge grossier, pour moi, est une abomination chez un homme», dit-il ; il «brûle de posséder des boucles d’argent pour ses souliers », un habit rouge « lui chatouille cruellement le cœur », il ne sait pas d’ailleurs ce qu’il lui coûtera, « parce que je n’en ai considéré que la beauté, et non le prix », ajoutet-il… Ce que la beauté et la magnificence sont pour l’artiste, l’être prosaïque et ordinaire ne le conçoit pas davantage que le savant en pantoufles et en robe de chambre ne peut comprendre pourquoi Rubens ne pouvait peindre qu’en habit de gala et l’épée au côté.
Ou bien faudra-t-il peut-être faire des défauts de ces qualités qui sont des obstacles pour l’artiste et neutralisent souvent le succès de ses plus nobles efforts ? Ce serait alors entre autres, chez Wagner, ce sentiment de gratitude exagérée qu’il garda toujours pour tous ceux qui lui avaient rendu le plus léger service, parfois même dans un but peu désintéressé ; le mal que lui ont fait certains de ses amis, plus ou moins suspects, et pourtant dont il ne trouvait pas le courage de se détacher, est incalculable.
Qu’on prenne, d’ailleurs, le mot de défauts au sens qu’on voudra, je suis bien convaincu que Wagner avait les siens, et nombreux. « Le plus parfait tient toujours à l’humanité par un petit coin d’imperfection», écrit Frédéric à Voltaire ; certes, Wagner ne devait pas faire exception. L’énergie même de son caractère devait donner plus de relief à ses défauts. « Auprès de ce maître allemand, tous les autres hommes sont des poupées empaillées », a dit un Espagnol. Avec son exagération méridionale, il disait vrai : Wagner vivait avec plus d’intensité que le commun des hommes ; on eût dit qu’un sang plus riche et plus chaud courait dans ses veines ; rien de ce qui est humain, les humaines faiblesses comme le reste, n’a pu lui rester étranger. Je crois toutefois que l’examen de ces faiblesses rentrerait plutôt dans un « portrait » analytique, qui ne fait point le sujet de ce livre, sauf peut-être à s’en dégager de lui-même. Apprenons d’abord à bien connaître Wagner, et ses défauts ne nous resteront pas cachés. Mais il n’y a qu’un moyen, qu’une voie pour apprendre à connaître, c’est d’aimer. C’est seulement quand nous avons compris combien Wagner a profondément souffert, et souffert en raison même de son aspiration désintéressée à un idéal peut-être inaccessible, c’est seulement alors que « notre œil », comme dit Tristan, devient « capable d’apercevoir le Vrai », c’est seulement alors que nous commençons à concevoir qui était Wagner.
Le soir de la mort du maître, on trouva tout en pleurs, sur les degrés du palais Vendramin, le gondolier dont, journellement, il avait requis les services ; repoussant toute consolation, il se lamentait : « Un si bon maître ! Jamais je ne retrouverai son pareil ! » Trente ans auparavant, Bülow avait écrit : « J’oublie toutes les misères de la vie dans la société de cet homme grand et bon, comme dans une atmosphère libératrice. » L’artiste, comme l’humble gondolier, comprenaient tous deux Wagner, parce que tous deux l’aimaient. Je suis moi-même convaincu qu’il ne suffit, pour le connaître, ni de la sagacité critique la mieux aiguisée, ni de l’admiration la plus enthousiaste pour son génie et ses œuvres : c’est le cœur seul qui peut comprendre ce grand cœur.
DEUXIÈME PARTIE
LES ÉCRITS ET LA DOCTRINE
Il faut toujours voir le symptôme de quelque obstacle dans le fait qu’un artiste interrompt son travail créateur, pour se poser devant le monde en théoricien. Et cet obstacle peut être l’effet ou d’une résistance extérieure, ou d’une lutte intérieure entre des principes contraires.
Vis-à-vis du monde extérieur, presque chaque artiste de génie se voit forcé de se défendre. Benvenulo Cellini y employa le poison et le poignard ; pour nous, modernes, la plume est l’arme naturelle. Gœthe, Schiller, Mozart et Gluck nous en ont fourni des exemples fameux.
Avec quelle noble vigueur Gœthe et Schiller se sont défendus contre la critique, alors déjà bornée et haineuse, c’est ce que chacun sait. Un fait moins connu, c’est que Mozart avait résolu d’écrire, sous le titre de : Critique musicale, un livre qui devait châtier ses contradicteurs et contribuer à lui faire rendre justice[27]. Et l’on doit à jamais déplorer qu’il n’ait pas exécuté ce projet, car ses lettres suffisent à nous montrer qu’il possédait une remarquable sagacité critique et que sa plume caustique et spirituelle savait fustiger impitoyablement bien des choses qu’on louait de son temps et qui passent pour louables aujourd’hui encore ; et de plus, ce livre eût mis fin, une bonne fois, à la fable ridicule du génie incapable de réflexion, produisant sa musique avec l’inconsciente candeur d’un oiseau sur sa branche. Plus sage que Mozart, Gluck ne s’en tint pas au projet, mais prit plus d’une fois la plume pour expliquer au monde ses intentions, trop superficiellement comprises ou trop légèrement jugées, et pour protester « contre la prétention de prononcer un verdict précipité sur ses œuvres, à la suite de répétitions imparfaitement étudiées, mal conduites, et encore plus mal exécutées » pour se défendre contre ces « amateurs extravagants dont l’àme réside uniquement dans leurs oreilles, » etc. C’est ainsi que, de tout temps, les grands artistes ont été obligés d’imposer un silence momentané à l’appel de l’inspiration créatrice, pour vaincre quelque résistance ou pour dissiper quelque malentendu produit par l’inintelligence publique.
Il en est tout autrement quand l’obstacle est intérieur.
Lorsque Léonard de Vinci, laissant sur le chevalet ses toiles inachevées, voua tout son temps à l’étude de la géométrie et de l’anatomie, Isabelle d’Este, avec beaucoup des protecteurs et des admirateurs de l’artiste, ne manquèrent pas de s’écrier : « Un nouvel Apelle est perdu pour l’art ! » Léonard ne se laissa détourner par aucune objection ; sa haute imagination lui laissait entrevoir une œuvre d’art autre et plus parfaite que celles de ses contemporains. Mais pour qu’elle fût possible, cette œuvre nouvelle, il fallait que l’artiste se forgeât des instruments nouveaux ; voilà pourquoi il consacra des années à ses Planches d’anatomie, voilà pourquoi il étudia la mathématique et écrivit son Trattato della Pittura. Son puissant esprit découvrait des obstacles là où les autres n’en voyaient pas ; ce ne fut qu’après les avoir surmontés qu’il put créer ses chefs-d’œuvre ; et ce ne fut que quand ces derniers apparurent enfin, que le monde comprit pourquoi Léonard avait écrit ! On comprit aussi que cette époque de réflexion, que d’autres avaient crue perdue pour l’art, était comme la seule source d’où pût émerger la beauté parfaite, et qu’ainsi la pensée du grand Florentin ne devait pas profiter à lui seulement, mais à l’art de tous les siècles.
Au cours de sa vie agitée, Richard Wagner eut à lutter contre des obstacles de l’une et de l’autre sorte : c’est pourquoi il a beaucoup écrit.
Comme Mozart avait voulu le faire, Wagner a répandu, par ses appréciations critiques sur ses prédécesseurs et ses contemporains, un flot de lumière sur l’histoire et le développement de la musique et du drame. Comme Gluck, il a eu à lutter toute sa vie contre le défaut de compréhension, contre la calomnie, contre les impressions laissées par les représentations mal étudiées de ses œuvres, contre ces « pauvres cervelles, à qui la tête fait mal dès qu’elles entendent quelque chose qu’elles sont incapables de comprendre », pour rappeler un sarcasme de Mozart, contre « les arbitres de l’art et les donneurs du ton, classe d’hommes malheureusement trop nombreuse », dit Gluck, « qui, de tout temps, ont été, mille fois plus que les ignorants, nuisibles au progrès de l’art », « contre l’envie de ces compositeurs qui, « au dire de Beethoven», ne s’entendent à donner de la musique que son squelette »…
Mais nous devons la plus grande partie des écrits de Wagner à des motifs semblables à ceux qui poussèrent Léonard de Vinci à écrire son Trattato della Pittura. Lui aussi apercevait devant lui un idéal nouveau ; et de lui aussi on peut dire qu’il lui fallait fixer nettement les « lois de la perspective », avant que son génie pût s’y mouvoir librement. Et ce n’est pas en cela seulement que s’impose la comparaison entre ces deux grands artistes ; en effet, comme la pensée artistique de Léonard l’avait conduit successivement dans divers domaines, ceux de l’astronomie, de la géologie, de la philosophie, où la divination intuitive du vrai poète lui fit découvrir des vérités que la science devait mettre des siècles à constater, de même Wagner se vit appelé à creuser à des profondeurs toujours plus grandes ses méditations sur la nouvelle forme de drame qu’il voulait créer, et vit en même temps s’élargir toujours plus, autour de ce point fixe de sa pensée, les cercles concentriques qu’elle devait embrasser.
Schiller a dit que la beauté conduit l’homme à penser, et, avec toute la décision de son esprit fait de douceur et de hauteur consciente, il affirme que « l’homme vraiment doué du sens esthétique n’a qu’à vouloir, pour porter des jugements et pour accomplir des actes d’une valeur universelle ». Mais justement la volonté, nous l’avons vu dans la première partie de ce livre, est un des traits marquants du caractère de Wagner : cette volonté indomptable et dominatrice, au service d’une imagination puissante et féconde, ne pouvait se sentir à l’aise dans les étroites limites professionnelles. Tout grand homme est un héros ; en lui sommeille un conquérant du monde. À la nouvelle de la bataille d’Iéna, Beethoven s’écria : « Et tout de même, moi, je vaincrais Napoléon ! » Et Wagner, quand il entreprit de transformer l’art, et qu’il eut bientôt acquis la conviction « que l’art ne saurait se séparer de la vie, ni chercher arbitrairement son but en lui-même », Wagner sentait en lui la force de transformer toute la vie humaine. Puisque l’art exigeait cette transformation, elle devait s’accomplir !
Posons donc tout d’abord en fait ceci : c’est que la pensée de Wagner devait nécessairement dépasser les limites de l’art professionnel ; qu’il a, en cela, suivi la même voie que les autres héros de l’art, les grands initiateurs ; qu’il n’a cependant jamais abandonné le domaine propre de l’art, mais qu’au contraire toute l’unité de sa pensée, comme l’unité de sa vie en toutes ses manifestations, ont constamment évolué autour de ce point fixe, sans s’en départir jamais. Nous verrons, au cours de ces chapitres, à quel point Wagner resta toujours artiste, et combien il est juste de dire que cette qualité, sans borner sa pensée, devait cependant l’orienter exclusivement dans une direction déterminée. Contentons-nous, cependant, de sa propre déclaration, faite au temps de sa plus fiévreuse activité littéraire. « Dans tout ce que je fais, dans tout ce que je rêve ou pense, je ne suis et ne veux être qu’artiste, et rien qu’artiste. »
Ce que je tiens avant tout à établir, pour le moment, c’est que rien ne prouve mieux le caractère exclusivement artistique de sa nature que le fait qu’il ne prit jamais la plume que quand il se vit contraint de le faire. À l’exception presque unique de son Beethoven, tous ses écrits attestent une réaction violente de sa part contre quelque influence contraire ou défavorable à ses aspirations créatrices. Au reste, le maître le déclare lui-même : « Je n’ai jamais écrit que sous la pression d’une nécessité absolue, » dit-il. De là l’apparition en quelque sorte spasmodique de ses écrits. La plupart du temps, ils paraissent en succession rapide, par groupes, éloignés les uns des autres par de longs intervalles consacrés à la création artistique. Qu’un obstacle lui apparaisse, extérieur ou intérieur, peu importe : aussitôt toute sa nature passionnée, énergique, se dresse en une attitude de combat ; et il fallut qu’un apaisement préalable se produise, pour qu’il se retrouve dans la « disposition confortable » où il peut « reprendre goût à la musique ». Mais, dès que ce goût lui revient, il prime tous les autres : plus d’abstractions, plus d’argumentation ; l’artiste, absorbé par son œuvre, ne s’en laisse distraire ni par l’intérêt, ni par quelque considération que ce soit ; c’est à peine si, par instants, il parvient à se reprendre pour écrire quelques lettres. Un exemple suffira à mettre en lumière tout ce que je viens de dire.
En 1849, Wagner laissa tout à coup de côté divers projets admirables, renonça à faire exécuter un opéra à Paris, et, au mépris de tous ses intérêts matériels, prit la plume ; il craignait, disait-il, que, pour l’art, qui ne pouvait plus trouver de sève dans le sol de la contre-révolution, « il n’en allât pas mieux sur celui de la révolution, si on n’y avisait à temps ». La conviction qu’il avait que ce terrain favorable manquait encore, que la contre-révolution et la révolution étaient, en l’état, également impuissantes à le fournir, que, dès lors, les œuvres d’art rêvées par lui demeureraient lettre morte, s’il ne se faisait une transformation profonde dans toute notre conception de l’art dramatique, de la musique, et du rapport entre l’art et la vie : tel fut l’obstacle que rencontra sa verve créatrice, et qui étouffa pour un temps son « goût pour la musique ». Et c’est pour préparer ce terrain indispensable à son art que Wagner, en 1849, se fit écrivain. Pendant les trois années qui suivirent, parut toute une série d’écrits de dimensions diverses, qui tous, encore que quelques-uns d’entre eux semblent s’éloigner de la thèse principale, n’ont d’autre but que cette préparation[28]. Mais aussitôt cette tâche remplie, dès que Wagner sent qu’il s’est rendu raison à lui-même, qu’il trouve son idée justifiée à ses propres yeux, il retourne à son art. « Il n’a de joie qu’à son œuvre », et il repousse toute suggestion qui lui est faite d’écrire encore. Cette fois, en effet, on le lui demandait. En 1853, les amis de Wagner voulaient fonder une Revue de l’Art. Ils croyaient pouvoir compter sur le maître, qui, dans les quatre années précédentes, avait fait preuve d’une intarissable abondance littéraire. Pressenti au sujet de cette collaboration, il répond : « Quand on agit, on ne s’explique pas. » Après des luttes, prolongées pendant des années, contre les obstacles du dedans et du dehors, Wagner avait « repris goûta la musique ». Le « Rheingold lui courait déjà dans les veines », quand il refusa de collaborer à la nouvelle revue. Bientôt il commence la composition de cette œuvre, et s’excuse auprès de Liszt, son seul ami intime, de la brièveté de ses lettres : « Eussé-je une maîtresse, je crois que je ne lui écrirais pas… Ce qui s’agite en moi, je puis de moins en moins l’écrire, parce que je ne saurais plus même le dire, tellement il me devient nécessaire de ne faire que sentir ou agir. »
La période littéraire (1849 à 1852) était close ; l’obstacle une fois surmonté, l’artiste ne s’en occupait plus. Des années devaient se passer avant que Wagner sentît de nouveau le besoin de défendre son but artistique avec les armes de la logique et les arguments de la raison : les années pendant lesquelles son génie enfanta le Rheingold, la Valkyrie, Tristan et Iseult, et, en très grande partie du moins, les Maîtres chanteurs.
Ce fut toujours dans des circonstances analogues que, soit avant, soit après, Wagner, pour un temps, se fit écrivain. Toujours on peut s’assurer que sa plume ne se met en branle que pour réagir énergiquement contre quelque obstacle qu’il voit se dresser entre lui et son énergie créatrice.
La forme la plus brutale que revête cet obstacle, c’est le besoin (Paris, 1840). Plus tard, ce seront les abus criants du théâtre, ces abus dont une réorganisation aurait si facilement raison, ou l’aveuglement du public, qui ne comprend rien à toute œuvre sortant de sa routine, comme la Neuvième Symphonie. Contre les abus du théâtre, Wagner s’escrime dans des programmes, dans des projets de réorganisation (Dresde, 1846-1848). On le voit, ce sont des obstacles extérieurs qui, tout d’abord, le font écrire. Puis la conviction s’impose à lui que, pour l’œuvre d’art « de Valeur universelle », cette œuvre où il voyait la mission de sa vie, il faut d’abord « préparer le terrain » (Zurich, 1849-52). Et, sur celle voie, il se trouve bientôt forcé de « se prononcer contre toute l’économie artistique présente, dans ses relations avec l’organisation politico-sociale toute entière du monde moderne. » Mais aussitôt la négation fait place à l’affirmation, et l’Art et la Révolution est suivi de près par l’Œuvre d’art de l’avenir. Puis, à cette affirmation encore générale et plutôt philosophique, succède l’œuvre de construction, ce magistral Opéra et Drame, où Wagner élève l’imposant monument du drame nouveau. Après l’achèvement de ce manifeste capital, et de la Communication à mes amis, qui en est le complément, Wagner reconnaît qu’il a enfin « satisfait à l’impulsion d’écrire qui s’était imposée à lui ». Et c’est avec assurance qu’il mande à son ami Uhlig : « Je crois en vérité avoir assez écrit, que pourrais-je encore dire, si maintenant mes amis ne sont pas au courant ? » Bientôt après, il écrit à Roeckel : « Il ne me serait plus possible d’écrire un mot ». Et pourtant il devait encore publier quelque soixante-dix écrits ! Car si les publications de Zurich avaient eu pour but de préparer le terrain pour son art, il se trouva, à son grand ennui, que ses amis ne les avaient pas comprises, et que ses ennemis y voyaient ce qui n’y était pas. « Ce qu’au fond je suis et veux rester presqu’absolument méconnu » ; voilà ce que Wagner devait s’avouer, deux ans après la publication d’Opéra et Drame. Et comme l’artiste se voyait empêché, par l’exil, de démontrer à ses contemporains, par l’exécution scénique de ses œuvres, « ce qu’il était et voulait[29] » ; comme même la puissante parole d’un monarque ne put prévaloir contre les cabales et l’inintelligence de ceux qui ne voulaient pas permettre le déblaiement nécessaire à un art nouveau ; comme enfin la scène de Bayreuth ne put être érigée qu’au travers de difficultés énormes, et, quand elle fut enfin achevée, resta, pour des années, sans prise sur l’indifférence universelle, le lecteur peut se rendre compte des obstacles sans cesse renaissants que Wagner trouvait devant lui, et contre lesquels il ne lui restait d’arme que sa plume d’écrivain. Mais il y a plus.
À mesure que l’étoile de Wagner semblait monter à l’horizon, à mesure qu’il voyait disparaître ce qu’un observateur superficiel eût appelé les seuls empêchements qu’il dût connaître, les obstacles intérieurs se dressaient plus impérieux en lui. De plus en plus, le maître mesurait l’abîme existant entre « les exigences du génie allemand, telles qu’elles ressortent des œuvres des grands maîtres », d’une part, et, d’autre part, « les résultats publics obtenus dans le domaine de l’art du théâtre » ; aussi, sentit-il bientôt en lui « un pressant besoin intérieur de réclamer avec instance les réformes voulues et de faire naître l’intérêt pour elles », besoin pénible et douloureux, dont lui-même, dit-il, « avait plus souffert que le monde ne saurait s’en faire l’idée ».
C’est que, comme nous l’avons vu, il ne s’agissait pas seulement, pour lui, d’une réforme de l’art dramatique ; ou plutôt, cette réforme ne pouvait à ses yeux en être une, tant que la dignité de l’art lui-même ne serait pas connue et reconnue. Tout d’abord il avait vu dans l’art « le plaisir qu’on prend à être ce qu’on est, la joie d’exister » ; plus tard, il le définit : « la plus haute manifestation de la vie des hommes en commun » ; définition qu’il approfondit encore bientôt en faisant de l’art, par une métaphore empruntée à la mécanique : « le moment le plus puissant de la vie humaine ». Et pour qu’on ne s’y méprenne point, il ajoute que l’art ne parviendra à ce degré de dignité que « quand il sera compris, non plus à côté et en dehors de la vie, mais comme en faisant partie intégrante, dans la multiple variété de ses manifestations ». Dans la société actuelle, l’art sert surtout à amuser et à distraire, tout au plus y voit-on une noble récréation après les travaux de la journée. Nos théâtres, Schiller s’en plaignait déjà, semblent avoir pour but « de préparer au sommeil le savant fourbu et l’homme d’affaires harassé ». Mais Wagner, lui, prend au sérieux l’appel que ce même Schiller adressait aux artistes :
« La dignité de l’humanité est remise entre vos mains, gardez-la intacte ! avec vous elle s’abaisse ! avec vous elle se relèvera ! »
Wagner croit à la puissance et aux hautes destinées de l’art ; il veut annoncer au monde le message dont son cœur est plein. Pour le faire avec fruit, il est forcé de répéter jusqu’à la fin de sa vie que « pour l’art en général, pour lui donner dans le monde la position auquel il a droit, il faut d’abord lui assurer un terrain nouveau ».
Si nous considérons, dans ces chapitres, successivement : la Politique, la Philosophie, et la doctrine de la Régénération, c’est parce que cette division n’est pas seulement pratique et commode, mais qu’elle répond en outre à une série chronologique, et résume à grands traits l’activité littéraire de Wagner[30]. Non pas qu’il eût perdu de vue la politique lors que ses méditations se portaient plutôt sur la philosophie, ni qu’au cours des années une manière de voir plus spécialement religieuse eût remplacé chez lui celle du philosophe. En effet, nous retrouvons des aperçus importants, tant politiques que philosophiques, dans les derniers écrits du maître, et l’on peut dire que la pensée de la régénération se trouve déjà en germe dans les premiers de ces écrits ; mais les plans avancent ou reculent suivant l’époque de la vie, souvent aussi grâce à des circonstances accidentelles ou extérieures, et tel objet qui, à un moment donné, semblait absorber toute l’attention du penseur, peut faire place à tel autre, jusque là seulement indiqué, et dont alors la signification grandit et s’accentue.
Qu’on se garde cependant d’attacher trop d’importance à cette division en périodes, pour commode qu’elle soit, ou d’y voir l’expression d’une évolution nécessaire, organique. Je ne saurais que rappeler au lecteur ce que j’ai dit, à cet égard, dans l’introduction de la première partie. Le trait caractéristique de la pensée de Wagner, c’est son étonnante unité : unité qui relie entre eux des écrits d’époque différente, et des objets essentiellement divers, hétérogènes même, par le caractère commun du point de vue. C’est, d’ailleurs, bien là la qualité la plus marquée de toute pensée artistique, fondée sur la vision et sur l’intuition. Une saurait être question ici d’un processus dialectique à la manière de Hegel, de la transformation graduelle d’une notion dans la notion contraire pour arriver à la synthèse ; mais bien plutôt d’une croissance organique, par voie d’intussusception, dans laquelle ce qui est nouveau ne détruit point ce qui est ancien, mais l’élargit seulement. C’est ainsi que le chêne sort du gland, et ce fut ainsi que crut et grandit la pensée de Wagner.
I
LA POLITIQUE DE RICHARD WAGNER
I
La doctrine de Wagner ne se trouve pas seulement dans ses écrits : elle est inséparable de sa vie. C’est pourquoi je crois bon, à l’occasion de cette étude de ses idées sur la politique, de revenir aux événements si discutés des années 1848 et 1849. Bien que j’en aie déjà dit un mot dans la première partie, une exposition claire et complète de cet épisode est ici bien en place, et le lecteur ne m’en voudra pas de m’y arrêter encore, en cherchant cette fois à en étudier la genèse et le retentissement dans l’âme même du maître.
En 1842, l’artiste, regagnant sa patrie, s’était agenouillé sur les rives du fleuve allemand et avait juré à son pays une « fidélité éternelle » ; il se souvint toujours de ce serment, et ce vœu le poussa même, en mai 1849, à des actes dont il « reconnut franchement », plus tard, la « précipitation inconsidérée », et qu’il alla même jusqu’à qualifier en partie du moins, de « sottises ». Si toutefois nous nous rappelons que ces sottises avaient pour cause réelle son amour ardent pour sa chère patrie allemande, nous ne pourrons plus les dédaigner, soit comme des détails accessoires, soit comme des erreurs momentanées.
En réalité, l’attitude de Wagner en 1848 et 1849 nous en dit lant sur son caractère et sur l’orientation de son esprit, ses actes d’alors sont en relation si nécessaire avec tout ce qui les a précédés, et ont eu une si grande influence sur sa destinée ultérieure, que cette courte période est bien l’une des plus importantes de sa vie.
Ce que Wagner voulait avant tout, ce à quoi il avait voué sa vie, c’était une Allemagne une et forte, au lieu d’une impuissante confédération émiettée par le particularisme (Voir sa lettre au professeur Wigard du 19 mai 1848). Si toutefois, Saxon de Saxe, il ne vit pas la solution du problème dans l’hégémonie de la Prusse, si même il protesta contre cette hégémonie[31], si, quand les Prussiens envahirent sa patrie saxonne, il se jeta aussitôt du côté de la résistance armée, il se peut qu’il ait manqué de prudence politique, mais cette imprudence l’honore. Le vrai patriotisme est fait de couches concentriques, dont le centre, le principe, est l’amour de la famille ; sans ce dernier, il ne reste qu’une association sordide d’intérêts, j’allais dire un groupement d’actionnaires. Ceci posé, si Wagner, tout en voulant la grande Allemagne, ne voulait pas voir trahie l’Allemagne locale, le bienaimé petit pays de son enfance, c’est ce qu’un avenir impartial, loin de le blâmer, ne pourra qu’admirer.
Telle est, dans ses grandes lignes, la foi politique qui fut la sienne à cette époque. Et s’il fit preuve de courage moral en défendant publiquement ses vues politico-sociales, ce qu’il appelait ses « sottises » de mai 1849 témoigne aussi de sa virile intrépidité, de son courage physique. Wagner ne s’est pas battu personnellement ; mais on prétend qu’il aurait servi de guide, la nuit, à des renforts venant de la campagne ; en le faisant, il risquait sa vie. On peut citer un fait plus indiscutablement établi, qui atteste une audace que peut seule expliquer la sublime témérité du génie, L’imprimeur Rœmpler raconte avoir imprimé en grands caractères, à la demande de Wagner, et au moment où l’on annonçait l’arrivée devant Dresde des troupes prussiennes, ces mots sur quelques centaines de bandes de papier : « Êtes-vous avec nous contre des troupes étrangères ? » Curieux de ce que pouvait vouloir en faire le « maître de chapelle de la cour », M. Rœmpler le suivit, quand il sortit de l’imprimerie. Le maître de chapelle royal escalada les barricades, et distribua ses bandes parmi les soldats qui assiégeaient Dresde. Après en avoir donné aux troupes stationnées sur la place du château, il se rendit auprès de celles qui campaient sur la Terrasse de Brühl et disparut aux yeux de l’imprimeur. « C’est un véritable miracle », ajoute le témoin de cette incroyable prouesse « qu’il n’ait pas été arrêté immédiatement, et même fusillé séance tenante ; car, dans ce temps-là, la vie humaine ne pesait guère ». Un pareil « miracle » ne saurait guère s’expliquer que par la puissance presque magique d’une grande personnalité. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, cet incident, si peu important qu’il fût en lui-même, nous montre que l’homme auquel on a reproché ce qu’on appelle « sa honteuse fuite », était un vrai héros sans peur et sans reproche qui, dans la conviction qu’il servait une cause juste, s’est risqué, sans arme et en plein jour, dans les rangs même de l’ennemi.
Mais il est une autre qualité, la plus excellente peut-être des qualités humaines, que nous pouvons attribuer à Wagner après les événements de ces jours-là : le penchant à prendre sans réserve le parti du faible contre le fort. « C’est au héros vaincu, non au héros vainqueur que vont nos sympathies», écrivait-t-il trente ans plus tard. C’est là, au point de vue purement politique, un penchant périlleux, qui a fait commettre des « sottises » à plus d’une noble nature ; mais peu d’hommes l’ont éprouvé à un aussi haut degré que Wagner ; et ce n’est pas nous qui lui en ferons un reproche.
Il nous reste à présenter encore une dernière considération, de beaucoup la plus importante de toutes.
En outre de cette orientation politique et de ces particularités de caractère, l’attitude de Wagner, à ce moment historique, met bien en saillie le trait fondamental qui partout se retrouve chez lui : sa confiance en l’esprit allemand. À travers toutes les désillusions d’une vie qui a duré soixante-dix ans, cette confiance demeura intacte. C’est ainsi que nous le voyons, dès 1848-1849, se tourner vers la majesté royale, « confiant en l’esprit allemand » et s’adresser tour à tour au baron de Luttichau, pour lui exposer « les sombres pressentiments qui l’agitent » au sujet de l’avenir du peuple ; au ministre des cultes Martin Oberlœnder, pour lui exposer son « projet d’érection d’un théâtre national allemand » ; aux membres de l’Association patriotique, « pour les mettre en garde, par l’intelligence et la douceur, contre de grossiers excès » ; puis encore à des membres de l’Assemblée Nationale de Francfort, parce que « un souci patriotique, » lui fait craindre « de funestes éventualités » ; enfin, aux soldats saxons, par qu’il eût pu s’attendre à être fusillé… Comme Wagner, parlant de cette époque troublée, l’écrivait à Uhlig : « Nous nous figurions qu’il suffisait, pour voir s’accomplir le bien, que nous le voulussions. »
On ne saurait nier que Wagner n’avait aucune aptitude pour la politique, au sens étroit du terme. On retrouve ici l’antagonisme fondamental, insurmontable, de la tournure d’esprit de l’artiste et de celle du politicien. Wagner l’a bientôt compris lui-même ; aussitôt après les troubles de mai, il écrit : « Tout homme de sens comprendra que maintenant, assagi surtout par ma participation à ces troubles, je ne pourrai plus jamais me laisser impliquer dans une catastrophe politique ». Dès lors, le terrain politique lui apparut comme « absolument stérile » ; et déjà en 1819, l’année même de la révolution de Dresde, il déclare : « Dans tout ce que je fais, dans tout ce que je réve ou pense, je ne suis et ne veux être qu’artiste et rien qu’artiste : mais dois-je me jeter dans notre vie publique moderne ? Je ne puis m’y mêler comme artiste, et, quant à le faire en homme politique, que Dieu m’en garde ! » Mais cela ne veut point dire qu’il ne possédât pas, à un point de vue plus haut, le sens politique, cet instinct de l’homme dont le cœur bat à l’unisson de celui de son peuple, avec des pulsations qu’active encore un tempérament actif et créateur. Et si l’on ne saurait voir en Wagner un « politique », il serait injuste, d’autre part, de lui refuser, en ces matières, une singulière justesse de coup d’œil.
On ne saurait voir en lui un politique, parce qu’il ne savait pas, comme doivent le savoir les hommes qui ont le droit de se targuer de l’être, discerner les voies et moyens à employer pour atteindre un but politique donné et prochain. Wagner croyait trop aux autres ; quand il voulut s’occuper de politique, il se vit forcé d’avouer les grandes illusions qu’il s’était faites sur le monde ; son énergie poétique lui montrait des hommes comme il y en a peu, des hommes à son image. Tout au contraire, le commencement de la sagesse politique est une appréciation froide et pondérée des conditions de fait, jointe à une médiocre estime des hommes, basée sur la médiocre moyenne qu’ils présentent en effet. Mais ce que Wagner possédait au plus haut point, c’est ce que Gœthe a appelé le don de discerner la volonté qui est au fond de l’âme du peuple. À un tout autre point de vue, Wagner a dit, en termes analogues : « Le poète est la voix consciente de ce qui est inconscient en nous. »
Ainsi, bien que le génie d’un Richard Wagner doive être considéré comme décidément « impolitique », du moment où il descendait des hauteurs à lui familières pour se mêler à la banalité tourmentée des événements journaliers, ce qu’il sentait, ce qu’il enseignait, n’en peut et n’en doit pas moins être de première importance pour l’homme politique. C’est dans un génie comme le sien que la volonté cachée au fond de l’âme du peuple, volonté qui, Gœthe le dit encore, « ne s’exprime jamais », trouve son expression et son verbe.
C’est donc avec une attention respectueuse que nous devons recueillir ce que Wagner eut à dire sur la politique de sa patrie et sur le mécanisme de la société humaine.
II
Le trait capital à signaler dans la politique de Richard Wagner, c’est son caractère distinctement allemand.
Sans doute Wagner, comme d’autres, subit l’attrait de ce souffle de la fraternité des peuples, qui passa, à l’époque révolutionnaire, comme une brise de renouveau chrétien, et dont la fraîcheur se fit pourtant sentir précisément dans l’âme des adversaires du christianisme : aussi Fardent artiste ne se posa-t-il point, dès l’abord, la question des races. Les plus sages de son temps ne déclaraient-ils pas qu’il n’en existait pas de plus ou moins nobles (Humboldt) ? Mais de ce fait, non plus que de cet autre que, plus tard, ayant puisé dans de sérieuses études la conviction d’une valeur différente des races, et de la supériorité essentielle, qualitative, du tronc indo-européen, Wagner garda son cœur grand ouvert à l’humanité dans son ensemble, et ne voulut d’autre gloire pour sa patrie allemande, que « d’anoblir et de sauver le monde », au lieu de le dominer, de ces faits, disais-je, on ne saurait conclure vraiment, chez lui, au radicalisme cosmopolite.
Jamais Wagner, même à l’époque révolutionnaire, ne s’est laissé séduire par l’internationalisme. Il est vrai que, dans l’Œuvre d’art de l’avenir, il signale « deux moments principaux dans l’évolution humaine : celui du nationalisme local, et celui de l’universalisme supranational ». Mais c’est avec une sympathie très significative que, dans ce même écrit, il salue le premier de ces deux moments. Ce qu’il reproche même à nos États modernes, c’est de n’avoir pas de base à la fois nationale et ethnique, mais de représenter bien plutôt « les groupements d’hommes les moins conformes à la nature…, résultats d’un arbitraire tout extérieur, d’intérêts dynastiques, par exemple, propres aux familles régnantes». Et si, un moment égaré par les fausses doctrines des hommes qui, alors, donnaient le la de la politique, il s’est décidément trompé en admettant que le développement national et ethnique était arrivé à son terme, on peut affirmer que non seulement, en 1849, il n’avait pas encore approfondi théoriquement la question, et qu’il n’avait fait que l’aborder sans s’y arrêter, mais que surtout, et c’est là le point décisif, il a toujours senti et agi, en pratique, comme l’homme de sa nation et de sa race.
Dans son célèbre discours devant l’Association nationale démocratique, le 14 juin 1848, Wagner, ce « songe-creux », réclame la fondation de colonies allemandes, sur un ton qui touche au chauvinisme : « Nous voulons faire mieux que les Espagnols, qui ont fait du Nouveau-Monde un charnier clérical, mieux que les Anglais, qui n’en ont fait qu’un comptoir d’épiciers, nous voulons créer une œuvre magnifique et vraiment allemande[32] ». Dans le même discours, Wagner combat la « monarchie constitutionnelle » demandée, par les libéraux de 1848, « sur une base large et démocratique», parce que cette conception de la monarchie « n’est pas allemande, mais d’importation étrangère ». On ne saurait donc douter du caractère bien allemand, bien conforme aux aspirations nationales, de ces vues que Wagner a défendues avec tant de feu. Au reste, nous ne manquons pas d’autres preuves à l’appui ; l’écrit patriotique : Die Wibelungen est de 1848-1849 ; le Projet d’un théâtre national allemand, de 18-48, et il fut revu en 1850.
Mais, dans cette même année 1850, en août, c’est-à-dire dix mois après qu’il eut terminé cet écrit où il était question d’une évolution « universelle et supranationale », Wagner écrivit son Judaïsme dans la Musique. La question des races commençait à l’occuper sérieusement ; ce n’était plus seulement par instinct, mais d’une manière consciente, qu’il se sentait Allemand, et il inaugurait la lutte contre tout ce qui restait d’antigermanique dans le cœur de son peuple, et dans l’art allemand. Je montrerai, dans un prochain chapitre, comme quoi il ne faillit jamais à cette conviction profonde, une fois acquise, et combien il eut, pour elle, à combattre, à souffrir. De ce moment, il se fit le champion obstiné du germanisme, non seulement à l’encontre de l’influence juive, mais à l’encontre de toute influence étrangère ou anti-allemande.
III
Pour exposer les vues du grand Allemand qu’était Wagner sur l’État et la Société, et pour le faire de la façon la plus nette et la plus convaincante possible, je dois signaler d’abord deux antinomies fondamentales, qui se retrouvent partout dans sa pensée politique ; tout le reste n’en sera que la conséquence nécessaire, et ce qui semble opposé dans le détail n’apparaîtra plus comme déconcertant, mais bien plutôt comme naturel, non comme une conséquence, mais comme un effet de l’unité organique des choses, telle qu’elle se révélait à l’œil de l’artiste et à sa sensibilité particulière.
1. La royauté est encore et toujours, pour Wagner, le point central indispensable de toute organisation politique, et cela sous la forme du gouvernement d’un seul : mais en même temps, il ne se lasse pas de réclamer, pour l’individu, une liberté aussi illimitée que possible. Cette première antinomie peut donc se formuler ainsi : une royauté absolue, un peuple libre.
2. La religion est, d’après Wagner, à la vie intérieure, ce que la royauté est à la vie extérieure ; même dans les années (vers 1849-1852) où il se montre presque directement hostile au christianisme historique, il ne cesse point de parler de la religion comme de la base de la « vraie dignité humaine », comme de la source de tout art, etc. ; mais, par contre, les églises et la cristallisation de la révélation en dogmes, bien qu’il en parle généralement avec le plus grand respect et qu’elles lui fournissent le sujet de disgressions pleines d’aperçus inattendus, sont par lui tenues à distance, si bien qu’on peut avoir lu tous ses écrits, et se demander encore à quelle « confession » chrétienne il pouvait bien appartenir. La seconde antinomie consiste donc dans l’antagonisme, souvent exprimé, toujours présent à l’état latent, entre la religion, d’une part, et l’église, de l’autre.
Par la première antinomie, Wagner maintient et joint deux thèses qu’un esprit positif ne parvient pas, au premier abord, à concevoir réunies ; par la seconde, il en oppose deux qui sont communément censées se conditionner réciproquement.
Comme il s’agit ici de politique au sens restreint du mot, je n’y puis parler de religion qu’en passant : mais je ne puis m’abstenirde mentionner l’attitude de Wagner vis-à-vis d’une question aussi fondamentale dans la formation de la société humaine, ni d’en donner quelque éclaircissement, sauf à y revenir plus au long à propos de la doctrine de la régénération. Il importe, surtout, d’étudier cette attitude à l’époque révolutionnaire.
Lorsque, dans son discours à l’Association patriotique, la seule harangue politique qu’il ait jamais prononcée, Wagner proposait une transformation radicale de nos institutions sociales, sur quoi ce rouge fondait-il l’assurance avec laquelle il envisageait l’avenir ? Sur les parlements, peut-être ? Sur les droits de l’homme, ou sur des abstractions du même genre ? Non point… Sur Dieu ! « Dieu nous éclairera et nous aidera à trouver la juste loi ! » Il y a, dans ces paroles, la témérité de foi d’un Luther. Et quand, plus loin, dans le même discours, il définit le but a poursuivre comme l’accomplissement de la pure doctrine du « Christ », et parle de « la conscience pleine de Dieu » qui est l’apanage et le frein de la responsabilité royale, qui ne reconnaîtrait, à moins d’inintelligence ou de mauvaise foi, la nature profondément religieuse de l’orateur ? Les sentiments de Wagner sur l’importance de la religion n’ont jamais varié. Nous retrouvons le même point de vue dans tous ses écrits, à Zurich, à Munich, à Bayreuth : toujours, pour lui, l’art et la religion se conditionnent l’un l’autre, l’un ne saurait prospérer sans l’autre, et de leur commune floraison dépend le développement de l’humanité dans le sens d’un avenir meilleur et plus heureux.
D’autre part, l’antinomie que j’ai signalée plus haut, et qu’on pourrait, avec plus de justesse peut-être, définir : amour de la religion, antipathie contre les dogmes, cette antinomie rend facile à comprendre le fait que Wagner se livre souvent à une polémique animée contre les églises et que surtout aucune forme d’hypocrisie ne lui répugne autant que l’hypocrisie religieuse. Il dit ce mot, bien typique : « L’Allemand prend la religion au sérieux ». Au reste, il avoue lui-même que, dans ses premiers écrits[33], il s’ést prononcé avec injustice et étroitesse contre le christianisme parce qu’il en voulait exclusivement à l’exploitation de la révélation divine pour des fins temporelles et mondaines. Comme pour la question des races, il s’est laissé détourner de sa voie droite et personnelle, pour s’être confié à la direction de guides trop sûrs d’eux-mêmes. À cette époque, christianisme et gouvernement des prêtres lui semblaient être des termes synonymes. Mais le fait que, vingt ans plus tard, il comprit ces écrits dans la collection de ses œuvres, démontre bien qu’il ne voyait pas, dans cette opinion prématurée, une erreur proprement dite, mais plutôt un manque de mesure ou de clarté, fruit « d’une conception acceptée avec trop de passion », conception qu’il ne faudrait, dès lors, considérer qu’à la lumière de l’œuvre totale de sa vie. On peut, d’ailleurs, appeler L’Art et la Révolution : un pamphlet contre l’hypocrisie. Wagner y flagelle ce vice dans ses manifestations les plus diverses : l’hypocrisie dans l’État, dans la poésie, dans le drame, dans l’Église, dans le patriotisme, dansl’honneur ; car il a au cœur cette révolte, que Carlyle appelle désirable et nécessaire : « la révolte contre ceux qui gouvernent par le mensonge et contre ceux qui l’enseignent ». À plusieurs qui furent, à cette époque, en contact journalier avec lui, « il apparaissait comme un prédicateur de pénitence, acharné contre l’hypocrisie ». Et, il faut le reconnaître, un homme chez qui le sentiment religieux n’eût pas été réel et profond, et qui n’eût pas été convaincu, comme lui, que « la religion seule peut fonder la véritable dignité humaine » ne se serait pas laissé entraîner à appeler l’Église « menteuse et hypocrite ». Est-ce donc sans raison qu’il écrit que « Dieu s’est fait industrie au profit des riches… notre Dieu, c’est l’argent, notre religion, le lucre » ? Mais ne demande-t-il pas, dans les mêmes écrits, une religion vraie, qui ne soit pas celle de l’argent, pas « la religion régnante, celle de l’égoïsme » ? Ne dit-il pas que « l’œuvre d’art est la représentation vivante de la religion » ? N’est-ce pas précisément en 1848 qu’il écrit Jésus de Nazareth, cette glorification de la personne divine du Sauveur ? Dans les dernières lignes de l’Art et la Révolution n’invoque-t-il pas : « Jésus qui souffrit pour l’humanité, et Apollon, qui lui apporta la dignité dans la joie », préludant, en termes identiques, à une grande pensée que, trente ans plus tard, il devait formuler dans son ouvrage célèbre, la Religion et l’Art.
Il est donc établi que de tout temps Wagner a reconnu dans la foi en Dieu, dans la religion, la seule base normale et possible de la vie sociale. Bien plus, il était tenté de ne voir dans l’État qu’une superfétation, qui ne trouve sa raison d’être que dans le caractère défectueux de notre religion ; il n’était pas loin d’admettre cet idéal : « une religion et point d’État ». Et bien qu’il ait dû, plus tard, rabattre quelque chose d’exigences aussi extrêmes, cette formule venait bien du fond de son cœur.
Quant à sa politique proprement dite, elle se résume, comme l’on a vu, dans cette formule ; « Roi absolu, peuple libre ». Et l’on ne saurait croire à quelle masse d’inepties cette contradiction apparente de son credo politique a donné naissance : les uns le taxent de réactionnaire, les autres de socialiste, d’autres encore lui font changer d’opinion tous les deux ou trois ans. Mais assez là-dessus, c’est à Richard Wagner, et non point à ses commentateurs, que nous avons affaire.
Il faut se pénétrer de ceci : c’est que pour Wagner, les deux termes, roi absolu, peuple libre, loin de se contredire, sont corrélatifs. Le peuple n’est libre que quand un seul règne, non quand beaucoup gouvernent ; de son côté, le roi n’est vraiment le monarque, le seul maître, que s’il n’a ni à satisfaire les ambitions rivales de nobles avides, ni à se concilier une majorité parlementaire. Je n’ai pas à examiner ici si le point de vue de Wagner était juste ou non ; mais il y a une chose qui me parait au-dessus de toute discussion, c’est qu’il exprimait fidèlement la « volonté muette de l’âme populaire », celle de la race allemande dans son ensemble. Dans les antiques codes de l’Inde, nous lisons : « Les sages avaient l’œil sur les deux mondes, quand ils créèrent le prince, cet être formidablement grand ; ils pensaient qu’il serait laloi incarnée. » Hommes libres conduits par un chef unique : c’est ainsi qu’au temps de la migration des peuples se présentent à nous les diverses tribus germaines ; le rêve de Charlemagne gardait, lui aussi, cette forme, dans des proportions infiniment grandioses ; et encore aujourd’hui c’est, semble-t-il, de cette fusion caractéristique, propre à l’élément purement germain, qu’est sortie la forme historique des états germains. Il est facile de sourire de ces formules ; mais, dans l’histoire, rien de grand ne se fit jamais sans un idéal, et Wagner eut une heureuse inspiration, quand, en 1848, « il présenta à la masse, qu’on menait fort prosaïquement, une image poétique de son idée personnelle de la royauté. »
Dans son discours àl’Association patriotique, Wagner met ses auditeurs en garde contre la monarchie constitutionnelle, « cette notion d’importation étrangère, anti-allemande ». « Chaque pas en avant, sur cette base démocratique, est un empiétement nouveau sur le pouvoir royal, sur le gouvernement d’un seul ; le principe lui-même est la caricature de la monarchie, qu’on ne comprend précisément que dans le gouvernement d’un seul ; chaque progrès du constitutionnalisme est une humiliation pour le souverain, car c’est un vote de méfiance à son égard..... Ce qui est mensonge ne saurait subsister ; or, la monarchie actuelle est un mensonge, et elle l’est devenue de par le constitutionnalisme ». Le but de tout le discours, prononcé en pleine tourmente, alors que l’ordre semblait chanceler sur ses bases, était de prouver que la royauté pouvait rester « le centre sacré de l’organisation politique ». Telles étaient les vues de Wagner dans la phase la plus révolutionnaire de sa vie. Plus tard, en 1864, il donna à sa pensée une expression définitive dans : L’État et la Religion. La dernière phrase surtout : « c’est dans la personne du roi que l’État atteint son véritable idéal », contient et résume bien la moelle de l’idée politique de Wagner.
Il ne saurait donc y avoir le moindre doute sur les opinions de Wagner en ce qui concerne la royauté. Mais on a plus de peine à s’expliquer comment il se représentait le « peuple libre ». Peut-être y parviendrons-nous en exposant clairement quelle position il a prise vis-à-vis des divers partis qui se partagent le domaine politique moderne. Wagner dit de lui-même et de ceux qui pensent comme lui : « Nous n’appartenons à aucun de ces partis ». Mais, s’il tenait à s’en séparer, en effet, ce n’était point qu’il se désintéressât de toute politique, c’était, tout au contraire, sous l’influence d’une opinion politique positive.
IV
Demandons-nous, par exemple, si Wagner était conservateur.
Il déclare, il est vrai, dans l’Art et la Révolution, écrit qu’on a prétendu être de tendance révolutionnaire, que l’art avait été conservateur à l’époque de sa floraison et qu’il le redeviendrait, et, plus tard, il affirme que « l’Allemand est conservateur » ; mais faire pour cela de lui un conservateur serait un paradoxe par trop audacieux ; conservateur, il ne le fut jamais, au sens politique et courant de ce terme.
La formule : « un roi absolu, un peuple libre », condamne implicitement toute noblesse héréditaire. Celle-ci, une fois sa tâche historique remplie, n’est plus qu’un intermédiaire, qui sait s’approprier les avantages ordinaires de tous les intermédiaires ; et, uniquement préoccupée qu’elle est des intérêts égoïstes de sa classe, diminue d’autant les droits du souverain et les droits du peuple. Dans son discours de Dresde, Wagner réclame comme la condition absolue de « l’émancipation de la royauté », « l’extinction du dernier reflet d’aristocratie ».
Que cette attitude vis-à-vis de la noblesse ait fait classer Wagner parmi les libéraux, cela n’a certes rien d’étonnant. Mais il n’a pas mérité, non plus, cette réputation, car déjà en 1850 il appelle « tout notre libéralisme »… « un jeu d’esprit dont les visées sont peu claires», et ce qu’il dit plus tard, dans ses divers écrits, sur le règne du libéralisme, fait toujours souvenir du mot de Gœthe : « Une idée ne doit pas être libérale ! »
Il y aurait peut-être plus d’apparence à dire que Wagner aurait été, pour un temps au moins, un vrai démocrate, mais ce n’est encore qu’une apparence. Dans le discours si souvent mentionné, il parle, je le sais, de démocratie ; le but proposé est le gouvernement populaire ; mais comme tout l’argument vise le maintien de la royauté héréditaire, et que l’orateur s’élève avec violence contre le constitutionnalisme, la portée démocratique de ce manifeste est plus que problématique. Et c’est bien l’impression qu’il laissa à tous ses auditeurs, les membres de l’Association patriotique, car le Dresdner Morgenblatt für Unterhaltung und Belehrung constate, dans son numéro du 18 juin 1848, que son discours avait mis Wagner « en délicatesse » avec toutes les opinions et tous les partis. Il n’a jamais pu être un vrai démocrate, parce que, comme il le dit lui-même, l’idée démocratique n’est absolument pas allemande : « En Allemagne, la démocratie est un être de pure traduction ».
Wagner était-il peut-être socialiste ? On a prétendu qu’il l’aurait été, au moins passagèrement, au temps de la Révolution : mais cette fable tombe devant les propres paroles du maître. Dans le discours cité, il taxe le communisme de « doctrine absurde et inepte » et, s’adressant à ceux des membres de l’Association patriotique qui penchaient vers le socialisme : « Ne voulez-vous donc pas avouer », s’écrie-t-il, « que dans cette idée d’un partage égal des biens et des profits, il n’y a qu’une tentative irréfléchie pour résoudre un problème posé, d’ailleurs, à bon droit, tentative que son impossibilité pratique condamne à demeurer mortnée ? » On ne saurait parler plus clair ! En 1849, Wagner constate ce fait que les hommes « sont égarés par les prétendues théories des doctrinaires du socialisme ». Dans Opéra et Drame (1851), il dit que « le socialiste s’acharne à de stériles systèmes ». Bref, on peut affirmer avec certitude que le socialisme, en tant que parti politique, n’a jamais eu ses sympathies. Comment l’artiste eût-il jamais pu s’enthousiasmer pour l’embourgeoisement du peuple, cet idéal d’un Lassalle ou d’un Marx ?
Il n’est pas douteux, par contre, que Wagner ne partageait point les terreurs que le seul mot de socialisme inspire à beaucoup de braves gens pour qui « l’ordre et la tranquillité, même au prix d’un crime ignoble contre la nature humaine » sont la seule chose qui importe. Au soir de sa vie, Wagner fait de fréquentes allusions au socialisme ; le mouvement socialiste lui semble « respectable, pour de fortes raisons intérieures » ; déjà auparavant, il avait reconnu « l’impulsion naturelle, non sans profondeur ni noblesse « qui est au fond » de ce mouvement. Mais il suffit, pour définir nettement son attitude vis-à-vis du socialisme, de citer ces paroles : « Toute révolution politique est, d’ailleurs, devenue impossible. En politique, quel est celui dont les yeux ne sont pas déjà largement ouverts ? Chacun connaît les honteuses tares de notre échafaudage politique ; ce n’est que le fait qui dissimule la question sociale, qui donne à tous le courage fait de lâcheté qu’il faut pour endurer plus longtemps. Il n’y a pas d’autre mouvement possible qu’un mouvement exclusivement social, mais il se produira dans un tout autre sens que nos socialistes ne se l’imaginent[34]. »
Aujourd’hui, après cinquante ans, le monde entier reconnaît qu’un mouvement « exclusivement social » doit se produire et se produit en effet, mais aussi en un tout autre sens que nos socialistes ne se l’imaginaient.
Tâchons de nous représenter clairement quelle fut, vis-à-vis de ce mouvement, l’attitude de Wagner.
« Ma destinée est d’apporter avec moi, partout, la révolution ! » ce fut bien sa devise durant toute sa vie. Et si on veut voir en Wagner un révolutionnaire, il n’y a rien à y objecter, avec cette réserve que, même dans sa période la plus orageuse, il n’a jamais cru à la révolution politique. Il n’a cru que pendant un temps très court, quelques semaines peut-être, en 1848, à la possibilité d’une réforme. Déjà dans l’été de 1849, il écrivait l’Art et la Révolution, et en septembre 1850 il mande à Uhlig que « maintenant, il n’a plus foi en une réforme quelconque, mais que son unique espoir est dans la révolution ».
Si nous acceptons l’étiquette de révolutionnaire, appliquée à Wagner, comme admissible, sinon comme exacte au sens courant du terme, il faut bien que le lecteur comprenne que la participation du maître au mouvement politique de 48-49 n’a absolument rien à faire ici. De son propre aveu, il était alors « engagé dans l’erreur et entraîné par la passion » ; les événements de cette époque peuvent avoir une haute valeur pour l’étude de son caractère (de son intrépidité, de sa foi à l’esprit allemand, etc.), mais aucune pour celle de ses opinions sociales. Celles-ci, nous les trouvons exprimées avec toute la précision et tous les développements désirables, dans ses écrits, de 1849 à 1883. Et c’est leur lecture attentive qui nous permet de ne pas rejeter, d’emblée, l’épithète de révolutionnaire comme s’appliquant à Wagner.
Mais alors, qu’est-ce qu’il entend par révolution, puisqu’il ne veut pas dire révolution politique ? Il entend par là « cette grande révolution humaine, dont les premiers débuts jetèrent à bas jadis la tragédie grecque », dont « l’activité première… s’employa à la dissolution de l’État athénien » ! Il y a plus de deux mille ans, depuis le triomphe de Périclès, « ce révolutionnaire parmi les hommes d’État », que l’Europe vit dans un désordre de révolution. L’État véritable, l’État rêvé, « a été entraîné dans une chute perpétuelle, ou plutôt il n’est jamais arrivé à se réaliser » et notre prétendue civilisation est « un chaos ». Toute notre activité politique, qu’elle affecte des allures réactionnaires, libérales, démocratiques ou socialistes, est en vérité « révolutionnaire ». Car révolution veut dire « mouvement circulaire », et les divers partis ressemblent aux rayons d’une roue, qui tournera tant qu’il y aura des esclaves, pour les presser du pied, et des maîtres d’esclaves, pour les y exciter. L’Art et la Révolution, contient, en quarante pages, une esquisse magistrale de ce mouvement révolutionnaire, dans lequel, selon Wagner, l’humanité est encore engagée.
On ne saurait légitimement découper des citations dans une exposition si condensée, mais le temps n’est pas loin, espérons-le, où tout Allemand estimera les écrits d’un Richard Wagner à un tout aussi haut prix que ceux des autres héros du génie allemand. Alors il comprendra ce qui en est de « l’esprit révolutionnaire » de Wagner.
Car Wagner se place exactement au même point de vue que Schiller. Pour Schiller aussi, l’État actuel n’est qu’un expédient ; pour lui aussi, « l’esprit du siècle oscille entre le non-sens et la grossièreté », entre ce qu’on pourrait appeler « la contre-nature et la nature brute » ; lui aussi espère de l’avenir un ordre autre, mais ce n’est pas de l’État actuel « qu’on peut l’attendre, car c’est cet État, tel qu’il est aujourd’hui constitué, qui a permis au mal de naître », etc., etc[35].
La « révolution humaine » de Wagner est donc la même que Schiller voyait dans la succession des divers États, de ces expédients politiques, fruits de la nécessité immédiate et brutale. Wagner considère l’humanité comme engagée dans un stage transitoire et chaotique, et cela dès le moment où naquit la « politique » doctrinaire ; et le but qu’il cherche du regard, c’est ce que Schiller appelle « l’État de la liberté prenant la place de l’État de la nécessité », c’est-à-dire la fin de cette révolution permanente.
Si donc on part du point de vue propre à notre « État de nécessité », si on tient cet expédient pour doué d’une valeur réelle et durable, alors Wagner est révolutionnaire ; mais si on pense, avec Schiller, que notre état « demeure à tout jamais étranger aux citoyens, parce que le sentiment ne saurait aller à lui », si on croit, comme Chateaubriand, que « le salariat est la dernière forme de l’esclavage », alors Wagner doit apparaître comme le type du contre-révolutionnaire. Il aspire à sortir des ténèbres pour parvenir à la lumière, du chaos pour atteindre à l’ordre, des « constitutions barbares » (expression de Schiller) pour s’abreuver à « l’eau claire et fraîche de la nature ». (L’Œuvre d’art de l’Avenir, III, 62).
Peut-être verra-t-on là le rêve d’un poète ; et pourtant de grands historiens et des hommes pratiques ont partagé ces vues. Carlyle s’écrie : « Ce millénaire d’anarchie, abrégez-le, versez le sang de votre cœur pour l’abréger[36] ! » Il définit, d’ailleurs, toute notre civilisation en ces termes sanglants : « l’anarchie plus les gendarmes ». Et aussi P.-J. Proudhon, un des hommes les plus sagaces de notre siècle, — qui n’a été traité d’anarchiste que grâce au plus incroyable des paradoxes, puisque dans ses écrits, précisément, il démontre la complète anarchie de ce qui s’appelle « l’ordre » actuel, et voit dans nos institutions « la législation du chaos », — Proudhon aussi entend par révolution non point la création violente d’un ordre nouveau, mais « la fin de l’anarchie[37] ».
Aujourd’hui, on ose à peine prononcer le mot d’anarchiste ; il semble désormais impliquer la bombe, l’incendie et le meurtre. Mais si je prends le terme au sens paradoxal qu’on lui donnait il y a cinquante ans, je trouve plus d’un point de contact entre la pensée de Schiller et de Wagner et l’anarchisme de Proudhon. Wagner emploie volontiers le mot d’anarchie ; c’est ainsi qu’il dit, en 1852 : « Comment un homme fait de méthode de la tête aux pieds pourrait-il comprendre mon anarchie naturelle ? » ; et ailleurs : « j’ai cru devoir m’en tenir plutôt au chaos qu’aux conditions existantes » ; et, dans son écrit de novembre 1882 sur la représentation de Parsifal, il déclare que l’excellence de celle-ci devait être un résultat de l’anarchie, en ce sens que chacun faisait ce qu’il « voulait, c’est-à-dire, ce qui était juste ». Cette remarque n’est faite, sans doute, qu’à moitié sérieusement ; mais c’est avec un sérieux amer qu’à la fin du même opuscule, il appelle notre monde actuel, presque dans les mêmes termes que Proudhon, « un monde de meurtre et de proie organisé et légalisé par le mensonge, la fourberie, et l’hypocrisie ».
D’autre part, lorsque, à l’Association patriotique, il exprima ses vues sur l’organisation sociale, il réclama « l’abolition de l’argent » et résuma, par cette audacieuse requête, toutes les misères de notre « ordre anarchique », condensées en ce seul mot : « Notre dieu, c’est l’argent ; notre religion, le lucre ». Trente ans plus tard, il creusa plus avant cette même pensée (comme d’ailleurs antérieurement, il l’avait déjà fait, avec l’instinct inconscient de l’artiste, dans l’Anneau du Nibelung) ; ce n’est plus alors le symbole seul de l’échange qu’il critiqua, mais la malédiction qui s’y est attachée, le manque de charité.
Il n’est pas difficile de voir quel rapport peut avoir une telle doctrine avec l’anarchisme. Ce rapport n’existe que dans la négation. Le monde actuel est reconnu comme mauvais ; c’est là une donnée fondamentale. Mais il n’y a pas, et ne pouvait pas y avoir autre chose de commun entre Wagner et l’anarchisme. L’anarchiste politique ne part pas de Dieu, n’invoque pas « l’application de la pure doctrine du Christ » ; il ne considère pas la royauté comme « le point central et sacré de l’État», il ne prêche pas la « régénération » comme la condition préalable d’un meilleur avenir… : et surtout, l’anarchiste brise le fil de l’histoire, et fait ainsi une criminelle violence à la nature entière. Wagner, par contre, ne veut pas s’écarter du développement historique de l’humanité. Il écrivait en 1851 : « L’avenir ne peut se concevoir autrement que conditionné par le passé ! » Et si on veut savoir combien significatifs sont ces mots, qu’on rapproche la formule où Auguste Comte, en 1848, résumait son but et sa doctrine : « réorganiser la société sans Dieu, ni roi », de cette « confiance en Dieu et dans le roi » que Wagner cherchait, la même année, à inspirer à une association démocratique !
J’espère que le lecteur aura compris pourquoi Wagner n’a jamais pu être compté à l’actif d’un parti politique spécial et qu’il ne tombera pas dans la méprise dont Wagner se plaignait déjà vers 1850 : « On me dénonce aux démocrates comme un aristocrate déguisé, aux Juifs comme un persécuteur, aux princes comme un révolutionnaire ». Et le même phénomène dure encore ; c’est le sort de Wagner d’être toujours méconnu ; on ne saurait attendre un jugement équitable, élevé, et vraiment digne de l’homme qu’il était, tant que ses écrits et ses doctrines ne seront pas sortis du petit cercle des critiques au cœur étroit et des hommes de lettres, pour devenir partie intégrante de l’héritage intellectuel des plus nobles esprits. Alors, mais alors seulement, on admettra partout que la « politique » de Wagner n’était que l’avenue qui menait à sa doctrine de la régénération.
Nous avons déjà vu que Wagner admettait, comme tout homme de bon sens, la valeur indispensable de la politique. Mais il était convaincu que sa sphère d’influence est des plus restreintes et qu’en particulier la force créatrice lui fait entièrement défaut. C’est pourquoi il ne croyait pas que la politique pût jamais, que ce fût par le laisser-faire ou par la contrainte, se rendre maîtresse de « ce mouvement distinctement social », dont son regard prophétique discernait déjà la présence, alors que les Metternich et les Beust ne voyaient autour d’eux que la paix et la tranquillité, troublées, seulement, par quelques méchants personnages, qu’on n’avait qu’à enfermer ou à fusiller. Wagner saluait dans ce mouvement la fin prochaine de la grande « révolution humaine », c’est-à-dire la condamnation imminente de « l’État de nécessité », comme de la politique en général ; Son cœur d’artiste s’en réjouissait, car il croyait l’art « impossible dans sa vérité, aussi longtemps que subsisterait la politique ». Ne perdant jamais de vue l’élément spécifique allemand, il voyait dans cette naissante « fin de la politique » une circonstance très favorable au développement et à la conservation du germanisme ; car, il le dit : « Nous autres Allemands ne serons jamais de grands politiques ; mais, il se pourrait que nous devenions quelque chose de plus grand, quand nous connaîtrons la juste mesure de nos aptitudes., qui nous destinent peut-être, non à dominer le monde, mais à l’ennoblir ». Ce fut, d’ailleurs, seulement quand il eut tourné le dos, une fois pour toutes, à la politique, en lui reconnaissant l’unique droit de diriger le présent, mais non celui de préparer l’avenir, ce fut alors seulement que son attitude vis-à-vis d’elle se dessina clairement.
« Lorsque l’homme d’État désespère, que les bras tombent au politique découragé, que le socialiste s’acharne en vain à de stériles systèmes, que le philosophe même, incapable de prédire, en est réduit à de simples indications, puisque tout ce qui doit arriver consiste en phénomènes où la volonté n’est pour rien, et que personne ne saurait prévoir, c’est alors l’œil clair de l’artiste qui discerne les formes, évoquées par son aspiration vers ce qui est seul vrai, vers une humanité pleine et complète. » (1851, Opéra et drame, IV, 282)
II
LA PHILOSOPHIE
Son activité d’artiste militant avait conduit Wagner à s’occuper de questions politiques, mais sa tentative de s’y mêler pratiquement avait abouti à une catastrophe, à la suite de laquelle il avait dû passer de longues années dans l’exil. Cette séparation forcée du monde lui procura, du moins, le loisir nécessaire pour méditer sur l’énigme de la vie humaine. Désespérant du présent, il se tourna vers le passé et vers l’avenir. Dans le passé, il croyait reconnaître une époque particulière où l’art avait vraiment été « le moment le plus puissant de la vie humaine », tandis que les temps futurs promettaient à ses aspirations d’artiste « la vie rédemptrice de l’avenir ». Sortir du présent immédiat, c’était entrer dans un monde de pensées nouveau ; l’homme qui, jusque-là, n’a suivi que des projets pratiques, applicables à des données actuelles, trace alors à grands traits une philosophie de l’histoire (L’État et la Révolution). Mais aux enseignements de l’histoire succède logiquement, pour lui, la recherche des principes, car si son regard clair et sûr lui montre l’avenir comme conditionné par le passé, il comprend cependant qu’il ne saurait conclure de l’un à l’autre, et ainsi il se voit obligé d’appuyer son enquête, à l’égard de cet avenir, sur des considérations philosophiques touchant la nature humaine, la science, et l’art (L’Œuvre d’art de l’Avenir). Et cette esquisse générale d’un avenir rêvé ne pouvait elle-même suffire à l’artiste créateur ; de là surgit une philosophie du drame parvenu à sa perfection (Opéra et Drame), philosophie pleine de suggestions élevées pour l’artiste d’aujourd’hui, et dans laquelle surabondent les pensées les plus profondes sur l’État et la Religion, sur les sciences naturelles et le langage, sur le passé, le présent et l’avenir de la race humaine. Plus tard, enfin, viennent de nombreuses dissertations sur l’État et la Religion et d’autres thèmes analogues, sur Acteurs et Chanteurs, et d’autres sujets plus spécialement scéniques, mais surtout sur le grand problème d’une régénération du genre humain.
Si, avec Kant, nous voulons voir dans la philosophie autre chose qu’une simple doctrine d’école, une vision du monde ; si nous adoptons son point de vue, à savoir que « le philosophe pratique, enseignant la sagesse par la parole et par l’exemple, est le vrai philosophe », il nous faudra considérer les écrits de Wagner, même les tout premiers, comme essentiellement philosophiques. Wagner n’a jamais écrit d’esthétique ; c’est, seulement, et tout au plus, dans L’Œuvre d’art de l’Avenir, qu’il semble toucher à ce domaine par ses considérations sur les divers arts spéciaux. Mais l’esthétique est bien de la philosophie « d’école» ; et ce que Wagner, tout au contraire, cherche à établir, c’est une philosophie pratique, une « sagesse ». Il n’a traité qu’une fois de métaphysique, dans son Beethoven (métaphysique de la musique), et alors, simplement comme disciple de Schopenhauer.
On comprend sans peine que les vues d’un tel homme sur le monde et l’ensemble des choses présentent un intérêt particulier. On ne s’en est point assez occupé jusqu’ici, et c’est peut-être, plus que tout autre chose, la nouveauté du point de vue qui a rendu, et rend encore, difficile la compréhension de ces écrits de Wagner. Celui-ci, pour embrasser tout le domaine de la vie humaine, se place au point de vue du poète. L’art lui sert de mesure ; il y voit comme les pulsations du cœur social. Au début, lui aussi n’a voulu s’enquérir que de l’art seul, mais au fur et à mesure qu’apparaissent à son regard les phases de cet art dans ses manifestations successives, l’histoire entière de l’humanité se déroule à ses yeux.
I
« La condensation est l’œuvre propre de l’intelligence créatrice », dit Wagner. Aussi condense-t-il en images plastiques les événements qui se succèdent en couches diffuses et entremêlées. Qu’il parle de civilisation grecque ou romaine, de moyen âge ou de renaissance, de mythes ou de légendes, du roman ou du journalisme, de Shakespeare, de Corneille ou de Gœthe, d’histoire, de langue ou de la religion, toujours il nous donne en quelques phrases, souvent en une seule, la quintessence du sujet qu’il examine : mais jamais sous une forme abstraite, toujours, au contraire, condensée en une image aisément perceptible dans sa totalité. C’est là la méthode des poètes, mais personne, avant lui, n’y avait mis pareille intensité, Gœthe excepté, et il n’est pas facile à chacun de suivre la marche tout elliptique de sa pensée. C’est dans l’image, en effet, que l’ellipse trouve sa justification ; mais il en est beaucoup qui passent sans voir l’image, sans du moins en saisir la portée, précisément parce que nous ne sommes habitués qu’à l’abstraction. Et ce qui achève la confusion, c’est que les écrits de Wagner ne peuvent se ranger dans aucune catégorie connue. L’artiste les trouve trop philosophiques, le philosophe trop artistiques ; l’historien, ne comprenant pas que les vues d’un grand poète sont des « faits condensés », les dédaigne comme de vaines rêveries ; le rêveur, formé à l’école de l’esthétique, recule effrayé devant l’énergique vouloir du révolutionnaire, qui, bien loin de réclamer « l’art pour les artistes », y voit au contraire un levier destiné à transformer le monde. Bref, ces écrits méritent en quelque sorte la qualification qu’en a donnée Nietzsche : « Pour tous et pour personne ». Mais, un temps viendra où ils seront le trésor de tous, précisément parce que, encore que souvent ils doivent leur origine à quelque cause occasionnelle, depuis longtemps oubliée (par exemple : Un Théâtre à Zurich, etc.), ils dépassent toujours, et de beaucoup, le moment présent. Ce sont, je le répète, des écrits philosophiques, qui recèlent la vision universelle des choses telle qu’elle apparaissait à un grand poète.
Je ne saurais me proposer, de résumer cette vision en quelques pages ; à un sujet aussi vaste, il faudrait un travail dépassant considérablement le cadre de cet ouvrage. Cependant, qui voudra lire attentivement les chapitres relatifs à la théorie de la régénération et à la doctrine artistique n’aura pas de peine à se faire une idée claire de la philosophie de Wagner dans ses contours essentiels. Par contre, dans ce chapitre-ci, je compte me borner à remplir une tâche plus modeste. Sans entrer dans la discussion scolastique de la philosophie, ce qui ne me mènerait à rien, puisque Wagner ne s’est jamais occupé de philosophie en tant que doctrine d’école, je chercherai à indiquer brièvement les traits caractéristiques du développement philosophique de sa pensée. Et d’abord, il importe d’écarter certains obstacles extérieurs qui, dans le cas présent, pourraient incontestablement nuire à une compréhension complète.
Wagner fait cet aveu : « C’est le propre du poète, placé vis-à-vis du monde tel qu’il existe, d’être plus mûr pour l’intuition, pour la vision intérieure, que pour la cognition abstraite et consciente». Ailleurs, il regrette, au sujet de ses écrits de Zurich, « sa précipitation et l’emploi inexact de schémas philosophiques ». Ces deux passages définissent nettement le principal des obstacles dont je veux parler :
La vision, chez le poète, est plus rapide que la formation des concepts. Celle-ci retarde sur celle-là.
Toute distinction de ce genre ne saurait être que relative : chaque grand penseur est poète, et la connaissance abstraite, c’est-à-dire celle qui peut se traduire en mots, ne répondra jamais d’une manière absolue à ses vues sur l’ensemble des choses, et n’y pourra être qu’imparfaitement adéquate ; mais il peut y avoir du plus ou du moins, et, comme l’artiste, par toute sa nature, voit davantage et raisonne moins qu’un autre penseur, la disproportion sera pour lui plus inévitable et plus grande encore. Cette disproportion même est déjà une source de malentendus, sur laquelle j’attire l’attention du lecteur.
Mais à cette cause de disproportion nécessaire se joint, dans quelques-uns des écrits les plus importants de Wagner, — il le reconnaît lui-même — un manque d’exactitude dans « l’emploi des schémas philosophiques » ; l’auteur traite même cette inexactitude de « confusion ». C’est que, trop pressé, il s’est servi du premier schéma qu’il a trouvé sous la main, celui de Feuerbach, et y a pris toute sorte de termes qui ne correspondaient pas à sa propre pensée. Lui-même avait attaché beaucoup moins d’importance à tel terme technique que ses lecteurs ne lui en ont attribué ; il ne voulait que leur communiquer clairement sa manière de penser ; eux, au contraire, n’ont voulu voir que les expressions techniques. À la première source de malentendus que j’ai signalée, vient donc s’en ajouter une seconde, et, surtout pour les écrits de Zurich, combien abondante ! Je doute, d’ailleurs, que cette seconde source se soit jamais tarie. Wagner a dit une fois : « Je ne puis m’exprimer qu’en œuvres d’art » ; et quoiqu’il s’imaginât, en 1856, que Schopenhauer lui avait « fourni des concepts absolument conformes à ses vues », il a dû s’apercevoir très vite que cette conformité n’était point aussi parfaite qu’il l’avait cru d’abord. Si l’emploi du schéma de Feuerbach avait occasionné une première confusion, plus tard celui du « schéma » de Schopenhauer n’a pas laissé de l’égarer de temps à autre.
Ce qu’il importe de préciser, par conséquent, au moins dans ses traits généraux, c’est la position prise par Wagner vis-à-vis de Feuerbach et de Schopenhauer. C’est le seul moyen qui puisse conduire à quelque compréhension de la philosophie de Wagner. Cette tâche se trouve simplifiée par le fait que ce sont les deux seuls noms qui aient ici de l’importance. Je l’ai dit plus haut, Wagner ne s’occupe jamais de philosophie scolastique, au sens général du terme, de doctrine d’école ; d’autres noms, même ceux de Kant ou de Hegel, ne se rencontrent que très rarement sous sa plume, et d’une manière qui ne trahit pas une grande familiarité avec leurs œuvres. Mais la façon dont il arrive à puiser dans Feuerbach, puis dans Schopenhauer, « des concepts adéquats à son point de vue », est en elle-même si caractéristique, qu’elle jette un jour précieux sur la « philosophie » de Wagner.
II
Aujourd’hui que le nom de Feuerbach va s’éteignant dans un grandissant oubli et que la lecture de ses ouvrages nous paraît aussi ennuyeuse que celle des discours prononcés au Parlement de Francfort, il faut un grand effort d’imagination pour se figurer la gloire dont jouissait, à l’époque des révolutions allemandes, cet anti-philosophe. Cette notoriété exagérée, Feuerbach la devait à tout un concours de circonstances diverses : les uns lui donnaient leur confiance parce, qu’il avait été à l’école de Hegel, les autres, précisément, parce qu’il s’en était détaché. Les libres-penseurs l’acclamaient comme un démolisseur de la religion, tandis que les âmes pieuses pensaient (avec lui), que sa doctrine ne reniait point l’ex-théologien, qu’elle était, au contraire, « la vraie philosophie de la religion », qu’elle « donnait à la vie, comme telle, une signification religieuse », que « la philosophie devait, comme philosophie, devenir religion » ; les Buchner, les Moleschott, et les Vogt saluaient en lui le philosophe du matérialisme, et de futurs disciples de Schopenhauer, comme Frauenstaedt se sentaient attirés vers l’homme qui avait dit : « En arrière, je m’accorde parfaitement avec les matérialistes : en avant, non pas[38]. » Cependant, il y avait une chose que les hommes de tous les partis devaient reconnaître à Feuerbach : un caractère sans tache. Modèle de science, il était aussi un modèle de modestie, et d’amour intrépide pour la vérité. Et l’on peut bien dire que Schopenhauer a jugé ses écrits trop sévèrement en les taxant de « verbeux délayage » ; car, en tout cas, ils témoignent, comme sa vie entière, d’une aspiration noble, désintéressée, vers l’idéal.
Ce fut donc à cet honnête philosophe, oiseau rare s’il en fut, que Richard Wagner s’attacha tout d’abord. Ce qui l’attirait, chez Feuerbach, c’était, avant tout, le fait que Feuerbach « donnait congé à la philosophie, où il n’avait crû voir que la théologie déguisée, et se tournait vers une conception de l’homme dans laquelle Wagnercroyaitreconnaître « l’humanité artistique qu’il avait toujours en vue ». Et ces mots, que Wagner écrivait à l’âge de soixante-dix ans, n’ont pas seulement une signification rétrospective ; car, dans la même année où il mit la dernière main à l’Œuvre d’art de l’Avenir, le 21 novembre 1849, Wagner écrivait à son jeune ami Karl Ritter : « La doctrine de Feuerbach, en fin de compte, se résout bien dans l’homme, et c’est ce qui fait son mérite, en particulier, vis-à-vis de la philosophie absolue, dans laquelle l’homme se résout dans la philosophie. » Ce n’est donc pas au philosophe Feuerbach que Wagner s’était confié, mais à l’adversaire de la philosophie ahstraite (ou, comme Wagner le dit ici, « absolue »), c’est-à-dire au philosophe dont la tendance était de « sa résoudre dans l’homme. »
En conséquence, le rapport de Wagner à Feuerbach est, surtout, moral ; ce n’est que de la sympathie pour une pensée orientée vers la pure nature humaine.
Ce que je viens de dire rendra compréhensible un fait d’ailleurs frappant : c’est que, dans les écrits de Zurich, nous ne trouvons que des points de contact très généraux avec Feuerbach, et nul point de contact qui soit d’une nature spécialement philosophique. Il y a plus et mieux : quand Wagner rédigea ces écrits où il se servait « avec une trop grande hâte des schémas de Feuerbach », il ne connaissait que fort peu de chose des œuvres de ce philosophe. Dans sa première lettre à l’éditeur Wigand (du 4 août 1849) lettre accompagnant l’envoi du manuscrit de l’Art et la Révolution, Wagner se plaint de ce que « il lui ait été impossible jusque là de se procurer, à Zurich, autre chose, des œuvres de Feuerbach, que le troisième volume, contenant les pensées sur la mort et l’immortalité[39] ». Wigand ne comprit pas, semble-t-il, cette innocente insinuation, car, un an après, Wagner pria Uhlig de lui faire enfin envoyer par Wigand les ouvrages de Feuerbach ; mais alors, l’Œuvre d’art de l’Avenir se vendait déjà en librairie. Nous savons donc de source absolument certaine que quand Wagner écrivait ses premiers ouvrages « révolutionnaires », et qu’il dédiait à Feuerbach l’Œuvre d’art de l’Avenir, il ne connaissait rien de ce philosophe que l’œuvre de jeunesse mentionnée plus haut[40].
Ce qui est arrivé ici au maître à l’égard de Feuerbach lui est arrivé plus d’une fois dans sa vie. Il a admiré Feuerbach de confiance. Ému par une des œuvres premières et des plus fortement pensées de ce philosophe, œuvre dans laquelle ce dernier déployait tous ses avantages avec très peu de ses points faibles et s’exprimait en aphorismes et en courtes dissertations, marqués au coin du sentiment, de l’esprit, et de l’érudition, sans se risquer encore à de vastes constructions logiques en style didactique, l’imagination de Wagner s’est échauffée, elle s’est éprise d’un Feuerbach très-différent, en réalité, de l’ermite de Bruckberg tel qu’il était. Dans Vie et Immortalité, il trouva, du reste, quelques pensées qui répondaient parfaitement aux siennes propres, par exemple celles-ci : « puissance maximum de vie, vie en commun » ; « la mort est la consommation de l’amour » ; « le génie artistique ne produit pas par la raison, la volonté ou la conscience de lui-même » ; le rejet du matérialisme comme insuffisant ; « l’espoir en un avenir historique », et quelques autres[41]. Mais chez Wagner, ces pensées apparaissent sous un angle si différent et s’agencent dans une vision universelle des choses tellement autre que ce n’est qu’en jouant sur les mots qu’on pourrait en conclure à un rapport de filiation de Feuerbach à Wagner, pour ne pas même parler d’une dépendance de celui-ci à l’égard de celui-là. Il ne reste que des vocables et des concepts isolés, que Wagner a réellement empruntés à Feuerbach (Willkuehr-Unwillkuehr, Sinnlichkeil, Not., etc.). Encore répondaient-ils si peu aux véritables pensées du maître que plus tard (Introduction aux vols. II et III des Œuvres complètes) il se vit forcé de donner des éclaircissements, pour parer à de continuels malentendus.
En résumé, Feuerbach a apporté plus de confusion que de clarté dans les conceptions de Wagner ; il a compliqué chez lui l’expression de la pensée ; mais, à tout prendre, cette influence fâcheuse est sans grande importance, et l’on ne saurait attribuer beaucoup plus d’importance à la bonne influence que Feuerbach peut avoir exercée sur le maître, en éveillant sa pensée sur quelques points spéciaux.
Mais Wagner n’allait pas tarder à se dégager de ces influences : lui-même nous a raconté comment, en 1854, il a rencontré, « comme un présent céleste dans sa solitude » l’ouvrage de Schopenhauer : Le Monde comme Volonté et comme Représentation.
Il y aurait encore beaucoup à dire de Feuerbach, et en particulier à montrer que de nombreux points de contact existent entre lui et Schopenhauer, et que c’est précisémentde ces points-là que Wagner s’est emparé. Bien que Feuerbach fasse presque partout opposition à Schopenhauer, il n’en a pas moins servi, en quelque sorte, de pont entre Wagner et Schopenhauer[42].
Mais si Feuerbach a pu fournir quelques formules à la pensée du maftre, Schopenhauer lui apportait une forme complète. L’immense éruditon de Feuerbach peut avoir pourvu Wagner de matériaux : pierres de taille, briques, gravois et blocs de marbre, tout cela pêlemêle ; Schopenhauer, par contre, fut pour lui un puissant et utile architecte.
III
Feuerbach était théologien protestant et disciple de Hegel ; en dépit de sa libre pensée, il ne se dégagea jamais de l’étroitesse cléricale, et chez lui, l’empreinte théologique reste aussi indélébile que chez Renan. Et pour ce qui concerne sa croisade rationaliste contre l’Église, elle ressemble à celle des démocrates de 1848 contre la royauté : petites pensées, petits moyens, petits résultats. Schopenhauer, au contraire, a radicalement révolutionné la philosophie, en mettant à sa base, comme premier principe, l’intuition. « En vérité, toute vérité et toute sagesse se trouve, en dernière analyse, dans l’intuition. » Sa vraie hardiesse consiste à attaquer la source de tout rationalisme, pieux ou libre-penseur, réactionnaire ou révolutionnaire, c’est-à-dire à proclamer la subordination de l’intellect à la volonté, et de la connaissance abstraite à la connaissance intuitive, fruit de la perception. Avec un sûr instinct, Schopenhauer s’est dérobé aux sables stériles, pour plonger exclusivement ses racines dans les terrains les plus nourriciers. Le christianisme et l’antique philosophie aryenne de l’Inde, tout le domaine de l’art humain, de Phidias à Beethoven, toutes les sciences naturelles, qu’il avait étudiées en spécialiste, la pensée métaphysique : tel est le sol auquel la philosophie de Schopenhauer emprunte sa sève. La forme individuelle de cette philosophie est ici secondaire. Il n’en reste pas moins vrai que bâtir sur Schopenhauer, c’est bâtir sur le roc ; Wagner le reconnut aussitôt et, de 1854 jusqu’à sa mort, il va y persévérer.
Feuerbach n’avait été pour lui qu’un épisode passager, le dernier écho des « sottises » de l’époque révolutionnaire ; par contre, la rencontre de Schopenhauer, « le plus génial des hommes », au dire du comte Tolstoï, reste l’événement capital de toute la vie de Wagner. C’est là seulement que son esprit trouva la conception du monde qu’il lui fallait et que, jusqu’alors, il avait vainement cherchée ; c’est là seulement que se fondirent enfin, les deux moitiés « si étrangement désagrégées » de son être, le poète et le penseur, pour former dans leur unité et dans leur harmonie une personnalité consciente d’elle-même : le penseur voit plus loin et plus profond, l’artiste trouva des forces nouvelles, les vues du politique gagnèrent en clarté ; et l’esprit chrétien, celui de la pitié, de la soif de rédemption, de la fidélité j’usqu’à la mort, de l’acceptation résignée d’une volonté supérieure, rentra dans ce cœur d’où, bien des années auparavant, Tannhäuser et Lohengrin avaient jailli déjà. Au-dessus de la table de travail du maître, un seul portrait, celui du grand philosophe ; et Wagner écrivait, en 1868, à Lenbach, l’auteur de ce beau portrait : « Je n’ai qu’un seul espoir pour la culture de l’esprit allemand : c’est qu’un temps viendra où Schopenhauer deviendra la norme de notre pensée et de notre connaissance. »
Mais si Wagner, dès qu’il apprit à connaître la philosophie de Schopenhauer, se l’appropria aussitôt et en fit dès lors la compagne constante de sa vie, c’est que cette philosophie avait toujours été la sienne, non pas à l’état de concepts et de notions systématiques, mais bien en tant qu’instinct, et surtout en tant qu’intuition artistique. Ce ne fut point du tout, comme quelques-uns l’ont cru, par suite « d’un développement intellectuel », que Wagner devint, en 1854, disciple de Schopenhauer ; il l’eût été dès 1844, si le hasard lui avait alors mis en mains Le Monde comme Volonté et comme Représentation, cette œuvre si longtemps ignorée ou plutôt condamnée à l’oubli par les professeurs. Schopenhauer ne fut pas, pour lui, la découverte d’un pays nouveau, mais bien le retour dans sa propre patrie. Seulement, cet esprit si clair lui révéla bien des choses que, jusque-là, il n’avait pas nettement distinguées. Peu après avoir lu le chef-d’œuvre de Schopenhauer, il écrivait à Liszt : « Sa pensée maîtresse, la négation finale de la volonté de vivre, est d’un sérieux terrible, mais c’est la seule qui soit une rédemption. À moi, naturellement, elle n’a pas paru nouvelle, et personne ne peut du reste la penser, qui n’ait pas déjà vécu en elle. Mais c’est ce philosophe qui, le premier, l’a éveillée en moi à ce degré de clarté». Et on pourrait établir, par d’autres preuves, que non seulement cette pensée de Schopenhauer, mais encore d’autres idées fondamentales de son système avaient déjà pris forme et racine dans l’esprit de Wagner, bien avant 1854.
Déjà à la première page de L’Œuvre d’art de l’Avenir (1849), nous lisons : « La nature engendre et forme sans dessein et spontanément selon le besoin, donc par nécessité ; la même nécessité est la force génératrice et formatrice de la vie humaine ; et c’est dans le besoin qu’est la base de la vie. Ce n’estquedans la corrélation des phénomènes que l’homme constate la nécessité naturelle ; tant que cette corrélation lui échappe, la nature lui semble arbitraire. » Ce sont là, sous le masque de la terminologie de Feuerbach, des pensées qui tiennent bien plutôt de Kant et de Schopenhauer. En opposition au principe proclamé par Humboldt, que «la nature est le règne de la liberté », Schopenhauer a reconnu que « la nécessité est le domaine de la nature ». Wagner ne possède pas encore la claire notion de la « volonté », mais il en a l’intuition ; dans ses écrits de Zurich, il cherche vainement à se comprendre lui-même, et à se faire comprendre, empêtré qu’il est dans les vocables de Feuerbach, « spontanéité» (Unwillkühr), « besoin » (Noth), « défaut d’intention» (Absichtslosigkeit). Mais on peut bien constater l’accord parfait avec Schopenhauer là où il parle de la faculté de produire du génie artistique : « Sans doute, l’artiste ne procède pas tout d’abord par voie immédiate ; il arrange, choisit, se décide : mais là où il arrange et choisit, le fruit de son activité n’est pas encore l’œuvre d’art ; sa méthode, là, est plutôt celle de la science, qui cherche, s’enquiert et erre par le fait seul qu’elle est voulue. Ce n’est que quand le choix est fait et que ce choix était nécessaire et s’est porté sur ce qui est nécessaire, que l’œuvre d’art naît à la vie ; ce n’est qu’alors qu’elle devient quelque chose de réel, quelque chose qui se détermine soi-même, quelque chose d’immédiat. » (L’Œuvre d’art de l’Avenir III, 57.) Voilà ce qu’enseigne Wagner, et maintenant écoutons Schopenhauer : « De ce que le mode de connaissance du génie est, avant tout, celui qui est purifié de tout vouloir et de tout ce qui s’y rapporte, il suit que ses œuvres ne proviennent pas d’un dessein ou d’un caprice, mais qu’en les produisant, le génie obéit à une nécessité instinctive. » (Œuvres complètes lll, 483.)
Mais bien autrement importante encore est la dépréciation de la connaissance abstraite par opposition à la connaissance intuitive. C’est là un thème favori de Wagner, et qui souvent revient sous sa plume. « La philosophie a eu beau faire les plus honnêtes efforts pour épier le secret des rapports dont l’ensemble constitue la nature ; elle n’a réussi qu’à prouver l’impuissance de la connaissance abstraite ». Wagner met là le doigt sur le point vital de la philosophie de Schopenhauer, qui se sépare précisément de toutes les autres, en ce qu’elle voit dans l’abstraction « un mode secondaire et inférieur de connaissance, ou plutôt l’ombre de la connaissance propre ». En parlant de « point vital », j’ai peut-être trop dit ; mais cette subordination de la connaissance abstraite à la connaissance intuitive n’en est pas moins l’avenue nécessaire et géométriquement indispensable pour atteindre au véritable centre de la philosophie de Schopenhauer, c’est-à-dire l’admission de la nature secondaire de l’intellect. Wagner a-t-il peut-être franchi ce pas décisif avant de connaître Schopenhauer ? S’il ne l’a pas absolument franchi, en tout cas il l’a pressenti et y a fait fréquemment allusion ; cela surtout dans Opéra et Drame, écrit en 1851, ouvrage dontla date et le texte montrent que la pensée métaphysique de l’auteur s’était déjà considérablement clarifiée. C’est là que nous rencontrons des passages comme ceux-ci : « La vraie conscience est la connaissance de notre inconscience… » « L’intelligence ne peut être rien d’autre que la justification du sentiment, le repos qui suit l’excitation génératrice du sentiment. Elle-même ne se justifie, que quand elle se sait conditionnée par le sentiment spontané ».[43]
À côté de si frappantes coïncidences sur le terrain métaphysique, nous en trouvons de non moins importantes sur celui de l’éthique. Le pessimisme, par exemple, renaît sans cesse chez Wagner, en dépit de ses efforts pour « maintenir, de toutes ses forces, la doctrine de la félicité de Feuerbach ». Dans l’été de 1852, Wagner écrit : « Au reste, mes vues sur le genre humain deviennent de plus en plus sombres ; la plupart du temps je suis bien forcé de sentir que notre espèce mérite d’être anéantie. » En janvier 1854, il écrit à Liszt : « Je ne crois plus et je ne connais plus qu’une espérance : un sommeil, mais un sommeil si profond, si profond que cesse tout sentiment de la peine de vivre. » Bien instructif aussi, sous ce rapport, est l’enthousiasme de Wagner pour Hafiz, en 1852 et 1853 ; car on peut lire, entre les lignes de mainte page de ce poète, combien pessimiste est la vision du monde d’où dérive sa joie de vivre. C’est de Hafiz que Wagner écrit en octobre 1852 : « Il est le plus grand et le plus haut des philosophes. Jamais personne n’a vu le fond des choses d’une vue plus sûre, plus irréfutable ». Ajoutons que le « Tat-tvam-asi » hindou se retrouve dans le credo de Wagner, dans cette thèse d’Opéra et Drame que l’art est l’accomplissement de notre désir de nous retrouver parmi les phénomènes du monde extérieur. Plus frappant encore est le puissant relief donné à la pitié comme ressort moral, dans les écrits et dans les œuvres de Wagner, dès les premiers temps ; c’est même là le cachet le plus personnel de son individualité morale.
Ainsi Wagner nous apparaît, en 1854, comme un homme dont la puissance de vision s’est aiguisée pendant un long séjour dans les ténèbres, qui y a appris à reconnaître les objets, les plus prochains distinctement, les plus lointains comme estompés et voilés d’obscurité. Schopenhauer se montre, et la lumière avec lui ! C’est pourquoi j’ai tellement insisté sur la concordance entre les vues philosophiques de Wagner d’une part, et les doctrines de Schopenhauer de l’autre. Il est clair, en outre, que, si le maître était mort en 1854, la clé manquerait pour ses écrits antérieurs, parce que, comme il le dit lui-même, « ses concepts d’alors n’étaient pas appropriés à ses vues » ; mais maintenant, il n’y a plus de malentendu possible, et le jour s’est fait en lui, précisément, parce que Schopenhauer lui a fourni ces « concepts appropriés », — adéquats, si l’on veut, — qui lui avaient manqué jusque-là. Il n’y a donc eu ni conversion, ni découverte, mais, pourrait-on dire, mise en lumière pure et simple de ce qui existait déjà.
IV
De ce qui a été dit, ressort encore autre chose.
Pour bien comprendre, non seulement les écrits antérieurs à 1854, mais aussi ceux que Wagner a publiés après ce qu’on pourrait appeler sa rencontre avec Schopenhauer, il faut s’être familiarisé à fond avec la philosophie de ce dernier, car l’artiste ne s’est point mis à répéter ce que le grand philosophe avait formulé nettement et une fois pour toutes. Il a même dédaigné de corriger, en les amendant, ses publications de Zurich, parce qu’il voyait, dans la difficulté qu’il y a à les comprendre dans leur forme actuelle « un caractère particulier qui en recommande l’étude à tout lecteur sérieux ». (Dédicace de la seconde édition d’Opéra et Drame, 1863.) Une seule fois, dans son Beethoven (1870), Wagner a, en une certaine mesure, donné un chapitre philosophique qui semble un supplément à la Métaphysique de la Musique de Schopenhauer. Ce commentaire était nécessaire, parce que le philosophe, bien que là, comme ailleurs, il se soit montré un grand initiateur, a dû, en l’absence de connaissances plus spéciales dans le domaine musical, renoncer à poursuivre maint développement contenu en germe dans sa doctrine, et, pour la même raison, a pu commettre quelques rares erreurs. Il est frappant, d’ailleurs, qu’à partir de ce moment, Wagner touche aux problèmes philosophiques moins qu’il ne l’avait fait auparavant ; partout, il présuppose Schopenhauer, et ne songe qu’à le continuer, que ce soit en matière artistique, ou dans le domaine social et religieux.
La connaissance de la doctrine de Schopenhauer n’est pas moins nécessaire pour comprendre en quoi Wagner s’en différentie que pour comprendre ce qui les rapproche. Ce n’est que plus tard, surtout vers la fin de la vie du maître, que ces différences s’accentuent, au moins dans leurs manifestations les plus importantes. L’espace me manque pour entrer dans de grands développements sur ce sujet ; qu’il me suffise, de renvoyer le lecteur à ce que Wagner dit lui-même dans Religion et Art, l’œuvre principale de ses dernières années.
Là, Wagner rejette le pessimisme absolu, et dit : « Une vue pessimiste du monde ne saurait se justifier, à nos yeux, que pour autant qu’elle se fonderait sur un jugement porté sur l’homme historique ; mais il faudrait y apporter d’importantes modifications, si l’homme préhistorique venait à nous être suffisamment connu, pour que l’on pût conclure, de sa nature même, à une dégénérescence intérieure, qui n’aurait pas été inéluctablement impliquée dans cette nature. » Qui veut savoir à quel point ce pessimisme historique diffère du pessimisme métaphysique de Schopenhauer, n’a qu’à se rappeler le passage du Monde comme Volonté et comme Représentation (Livre IV, § 53), où il est dit : « Car nous estimons que celui-là est à cent lieues d’une conception philosophique du monde, qui croit pouvoir en pénétrer la nature par la méthode historique, de quelque façon, et sous quelque déguisement, même le plus subtil que ce soit ; mais c’est bien là le cas, du moment où il est question d’un « devenir », d’être devenu, ou de tendre à devenir, du moment où « plus tôt » ou « plus tard » peuvent revêtir une signification quelle qu’elle soit, etc. ».
Il faut le dire : tout le contenu de cette troisième section de Art et Religion la doctrine d’une dégénérescence historique de l’humanité et l’espoir d’un salut positif, également historique, par voie de régénération, cette doctrine ne semble guère conciliable avec la doctrine de Schopenhauer. Ce dernier approuve le dogme de la chute édénique, en tant que vérité métaphysique, mais il ajoute, pour prévenir tout malentendu : « quoique seulement comme vérité allégorique » ; ce dogme a, pour lui, la même valeur symbolique que la métempsycose pour les penseurs hindous, car elle aussi donne une expression mythique à une vérité métaphysique ; mais la régénération, pour Schopenhauer, n’est ni plus ni moins qu’un mythe : « Le vrai salut, la rédemption de la vie et de la douleur, est inconcevable en dehors de l’absolue négation de la volonté. » (loc. cit. IV, 470.) Les vues de Wagner sur le régime végétarien et sur l’inégalité originelle des races humaines n’auraient pu davantage trouvé grâce devant Schopenhauer.
V
Une contradiction profonde a-t-elle donc fini par éclater entre Schopenhauer et Wagner ? Ce livre, je l’ai dit, n’est point le lieu propre à l’examen de cette question fort complexe dans ses ramifications ; il ne l’est pas, ne fût-ce déjà que parce que pareille enquête obligerait l’auteur à exposer ses vues personnelles, alors qu’il n’a d’autre but que de guider le lecteur dans l’étude de l’homme que fut Wagner, tout en lui laissant sa pleine liberté d’appréciation. Mais il est, en tout cas, singulier, et même au premier moment déconcertant, que, comme on peut le voir par tout ce qui vient d’être dit, Wagner nous laisse, à beaucoup d’égards, l’impression d’avoir été un « Schopenhauérien », orthodoxe plutôt avant qu’après avoir connu la doctrine de Schopenhauer.
On ne saurait, d’ailleurs, toucher le fonds de tous ces paradoxes, de toutes ces contradictions qu’en se pénétrant bien de cette idée que, dans tout ce qui est théorique ou philosophique, Wagner ne laisse entrevoir qu’une fraction de sa nature. Ce n’est pas seulement avant tout, c’est en tout qu’il est artiste. Dans une lettre à Rœckel, il avoue « combien peu il se croit philosophe », et il ajoute : « Je ne puis m’exprimer qu’en œuvres d’art. »
Et rien, d’autre part, ne prouve mieux combien périlleux est de vouloir extraire une signification philosophique d’une œuvre d’art que l’exemple qu’en donne Wagner lui-même. En 1852, il dit de l’Anneau du Nibelung que « sa vision du monde y trouve sa plus parfaite expression artistique» ; et il qualifie cette vision « d’hellénistico-optimiste » ; deux ans plus tard il découvre, dans cette même œuvre, l’expression de la philosophie germano-pessimistique ! « L’artiste se trouve devant son œuvre d’art, une fois achevée, comme devant une énigme, sur laquelle il peut tomber dans les mêmes erreurs que d’autres » : voilà les propres expressions de Wagner, elles devraient, tout au moins, protéger ses œuvres contre cette manie d’interprétation, aussi contraire à l’art qu’à la vraie philosophie, et qui semble, de nos jours, faire rage.
Mais l’action réciproque de l’artiste sur le philosophe et du philosophe sur l’artiste n’en est que plus intéressante. On sait la haute valeur que Schopenhauer attribuait à l’artiste « qui » dit-il, « comprend la nature à demi-mot, et exprime clairement ce qu’elle ne fait que bégayer ». C’est dans l’art que sa philosophie cherchait et trouvait la sagesse. Il en arriva de même à Wagner, quand Schopenhauer l’introduisit dans le domaine de la véritable philosophie. Il dit qu’elle lui a donné « dans un épisode décisif de la vie intérieure, la force nécessaire pour persévérer et pour renoncer à lui-même ». Ailleurs, il l’appelle « un présent du ciel ». Chose bien digne de remarque, aussi, l’initiation du maître à la philosophie de Schopenhauer a eu une influence fécondante, excitatrice tout au moins, sur sa force de production ; la musique de la Valkyrie, l’idée maîtresse de Tristan, la figure de Parsifal datent toutes de cette année mémorable, 1854. On peut voir combien cette philosophie servit à clarifier sa conception des questions artistiques, par le premier écrit d’importance capitale qu’il publia après ce moment, la Musique de l’Avenir (1860) ; et combien elle apporta de netteté dans sa pensée religieuse et sociale, cela ressort suffisamment de ses traités, de l’État et de la Religion (1864) et l’Art allemand et la Politique allemande (1865). Mais cette action excitatrice est toute générale ; elle fortifie l’homme tout entier. À l’aspect de la puissance magnifique du philosophe, sa pensée semblait se réaliser, s’emplir et se grandir dans l’art, la flamme de son propre génie s’avivait et s’élançait plus haut. Le pessimisme de Schopenhauer était la seule doctrine qui pût apporter quelque consolation à ce héraut d’un avenir meilleur, trompé qu’il était dans toutes ses espérances. Et Schopenhauer trempa aussi sa foi en lui-même, par sa constante prédication de la signification incomparable de l’art. Mais il n’est pas de prétention moins fondée que de dire que l’influence de Schopenhauer aurait fait de l’art de Wagner un art « philosophique ».
Tout au contraire, nous retrouvons ici, chez l’artiste, ce que nous avons constaté chez l’écrivain. Avant Schopenhauer, Wagner se meut dans une sphère plus strictement conforme à la doctrine de ce philosophe qu’après qu’il l’a connu ! Le Vaiseau Fantôme, Tannhäuser, Lohengrin et l’Anneau du Nibelung sont les quatre œuvres de Wagner dans lesquelles, sous des angles fort divers, la tragique négation de la volonté de vivre peut, sans exagération, être considérée comme le vrai pivot de la pensée poétique. C’est dans le Vaisseau Fantôme que cette négation, au point de vue exclusivement philosophique, nous apparaît avec le plus de relief ; là, les deux héros, l’un par la souffrance, l’autre par une pitié intuitive, renoncent, solennellement, à la volonté de vivre ; la mort même ne peut être conçue ici que comme une allégorie de la délivrance par la négation. Mais aussi de Tannhäuser et de Lohengrin le poète lui-même a reconnu plus tard que « s’il y a, en eux, l’expression d’un thème poétique fondamental, c’est bien de la tragique grandeur du renoncement, de la négation de la volonté, amplement justifiée, bientôt nécessairement réalisée et seule rédemptrice ». Dans l’Anneau du Nibelung, toute l’action tourne autour du conflit de la connaissance et de la volonté dans le cœur de Wotan. Ici, l’analogie avec Schopenhauer est même si frappante, qu’on en conclut immédiatement à une influence directe de ce dernier, jusqu’à ce que, en comparant les dates, on se soit assuré que, — puisque le plan définitif du poème actuel était de l’automne de 1852 et que ce poème était imprimé déjà au commencement de 1853, tandis que Wagner entendit prononcer pour la première fois le nom de Schopenhauer pendant l’hiver de 1853-1854 et n’entreprit l’étude de ses œuvres qu’au printemps de cette dernière année, — l’influence alléguée est absolument impossible. Bien plus, nous savons aujourd’hui, de source certaine, combien différemment les choses se passèrent. Wagner ne put consentir à se risquer une fois de plus à la lecture d’un « philosophe spéculatif » que parce que ses amis Herwegh et Wille attirèrent son attention sur la merveilleuse concordance qu’il y avait entre sa conception de l’ensemble des choses, telle qu’elle semblait exprimée dans son Anneau du Nibelung et la philosophie de Schopenhauer.
Et on a l’impression qu’en entrant dans le monde de la pensée de Schopenhauer, Wagner artiste a éprouvé comme un sentiment de délivrance et d’émancipation. Tristan et Iseult est la glorification, l’apothéose de l’affirmation de la volonté de vivre. Pour Tristan, il n’y a au monde qu’Iseult, c’est-à-dire le seul objet de son vouloir, et Iseult meurt d’amour ! La nuit, si magnifiquement chantée par eux au second acte, est la nuit d’amour, celle « où nous sourient les amoureuses délices » ! C’est vraiment là un Nirvâna que ni le saint Gautama, ni le sage Schopenhauer n’eussent imaginé… Et ce passage, si souvent cité : « Alors, moi-même je suis le monde », on ne saurait, en bonne justice, le considérer sérieusement comme le cri d’un sage qui veut fuir le monde, d’un être né à nouveau, d’un Jîvanmukta ; car Tristan le profère dans les bras de sa maîtresse, et après cette autre parole : « Mon cœur sur ton cœur, ma bouche sur ta bouche ! » Si lseult et Tristan maudissent le soleil, flambeau du jour, c’est « parce qu’il se repaît éternellement de leurs douleurs » ; tandis que Schopenhauer enseigne que : « L’essence de la négation ne consiste pas dans l’horreur que pourraient nous inspirer les souffrances de la vie, mais bien dans celle qu’il nous faut avoir pour ses réjouissances » (Œuvres complètes, II, 471). Si donc ce drame contient une philosophie, c’en est une diamétralement opposée à celle qui enseigne la négation de la volonté : Buddha s’enfuit loin de sa belle jeune femme pour devenir un sage, tandis que la seule chose qui attache Tristan à la vie est « la brûlante ardeur de son amour ». On peut ajouter ici, considération décisive, que la pitié, qui joue un rôle si saillant dans toutes les œuvres antérieures de Wagner, fait complètement défaut dans Tristan. Cette œuvre splendide, par conséquent, n’a aucun rapport, ni métaphysique, ni moral, avec Schopenhauer. On peut en dire autant de Parsifal, où nous retrouvons la pitié, il est vrai, comme point central du drame, mais nulle part une seule trace de la négation de la volonté, et où le renoncement strictement pessimiste (que devait exprimer l’œuvre des Vainqueurs, restée inachevée) fait place à l’action, au déploiement de l’énergie.
Nous ferons donc bien de ne pas trop mêler l’un à l’autre l’art de Wagner et sa philosophie. Nous y gagnerons cette conviction, que sa vision du monde et des choses, dans le sens le plus étendu que ces termes comportent, est loin d’être épuisée ou seulement suffisamment exprimée, par sa profession de foi philosophique. Sans doute, sa confiance en Schopenhauer était illimitée ; mais ce point de vue philosophique était, pour lui, non point le couronnement de sa vie intellectuelle, mais une base ; il reconnaissait en Schopenhauer, ce « docteur de l’Idéal », dont Kant avait parlé presque prophétiquement. Le passage suivant va montrer combien haut il le plaçait à ce point de vue.
« En ce sens, et pour nous aider à fouler d’un pied indépendant les sentiers de la véritable espérance, nous ne saurions, en l’état de notre culture actuelle, rien recommander davantage que la philosophie de Schopenhauer comme base de toute culture ultérieure, soit intellectuelle, soit morale ; et nous n’avons pas de plus noble tâche que de la faire prévaloir comme nécessaire à tous les domaines de la vie. »
La philosophie de Wagner, et spécialement sa confiance en Schopenhauer, ne constituent qu’un des chaînons, ou, pour mieux dire, qu’un des fragments de son individualité artistique. Au point de vue du temps, la préoccupation des spéculations philosophiques succéda pour lui à celle des problèmes politico-sociaux. Mais, chez l’artiste, la spéculation ne pouvait avoir son objet en elle-même. Le « salut par la connaissance », que Schopenhauer avait emprunté aux Hindous, n’était certes pas fait pour réchauffer et pour satisfaire un cœur de poète créateur ; aussi voyons-nous Wagner retourner bientôt aux grands problèmes sociaux. Le salut par la connaissance est le salut de l’individu ; le métaphysicien peut s’en contenter, parce que, dans la conception métaphysique, il sauve, avec lui et en lui, tout le monde phénoménal. Wagner, en ce sens, n’est pas métaphysicien, et, en cela, il est semblable à Gœthe, qui se proclamait bien disciple de Spinoza, mais qui n’en rejetait pas moins la doctrine monistique comme stérile : « Par la doctrine de l’unité universelle », dit-il, « on perd autant qu’on gagne, et en fin de compte, il ne reste que le zéro, qui est, à titre égal, symbole de consolation ou de découragement. » Wagner, lui, n’était vraiment pas homme à se contenter d’un zéro. Pour lui, la métaphysique n’avait de valeur qu’en tant qu’instrument, comme arme. Éclairé par Schopenhauer, et aussi par sa propre expérience de la vie, il devait retourner au problème qui l’avait déjà préoccupé, et consacrer ses dernières années à la grande question d’une régénération possible de la race humaine.
C’est ce dont traitera le chapitre suivant.
III
LA DOCTRINE DE LA RÉGÉNÉRATION
« Nous reconnaissons le principe de la déchéance de l’humanité, et par suite la nécessité de sa régénération ; nous croyons à la possibilité de cette régénération ; et nous nous vouons à son accomplissement en toute façon. »
Ces paroles de Wagner (1880) mettent en relief la charpente de sa doctrine pratique de la régénération. On y discerne deux éléments bien distincts, mais étroitement liés : une négation et une affirmation. La forme actuelle de la société humaine (l’État moderne et ses églises) est reconnue comme le fruit d’une déchéance. Par contre, la connaissance, ainsi obtenue, des causes de cette déchéance conduit à la notion d’une régénération possible.
I
Avant tout, avant d’entrer dans les détails, il importe de poser ceci : c’est que la négation n’est pas métaphysique, mais empirique, et que l’affirmation n’est pas davantage mystique, mais bien positive, et concernant un avenir possible. Notre déchéance est due à des influences matérielles, et ce seront aussi des remèdes matériels, ou bien plutôt la suppression de ces influences néfastes, qui suffiront à nous rouvrir « le paradis aujourd’hui perdu, et retrouvé, alors, d’une manière consciente ».
Dans nos recherches sur les idées politiques et philosophiques de Wagner, nous avons eu à lutter avec une difficulté réelle : c’est que ces idées n’ont été énoncées qu’à titre de développements accessoires, à propos d’écrits relatifs à d’autres objets. Il nous a fallu les rechercher dans ces écrits, très nombreux, et dans les lettres de Wagner, ce qui nous rendait très malaisé d’en extraire des lignes précises, permettant une synthèse nette et complète, puisque nulle part le maître ne s’était livré à une exposition systématique de ses idées.
Ici, dès qu’il s’agit de la doctrine de la régénération, cette difficulté n’existe plus, car la doctrine en question fait l’objet de toute une série d’opuscules et est formulée avec une clarté telle qu’il semble que nous ayons devant nous de solides assises, rendant facile une exposition abrégée de pensées qui se suivent et se lient dans une unité indiscutable. Mais là se dresse un nouvel obstacle : dans cette doctrine pratique de la régénération, la philosophie et la religion ont une si grande part, que à ne les point considérer, on ne risquerait de défigurer la pensée de Wagner. Mais si, à côté de la doctrine pratique de régénération, nous faisons entrer en ligne de compte ces autres éléments, alors nous nous trouvons en présence de trois doctrines, l’une, pratique, l’autre, philosophique, la troisième, religieuse. Et chacune de ces doctrines diverses, d’une part, suppose les deux autres, de l’autre, semble les contredire sur plusieurs points fort importants !
Prenons pour exemple la doctrine philosophique de la régénération.
À côté de la doctrine toute simple et pratique d’une régénération de l’humanité, on trouve, dans les écrits de Wagner, de constantes allusions à la philosophie de Schopenhauer, qui, en un certain sens, doit lui servir de base. Or on sait que, dans cette philosophie, la « nouvelle naissance » métaphysique est présentée comme la connaissance complète, comme la pénétration, pourrait-on dire, de l’individualité, et la réversion de la volonté qui en est la conséquence. Un philosophe ne se fût jamais aventuré à rattacher à cette idée ou à toute autre partie du système de Schopenhauer, une doctrine d’une régénération du genre humain, encore moins à édifier cette dernière sur une telle base, Wagner, par contre, n’étant point un philosophe, mais « un artiste et un voyant », ne s’arrête point à de semblables scrupules. Il ne ferme les yeux ni à lacognition métaphysique de l’individu pensant, ni aux convictions qui s’imposent dans la contemplation vivante de l’histoire du genre humain. Par exemple, dans le même écrit où se trouve la doctrine positive de la régénération, il cite avec éloge ces mots de Schopenhauer : « La paix, le repos et la béatitude n’habitent que là ou il n’y a ni : Où ? ni : Quand ? » Il y parle aussi de « l’urne angoissée par l’illusion de l’apparence réelle du Monde »… Il y a là de quoi nous étonner : devonsnous donc nous vouer à l’accomplissement d’une régénération qui nulle part, en aucun temps, ne saurait aboutir à un résultat quelconque ? Pouvons-nous fonder l’espoir d’un avenir historique sur un passé également historique, si toute l’apparence réelle du Monde n’est qu’illusion et mensonge ? Mais, dans la conception de Wagner, ces hésitations ne sauraient avoir de valeur qu’au point de vue d’une contradiction de logique pure ; elles n’ont aucune portée pour la connaissance des vérités que nous enseigne la nature. Ce même phénomène, nous l’avons expressément constaté à propos de la politique : la coexistence de termes contradictoires en apparence, mais qui, en réalité, se complètent l’un l’autre ; ce sont des éléments constitutifs et nécessaires d’une intelligence sincère, même vis-à-vis d’elle-même, d’une intelligence qui s’est formée organiquement et à laquelle les mensonges systématiques ne sauraient faire prendre le change.
Dans la conscience de Wagner habitent, sans s’exclure l’une l’autre, et la négation métaphysique, et l’affirmation pratique.
Survient un troisième élément : la religion !…
Si la régénération pratique est représentée comme possible, encore ne réussira-t-elle que si nous sommes « hardis et croyants », voilà ce que, dès 1849. déclare Wagner ; et, en 1880, il écrit : « Ce n’est que sur le sol inébranlable d’une vraie religion», que l’aspiration à la régénération, et la force nécessaire pour y parvenir, peuvent se développer. C’est précisément dans la religion que se concilient ces contradictions de la joie de vivre et de la connaissance implacable et douloureuse, de l’optimisme et du pessimisme. Mais une nouvelle difficulté se présente : c’est que notre religion même n’a pas échappé à la déchéance universelle, si bien que l’on ne saurait admettre « son application immédiate à la régénération » ; et d’autre "part, cependant, « ce n’est pas à l’artiste à inventer les religions, elles ne sortent que des entrailles du peuple ». Nous voilà donc réduits à un point de départ, qui, — semble dire le maître lui-même, — en somme n’existe pas.
À la fin du chapitre, je reviendrai sur ce point, en cherchant à éclairer le sens de cette apparente contradiction. Pour le moment, qu’il me suffise de remarquer combien une exposition de la doctrine de la régénération, tout optimiste, de Wagner, se trouve entravée par le fait que, comme une basse profonde et continue, une philosophie pessimiste l’accompagne et la soutient, et par cet autre fait, qu’elle présuppose une religion qui n’est point encore sortie, mais qui a à sortir de la révélation chrétienne. Tout mon effort consistera à présenter la chose aussi simplement et aussi clairement que possible : je ne saurais cacher, cependant, que c’est ici ou jamais le cas d’appliquer l’adage d’Omar Khayam : « La limite qui sépare la vérité de l’erreur n’a que la largeur d’un cheveu. »
II
L’exposé de la doctrine de la régénération, telle que la concevait Richard Wagner, se décompose, cela va de soi, en deux parties : la négation et l’affirmation. L’élément de négation, c’est la conscience de la déchéance, et c’est cette conscience, une fois acquise, qui sert de base à la foi en une régénération possible. Mais il sera bon d’établir nettement, dès l’abord, quels sont les écrits de Wagner que nous devons faire rentrer dans la catégorie de ceux qui ont pour objet cette doctrine de la régénération.
Au sens étroit, ce sont les écrits des dernières années de sa vie : La Religion et l’Art (1880), et tous ceux qui se groupent autour de cette œuvre capitale : Voulons-nous espérer ? (1879), la Lettre ouverte à M. Ernest de Weber sur la vivisection (1879), À quoi sert cette connaissance ? (1880), Connais-toi toi-même et Héroïsme et Christianisme (1881)[44]. Mais les derniers mots de ce dernier écrit sont ainsi conçus : « Et maintenant, parvenus sur un terrain solide (il venait de mentionner, dans la phrase précédente, les, « grands poètes et les grands artistes du passé) « nous voulons nous recueillir pour pénétrer plus outre dans l’objet de notre étude ». Ces paroles, comme d’autres semblables, donnent à supposer que, après avoir, dans la série de La Religion et l’Art, insisté sur la religion, il concevait une seconde série, projet que la mort devait malheureusement mettre à néant. Et on peut se représenter que, dans ce deuxième groupe, c’est quelque chose comme : L’Art et la Religion ou L’Art et la Régénération qui eût été le titre approprié, en insistant, cette fois, sur « l’Art ». Car si, dans les écrits des dernières années, l’art est constamment mentionné, à côté de la religion, comme le plus puissant facteur de la régénération, on n’y trouve nulle part une analyse de l’art, ni quant à son essence intime, ni quant à son action extérieure, comme on eût pu s’y attendre. Et pourtant cette seconde série existe ; il y avait trente ans que Wagner l’avait écrite ! Il va sans dire que le maître, dans sa soixante-dixième année, eût formulé mainte pensée en d’autres termes qu’il ne l’avait fait à trente-six et trente-sept ans ; et cependant, tout ce qui, dans les écrits de Zurich, avait pu donner lieu à des malentendus, s’éclaire et s’harmonise à la lumière de La Religion et l’Art. Ces écrits de Zurich, L’Art et la Révolution, L’Œuvre d’art de l’Avenir (1849), Art et Climat (1850), Opéra et Drame, Communication à mes amis (1851), ces écrits, dis-je, forment donc une seconde série (bien que première en date), traitant de la régénération, série qui forme le complément indispensable de La Religion et l’Art et où le centre de gravité se porte sur l’Art et sur l’Œuvre d’Art. La pensée maîtresse, dans les deux séries, reste la même : l’art ne saurait parvenir à sa pleine floraison dans notre société actuelle, mais seulement dans une société régénérée ; d’autre part, pour cette régénération, la coopération de l’art est indispensable, absolument essentielle.
Celui qui se nourrit de la croyance que l’humanité se trouve dans la voie d’un progrès indéfini, dont on ne saurait entrevoir le terme, — et c’est là la foi du plus grand nombre, celui-là ne saurait admettre ni la nécessité, ni la possibilité d’une régénération. En effet, celle notion de régénération comporte l’admission préalable de deux postulats : la « bonté originelle », au moins relative, de l’homme, pour autant que sa vie et son développement fussent restés en harmonie avec les lois de la nature ambiante et de la sienne propre, et en outre, la conviction qu’historiquement l’humanité a erré, et s’est toujours davantage écartée des voies d’un développement sain et conforme à la nature. Ce qui, pour l’un, est « progrès », pour l’autre, n’est que « déchéance ». Le contraste de ces termes, logiquement opposés, est facile à saisir.
On pourrait se représenter la déchéance comme l’œuvre d’une puissance fatale, contre laquelle toute résistance serait inutile, comme une déchéance inéluctable, semblable aux effets de l’âge sur l’individu… Mais elle peut être aussi le résultat d’une véritable déviation, et alors il y a évidemment à l’envisagee bien en face, et à la tenir pour certaine, pour faire un premier pas et non le moins important, vers la régénération désirée. Que si on réussissait à en scruter et à en découvrir les causes, la régénération n’apparaîtrait plus seulement comme désirable, mais encore comme possible en fait. C’est pourquoi Wagner dit : « L’admission d’une déviation du genre humain, pour contraire qu’elle paraisse à l’idée de progrès, pourrait bien rester la seule base sur laquelle doive s’étayer et se fonder notre espérance… Car si nous voyons se vérifier cette affirmation, que la déviation est due à de trop puissantes influences extérieures, contre lesquelles l’homme préhistorique, dépourvu d’expérience, n’a pu se défendre, alors l’histoire du genre humain, dans les limites où elle nous est accessible, nous apparaîtra comme la période douloureuse de l’élaboration de sa pleine conscience, et lui montrera la voie où il aura à entrer, pour utiliser la connaissance ainsi acquise à se garantir de ces influences néfastes. »
Ce qui est particulièrement caractéristique chez Wagner, c’est que, du moment où son activité artistique le mit en contact avec la vie publique, il reconnut et stigmatisa les vices profonds de toute notre organisation sociale. Jamais le « chaos de la civilisation moderne » ne lui a arraché une seule expression d’admiration ; jamais il n’a cru à son prétendu progrès. Dans son discours à l’Association patriotique (1848), il parle del’humanité « souffrante et lamentablement dépouillée de sa dignité » ; dans l’Art et la Révolution, il déclare les « progrès de la civilisation nuisibles à l’humanité » ; dans L’Œuvre d’art de L’Avenir, on voit déjà se formuler, en principe et nettement, l’admission d’une déchéance. Dans cet écrit, il insiste déjà expressément sur la négation, et sur sa signification comme condition préalable de l’affirmation : « Le peuple n’a qu’à nier en fait ce qui, en fait, n’est rien, ce qui est inutile, superflu, sans valeur… et le quelque chose apparaît, tel que l’avenir dévoilé le gardait en réserve ». Précisément alors, à la fin de 1849, il écrivait à Uhlig : « Il suffit maintenant de détruire, on ne saurait encore reconstruire qu’arbitrairement ». Bientôt il reconnaît que le mal a de bien plus profondes racines, et, déjà en 1850 le mot de « déviation » se trouve sous sa plume : « Où que nous regardions dans le monde civilisé, nous constatons la déviation de l’homme. »
Trois mois après, Wagner, dans son œuvre capitale : Opéra et Drame, parle de « l’effrayante déformation morale, de notre condition sociale actuelle » et s’exprime, vers la fin, comme suit : « Voulons-nous traiter avec ce monde-là ? Non, car même les traités les plus humiliants nous excluraient nous-mêmes..... Nous ne reconquerrons la foi et le courage qu’en écoutant murmurer, dans les battements du cœur de l’histoire, cette éternelle source de vie qui, cachée sous les décombres de la civilisation historique, continue à couler dans sa fraîcheur originelle ». Dans sa Communication à mes amis il déclare « mépriser profondément ce monde dont l’hypocrisie feint le souci de l’art et de la culture, tandis que, dans ses veines, on ne trouverait pas une seule goutte de sang artistique, tandis qu’il ne saurait produire un seul souffle d’excellence ou de beauté vraiment humaines ». Tous ces passages sont empruntés aux écrits de Zurich. Dans ceux de la fin de sa vie, le maître, devenu vieux, ne juge pas notre civilisation avec plus d’indulgence. Il la dit « sans cœur et mauvaise, » ne « visant qu’à la mise en valeur correcte des calculs de son égoïsme », profondément immorale, « monde du meurtre et du brigandage organisés et légalisés par la fausseté ; le mensonge et l’hypocrisie », qui « changent les hommes en monstres >» etc., etc. Tout ce qu’on vient de lire peut se résumer dans le passage suivant : « Savoir reconnaître, dans notre civilisation, le fruit menteur et avorté du genre humain fourvoyé, c’est la tâche propre de l’esprit de vérité. » (Héroïsme et Christianisme).
Voilà pour l’attitude négative de Wagner vis-à-vis de notre civilisation. On pourrait allonger à plaisir la liste des citations, et elle n’aurait pas de fin, si l’on voulait y faire figurer tout ce que Wagner a eu à dire contre notre État moderne, « qui ne vit que des vices de la Société » et contre « la Religion ecclésiastique, devenue impuissante » et « dépouillée du vrai Dieu ». Il ne s’agit ici que de la conscience d’une déviation démontrée en principe ; et celle-là, certes, ne lui a jamais fait défaut.
Cependant, dès le début, nous voyons Wagner occupé à rechercher les causes de cette déchéance. Nous pouvons constater que sa condamnation absolue de l’état actuel de l’humanité n’est point le fait de la mauvaise humeur, ni le résultat d’un pessimisme métaphysique trop envahissant. Les constants efforts qu’il fait pour emprunter à la philosophie, à l’histoire, aux sciences naturelles, une explication suffisante de la déviation qu’il découvre chez l’homme civilisé, ces efforts sont la preuve de sa foi inébranlable dans l’énergie interne de cet homme et de son espoir essentiellement religieux en l’avenir qui l’attend. Ici s’atteste aussi le poète, chez Wagner : l’affirmation de la volonté, la croyance à la puissance plastique de l’action personnelle sont les bases nécessaires de toute mission artistique. La négation absolue et l’art s’excluent réciproquement. Les Hindous, par exemple, avec leur prédisposition métaphysique si exceptionnellement dominatrice, enseignent expressément que « le salut ne saurait être le prix de l’effort » ; aussi l’art leur demeure-t-il totalement étranger. L’activité artistique en elle-même présuppose déjà un tempérament optimiste, une inépuisable énergie de volonté, de foi et d’espérance. Le voyant qu’est l’artiste ne saurait se contenter de trouver le monde mauvais ; dans son sein même habite un témoin de la beauté de ce monde ; en revanche la beauté ne saurait, à son tour, arriver à se manifester que dans ce monde même. Le philosophe n’a nul besoin d’autres bommes ; ils lui sont à charge, il se retire dans l’ombre des forêts, pures de leur présence : l’artiste, par contre, a besoin d’eux, pour être lui-même ; il peut tout, mais rien sans leur coopération. De là cette conviction de Wagner, que l’homme ne saurait être « sauvé individuellement, comme être isolé » ; de là aussi ses efforts, depuis 1848 jusqu’à sa mort, pour scruter les causes de la déchéance humaine.
Il est intéressant de le suivre dans le progrès de ses investigations
Dans son discours à l’Association patriotique, Wagner disait déjà : « Il faut regarder bien en face, résolument, la question de savoir où est la vraie cause de toute misère dans notre état social actuel. » La réponse qu’il faisait à cette question, nous l’avons déjà vue à propos de sa politique : cette cause, c’est l’argent ! Ce premier effort de Wagner pour toucher le fond de notre état social dégénéré a été, un peu partout, taxé « d’étrangement naïf », et les hommes sérieux ont dédaigné de s’y arrêter. Peut-être en est-il qui pensent autrement. En tout cas, Wagner avait déjà pénétré bien plus avant dans la question qu’il posait. Pour remplir le but d’un discours populaire, il lui suffisait d’évoquer l’image « du pâle métal, auquel nous sommes asservis par un honteux vasselage » ; mais derrière ce produit, « le plus rigide, le moins capable de vie de la nature entière», il voyait le principe même de la propriété. Dans son écrit Die Wibelungen, de la même année 1848, il exprime l’opinion que la propriété devenue héréditaire est la principale cause de la déchéance de l’humanité. « Dans l’organisation historique du régime féodal, tant qu’il subsista dans sa pureté primitive, nous trouvons exprimé ce principe, à la fois humain et héroïque : la concession d’une jouissance était donnée à celui-là seul qui, par quelque acte, par quelque service, pouvait personnellement y prétendre. Du moment où le fief devint héréditaire, l’homme, son activité individuelle, ses mérites personnels, perdirent leur valeur, qui passa à la possession seule : devenue héréditaire, ce fut elle, et non plus la vertu personnelle, qui créa l’importance sociale de l’héritage ; ainsi, la dépréciation graduelle et grandissante de l’homme, alors que montait incessamment la valeur de la possession, en vint à s’incorporer dans les institutions les plus anti-humaines… Ce fut la propriété qui légitima l’homme, cet homme qui, jusque-là, avait, seul, justifié la propriété ». Toute sa vie, le maître demeura fidèle à cette conviction. Dans l’Œuvre d’art de l’Avenir, il voit, précisément, dans ce « premier souci de l’État moderne,… de fixer à jamais la propriété, ce qui arrête la vivante fécondité de l’avenir ». Dans Opéra et Drame il dit : « De la possession, devenue propriété, sur laquelle on veut exclusivement faire reposer tout ordre quelconque, sont sortis tous les crimes du mythe et de l’histoire». Dans un de ses derniers écrits : Connais-toi toi-même (1881), il revient encore à ce thème : « Il semble bien » dit il, « qu’avec cette notion de la propriété, qui paraît si simple en elle-même, et avec sa sanction politique, soit entré dans le corps de l’humanité un si cruel épieu, qu’elle devra en subir à jamais la douloureuse agonie ».
Mais à ce penseur sagace il ne pouvait échapper que des institutions comme l’argent et la transmission héréditaire de la propriété devaient, tout au plus, être considérées comme des causes de second ordre, peut-être comme des symptômes plutôt que des facteurs effectifs de la déchéance. Il creusa plus profond. Il crut pouvoir assigner à cette déchéance une cause physique, et la signala dans la corruption du sang. Il se demanda encore, comment s’expliquait le fait que les peuples d’Europe, non seulement se trouvent victimes d’une déviation grandissante, mais semblent s’éloigner de plus en plus de leur type propre, si bien que les branches du tronc germanique deviennent toujours plus étrangères les unes aux autres. Et cette explication, il la trouva dans l’influence morale du judaïsme.
III
Donc, pour Wagner, la corruption du sang et l’influence démoralisante du judaïsme, telles sont les causes principales de notre déchéance. L’influence du judaïsme accélère et favorise le progrès de la dégénérescence, en jetant l’homme moderne dans un tourbillon effréné qui ne lui laisse le temps ni de se reconnaître, ni de prendre conscience de cette lamentable déchéance, non plus que de la perte de son type propre. La corruption du sang provient surtout d’une nourriture anormale, mais aussi du mélange des races plus nobles avec celles qui le sont moins.
On peut voir combien Wagner se préoccupa de bonne heure de cette question du régime nutritif, par sa lettre à Uhlig du 20 octobre 1850, dont j’ai déjà cité quelques mots plus haut :
« D’une part, manque de nourriture saine, de l’autre, excès de jouissance sensuelle, par dessus tout, mode de vivre absolument contraire à la nature : voilà ce qui nous a amenés à un état de dégénérescence qui ne peut être arrêté et guéri que par une rénovation complète de notre organisme déformé. Le superflu et la privation, voilà les deux ennemis mortels de notre humanité d’à présent ». Dans sa correspondance avec Liszt aussi, Wagner fait à ce sujet une allusion curieuse : « En vérité, toute notre politique, toute notre diplomatie, notre soif de parvenir, notre impuissance et notre science, et aussi, malheureusement, tout notre art moderne..... en vérité, toute cette végétation parasite de notre vie actuelle n’a d’autre sol où elle puisse germer et prospérer, que notre ventre malade ! Ah ! si chacun voulait et pouvait me comprendre, à qui je jette ce cri, presque risible en apparence, et pourtant si effroyablement vrai ! »
C’est seulement dans le dernier écrit de la série : Héroïsme et Christianisme, que Wagner s’occupe de la question de l’inégalité des races humaines, et trouve une seconde cause physique de déchéance dans ce fait, « que si la race noble peut dominer la race inférieure, elle ne peut, par voie de mélange, nullement l’élever jusqu’à elle, mais seulement abaisser son propre niveau… Que nous n’aurions aucune histoire de l’humanité, s’il n’y avait eu des mouvements, des succès et des créations de la race blanche, cela est plus qu’évident, et nous pouvons sans crainte considérer l’histoire universelle comme l’histoire des mélanges de cette race avec la jaune et la noire, en ce sens que ces dernières, moins nobles qu’elle, n’entrent dans l’histoire que dans la mesure où, en s’y mêlant, elles s’assimilent plus ou moins à la race blanche. La détérioration de celle-ci, d’autre part, provient évidemment de ce que, infiniment moins nombreuse en représentants que les races inférieures, elle s’est vue obligée à se mêler à elles, en quoi, comme je l’ai déjà remarqué, elle a beaucoup plus perdu en pureté, qu’elle ne pouvait leur faire gagner, en ennoblissant leur sang en quelque mesure ». Ce point de vue, Wagner le tenait de son ami, le comte de Gobineau, et de son Essai sur l’Inégalité des Races humaines. En dépit de sa portée infinie, cette considération n’a, toutefois, qu’une importance secondaire pour la doctrine de la régénération, puisqu’elle n’éclaire pas l’avenir, mais seulement le passé. Du moins, elle ne saurait se projeter dans l’avenir que sous forme d’un épouvantable cataclysme. Mais Wagner détourne les yeux d’une si affreuse conséquence et voit dans le vrai christianisme un antidote « versé à tout le genre humain pour la plus noble purification de tous les vices de son sang ».
Par contre, de bonne heure Wagner se préoccupe d’un autre problème racial : je veux parler de l’influence démoralisatrice de l’une de ces races blanches sur les autres, de l’élément juif sur les peuples non juifs, sur l’ensemble des « gentils ».
Le Judaïsme dans la Musique parut, pour la première fois, en 1850, dans la Nouvelle Revue musicale de Brendel ; puis en brochure séparée, et avec une longue préface, en 1869. Aucun écrit du maître n’est plus universellement connu, au moins quant à son titre ; une des périphrases favorites, pour désigner Richard Wagner, c’est « l’auteur du Judaïsme dans la Musique ». Mais il serait erroné de croire que Wagner n’ait exprimé ses vues sur l’influence du judaïsme que dans ce seul opuscule, et cette erreur conduirait à une autre, celle de s’imaginer que le maître n’avait d’autre but que de critiquer les résultats obtenus par les compositeurs et les musiciens juifs. Il est clair que le domaine de l’art lui tenait surtout à cœur ; mais il a signalé et déploré l’influence du judaïsme dans les domaines les plus divers. Dans l’Art allemand et la Politique allemande, il parle clairement de cette influence déformante pour le caractère national allemand ; mais c’est dans la dernière série des traités relatifs à la régénération, dont deux même : Moderne, et : Connais-toi toi-même, y sont exclusivement consacrés, que se trouvent les déclarations les plus importantes sur ce sujet. La seconde surtout de ces deux brochures a une haute importance ; là, en douze pages, l’écrivain analyse, avec une intensité qui semble épuiser le sujet, « le désavantage, irrémédiable, semble-t-il, où se trouve la race allemande vis-à-vis de la race juive ». On ne saurait que recommander tout particulièrement l’étude de cet opuscule à qui veut connaître les vues de Wagner sur « le principe actif de la déchéance de l’humanité ».
Mais si le maître lui-même, en dépit des développements répétés, complets et lumineux qu’il a donnés à sa pensée, s’est heurté à des malentendus, parfois même intentionnels, il serait téméraire à un autre de vouloir entreprendre de résumer en quelques lignes les vues de Wagner sur le Judaïsme. Aujourd’hui surtout, les esprits sont montés à un diapason qui rend presque impossible une discussion objective et sincère de ce thème passionnant. C’est pourquoi je me bornerai à indiquer quelques lignes générales, sur lesquelles tout esprit impartial pourra se former son opinion personnelle.
On s’imagine parfois, souvent même, que la « question juive » est un phénomène tout récent ; on a tort, mais ce qui est nouveau, par contre, c’est qu’une question qu’on discutait jadis en toute franchise doive aujourd’hui être presque proscrite, à raison de la susceptibilité exagérée des esprits.
Point n’est besoin de remonter jusqu’à la sceleratissima gens de Sénèque, ni même jusqu’à Gœthe et à Beethoven ; il suffit d’établir que, quand Wagner entra dans la vie publique, tous les non-juifs étaient antisémites, depuis les démocrates teintés de socialisme jusqu’aux ultra-conservateurs. Herwegh, le socialiste, se plaignait de la faveur que lui avaient montrée les juifs : elle l’offensait. Dingelstedt, le héraut de la liberté allemande, écrivait :
« Où qu’on étende la main, elle se referme sur des juifs ; et partout ils sont le peuple chéri du Seigneur ; allez, enfermez-les à nouveau dans leurs vieilles rues, avant qu’ils ne vous enferment eux-mêmes dans un ghetto chrétien ! »
Dans le Landtag prussien, en 1847, le baron Frédéric de Thadden-Trieglaff réclamait textuellement « l’émancipation des chrétiens du joug juif », et M. de Bismarck-Schœnhausen s’exprimait dans le même sens ! Et ce n’est pas seulement en Allemagne que les esprits les mieux doués comprenaient que l’intrusion d’un élément étranger, de nature si spéciale, dans la vie publique des peuples d’Europe, apportait avec elle un élément de déformation certaine. En France paraissait, en cette même année 1847, l’œuvre prophétique de Toussenel : Les Juifs rois de l’époque. Il est très caractéristique que Feuerbach ait été célébré, sur tous les tons, par les juifs, bien qu’en de nombreux passages de ses œuvres il se soit exprimé sur leur compte en des termes qui, aujourd’hui, le voueraient à une mort littéraire certaine : « Le principe de la religion juive », dit-il, « est l’égoïsme. Le juif est indifférent à tout ce qui n’a pas de portée immédiate pour son bien personnel. L’égoïsme hébraïque est d’une profondeur et d’une violence insondables. Les Juifs reçurent de la grâce de Jehovah l’ordre de voler» etc. (1841. L’Essence du Christianisme). Depuis lors, un grand changement s’est produit. Les chrétiens sont devenus plus tolérants, les juifs moins. En tout cas, c’est se moquer de toute vérité historique que de faire un crime à un seul d’une opinion qui était celle de toute une époque[45].
Il ressort suffisamment de ce que nous venons de dire que, si Wagner crut devoir jeter un cri d’alarme devant l’influence grandissante des Juifs dans l’art allemand, cela n’était point le fait d’une idiosyncrasie toute personnelle. Les meilleurs de son temps, à quelque parti qu’ils se rangeassent, pensaient comme lui. Mais il est très digne de remarque qu’alors que les Juifs n’en voulurent point à d’autres de leur antisémitisme, ils ne lui pardonnèrent jamais le sien ! Son Judaïsme dans la Musique eût passé inaperçu, dans les colonnes d’un journal spécial et peu répandu, si les Juifs eux-mêmes, avec ce « flair sans défaut » que leur reconnaît le maître, n’eussent immédiatement deviné l’importance exceptionnelle de cet opuscule. De là, dans toute la presse européenne, un tolle universel, un déversement d’animosité dont j’ai signalé déjà la violence effrénée, une lutte acharnée qui poursuivit Wagner jusqu’à sa mort[46]. Rien n’est plus propre à attirer notre attention sur l’attitude prise par lui vis-à-vis du judaïsme ; cela donne à supposer qu’il avait peut-être frappé juste, rem acu tetigit…
Mais si nous passons de l’étude de ces événements à celle des considérations présentées par Wagner, deux choses nous frappent dès l’abord : leur entière sincérité et leur haute signification humaine.
Comme son héros Siegfried, Wagner nous apparaît « étranger à l’envie ».
L’adresse du Juif à accumuler l’argent est généralement à l’origine de tous les reproches qu’on lui fait. Wagner, lui, n’a fait que défendre, simplement, le goût artistique et les notions morales de l’Allemagne contre une race qui sent ces choses autrement que la race germanique. Jamais il ne fait allusion à l’intérêt économique, et jamais sa discussion, toute de principe, ne dégénère en réquisitoire haineux et personnel. Pour défendre sa thèse, il lui faut bien, dans son Judaïsme dans la Musique, citer des musiciens israélites ; mais il se borne simplement à citer les noms les plus respectés. Qu’on voie avec quels égards il parle de Meyerbeer, avec quelle justice et quelle estime il parle encore de Mendelssohn, et qu’on compare ces passages avec les flots de boue qu’ils provoquèrent à son adresse ! Nous comprenons, certes, que Wagner, en fait, n’ait point perdu par là un seul de ses amis israélites vraiment « sympathiques », et qu’il comptât même s’en faire de nouveaux, par cet écrit, parmi les autres Juifs. Car il ne s’agissait point pour lui d’une simple question du jour, de pure actualité, mais bien « d’une idée dont la portée embrasse toute l’histoire de la culture humaine ».
Dès le début de l’opuscule, Wagner s’assigne pour objet « d’expliquer ce sentiment inconscient d’aversion populaire pour tout ce qui est juif, de formuler ainsi quelque chose qui existe en fait, mais nullement de prétendre susciter, par le jeu d’une imagination quelconque, quelque chose qui n’existerait pas ». Comment écarter cet état de fait, comment jeter un pont sur la crevasse béante entre les races ? Wagner en appelle à une régénération possible de l’humanité, et dit aux Juifs : « Joignez-vous sans réserves à cette œuvre de salut, par où l’anéantissement du moi aboutira à une vraie nouveauté de vie, et nous serons unis, confondus, sans plus de différences qui nous séparent ! Mais souvenez-vous qu’il n’y a pour vous qu’un moyen de vous soustraire à la malédiction qui pèse sur vous : le salut d’Ahasvérus, c’est l’anéantissement ! » Et ce qu’il entend par « anéantissement » ressort clairement d’une phrase précédente : « Mais, devenir pleinement homme avec nous, c’est, pour ainsi dire, pour le Juif, cesser d’être Juif »[47].
Plus loin, Wagner s’exprime tout aussi clairement : « Une chose me paraît évidente : du moment où l’influence juive sur notre vie intellectuelle s’est fait sentir pour déformer et pour altérer nos tendances les plus hautes et la culture qui nous est propre, et que ce n’est pas là un phénomène accidentel, dû peut-être à des causes d’ordre physiologique, il faut la reconnaître comme un fait indéniable et décisif… Si cet élément doit nous être assimilé, de façon à pouvoir coopérer avec nous au perfectionnement de nos facultés humaines les plus nobles, il est clair que ce n’est pas en voilant les difficultés de cette assimilation, mais bien en les signalant et en les proclamant, qu’on contribuera à atteindre le but désiré ».
Et si Wagner croit pouvoir dire des Juifs qu’ils « vivent de l’exploitation de la déchéance universelle », ce n’est pas autre chose, en définitive, que ce qu’avait déjà prédit d’eux leur propre prophète Michée : «Aussi le reste de Jacob sera parmi les nations, et au milieu de plusieurs peuples, comme un lion parmi les bêtes des forêts, et comme un lionceau parmi des troupeaux de brebis ; lequel, y passant, foule et déchire, sans que personne en puisse rien garantir » (Michée, V, 8).
Le terme de « lion » sent peut-être l’hyperbole ; mais il n’y a rien à reprendre à celui de « brebis » destinées à la tonte… Mais, après Michée, vint un prophète bien plus grand, qui cria aux filles de Jérusalem : « Ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous et sur vos enfants ! » Ce qu’il enseignait aux Juifs, qu’est-ce autre chose, en vérité, que ce que Wagner répétait après lui : « Pour être pleinement hommes avec nous, cessez d’être Juifs ! »
IV
Nous avons vu que Wagner considère l’état actuel de la civilisation comme un état de déchéance ; nous avons vu aussi qu’il croit avoir discerné les causes de cet état. Il reste à dire quelques mots de ses pensées positives, et des propositions qu’il a à faire en vue de parvenir à la régénération désirable.
De la conscience de cette déchéance, Wagner affirme : « Elle n’est pas nouvelle, car tout grand esprit l’a prise pour guide et pour fil conducteur ; demandez-le aux poètes vraiment grands de tous les temps, aux fondateurs aussi des religions véritables ! » Mais il rejette les conséquences pessimistes qu’en ont tirées la religion hindoue, la religion chrétienne et la métaphysique, et pense que la « connaissance de la vraie cause de notre déchéance nous amène, du même coup, à croire à la possibilité d’une régénération tout aussi radicale ». En effet, l’argument est si simple et si logique, qu’il suffit d’en admettre les prémisses, pour être forcé d’en admettre la conséquence. Si la nourriture animale est la cause principale de la déchéance humaine, le remède sera évidemment une diète strictement végétale ; si le mélange des races tend a corrompre le sang, il y a à prendre des mesures pour y mettre désormais obstacle, et ainsi de suite.
Je pourrais donc, semble-t-il, clore ici le chapitre relatif à la doctrine de Wagner en ce qui concerne la régénération. Mais c’est précisément ici que se montre la multiplicité des points de vue auxquels il se place, ce qu’on pourrait appeler la nature polyédrique de son esprit, et aussi la grande difficulté de réduire, en quelques simples formules, une vision des choses qui s’éclaire à des foyers divers, un organisme dont les racines vivifiantes divergent en tous sens ! Ici encore, nous constatons l’énorme distance qui sépare le philosophe, — qui, conformément aux lois constitutives de notre raison, cherche et doit chercher à tout simplifier, à tout ramener, si possible, à un seul principe causal, — de l’artiste, du voyant, qui proclame ce qu’il voit, et qui ne se soucie guère plus que la nature elle-même des étroites exigences de notre machine à penser !
Sans doute, Wagner prêche le végétérianisme, mais il ne s’en tient pas là. Son instinct philosophique était si sûr et si profond, qu’il devait, de tout temps, se rendre compte de l’étroite solidarité qui existe entre l’homme et la nature, et par conséquent reconnaître la force toute-puissante de la nécessité naturelle, comme aussi le reflet pessimiste qui ne pouvait manquer d’en rejaillir sur toute tentativederégénération. Mais, d’autre part, sa vie émotionnelle, le meilleur de son âme, étaient voués à cet Art qu’il concevait comme « absolument un avec la vraie religion », et ce n’étaient point des remèdes matériels ou métaphysiques qui pouvaient, à eux seuls, amener la régénération, puisque, bien au contraire, « tout véritable élan, toute force vraiment suffisante à l’accomplissement de la grande régénération, ne sauraient jaillir que du sol profond d’une religion véritable ».
On dirait donc trois mondes juxtaposés : l’un matériel et empirique, l’autre, transcendant et métaphysique, le troisième, mystique et religieux ; l’Art est l’élément qui les relie et les unifie, car sa forme est matérielle, son contenu transcendant, sa signification mystique, et c’est pourquoi, précisément, ces trois mondes se reflètent avec une netteté si exceptionnelle dans la conscience du génie artistique. Que si l’artiste, toutefois, veut exposer ce que son œil contemple dans une unité idéale, non plus dans l’œuvre d’art, mais bien, comme ce fut le cas chez Wagner pour la doctrine de la régénération, dans une exposition raisonnée, alors, il se voit forcé de présenter trois séries différentes de thèses, sans se soucier beaucoup de leur concordance, puisque sa propre personnalité lui révèle à lui-même leur unité, et que, dans l’œuvre d’art, il a le pouvoir de la révéler à d’autres par voie immédiate. Mais je l’ai dit, et on le comprend après ce que je viens d’exposer, on se heurte à de grandes difficultés dès qu’on veut ramener le système de Wagner à une forme condensée, facile à embrasser d’un coup d’œil : pour le concevoir, en quelque mesure, dans son ensemble, il y faut une condition essentielle, l’impression déterminante de ces œuvres d’art qui, pour me servir d’une comparaison scientifique, donnent à tout notre être une « faculté vibratoire » intensifiée, et font de nous des « conducteurs » dociles, pour des combinaisons complexes de pensées, qui, sans cela, n’eussent éveillé en nous aucune compréhension sympathique. Ce n’est pas Wagner seul, c’est tout génie artistique qui se trouve dans le même cas ; Gœthe aussi nous apparaîtrait comme un caméléon, ou plutôt comme un vivant caleïdoscope, si sa puissante individualité ne se dressait devant nous, et ne se manifestait, dans l’œuvre d’art, en sa vivante harmonie. Il ne faut point perdre cela de vue, pour se faire une impression d’ensemble correcte, quand on examine successivement et séparément, les trois points de vue matériel, métaphysique et religieux.
Il ne me reste pas grand’chose à dire du point de vue matériel, empirique.
L’important, ici, d’après Wagner, est la nourriture : nous devons nous abstenir de viande et de boissons alcooliques. Le maître n’adopta ces vues extrêmes qu’à une époque avancée de sa vie. Auparavant il avait dit : « La juste mesure consiste à jouir de tout, mais avec modération » ; il avait même écrit que « les substances naturelles simples ne sont pas faites pour des êtres comme nous : nous avons besoin de ce qui est compliqué, de substances telles qu’elles nous fournissent le plus possible de profit alimentaire avec un minimum de force digestive à dépenser ». Mais quand il fut bien convaincu que la diète exclusivement végétale est « le point central de la question de régénération », il ne se laissa plus détourner par aucune considération. Par exemple, il admet que peut-être, dans les climats septentrionaux, la nourriture animale est nécessaire ; en ce cas, nous, les races plus nobles, nous devrions nous livrer à une « émigration rationnelle[48] » vers le Sud ! Sans doute, Wagner lui-même dit que c’est là un « tableau emprunté à l’imagination », comme bien d’autres de ses propositions sur le terrain matériel et pratique. Nous ferons bien de nous en souvenir, surtout ceux d’entre nous chez qui la seule pensée du végétérianisme provoque le sourire d’une prétendue supériorité. Et cependant, en présence des grands progrès que fait le végétérianisme, surtout chez des gens éminemment pratiques tels que les Anglo-Saxons et les Américains, et en considération des ressources physiques exceptionnelles dont les végétariens ont fait preuve, en ces dernières années, dans les concours sportifs, on pourrait peut-être recommander à l’opinion contraire un peu plus « d’objectivité ». La preuve scientifique, jusqu’ici, n’a été faite ni pour, ni contre. En outre, cette preuve n’aurait que bien peu de portée, puisque la question de fond est toute morale, et touche spécialement aux rapports de l’homme avec les animaux. (V. la Lettre de Wagner à E. de Weber).
Sur le terrain philosophique, la pensée de la régénération se meut déjà plus librement.
« C’est la nature, et la nature seule, qui peut dénouer l’écheveau embrouillé de la destinée humaine, car la civilisation, en partant de la foi chrétienne et de la condamnation de la nature humaine, en niant ainsi l’homme, s’est fait par là un ennemuqui doit tôt ou tard l’anéantir, en ce sens que l’homme n’y trouve plus place : car cet ennemi, c’est précisément la nature éternelle et seule vivante, » (L’Art et la Révolution). Cette même pensée, le maître l’écrivait encore, sous forme plus lumineuse, à Heinrich de Stein, quelques jours avant sa mort, le 31 janvier 1883 : « Nous ne saurions partir d’un point trop éloigné de notre soidisant civilisation d’aujourd’hui pour parvenir à une conciliation harmonieuse de l’élément purement humain avec la nature éternelle ». Évidemment, des considérations de cet ordre ne se meuvent point dans le domaine empirique. Ce qui est « purement humain », ce qui est du ressort de la « nature éternelle », ce ne sont peut-être point là des abstractions pures, mais on conviendra, du moins, que ces notions ne sont point empruntées à l’observation. Nous verrons, dans le chapitre suivant, l’importance capitale, dans l’œuvre d’art de Wagner, de cette notion du purement humain. Sa valeur, dans la doctrine de la régénération, consiste en ce que Wagner, précisément, est resté fidèle à cette notion pendant toute sa vie, et ensuite en ce que cette humanité normale et complète, qui n’est qu’une partie intégrante et subordonnée de la nature éternelle, fournit son élément d’optimisme à la croyance philosophique de Wagner en une régénération possible.
Des citations que je viens de donner, citations qu’il serait, d’ailleurs, facile de multiplier, il ressort avec évidence que la nature, et en particulier « la vraie nature de l’homme », est considérée comme bonne. Wagner appelle notre monde « le désert d’un paradis dégénéré ». Dans ses premiers écrits, il déplore « l’ébranlement de la foi en la pureté de la nature humaine », et, dans un des derniers, il répète : « Nous ne chercherons notre salut que dans le retour de l’homme à la dignité simple et sacrée qui est sienne. » Tout au contraire, le vrai pessimiste enseigne que, « bien plutôt que d’identifier, à la façon panthéiste, la nature avec Dieu, il semblerait plus juste de l’identifier avec le diable », et de l’homme, il dit : « L’homme, au fond, est une bête sauvage et effroyable. Nous ne le connaissons qu’à cet état de domestication et de subjugation qu’on nomme civilisation, c’est pourquoi les explosions occasionnelles de la nature nous épouvantent. Mais quand et où le verrou et sa chaîne de l’ordre légal se relâchent et tombent, alors se montre ce qu’il est en réalité » (Schopenhauer). Ainsi, cette foi inébranlable à la pureté et à la sainteté de la nature humaine est la base philosophique de la doctrine de Wagner, en ce qui concerne la régénération.
De même, dès le début, nous trouvons chez lui une autre notion, qui fleure le pessimisme, et qui fait contrepoids à la première : la notion de nécessité !
J’ai déjà montré, en traitant de la philosophie de Wagner, combien, dans ses premiers écrits, la manière dont il insiste sur « la nécessité fatale » (spontanée, involontaire, unwillkührlich) fait penser à la Volonté de Schopenhauer. Le maître lui-même, a conçu ce qu’il appelait autrefois la fatalité (unwillkühr) comme tellement identique à la Volonté de Schopenhauer, qu’il ne s’est pas donné la peine de corriger son texte dans les éditions subséquentes, mais s’est borné à signaler une fois pour toutes, dans une préface, cette concordance de termes. Cette notion de nécessité, pour lui, embrasse, comme la Volonté de Schopenhauer, tout l’ensemble des phénomènes : la nature « engendre et forme par nécessité », et chez l’homme aussi, « c’est la seule pression du besoin, qui nous détermine à créer des actes et des gestes dignes d’être créés ». Et la conséquence logique en est claire : c’est que « la vie est ce qui est immédiat, ce qui se détermine soi-même », et la science, « la justification de l’inconscient… la résolution de la fatalité dans le vouloir de ce qui est nécessaire ».
Un peu de réflexion prouvera à chacun qu’une « régénération » ne trouve pas sa place dans une conception fataliste de la nature. Celle-ci a formé tout ce qui est, par nécessité, et la sagesse consiste à « vouloir le nécessaire ». Chez Schopenhauer, il ne saurait être question de régénération, puisque le mot de « déchéance » n’aurait aucun sens dans son système, et n’est jamais prononcé par lui. Tenter de prouver le progrès, c’est, sans doute, selon lui, se livrer à « une construction artificielle et imaginaire » ; mais il n’admet pas davantage l’idée de déchéance ; pour lui, le résidu final de l’histoire, c’est qu’on se trouve en présence d’un « être, toujours le même, toujours égal à lui-même, immuable, qui fait aujourd’hui ce qu’il a fait hier et toujours » (Œuvres complètes, III, 507). Schopenhauer, il est vrai, affirme la doctrine de la chute, mais expressément à titre de mythe, car l’existence elle-même est péché en soi. Selon ce philosophe, le sage, comme le Wotan de Wagner, ne peut « vouloir qu’une chose : la fin ! la fin » ! Avec une grande hardiesse, Wagner, qui possédait pleinement la métaphysique de Schopenhauer, et qui s’y rangeait sans réserves, a entrepris de jouer, vis-à-vis de cette philosophie, le même rôle que Schopenhauer lui-même vis-à-vis de Kant ; il l’a continuée ! Il dit expressément qu’il a trouvé « dans les arguments même que Schopenhauer donne à l’appui de sa condamnation du monde, le fil conducteur pour en faire sortir l’idée d’un salut possible de ce même monde » : Et plus loin : « Les seules routes clairement montrées par Schopenhauer, par où la volonté égarée puisse retrouver sa voie, et qui donnent incontestablement accès à une espérance, ces routes ont été nettement indiquées par notre philosophe, et sur des lignes qui sont celles des religions les plus élevées ; ce n’est pas sa faute si la représentation si exacte du monde, comme elle se dressait seule devant lui, devait le préoccuper si exclusivement qu’il se vit forcé de nous laisser le soin d’explorer ces mêmes routes et d’y marcher ; car c’est sur ses pas, et non autrement, qu’il est possible de les suivre ». Le maître va jusqu’à représenter la philosophie de Schopenhauer comme la seule « qui puisse être recommandée pour marcher avec indépendance dans les voies d’une véritable espérance ». Voilà, certes, un brusque et surprenant détour, qui n’eût surpris personne davantage que l’homme qui appelait l’espérance « la folie du cœur » ; ce qui, sans doute, ne prouve rien, puisque Kant lui-même n’eût pas été capable de reconnaître son continuateur en Schopenhauer. On peut dire que celui-ci, prenant comme tremplin « l’idéalisme critique » de Kant, a fait un vrai saut périlleux, pour arriver à voir, dans sa Volonté, la chose en soi. Et Wagner a fait, lui aussi, un saut qui ne le cède point en audace à celui-là. Avec une infaillible sagacité il a reconnu que la négation de la volonté de vivre, quelles que soient les raisons qu’elle se donne, « se caractérise » toujours comme la suprême énergie de la volonté. Il en conclut que quiconque se rend pleinement compte de la déchéance, et possède en même temps cette plus haute énergie de la volonté, a dans la main tout ce qu’il faut pour une régénération : il connaît le mal et il est maître du salut. C’est de là que sort cette « foi à une régénération possible », cette pénétration de « la toute-puissance de la volonté » et c’est ainsi que s’explique cette étrange parole : « La certitude de la victoire de la volonté est le fruit de la conscience de la déchéance. »
Dans tout ce qui précède, il ne faut voir, naturellement, que des indications ; on ne saurait, en bonne justice, demander plus à une exposition sommaire et générale. En notant le rapport organique qui unit le pessimisme de Schopenhauer à l’optimisme wagnérien au point de vue de la régénération, j’ai rappelé au lecteur ce qu’il y a, selon moi, de plus intéressant et de plus significatif dans la pensée philosophique de Wagner.
Et sans doute, qui voudrait se contenter, dans la doctrine de la régénération, du point de vue philosophique, arriverait avec peine à concilier des principes si opposés en apparence. Mais c’est que la racine, dont la sève arrive à l’épanouissement dans la conviction de Wagner, part d’une couche plus profonde : à vrai dire, cette doctrine est une doctrine religieuse.
Le principe du Credo de Wagner est la conviction d’une signification morale du monde, conviction qui n’admet pas le doute : « La reconnaissance d’une signification morale du monde est le couronnement de toute connaissance ». Cette connaissance est aussi la base de l’espérance, et par là, la source de la foi dans la régénération. En 1853, Wagner écrit : « J’ai foi en l’avenir du genre humain, et je ne tire cette foi, simplement, que du besoin que j’en éprouve ». Mais la foi, issue de ce besoin intime de croire, s’appelle religion, et cette première proposition aide à en mieux comprendre une autre, que Wagner énonça plus tard : « Toute véritable aspiration, et toute force rendant possible l’accomplissement de la grande régénération ne sauraient avoir leur origine que dans le sol profond d’une religion ». Donc, sans religion, nous ne pouvons ni acquérir la force nécessaire à la régénération, ni même nous y sentir portés. La religion est bien, on le voit, la condition sine qua non sur laquelle repose toute la doctrine wagnérienne de la régénération.
Il est difficile, ici, de ne pas songer à Feuerbach, à sa foi inébranlable en l’avenir, et à sa noble ambition d’inspirer un nouveau souffle de vie à la religion dont l’empire décroît, en l’employant à féconder le terrain solide de la réalité. Mais si je mentionne Feuerbach, c’est surtout pour montrer combien « l’optimisme religieux » de Wagner diffère de toute foi matérialiste en l’avenir, comme celle de ce philosophe. La différence consiste en ce que Wagner croit à des destinées du genre humain fixées « en dehors de l’espace et du temps », à une « signification morale du monde ». Toute sa doctrine de la régénération sort de cette foi. Du progrès matériel, elle n’a cure. À l’idée de progrès, elle oppose celle de l’harmonie avec la nature ; non qu’elle prêche simplement le retour à la nature, mais elle veut que l’unité de l’homme et de la nature, qui a inconsciemment formé la vie de l’homme primitif, soit érigée en loi consciemment acceptée. Ni le perfectionnement des machines, ni l’accumulation infinie des connaissances scientifiques ne font tomber une larme de moins dans l’océan de la misère humaine ; aussi la signification de ces choses n’est-elle que passagère et relative, non point éternelle, ni absolue. La pensée de la régénération, chez Wagner, n’a en vue que l’homme en tant qu’être moral. Au fond, peu lui importe d’atteindre un but temporel ; ne va-t-il pas jusqu’à dire que l’humanité peut aller à la ruine, « si seulement cette ruine est divine » ? Le passage suivant de La Religion et l’Art ne laisse pas subsister le moindre doute sur la conception de Wagner : « Que l’état produit par une régénération du genre humain soit aussi paisible qu’on voudra, grâce à l’apaisement de la conscience, encore est-il que dans la nature qui nous environne, dans la violence des éléments, dans les manifestations invariables de volontés inférieures, agissant parmi nous et près de nous, dans la mer comme dans le désert, bien plus, dans l’insecte, dans le ver que nous écrasons sans nous en douter, le tragique effroyable de l’existence universelle nous restera sensible, et, tous les jours, il nous faudra bien lever les yeux vers le Rédempteur crucifié comme vers le dernier et suprême abri. »
V
Comment la doctrine de la régénération, chez Wagner, partant de trois points de vue différents, l’un empirique et historique, l’autre abstrait et philosophique, le troisième religieux, se montre à nous sous trois formes correspondantes, c’est ce que je crois avoir suffisamment exposé. Il me reste à dire un mot de l’élément où les trois mondes prennent conscience de leur unité, celui qui joue un rôle si prépondérant dans cette vision générale des choses : l’Art.
Son action, dans chacun de ces trois domaines, est décisive.
Déjà dans le premier écrit de Zurich, l’Art et la Révolution, Wagner attribue à l’art une destination des plus hautes : « C’est précisément à l’art qu’il appartient de faire reconnaître à ce besoin social (de libre dignité humaine) sa signification la plus noble, de lui montrer sa direction vraie. » Il reconnaît toutefois que, sans doute, « ce n’est pas par l’action de l’art seul que nous parviendrons à développer la société humaine dans un sens humainement beau et noble » ; ce n’est pas à Apollon seul, ce dieu de l’art, que l’avenir doit élever un temple, mais aussi « à Jésus, qui souffrit pour l’humanité ! » Donc, alors même que la pensée de Wagner, sur ce point de la régénération, n’est point encore mûrie, alors déjà s’en dégage nettement cette idée, que l’art, dans cette transformation désirable de la société humaine, doit jouer le rôle d’un intermédiaire indispensable. Il doit révéler à l’homme la signification de ce besoin pressant et inconscient, montrer au dévoyé sa direction vraie. Il n’exerce point une action immédiate, comme par exemple, « d’ennoblir les mœurs » ; mais il possède le pouvoir magique de révéler l’homme à lui-même, et de lui tracer le chemin qui le conduira à la régénération.
Presque à la même époque, Wagner reconnut dans l’art, « le représentant de la nécessité », ou, comme il dit encore « la nécessité de la nature ». Par là se trouve clairement défini le rapport de l’art à la métaphysique. L’art ne saurait prétendre à exprimer jamais une abstraction métaphysique : mais il y a un art supérieur, qui se distingue de la production artistique ordinaire en ce que le déploiement de son activité est nécessaire, involontaire ; et ce qu’il parvient à représenter, ce sont les manifestations de cette essence première et transcendante du monde : la nécessité, la volonté, de quelque nom qu’on la désigne. L’art « dégage la pensée immatérielle de la sensation » ; c’est pourquoi Schopenhauer le tenait en si haute estime, et voyait, à son point de vue exclusivement philosophique, « son véritable but dans le fait qu’il fraie la voie aux idées cosmiques, aux idées sur le monde. » En ceci aussi l’art joue donc, dans la conviction de Wagner, un rôle capital d’intermédiaire ; il est l’intermédiaire d’une pénétration plus profonde de l’essence du monde ; pénétration qui est, elle-même un élément indispensable de la pensée de la régénération.
Dans l’Œuvre d’art de l’Avenir, nous trouvons la troisième thèse capitale : « L’œuvre d’art est la religion rendue sensible sous une forme vivante. » Donc, ici aussi, en matière religieuse, l’art est l’intermédiaire, l’exposant, pourrait-on dire, et son office est de « faire toucher au doigt la signification la plus haute », et de « montrer la vraie direction » à suivre. « Heureux serons-nous », s’écrie Wagner plus tard « si, pénétrés de la conscience d’une vie sociale supérieure, nous demeurons accessibles à ce médiateur du sublime et de sa terreur sacrée, et si nous nous laissons docilement conduire, par l’artiste, par ce poète du tragique universel, vers une expression apaisée de cette vie humaine ! Ce prêtre-poète, le seul qui n’ait jamais menti, s’est toujours, ainsi qu’un interprète et un ami, associé à l’humanité à travers ses lamentables égarements : il saura nous accompagner encore sur le chemin de cette vie nouvelle, et nous présenter encore, dans la vérité idéale, le symbole de tout ce qui passe, alors que, depuis longtemps, la pseudo-réalité de l’histoire dormira enterrée sous les paperasses jaunies de la civilisation ».
Mais, nous avons vu plus haut que « toute véritable aspiration, et toute force rendant possible l’accomplissement de la régénération, ne sauraient avoir leur origine que dans le sol profond d’une véritable religion. » Aussi est-ce le rapport de l’art à la religion qui est, de beaucoup, le plus important. Car s’il réussit à s’élever, de son rôle inférieur de récréation, de distraction innocente, à la hauteur d’un « acte religieux sanctifiant et purifiant », comme le demande Wagner, alors on comprend « de quelle signification pourra être cet art, épuré des exigences immorales qui aujourd’hui le dénaturent, ce qu’il pourra être sur le terrain d’un nouvel ordre moral des choses, en particulier pour le peuple ». Quel service inappréciable et immense l’art, ainsi compris, a rendu à la vraie religion, et quels bien plus grands services il est appelé à lui rendre encore, c’est ce que Wagner montre dans un passage capital, qui sert d’introduction à La Religion et l’Art :
« On pourrait dire que, là où la religion devient artificielle, c’est à l’art qu’il appartient d’en sauver la substance, en ce sens qu’il se saisit, selon leur valeur relative, des symboles mythiques que celle-là voudrait faire accepter dans leur sens littéral, pour en révéler dans une représentation idéale la vérité cachée et profonde. »
Ainsi le rôle décisif de l’art consiste en ce qu’il « sauve la substance de la religion » ; en ce qu’il « exprime ce qui est inexprimable pour la philosophie religieuse » ; en ce que, dans la dégénérescence du dogme, « le véritable art idéaliste intervient en libérateur » ; en ce qu’il « conserve le plus noble héritage de la pensée chrétienne dans sa pureté transformante, régénératrice ». Toutefois, si nous devons espérer en une régénération, encore faut-il que cet espoir puisse s’étayer sur la « restitution d’une religion véritable » ; car l’art seul ne saurait nous donner une religion. Il peut, cependant, nous mettre « sur la bonne voie », il peut nous « révéler l’ineffable au-delà de toute notion pensable » ; une intime parenté le lie à cette « religion suprême, qui doit encore sortir de la révélation chrétienne ».
Que, dans cette constante préoccupation de la religion, Wagner n’ait en vue aucune des églises existantes, cela saute aux yeux ; les derniers mots que je viens de citer, à eux seuls, le démontrent. Le lecteur a déjà pu se rendre compte, par beaucoup de passages cités dans ce livre, du sens dans lequel Wagner était chrétien. En 1851, il répond à ses adversaires : « Si je fus chrétien par mon désir de me soustraire à l’indignité du monde moderne, je fus un chrétien plus honnête que tous ceux qui, dans leur impertinente piété, me reprochent d’avoir abandonné le christianisme. » Il ajoute plus tard : « Nous ne devrions désormais nous appliquer qu’à préparer à la religion de la pitié un terrain solide, où elle puisse prendre pied chez nous, en dépit des partisans du dogme, de l’utilité. » Wagner explique « la corruption de la religion chrétienne par l’intervention du judaïsme dans la formation de ses dogmes ». Notre civilisation, d’après lui, loin d’être chrétienne, serait « le triomphe des ennemis de la foi chrétienne », un « mélange de barbarie et de judaïsme » ; aussi nos religions sontelles impropres à frayer la voie de la régénération[49].
Ce qu’était la religion que rêvait Wagner, ses écrits ne le disent pas, mais bien ses œuvres d’art, depuis les Fées jusqu’à Parsifal. Car, si la coopération de l’art est indispensable pour la restauration d’une religion véritable, l’art véritable, de son côté, ne peut se concevoir qu’en tant qu’émanation de cette religion. « Ce n’est que sur la base d’une vraie moralité qu’une véritable fleur d’art peut croître et prospérer ; » c’est pourquoi Wagner dit : « La nouvelle religion contient et implique les conditions de l’œuvre d’art ». Dans À quoi sert cette connaissance ? nous lisons : « Mais l’art le plus élevé ne saurait trouver l’énergie nécessaire pour de semblables révélations, s’il lui manque la base du symbole religieux de l’ordre de choses moral le plus parfait, car c’est par là seulement qu’il peut se faire vraiment comprendre du peuple. » On voit, par conséquent, en quel sens l’art de Wagner, comme tout art vraiment élevé, p»ut avec raison être taxé de « religieux ».
Le rapport entre l’art et la religion est un rapport de mutualité et de réciprocité qui les conditionne l’un par l’autre ; l’art véritable ne saurait naître sans religion, la religion ne peut se révéler sans le secours de l’art. En ce sens, l’art et la religion ne forment qu’un seul organisme. Et c’est seulement de cette forme vivante d’un art profondément religieux, révélation d’une religion véritable, que peuvent sortir le besoin et la force nécessaires à l’accomplissement de la grande régénération. Et de celle-ci doit sortir « l’humanité renouvelée, bienheureuse et artistique de l’avenir » !
Mais quelle forme doit revêtir l’art, pour se montrer digne d’une si haute mission ? Pour qu’il montre à l’homme assoiffé de liberté et de vraie dignité humaine « la direction à suivre », pour qu’il « libère en la rendant sensible » la pensée insaisissable du métaphysicien, pour qu’il « représente la religion sous forme vivante » ? La réponse à cette question, la doctrine artistique de Wagner va nous la donner, en particulier sa doctrine du drame parfait, de cette œuvre d’art « par laquelle peut être communiqué, dans son élévation la plus haute, comme dans sa profondeur la plus grande, tout ce que l’esprit humain est capable de concevoir, et cela, de la manière la plus intelligible ».
IV
LA DOCTRINE ARTISTIQUE[50]
Je voudrais essayer de définir brièvement la doctrine artistique de Richard Wagner telle qu’il l’a conçue et énoncée lui-même, ou du moins qu’elle se dégage pour moi de l’étude attentive de tous ses écrits. Mais avant tout, je dois prévenir le lecteur que ce que j’entends par la doctrine artistique de Wagner ne consiste ni dans une certaine tendance musicale, ni dans un système d’art précis et combiné de toutes pièces. Wagner, d’ailleurs ne se faisait pas faute de railler la soi-disant tendance wagnérienne. « Ce que peut bien être ma tendance, écrivait-il dans les dernières années de sa vie, c’est ce que je ne suis jamais parvenu à découvrir. » Il conseillait aux jeunes musiciens « d’éviter toutes les Écoles, et en particulier l’École Wagnérienne ». Et pour ce qui est de son système, il s’en est expliqué en termes très nets, dans la conclusion du plus considérable de ses écrits, Opéra et Drame : « Celui qui a compris mon livre de telle sorte, dit-il, qu’il a cru que je voulais y exposer un système arbitrairement inventé, et devant désormais servir de modèle, celui-là, sans doute, n’a pas voulu me comprendre. »
La doctrine artistique de Richard Wagner ne consiste pas non plus dans une série de réformes et d’innovations techniques. Certes, l’œuvre de Wagner est riche en enseignement technique, et pour le musicien, et pour le poète, et pour le dramaturge. Mais, comme le dit encore Wagner, « il ne faut parler de technique qu’entre gens du métier : le laïc ne doit pas avoir à s’en occuper. » La chasse aux motifs et aux réminiscences, la recherche, sous tous les accords, d’intentions subtiles et profondes : ce sont à coup sûr des passe-temps inoffensifs, et je ne nie pas qu’ils puissent à l’occasion être utiles ; mais ils n’ont rien à voir avec une doctrine artistique. Sans compter qu’il est toujours assez dangereux de vouloir déduire d’une œuvre d’art des leçons de technique trop absolues. Wagner lui-même l’entendait ainsi : qu’on se rappelle, par exemple, avec quelle réserve il a touché aux questions de technique toutes les fois qu’il a eu à parler de Beethoven, son seul vrai maître ! Et ne voit-on pas combien de dommage ont causé à l’art des temps modernes les œuvres sublimes de l’art grec, simplement parce que nous avons voulu en inférer des leçons, c’est-à-dire des lois et des règles à notre usage, tandis qu’il n’y avait à en inférer qu’une seule leçon : et c’est, à savoir, que les hommes qui ont produit de tels ouvrages devaient se faire du monde, une autre conception que la nôtre, et vivre d’une autre vie. Les Grecs étaient un peuple d’artistes, et nous ne le sommes point : voilà l’unique enseignement qui résulte pour nous de leurs œuvres.
La doctrine artistique de Richard Wagner, ce sont les principes généraux que, durant toute la seconde période de sa vie, il a obstinément, infatigablement, invariablement soutenus, par la parole et par l’action : c’est l’ensemble de ses idées sur la destination de l’art.
I
Dès le début de cette période, et jusqu’à la fin de sa vie, c’est dans l’art grec que Wagner a pris le point de départ de ses théories : non pas qu’il ait eu l’intention d’emprunter à l’architecture, à la sculpture, à la musique, au théâtre grecs, des règles positives et permanentes ; mais parce que, suivant son expression, « les ruines elles-mêmes du monde grec nous enseignent à présent de quelle façon la vie, dans notre monde moderne, pourrait nous être rendue supportable. » Ainsi l’art véritable possède, d’après Wagner, une valeur si haute, que ses ruines elles-mêmes peuvent encore nous servir de leçon ; et non point pour nous apprendre à créer des œuvres d’art, mais pour nous montrer de quelle façon nous devrions réorganiser notre vie.
La vie, en effet, ne peut être « supportable » pour l’homme que dans une société où « l’art en constitue la fonction la plus haute ». Et tel n’est pas, assurément, le cas de notre société d’à présent. L’art n’y est point la fonction la plus haute de la vie. Nous l’entendons plutôt comme l’entendait Rossini, qui donnait pour fondement et pour objet essentiel à tout art « de nous aider à tuer notre temps ». Tout ce qui s’élève aujourd’hui au-dessus de cette conception n’est encore que « des vœux, plus ou moins clairement exprimés : en fin de compte un nouveau témoignage de notre impuissance ». Et notre impuissance provient de ce que l’art moderne est un luxe, une chose superflue, « un art artificiel », faute de pouvoir s’appuyer sur la vie. « C’est de la vie seule que peut naître un besoin réel d’art », dit encore Wagner, « et c’est elle seule qui peut fournir à l’art sa matière et sa forme. Pour qu’une œuvre d’art soit vivante, il faut qu’elle jaillisse direcment dela vie. »
Ainsi la vie a besoin de l’art pour se réorganiser et « nous devenir supportable » : et l’art, de son côté, pour être la fonction suprême de la vie, doit puiser en elle sa matière et sa forme. Il y a là une de ces antithèses qu’on rencontre souvent dans les écrits de Wagner ; mais les deux thèses n’ont rien de contradictoire, et l’on découvre tout de suite leur liaison intime. Seules les conditions de notre vie moderne nous obligent à les séparer, par le fait de la séparation radicale qui s’est produite chez nous entre l’art et la vie. Si l’art avait continué à se développer harmonieusement, tel qu’il était au temps de la tragédie grecque (que Xénophon appelait « la véritable éducatrice de la Grèce »), nous n’aurions pas aujourd’hui une vie sans art et un art obligé de se maintenir en dehors de la vie : car l’action réciproque de l’art et de la vie aurait pu s’exercer librement. Mais nous subissons désormais les effets de cette « grande révolution de l’humanité, dont les premiers actes ont été la décomposition de la tragédie grecque et la dissolution de l’État athénien. » L’art est devenu si étranger à la vie, qu’il pourrait disparaître demain tout entier sans que la vie s’en trouvât modifiée. Et de là résulte que la doctrine artistique de Richard Wagner, pour une et homogène qu’elle soit, ne saurait s’exprimer qu’en deux thèses séparées. Tantôt, en effet, dans ses écrits, le maître considère l’art en fonction de la vie, et se demande quel devrait être son rôle dans une société bien organisée ; et tantôt il s’efforce, avec plus de détail encore, d’établir sous quelle forme et à quelles conditions « l’art pourrait devenir la plus haute fonction de la vie ». De sorte que, nous conformant au sentiment même de Wagner, nous diviserons en deux parties l’exposé de sa doctrine artistique, pour étudier tour à tour le rôle qu’il assigne à l’art dans la vie, et sa conception de l’œuvre d’art idéale.
II
Schopenhauer distingue, comme l’on sait, trois degrés dans la connaissance : la connaissance ordinaire ou pratique, qui ne perçoit les choses que par rapport à nous ; la connaissance scientifique, qui les perçoit dans leurs rapports entre elles ; et la connaissance artistique, ou « purement objective », qui, de la variété de leurs rapports, dégage toujours plus clairement l’essence des choses[51]. Avant même d’avoir lu Schopenhauer, Wagner était arrivé à une conception pareille de la connaissance artistique.
Il ne l’a point exprimée, naturellement, en des termes philosophiques aussi précis ; et peut-être même certaines des expressions qu’il en a données risqueraient-elles de nous paraître assez énigmatiques, si nous n’étions d’avance au courant de l’ensemble de sa doctrine : ainsi, lorsqu’il nous dit que « la science trouvera son accomplissement dans l’art, en même temps que sa rédemption ». Seul le philosophe pouvait fournir une claire définition logique de ce que l’artiste se bornait à sentir ; mais, pour Wagner comme pour Schopenhauer, la dignité de l’art se fonde sur ce fait, que la connaissance artistique est une connaissance « purement objective », et réalise, comme telle, la forme suprême de la connaissance.
Mais de même que le philosophe et l’artiste étaient parvenus à cette conception par des voies différentes, de même cette conception les a ensuite conduits dans des directions différentes. Schopenhauer ne se préoccupe que de son système de métaphysique : « La philosophie, dit-il, restera une entreprise vaine, aussi longtemps qu’elle ne substituera pas la connaissance artistique à la connaissance scientifique. » Mais Wagner, l’artiste — qui, « même dans son art, ne cherchait que la vie » — de cette conception de la connaissance artistique a aussitôt conclu : que « l’art devait être le véritable éducateur de la vie humaine. »
Il estimait que le sentiment artistique, à lui seul, produisait déjà une connaissance purement objective. « L’homme y parle à la nature, et la nature lui répond. Et ne comprend-il pas mieux la nature, dans cet entretien, que ne fait le savant à travers son microscope ? Celui-ci ne comprend de la nature que ce qu’il n’a nul besoin d’en comprendre, tandis que l’artiste, dans la fièvre de l’inspiration, devine au contraire ce qu’elle a pour lui de plus nécessaire. Et la compréhension qu’il en a est d’une étendue infinie, et c’est une compréhension où ne saurait atteindre l’effort le plus vaste de l’intelligence abstraite ». Ce que l’artiste comprend de la nature, en effet, c’est « l’essence même des choses, sous la variété de leurs rapports ». « Il jette un cri : et dans le cri qui lui répond, c’est lui encore qu’il retrouve. Il perçoit, dans le sentiment artistique, ce que lui ont caché les distractions de la vie ordinaire, à savoir que son être intime ne fait qu’un avec l’être intime de toutes choses. » Et comme Wagner, suivant ses propres paroles, « ne cherche partout que la vie », voici la conclusion qu’il tire de sa théorie de la connaissance artistique : « La science, dit-il, si haute qu’on la conçoive, ne saurait jamais être appelée à agir directement sur l’àme d’un peuple son rôle se borne à couronner une civilisation déjà établie ; tandis que l’art, au contraire, a pour mission d’instruire le peuple, de former son âme. » La connaissance artistique apprend à l’homme à connaître la nature et à se connaître lui-même. Et, comme le disait Novalis : « Seul l’artiste peut deviner l’énigme de la vie. »
Mais il importe de noter ici un point du plus grand intérêt. Cette haute portée qu’il assigne à l’art, Wagner ne l’assigne pas à un art égoïste, individuel, isolé, né de la fantaisie personnelle, à l’art de luxe qu’est notre art d’à présent, destiné seulement à satisfaire les caprices d’esprits raffinés. Pour devenir l’éducateur d’un peuple, l’art doit d’abord sortir de ce peuple même : il doit être un art général, collectif, répondant à des besoins artistiques communs. « Le véritable besoin d’art ne peut être qu’un besoin collectif », lisons-nous dans Art et Climat ; et un chapitre de l’écrit l’Œuvre d’art de l’Avenir porte en épigraphe : « Le peuple, force efficiente de l’œuvre d’art. » Dans un autre endroit du même écrit, Wagner nous dit plus expressément encore que, « pour que l’artiste crée une œuvre grande et vraiment artistique, il faut que nous tous nous y collaborions avec lui. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle a été l’œuvre d’Athènes. » Wagner, on le voit, a repris la pensée de Gœthe : « C’est l’ensemble des hommes qui seul peut connaître la nature, et lui seul peut vivre ce qu’il y a dans la vie de purement humain. » Mais ici encore, Wagner ne s’en tient pas à une simple constatation théorique : il en conclut que c’est à l’art qu’incombe la mission de dégager, de la diversité des apparences et du conflit des intérêts, cette connaissance commune et cette vie commune qui seules pourront sauver l’humanité et rendre le monde « supportable ». Et voilà ce qu’il veut dire, lorsqu’il place « la rédemption de la science dans l’art » et « la rédemption de l’homme de l’utilité dans l’homme de la poésie ». Il pense que, de même que c’est seulement dans un art supérieur que la communauté des hommes pourra prendre conscience d’elle-même, de même cet art supérieur doit naître des besoins artistiques de cette communauté tout entière et exprimer sa vie.
Il ne s’agit point, naturellement, d’une synthèse abstraite d’éléments d’abord séparés. La connaissance artistique diffère de la connaissance scientifique en ce qu’elle est « purement objective ». Et ainsi la tâche de l’artiste ne consiste pas à composer un ensemble de choses qu’on aurait d’abord isolées, mais à pénétrer jusqu’à l’essence des choses, sous leur diversité apparente, et à saisir d’un seul coup leur profonde unité réelle. Ni l’analyse ni la synthèse, n’ont donc rien à faire ici. La science est toujours obligée de sacrifier l’individu à l’espèce et de se mouvoir ainsi dans l’abstrait. L’art, au contraire, suivant le mot de Schiller, « saisit directement l’individualité des choses ». Dans l’individu tel qu’il le crée, il parvient à révéler l’espèce : et non point par une série de combinaisons systématiques, par une accumulation systématique d’analogies et d’homologies ; mais en nous faisant apercevoir, par le libre développement d’une individualité vivante, par la suppression des singularités fortuites et la mise en valeur des caractères essentiels, ce qui constitue l’unique contenu réel de cette espèce, dont la science ne nous donne jamais qu’une notion toute abstraite.
Il faut remarquer, d’autre part, que l’art est infiniment plus apte que la science à jouer un rôle collectif et universel. C’est seulement à l’étendue infinie de sa matière que la science doit le grand nombre de ses chercheurs. Par essence, elle est d’une nature égoïste. Entre elle et l’ensemble du peuple, il ne saurait y avoir de relations directes. Elle n’a point de patrie. Et le savant lui-même ne possède d’elle que la part qu’il s’en est personnellement acquise. Les plus belles conquêtes de la science ne sont encore que la propriété d’une caste : tandis que l’art véritable, l’art vivant, vient de la collectivité et y retourne. Si sublime que soit le génie d’un artiste, mille liens le rattachent toujours à la société qui l’entoure ; et Wagner a pu dire, en ce sens, que « l’individu isolé ne saurait rien inventer, mais peut seulement s’approprier une invention commune ». Il n’a point cessé non plus de protester contre l’emploi courant, et à son avis trop commode, du mot de génie, pour désigner une force de création artistique qui lui paraissait plutôt collective qu’individuelle. Il n’admettait point qu’on considérât l’artiste comme un prodige tombé du ciel ; il ne voyait en lui que la « floraison d’une puissance collective, floraison capable de produire à son tour des germes nouveaux. » Et de même que les œuvres d’art ont besoin de cette puissance collective pour naître, c’est à elle aussi qu’elles retournent : car une œuvre n’est belle que si elle émeut d’autres âmes après celle qui l’a créée. « Le drame, disait-il, ne peut être conçu que comme l’expression d’un besoin de création artistique commun ; et de ce besoin commun doit résulter pour le drame une sympathie commune. Lorsque l’une ou l’autre de ces conditions fait défaut, le drame n’a rien de nécessaire, et n’est qu’un produit accidentel. »
Ainsi l’art véritable doit avoir pour effet d’unir l’humanité. Il doit résulter de la collaboration de tous, et fournir à tous la joie la plus haute. Tel est cet art que Wagner aimait à appeler « l’art de l’avenir ». Et l’on peut voir dès maintenant à quel profond besoin de l’âme humaine il a mission de répondre. Lui seul, d’après Wagner, peut nous sauver de la complication, tous les jours plus grande et plus désastreuse, de notre vie sociale : de cette complication infinie où l’individu n’a plus même le sentiment d’être un homme, mais devient quelque chose comme un homunculus artificiel, l’élément infinitésimal d’un monstrueux mécanisme. N’est-il pas visible, en effet, qu’à mesure que notre civilisation avance, que notre science se développe, et que se complique l’organisation totale de notre vie, l’horizon de chacun de nous ne cesse pas de se rétrécir ? D’année en année l’individu obtient une part plus petite dans l’ensemble de la vie spirituelle de l’humanité. Déjà Schiller s’effrayait de cet émiettement : « Toujours condamné à ne tenir qu’un fragment de l’ensemble, disait-il, l’homme finit par ne devenir lui-même qu’un fragment. Ayant toujours dans l’oreille le seul bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il devient hors d’état de développer l’harmonie de son être ; et au lieu d’exprimer en lui l’humanité tout entière, il n’est plus qu’un reflet de ses affaires ou de sa science. » Et déjà aussi Schiller, comme Wagner, voyait dans l’art l’unique voie de salut : « Seul l’idéal, disait-il, peut ramener les hommes à l’unité. » Cette conception de la valeur éducatrice et rédemptrice de l’art me paraît, d’ailleurs, un trait distinctif de l’esprit allemand. Tandis que pour la plupart des écrivains français l’art n’était qu’un simple divertissement, Gœthe l’appelait « la magie du sage » ; Schiller lui attribuait le pouvoir de « rendre à l’homme sa dignité perdue » ; Beethoven disait de la musique « qu’elle donnait accès à un monde supérieur » ; et voici que Wagner définit l’art « notre unique salut dans cette vie terrestre. » La puissance d’expression nouvelle dont dispose désormais le poète-musicien se trouve répondre, d’après lui, à un profond besoin intérieur de l’humanité tout entière.
Comme une roue qui tourne sans cesse plus vite, le tourbillon de la vie nous roule, nous secoue, nous entraîne toujours plus loin du terrain ferme de la nature. Mais l’art apparaît : il délivre la pensée en la transportant de l’apparence dans la réalité ; il rachète la science ; il habitue l’homme à se faire de la nature une compréhension infinie ; dans «l’homme de l’utilité », il réveille l’harmonie de son essence humaine ; au philosophe il montre la voie de la connaissance purement objective ; à ceux qui ont soif de liberté il apprend la manière de reconquérir leur dignité d’homme ; enfin il ressaisit et conserve le cœur de la religion, et, uni à elle, il conduit l’humanité hors de « l’état de meurtre et de rapine organisé et légalisé », où la politique l’a amenée, il la conduit vers un état nouveau, vraiment conforme aux besoins profonds de sa nature. Telle est, d’après Wagner, la haute destination de l’art.
Nous aimerions à pouvoir suivre Wagner dans les détails de cette théorie, à voir, par exemple, comment l’art des Grecs, suivant lui, s’est trouvé détruit le jour où il a rejeté « ce qui formait son lien avec la communauté », c’est-à-dire la religion ; comment l’art grec avait pour objet essentiel « d’exprimer ce qu’il y avait de plus profond et de plus noble dans la conscience populaire », tandis que ce qu’il y a de plus noble et de plus profond dans notre conscience est, au contraire, « la négation même de notre art d’à présent » ; comment « l’art véritable ne peut naître que sur le fondement d’une moralité véritable » ; et comment un art supérieur ne peut devenir accessible au peuple que sur le fondement « du symbole religieux d’un monde parfaitement moral ». Il ne serait pas sans importance non plus que nous insistions sur la lutte constante de Wagner contre la façon de concevoir l’art comme une notion abstraite, et en général contre toute théorie esthétique qui prétendrait imposer ses conclusions à l’artiste. Mais la place nous est mesurée ; et il nous suffira d’avoir indiqué les deux principes essentiels de cette partie de la doctrine artistique de Richard Wagner : le rôle éducateur, rédempteur, de l’art, et la nécessité pour l’art supérieur d’être un art collectif.
III
Il nous reste à savoir maintenant sous quelle forme pourra se manifester cet art supérieur. La réponse de Wagner à cette question est, d’ailleurs, suffisamment connue : la forme la plus haute de l’art, pour lui, est le drame.
Mais ici encore nous devons commencer par établir une distinction, faute de laquelle la conception wagnérienne du drame risquerait d’être comprise inexactement. Dans son écrit la Poésie et la Composition, daté de 1879, Wagner distingue trois degrés chez le ποιητής ; : le Voyant, le Poète et l’Artiste. Le Voyant est celui qui perçoit non pas l’apparence, mais l’essence des choses, « non pas la réalité, mais la vérité supérieure à toute réalité. » En lui s’incarne et se personnifie la connaissance inconsciente, involontaire, du peuple, cette connaissance artistique dont parle Schopenhauer. Aussi le Voyant a-t-il pour faculté principale « la faculté du peuple, la force d’invention », qui n’est au fond que la reconnaissance de cette « vérité » dont la vue nous est cachée par l’illusion de la « réalité ». En opposition avec celui qui invente sans le savoir, et sans le vouloir, le Poète, lui, est un créateur conscient. Et non seulement il a conscience de ce qu’il voit, mais il veut encore l’exprimer et le reproduire. Par là il est un Artiste : il l’est d’autant plus qu’il parvient à donner de sa vision intérieure une reproduction plus complète.
Les êtres mystérieux dont le Voyant sent d’instinct la présence autour de lui ; les voix qui lui parlent dans le vent, dans le tonnerre, dans l’eau ; les formes qu’il aperçoit dans les forêts ; les nuages, les rayons de la lune, le poète les perçoit aussi, mais volontairement, et avec l’intention expresse de les représenter, c’est-à-dire de les montrer aux autres hommes, de « communiquer à autrui ses visions de Voyant ». Et, tout d’abord, il essaie de les représenter par le récit. C’est dans ce sens que Wagner a dit du conteur qu’il était le véritable poète. Mais son récit ne consiste pas seulement dans des mots traduisant des idées[52] : ses mots ont, en outre, une vie rythmique qui leur est propre ; ils sont accompagnés de certains gestes définis, et ils ne sont point parlés, mais chantés, de telle sorte que dès l’origine le Poète se trouve être en même temps un acteur et un musicien[53]. Et bientôt ces langages purement humains, la parole, le chant et le geste, ne suffisent plus au Poète, toujours préoccupé de reproduire d’une façon plus complète l’image de la nature qu’il porte en lui. Et le Poète devient un Artiste : il découvre que la vision qu’il espérait reproduire, par le moyen d’un simple récit, exige, pour être pleinement réalisée au dehors, tout un appareil de règles et de procédés techniques. À ses premiers modes d’expression il en adjoint d’autres, ceux que lui fournissent l’architecture, la sculpture, la peinture, etc. Et un moment arrive, enfin, où la primitive vision totale de la nature se divise, comme un rayon de lumière en entrant dans une chambre noire ; les diverses formes d’expression, de plus en plus développées, se séparent ; et de plus en plus elles s’éloignent de leur fonction première, qui était de reproduire, dans son ensemble vivant, l’image reflétée dans l’âme du Voyant. Et les arts, ainsi séparés, n’étant plus employés à l’œuvre de vie, ne sont plus que de l’artifice.
Mais, suivant le mot de Schiller, « si l’artifice nous a écartés de la nature, c’est à l’art qu’il appartient de nous y ramener ». Et pour nous ramener à la nature, il faut que l’art, à la façon d’une puissante lentille, rassemble de nouveau en un seul rayon ces fragments de la lumière artificiellement séparés. L’œuvre d’art suprême sera donc celle qui, au lieu de s’adresser isolément à tel ou tel de nos sens, reprendra l’intention primitive de toute poésie, et, usant de tous les moyens d’expression dont elle pourra disposer, se proposera pour but de rétablir complètement, directement, la vision du Voyant.
Le Voyant percevait des formes, entendait des voix, assistait à l’évolution d’aventures diverses, et aucun de nos arts n’était en état de reproduire dans son ensemble cette image variée qu’il se faisait du monde. La poésie se bornait à décrire, la peinture à représenter, la musique à éveiller des sentiments et des émotions. Mais le drame, tel que l’a rêvé Wagner, le drame n’est pas une forme d’art déterminée : c’est « la projection au dehors de cette image du monde que nous portons au fond de nous-mêmes. » En lui s’accomplit ce « retour à la nature par le moyen de l’art » qu’avait déjà pressenti Schiller.
Qu’on nous permette, à ce propos, de faire justice en passant de deux erreurs communément répandues, et qui attestent, l’une et l’autre, une singulière inintelligence de la doctrine artistique de Richard Wagner.
La première consiste à prétendre que Wagner aurait contesté aux arts particuliers leur raison d’être, et rêvé leur suppression au profit du drame. De nombreux passages de ses écrits prouvent assez clairement le contraire. Personne n’a parlé avec plus d’admiration de la peinture de paysage, des maîtres italiens de la Renaissance, des grandes époques de l’architecture[54]. Il suffirait, d’ailleurs, pour réduire à néant cette affirmation, de rappeler le chapitre vraiment magistral consacré par Wagner, dans Opéra et Drame, à l’histoire de la littérature, ou encore tant de jugements qu’il a portés sur la musique et les musiciens. Lui-même, aussi bien, se plaignait, dès 1850, de cette interprétation monstrueuse qu’on faisait de sa théorie. Un journal ayant affirmé qu’il « voulait proclamer la déchéance de la sculpture », Wagner écrivait à un ami que « les bras lui tombaient devant de pareilles insanités », et qu’il voyait bien que « ce n’était plus la peine désormais de parler ni d’écrire sur tous ces sujets ». Loin de rêver la déchéance des arts particuliers, il disait au contraire que « dans le drame, le peuple se retrouverait et retrouverait chacun de ses arts ». Le drame n’était pas pour lui une forme d’art spéciale, mais une œuvre commune à laquelle tous les arts devaient collaborer, sans cesser le moins du monde pour cela d’avoir, en outre, leur existence propre.
Et il n’est pas davantage exact de soutenir que Wagner ait projeté un « mélange des arts » où chacun des arts se trouverait détourné de sa destination naturelle. Personne n’a, au contraire, plus sévèrement condamné ce mélange des arts, ni plus rigoureusement affirmé la nécessité pour tout art de se restreindre au rôle qui lui revient en propre. Encore une fois, le drame n’était pas pour lui la combinaison des diverses formes d’art, mais une œuvre spéciale, un organisme homogène et complet, dont tous les éléments concourent, chacun par ses moyens propres, à une fin commune.
Ceci nous ramène à la définition du drame, qui n’est pour Wagner ni une branche particulière de la littérature, ni la réunion des arts divers, mais un essai de représentation totale de cette « image du monde qui se reflète dans l’âme du Voyant ».
Nous sommes aujourd’hui bien déshabitués de cette conception primitive du drame. Celui-ci n’est plus rien pour nous qu’un genre littéraire comme les autres ; et ainsi s’explique que nous en soyons encore à nous demander s’il est vraiment possible d’appeler Wagner « un grand poète ». Encore la plupart de nos philologues et de nos esthéticiens répondent-ils à cette question par un « non » catégorique. Donc Wagner a pu créer dans sa jeunesse des figures comme le Hollandais Volant et Senta, comme Tannhäuser et Elsa ; dans son âge mûr, une Iseult, un Wotan, une Brunhilde, un Hans Sachs, un Parsifal : et l’on se demande sérieusement si l’homme qui a créé toutes ces âmes immortelles était un vrai poète ! Les Grecs n’auraient pas compris une semblable question, et nous avons l’espoir qu’un jour viendra où l’on cessera de la comprendre. Mais cet exemple nous fait voir comment Wagner a été amené à dire « qu’il s’agissait désormais d’une régénération complète de l’art, et que nos arts d’à présent n’étaient plus que l’ombre de l’art véritable ».
Cette régénération bienheureuse ne pourra avoir lieu que si nous revenons à la source de tout art, au drame, ressuscité avec le concours de tous les sens et l’emploi de tous les moyens d’expression. Et c’est de cet art régénéré que Wagner a pu dire que, « si nous l’avions, tous les autres arts trouveraient en lui leur justification ».
Mais le drame, à son tour, ne pourra réaliser ce haut idéal, il ne pourra devenir l’œuvre d’art suprême et universelle, et contenir à leur plus haut degré tous les autres arts, qu’à la condition expresse que son contenu soit purement humain. Il ne peut y avoir de drame parfait que le drame purement humain.
Le purement humain, c’est « ce qui exprime l’essence de l’humanité comme telle» ; c’est ce qui est affranchi de toute convention, de toute formule historique et locale ; c’est ce d’où se trouve « exclu le particulier et l’accidentel ». Un drame historique, par exemple, ne saurait être un drame purement humain, et pas davantage une pièce dont le sujet reposerait sur telle ou telle conception conventionnelle de l’honneur. De même encore, « un sujet qui s’adresse exclusivement à l’intelligence », car le drame purement humain doit représenter l’homme tout entier, et admettre le sentiment en même temps que la pensée.
Cette théorie du purement humain, considéré comme la condition fondamentale du drame supérieur, est à mon avis la partie la plus importante de la doctrine artistique de Richard Wagner. Elle résume à elle seule l’essence entière du drame nouveau, de cet art dans lequel, suivant le mot de Wagner, « il y aura toujours à inventer du nouveau ». On a bien pu découvrir dans Aristote la trace d’une théorie analogue, et Wagner lui-même ne manque jamais de se rapporter à Eschyle et à Sophocle, « dont l’art purement humain est le plus magnifique héritage de l’histoire de la Grèce ». Mais c’était en tout cas une théorie complètement perdue, et Wagner aura eu le premier la gloire de nous la rendre si clairement exprimée.
On est touché, par exemple, d’entendre Schiller se plaindre, dans une lettre à Gœthe, de la nécessité où il est de s’en tenir au drame historique, et aspirer vers un « sujet purement passionnel et humain ». Il est curieux aussi de voir Gœthe protester contre « l’envahissement de la poésie même par la pensée pure ». Et d’autre part, ne voyons-nous pas les musiciens s’efforcer durant deux siècles, depuis Peri et Monteverde jusqu’à Gluck, de revenir directement à la tragédie grecque ? Leurs efforts, en vérité, sont restés vains, car ils essayaient de verser un vin nouveau dans de vieux vases, en voulant marier la musique moderne avec la poésie antique. Mais ces vains efforts n’en attestent pas moins une aspiration qui devenait sans cesse plus pressante et plus forte, chez les musiciens comme chez les poètes, une aspiration vers une forme d’art supérieure, où le poète et le musicien pourraient collaborer. Il leur manquait seulement la clef qui leur aurait ouvert ce royaume nouveau. Gluck disait que « le plus grand musicien ne pouvait encore faire que de médiocre musique, si le poète ne lui fournissait un sujet, qui l’inspirât. » Et vers le même temps, Schiller affirmait que « le drame tendait vers la musique » ; il racontait que ses idées poétiques naissaient toujours en lui « d’une certaine disposition musicale » ; il écrivait à Gœthe : « J’ai toujours eu l’espoir que l’opéra pourrait nous rendre la tragédie antique sous une forme plus noble. » Gœthe, de son côté, rêvait « une action commune de la poésie, de la peinture, du chant, de la musique, et de l’art théâtral » ; et il ajoutait : « Quand tous ces arts pourront agir en commun et se trouver réunis dans un même spectacle, ce sera là une fête à laquelle nulle autre ne se pourra comparer. » Les critiques, eux aussi, en Allemagne comme en France, exprimaient le même vœu. Lessing, par exemple, disait « que la nature lui paraissait avoir destiné la poésie et la musique non pas tant à être liées ensemble qu’à former un seul et même art ». Herder prévoyait une œuvre d’art « où la poésie, la musique, l’action et la décoration ne feraient qu’un ». Restait seulement à trouver la matière de ce drame nouveau, que pressentaient ainsi, depuis plus d’un siècle, les poètes et les musiciens. Cette matière, c’est Wagner qui l’a trouvée, quand il a donné pour sujet au drame idéal « le purement humain, dégagé de toute convention ».
IV
Un musicien seul, en vérité, pouvait apercevoir aussi clairement cette loi fondamentale du drame. Car de tous les arts humains la musique seule est, d’une manière exclusive, purement humaine ; elle seule n’exprime jamais rien de spécial, d’accidentel, d’individuel. Comme le disait Wagner dans un de ses écrits de jeunesse, « ce que la musique exprime est éternel, infini et idéal ; elle ne dit pas la passion, l’amour, le regret de tel ou tel individu dans telle ou telle situation, mais la passion, l’amour, le regret mêmes ». Et ainsi la musique se trouve être la condition indispensable de cette limitation du drame au purement humain.
Je ne saurais avoir l’intention ici d’approfondir avec Wagner la philosophie de la musique. Wagner n’a fait, d’ailleurs, que reprendre à ce sujet les idées de Schopenhauer, dont il a fait, dans son écrit sur Beethoven, un développement plein de profondeur et de poésie. Mais sa théorie du drame poético-musical était arrêtée dans son esprit bien avant qu’il ne connût Schopenhauer ; et c’est elle seule qui nous importe aujourd’hui.
Il nous est cependant indispensable de rappeler ici, pour l’intelligence de cette théorie, que la musique, suivant Wagner, par l’inconcevabilité logique de son action, agit sur l’homme « à la façon d’une force naturelle, que l’on subit sans pouvoir se l’expliquer ». C’était déjà l’opinion de Gœthe : « La dignité de l’art, disait-il, n’apparaît nulle part aussi éminemment que dans la musique, car la musique n’a point de matière : elle est toute forme et toute substance ; et elle relève et ennoblit tout ce qu’elle exprime. » Les poètes romantiques allemands sont allés plus loin encore. Henri de Kleist considérait la musique comme « la racine de tous les arts », Hoffmann disait que « la musique ouvrait à l’homme un monde inconnu, un monde qui n’avait rien de commun avec celui que nous font voir nos sens ». Le monde inconnu dont parlait Hoffmann, c’est cette « image complète du monde » que Wagner place dans l’âme prédestinée du Voyant.
Comme il y a loin, de ces nobles jugements des poètes sur le rôle sacré de la musique, aux théories de nos esthéticiens déclarant, avec le philosophe Herbart, que « l’essence véritable de la musique consiste tout entière dans les règles du simple et du double contrepoint », et lui refusant en conséquence toute signification supérieure ! Déjà Schiller nous a appris que la musique avait sur lui le pouvoir de lui faire créer des formes vivantes. Et voici que Wagner, complétant son témoignage, nous révèle le véritable pouvoir de la musique. La musique, pour lui, est un organisme féminin, incapable de créer par lui-même des formes vivantes, mais qui devient, de tous les arts, le plus créateur, lorsqu’il est fécondé par le Poète-Voyant. C’est dans le drame seulement que la musique peut créer des formes : et il en résulte, d’autre part, que le drame purement humain ne saurait se passer du secours de la musique.
« La musique, dit Wagner, ne doit pas entrer dans le drame comme un simple élément, à côté d’autres. Il faut lui rendre son ancienne dignité, et reconnaître en elle non la collaboratrice, ni la rivale, mais la mère du drame. C’est en avant et non pas à l’arrière du drame qu’est sa place. Elle chante et ce qu’elle chante, elle nous le montre là-bas sur la scène. Elle est comme une aïeule qui révélerait à ses enfants, sous la forme de légendes, les mystères de la religion. »
Mais pour que la musique remplisse ce rôle, il faut qu’à son tour elle soit incorporée dans le drame. « Une musique qui voudrait être son objet à elle-même, exprimer à elle seule un objet défini, cesserait absolument d’être de la musique. Tout effort pour devenir d’elle-même dramatique et caractéristique ne peut avoir d’autre effet que de déposséder la musique de son essence propre. » Et non seulement la musique ne saurait être à elle seule le drame, mais elle est même hors d’état de créer aucune forme pour l’œil ou pour l’imagination. « Quand le musicien essaie de peindre », dit Wagner, « il produit quelque chose qui n’est ni une peinture ni de la musique. » Personne n’a plus sévèrement jugé non plus la musique à programme : « Le programme, dit-il, aggrave encore la question du pourquoi, au lieu de la résoudre. Ce n’est pas lui qui peut exprimer la signification d’une symphonie, mais bien une action dramatique réalisée sur la scène. » Et l’on sait d’autre part que, dans les œuvres de Beethoven, Wagner a toujours vu des drames ; il affirmait que ces œuvres sublimes ne sauraient être comprises si on les considérait comme de la musique pure. Mais d’autre part il n’a point cessé de soutenir que, si heureuse et bienfaisante, si « nécessaire », qu’ait été l’erreur de Beethoven, ce maître admirable s’était trompé, en exprimant par la seule musique ce dont l’expression complète était réservée au drame. Erreur qui a été pour Wagner lui-même de l’effet le plus précieux : elle seule lui a révélé, en effet, le pouvoir profond de la musique, car ce n’est pas Gluck, mais Beethoven, qui a enseigné à Wagner la voie du drame purement humain.
C’est là un point d’histoire assez important, et qui nous aide à comprendre la véritable fonction de la musique dans le drame.
Nous avons vu que la musique, livrée à elle seule, était incapable de créer des formes, ne pouvant ni peindre, ni décrire ni exprimer une action. Mais ce serait une erreur de penser que les mots, les idées, les vers puissent limiter et déterminèr la musique. « Jamais les vers du poète n’y parviendraient, quand même ce seraient ceux de Gœthe ou de Schiller : cela n’est possible qu’au drame, en tant qu’il projette devant nos yeux le reflet de la musique, en tant que les mots et les pensées n’y servent plus qu’à la vie de l’action. » La tentative de Gluck pour adapter la musique aux paroles, si glorieuse qu’elle soit, n’a rien à voir ici ; tandis que c’est, au contraire, « l’erreur nécessaire » de Beethoven qui nous a révélé le pouvoir inépuisable de la musique. « Par son effort héroïque pour atteindre l’idéal nécessaire dans une voie impossible, Beethoven nous a montré l’aptitude infinie de la musique à atteindre cet idéal dans une voie où elle n’aurait plus besoin que d’être ce qu’elle est en réalité, l’art de l’expression. »
On comprend maintenant ce que voulait dire Wagner quand il rêvait d’un drame où « se trouveraient confondues dans une essence unique les figures de Shakspeare et les mélodies de Beethoven ». Et l’on devine pourquoi il nous dit qu’il aurait aimé à définir ses drames : « de la musique réalisée en action et rendue visible. »
V
Il nous reste à voir quel sera, dans ce drame idéal, le rôle des autres arts, et en particulier de la poésie. Wagner n’était nullement sur ce point de l’avis de Milton, qui croyait possible l’union « d’une musique sublime avec des vers immortels ». « Le fait qu’une musique ne perd rien de son caractère quand on change les paroles qu’elle prétend traduire », disait-il au contraire, « prouve assez clairement que la soi-disant relation intime de la musique et de la poésie est une pure illusion. Quand on entend des paroles chantées, à supposer même qu’on perçoive les paroles (ce qui, dans les chœurs notamment, est presque impossible), ce n’est pas à ces paroles qu’on fait attention, mais à la seule émotion musicale provoquée par elles chez le musicien. » Cette déclaration, venant de Wagner, pourra, au premier abord, surprendre plus d’un lecteur. Elle est en contradiction flagrante avec ce principe de Gluck « que l’objet de la musique est de soutenir la poésie ». Mais nous avons dit déjà que la conception wagnérienne du drame, loin d’être d’accord avec celle de Gluck, de ses prédécesseurs et de ses successeurs, comme on le répète communément, lui est, au contraire, tout à fait opposée. Wagner, d’ailleurs, dit encore dans un autre endroit que « toute réunion de la musique et de la poésie a nécessairement pour effet de dégrader cette dernière ».
C’est que, pour comprendre la théorie de Wagner, il faut toujours revenir à cette pensée de Lessing, que « la nature a destiné la poésie et la musique non pas à être liées ensemble, mais à former un seul et même art ». Ni la musique ni la poésie n’ont, en effet, pour objet, dans le drame wagnérien, de « se soutenir » l’une l’autre, mais elles doivent toutes deux agir en commun. La relation de la poésie et de la musique ne cesse d’être illusoire que lorsque les deux formes d’art renoncent également à leur valeur absolue, pour se consacrer à une fin supérieure, qui est la création du drame. L’union idéale du poète et du musicien, Wagner la comparait toujours à celle de l’homme et de la femme : le poète féconde, le musicien enfante.
Cette comparaison contient en germe le programme complet du rôle destiné par Wagner à la poésie dans le drame. Déjà Rousseau avait insisté sur la nécessité de n’admettre dans le drame musical que « des idées très simples et en petit nombre ». C’est précisément au poète que revient cette tâche de simplification. Il doit simplifier en « concentrant sur un seul point des moments divers » ; il doit simplifier en éliminant tout ce qui est conventionnel, historique, accidentel ; il doit simplifier en ramenant les caractères à leurs lignes primitives et réelles. Et sa tâche de simplification doit s’étendre jusqu’au style. Il doit « réduire le nombre des mots accessoires, multipliés à l’excès par la complication de la phrase littéraire » ; il doit éliminer du discours « tout ce qui ne s’adresse pas au sentiment, mais à la seule raison » ; et c’est à ce prix qu’il pourra « en faire un langage purement humain ». Tel est le sens profond de cette parole souvent citée, et souvent mal interprétée, de Wagner : « En vérité, la grandeur du poète se mesure surtout à ce qu’il sait taire. » Le poète, en effet, dit dès l’abord au musicien : « Fais jaillir ta mélodie, pour qu’elle coule à travers toute l’œuvre comme un torrent ininterrompu ; en elle tu diras ce que je tairai, parce que toi seul peux le dire : et moi, en me taisant, je dirai tout, parce que c’est moi qui te conduirai par la main. »
C’est que la musique a, elle aussi, son langage, « un langage nouveau, capable d’exprimer l’illimité avec une précision incomparable. » Ce langage a été développé, amené à la maîtrise parfaite de ses moyens par les grands symphonistes. Et aujourd’hui, « avec les symphonies de Beethoven, nous traversons la frontière d’une période nouvelle de l’histoire de l’art ; » et la dernière symphonie de Beethoven est « l’Évangile de l’art de l’avenir ».
Ainsi Wagner, tout en prenant le point de départ de sa théorie du drame dans la tragédie grecque, ne songe nullement à une résurrection de cette forme d’art disparue. Le Dramma per musica italien, tel surtout qu’il s’est développé dans les dernières œuvres de Gluck, constitue en une certaine mesure un essai de résurrection de ce genre ; mais pas du tout le drame de Wagner. Ce drame est, au contraire, fondé sur les dernières conquêtes de celui de tous les arts qui est arrivé le dernier à sa maturité : la musique.
Et que l’on ne croie pas que ces sacrifices mutuels de la poésie et de la musique constituent le moins du monde une entrave pour ces deux arts. Certes il y a tout un genre de beautés qui sont de mise dans les arts isolés, et qui ne sauraient trouver leur emploi dans le drame[55]. Mais, en revanche, la collaboration de la musique « donne au souffle de la poésie une plénitude incomparable » ; et la musique à son tour trouve dans le concours de la parole « une fécondation indéfinie du pouvoir purement musical de l’homme ».
Outre la musique et la poésie, la mimique, la plastique, la peinture et maints autres arts concourent à l’achèvement du drame purement humain. Mais à vouloir fixer avec détail ce que doit y être leur rôle, on risquerait de tomber dans un excès de dogmatisme ; mieux vaut, sur ce point, voir à l’œuvre Wagner lui-même, dans ses drames. Nous y trouverons notamment le geste muet promu, par la collaboration de la musique, à une intensité et à une puissance d’expression qui en font un des éléments constitutifs de l’ac tion dramatique : ainsi, dans le Rheingold, le geste de Wotan élevant l’épée ; dans Tristan la scène de la coupe. Ailleurs, par exemple dans les scènes du temple de Parsifal, c’est le tableau qui acquiert toute l’importance d’un élément d’émotion dramatique, toujours grâce à la collaboration du poète, qui nous fait comprendre le sens défini du tableau, et à celle du musicien qui nous en fait ressortir la portée pathétique. Enfin il n’y a pas une des œuvres de Wagner, depuis le Hollandais Volant jusqu’au troisième acte de Parsifal, où la plastique ne joue par instants un rôle capital dans le développement de l’action. Il importe seulement, au point de vue théorique, que ces arts divers se bornent toujours à remplir dans le drame la fonction spéciale que la nature leur a assignée, sans vouloir jamais empiéter l’un sur l’autre. Wagner, dans un passage de son Œuvre d’art de l’Avenir, nous a indiqué la manière dont ces arts divers pourraient s’harmoniser dans le drame. « Se complétant sous mille formes diverses, tantôt ils agiraient tous en commun, tantôt deux à deux, tantôt l’un après l’autre, suivant les exigences de l’action dramatique, seule chargée de donner la mesure et la direction… Mais tous ne doivent avoir qu’une seule intention, qui est le drame lui-même. »
Le drame, c’est, en effet, le centre où tout doit converger. Mais l’on peut se demander encore quelle devra être la matière de ce drame idéal et quelles règles spéciales résulteront pour son action dramatique des conditions nouvelles où il aura à se produire. Une première règle en résultera directement : la nécessité de restreindre la matière de l’action dramatique au purement humain. Et du rôle particulier de la musique dans le drame, résultera encore la nécessité pour le dramaturge nouveau de diriger son action beaucoup plus vers l’intérieur, vers le cœur et l’âme de ses personnages, que n’y était tenu l’auteur de drame simplement littéraire.
Mais en dehors de ces deux règles, dont la première seule a une valeur absolue, il n’y en a point d’autre qu’on puisse fixer avec rigueur. En essayant de préciser davantage la théorie de l’action dramatique, on courrait chance d’imposer des limites arbitraires et inutiles à l’infinie variété du génie créateur. C’est ce qui est arrivé à Wagner lui-même, dans son Opéra et Drame. Sous l’impression de son Anneau du Nibelung, qui l’occupait à ce moment, il a indiqué dans son livre comme nécessairement exigées par la définition du drame musical certaines limitations, par exemple la suppression des chœurs, dont il s’est lui-même dégagé dans ses œuvres suivantes. Et il y a encore maintes de ses observations, notamment sur l’emploi du mythe et de la légende, qu’on doit bien se garder de prendre pour des règles absolues. Le seul principe véritable du drame, lui-même l’a nettement formulé, en disant que « le drame devait revêtir sans cesse des formes nouvelles ».
VI
Ceci nous amène à une dernière question, fort importante, elle aussi, et encore plus difficile à résoudre : la question de savoir si nous sommes en droit de considérer les œuvres dramatiques de Wagner comme des exemples de ce drame dont il a exposé le plan dans ses écrits.
La question, à dire vrai, n’est difficile à résoudre que pour nous et en raison de notre admiration pour ces œuvres magnifiques. Pour Wagner, la réponse n’avait rien d’embarrassant : ce n’est pas une fois, mais vingt fois, qu’il l’a formulée dans ses écrits. Et sa réponse était négative : il n’entendait nullement qu’on cherchât dans ses drames les exemples de sa théorie du drame.
Il ne se lassait pas de répéter que le drame, tel qu’il le rêvait, était « actuellement impossible ». Dans Opéra et Drame, il écrivait : « Personne ne peut être aussi clairement convaincu que moi-même de cette vérité, que la réalisation du drame tel que je le conçois dépend de conditions qui la rendent actuellement impossible, non seulement à moi, mais à une volonté et à des aptitudes infiniment supérieures aux miennes. Elle dépend d’un état social, et par suite d’une collaboration collective, qui sont exactement à l’opposé de ce que nous avons à présent. » Et un an plus tard, en 1852, tandis qu’il était tout entier dans son Anneau du Nibelung, il écrivait à Uhlig : « À propos ! aie bien soin de protester contre l’accusation qu’on me fait de travailler à l’œuvre d’art de l’avenir ! Il faudrait pourtant bien que les sots apprennent à lire, avant de se mêler d’écrire ! » Il avait d’ailleurs, précédemment déjà, déclaré à Uhlig que « l’œuvre d’art de l’avenir ne saurait à présent être créée, mais tout au plus préparée ».
Ces divers passages prouvent, en tout cas, que la doctrine artistique générale de Wagner, et même sa théorie particulière du drame purement humain, doivent être considérées en dehors de son œuvre dramatique personnelle. Elles forment, comme le lecteur a pu s’en rendre compte, une partie organique de sa conception totale de l’univers.
Dans l’œuvre dramatique de Wagner, au contraire, le génie individuel domine tout le reste. Et Wagner a beau nous dire que, s’il a pu établir en théorie les éléments essentiels du drame purement humain, c’est « parce qu’il les a d’abord inconsciemment découverts dans la pratique de son art » : cette déclaration n’atténue pas l’erreur de ceux qui prétendent voir dans son œuvre un exemple complet et définitif de l’œuvre d’art de l’avenir, telle qu’il l’a conçue. Admettons plutôt, comme il le dit encore, que « l’œuvre d’art de l’avenir peut tout au plus aujourd’hui être pressentie. » Et il ajoute : « Seul le solitaire, dans son amer sentiment du tragique de cette situation, peut s’élever à un état d’ivresse assez complet pour tenter de réaliser l’impossible. »
Que Wagner ait « réalisé l’impossible », c’est ce que nous sommes bien tentés de croire, quand nous entendons Tristan, l’Anneau du Nibelung, Parsifal, et les Maîtres Chanteurs. Et ces œuvres incomparables nous donnent le clair « pressentiment » de ce que sera l’œuvre « collective » de l’art de l’avenir. Mais cet art lui-même, c’est de l’avenir seul que nous aurons à l’attendre.
Une faudrait pas supposer, cependant, que, pour avoir été un « solitaire », Wagner ait entièrement échappé à cette loi de « production collective » dont il faisait la condition nécessaire de toute véritable création artistique. L’art nouveau qu’il a créé, en effet, il ne l’a créé qu’avec la collaboration de tous les grands poètes et musiciens d’autrefois, et tout particulièrement des artistes de son pays. Et c’est même, à nos yeux, sa vraie grandeur, qu’il n’ait pas été dans l’histoire un accident, un phénomène isolé, mais au contraire le produit direct et longuement préparé de toute l’évolution artistique du génie allemand. Le drame wagnérien est l’œuvre et la propriété des grands poètes et des grands musiciens de l’Allemagne : c’est en leur nom, sur leur ordre, que Wagner a parlé et qu’il a créé.
Tous les grands musiciens allemands ont été, en effet, des dramaturges. Les Passions et la Grande Messe de Bach prouvent assez l’énorme puissance dramatique du vieux maître ; et il n’y a pas une de ses œuvres de pure musique où n’apparaisse son souci de l’accent et de l’expression. Pareillement Hændel ; et Haydn lui-même n’échappe pas à cette règle. Gluck, qui, du genre faux du Dramma per musica a tiré des merveilles de force et de vérité dramatiques ; Mozart, « ce suprême et divin génie », comme l’appelait Wagner, Mozart qui, en dépit de livrets abominables, dont il souffrait cruellement, et des fâcheuses conditions où il se trouvait, nous a laissé des drames immortels ; enfin Beethoven, qui n’était rien qu’un dramaturge : tous ces maîtres paraissent avoir senti, d’une façon plus ou moins consciente, que quelque chose leur manquait pour réaliser pleinement leur idéal d’art. Et c’est ce qu’ont senti, de leur côté, les poètes, Wieland, Schiller, Gœthe, Lessing, Herder, Kleist, Hoffmann, et tant d’autres qui pourraient être considérés, eux aussi, comme les précurseurs du drame wagnérien.
Wagner n’est donc pas un génie isolé. Il est le dernier fruit du génie de sa race ; et la forme d’art qu’il a instituée, résumé des aspirations séculaires des poètes et des musiciens allemands, cette forme ne doit pas s’appeler le drame wagnérien. Son nom véritable est : le drame allemand.
On parle couramment du drame grec, du drame anglais, de la tragédie française, du drame espagnol ; et ces noms n’expriment pas seulement la nationalité des auteurs, mais un genre spécial, une forme déterminée du drame. Désormais, on pourra, dans le même sens, parler du drame allemand. Et ce drame sera celui dont Wagner nous a indiqué les règles, et fait pressentir la beauté, le drame poético-musical, purement humain.
Nous verrons, dans les chapitres suivants, comment ce drame allemand s’est graduellement dégagé des langes où l’emprisonnait l’opéra étranger, et comment il a mûri, dans le développement d’une brève existence humaine, jusqu’au splendide épanouissement d’une vigueur sûre d’elle-même.
TROISIÈME PARTIE
LES ŒUVRES D’ART
Ce n’est pas sans un certain sentiment d’ironie qu’à la fin du chapitre précédent j’ai posé la question de savoir si nous pouvions considérer les œuvres de Wagner comme des exemples définitifs du drame parfait, voulu et enseigné par lui, car pareil paradoxe fait toucher au doigt combien vaines et oiseuses sont les systématisations critiques et les estimations comparatives, sitôt qu’on se trouve en présence d’un chef-d’œuvre vivant. Shakespeare marque-t-il un progrès sur Sophocle ? Wagner, peut-être, sur Shakespeare ? Qui ne sent que de telles enquêtes n’ont ni sens ni valeur ? Les grands artistes, les vrais génies de l’humanité, se tendent la main par-dessus les siècles, et ne forment qu’une seule famille, car l’essence même du génie consiste en ceci qu’à une sensibilité absolument extraordinaire vient se joindre la maîtrise souveraine dans l’emploi des moyens ; de ce double don naissent des œuvres qu’il faut dire « parfaites », non parce qu’elles approchent d’un « beau absolu » de pure théorie, mais parce qu’il y a, en elles, harmonie parfaite entre le but et l’œuvre, entre l’émotion et l’expression. Comme Schopenhauer l’a si bien dit de l’art vraiment génial : « Partout il touche le but. » Et il n’importe guère qu’avec Carlyle nous reconnaissions dans le génie un être qualitativement différent de l’humanité, un être extra-humain égaré sur notre planète, ou qu’au contraire nous adoptions cette autre idée, plus consolante, de Wagner, qui consiste à tenir le génie pour le représentant d’une énergie créatrice inhérente au genre humain tout entier, d’une énergie qui, dans une société humaine différemment constituée, se manifesterait dans son universalité avec une puissance encore inimaginable, mais qui, à l’heure qu’il est, ne peut produire que des poussées isolées, individuelles ; de quelque façon que nous envisagions le génie, il reste certain que les œuvres sont quelque chose de particulier, de séparé, d’incomparable, et ne sauraient se classer que parmi les phénomènes de la nature. Sur ces œuvres, la critique, au sens usuel et étroit de ce mot, perd tous ses droits ; en effet, il lui manque tous les critères d’un jugement comparatif, et elle ne saurait s’aventurer ni à l’approbation, ni au blâme. « C’est par le génie que la nature donne ses règles à l’art », dit Kant ; ce n’est donc que dans les œuvres du génie que nous apprenons à connaître ces règles ; et la seule aune à laquelle nous puissions le mesurer, c’est lui-même. Sans doute, la comparaison, entre elles, des œuvres du génie aux diverses époques garde un très grand intérêt ; mais elle ne saurait consister que dans l’étude des moyens grâce auxquels l’harmonie parfaite de l’émotion et de l’expression s’est produite, selon les temps et les races.
Nous rejetons donc, d’emblée, toute prétention à faire de la « critique », en considérant ici les œuvres d’un homme de génie, et nous n’emploierons ce que nous pouvons avoir de sagacité critique qu’à démêler clairement ce qu’il y a en elles de distinctif et d’incomparable. Aujourd’hui, on taxe « d’idolâtrie » cette réserve prudente, et cependant, il ne faut pas une bien forte dose d’aveuglement pour penser que Wagner savait mieux comment il devait écrire son Tristan que les nombreux auteurs qui, depuis, ont condescendu à le lui dire ; j’ajouterai même qu’au lieu d’aveuglement il n’y faut que ce minimum d’intelligence qu’on a le droit d’exiger de toute créature qui se dit raisonnable. En tous cas, j’ai une autorité pour penser ainsi, une autorité dont personne ne contestera le sens critique : Aristote. Déjà ce grand penseur eut à protéger les œuvres du génie du contact indiscret et téméraire des chercheurs de fautes et des dramaturges jaloux ; et tous ces préceptes célèbres, dont, hélas ! on a tant abusé, il est allé les chercher dans ces œuvres mêmes, au lieu de prétendre les leur imposer. Et c’est précisément ce qu’a fait aussi Richard Wagner dans ses écrits sur l’art ; rien n’y est déduit abstraitement ou théoriquement, tout s’y fonde sur l’art vivant ; il le dit lui-même : « Ce n’est point dela spéculation ; ce n’est, au fond, que l’exposition de la nature des choses et de leur juste rapport entre elles ». Voilà des exemples qu’on a, certes, le droit de suivre, en traitant des œuvres du même Wagner.
Nous pourrons, par contre, obtenir une vue utile du drame wagnérien en étudiant de près le cours du développement artistique du maître, d’une part, et, de l’autre, en nous imprégnant, avec une sympathie sans arrière-pensée, des chefs-d’œuvre de sa maturité. Certes, ici, le sens critique sera de saison, mais il s’appliquera à comprendre et à construire, non à discuter et à lacérer.
Mais, dès le début, nous voyons se dresser d’inquiétants obstacles. Dans le développement de l’artiste, maintes influences extérieures interviennent pour troubler le coup d’œil que nous cherchons à jeter dans son processus intérieur : accidents dus au hasard, pénurie ou pression du moment, mille causes peuvent agir en ce sens de détermination fortuite, et dès qu’on aborde le détail, on court le risque, bien souvent, de confondre l’essentiel et l’accessoire. Qu’on lise l’admirable biographie de Mozart, par Jahn : on y verra que bien des choses, qu’une critique dénuée de sens critique croit devoir admirer, furent le fruit du besoin seul, du besoin qui força la main au maître, à l’encontre de ses convictions meilleures. Chez Wagner, il est vrai, l’indépendance du génie créateur est absolument hors de pair ; à partir du Tannhäuser on peut dire que les circonstances extérieures n’ont pas eu d’influence, même la moindre, sur sa production artistique ; et, sous ce rapport, l’étude de son développement permet un coup d’œil d’ensemble autrement compréhensif que pour tout autre artiste connu. Mais, ainsi que le démon de Socrate ne pouvait que l’avertir, si celui de Wagner l’empêcha maintes fois d’accepter des compromis et de faire violence à ses convictions artistiques, il n’en reste pas moins des blancs et des lacunes, là où le maître n’a pas créé, parce qu’il en a été forcément empêché par sa lutte sans trêve contre un monde hostile. Aussi la plus grande précaution est-elle nécessaire, si nous ne voulons nous faire une image faussée de son développement réel. Même en nous imprégnant des chefsd’œuvre de sa maturité, nous risquons de faire fausse route. À proprement parler, il ne faudrait que voir et entendre les œuvres d’art, non les discuter ; de cela, tout véritable artiste tombera d’accord. On ne peut considérer les œuvres du génie artistique que comme des révélations ; nul ne saurait en sonder le mystère. De ce « mystère » Wagner dit : « Nous ne pouvons nous en tenir qu’à l’œuvre d’art, et à l’impression qu’elle fait sur nous, impression, en fin de compte, tout individuelle ; ce que l’on peut en extraire de régies artistiques de portée générale est toujours bien peu de chose, et ceux qui trouvent beaucoup à en dire sont justement ceux qui n’ont rien compris à ce qui est principal. » (Sur les poèmes symphoniques de Franz Liszt.)
Et les œuvres de Wagner, plus que d’autres, courent précisément le danger d’être sacrifiées à une exégèse trop zélée : mythe, légende, histoire, politique, sociologie, philosophie, religion, tout, en un mot, est appelé à la rescousse pour une prétendue explication d’œuvres qui n’ont besoin, pour être comprises, que de sens ouverts et d’un cœur qui sait sentir. C’est naturellement la musique surtout qui a été offerte en holocauste à cette manie exégétique, car si la musique est aussi peu de la mathématique ailée que l’architecture de la « musique congelée », sa forme, cependant, est une forme arithmétique ; derrière ses effets, il y a des mouvements déterminés. Si donc, grâce à Liszt et à d’autres musiciens, tout le monde est aujourd’hui d’accord pour penser que la musique de Wagner, loin d’être « amorphe » ou malhabile, est au contraire le dernier mot de la perfection technique, cette vérité est, en revanche, devenue si évidente que les ennemis du génie ont opéré une brusque conversion et se sont mis à prétendre que rien chez Wagner ne jaillissait du cœur, qu’il était un génie mathématique, opérant sur des sons. Et ce qui subsiste davantage encore, c’est ce qu’on a appelé la « manie du motif », une maladie qui a fait perdre à plus d’un son peu d’intelligence artistique.
Cette tendance dégénère de plus en plus dans ce qu’on me permettra d’appeler le « formalisme » ; on ne se borne plus à considérer les motifs comme les membres isolés d’un corps symphonique, mais on étend l’enquête à toutes les œuvres du maître et on nous apprend que certaine figure, ascendante, puis descendante, est la « formule interrogative » de Wagner, qu’une autre, chromatique et ascendante, est la formule du désir et de l’aspiration, etc., etc. Or tout cela n’est, à le considérer au mieux, que ce que Beethoven appelait le « squelette dela musique. » Dans son écrit : Sur la Composition dit poème et de la musique, Wagner attire l’attention sur ce qu’a de vide, de ridicule presque, le thème principal de la symphonie en ut mineur, du moment où on ne l’envisage, justement, que comme « squelette » ; pourquoi donc a-t-il tant de signification ? C’est que Beethoven, dans ces notes, avait entendu le destin frapper à sa porte. De même, les motifs de Wagner n’ont une puissance si convaincante que parce qu’ils ne proviennent pas d’une invention musicale arbitraire, mais bien des images vivantes d’une conception poétique parvenue à son maximum d’intensité, qui les lui étalait distinctement aux yeux. Les motifs musicaux méritent donc au plus haut point notre attention ; c’est la merveille de ces éléments musicaux, que l’unité de l’œuvre d’art y apparaît et y prend forme, à la fois, au dedans et au dehors ; mais il nous faut bien reconnaître que ces motifs ne sont pas ce qu’il y a de premier et d’original dans l’édifice musical, mais bien plutôt le couronnement de l’acte créateur proprement dit. Qu’on arrache ces éléments à leur cadre, à leur environnement, et il ne reste qu’une sèche « formule » ; en elle-même, une phrase comme ce qu’on appelle le « motif de Tristan » est tout aussi insignifiante que le « sol, sol, sol, mi-bémol « de la Symphonie en ut mineur de Beethoven, car le motif ne tire sa vraie signification que du drame seul. Le motif musical sort par une floraison naturelle, — Wagner l’a démontré dans Opéra et Drame, — des motifs les plus importants de l’action tant qu’il reste lié à cette dernière ; sans elle il se dessèche et devient « squelette ». Que le musicien exercé et professionnellement cultivé étudie la technique de la structure musicale ; lui ne court aucun danger de tomber dans les rêveries, puisque, dès que l’exécution commence, son âme d’artiste s’affirme et remet tout au point ; mais gardons-nous d’attribuer à l’analyse logique dela musique une valeur qu’elle n’a pas ! Il faut aussi constamment se souvenir que Wagner n’a jamais fait de musique sur des mots, ou « composé des poèmes », mais que toute la trame symphonique de chacun de ses drames est bien l’atmosphère poétique où ce drame fut enfanté, grandit, mûrit, et que ce drame n’en sortit qu’achevé pour se produire enfin dans le monde, dont l’atmosphère eût été, pour lui, un poison.
Un exemple résumera ce que je viens de dire. Ce ne fut que des années après l’achèvement de Lohengrin que Wagner découvrit qu’il avait, dans cette œuvre, utilisé certaines phrases symphoniquement et à titre de motifs. Ainsi me semble-t-il que ceux qui veulent pénétrer plus avant dans le secret de ces œuvres ne devraient le tenter que peu à peu, en partant de l’impression générale que leur laisse une exécution aussi parfaite que possible, pour arriver aux détails de leur structure intérieure. Ici, d’ailleurs, ils n’auront jamais fini d’apprendre, car la perfection des formes et une richesse qu’auparavant on n’avait point soupçonnée offriront une inépuisable matière à leur admiration. Mais ce qu’il y a de meilleur et de plus précieux n’en reste pas moins l’impression intime et profonde, qui ne saurait se communiquer par des mots et des phrases.
Donc, dans ces chapitres, je ne me propose que d’esquisser à grands traits le développement artistique de Wagner, et ensuite, par un rapide examen de ses chefsd’œuvre, d’inviter le lecteur à une conception plus profonde de ces drames admirables ; et cela même serait à peine nécessaire, si nous n’avions, probablement pour longtemps encore, à prévoir l’exécution de ces œuvres à titre « d’opéras », classés au répertoire ordinaire, et à assister à leur représentation sur des scènes d’opéra et à leur interprétation par de simples chanteurs d’opéra. En présence d’une semblable déformation, une dissertation théorique a peut-être encore quelque raison d’être ; mais, pour trouver le vrai, le seul contact probant avec les œuvres de Wagner, il n’y a qu’un moyen : assister aux représentations de Bayreuth.
Plus vraiment significatif sera ce chapitre en ce qui concerne la compréhension intime de l’individualité de Wagner. « C’est par leurs ouvrages poétiques que les autres hommes nous sont le plus accessibles », dit Gœthe, dans un passage où il parle de ce qu’a de merveilleux et de presque incommunicable tout ce qui est individuel (Lettre à Schiller, du 3 mars 1799). En effet, dans le Tristan et Iseult de Godefroy de Strasbourg, l’image de l’auteur inconnu se réfléchit plus vive, pour notre œil intérieur, que cela ne serait le cas dans une biographie détaillée ; il en est de même du Tristan et Iseult de Wagner. Si, par quelque catastrophe, toutes les données sur sa vie étaient anéanties, et que ses œuvres seules nous fussent restées, nous connaîtrions mieux ce grand homme, son individualité prendrait plus de relief dans notre conscience, que maintenant, où l’encombrement des « documents historiques » recouvre son image, comme le sable du désert celle du sphinx d’Égypte. Sans y insister plus que de raison, ni forcer inutilement la note, qu’il soit bien entendu que, dans ce qui va suivre, un point de vue dominera tout : c’est que c’est bien dans les créations de son imagination que se manifeste le cœur de l’artiste.
I
ŒUVRES ANTÉRIEURES À 1848
I. — Essais de jeunesse
Avec les dispositions de Wagner et l’excitation journalière qui, pour lui, résultait du contact avec les choses de théâtre, il n’est pas étonnant que ses tentatives de production artistique aient commencé de fort bonne heure et revêtu des formes nombreuses et diverses. Il est naturel que tout enfant réagisse selon les impressions qu’il reçoit, et l’on ne saurait tirer de bien loin certaines conclusions de l’espèce particulière des premiers efforts de Wagner, sauf cette seule conclusion qu’il était doué d’une impressionnabilité extraordinaire et que l’instinct d’imitation commun à tous, chez lui s’exalta jusqu’à l’instinct créateur. Mozart et Beethoven n’eussent pas, encore tout enfants, composé, si leurs parents n’eussent été musiciens ; Wagner, vraisemblablement, n’eût pas déjà, dans les classes inférieures du gymnase, écrit des « tragédies sur le modèle des Grecs » s’il n’avait pas grandi aux abords immédiats de la scène. Mais, dès qu’un jeune garçon commence à recevoir des impressions très diverses, on peut en inférer la direction où le poussent ses inclinations naturelles ; et chez Wagner, caractère aussi décidé qu’impulsif, cette direction se marque de fort bonne heure.
Déjà dans la première partie, j’ai dit que Wagner a, dès les premières années de l’école, manifesté un don extraordinaire, celui du langage : c’est à dessein que je dis : du langage, et non des langues, car on put voir par la suite qu’il n’avait pas la moindre aptitude à devenir polyglotte et que ce n’était point cette érudition toute formelle où se complaît essentiellement notre philologie, mais bien la compréhension profonde, artistique, de l’organisme vivant du langage, qui lui inspirait un enthousiasme si frappant. Cela est certainement remarquable et prête une signification particulière à ce fait, qu’il s’essaya en même temps à des poèmes et à des tragédies, car à un tempérament réceptif, ouvert à toutes les impressions et dont l’instinct créateur est nettement marqué, vient s’ajouter une disposition exceptionnelle pour scruter les secrets des moyens d’expression.
Pour pouvoir parvenir à une expression artistique parfaite, il faut d’abord acquérir et conquérir un langage, et c’est à cela que, de bonne heure, son instinct artistique poussa le jeune homme. Mais on découvrit bientôt que ses efforts pour le conquérir n’avaient pour objet que la seule « expression », et que les professeurs du gymnase de Dresde étaient dans une erreur profonde en voulant voir, dans le don que le jeune Wagner avait pour les langues, une disposition pour la philologie. Cela se montra surtout à la façon dont il en vint à étudier la musique.
Il est vrai que Wagner enfant fit preuve de dons musicaux incontestables, car, sans avoir reçu aucune instruction, il jouait d’oreille et à vue. Cependant, la technique du piano lui était décidément à charge, et il ne montra un intérêt réel pour la musique que quand, à l’âge de seize ans, il eût terminé sa première tragédie, une combinaison de Hamlet et du Roi Lear. Encore ici, une influence tout extérieure eut une portée décisive. Sa famille, de Dresde s’était transportée à Leipzig ; là l’adolescent entendit, pour la première fois, de la musique symphonique : « Pendant que je terminais ma grande tragédie » écrit Wagner « j’appris à connaître, pour la première fois, dans les concerts du Gewandhaus de Leipzig, la musique de Beethoven. Le choc que j’en reçus fut puissant et profond. Je me familiarisai aussi quelque peu avec Mozart, surtout par son Requiem. La musique d’Egmont, de Beethoven, m’enflamma de telle sorte que je n’eusse voulu pour rien au monde lancer ma tragédie, terminée pourtant, avant de l’avoir pourvue d’une musique semblable. Sans prendre le temps de réfléchir, je me mis en tête d’écrire cette musique si nécessaire ; mais je jugeai à propos, toutefois, d’éclaircir d’abord mes idées sur quelques règles essentielles de la basse fondamentale. Pour le faire en toute hâte, j’empruntai pour huit jours la Méthode de basse fondamentale de Logier, et me mis à l’étudier avec le plus grand zèle. Mais cette étude ne produisit pas l’effet rapide que j’en attendais ; les difficultés que j’y trouvais ne firent, d’ailleurs, que m’éperonner et me fascinèrent ; je résolus de devenir musicien ». Cet événement nous en apprend long sur les aptitudes du maître. De même que le vif intérêt que le jeune Wagner prenait au langage ne provenait point d’une propension analytique et philologique, ainsi la musique ne l’attira pas particulièrement tant qu’il n’y vit que le jeu de belles formes, tant que ce ne fut pas comme poète qu’il y chercha un nouveau moyen d’expression ; et s’il voulut se rendre maître de ce moyen, ce ne fut qu’après avoir entendu une musique passionnément dramatique, répondant à son propre besoin de dire davantage qu’il ne l’avait pu avec des mots seulement. Ce fut le poète qui devint musicien. Encore ici, nous trouvons dans Opéra et Drame des paroles qui sont, apparemment, des fragments d’autobiographie. Après avoir signalé comment notre langage parlé, de plus en plus conventionnel, semble se vider toujours davantage de ce contenu qui en appelle au sentiment, le maître continue : « Dans le langage parlé, nous ne pouvons nous exprimer de manière à rendre ce que notre émotion a d’intime, car il nous est impossible d’inventer, en nous servant de cet instrument, sans forfaire à notre émotion ; nos sentiments, accessibles par lui à la seule intelligence, demeurent incommunicables au sentiment d’autrui, qui seul saurait les partager. Ce fut donc pour de bonnes raisons, que, fuyant le langage de l’intelligence, le sentiment vint se réfugier dans le langage des sons, notre musique actuelle. » La musique est « le langage nouveau, libérateur et formateur, le seul dans lequel le poète puisse rendre manifeste et convaincant le contenu le plus profond de son émotion ». Donc, pour Wagner, la musique est un « langage nouveau » ; et il se jeta sur lui avec la même ardeur et le même succès qu’alors qu’il s’agissait du latin et du grec. Famille et maîtres secouèrent la tête, tenant le jeune homme pour inconstant ; mais lui, plein d’une violente obstination, suivit la route que lui montrait « un instinct infaillible. »
Pendant quelque temps, Wagner médita et composa en secret toutes sortes de choses. Son essai le plus intéressant fut une pastorale, pour laquelle il ne fit d’avance « point de projet ou de poème, mais écrivit en même temps la musique et les vers, faisant ainsi sortir les situations complètes, simultanément, de la musique et des vers ». Mais ce fut alors qu’il éprouva la nécessité de se livrer à des études régulières et complètes ; il le fit avec le plus grand succès et son professeur Weinlig put le congédier après en avoir fait un contrepointiste achevé. Puis,"Wagner se familiarisa, par de nombreux essais personnels, avec la technique proprement dite de la composition. À ces essais, qui n’ont joué dans son développement artistique d’autre rôle que de l’affermir dans l’usage de la « langue musicale », le maître attachait si peu d’importance, qu’ils sont entièrement oubliés et en grande partie perdus. Et cependant, ces prémices d’un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans avaient quelque valeur, car, abstraction faite de la sonate bien connue, que Breitkopf a publiée dès 1831, et de quelques autres bagatelles pour piano, il faut bien remarquer que presque toutes ses compositions orchestrales furent admises à l’exécution, soit au théâtre, soit au « Gewandhaus » ; ainsi, par exemple, en 1830 l’Ouverture en si bémol majeur avec cymbales ; en 1832, l’Ouverture concertante en ré mineur et l’Ouverture en ut majeur avec fugue, de même encore l’Ouverture du Roi Enzio, la Symphonie en ut majeur, une Scène et Ariette, etc.
En 1832, à l’âge précis de dix-neuf ans, Wagner écrivit son premier opéra Les Noces. Cette œuvre ne fut jamais terminée ; le jeune homme la détruisit même, pour se rendre au désir exprimé par sa sœur à qui déplaisait le poème, d’une ardeur trop sensuelle. Et cependant Les Noces ont pour nous un grand intérêt ; un fragment de cet opéra s’étant conservé à Würzbourg, y fut découvert par Wilhelm Tappert, autorité musicale bien connue, il y a quelques années ; grâce à ce fragment, d’une certaine étendue, nous pouvons constater que, dans cette première œuvre scénique, Wagner faisait déjà l’application de phrases musicales caractéristiques, et que, par conséquent, il visait déjà à cette unité de forme qui devait distinguer ses œuvres de l’ « opéra » traditionnel.
II. — Les Fées et la Défense d’aimer
Les deux œuvres que mentionne ce titre se succédèrent rapidement au début des premières années de voyage de Wagner à travers les scènes allemandes de province. Comme je l’ai dit dans la première partie, les Fées ne furent jamais représentées du vivant du maître, la Défense d’aimer ne le fut qu’une seule fois. Ce furent de vains efforts pour forcer l’accès de la scène ; mais, au point de vue biographique, ces deux œuvres sont surtout de précieux témoignages de l’incroyable élasticité d’esprit de Wagner. On ne peut rien se représenter de plus différent que le romantisme rêveur des Fées et la verdeur comique, parfois presque crue, de la Défense d’aimer. Si Wagner sait être de fer, lorsqu’il s’agit de conserver sa prise sur ce qu’il a reconnu juste, en revanche sa souplesse est merveilleuse, soit pour rechercher le juste, soit dans son don d’adaptation aux situations et aux impressions qu’il s’agit d’exprimer. Il n’y a pas jusqu’au choix du sujet et à la manière dont il est traité, qui ne rendent à peine croyable que la Défense d’aimer soit du même auteur que les Fées et les ait même suivies presque immédiatement ; et cependant, le 1er janvier 1834, Wagner traçait la dernière ligne des Fées, et le poème de la Défense d’aimer est de mai de la même année. Et la composition musicale des deux œuvres présente un contraste au moins aussi étonnant que leur composition poétique. Au reste, Wagner lui-même écrit : « Qui mettrait en regard la composition de la Défense d’aimer et celle des Fées, aurait peine à croire qu’un semblable changement complet de direction ait pu s’effectuer en si peu de temps ; mais la conciliation et la pénétration réciproque de ces deux styles devait être l’œuvre de mon développement artistique subséquent ».
Si cependant l’on considère de plus près ces deux poèmes[56], le regard, traversant la coque brillante de l’opéra, parvient au grain de poésie qu’elle recouvre ; et on reconnaît alors facilement qu’ils sont dus à la même plume, et que, même, ils sont déjà apparentés par plus d’un trait aux œuvres de la maturité du poète. Dans les deux ouvrages, la rédemption par l’amour est le motif fondamental ; dans tous deux aussi, le péché et la grâce constituent la trame poétique. Sans doute, dans la Défense d’aimer, qui porte le titre de « grand opéra-comique », ces sujets sont moins évidents qu’indiqués ; mais à quelques folies que se livre cette comédie de jeunesse, son thème est bien le salut du pécheur par l’intervention de sa sœur, la vierge pure ; et par là, l’œuvre se rapproche, d’une part, de Rienzi, de l’autre, du Vaisseau Fantôme et de Tannhäuser. Quant à la première œuvre, les Fées, elle développe avec tant d’intensité et de beauté ces « moments » poétiques, qu’on peut dire que tous les accessoires d’opéra ne font que les déparer. Combien tragique, la scène où Arindal maudit ce qu’il a de plus cher au monde, sa femme Ada ! Combien poignant le moment culminant du drame, la scène de folie, avec son riche déploiement des sentiments humains les plus divers ! et qu’elle est merveilleusement pensée, cette délivrance de l’amante changée en pierre par le charme magique du chant de son bien-aimé qui l’appelle et la pleure ! « Oui », s’écrie Arindal, « je possède la force des dieux ! Car je connais la puissance ineffable des sons, ce quelque chose de divin qui est en l’homme mortel ! » Il chante, et son chant rompt le charme, et sa femme chérie tombe dans ses bras. Mais il n’y a pas de passage qui nous permette, à n’en pas douter, de reconnaître Wagner tout entier, autant que celui où Arindal, à la chasse, s’écrie devant une biche qu’il vient de frapper :
J’ai visé juste ! Ah ! ah ! j’ai frappé au cœur !
Oh ! voyez, l’animal sait pleurer !
La larme brille dans son œil ;
Comme il me poursuit de son regard !
Oh ! combien navré est son regard, qui me suit.
Combien touchante est sa beauté !
Et ce n’est pas seulement que cet accent de pitié rappelle le vers bien connu de Parsifal : « L’œil s’éteint ; en vois-tu le regard ! » ; c’est encore et surtout que ces quelques vers trahissent la tendance spéciale du drame wagnérien. Un poète seul, et sans l’assistance d’un musicien, n’eût pas osé exprimer un sentiment aussi profond dans ces simples mots : « Oh ! voyez, l’animal sait pleurer ! » et les relier, sans transition, à ceux-ci : « Ah ! ah ! j’ai frappé au cœur » ; un musicien seul, et sans l’assistance d’un poète, n’eût pu se contenter de ces quelques mesures et d’une déclamation aussi simple, pour poignante qu’elle soit. Il devient ici manifeste que le poète-musicien, qui apparaît déjà dans le jeune homme de vingt ans, révélera un nouvel art au monde.
En ce qui concerne la musique de ces deux ouvrages, (et je ne juge la Défense d’aimer que d’après quelques fragments), ce qui m’y paraît être caractéristique, à la considérer dans son ensemble, c’est que, partout où le compositeur n’est pas absolument libre, et sauf là où le poème le pousse momentanément à l’invention personnelle, cette musique trahit un certain manque d’originalité. Mais aussi, partout où cette inspiration existe et agit, c’est bien le Richard Wagner authentique qui se lève devant nos yeux. Dans la Défense d’aimer, nous trouvons, par exemple, dans le chœur des nonnes, le pressentiment distinct de la « mélodie de la grâce », dans Tannhäuser. La partition des Fées contient des particularités de style qui font immédiatement penser à Parsifal. Qu’on compare, par exemple, dans un passage du premier acte, ainsi conçu :
« Ton œil ne brille plus pour moi !
Ton sein ne me réchauffe plus !
Aucun baiser ne vient calmer la soif de mes lèvres !
Ton bras ne m’embrasse plus ! »
la figure musicale qui sépare chaque vers du suivant, jouée alternativement sur le violoncelle, le violon, l’alto et la flûte : qu’on la compare à ce passage du second acte de Parsifal :
« Oui, cette voix ! ainsi elle l’appela,
Et ce regard… je le reconnais bien, etc. »
Les parties purement musicales des Fées sont spécialement dignes de remarque ; l’ouverture est construite avec les motifs dramatiques les plus importants, et pénétrée, d’un bout à l’autre, du véritable esprit de Wagner ; l’introduction du second acte rappelle, par le souffle orageux de passion qui y règne, et par les thèmes significatifs, des compositions bien postérieures, par exemple l’introduction au second acte de la Valkyrie ; l’introduction au troisième acte (danse de victoire), quoique moins importante, a déjà quelque chose de cette coloration si pleine de vie et de cette expression noble et fière, que Wagner appliqua souvent, plus tard, à la peinture des sentiments d’élévation et de majesté, par exemple dans Rienzi, dans Tannhäuser, dans la marche dite Hommage au roi Louis II, etc. Par contre, on ne saurait nier que l’imitation de modèles étrangers, ou tout au moins l’influence, peut-être à demi inconsciente, de maîtres qui l’avaient impressionné, effacent à tout moment l’individualité du compositeur, jusqu’à la rendre méconnaissable. Il n’y aurait là, en soi, rien de particulièrement étonnant ; mais il est aussi intéressant que significatif, pour l’étude du développement artistique de Wagner, de signaler que le jeune auteur ne se rattache point à tel ou tel maître seul, à telle ou telle école, mais connaît tout ce qu’il y a partout de mieux, s’en rend maître, et, selon le caractère de son propre poème qu’il interprète, s’abandonne à l’impression des styles les plus différents. Il dit lui-même de la musique de la Défense d’aimer, qu’elle est née sous l’influence des Français du temps (en particulier d’Auber), ainsi que sous celle des Italiens ; par contre, des Fées, composées presque simultanément, il déclare : « C’est sous l’impression qu’avaient faite sur moi Beethoven, Weber et Marschner, que j’en mis le texte en musique ». Combien il s’en remettait, d’autre part, à la direction de Mozart, ressort bien d’un article écrit dans cette même année 1834 : « Nous nous sommes toujours plus éloignés de la voie où Mozart est entré, pour le salut de notre musique dramatique ». Si, à côté de cela, on considère combien Wagner se préoccupa assidûment de Gluck, avec quel empressement il accueillit ce qu’il pouvait apprendre des maîtres, si estimés de lui, de l’ancienne école française : Cherubini, Méhul, Spontini, on comprendra tout ce qu’il y avait de largeur et de variété dans l’éducation dramatico-musicale du grand poète-musicien[57]. Nous ne pouvons déterminer bien exactement combien ces influences se faisaient sentir dans la Défense d’aimer, puisque nous n’en connaissons que quelques fragments. Dans les Fées, les musiciens de profession sont unanimes à reconnaître surtout l’influence de Weber. Je ne me risque pas à y contredire ; beaucoup, cependant me paraît bien plutôt rappeler Beethoven : la fin de la scène de folie, par exemple, semblerait bien avoir été suggérée par la Malinconia. Très significative, aussi, est la tendance à se rapprocher de Beethoven dans la déclamation, presque partout où il s’agit de déclamer quelque phrase empreinte d’une profonde poésie.
En tout cas, une chose résulte clairement de l’étude des deux premières œuvres scéniques de Wagner : la préoccupation évidente de la musique, de la musique d’opéra, guida Wagner dans le choix et dans la composition du texte, mais cette préoccupation eut l’effet d’une arme à deux tranchants. En bornant l’invention poétique, elle n’entravait pas moins l’invention musicale. Car Wagner est et reste, toujours et partout, poète. Là où le poème amène des moments grandioses et leur prête une expression verbale digne d’eux, là nous trouvons une musique de grande allure ; quand le poème se ravale au « texte d’opéra », le souffle musical semble manquer à l’auteur.
III. — Rienzi et Le Vaisseau fantôme
L’idée de choisir le tribun romain comme héros d’un opéra paraît, chez Wagner, remonter si haut, qu’au point de vue chronologique on pourrait la rattacher immédiatement à l’achèvement de la Défense d’aimer ; mais ce fut la lecture du roman bien connu de Bulwer Lytton qui lui donna l’impulsion déterminante. En janvier 1838, le premier projet détaillé se trouva terminé, et le poème le fut pendant l’été suivant. En dépit de la longue interruption occasionnée par le voyage à Paris, durant l’été de 1839, et par mille autres tracasseries qui assaillaient alors Wagner, la partition fut achevée en novembre 1840. Mais dans ce même printemps de 1838, où il jetait les bases de son Rienzi, une lecture accidentelle enflamma aussi son imagination pour ce qui devait être le Vaisseau Fantôme. Il nous dit de cette première rencontre : « Ce sujet me fascina, et s’imprima en moi avec un relief ineffaçable. » Pour un temps, toutefois, l’image du vaisseau fantastique se voila derrière celle de Rienzi. Dans l’été de 1839, Wagner, voguant de Pillau vers Londres sur un petit voilier, fut assailli par une tempête qui força le bateau à jeter l’ancre près de la côte norwégienne : « Et le Hollandais-Volant émergea de nouveau. » Wagner puisa « dans sa propre situation la force d’âme ; dans la tempête, dans les flots soulevés, dans cette côte rocheuse du Nord, dans les scènes du bord, la physionomie et la couleur de l’opéra. » Arrivé à Paris, il offrit au Grand-Opéra un projet du Vaisseau Fantôme, même avant d’avoir terminé Rienzi ; on lui acheta le projet, et on confia à un autre la composition du livret et de la musique ! Bientôt après avoir terminé Rienzi, en mai 1841, le maître écrivit son propre texte et acheva en sept semaines la composition, ou du moins une esquisse complète de celle-ci. J’ai déjà dit, comment les deux œuvres furent représentées à Dresde, dans l’hiver de 1842 à 1843, à quelques semaines de distance, et que ce fut leur très grand succès qui donna lieu à la nomination de Wagner comme maître de la chapelle royale de la capitale saxonne.
Il ne serait, sans doute, pas difficile de suivre pas à pas le développement artistique du poète-musicien, depuis sa pastorale juvénile jusqu’à l’Anneau et à Tristan, n’était que notre esprit porte, comme des lunettes en verre de couleur, ces notions toutes faites, qui nous montrent tous les phénomènes revêtus d’une teinte permanente et immuable, et nous font ainsi perdre de vue des dégradations de nuances qui, pour être très délicates, n’en sont pas moins souvent essentielles. Ici, c’est la notion « d’opéra » qui rend la compréhension difficile. Wagner dit quelque part : « Les tristesses et les humiliations les plus irrémédiables de ma vie, les mieux faites pour me tourmenter, les plus avilissantes, ont eu pour source ce seul malentendu qui faisait uniquement de moi, aux yeux du monde et de tous ses éléments tant artistiques que sociaux, à raison des nécessités de mon existence extérieure et de la condition des choses, un « compositeur d’opéras » et un « chef d’orchestre d’opéra ». Cet étrange quiproquo a apporté une confusion constante dans mes rapports avec le monde et tout particulièrement dans mon attitude vis-à-vis de lui et de ses prétentions à mon égard ». C’est ce même quiproquo qui trouble encore la claire et libre compréhension des facultés poétiques de Wagner et de la nature propre de ses œuvres. On se trompe déjà quand on croit qu’il appartenait à la classe des musiciens de profession ; car il ne fut que douze ans chef d’orchestre, c’est-à-dire pendant le quart de sa vie publique, soit la sixième partie de sa vie entière. Il n’a point grandi dans un cercle proprement musical ; ses études spéciales de musique, il les a poursuivies grâce à un enseignement privé, pendant qu’il était étudiant d’université, et, sans avoir jamais mis les pieds dans une « école de musique» quelconque ; ce qu’il acquit, il le dut à une étude personnelle, infatigable, des partitions, de celles surtout de Beethoven, dont, à vingt ans, il savait par cœur la IXe Symphonie. Ce fut alors qu’il aborda la scène. Tout ce développement nous montre, à lui seul, un homme pour qui la musique n’a point son but en elle-même, mais demeure uniquement un moyen d’expression. Qu’on veuille aussi considérer que la technique musicale de Wagner était, si j’ose ainsi parler, purement intellectuelle ; il n’a pas perdu une seule heure de sa vie à l’acquisition de l’habileté technique, mécanique, qu’il faut pour se rendre maître d’un instrument quelconque. Même les services incomparables qu’il a rendus comme chef d’orchestre ne sauraient être envisagés comme le résultat d’une virtuosité exceptionnelle, mais bien comme celui d’une conception vivante du contenu poétique des grandes œuvres musicales, telles qu’elles se révèlent à un grand poète. Mais, en réalité, Wagner n’était pas destinéàêtre chef d’orchestre, et ce ne fut que le besoin qui le força à en accepter les fonctions. Semblables services, ceux d’un chef d’orchestre poète, ne sont pas de ceux qu’on puisse attendre tous les soirs de spectacle. Puis, Wagner était dramaturge : sa place était sur la scène, pour y diriger toute l’exécution scénique, y compris la part revenant à la musique ; et c’est bien cette place qu’il occupa à Munich et à Bayreuth. Le considérer à travers les lunettes de la notion circonscrite de chef d’orchestre d’opéra, c’est donc le défigurer absolument, car si l’on appelle Molière, par exemple, un comédien, on accentue une vérité qui aide à caractériser son génie ; mais à classer Wagner comme musicien de profession, on commet une grave faute de logique, en donnant à l’accessoire les proportions de l’essentiel. C’est la même erreur que de faire, de Schiller, un historien et, par là, d’assigner à son activité poétique une place subordonnée. On ne devrait donc plus comprendre le malentendu de ceux qu’hypnotise, en Wagner, le bâton du chef d’orchestre dirigeant l’exécution d’un opéra ; mais il est plus difficile de remettre les choses au point en ce qui concerne le compositeur « d’opéras». En effet, opéra fut le nom que lui-même donna à ses premières œuvres. Les Fées et Lohengrin sont intitulés : « Opéra romantique », la Défense d’aimer : « Grand Opéra comique », Rienzi, « Grand Opéra tragique » ; bien plus, la Mort de Siegfried, premier essai de dramatisation du mythe des Nibelungen, de l’année 1848, s’appelle, dans le manuscrit original : « Grand Opéra héroïque en trois actes. » De Rienzi, spécialement, Wagner dit : « Je ne voyais mon sujet qu’à travers les lunettes de l’opéra ; » et il parle sur le même ton d’autres œuvres de cette époque de sa vie. Et cependant, nous l’entendons se plaindre du malentendu qui s’obstine à vouloir le présenter au monde comme compositeur d’opéras ! Mais qu’on n’oublie pas, dans le passage cité plus haut, le mot « uniquement », qui le précise : le malentendu, c’est de faire de lui, « uniquement, un compositeur d’opéras ». Il ne nie point l’avoir été à une certaine époque de sa vie, au contraire il en parle souvent ; il compare l’opéra à « des lunettes, à travers lesquelles, inconsciemment, il regardait son sujet ». Mais jamais il ne fut « uniquement » cela ; comme nous l’avons vu, il était, de naissance, poète, et l’étonnement naïf qui se manifeste, parce que ce musicien «écrivait son texte lui-même », ne serait pas moins naïf sans doute, mais au moins plus logique, si on le manifestait à l’égard du fait que ce poète écrivait lui-même la musique de ses poèmes.
Oui, déjà les Fées et la Défense d’aimer sont des ouvrages poétiques de valeur, sinon dans les détails de l’exécution, où la préoccupation opératique entrave et déforme, au moins dans la disposition de l’ensemble, dans la façon dont l’auteur s’empare des matériaux pris à Gozzi et à Shakespeare, pour les remanier et leur donner une forme artistique nouvelle. Très remarquable, par exemple, est la manière dont Wagner a transformé la Donna serpente de Gozzi en un drame de rédemption par l’amour, et non point seulement de la rédemption de la femme par l’exorcisme du charme qui la retient prisonnière, mais avant tout de la rédemption qui, chez le bien-aimé, remplace la misère terrestre par la céleste béatitude ; et rien ne montre mieux l’inconcevable profondeur de son regard de poète, que le fait qu’il a ainsi, sans s’en rendre compte, ressuscité dans sa pureté originelle, une très antique légende hindoue[58]. La manière même est frappante dont, dans la Défense d’aimer, il reproduit les types de Shakespeare en les modifiant, pour élargir le terrain de la caractéristique musicale, et en même temps l’envergure psychique des personnages. Si donc je m’approprie les propres paroles de Wagner, en accentuant cette idée qu’on ne saurait estimer ses œuvres premières à leur juste valeur, ni se rendre compte de leur signification vraie pour le développement artistique du maître, quand on n’y voit que des opéras, je ne fais point une vaine chicane de mots, mais bien une distinction essentielle. Par là, je veux marquer qu’à côté de l’auteur du texte et du musicien, il y a, à l’œuvre, un poète créateur, qui a d’incontestables droits à notre respectueuse attention. Ce poète, c’est justement ce Voyant, dont je parlais à propos de la doctrine artistique. L’ouvrier, l’artiste ne se perfectionneront que peu à peu, car ici il y a une matière que l’esprit doit d’abord subjuguer ; mais le Voyant est là, dès le début, tenant sa force de son droit de naissance. Aussi, je crois que nous ferons de notre sens critique bien meilleur usage en cherchant, dans les œuvres de Wagner, le poète qui s’y manifeste, qu’en épluchant des imperfections que tout homme raisonnable découvre tout seul.
Ce que je viens de dire n’est vrai d’aucun « opéra » de Wagner plus que de Rienzi, et c’est pourquoi il n’est peut-être aucune de ses œuvres qui, jusqu’à ce jour, soit restée si peu comprise, ou, peut-être, si mal comprise. Et comme, en outre, sur toutes les scènes, la fureur des coupures a si bien défiguré Rienzi que le drame en est devenu incompréhensible dans son développement, dans ce qui le motive et dans son dénouement, on a dû croire qu’on n’avait à faire, ici, qu’à des effets à la Scribe-Meyerbeer, à ce que Wagner a si bien appelé « des effets sans cause ». En fait, c’est bien une opinion généralement admise, que Rienzi serait un « opéra dans le style de Meyerbeer », voire : « de l’école de Meyerbeer » ! Tout d’abord, il faut rappeler que lorsque Wagner composa le poème de Rienzi, et la musique des deux premiers actes, qui déterminait déjà, forcément, la physionomie musicale de l’ensemble, il ne connaissait de Meyerbeer que Robert le diable, car ce fut en 1836 seulement que les Huguenots furent représentés à Paris, et ils ne pénétrèrent que bien plus tard à Kœnigsberg et à Riga, où Wagner séjourna dans les années suivantes. Qui voudrait, par contre, montrer les sources de Rienzi dans Robert le diable, en demanderait vraiment trop à l’imagination du lecteur le plus complaisant[59] ! Chacun, d’ailleurs, pourrait immédiatement reconnaître à quel genre d’opéra se rattache Rienzi, si les chefs-d’œuvre de la véritable école française, de l’opéra « héroïque » proprement dit, n’avaient complètement disparu de la scène. Par bonheur, nous tenons des propres souvenirs du maître que ce fut spécialement l’impression que lui avait laissée Fernand Cortez, exécuté sous la direction de Spontini en personne, qui l’enflamma et le poussa à écrire Rienzi ; et quant à la musique, il ajoute : « Dans Rienzi, je me laissai déterminer, partout où le sujet ne conditionnait pas à lui seul l’invention, par le mélisme italo-français, comme il s’était révélé à moi surtout dans les œuvres de Spontini ». On peut donc regarder la question comme vidée, car si nous entendons Wagner avouer, avec la candeur et la sincérité qui lui sont propres : « En somme, en écrivant le texte de Rienzi, je n’eus en vue que de faire un livret d’opéra qui se prêtât aux effets ; le grand opéra avec toute sa splendeur scénique et musicale, avec toute la passion, toute la massive opulence de sa musique, voilà ce que je cherchais, » s’il fait, disais-je, cet aveu, encore n’est-ce point chose indifférente de savoir que la « splendeur musicale » et «l’opulence massive et passionnée », que le jeune compositeur a prises pour modèle, étaient celles d’un Spontini et non d’un Meyerbeer. Que si l’on veut, dès lors, apprécier Rienzi à titre d’opéra proprement dit, on doit y reconnaître du moins la dernière œuvre de l’école italo-française de « l’opéra héroïque », et, à raison de la valeur native de son auteur, l’œuvre la plus grande de cette série, sans doute, sinon la plus mûre.
Mais Rienzi n’est pas seulement un opéra. Pour s’en convaincre, qu’on en lise le texte, inséré par Wagner dans le premier volume de ses Œuvres et qu’on parcoure ensuite la partition complète pour piano, afin de se faire une idée d’ensemble de la composition musicale ! Rienzi est, en réalité une œuvre dramatique puissante, une grande tragédie ; c’est bien avec raison que le maître l’intitulait : « Opéra tragique ». Et je prétends que, dans la création des caractères, dans cette invention poétique qui les anime, le Wagner de Rienzi a déjà atteint presque toute sa hauteur ; le héros lui-même, surtout, Rienzi, peut supporter sans désavantage la comparaison avec les créations ultérieures de Wagner. Qu’on voie, par exemple, l’admirable instinct avec lequel ce dernier a maîtrisé un sujet très vaste, trop touffu presque, et l’a condensé en une action simple et facile à embrasser ! Voilà vraiment la marque d’un poète, et d’un grand poète ! Tandis que les Scribe-Meyerbeer font la chasse aux coups de théâtre, aux situations qui empoignent, il n’y a dans Rienzi, pas un détail de l’action qui ne soit consacré à peindre, exclusivement, le caractère du héros.
Combien, à ce point de vue, le Rienzi de Wagner surpasse celui de Bulwer ! Ce dernier, dans son roman, ne pouvait point ne pas nous montrer en Rienzi, avec le héros qui se confie en Dieu, le politique, le protecteur de l’industrie, le catholique superstitieux, l’amoureux d’une grande dame, etc., etc., et il a, d’ailleurs, fort bien rempli sa tâche. Mais Wagner, lui, s’en tient aux traits essentiels : l’acceptation entière de la volonté de Dieu, l’amour enthousiaste et désintéressé de la patrie, la générosité envers ses ennemis, la sévérité envers soi-même et les siens Mais encore, même là où l’individualité propre de Rienzi se révèle dans ses contradictions (la magnificence alliée à la simplicité, l’orgueil à l’humilité, etc.), Wagner nous initie à ces profondeurs de l’être intime. Qui ne sentirait qu’ainsi nous avons appris à mieux connaître l’homme que fut Rienzi, que notre regard, jeté dans son âme, a pénétré plus avant que ne nous le permettaient la description minutieuse et les intrigues compliquées du roman ? On peut dire que Wagner nous donne une véritable leçon d’histoire, car il est impossible de construire l’histoire avec des documents seuls, j’entends : « l’histoire des âmes » ; les événements extérieurs ont un caractère tout réflexe, ils s’enchevêtrent dans tous les sens, et nulle part l’impulsion de la volonté n’apparaît dans son expression vraie et pure ; il n’y a que le poète qui puisse plonger au fond des âmes et nous révéler la vérité, la vérité simple et grande.
Que si, d’ailleurs, on trouve dans Rienzi, comme Wagner lui-même l’a souvent fait remarquer, « une négligence frappante dans le vers et la diction », l’œuvre n’en est que plus intéressante pour nous faire comprendre la signification de Wagner en tant que poète. Nous avons coutume, en effet, de voir dans l’élégance du vers, dans le choix des métaphores, dans l’enchaînement des belles pensées, les conditions fondamentales d’un poème de valeur ; et nous nous trompons, car cette valeur fondamentale, le sceau propre du grand poète, c’est sa puissance créatrice. Ici, nous avons ce cas étrange, et bien particulier, qu’un poème écrit, à dessein, pour servir de livret à un opéra, et de versification peu soignée, se trouve contenir une grande tragédie. Il y a là de quoi donner à penser. L’explication de cette chose étrange, il faut la chercher dans la puissance poétique propre à la musique.
Wagner dit, dans l’introduction au premier volume de ses œuvres : « On peut voir dans Rienzi, comme pièce musicale de théâtre, le point de départ de mes progrès ultérieurs comme dramaturge compositeur. » En effet, la marque caractéristique de Rienzi, dans l’œuvre entière de Wagner, c’est bien que presque toute « l’expression » y est confiée à la musique. Ses premières expériences scéniques donnaient à croire au maître, à ce moment, qu’il était impossible de garder à la parole toute sa valeur en la mariant à la musique, c’est pourquoi il négligea la diction qu’il avait beaucoup soignée dans ses œuvres antérieures ; l’expression totale n’y perdit point, mais la musique dut s’en charger presque exclusivement. Pour les mots, le poète se borna à une esquisse d’ensemble ; et ce fut dans les sons qu’il voulut mettre ce qu’au fond il avait à dire. Si donc, si jamais une œuvre vivante pouvait se résumer en une formule, nous donnerions comme suit celle de Rienzi : on y voit le poète, revêtu de toute sa puissance créatrice, se résigner cependant à devenir presque purement musicien, et cela en vue de l’expression poétique cherchée.
Mais si l’on veut porter un jugement juste sur Rienzi, spécialement en ce qui concerne le développement artistique de Wagner dans son ensemble, qu’on n’oublie jamais de mettre en regard l’œuvre conçue et exécutée à la même époque, le Hollandais Volant, ou pour me servir de l’appellation française, le Vaisseau Fantôme.
« C’est avec le Vaisseau Fantôme que commence ma carrière de poète et que se termine celle du librettiste d’opéra », dit le maître. Cependant semblable phrase, arrachée à ce qui la précède et la suit, est faite pour égarer, et c’est ce qui est souvent arrivé au sujet de cette phrase même, extraite de la Communication à mes amis. On croit y surprendre, chez Wagner, l’aveu qu’il n’aurait, auparavant, point été poète, mais musicien seulement ; tandis qu’évidemment le mot « poète », doit se prendre ici, dans son sens restreint, par opposition à celui de « librettiste ». En ce qui concerne le texte, Wagner élève, désormais, les prétentions d’un poète ; le texte qui, jusque-là, avait été sacrifié aux exigences de l’opéra et au souci de l’expression musicale, et limité par l’un et les autres, arrive au premier plan. Qu’il ne s’agisse point d’un changement en principe, une chose le prouve assez : c’est que Wagner, après l’achèvement du Vaisseau Fantôme écrivit le plan d’un opéra historique dans le style de Rienzi : La Sarrasine ! Il ne faut donc point concevoir l’incident comme une sorte de métamorphose magique, faisant du « musicien » un « poète » ; bien au contraire, c’est précisément ici que se montre surtout la maîtrise du musicien, parvenu à l’absolue possession de ses moyens. Ce fut l’achèvement du drame musical de Rienzi, cette manifestation grandiose de la force du compositeur, qui amena le poète à se dégager, librement et pleinement, avec et dans le Vaisseau Fantôme. C’est ce que le maître analyse clairement dans un autre passage de sa Communication, où, revenant sur le Hollandais Volant, il dit : « Désormais, dans tous mes ouvrages dramatiques, je fus d’abord poète, pour ne redevenir musicien qu’après le parachèvement du poème. Seulement, j’étais un poète bien certain d’avance de la puissance d’expression de la musique ; j’avais si bien exercé cette faculté que j’étais sûr de mon pouvoir de l’employer à la réalisation de l’intention poétique, et que non seulement je pouvais compter à l’avance sur son secours en jetant les bases de mon dessin poétique, mais que ce dessin lui-même semblait sortir plus naturellement et plus librement de la nécessité créatrice qui était en moi, que si je l’eusse formé en vue de la musique elle-même. Auparavant, il m’avait fallu conquérir la faculté de l’expression musicale, comme on apprend une langue. Celui qui ne possède pas encore complètement une langue étrangère est forcé, dès qu’il s’exprime, de tenir compte, sans cesse, des particularités de cette langue ; pour s’exprimer de façon à être clairement compris, il doit toujours songer aux expressions dont il dispose, et calculer ce qu’il dit, pour s’y adapter… Mais maintenant, je possédais pleinement le langage musical ; il m’était comme une langue maternelle… « On le voit, le contraste frappant entre Rienzi, l’opéra en cinq actes, à la musique pompeuse et « massive » et le Vaisseau Fantôme, « en un acte », sans fioritures, dans sa rude simplicité, n’empêche pas, en définitive, leur étroite parenté !
J’aurai à revenir sur le Vaisseau Fantôme à propos de Tannhäuser et de Lohengrin ; j’ai cru qu’ici il y avait plus d’importance à m’étendre sur ce Rienzi si méconnu qu’on a, d’ailleurs, désigné avec raison comme une borne miliairedans l’histoire de l’art, et à ne signaler que la dépendance que garde le Vaisseau Fantôme, première œuvre du « poète », à l’égard de Rienzi, œuvre le plus exclusivement « musicale » de Wagner. Rienzi est au tournant du développement artistique de ce dernier ; et c’est en le comprenant bien qu’on s’achemine le mieux vers une compréhension, à la fois complète et critique, des œuvres immortelles qui devaient le suivre.
IV. Tannhäuser et Lohengrin
Ces deux œuvres, elles aussi, se trouvent étroitement liées par l’époque de leur conception première. Ce fut aussitôt après l’achèvement du Vaisseau Fantôme, à Paris, dans l’été de 1841, que les figures de Tannhäuser et de Lohengrin commencèrent à se dessiner dans l’imagination poétique du maître. Elles n’étaient pas nouvelles pour lui ; dès l’enfance il les avait connues ; et si, justement alors, elles se levèrent dans le champ de sa vision, et se mêlèrent désormais si intimement à la vie propre de son âme qu’en peu d’années il put les présenter au monde, dans deux impérissables chefs-d’œuvre, comme « des mythes inventés à nouveau sous une forme nouvelle », ce fut là, incontestablement, la manifestation d’un processus intérieur. Dans la partie biographique de ce livre nous avons vu déjà combien le séjour à l’étranger développa, chez Wagner, le désir du sol natal, de tout ce qui est allemand. Ce n’est point le hasard qui mit dans ses mains de vieux livres de légendes, mais bien le même mobile artistique qui lui avait fait choisir le sujet du Vaisseau-Fantôme, et qui le détermina « à se détourner désormais du domaine de l’histoire, pour ne plus choisir ses sujets que dans celui de la légende ». Un fait montre bien le peu de valeur des mobiles extérieurs, pour l’artiste qui cède à l’impulsion créatrice intérieure et fatale ; c’est que Wagner, dont l’étonnante mémoire ne s’affaiblit jamais avec l’âge, dit de son Tannhäuser des choses que nos germanistes ne peuvent expliquer pourtant que par une erreur de sa mémoire. En effet, il dit dans sa Communication, en 1851, que c’est le Volksbuch consacré à la légende de Tannhœuser qui lui donna la première idée de son drame ; or, dans la collection des Volksbuecher, il n’existe point de livre sur Tannhœuser ! Il ajoute : « Mais ce qui m’attira irrésistiblement, ce fut la « connexité, pour éloignée qu’elle fût, que je trouvai entre le Tannhäuser et la Guerre des Chanteurs sur le Wartburg » ; et nulle part, disent les spécialistes, on ne trouve semblable rapprochement ; donc ce trait, si décisif pour la conception que Wagner se fit du Tannhäuser, serait la propre et libre création du maître lui-même. Je ne mentionne cela qu’en passant, pour montrer, par un exemple topique, le peu d’importance qu’ont au fond ces « recherches des sources ». La vraie source de l’œuvre d’art, c’est le cœur de l’artiste ; et les germanistes et les mythologues agiront, certes, sagement, en profitant de ce que Wagner peut leur enseigner ; mais qu’on ne se figure pas que les œuvres d’art aient besoin d’une exégèse scientifique quelconque, ni pour expliquer leur genèse ni pour produire leur plein effet !
Avant même qu’eussent commencé les répétitions de Rienzi, Wagner termina, dans l’été de 1842, le premier projet de son Tannhäuser. Voilà encore un fait intéressant, et qui prouve combien c’était intérieurement que le développement de l’artiste se poursuivait. Nous voyons par là que non seulement Wagner avait parachevé ses quatre premières œuvres scéniques, chacune d’une individualité si grande et si accentuée, toutes se faisant réciproquement contraste, mais encore qu’il avait rédigé le projet complet d’une cinquième, le Tannhäuser, avant de s’être vu représenter et d’avoir ainsi pu « vivre » ne fût-ce que l’une de ses propres œuvres, extérieurement du moins ! Donc, toute l’activité artistique de cette première moitié de sa vie, ce rapprochement graduel d’un but pressenti, mais non encore clairement saisi par sa pensée, tout cela, des Fées jusqu’à Lohengrin, n’est qu’un processus intérieur, qui a pour siège le cerveau et le cœur du grand poète. Et peut-être devons-nous nous féliciter de ce que le destin ait empêché tout contact entre cette impulsion innée et puissante, que rien ne venait altérer, et le monde, tant que l’artiste n’eut pas atteint, avec sa pleine virilité, à la pleine conscience de sa destinée artistique.
Ce contact se produisit enfin : le 20 octobre 1842 eut lieu la première de Rienzi et le 2 janvier 1843 celle du Vaisseau Fantôme ; le 1er février 1843, Wagner était nommé chef d’orchestre Kapellmeister) au Théâtre royal de Dresde ; quelques semaines après, le poème du Tannhäuser était terminé. Les devoirs de son nouvel emploi paraissent avoir entravé, pendant une année, l’élaboration de son drame ; mais en 1844, nous voyons le maître y travailler déjà, et la partition est terminée au printemps de 1845. La première représensentation a lieu le 19 octobre de la même année, trois ans, exactement, après celle de Rienzi. Quelques semaines avant cette première de Tannhäuser, Lohengrin était conçu dans ses lignes générales ; au printemps de 1846, le poème en était terminé, et de l’été de 1846 à celui de 1847, la musique en était composée. Mais c’était seulement en 1861, à Vienne, que Wagner devait voir représenter cette œuvre ; dans l’intervalle, il avait produit Tristan et Iseult, et la moitié de l’Anneau du Nibelung ; donc, ici encore, le développement et ce dernier pas conduisant de l’inconscience à la conscience allaient être tout intérieurs.
L’histoire de la diffusion graduelle de ces deux œuvres, Tannhäuser et Lohengrin, jusqu’à ce que, traduites en bien des langues, elles eussent achevé la conquête du monde entier, cette histoire rentre dans celle de notre siècle, plutôt que dans la biographie de leur auteur, et cela d’autant plus que ces deux opéras, parvenus à une popularité sans exemple, ne doivent point être confondus avec les drames que le maître avait en vue. Celui qui n’a vu Tannhäuser et Lohengrin que sur une scène d’opéra ne les connaît point, ou n’en connaît qu’une contrefaçon. Et en le disant, je n’exprime point une opinion empreinte d’exagération personnelle, je ne fais que répéter les assertions réitérées de Wagner lui-même. Au sujet des premières représentations à Dresde de son Tannhäuser, il avoue que le souvenir l’en fait « frissonner ». D’autres représentations données ailleurs, il dit : « Je crois devoir reconnaître, en toute modestie, que le succès qu’à eu jusqu’ici mon Tannhäuser sur les scènes allemandes ne reposait, que sur le plaisir que pouvaient en donner certains détails lyriques, tandis que je garde, des représentations à moi connues, l’humiliante impression que ce n’était point le Tannhäuser, tel que je l’avais conçu, qu’on y exécutait, mais seulement des fragments épars de ma partition, dans lesquels l’important, le capital, le drame, était laissé dans l’ombre comme un détail insignifiant ». Il écrit à Roeckel que les exécutions de Tannhäuser et de Lohengrin demeurent pour lui « sans aucun intérêt artistique » ; et à Liszt : « En livrant Tannhäuser et Lohengrin aux brocanteurs de théâtre, je les ai répudiés : maudits par moi, ils ne devaient plus que mendier mon pain, me rapporter de l’argent ! » Sans cesse il prie ses amis de ne rien lui faire savoir des représentations de ses œuvres ; le 1er mars 1870, il s’écrie : « N’en rien vouloir apprendre, ni savoir, telle est ma seule attitude à l’égard de l’exécution de mes œuvres ! » Et, en 1878, il écrit, de Bayreuth : « Si ces gens-là, ceux du dehors, s’offusquent des représentations de mes œuvres dans leurs grandes villes, qu’ils sachent au moins que ce n’est, certes, pas pour mon plaisir qu’elles se donnent. » De la diffusion et du succès de ces œuvres, nous ne saurions donc conclure qu’au charme puissant de leur musique, et aussi à cette puissance indicible, mystérieuse, de la beauté harmonique, qui, comme l’œil de Siegfried « se montre et transparaît même à travers l’illusion mensongère ». C’est seulement tout récemment, en 1891, 1892 et 1894, sur la scène des Festspiele, à Bayreuth, qu’ont eu lieu des représentations de Tannhäuser et de Lohengrin, tels que le maître « les avait pensés ». Pour faire comprendre ce point essentiel, que quelques lecteurs pourraient ne pas saisir d’emblée, je citerai l’exemple de ce qui se passa à Zurich. Sur le désir exprimé par la direction théâtrale de cette ville, Wagner y fit exécuter son Vaisseau Fantôme, et voici comment il résume, dans une lettre à Uhlig, l’expérience faite : « La première représentation me montra clairement qu’il fallait abandonner toute illusion en ce qui concerne le drame et me contenter de faire valoir de mon mieux le peu d’opéra qui se mêle au Vaisseau Fantôme ». Un peu plus loin, il reconnaît, d’ailleurs, que cette pièce, « même à titre d’opéra », peut produire quelque effet. Si ce fut là l’expérience personnelle du maître, si lui-même ne put, sur une scène d’opéra, faire comprendre le drame beaucoup plus simple du Vaisseau Fantôme, on peut imaginer ce qu’il dut en être pour Tannhäuser et Lohengrin, sur d’autres théâtres, où l’étude et la mise en scène furent dirigées pardes chefs d’orchestre et des régisseurs qui n’avaient pas la moindre idée des desseins artistiques de Wagner. Ce n’est donc point sur le triomphe de ces œuvres qu’il convient d’insister, mais bien plutôt sur le fait que, comme il le dit. « leur succès ne repose que sur un malentendu », le fait que le monde, à proprement parler, ne connaît pas ces deux puissants drames, mais en a, tout au plus, quelque pressentiment. On entend dire, aujourd’hui encore, ce qu’on a tant dit autrefois : « Je vais jusqu’à Lohengrin, mais pas plus loin ». C’est là pure illusion d’âmes innocentes. Celui qui le dit ne va, quoiqu’il en ait, pas même jusqu’aux Fées, qui sait ? peut-être pas même jusqu’à la Pastorale ! C’est un homme infecté du virus opératique, qui se grise de mélodies, sous quelque étiquette qu’on les lui offre ; pour lui, Lohengrin, mutilé, défiguré est justement ce qui convient à son niveau. Mais ce qu’est le drame élevé, le vrai Lohengrin, l’œuvre dramatique, cette création éternellement jeune de l’esprit humain, faite d’impérissable beauté, de cela il n’a pas la moindre, la plus confuse notion.
J’ai encore une remarque à faire au sujet de l’énorme popularité de Tannhäuser et de Lohengrin. La génération actuelle se figure que ce ne furent que les œuvres ultérieures de Wagner, et non les premières, qui suscitèrent tant d’opposition. C’est plutôt le contraire qui est vrai. Auprès du public non prévenu, sans doute, chaque œuvre bien exécutée a éveillé un enthousiasme immédiat, Tristan comme Tannhäuser, les Maîtres Chanteurs comme Lohengrin ; mais, contre la critique, contre les jugements des musiciens de profession, Tannhäuser et Lohengrin ont eu à lutter plus longtemps et avec plus d’acharnement que les œuvres de la seconde période. Même Rienzi, un opéra pourtant, eut sa part de lutte et de déboires ; quand, en 1847, on le donna à Berlin, la Nouvelle Revue musicale en disait, en constatant l’éclatant succès obtenu : « Toutefois il est peu probable que le nouvel opéra se maintienne longtemps au répertoire, car la critique est entrée en campagne contre lui ». Et veut-on savoir comment elle « entrait en campagne ? » Le Signal, en novembre 1847, osait dire : « Il faut des gendarmes pour pousser les gens à entrer à l’Opéra, afin que Rienzi ne se donne pas devant des bancs vides. On a déjà formé le projet, d’y conduire en masse les prisonniers polonais… Mieroslawski a pâli d’effroi, quand on l’a menacé de lui extorquer un aveu sur ce chevalet d’un nouveau genre. De cette façon, Rienzi servirait au moins à quelque chose… » Et voilà quel devait être, pendant trente ans, le ton adopté par la presse à l’égard d’un Wagner ! Le célèbre théoricien musical, Moritz Hauptmann, donnait ainsi son verdict sur l’ouverture de Tannhäuser : « Je la tiens pour un produit avorté, maladroitement conçu… horrible, inconcevable, gauche, long et ennuyeux… L’homme qui peut faire et exhiber pareille chose, me paraît avoir une vocation artistique des plus douteuses ». Encore en 1870, la même « autorité » traitait les œuvres scéniques de Wagner de « riens artistiques » et de « radotage absurde, macédoine insensée de métrique et d’harmonie ». Et sur Lohengrin, où Liszt, voyait « une merveille unique et indivisible… l’œuvre d’art la plus haute et la plus parfaite », toute la presse berlinoise, en 1866, vingt ans après son achèvement, se permettait des appréciations comme celles-ci : La musique de Lohengrin est : « l’amorphie érigée en principe… un vagissement confus et froid qui glace les sens et le cœur… un abîme d’ennui… vide de mélodie. Il faut que tout ce qu’il y a, dans l’art, de noble et de digne réagisse contre pareille caricature de ce qui fait l’essence de la musique », etc.
Malgré la foule qui y courait, un critique disait : « Il ne s’est trouvé un grand nombre d’admirateurs, ni pour les complications mystiques de l’action, ni pour l’enfantin langage que bégaie cette musique[60] ». Pendant trente ans et plus, nous retrouvons les mêmes ironies comme stéréotypées : « Un petit noyau d’élus est seul capable de découvrir et d’apprécier toutes les beautés si vantées de l’œuvre. » Tout d’abord, ce cliché apparaît dans la Nouvelle Revue musicale de 1846, et se rapporte, alors, à Tannhäuser ! Enfin, la critique, pour celui-ci, dut rendre les armes ; alors, autre chanson : « L’indiscutable faveur qu’on accorde à Tannhäuser… se reporte, en une certaine mesure, sur Lohengrin… bien que… etc. ». Puis, la critique est forcée de reconnaître, dans Lohengrin aussi, « un chef-d’œuvre génial », mais il a fallu, en moyenne, un quart de siècle aux grands journaux allemands pour en arriver là ! Mais Tristan ! ici, il y avait, décidément, aberration. Plus tard, Tristan est sacré chef-d’œuvre, mais c’est l’Anneau, à son tour, qui est un monstre. Et ainsi de suite.
Si je mentionne toutes ces misères, c’est pour bien montrer que l’opposition contre Wagner n’est jamais venue du côté du public, mais toujours de la critique et des « cercles artistiques » dirigeants ; la disposition hostile à Wagner, qu’on trouve dès lors chez tant de gens cultivés, les assertions stupides qui ont cours, encore aujourd’hui, sur ses œuvres et sur sa personne, tout cela n’est, exclusivement, que le fruit de cette guerre de plume. Mais il importe de savoir que, tandis que la lutte contre Lohengrin avait duré près de vingtcinq ans, Tristan, dix ans après les outrages qui accueillirent son apparition, était devenu « l’opéra favori » des Munichois ; que l’Anneau du Nibelung, cinq ans après sa première représentation, promenait ses triomphes, non seulement sur toutes les grandes scènes d’Allemagne, mais presque dans l’Europe entière ; et qu’enfin, dès le début, Parsifal voyait accourir à Bayreuth des spectateurs de toutes les parties du monde. Qu’on ne croie donc plus à la légende d’un succès plus facile pour les premières œuvres !
Cette légende a un corollaire qui ne vaut pas mieux qu’elle : c’est que Wagner, jusqu’à Lohengrin, aurait écrit de fort beaux opéras, mais qu’après son exil, il se serait perdu dans de « nébuleuses théories » sur une « œuvre d’art intégrale » ; qu’il aurait été, tout à coup, saisi d’une sorte de rage réformatrice, etc., etc. Tout cela, n’est que des mots ; il n’y a pas une solution de continuité, pas un bond, pas une déviation subite dans le développement artistique de Wagner. Nous avons vu comment, dans ses premières œuvres, obéissant à son instinct, au désir d’exprimer complètement ce que, comme poète, il se sentait poussé à dire, comment, pas à pas, il se rapprocha du but : il n’y a pas deux de ses œuvres qui soient semblables l’une à l’autre, et chacune est un anneau d’une chaîne continue. Avec Tannhäuser et Lohengrin, ce développement a complété son cycle : « Ce ne fut qu’après avoir achevé Tannhäuser et enfin aussi Lohengrin que je me rendis clairement compte de ma direction propre, suivie jusque-là d’instinct seulement », dit Wagner dans sa lettre à Liszt du 22 mai 1851. Et tout ce développement, encore qu’instinctif et fait d’une série d’expériences personnelles, s’est déroulé conformément aux lois d’une logique rigoureuse ; je ne sache pas où s’en trouverait un plus frappant exemple dans toute l’histoire de l’art. Et l’on ne peut, me semble-t-il, expliquer ce phénomène que par l’extraordinaire énergie du caractère de Wagner, qui l’isolait en quelque sorte du monde et l’entourait d’une atmosphère faite de sa propre activité et de ses espérances. Mais il n’y a pas non plus de changement de direction, quand on passe de Lohengrin aux grandes œuvres de la seconde moitié de sa vie ; seulement, le maître « s’est rendu clairement compte », non pas d’un idéal nouveau, non pas d’une nouvelle espèce d’art à atteindre, mais bien de ce à quoi il est parvenu déjà. Cette « tendance », prétendue ultérieure, c’était la voie où il s’était engagé avec la tragédie de ses années de collège, avec la Pastorale qui lui avait succédé. Mais c’est maintenant que, pour la première fois, Lohengrin achevé, il embrasse du regard le chemin parcouru ; il se comprend enfin lui-même, et par là, se rend maître de cette nécessité intérieure à laquelle il lui faut, sans doute, encore céder, mais par laquelle il ne se laisse plus conduire aveuglément, et à laquelle, d’un geste souverain, il montrera désormais la route. Il serait plus qu’étrange que nous consentissions à admirer d’autant plus les œuvres de la première moitié de sa vie, qu’elles se rapprochent davantage de la maîtrise consciente et libre, pour déprécier ensuite les œuvres parfaites de sa maturité ! Mais tout aussi singulière est cette opinion, aujourd’hui assez répandue, surtout en France, qui n’accorderait aux œuvres antérieures à Tristan qu’une valeur purement historique ; c’est là un dogmatisme étroit et anti-artistique. Wagner dit quelque part qu’il est plus facile de bien représenter les Maîtres Chanteurs que le Tannhäuser : peut-être est-il aussi plus aisé de ressentir pleinement les beautés de ses dernières œuvres que de ses œuvres de début, Rienzi et le Vaisseau-Fantôme. En effet, celles-ci, comme le bouton qui ne s’est point encore épanoui, contiennent bien des beautés cachées, encore en germe. Mais avec Tannhäuser et Lohengrin, l’heure de la pleine floraison a sonné ; et ce sont précisément ces deux œuvres qui unissent le charme inconscient de la jeunesse à la beauté réfléchie et sûre d’elle-même.
Avec Tannhäuser et Lohengrin, d’autre part, nous posons le pied sur un terrain littéraire qui a été fouillé dans tous les sens. Tous les écrivains wagnériens de la première heure, Liszt, Mueller, Pohl, ont écrit des brochures sur Tannhäuser’. De 1849 jusqu’à aujourd’hui, les commentaires que ce soit au point de vue mythique, historique, musical ou poétique, n’ont pas cessé de paraître. C’est là un fait digne d’attention ; car si, sur la masse, il y a bien des non-valeurs, il y a eu pourtant, de Liszt jusqu’à Ferdinand Pfohl, bien des choses, aussi belles que profondes, dites sur Tannhäuser. On peut en dire autant de Lohengrin.
Je n’ai pas, ici, à m’occuper plus au long de ces essais exégétiques ; aussi me contenterai-je, en ce qui concerne Tannhäuser et Lohengrin, de renvoyer le lecteur à ce que Liszt a eu à en dire[61]. Mais ce qui est d’une bien autre importance, c’est ce que Wagner a dit de l’origine de ces œuvres dans sa Communication à mes amis. Là il rattache l’élément purement artistique aux expériences les plus intimes de son âme et y déroule un tableau de sa propre genèse, tel que lui seul pouvait le faire ; je ne gâterai pas ces belles pages, les plus belles peut-être qui soient sorties de sa plume, en les effeuillant, mais j’y renvoie le lecteur. Il ne me reste qu’à ajouter quelques mots sur la signification de Tannhäuser et de Lohengrin dans l’ensemble du développement du maître.
Peu de temps après avoir terminé Lohengrin, il écrivait : « C’est comme musicien que je suis entré dans la voie qui est la mienne, c’est en vue de la richesse inépuisable de la musique, mon point de départ, que je veux le drame, qui est l’œuvre d’art complète. » Dans un passage sur le Vaisseau Fantôme, que je citais plus haut, il disait au contraire : « J’étais un poète, qui, d’avance, se savait sûr de sa faculté d’expression musicale pour la réalisation de sa conception poétique. » Il n’y a pas à s’y tromper, le musicien et le poète sont une seule et même personne : mais le musicien reste au premier plan, et dans la même lettre, le maître explique pourquoi : « Du moment où, de notre temps, les héros de la musique absolue, c’est-à-dire de la musique isolée de l’art poétique proprement dit, du moment où Beethoven, après eux et avec eux, ont élevé la valeur expressive de cet art (grâce surtout à l’orchestre), à un degré de puissance artistique tout nouveau, autrefois à peine soupçonné, même par Gluck, l’influence de la musique sur le drame devient forcément de première importance, puisqu’elle peut, naturellement, tabler sur le déploiement de sa propre richesse. Donc, le drame lui-même peut et doit s’élargir pour contenir toute l’expression possible, et la tâche de lui découvrir et de mettre en valeur cette faculté du drame, correspondant aux possibilités infinies de l’expression musicale, c’est le musicien seul, qui, selon moi, est capable de la remplir.» Dans ces mots : « Le drame peut el doit s’élargir pour contenir toute l’expression possible », est précisément définie la signification de cette dernière période du développement de Richard Wagner.
C’était tout naïvement, c’est-à-dire en artiste, que Wagner était parti d’une forme donnée, de l’opéra ; les débuts de son développement, comme son activité créatrice, tant en poésie qu’en musique, nous ont fait voir qu’au fond c’étaient des drames, de vrais drames, qu’il voulait créer ; seulement, il avait pris ce qui se présentait à lui, la forme conventionnelle de l’opéra traditionnel, avec ses ariettes, ses cavatines, ses ritournelles, ses duos, ses trios, et ses chœurs au début et à la conclusion de chaque acte. Mais cela faisait violence à son besoin de création poétique, d’intime fusion de la pensée et du sentiment. Le poète se voyait borné de toute part ; pis que cela, il se voyait poussé dans une voie dangereuse pour « le déploiement de la richesse musicale ». La musique, en effet, ne peut rien exprimer de spécial, d’accidentel, et d’extérieur ; rien que ce qui est de l’âme, ce qui est intérieur. Pour que la poésie, écrite ou parlée, puisse répondre à l’impérieux instinct musical, à ce « déploiement de richesse », l’action ne doit pas se compliquer, s’amplifier, mais au contraire, se simplifier, et par là, s’approfondir. C’est ici, sûrement, dans les profondeurs les plus secrètes de l’âme que s’ouvre, pour le dramaturge, mais « seulement s’il est musicien », un domaine dramatique immense et tout nouveau ; par contre, les cortèges pompeux, les scènes à sensation, qui, empruntées au mélodrame et exagérées jusqu’à l’extrême, sont devenus les incidentes habituels de l’opéra, ne sont point une matière convenable pour le déploiement de la musique. Après l’audition de Rienzi, le vieux Spontini s’écria : « C’est un homme de génie, mais déjà il a plus fait qu’il ne peut faire. » Critique frappante, certes, parce qu’ici « l’homme de génie » demandait, en effet, à la musique, en tant que moyen d’expression, un geste, dont, isolée, elle n’est point capable ; il avait cru pouvoir lui confier à elle seule le pouvoir expressif du drame tout entier. À ce point de vue, sans doute, et jusqu’à Rienzi, on peut dire que le développement avait pris une direction fausse ; mais en revanche, nous l’avons vu, l’expérience de l’artiste s’en était enrichie. Wagner n’avait pas seulement pu constater que la voie suivie était erronée, mais cette digression lui avait rendu le service très positif de faire mûrir jusqu’à la complète maîtrise sa possession de l’expression musicale. Et cette maîtrise, ainsi acquise, lui donna désormais le pouvoir « d’élargir le drame », et de « découvrir et de mettre en valeur cette faculté du drame qui correspond aux possibilités infinies de l’expression musicale ». Ce fut seulement quand Wagner fut devenu un parfait musicien, qu’il put vouloir « l’œuvre d’art la plus haute », le drame, avec chance de succès ; car le drame parfait, seul un musicien peut rêver de le faire.
Aussi me paraît-il que ce n’est pas nous livrer à une systématisation artificielle, que de considérer les trois œuvres qui suivirent Rienzi : le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin, comme celles où cette « faculté d’élargissement du drame » fut découverte par le maître, d’une façon à demi inconsciente encore. Et si nous faisons abstraction de la valeur propre de chacune de ces œuvres, puisqu’après tout cette valeur artistique doit s’estimer absolument et en elle-même, alors c’est bien cet élargissement graduel du drame qui me paraît marquer leur signification dans le développement général du maître.
Nous pourrions en appeler à Wagner lui-même, pour démontrer que Tannhäuser est en progrès évident sur le Vaisseau Fantôme, comme Lohengrin sur Tannhäuser ; mais je ne voudrais pas attribuer trop de poids à cette considération. Cependant, le perfectionnement tout formel, l’éloignement graduel de la formule opératique traditionnelle vers la forme nouvelle, libre, dépendant toujours de sujet seul, forme qui est celle du drame nouveau, tout cela est trop frappant pour qu’on le puisse nier. « La connaissance involontaire des traditions de l’opéra, » dit Wagner, « m’a tellement influencé dans mon Hollandais Volant, que tout observateur attentif reconnaîtra combien souvent elle m’a déterminé pour l’arrangement de mes scènes ; ce ne fut que graduellement, avec le Tannhäuser, plus nettement encore avec Lohengrin, au fur et à mesure que mon expérience de la nature de mes sujets, et de la forme d’expression qui leur était nécessaire, s’enrichissait et se précisait, que je finis par me soustraire entièrement à ces influences toutes formelles, et que j’en arrivai à conditionner et à arrêter la forme de la représentation, en me basant uniquement sur les exigences et le caractère particulier du sujet lui-même ». Et cette forme se divise tout naturellement en deux : le poème et la musique.
Rien n’est plus clair que la manière dont le poème s’écarta peu à peu de la forme routinière du livret d’opéra. Dans le premier manuscrit du Vaisseau Fantôme, daté de Meudon, du 18 au 28 mai 1841[62], qui est presque littéralement identique à la version définitive[63], ce n’est pas seulement la division en scènes, extérieure, visible, qui est conservée : mais les trois scènes du premier acte, par exemple, sont intitulées : « Introduction », « ariette », « scène, duo et chœur » : la finale du second acte est intitulée « Scène, duo et trio ». Quelque librement que le maître s’y meuve entre les bornes qu’il vient de planter lui-même, ces titres trahissent, cependant, une certaine gêne. C’est encore par un vieux préjugé d’opéra que les trois actes commencent par un chœur ; après le Vaisseau Fantôme, Wagner n’a presque plus jamais commencé d’acte par un chœur. Mais de bien plus grande signification est, dans le Vaisseau Fantôme, un autre caractère signalé par Wagner lui-même comme une cause d’embarras. Deux qualités sont à la base d’un bon drame : la détermination précise et absolue du sujet, et son exposition complète : il faut, et le voir nettement, et le traiter à fond. Or, Wagner pense que dans le Vaisseau Fantôme, il y a encore « mainte indécision, noyant, souvent encore, l’enchaînement des situations »…, que « tout y est dessiné en contours trop étendus, vagues », etc. Plus d’un trouvera ce jugement bien sévère : en tout cas, le motif principal : la rédemption du pécheur par l’amour d’une vierge, « fidèle jusque dans la mort », ressort avec un indiscutable relief. En revanche, on ne saurait nier que ce motif dramatique si puissant n’y est point épuisé. Le poète ne savait point encore ce qu’il vit plus clairement plus tard : que la coopération de la musique peut « agrandir le souffle poétique jusqu’à une mesure inespérée ». Le Vaisseau Fantôme est bien de la vraie, de la profonde poésie, c’est un drame dans toute l’acception du terme. Et cependant, le tout n’est qu’une esquisse, car le propre du drame nouveau, c’est de pouvoir représenter entièrement, complètement, en les épuisant, les mouvements de l’âme en son tréfonds, tout le contenu artistique des « âmes » ; et ce n’est point encore le cas dans le Vaisseau Fantôme. L’homme intérieur, et la musique avec lui, ici, sont en effet trop abrégés, trop sommairement traités, les formes que crée le poète sont intrinsèquement vraies, mais non assez développées, assez fouillées. C’est que le poète ne s’était qu’à moitié dégagé des langes de l’opéra et n’osait point encore se mouvoir librement sur son propre terrain. La faculté pour le drame de s’adapter à « la richesse de l’expression musicale », son « élargissement » nécessaire, s’il les pressentait, il ne les voyait point clairement encore.
Pour la compréhension critique des poèmes de Tannhäuser et de Lohengrin dans leur signification comme degrés de développement conduisant au drame nouveau, il faut donc, avant tout, bien saisir les beautés et les lacunes que je viens de signaler dans le Vaisseau Fantôme. Cela suffit et rend inutile la dissection analytique de ces œuvres merveilleuses. Nous y voyons le poète s’éloigner toujours davantage de la formule de l’opéra, en se rapprochant toujours davantage aussi, et par là même, de la forme artistique parfaite du drame qui a gardé son nom, du drame wagnérien proprement dit. Cette forme a pour principe de « concentrer la force de la représentation en quelques moments du développement, tous importants et décisifs ; mais, dans ces quelques scènes, dans chacune desquelles un sentiment décisif doit être mis en pleine valeur, le poète, pour l’exécution, a le droit de s’arrêter pendant un temps qui soit suffisant pour épuiser le sujet particulier de cette scène ». Quelques moments essentiels, et que le drame épuise à fond : ce principe s’impose avec une autorité grandissante dans les trois œuvres citées. La réduction à un petit nombre de moments, dans le Vaisseau Fantôme, frappe d’autant plus que Rienzi, trop riche, l’avait immédiatement précédé ; par contre, il lui manque l’épuisement du sujet. Dans le Tannhäuser, d’autre part, nous trouvons de bien plus nombreux moments dramatiques ; mais, dans le second et le troisième actes, ils sont traités à fond, complètement, et avec eux l’action intérieure atteint à une plénitude à laquelle le maître, jusque-là, ne s’était point encore élevé[64]. L’éloignement progressif de la formule d’opéra est évident. Dans toute l’œuvre, il n’existe qu’un seul duo ; les chœurs ont une haute signification dramatique et ne se présentent jamais sans motif, comme par exemple le chœur des fileuses dans le Vaisseau Fantôme… Dans Lohengrin, on serait porté, tout d’abord, à constater un recul, étant donné le nombre des grands chœurs ; mais, à Bayreuth, l’impression est tout autre ; on y comprend l’intention dramatique de ces chœurs. Et si nous dirigeons notre attention sur l’ensemble, il nous faut avouer qu’un vrai miracle s’est produit : c’est qu’une action surchargée de bien plus de motifs accessoires que Wagner, plus tard, n’en eût toléré, je veux dire une action qui, par sa seule conception, conditionne une très riche réalisation « opératique », se trouve ici réduite à quelques moments, si peu nombreux et si plastiquement distincts, qu’un enfant même les saisirait sans peine. Des juges des plus compétents ont pu dire qu’il n’y a pas au monde d’exposition aussi claire que le premier acte de Lohengrin ! Lohengrin, donc, nous présente un drame qui s’avoisine encore à l’histoire et participe quelque peu de sa masse, mais réduit à ses motifs les plus simples, les plus exclusivement humains, motifs traités jusqu’à leur épuisement presque complet. Et nous voyons comment, dans ces trois œuvres, le Vaisseau Fantôme, puis Tannhäuser et Lohengrin, le musicien affirme, construit et développe, avec une sûreté grandissante, cette « faculté du drame qui correspond à l’expression musicale ».
Lorsque l’on considère plus spécialement la composition musicale, on note une progression analogue, à partir du Vaisseau Fantôme ; et c’est là une nécessité, puisque le musicien et le poète, pressés du même besoin, du même ardent désir d’expression, ne faisaient qu’un. Wagner nous disait plus haut : « C’est avec le Hollandais Volant que commença ma carrière de musicien dramaturge et que je dis adieu, pour toujours, à celle de librettiste d’opéras. » Dans les deux assertions il y a quelque chose de trop absolu, qu’il ne faut accepter qu’avec certaines réserves, car Wagner fut poète dès le début, et dès le début il tendit à donner à sa musique la forme de l’unité, la forme symphonique. Mais ce n’était point encore la trame symphonique s’étendant sur tout le drame, pour en constituer l’unité extérieure, tout en communiquant immédiatement au sentiment l’unité intérieure. Au sujet de cette maturation dont je viens de parler, je puis citer les propres paroles du maître : « Même à ce procédé, jamais employé auparavant dans son extension corrélative au drame tout entier, je ne suis pas arrivé par la réllexion, mais seulement grâce à l’expérience pratique, conduit par la nature même de mon intention artistique. Je me souviens d’avoir, avant même de m’être mis vraiment à l’œuvre du Vaisseau Fantôme, composé d’abord la ballade de Senta, dans le deuxième acte, en vers et en musique ; c’est dans ce morceau que je fixai inconsciemment le germe thématique de tout l’opéra : c’était l’image condensée du drame entier, tel qu’il apparaissait à mon âme ; et quand il me fallut trouver un titre pour mon travail, une fois terminé, je fus tenté de l’appeler « ballade dramatique ». Lorsqu’enfin je procédai à la composition musicale de l’œuvre entière, l’image thématique reçue en moi s’étendit malgré moi sur tout le drame, le recouvrant ainsi qu’une trame demi-transparente ; je n’avais plus, sans que ma volonté y fût pour rien, qu’à développer plus avant les germes thématiques que contenait la ballade dans leurs directions propres, et tous les principaux moments de l’œuvre m’apparaissaient d’eux-mêmes en formes thématiques distinctes. Ilm’eût fallu, par contre, m’entêter arbitrairement, pour agir en compositeur d’opéra et pour trouver des motifs différents et nouveaux pour les diverses scènes où tel ou tel sentiment se retrouve, afin d’exprimer ce dernier ; mais je n’en éprouvai pas la moindre envie, voulant arriver à exprimer mon sujet le mieux qui fût possible, et non point à produire un conglomérat d’airs d’opéra. Pour Tannhäuser, je procédai de même, aussi pour Lohengrin ; seulement, là, je n’avais pas d’avance un fragment musical terminé comme la ballade de Senta ; mais seulement, une image, sur laquelle se concentraient les rayons thématiques, image qui faisait naître d’elle-même les scènes et leur enchaînement organique, et se transformait au fur et à mesure que cela devenait nécessaire à l’intelligence des situations. En outre, ma manière de procéder revêtit, surtout dans Lohengrin, une forme plus distinctement artistique, grâce aux transformations de la matière thématique selon le caractère des situations ; de là, dans la musique, une variété bien plus grande que cela n’avait été le cas pour le Vaisseau-Fantôme, où la récurrence du thème n’a souvent d’autre caractère que celui d’une réminiscence (dans le sens où cela était déjà arrivé, avant moi, chez d’autres compositeurs). »
Mais pour ce qui concerne plus spécialement ces questions de technique musicale, je ne saurais mieux faire que de renvoyer le lecteur aux écrits de Wagner[65], et, pour ce qui est spécialement de Tannhäuser et de Lohengrin, au livre déjà cité de Franz Liszt, dans lequel même un profane peut trouver des renseignements, parfaitement clairs et compréhensibles. Je veux répéter encore, seulement, que ces diverses innovations si radicales devaient conduire Wagner à un perfectionnement formel toujours plus grand des créations musicales, car une forme est d’autant plus parfaite, qu’elle doit moins à l’arbitraire de l’artiste créateur, et qu’elle se dégage, avec une nécessité plus grande, du sujet même, comme la seule représentation qui y réponde. Dans l’opéra, l’arbitraire est presque illimité ; sa loi est celle du bon plaisir. La forme opératique était un cadre, un cadre fait de conventions données, mais elle ne fut jamais une forme artistique. Cette forme, Wagner dut l’inventer de toutes pièces. On l’appelle un « réformateur de l’opéra ! » Impossible d’imaginer étiquette plus erronée pour l’homme qui, dès ses jeunes années, proclamait que « ce n’est que par un renversement complet des procédés d’opéra, qu’on arrivera à faire ce qu’il y a à faire ». D’autre part, déjà avec Lohengrin, il avait poussé sa forme propre, nouvelle, jamais pressentie par l’opéra, jusqu’à un tel point de perfection, que Liszt pouvait écrire : « Le caractère propre de la musique de cet opéra est une telle unité de conception et de style, qu’on n’y trouverait pas une phrase mélodique, moins encore un morceau d’ensemble, en un mot, pas un passage, qui puisse pleinement se comprendre dans son originalité et dans son vrai sens, si on l’abstrait de l’œuvre entière. Tout est lié, enchaîné, dans une progression continue. Tout est uni étroitement au sujet et ne saurait s’en séparer. » Mais, plus les œuvres de Wagner gagnaient en unité, plus leur forme se rapprochait de la perfection, et plus les musiciens criaient à l’arbitraire, au manque de forme, à l’iconoclastie, etc. J’ai déjà cité cette grotesque et monstrueuse absurdité : la musique de Lohengrin taxée d’« amorphie érigée en principe ! » Et ces critiques ne voulaient ni ne pouvaient comprendre que, chez Wagner, c’est la loi qui règne, tandis que, dans la musique absolue, ce n’est que la tyrannie de l’arbitraire ! Il va de soi que des gens qui s’obstinaient à faire du drame un simple accessoire, ne pouvaient reconnaître que, chez Wagner, chaque modulation, non seulement se justifie dramatiquement, mais encore est dramatiquement nécessaire… Si, toutefois, je reviens sur tant d’inintelligence et d’aveuglement, c’est afin de faire remarquer au lecteur que rien n’est plus admirable, chez Wagner, que précisément la perfection de la forme. Mais il est dans l’essence des choses que cette perfection doive se manifester surtout dans la composition musicale. Wagner est peut-être le seul qui puisse être mentionné comme un esprit apparenté à Sébastien Bach, parce que, chez ces deux hommes, on rencontre la même fabuleuse audace, poussée jusqu’à la rudesse, dans l’emploi de l’expression musicale, et en même temps un fini technique, se montrant dans les moindres détails, dans ceux le moins importants en apparence, si bien que leurs partitions nous font plutôt l’effet de merveilles de la nature, que de productions du cerveau humain. On a presque l’illusion que l’élément de la volonté personnelle en est absolument absent.
Donc, au point de vue purement biographique, on peut considérer Tannhäuser et Lohengrin comme les œuvres où la «nouvelle direction», prise avec le Vaisseau Fantôme, la direction dans le sens du « drame élargi », s’est affirmée dans l’expression poétique et musicale jusqu’à son haut point de développement. Ici, comme pour les Fées, le musicien devançait quelque peu le poète. Dans le chapitre suivant, je montrerai comment ce ne fut qu’après avoir terminé son Lohengrin que le maître fut, enfin, entièrement fixé sur le choix et le traitement des sujets poétiques dans le drame musical. Ce dernier pas du poète vers la création consciente d’une forme dramatique nouvelle, il ne pût le franchir qu’après que le musicien eût conquis la maîtrise définitive : c’est Lohengrin qui la lui donna.
II
LES QUATRE GRANDS PROJETS
En août 1847, le maître a terminé Lohengrin. Même alors, il n’a point encore conscience de s’être séparé de la forme vieillie de l’opéra et d’avoir créé une forme nouvelle du drame. C’est pendant la composition du troisième acte qu’il écrit à un ami : « Mes travaux présents et à venir n’ont d’autre but que de chercher si l’opéra est vraiment un genre possible. » Et, pourtant, cette phrase le montre, le doute avait déjà germé en lui, et les derniers mots de cette phrase ne sauraient s’interpréter qu’en ces termes plus précis : « Si l’œuvre que je rêve et à laquelle je tends, est possible dans les limites du cadre de l’opéra. » Et Lohengrin, une fois terminé, paraît l’avoir grandement confirmé dans le doute ; car c’est d’alors que date une période de transition qui s’étend sur plusieurs années. Non que l’énergie créatrice sommeille ; au contraire, plus que jamais, elle presse Wagner ; mais sa manière de se manifester, comme si elle eût jeté la sonde dans toutes les directions, témoigne d’une fermentation intérieure extraordinaire. « Avec Lohengrin, le vieux monde de l’opéra s’écroule ; l’esprit flotte sur les eaux, et la lumière est enfin ! » Voilà ce que disait Liszt en 1858 ; oui, la lumière s’était faite, et ses rayons ne pouvaient échapper à un esprit doué d’une vue aussi claire que l’était celui de Liszt ; mais ce qu’il faut reconnaître, c’est que le jour n’avait pas éclaté tout d’un coup. Jusqu’à ce que le maître eût pris la résolution finale de se détourner de l’opéra, jusqu’à ce qu’il eût pleine concience des conditions fondamentales de l’œuvre d’art nouvelle, il continua, même après Lohengrin, à tâter le terrain, à chercher « si l’opéra était vraiment une possibilité », et, par l’allure fiévreuse de ces tentatives, on peut se figurer le désespoir de l’artiste, qui, chaque jour davantage, reconnaissait que son œuvre en tant qu’opéra n’était point possible, et que cependant, il ne saurait se passer de la coopération de la musique, de tout cet appareil, en un mot, qui ne convenait alors que sur la scène d’opéra. Pour le poète dramaturge, ce fut bien la crise de sa vie.
Dans cette seule année 1848, alors qu’il rédigeait son projet complet d’organisation d’un théâtre national allemand et qu’il se préoccupait de questions politiques et leur prêtait le secours de son éloquence, nous le voyons engagé dans au moins quatre projets dramatiques, chacun d’inspiration distincte : Frédéric Barberousse, la Mort de Siegfried, Jésus de Nazareth, Wieland le Forgeron.
Frédéric Barberousse était conçu comme un grand drame historique, « devant représenter, en cinq actes, la carrière de Frédéric, depuis la diète de Roncaglia jusqu’au jour, où, croisé, il partit pour la terre sainte ». Ce projet n’a pas été inséré dans les Œuvres complètes ; seul, le résidu des nombreuses études historiques auxquelles il avait poussé le maître nous a été conservé dans l’écrit : Les Wibelungen ou l’Histoire universelle tirée de la légende. La Mort de Siegfried est un grand drame mythologique, fragment d’un essai qui devait embrasser tout le mythe des Nibelungen. « Avant d’écrire la Mort de Siegfried », disait plus tard Wagner à Uhlig, « j’esquissai le mythe entier, dans son ensemble grandiose ». Le lecteur trouvera, dans le second volume des Œuvres complètes, et le texte complet de ce « grand opéra héroïque[66] », et aussi l’esquisse d’une dramatisation de l’ensemble du mythe, à partir du vol de l’Or du Rhin. Jésus de Nazareth[67] se présente sous la forme d’une esquisse en prose, assez détaillée, ou plutôt d’une suite de développements qui revêtent-moins la forme de fragments dramatiques, que celle de dissertations étendues sur tous les problèmes agités dans la pièce, par exemple, sur l’amour, sur la loi et le péché, sur la signification de la mort, sur le divin dans l’homme, et ainsi de suite ; enfin, de nombreuses citations, empruntées à la Bible, et copiées de la propre main du maître, témoignent, de sa part, d’une étude approfondie des Saintes Écritures. On le voit, il s’agit ici, très clairement, d’un drame philosophique et religieux. Essentiellement différent est, à son tour, Wieland le Forgeron, œuvre qui ne prit qu’en 1849 une forme plus définie, et dont le projet ne se trouva achevé qu’en 1850. Il ne s’agit plus ici d’un mythe de vaste envergure, comme dans la Mort de Siegfried, mais d’un de ces épisodes légendaires, dans lesquels le fonds symbolique, comme dans le Vaisseau Fantôme, le Tannhäuser et le Lohengrin, n’ôte rien à une individualisation nettement accusée.
Voilà donc l’imagination du maître hantée, tout à la fois, d’un drame historique, d’un drame mythologique, d’un drame philosophique, et d’un drame romantique ! Et d’autres projets encore, semble-t-il, l’agitaient, qui n’arrivèrent pas au point de maturité de l’esquisse écrite : particulièrement un Achille, donc un drame classique ; en outre, des sujets comiques. On touche ainsi du doigt combien peu Wagner se laissait conduire par une théorie. D’un théoricien à lui, il y a toute la distance qui sépare, d’un professeur de géographie, un explorateur. Wagner, lui, cherchait, cherchait encore, jusqu’à ce qu’il eût trouvé. Sans doute, lorsqu’en effet il eût trouvé, lorsqu’à la riche expérience qu’il avait acquise dans le commerce des grands dramaturges et des maîtres de la musique, ainsi que dans sa propre activité créatrice, fut venue s’ajouter l’expérience nouvelle, résultat nécessaire de tant de projets caressés et arrêtés dans leur élaboration intérieure, alors il sentit le besoin de parvenir à une clarté logique complète. « Ne déprécions pas trop la force de la réflexion », écrit-il en 1847 ; « l’œuvre d’art produit de l’inconscience, appartient à des périodes déjà loin de nous : l’œuvre d’art de la plus haute période de culture doit se produire en pleine conscience… » Et bien que l’artiste ait dû rejeter, l’un après l’autre, tous ces projets dramatiques, il ne perdit pas courage ; mais il ne pouvait pas abandonner son activité d’artiste à un hasard aveugle ; il se ressaisit presque violemment et dirigea « la force de son esprit réfléchi sur les fruits si abondants de la plénitude de son énergie créatrice. » Ce fut dès 1849-1850 que parut la brillante série de ses écrits artistiques, depuis l’Art et la Révolution jusqu’à Communication à mes amis. Le résultat capital de cette activité littéraire, pour la vie propre du maître, ce ne fut pas, il l’a dit, l’effet produit au dehors, mais bien le fait que devint parfaitement par là « il se clair à lui-même ». On voit ici quelle étroite solidarité il y a entre les projets dramatiques de cette crise de sa vie et les écrits contemporains de cette crise. « Mes travaux littéraires, écrit Wagner à Rœckel, étaient les témoignages des liens dans lesquels, comme artiste, je me débattais encore ; ce ne fut que contraint et forcé que je m’y résignai ; continuer à les subir eût été ma mort »
Si donc, fidèles au principe que nous avons adopté dans ce livre, nous nous abstenons de porter un jugement critique sur l’œuvre d’art en elle-même, ce qui, ici, nous est d’autant plus facile que nous n’avons pas affaire à des œuvres achevées, la signification de ces quatre projets, au point de vue biographique, n’en demeure que plus claire et plus intéressante ; et cette signification, on l’a vu, se lie étroitement à celle des écrits de Zurich. Wagner a dit de ces projets dramatiques : « Ce fut là et alors que la direction que j’avais suivie inconsciemment, par pure nécessité artistique, se révéla pleinement à mon moi conscient », et, pour répondre à un de ses premiers commentateurs, qui avait parlé de la « science trop hâtive » du maître, il ajoute, au moment où il terminait Opéra et Drame : « C’est maintenant que je dois comprendre une fois de plus que je n’eusse point découvert les principes dirigeants du drame de l’avenir, si, comme artiste, je n’étais, pour ainsi dire, tombé dessus, en toute inconscience, dans mon Siegfried ». Donc, à ce stage du développement marqué par le passage de « l’inconscience à la conscience », de la rêverie instinctive à l’invention d’une forme de drame nouvelle, plus parfaite, répondant pleinement aux exigences de l’esprit allemand, dans la conception voulue, claire et rationnelle de cette forme, on voit bien que ces ébauches ont ioué un rôle décisif.
Déjà le fait que tant de plans, si divers, se disputaient, à ce moment, la pensée du maître, montre, à lui saul, la vraie nature du processus intérieur. Nous avons vu que Wagner, lorsque, dans ses plus jeunes années, il eut terminé sa première grande tragédie, s’aperçut bientôt qu’il y manquait encore l’expression musicale. Chez lui, la sensibilité dramatique exige la coopération de la parole et du langage des sons. Dans son cœur, les deux moyens d’expression forment une unité organique. Mais l’un et l’autre langage ne sauraient se produire que séparément, et il n’y a que l’exécution parfaite de l’œuvre d’art qui puisse les englober dans son unité. Or, Wagner n’avait pas de modèles ; jamais on n’avait essayé de marcher vers le but qu’il voulait atteindre. D’un côté, il trouvait le drame parlé, récité, de l’autre, avec Beethoven, la musique faite drame ; entre les deux : « une absurdité sans nom », l’opéra, cette forme dont Wagner pensait qu’elle « offense grossièrement le sens allemand, tant musical que dramatique», et que Hoffmann avait déjà raillée en l’accusant« d’organiser des concerts sur la scène, avec l’aide de costumes et de décors », cette forme contre laquelle tonnait Herder, parce qu’elle « fait du poète le valet «lu musicien ». Ce n’était que dans le brumeux lointain d’âges dès longtemps disparus, dans le drame grec, que le juvénile artiste pouvait chercher un idéal qui eût, avec le sien quelque rapport de parenté. Tout au plus Mozart, qui, à ce point de vue, peut nous apparaître comme le véritable précurseur de Wagner, pouvait-il, dans quelques rares fragments de ses œuvres, lui servir de prototype ; avec Mozart, par places, l’opéra s’élève au-dessus de lui-même, en ne présentant pas seulement un spectacle saisissant, comme cela se trouve souvent chez Gluck, mais encore une intime fusion de la musique et du texte[68] ; à cette motte d’argile, la musique insuffle une âme, comme Jéhovah au premier homme, et alors, elle n’est plus seulement un ornement, elle ne se borne plus à seulement « renforcer l’expression », mais, du dedans au dehors, elle anime l’organisme dramatique. Toutefois, chez Mozart, cette chose inouïe s’était produite inconsciemment et sans qu’il y visât ; et comme il retombait vite dans la musique « absolue » et dans les formules d’opéra ! Donc, l’œuvre de ce génie « fait de lumière et d’amour » pouvait égarer plutôt que guider, et Wagner en était réduit à ses propres forces. Probablement il eût trouvé sa voie beaucoup plus tôt, avec moins de peine et sans réflexion aucune, s’il ne se fût vu assujetti d’abord à une forme donnée, dont il ne pouvait s’écarter, extérieurement, du moins, sous peine de mettre au monde des produits morts-nés. Il voulut donc s’assurer des « possibilités » de l’opéra, se rendre compte si, dans cette forme donnée, on pouvait atteindre à la fusion organique de la poésie avec la musique. Chacune des œuvres de la première moitié de sa vie n’est qu’un essai de réponse à cette question. Le jeune artiste dut voir là, tout d’abord, un simple problème technique, et tant qu’il n’eût pas atteint la vraie maîtrise, il eut le droit de croire que c’était l’insuffisance de ses propres moyens qui empêchait ses œuvres de répondre parfaitement à l’image entrevue par son œil intérieur. Mais, cette maîtrise, il l’avait pleinement conquise avec Tannhäuser et Lohengrin ; dès lors, il ne pouvait plus continuer naïvement à écrire des opéras « aussi peu mauvais que possible ». Lohengrin avait sonné le glas de l’opéra traditionnel ; c’était maintenant ou jamais qu’il fallait résoudre le problème. Il fallait désormais que le musicien ouvrît toutes larges les portes au poète et le conduisît au drame de l’avenir, qu’il lui y fit trouver cette « faculté correspondante à la richesse de l’expression musicale ». Et c’est ce qu’il fit dans les projets que j’ai mentionnés plus haut, et par les pensées que firent naître en lui ces œuvres de transition.
Quand Wagner se vit enfin obligé de rejeter tous ces projets d’une si grande diversité d’inspiration, la lumière se fit en lui ; ce fut par ces ébauches, par ces exemples qu’il s’était efforcé de se donner à lui-même, qu’il comprit que le problème du drame nouveau, de son drame, tel qu’il voulait le révéler au monde, que ce problème gît dans le fond, dans le sujet, et non pas dans la forme. Il reconnut qu’il ne fallait pas se demander : « Comment la parole et la musique peuvent-ils coopérer, dans le drame, pour aboutir à la plus haute expression, à une expression complète jusqu’à l’épuisement ? » mais bien plutôt et uniquement : « Quel est le sujet auquel il faut une telle expression, et qui, parce qu’il la lui faut, l’exige ? »
La réponse à cette question, il la trouva dans ses propres œuvres, dès qu’il les considéra avec « la force de l’esprit réfléchi ». Mais ce qui acheva de l’éclairer et de le convaincre, ce fut la constatation de la raison pour laquelle aucun de ces quatre projets ne pouvait s’adapter à son drame nouveau ; et ce fut par ce procédé vraiment artistique d’élimination, non point par des constructions a priori, qu’il en découvrit la loi fondamentale. Dans Frédéric Barberousse surtout, il le voyait avec une pleine évidence : ce qui est historique ne se prête pas à l’expression musicale. En revanche, la Mort de Siegfried eût paru, pour tout compositeur d’opéra, être un texte splendide à une interprétation musicale ; mais justement quand Wagner voulut entreprendre celle-ci, il remarqua que, dans cette œuvre : « le récit épique, l’élément intellectuel prenait une trop grande place ». Pour Jésus de Nazareth, la difficulté n’était point dans les longs développements nécessaires à certains points de l’action, mais encore dans ce fait que nombre de ses facteurs n’étaient accessibles qu’à l’intelligence ». Ce reproche, l’esquisse Wieland le Forgeron semblerait, sans aucun doute, bien moins le mériter ; mais elle n’a pas la simplicité monumentale des dernières œuvres du maître, l’action en est beaucoup plus touffue et compliquée que celle de Tristan ou de n’importe quel drame séparé du cycle des Nibelungen. Or, la complication est, par elle-même, du domaine de l’intelligence. Ce fut ainsi par exclusion successive que jaillit la formule du drame nouveau : « Tout contenu accessible à la seule intelligence n’est communicable que par le langage parlé ; mais plus il s’étend dans le domaine du sentiment, plus impérieusement il réclame un moyen d’expression que la musique seule peut lui apporter dans une plénitude qui y corresponde. C’est ainsi que, de lui-même, se limite et se définit le contenu que le poète musicien a la tâche de traduire : c’est, dégagé de toute convention, de toute entrave historique et formelle, l’élément purement, exclusivement humain ».
III
ŒUVRES D’ART POSTÉRIEURES À 1848
Dans la seconde moitié de sa vie, Wagner a créé les quatre parties de l’Anneau du Nibelung, Tristan et Iseult, les Maîtres Chanteurs et Parsifal.
Au point de vue spécialement biographique, on se trouve fort embarrassé pour classer ces œuvres dans un rapport quelconque avec la chronologie de la vie du maître. J’ai déjà donné quelques dates dans l’introduction à la première partie ; il en résulte que ces œuvres sont écloses à la fois et « pêle-mêle ». Avant que l’une d’elles fût terminée, toutes prenaient corps déjà, dans l’imagination de l’auteur. En novembre 1851, c’est-à-dire justement vers la fin de l’époque de transition, Wagner écrivait à Uhlig : « Mes projets artistiques s’étendent devant moi, toujours plus riches, plus pleins de promesses, plus assurés, et c’est avec un vrai frisson de plaisir que je pense à y travailler bientôt. » Mais l’ordre dans lequel ces plans divers s’exécutèrent semble avoir dépendu bien plutôt du hasard que de quelque nécessité intérieure. C’était l’Anneau qui, dans l’origine, devait ouvrir la marche. Si le travail fut interrompu pour longtemps, dès 1857, la cause en fut, non seulement, non premièrement, peut-être, la fatigue, mais encore la décourageante conviction que jamais l’œuvre n’arriverait à la représentation. Sans doute, éditeurs et rédacteurs s’entendaient pour réclamer quelque nouvelle œuvre de Wagner ; mais il leur fallait « quelque chose de plus court et de plus facile » que l’Anneau. Et le maître écrivait à Liszt : « Tu le sais bien, je n’avais pas d’argent du tout, et quand Rienzi, à Weimar, me fit faux bond, je ne vis d’autre ressource que de faire, avec les Härtel « une affaire » ; pour cela, je choisis mon Tristan, à peine commencé, n’ayant rien d’autre sous la main[69] ; ils m’offraient de me payer cent louis d’or, soit la moitié des honoraires, fixés à deux cents, aussitôt après réception de la partition du premier acte ; et je me mis à y travailler d’arrachepied, pour en venir à bout. Et voilà la raison de la hâte, toute commerciale, que j’apportai à ce pauvre travail. » Ailleurs Wagner raconte comme quoi un message de l’empereur du Brésil, l’invitant à écrire un opéra pour la troupe italienne de Rio de Janeiro, avait eu « une assez vive influence sur la conception de Tristan ». Et on parle encore d’un amour passionné, qu’on prélendrait être la source profonde du poème et de la musique de Tristan, ce qui laisse sans réponse la question de savoir pourquoi un homme qui aura, en tout cas, aimé passionnément plus d’une fois dans sa vie, n’a pourtant écrit qu’un seul et unique Tristan… On voit combien vides sont ces combinaisons et ces rapprochements chers à la chronique. Les Maîtres Chanteurs furent mis sur le chantier vers 1861, à un moment où on eût attendu tout autre chose qu’une œuvre gaie, simplement parce que… parce qu’il s’était trouvé un éditeur pour les publier ! Parsifal, en 1805, parce que le roi Louis en avait exprimé le désir ; l’Anneau du Nibelung fut achevé, lorsque la construction du Festspielhaus de Bayreuth fut assez avancée pour permettre d’espérer une représentation prochaine ; en ce qui concerne l’achèvement de Parsifal, il en fut de même à peu près. Bref, les événements de l’existence n’ont point avec les œuvres du génie un rapport de cause à effet, ni même d’étroite relation quelconque, mais la vie extérieure est, à la vie intérieure, ce qu’est la digue au torrent impétueux : là où l’obstacle est insurmontable, l’élément demeure invisible, et à l’extérieur du moins, sans effets appréciables ; partout où la barrière cède, les forces naturelles se précipitent dans leur débordante puissance.
Une autre considération s’impose : les œuvres de la seconde moitié de la vie de Wagner sont si étroitement liées les unes aux autres, non seulement dans le temps, mais aussi poétiquement, selon le contenu de la pensée qui y préside, qu’elles forment un tout. Wagner lui-même considérait Tristan comme un acte complémentaire de l’Anneau du Nibelung, et Parsifal est comme le pendant de l’un et de l’autre. Ces trois drames forment certainement, en un sens, une gigantesque « trilogie » et la « farce satyrique », dont la trame se mêla intimement à celle de cette trilogie, ce sont les Maîtres Chanteurs. Donc, l’œuvre entière de Wagner, dans ses trente dernières années, je viens de le dire, forme un seul tout indivisible. Dès lors, qu’importe en quel ordre chaque partie parvint à son achèvement, puisqu’au foyer de création, l’image entière préexistait, et que la terminaison de telle ou telle fraction de l’ensemble ne dépendait plus que de la convenance extérieure ou de la possibilité pratique ?
Puisque donc j’ai la conviction que le détail chronologique, ici, n’a pas la moindre importance, et peut être laissé, en toute sécurité, aux anecdotiers et aux auteurs de mémoires personnels, je bornerai ma tâche, dans les considérations, forcément trop courtes, qui vont suivre, à attirer l’attention du lecteur, non pas tant sur la surface ondoyante et bigarrée que présentent les vicissitudes de la vie, que, bien plutôt, sur le centre intime et dramatique d’où a jailli la vie même de tant de chefs-d’œuvre. Il n’est pas douteux que c’est aussi là que se trouve le nœud vital de l’individualité de Richard Wagner.
I. — Les Maîtres Chanteurs Du Nuremberg
Dans l’été de 1845, aussitôt après avoir terminé la partition du Tannhäuser, Wagner conçut le premier projet des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Ses meilleurs amis pensaient qu’un « opéra d’un genre plus léger » lui préparerait de plus grands succès, et ce fut justement la Lutte des chanteurs sur la Wartburg qui lui inspira l’idée de ce « concours de chant » plein de gaîté. Mais la nécessité profonde, sans laquelle Wagner ne pouvait rien produire, restait encore muette, et la façon dont le sujet apparut à sa vision intérieure, lui répugna d’emblée ; au lieu des Maîtres Chanteurs, il créa Lohengrin. Ce fut seulement en 1861 que Wagner reprit son sujet.
Comment se fait-il donc qu’une matière rejetée par l’auteur de Tannhäuser fût reprise par celui de Tristan, avec tant d’enthousiasme, au milieu des soucis, des ennuis, et des misères de toute sorte, et modelé avec un soin qui en fait un chef-d’œuvre merveilleux ? Il est facile de répondre, si l’on compare le premier projet avec le poème ultérieur.
Ce projet de 1845, longuement exposé dans la Communication à mes amis, présente, dans l’enchaînement des péripéties, une identité complète avec le poème à venir. Mais, en y regardant de plus près, on constate une divergence intime : dans le premier projet, pas de trace de l’amour de Sachs pour Éva ; dès lors, pas de conflit non plus dans le cœur du cordonnier-poète ! Sachs est conçu là comme une figure purement historique, comme « la dernière incarnation de l’esprit populaire artiste et créateur » ; il reconnaît le talent du jeune chevalier, Walther de Stolzing, il l’aide à obtenir, de la façon que l’on sait, la main d’Éva, et, pour finir, il exalte la maîtrise des chanteurs.
D’un seul coup, dans le poème postérieur, tout cela change. Ici, Hans Sachs n’est plus seulement le principal personnage du drame, mais c’est le fond de son cœur qui rayonne au centre même de l’action ; pour employer une expression commode, toute cette action est reportée du dehors au-dedans. Les péripéties extérieures ne servent qu’à peindre et à réfléchir ces « événements intérieurs purement humains » qui, seuls, peuvent donner à l’action le caractère « de la nécessité, en permettant à nos cœurs de s’y joindre par la sympathie ». Le Hans Sachs de l’histoire, on le sait, a épousé, dans un âge déjà avancé, une toute jeune fille, et a vécu fort heureux avec elle. Chez Wagner, dans le poème définitif, Sachs aime Éva « depuis bien des années », Éva, dont la main doit être « le prix inappréciable » du concours des chanteurs. Et cet amour était réciproque ; la belle enfant envisage la chose comme convenue : Sachs la prendra chez lui « à la fois comme son épouse et comme sa fille », et, plus tard, elle s’écrie avec une poignante émotion :
J’étais pourtant sur la bonne voie ;
Car, eussè-je eu le choix,
Ce n’est que toi que j’eusse préféré :
Tu étais bien l’époux,
À qui seul je devais décerner le prix !
Cependant, suivons le drame : c’est la veille du grand jour de la Saint-Jean, où cet homme admirable, maître souverain des mots et des sons, doit, par la victoire, entrer superbement, fièrement, en possession de ce dernier et suprême bonheur de sa vie ; aisément, devant le peuple assemblé, il va remporter le prix sur ses cadets, lui, auquel est échue l’impérissable jeunesse du génie. Tout à coup apparaît le jeune chevalier ! Le hasard, la veille, lui a fait rencontrer Éva, à Nuremberg ; ils s’aiment. Pogner, le père d’Éva, a déjà donné sa parole, et ne saurait la reprendre : ce ne sera qu’un maître chanteur qui obtiendra la main d’Éva, et sa victoire de chanteur, seule, la lui donnera. Dès que Sachs voit le jeune chevalier, dès qu’il apprend sa requête d’être admis dans la corporation des maîtres, il comprend tout ; et tandis que les autres maîtres, avec, à leur tête, Beckmesser, qui flaire aussi un rival chez le chevalier, élèvent toute sorte d’objections formelles contre son admission, Sachs, lui, se fait vaillamment le champion du candidat, car sa résolution est prise : Sachs, lui, ne chantera pas !
Ce n’est que grâce à la sagesse de Sachs que toutes les difficultés qui s’opposaient à l’union des deux amants sont enfin surmontées, en dépit de la corporation des maîtres, « et de toute leur école ». On voit quelle tragique grandeur l’action acquiert par le fait que Sachs aime Éva et doit « dompter la douce langueur qui alourdit son cœur. » Je l’ai dit, Sachs se place dès lors au vrai centre du drame, non seulement par la supériorité du génie, mais parce que cette supériorité se réfléchit dans son cœur, parce qu’elle ne nous fait plus penser seulement, mais sentir. Et maintenant, dans le poème ainsi conçu, tout ce qui, auparavant, n’était qu’ironie amère, se transforme en « cette gaîté, d’une élévation véritable, où s’apaise la douleur ».
Pareille conception du drame imposait la coopération de la musique ; c’est encore trop peu dire, car vraiment cette conception «n’était possible que chez un musicien ». Ce Sachs là ne pouvait plus nous être présenté comme un héros de la parole seulement, ni comme un héros plaintif et lamentable. Une seule fois, nous l’entendons se murmurer doucement à lui-même : « Oui, devant l’enfant, en son auguste charme, j’eusse aimé à chanter » ; partout ailleurs, sa douleur se tait, et ce n’est que par les remarques plaisantes qu’il fait à Éva, et par les aveux de celle-ci, que nous pénétrons au fond des choses. Mais combien éloquent, combien clair et distinct, par contre, est le langage des sons, qui nous ouvre le tréfonds de ce cœur de héros ! Au moment même où Hans Sachs, pour la première fois, se fait le champion de Walther, une plainte profonde, s’élève déjà de l’orchestre, qui, dès lors, se fait toujours plus poignante. Et, dans le second acte, contrepointant la joyeuse chanson du cordonnier, par laquelle le rusé Sachs fait échouer, à la fois, et le plan de Beckmesser, et la fuite inconsidérée des jeunes gens, retentit déjà le thème merveilleux, déchirant, qui, dans l’introduction au troisième acte, atteint à la plénitude de son développement dramatique, et y révèle enfin son sens le plus profond. Comme le maître l’a dit plus tard : « Il exprime la plainte amère de l’homme résigné, qui garde, vis-à-vis du monde, un visage empreint de gaîté et d’énergie. » Cette introduction au troisième acte peut être considérée comme le point culminant du drame ; la situation, dès lors, nous est connue, nous avons pu jeter plus d’un regard au fond du cœur de Sachs, et maintenant, pendant que le rideau baissé nous cache encore le tableau coloré de la scène, nous assistons, les yeux fermés, au dernier combat qui se livre dans le sein du héros. D’abord, la plainte ; mais bientôt, le souvenir de ses créations artistiques la domine chez Sachs ; on dirait que, dans sa large poitrine, l’Éternel ait fait taire ce qui n’est que passager ; c’est avec une profonde pitié qu’il se contemple lui-même, puis il lève son regard vers ce que son moi garde de plus haut ; puis, une fois encore, le thème plaintif retentit, mais, cette fois, il se déroule avec une largeur et une force majestueuse, avec l’expression puissante de l’ébranlement subi par une âme saisie jusqu’aux moelles, et « calmé, apaisé, ce thème atteint à la gaîté suprême d’une douce et bienheureuse résignation ».
Plus particulière, plus inattendue encore est peut-être la signification à laquelle atteint la musique de la dernière scène du drame, là où les divers thèmes principaux, tissés en une trame polyphonique admirable, enlacent et enguirlandent le discours de Sachs : « Vénérez vos maîtres allemands ! » comme si tous les hommes aspiraient à « émerger, au seul contact de cet homme grand et bon, hors de toutes les misères de la vie », comme si tous se sentaient ennoblis, élevés au-dessus d’eux-mêmes par le regard et par la parole du sage. C’est ce passage, entre tous, qui, sur la scène, agit puissamment, irrésistiblement, surtout lorsque le peuple entier fredonne, en les accompagnant, les paroles dont il ne saisit le sens qu’à moitié. C’est alors que nous sentons, d’expérience vraiment vécue, comment l’homme de génie fait rayonner sur son entourage, à travers tous les temps, les bénédictions qu’apporte la magie puissante de sa personnalité. Paroles et musique, tout, dans les passages de ce genre, atteint à des effets dont aucun art antérieur n’a jamais fait pressentir la force incomparable.
Qu’il me suffise ici d’avoir signalé ce point central du drame. Une analyse, destinée à faire sentir comment c’est de là que la vie musicale et dramatique s’épand et déborde dans l’ensemble risquerait d’entraîner à des considérations fort abstraites.
Je n’ai qu’une chose à faire remarquer encore : c’est que si je n’ai parlé que de Hans Sachs seul, je l’ai fait parce qu’en effet il est le centre vivifiant du drame entier. Autour de lui se groupent de nombreux caractères, dont chacun a son individualité propre, distinctement marquée. Et c’est bien ici le cas de citer l’aphorisme de Herder : « Chaque idée pure, qui donne une image parfaite, ajoute à la clarté des idées avoisinantes ». Dans les Maîtres Chanteurs, Hans Sachs est l’image parfaite ; autour de lui se rangent, en une perspective où vont s’agrandissant les distances, les autres figures de l’ensemble ; et l’image centrale ajoute à la clarté des plus lointaines.
II. — L’Anneau du Nibelung
C’est par une citation de Herder que j’ai terminé le chapitre consacré aux Maîtres Chanteurs, et c’est encore lui que je veux citer en commençant l’étude de l’Anneau du Nibelung. Au sujet de la confusion qu’engendre la multiplicité des mythes et des légendes germaniques, Herder dit : « Quand donc, de ce mélange de légendes et de romans d’aventures, issus de tant de peuples différents, de tant de régions diverses, quand donc en sortira-t-il une Iliade ou une Odyssée, qui, en quelque sorte, leur dérobe leurs couronnes pour s’en tresser une, celle d’une légende des légendes ? » C’est il y a un siècle, en 1795, qu’étaient écrites ces paroles. Depuis lors, les tentatives pour remplir le vœu de Herder n’ont pas manqué. L’épopée des Nibelungen, du XIIIe siècle, et, dans une moindre mesure, le mythe scandinave, devenu populaire par les Eddas et les légendes héroïques, tels sont les deux maîtres piliers, sur lesquels, au cours du siècle, on a étayé d’innombrables constructions poétiques. À l’exception de la Trilogie de Hebbel et de l’épopée de Jordan, toutes deux parues après la publication de l’Anneau du Nibelung de Wagner, tous ces essais sont depuis longtemps oubliés ; même la pièce de Geibel Brunhild (1857), dans laquelle l’influence bienfaisante de Wagner se fait sentir, n’est plus guère connue ; c’est un de ces produits hybrides qui ne sauraient prétendre à la vie. Trait tout particulièrement caractéristique de l’impeccable coup d’œil scénique qui était celui de Wagner, lui seul reconnut d’emblée que le chant médiéval des Nibelungen, qui roule, dans sa première moitié, sur la mort de Siegfried, et, dans la seconde, sur la vengeance de Chriemhilde, ne saurait être traité épiquement, mais dramatiquement. De ce fouillis embrouillé d’intrigues et de contre-intrigues diplomatiques, de cet excès d’exploits chevaleresques, que réclamaient pour leurs divertissements les cours du moyen âge, de ce mélange d’événements quasi-historiques et de traits légendaires, on ne saurait tirer un drame clair et fort, encore moins un drame de pure humanité, comme la musique l’exige. Wagner choisit donc le mythe, laisse là l’épopée et, en 1848, après s’être plusieurs années occupé de ce sujet et être arrivé à le dominer complètement, il conçut et rédigea un premier projet de dramatisation du mythe des Nibelungen. Mais ce projet se différencie déjà de tous les autres essais par le fait que la mort de Siegfried en forme la conclusion et le point culminant. Il n’y a donc que la catastrophe finale, dans le drame de Wagner, qui garde contact avec le chant des Nibelungen. D’emblée, dans ce premier projet, Siegfried est le héros, Brünnhilde l’héroïne ; Gunther et Chriemhilde-Gutrune sont des personnalités secondaires, qui n’intéressent que pour autant qu’elles jouent un rôle dans le destin tragique du couple des vrais héros. En un mot, Wagner sort du domaine de la légende pour entrer dans celui du mythe. Et précisément ce fait qu’il rejeta le chant médiéval, à moitié historique, et choisit de préférence les figures des dieux et des héros du Nord, marque une époque de première importance dans la vie du maître ; car, par là, l’artiste avait fait un acte dont sa raison ne devait comprendre toute la signification que quelques années plus tard. Ce ne fut, en effet, que plus tard qu’il put, ou plutôt sut dire : « Ce que le mythe a d’incomparable, c’est qu’il reste toujours vrai, et que son contenu, dans son extrême condensation, demeure inépuisable pour tous les temps. »
Et maintenant, qu’on jette les yeux sur le projet élaboré par Wagner en 1848.
Le cours des événements extérieurs y est à peu près le même que dans le poème actuel. L’action commence avec le rapt de l’or par Alberich qui en forge cet anneau fatidique qui donne la toute-puissance ; quand Wotan le lui arrache, Alberich maudit l’anneau « qui perdra tous ceux qui le posséderont ». Dès lors tout le drame évolue autour de la possession de cet anneau, symbole de la puissance du monde. Siegfried naît des tragiques amours des enfants de Wotan, Siegmund et Sieglinde ; Siegfried tue le dragon et devient ainsi maître de l’anneau, mais sans en soupçonner la valeur ; il réveille la belle Brünnhilde, la Valkyrie, qui, par pitié, et contrairement aux ordres de Wotan, avait protégé son propre frère Siegmund, et l’épouse. Il part alors à la recherche d’aventures et arrive à la cour des Gibichungen, sur le Rhin ; c’est là qu’il rencontre Hagen, fils d’Alberich et demi frère de Gunther, qui depuis longtemps le guette, lui et l’anneau. Siegfried boit le breuvage d’oubli et obtient pour Gunther la main de Brünnhilde, sa propre femme ; Brünnhilde jure vengeance, révèle à Hagen où et comment Siegfried est vulnérable, et Hagen le tue à la chasse[70]. Brünnhilde, en qui renaît la « science divine, » monte sur le bûcher de Siegfried et rejette aux filles du Rhin l’anneau que le feu a désormais purifié.
Donc, ce qui forme le fond grandiose de ce drame, c’est la lutte universelle pour la puissance et la domination du monde ; pour que cette lutte embrasse le monde, elle est figurée en formes symboliques : les nains dérobent l’or aux ondines, les dieux, servis par une plus haute intelligence, s’en emparent par ruse, et les lourds géants, à leur tour, le conquièrent par la force physique, et les princes orgueilleux étendent vers lui leurs mains avides… Mais, tous, la malédiction les atteint, la malédiction prononcée sur cet or, du moment où, ravi à l’eau où il reposait pur et tel qu’un « brillant hochet », il a servi aux ambitieuses convoitises. C’est sur ce fond que se détachent les grandes figures de Siegfried et de Brünnhilde. Celle-ci, fille des dieux, et aussi de la terre, sacrifie d’abord sa divinité à la pitié, puis sa science à l’amour ; elle est le dieu fait homme, qui, de son ancienne nature, a perdu la puissance et le savoir, mais a gardé la profondeur de son cœur et une capacité de souffrance surhumaine. Siegfried fait avec elle un contraste absolu, Siegfried, le prototype du « simple », chez qui on voit, si j’ose ainsi dire, l’homme devenir dieu, le héros, dont l’âme libre d’envie, pleine de joyeux amour », ne saurait être touchée, ni par la peur, ni par l’or ou l’avidité ! « En lui », dit Wagner, « je vis devant moi l’homme dans la plus naturelle et la plus heureuse plénitude de son existence sensible ; aucune entrave historique ne le rétrécissait plus ; aucun rapport extérieur ne gênait ses mouvements, conditionnés, en chaque occurence, par la source intérieure de la joie de vivre, si bien que l’erreur et la confusion, nourries par le jeu sauvage des passions, pouvaient s’amasser autour de lui et préparer sa perte, sans que jamais le héros, même en face de la mort, ait senti s’arrêter le jet du flot intérieur et vivant, sans que, dédaigneux des obstacles extérieurs, il ait voulu reconnaître d’autre obligation ni d’autre limite à sa vie intérieure, que l’expansion spontanée de celle-ci. C’est Elsa qui m’avait appris à connaître cet homme ; il était pour moi la personnification virile de l’esprit de la nécessité, seule féconde et éternelle, de l’être qui agit vraiment parce qu’il est la force de l’homme dans la plénitude de son énergie la plus haute et la plus immédiate et de son charme suprême. Ici, dans le rythme où cet homme se meut, plus de volition réfléchie dans l’amour, car il était amour, et l’amour courait avec le sang de ses veines, animait tous les muscles, et se manifestait en lui et par lui dans l’exquise réalisation de son essence. » (Communication à mes amis, IV, 309).
Ces quelques indications donnent quelques-uns des traits les plus marquants de la conception poétique de Wagner ; elles font sentir non seulement la distance qu’il a su mettre entre lui et ses prédécesseurs, mais aussi comment, par là, il a évoqué une création telle qu’elle ne pouvait être due qu’à la plume d’un des plus grands parmi les poètes. Plus on s’enfonce dans l’étude des légendes du Nord, de la mythologie de l’Allemagne et de sa littérature fabuleuse, plus on conçoit d’admiration respectueuse pour ce que Wagner en a su tirer. Il a montré ce qu’il avait lui-même appelé « le plus grand pouvoir qu’on puisse rêver chez le poète », il a « manifesté et représenté dans le drame le mythe réinventé, justitié en pleine lumière par la conscience humaine, en tant que correspondant à la conception de la vie éternellement présente, manifestation et représentation rendues par lui aussi compréhensibles que possible. » L’inépuisable vérité des rapports, intuitivement sentis par les peuples entiers, entre l’homme et le monde qui l’environne, cette symbolique de la nature, qui est une philosophie vécue, contrastant avec la philosophie pensée seulement, voilà ce que Wagner a, dans sa claire conscience de poète, de créateur, de voyant, érigé en un monument artistique de forme impeccable. Et, en le faisant, il a rempli le vœu de Herder : du fouillis inextricable des légendes et des romans d’aventures, un poème est sorti qui peut bien être, pour nous, Germains « la légende des légendes ! » Il ne faut cependant point oublier que Tristan et Iseult, comme aussi Parsifal, se rattachent organiquement à l’Anneau du Nibelung. L’identité de rapport entre Tristan et Iseult, d’une part, entre Siegfried et Brünnhilde de l’autre, avait déjà frappé les savants, et des plus pondérés ; et Wagner dit expressément que son drame de Tristan est un « acte complémentaire de ce grand mythe des Nibelungen, de cosmique envergure ». Mais tout aussi frappante est l’étroite relation, qu’il y a entre les deux « purs simples », Siegfried et Parsifal : sans doute, Parsifal n’est pas un « acte complémentaire » ; mais le mythe chrétien est en lui-même un complément nécessaire, partout pressenti et désiré dans l’Anneau, exigé même par la mort de Brünnhilde.
Ce n’est que malgré moi que j’interromps cette exposition pour faire de la polémique. Mais il est du devoir d’un biographe de s’opposer nettement à cette prétention insoutenable, que ces trois œuvres si étroitement liées, l’Anneau, Tristan, et Parsifal, auraient été les symptômes d’une évolution intérieure dans le cœur de l’artiste. En s’en tenant à des dates accidentelles et à une connaissance trop superficielle de la personnalité de Wagner, on a cherché, dans bien des volumes, à rendre plausible l’idée que Wagner aurait changé tous les deux ans sa conception de l’univers. Jusqu’en automne 1847 (Lohengrin), Wagner aurait penché surtout, prétend-on, vers le christianisme. Puis tout à coup, il se serait rangé à un « naturalisme païen », qui aurait donné naissance à l’Anneau du Nibelung. Quelques années plus tard il aurait succombé à l’influence du pessimisme philosophique, abjuré jusqu’à son reste de foi païenne, et alors écrit Tristan et Iseult. Mais il se serait senti mal à l’aise dans cet inconfortable royaume de négation de la volonté de vivre. Les Maîtres Chanteurs, 1861-1867, nous montreraient comment « il triompha peu à peu de la phase pessimiste, et comment des idées plus saines se firent jour en lui » ; enfin, la grâce d’en haut l’aurait touché, Saül se serait changé en Paul, et ce serait dans cette dernière métamorphorse, « la phase de la foi religieuse », que Wagner aurait composé Parsifal !
Il n’y a pas là un atome de vérité, ni chronologique, ni biographique, ni psychologique, ni surtout, artistique. Chronologiquement, il faut jongler avec les chiffres pour nier la genèse synchronique des œuvres de la seconde moitié de la vie de Wagner ; et le point de vue psychologique est encore moins soutenable, puisqu’un homme ne saurait changer sa « vision universelle des choses ». Mais artistiquement l’erreur est encore plus manifeste. « L’artiste se trouve en face de son œuvre comme devant une énigme », a dit Richard Wagner. Shakespeare écrivit son Henri IV dans le but d’adapter à la scène l’histoire d’un roi médiocre, et, par là, créa une trilogie d’une insondable profondeur ; Jean-Sébastien Bach pensait écrire un livre d’exercices pour des débutants pianistes, et ainsi il écrivit le Clavecin bien tempéré ; on commanda à Wagner un opéra pour des Brésiliens, et il produisit Tristan et lseult ! Mais même les concepts, les notions rationnelles, auxquelles l’artiste peut rendre hommage au moment où il crée, sont, par rapport à cette création, quelque chose d’extérieur ; aussi, même là où il croit leur obéir, souvent il ne le fait pas. Voilà ce que n’ont pas compris les auteurs de la théorie des phases. Wagner lui-même distingue, avec raison et sagacité, entre la « vision directe de l’univers » et la « manière personnelle dont on conçoit cet univers ». Et, s’il nous dit de l’Anneau du Nibelung : « En lui, ma vision universelle des choses avait atteint à son expression la plus complète », il n’en constate pas moins que l’énergie formatrice de son art y avait « mis, de plus en plus, à néant » ses essais d’une explication philosophique du monde.
Au reste, et en général, on exagère énormément la portée qu’a la pensée abstraite pour le travail et la création artistiques : lorsque Wagner jeta les premières bases de l’Anneau (en même temps que celles de son Jésus de Nazareth), il ne connaissait ni Feuerbach, ni Schopenhauer ; et cependant la forme modifiée que revêtit plus tard l’Anneau, alors qu’il était censé se trouver sous l’influence directe de Feuerbach, est bien moins « païenne et naturiste » que la première, et pourrait à bien plus juste titre être taxée de « chrétienne et pessimiste ». Et Parsifal, supposé comme rentrant dans la « phase de foi religieuse » a dépouillé le « Jésus de Nazareth » (1848) de tout élément dogmatique, historiquement et scientifiquement chrétien ! Il est certain qu’à un moment donné la pensée philosophique de Wagner se mut dans l’orbite de Feuerbach, à un autre, dans celle de Schopenhauer ; mais l’influence de Feuerbach ne l’entama que très superficiellement, et même Schopenhauer clarifia, plus qu’il ne la moula, cette pensée ; d’ailleurs, même si l’on voulait appeler « phases » ces derniers degrés qui conduisirent la pensée d’un homme de quarante ans à sa maturité pleine et définitive, encore n’est-on pas justifié le moins du monde à vouloir chercher et découvrir cette pensée dans ses œuvres. La vision universelle des choses, telle qu’elle se manifeste à nous dans Parsifal, est exactement la même que celle qui se révèle dans l’Anneau du Nibelung : là se réfléchit et s’accuse ce nœud vital, ce point central de l’individualité de l’artiste, qu’un Schopenhauer même ne parvint pas à modeler à son image. Lorsque Wagner esquissa son Anneau, une pensée s’imposa à lui, c’est que le saint Graal était l’idéalisation du trésor des Nibelungen[71]. La figure de Parsifal, « le simple », ne se dressa devant lui que quelques années plus tard, au moment où, travaillant à la Valkyrie, il s’interrompit pour esquisser Tristan et Iseult. Si le « saint vase », consacré par le sang du Sauveur, apparut à l’imagination de Wagner comme faisant pendant à l’or du Rhin, Parsifal, dans la première esquisse de Tristan, Parsifal, l’homme « pur et insensé » auquel la pitié donne la science, devait surgir tout à coup à côté du héros qui mourait d’amour. Ce fut sans doute par de profondes raisons artistiques que Wagner rejeta bientôt cette conception ; Parsifal devint la figure centrale d’un nouveau drame, dont le premier projet date du printemps 1857, c’est-à-dire de l’époque où le maître travaillait à la composition de Siegfried, peu avant l’achèvement du poème de Tristan. On voit ici quels fils ténus et nombreux, inextricables pour tout autre que lui, reliaient, dans l’imagination du maître, ces trois drames l’un à l’autre ! On devine aussi ce que Wagner voulait dire, quand il prétendait qu’on ne saurait comprendre Parsifal qu’après avoir « digéré Tristan ». Il serait presque puéril de rappeler, après des considérations de ce poids, certaines bagatelles, comme, par exemple, le fait que Wagner, pendant « sa phase de sombre pessimisme », avait une Vierge au-dessus de sa table de travail, et à sa place, pendant la « phase de foi religieuse », le portrait de Schopenhauer.
Revenons à l’Anneau du Nibelung.
Jusqu’ici, je n’ai parlé que du premier projet, de l’année 1848 ; c’est qu’aussi ce geste poétique est bien digne de la plus grande attention. On se souvient comment alors Wagner, après avoir embrassé du regard le mythe tout entier, dans sa cohésion grandiose, et ainsi créé « la légende des légendes », se mit à l’œuvre, pour adapter à la scène une catastrophe, une péripétie capitale de ce mythe, seule chose qui lui parût alors possible, « dans les conditions du théâtre actuel ». Cette catastrophe, c’était la Mort de Siegfried. Mais par là même que, dans cette action dramatique, tant de choses appartiennent à un passé déjà disparu au point où elle commence, la conception poétique garde une obscurité qui forme comme la base des défauts communs à tous les autres essais poétiques qui ont pris pour thème l’épopée des Nibelungen ; dans ces derniers on ne se rend jamais bien compte du rapport qu’il y a entre Brünnhilde et Siegfried, surtout dans leur relation avec Gunther et Gutrune (Chriemhilde) ; chez Wagner, au contraire, c’est justement l’amour de Siegfried et de Brünnhilde, et la trahison qui aboutit à leur mort, qui formaient tout le drame. Par contre, « la grandiose connexion, qui seule donne aux figures leur signification formidable et décisive », cette lutte universelle pour l’empire du monde, demeurait jusqu’à un certain point voilée, car on n’en savait rien que par des récits. C’était aux Nomes, aux Valkyries et à Alberich (dans la scène où il paraît avec Hagen), à nous faire connaître, au cours du drame, les événements qui avaient précédé. Et Wagner vit bientôt dans cette « communication à la pensée » un défaut essentiel ; il sentait le besoin de représenter clairement aux sens, dans une image scénique, toute cette connexion dans sa majestueuse unité. Ce fut ce qui le conduisit à entreprendre un nouveau drame : La Jeunesse de Siegfried. Mais là encore, il restait beaucoup à raconter, et ce sujet touchait de si près à la Valkyrie, que celle-ci devenait à son tour une nécessité poétique. La clé de voûte de l’imposant monument, ce fut enfin le prologue : l’Or du Rhin. Encore ne faut-il jamais oublier que Wagner n’a point, comme on le prétend quelquefois, créé son œuvre en procédant à reculons, à la façon des écrevisses, mais que, d’emblée, il avait formé ce projet complet, depuis le rapt de l’or par Alberich, jusqu’à la mort de Siegfried et de Brünnhilde. La genèse particulière du poème complet de la Trilogie provient de ce qu’au début le maître avait l’œil sur le théâtre ordinaire, la scène d’opéra, et avait, dès lors, à enfermer son dessein dans des bornes plus étroites ; mais plus tard, entraîné par la grandeur de son œuvre, il abandonna tout espoir de la réaliser sur ce théâtre donné, et du même coup, rejetant toutes les lisières qui en sont inséparables, put créer cette œuvre telle qu’il l’avait rêvée et conçue à l’origine.
Mais, dans le développement artistique de Wagner, il s’était passé, depuis 1848, un événement considérable : il avait pris conscience de la loi fondamentale du drame nouveau ! Et de même que, dans les Maîtres Chanteurs, il avait gardé l’ancien projet en en transposant l’action dans l’homme intérieur et en donnant ainsi libre champ à la toute-puissance de la musique, de même encore, ici, il fit pour l’Anneau du Nibelung.
Je désespérerais, dans le peu d’espace qui me reste à y consacrer, de pouvoir exposer clairement comment Wagner a atteint ce but, si le lecteur n’avait sous les yeux, dans le chapitre précédent, l’exemple des Maîtres Chanteurs et de Hans Sachs. Là, il réalisa l’unité artistique complète des péripéties, nombreuses et variées, qui, extérieurement, font partie du conflit entre Walther et Beckmesser, en faisant, de la lutte tragique qui se déroule dans le sein même de Hans Sachs, le nœud de toute l’action, le « centre le plus intime », pour me servir des termes de Wagner lui-même. Ici, dans l’Anneau, quelque chose de semblable s’est passé. Wotan, qui n’était, dans le premier projet, qu’une figure importante du drame, et rien de plus, devient, dans le poème de 1852, le centre de toute une œuvre d’incomparable puissance.
Il y a lieu, ici, à une explication, pour éviter que ce point de vue ne soit saisi trop superficiellement.
Il faut que, dans le drame nouveau, l’action apparaisse telle que la veut l’âme dans sa profondeur, il faut qu’elle procède du dedans au dehors. Il ne suffisait pas, pour obtenir ce résultat, de placer Wotan au centre des puissances en lutte et de faire passer par ses mains tous les fils de la trame ; c’était déjà le cas, en quelque mesure du moins, dans le premier projet. Non, au lieu de la simple lutte se poursuivant, pour la possession et la puissance universelles, entre divers personnages, il fallait mettre en jeu un conflit intérieur, un combat qui se livrât au fond même d’un cœur. Il convient encore de remarquer que, si la soif de posséder est humaine au sens général, la valeur de l’or n’en est pas moins purement conventionnelle ; il fallait donc que le poète-musicien creusât plus profondément, pour découvrir un métal plus vierge, enfoui bien au-dessous de toute convention quelconque, afin d’y forger le nœud du drame. D’un seul coup, Wagner y réussit par un trait unique : « Celui-là seul qui renie l’amour peut, par le moyen de l’or, atteindre à la domination universelle ». Voilà, écrit le maître à Uhlig, « voilà le principe formateur de mon œuvre jusqu’à la mort de Siegfried » ; et ce même principe, justement comme déjà dans les Maîtres Chanteurs, put s’incorporer au drame sans modifier sensiblement le cours des péripéties extérieures. Par contre, l’action proprement dite du drame en fut entièrement métamorphosée. Dès lors, la malédiction dont Alberich dote l’anneau dérobé, cette effroyable « bénédiction », comme il l’appelle, ne joue plus qu’un rôle extérieur ; elle ne sert plus qu’à inspirer et à souligner le geste visible, qui prend, dans le drame, et grâce à la traduction musicale, une si haute signification. L’anneau lui-même est déjà chargé d’une malfaisante fatalité, parce qu’il n’a été obtenu que par un crime contre ce qu’il y a de plus saint dans le cœur de l’homme, contre l’amour.
Qui aspire à la puissance, se rend, par un moyen plus ou moins direct, coupable du même crime qu’Alberich.
« Je touchai l’anneau d’Alberich, ma main avide se crispa sur l’or ! Et maintenant, elle ne me fuit plus, la malédiction loin de laquelle je voulais fuir : ce qui m’est cher, il me faut l’abandonner, il me faut devenir le meurtrier de ce que j’aime, tromper et trahir quiconque se confie en moi ! » Ainsi parle Wotan.
Et quiconque, même sans chercher la puissance, saisit le symbole maudit, tombe, lui aussi, sous le décret du sort inexorable. L’homme n’est pas seul dans le monde : et si la pensée arienne la plus profonde avait déjà reconnu que l’illusion individuelle ne fait qu’un avec la décevante mâyâ, la grande tragédie parle le même langage, mais sous forme artistique immédiate ; car elle a précisément pour but de nous révéler l’individualité à sa plus haute puissance, elle nous la montre comme ce qui seul est réel et grand, comme « la plus glorieuse couronne de l’humanité » ; mais, en même temps, nous voyons l’individualité vraiment grande émerger inconsciente, instinctive, et sans but voulu, de l’océan confus de cette humanité, nous savons que, pas un instant elle ne peut se dégager du contact qui l’enserre, ni s’élever à la complète liberté ; nous comprenons que, comme la plus haute vague dans l’onde agitée, il lui faudra retomber et se confondre dans ce qui n’a ni nom ni forme. Et c’est ainsi que la malédiction ne frappe point seulement les dieux, les géants, les nains, les Gibichungen, dont l’avidité convoitait l’or fatal, point seulement Brünnhilde, Siegmund et Sieglinde, engendrés par Wotan pour assurer l’accomplissement de ses ambitieux desseins, mais encore Siegfried, le héros, lui pourtant « libre d’envie », et « étranger au dieu et dédaigneux de sa faveur ». « C’est ainsi qu’une idée profonde, qui n’apparaît, dans les restes de l’antique légende, qu’à peine indiquée et par lambeaux, l’idée de la malédiction qui s’attache à l’or jusque dans les mains de l’amour, se manifeste ici dans sa clarté consciente[72] ». Dans cette œuvre gigantesque, nous avons donc, en un sens, une combinaison de la tragédie de la volonté et de celle de la fatalité : Wotan est le héros de la première, Siegfried celui de la seconde. Brünnhilde, dont la vie se mêle à la leur si étroitement, est, elle, l’héroïne d’une double tragédie : sa volonté lui fait perdre sa divinité et la livre « au sommeil de la mort » ; et, une fois éveillée par Siegfried à une nouvelle existence, à l’existence humaine, la fatalité l’amène à causer la mort du seul homme qu’elle aime. Et maintenant, une fois qu’elle sait, grâce à la mort de Siegfried, c’est-à-dire une fois qu’elle a pu retrouver la claire et divine vision des choses, les deux tragédies, celle de la volonté et celle de la fatalité, se marient dans sa conscience ; elle embrasse l’ensemble de l’action depuis le rêve de « gloire infinie» qui avait ébloui Wotan, jusqu’au meurtre « du héros sublime, de l’héritier du monde ». En rendant aux flots l’anneau « purifié par le feu », elle délivre le monde de la malédiction de l’or qui pesait sur lui ; en suivant Siegfried dans la mort, elle expie et rachète la dernière faute, celle que la fatalité lui avait imposée ; et c’est ainsi que Brünnhilde accomplit, et la volonté de Wotan, et le geste qui sauve le monde. »
On voit qu’il ne faudrait pas exagérer l’analogie qu’il y a entre Wotan et Hans Sachs, dans leur signification pour la construction des deux drames. Ceux-ci sont entièrement différents dans toute leur architecture. En quoi ils se ressemblent, c’est que, dans l’un comme dans l’autre, une figure se dresse, chez qui le conflit intérieur devient le foyer central de toutes l’action, pour compliquée qu’elle puisse paraître. Mais tandis que Hans Sachs ne lutte que dans les tréfonds de son âme, sans se répandre en paroles, et paraît, en quelque sorte « passif », Wotan, lui, est le centre de l’action extérieure comme de celle qui se déchaîne en lui. On conçoit que le maître ait sérieusement pesé le conseil amical qu’on lui donnait, de débaptiser son drame et de l’intituler : Wotan. Les Walkyries, parmi lesquelles se détache Brünnhilde comme la plus parfaite incarnation de la « volonté » de Wotan, les « Wälsungen », qui, avec Siegfried, parviennent à leur plus magnifique floraison, sont les enfants de Wotan ; c’est lui qui a conçu l’idée hardie d’opposer l’épée à l’or maudit, pour parvenir à la puissance universelle sans renoncer à l’amour ; mais il n’y saurait réussir, car il a touché l’anneau et « sa main avide s’est crispée sur l’or »… On voit combien l’art de Wagner atteint jusqu’au fond de l’âme. Ce n’est point l’imprécation qu’Alberich a pu prononcer sur l’anneau qui en fait le fatal anathème, c’est bien plutôt que Wotan lui-même, cet homme d’une incontestable noblesse, a convoité l’or, ne fût-ce qu’une heure ; voilà où gît la malédiction, et celle-ci poursuit tous ceux qui lui devaient la vie.
La ruine de Wotan n’est due à aucune circonstance extérieure ; son esprit et son âme dominent de haut tous les êtres vivants ; « tous se courbent à jamais devant le maître invincible dont la main brandit l’épée. » C’est dans le déchirement de son propre cœur, dans la lutte entre son avidité de pouvoir et sa soif d’amour, c’est dans cette guerre intime de son âme qu’est le germe de son inéluctable destruction. Et c’est parce que Wotan, un homme pourtant, a quelque chose de vraiment surhumain, que le poète peut accumuler, dans cette destruction, une telle plénitude d’horreur tragique. Génération après génération passent devant le « Dieu » ; chaque fois un nouvel espoir naît dans son cœur, et chaque fois plus noble, plus désintéressé. Si, par exemple, à la mort de Siegmund, son sombre désespoir l’a poussé à renoncer à son rêve de domination universelle, il renaît, devant Siegfried, à une nouvelle et joyeuse espérance :
Ce que j’ai résolu naguère dans les affres du désespoir, je le veux désormais dans l’élan d’une joie sereine ; si j’ai, plein de rage et de dégoût, abandonné le monde à la haine envieuse des Nibelungen, maintenant, j’assigne mon héritage aux glorieux Wälsungen.
Mais, plus Wotan grandit, plus son cœur se purifie et sa pensée s’élève, et plus tragique se fait le destin, plus implacable l’anathème. C’est Siegfried même qui fait voler en éclats cet épieu, « le pilier du monde », le gage de sa puissance ; et Brünnhilde, à son réveil, oublie de faire « le geste sauveur du monde », omet de prendre l’anneau au doigt de Siegfried, pour le rendre aux Filles du Rhin ; elle ne songe ni à son père, ni à l’avenir, l’ardeur de l’amour la possède tout entière.
Et maintenant, dépouillé de toute puissance et de tout espoir, le dieu, « muet et grave, sur son siège élevé », voit s’approcher l’orage, vengeur du destin, qui va précipiter Siegfried et Brünnhilde « ces fleurs exquises de sa pensée », dans la ruine et dans la mort, à travers des souffrances sans nom.
Ce que le dieu regarde ainsi venir, c’est cette « catastrophe » finale, que Wagner, dans son premier projet, avait intitulée « la mort de Siegfried », mais qu’il appela, une fois qu’elle fut devenue le dénouement fatal de la tragédie le Crépuscule des dieux. Ici Wotan ne paraît plus sur la scène, mais les Nornes nous parlent de lui, et Waltraute paraît comme sa messagère ; par dessus tout, la musique, que les drames précédents ont si intimement liée au personnage de Wotan, dont proviennent tous les thèmes principaux, la musique atteint ici une puissance, en même temps qu’une précision incisive telles qu’on ne les retrouve en aucune œuvre connue au monde ; et il nous semble, en vérité, que c’est avec l’œil de Wotan lui-même que nous contemplions les événements, depuis le superbe :
Ô dieux saints, Êtres sublimes, repaissez vos regards de ce couple sacré !
qui commence le Crépuscule des dieux, jusqu’au moment où Brünnhilde, devant le cadavre de Siegfried, s’écrie, les yeux levés :
Ô vous les gardiens sacrés des serments, abaissez votre regard sur la fleur éclatante de ma douleur : contemplez votre faute éternelle !
Écoute ma plainte, toi, le plus haut des dieux ! C’est pour son haut fait que toi, qui pourtant l’appelais de tes vœux, oui, c’est pour son héroïsme, que tu as abandonné le héros à la ténébreuse puissance d’une ruine sans nom.
Pour une exposition plus détaillée du cours de l’action, comme pour les considérations que suggère la musique de ce drame dans ses rapports avec cette action, je me permets de renvoyer le lecteur à mon ouvrage déjà souvent cité : Le Drame wagnérien. Il me suffira ici d’avoir fait comprendre au lecteur comment, dans l’Anneau du Nibelung, Wagner a élargi et dilaté le drame jusqu’à des proportions inconnues avant lui. Incontestablement, si le poète a pu atteindre ce but, c’est qu’il disposait « de toute la richesse de l’expression musicale ». Quel autre qu’un musicien eût pu créer une grande tragédie où, comme c’est le cas dans le Crépuscule des dieux, le héros ne paraît pas sur la scène et n’en est pas moins partout présent ? Mais qu’on avoue au moins, devant ce merveilleux résultat, que celui qui a pu élever la musique à ce degré de puissance fut bien, aussi, l’un des plus puissants poètes qui jamais aient chanté !
III. — Tristan et Iseult
Pour différents qui soient l’un de l’autre les Maîtres Chanteurs et l’Anneau du Nibelung, ils ont un trait commun : le grand nombre des personnages. Mais la musique veut la simplicité ; en présence de la variété, elle perd de sa force d’expression et d’expansion. Sans doute, elle peut agrandir toujours plus les cercles qu’elle trace autour d’un centre donné ; le musicien peut, pour emprunter les mots de Wagner, « développer le point condensé et comprimé, jusqu’à l’entière plénitude de son contenu » ; et du centre peuvent très bien, comme nous l’avons vu à propos de l’Anneau, émaner d’autres foyers secondaires, faisant apparaître des individualités nouvelles, nettement caractérisées, en une série de cercles concentriques : mais il faut toujours qu’il y ait unité, qu’on puisse poser le doigt sur le « point condensé et comprimé » dont Wagner parlait tout à l’heure. Ce n’est qu’à cette condition que la musique « peut devenir image ». Plus l’image scénique est variée, plus cette unité doit nettement ressortir : c’est du cœur de Hans Sachs et de celui de Wotan que, dans les œuvres analysées plus haut l’expression musicale sortait pour se répandre à travers l’œuvre entière, comme la lumière du soleil central inondant le système planétaire ; nous verrons dans Parsifal, peuplé de tant de figures diverses, l’unité se faire encore, non plus autour d’un personnage, mais autour du Saint-Graal, symbole du divin. Dans Tristan et Iseult, par contre, la simplification indispensable à la formation musicale est obtenue tout autrement.
C’est sans doute le sujet lui-même qui inspira au poète cette manière de le traiter. Dans Tristan, à proprement parler, nous ne pouvons point distinguer entre le foyer central et les foyers secondaires ; dès le début, tous les « moments » dramatiques se concentrent dans une action unique qui se dilate de plus en plus, jusqu’à « se noyer dans le rythme total de la respiration de l’univers », sans que rien du dehors ait pu influer sur le développement nécessaire de cette action unique et simple. À cet effet, le nombre des personnages est réduit au minimum possible, et, ce qui me paraît plus caractéristique encore, l’action elle-même, très compliquée dans la forme où elle s’était d’abord présentée à Wagner, est ramenée à ses « moments » les plus simples et les plus élémentaires. Deux personnages seulement, Tristan et Iseult, se meuvent au premier plan ; loin derrière eux, figures, types plutôt, déjà presque symboles de la fidélité virile et féminine, Kurwenal et Brangäne ; plus haut que ceux-ci, mais plus loin encore, le roi Marke ; enfin, se détachant à peine sur ces deux océans, la forêt verte ou la mer bleue, le pâtre, le jeune matelot, et Melot : et voilà tout. Si l’on veut, ici, il y a bien une figure centrale : Frau Minne[73], à tout moment invoquée, car il n’est pas un seul mot, au cours de tout le drame, qui n’ait immédiatement trait à l’amour. Iseult et Tristan ne se présentent qu’aux trois moments décisifs de leur tragédie amoureuse ; dès que le monde entre en scène, l’action, chaque fois, s’interrompt brusquement.
C’est bien la vieille, l’éternelle tragédie de l’amour sans espoir, ramenée à son essence purement et universellement humaine, à ses lignes élémentaires, comme jamais un Shakespeare dans son Roméo et Juliette, ni un Godefroy de Strasbourg dans son roman rimé, n’eussent osé l’essayer ; mais dilatée en une puissance d’expression dont seule la musique était capable. Et cette dilatation n’est possible que grâce à la simplification toute classique de l’action, car ainsi, tout d’abord, le dramaturge obtient la condition extérieure nécessaire, à savoir l’espace ; mais avant tout il trouve « dans le poème dramatique, la contrepartie poétique de la forme symphonique ». Je voudrais montrer, par une courte analyse, combien strictement cette réduction à l’élément purement humain, et par conséquent musical, se continue à travers tout le drame.
Dans le premier acte, Tristan conduit à son oncle, comme fiancée, celle que « Frau Minne » lui destine à lui-même ; avant le soir, celle qui est « créée pour lui » appartiendra à un autre. Isolde se décide à mourir, et demande à Tristan de partager avec elle le breuvage mortel : l’attente de la mort descelle leurs lèvres ; ayant bu le poison, comment les héros pourraient-ils mentir ? Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.
Mais à peine « ceux qui étaient faits l’un pour l’autre » s’étaient-ils trouvés dans la mort, qu’ils se perdaient sans retour. C’est avec cette séparation violente de « ceux que la mort avait unis » que commence le second acte. Le flambeau qui brûle à la porte d’Iseult est, pour Tristan, le signal qui l’avertit de ne pas approcher : c’est en vain que Brangäne, qui prévoit la trahison imminente, conjure sa maîtresse de ne pas éteindre le fanal, « au moins aujourd’hui » ; Isolde le saisit :
Le flambeau, — fût-il la flamme de ma vie, — c’est en souriant, — que je n’hésiterais point à l’atteindre.
Tristan accourt ; de nouveau, ils sont dans les bras l’un de l’autre :
N’était-elle pas tienne, — celle qui t’a choisi ? — Qu’est-ce donc que le jour mauvais t’a conté de menteur ?
Et ce n’est pas seulement un seul et court instant, comme sur le navire, qu’ils ont pour se confier le « secret profond », mais toute une longue « nuit d’amour », qui les entoure de ses voiles :
Éteint est désormais — le dernier flambeau — ce que nous pensions, — ce que nous croyions.
Et, dans l’illusion renouvelée du « sommeil définitif », ils peuvent se murmurer l’un à l’autre :
Ainsi, nous mourûmes, — désormais inséparables, — unis en toute éternité, — sans fin, — sans réveil, — sans crainte, — perdus dans un ineffable amour, — nous donnant tout entiers, — pour ne plus vivre qu’en l’amour.
Mais, ils se trompaient encore ; « le jour » n’avait pas « cédé à la mort » et « la nuit ne devait pas être éternelle ». Leur ardente prière :
Bannis l’angoisse, — douce mort, — ô toi, la très désirée — mort d’amour,
cette prière n’avait point été exaucée. Une seconde fois, un « bonheur décevant » leur avait souri ; une seconde fois, ils se voient livrés au jour et aux « fantômes du jour ». Frappé par le traître Melot, Tristan tombe, grièvement blessé, Tristan, « le fidèle entre les fidèles » ; une seconde fois le monde sépare ce que « Frau Minne » avait réuni. Cependant si séparés, si loin l’un de l’autre qu’ils puissent être, c’est à « Frau Minne que la vie et la mort sont soumises ». Ceux qu’elle a destinés l’un à l’autre, doivent s’appartenir, fût-ce même comme « êtres voués à la mort ». Déjà Tristan blessé « a entendu les portes de la mort retomber lourdement derrière lui » ; mais de ce sommeil de la mort « fait de terreur et de délices », il renaît à la lumière du jour.
À travers la mer, Iseult se hâte vers lui « pour mourir, fidèle, avec Tristan ». Mais, cette fois encore, elle le perd à l’instant même où elle croit le posséder enfin pour toujours, cette fois encore, un inexorable destin la prive de ce moment unique et dernier, de ce moment dont la plénitude contient des mondes, dans « sa rapidité faite d’éternité » !
Mais, désormais, le destin est accompli ; l’énamourée ne sera plus « rejetée au jour par la nuit, pour repaître » de ses souffrances « le regard du soleil » ; les assistants ne voient plus en Tristan qu’un cadavre, mais elle, elle voit son amant « ouvrir ses beaux yeux », elle le voit « s’élever, toujours plus haut, couronné d’étoiles ».
C’est à cette forme, la plus simple possible qu’est ramenée l’histoire de Tristan et Iseult, qui, jusqu’alors, nous était donnée dans de gros romans, bourrés d’aventures, et dans le poème en vingt mille vers de Godefroy de Strasbourg. Chez ce dernier, le seul prologue, ce qui précède le philtre d’amour, contient onze mille vers ; chez Wagner, soixante y suffisent ! On sait les intrigues et les aventures sans fin, qui se croisent dans toutes les versions de l’histoire de Tristan ; qu’on les compare avec l’action une, d’une simplicité confinant à l’austérité, qui est celle du drame de Wagner !
En décembre 1854, Wagner écrivait à Liszt : « Puisque, après tout, je n’ai jamais, en ma vie, connu le véritable bonheur de l’amour, je veux élever à ce plus beau des rêves un monument où, du commencement à la fin, cet amour s’assouvira en toute plénitude : j’ai dans la tête un projet de Tristan et Iseult, la conception la plus simple, mais la plus franchement et absolument musicale. Dans le noir pavillon, qui flotte à la fin, je veux alors m’envelopper, pour mourir ». La soif d’amour et de mort qui le brûlait lui-même : voilà la source du Tristan et Iseult de Wagner. « Les anciens déjà ont mis, dans la main d’Eros, comme du Génie de la mort, un flambeau abaissé, » disait le maître à un ami après lui avoir joué quelques morceaux de son Tristan. Il ne saurait échapper à personne, quel rôle joue, dans les œuvres de Wagner, cet appétit de mort. Dans le Vaisseau Fantôme, le Hollandais n’a qu’une prière :
Tannhäuser s’échappe des bras de la déesse d’amour : « Mon désir me pousse au combat, non point au plaisir et à la volupté ; — Comprends-le bien, déesse, — Il me pousse à la mort ! » Et Wotan s’écrie :
Il n’est plus, pour moi, qu’une seule chose :
La fin ! La fin !
Ce même cri, sous des expressions diverses toujours saisissantes, se retrouve en bien des passages de l’Anneau, comme dans Parsifal.
Ô mort !… mourir ! — Seule grâce !
s’écrie Amfortas.
Et Kundry ;
Ô sommeil — sommeil — sommeil profond, ô mort !
Dans Tristan et Iseult, cette soif de mort, si souvent exprimée, et le désir d’aimer se confondent en une aspiration unique : « Désir, désir, aspiration que rien n’apaise, qui renaît, éternellement nouvelle, d’elle-même. — Langueur et soif ; seul salut : la mort, l’anéantissement, le sommeil sans réveil ! » C’est ainsi que le maître lui-même caractérise son drame de Tristan ; et il dit de sa conclusion : « C’est la volupté de la mort, de l’affranchissement suprême, de l’entrée dans ce merveilleux royaume, dont nous ne nous détournons jamais plus que lorsque nous cherchons à en forcer les portes. » L’appellerons-nous la mort ? N’est-ce pas plutôt le monde ténébreux et splendide, d’où le lierre et la vigne s’élevaient, enlacés, sur le tombeau de Tristan et d’Iseult, comme le veut la légende ? Mais la vigne et le lierre ne symbolisent point seulement Iseult et Tristan, mais aussi la double soif d’amour et de mort. Et à cette soif, quelle poignante expression le drame de Wagner sait lui donner !
On allègue que Wagner, « contrairement à toutes les règles de l’art », aurait incorporé la philosophie de Schopenhauer dans son drame de Tristan. Il est vrai qu’il a dit que la « pensée est la plus haute activité de l’homme artistique » ; toutes ses œuvres sont grosses de pensée, et il serait attrayant de montrer, en analysant ses drames, comment, grâce à la coopération de la musique, la pensée n’y parle pas seulement à l’intelligence, mais entre, en quelque sorte, dans le monde des sens, pour y devenir matière artistique. Mais cette pensée n’est point spécifiquement philosophique, et ne saurait en aucun cas être taxée de l’être. Qu’on veuille considérer de près Tristan et Iseult ; le désir amoureux, comme le désir de la mort, sont des mouvements directement contraires à l’éthique de Schopenhauer, puisque tous deux impliquent incontestablement l’affirmation de la volonté. Quiconque suit attentivement le drame, doit se convaincre, et son cœur même doit le lui montrer, qu’une seule aspiration gonfle le sein des deux héros, à savoir l’espoir de la mort ! Pour eux la mort et l’amour sont frère et sœur, comme Siegmund et Sieglinde. Ce n’est point là de la philosophie, c’est de la profonde et poignante poésie, que non point la raison, mais le cœur seul peut comprendre.
Oui, certes, ce n’est ici ni le pessimisme, ni l’optimisme, mais bien l’amour seul qui parle, l’amour tel que si peu de nous l’ont connu, et cet attrait de la mort, qui comme un ange de rédemption aux ailes étendues, plane sur nos têtes à tous !
IV. — Parsifal
Lorsque nous lisons dans Lessing : « Éveiller la pitié, voilà le seul dessein de la scène tragique », nous pouvons bien être tentés de désigner Parsifal comme le drame des drames. D’un bout à l’autre de cette œuvre, nous nous trouvons en présence de la douleur et de la souffrance. C’est, d’abord, le roi Amfortas que « la cruelle maladie condamne à l’insomnie », qui soupire après le bain bienfaisant qui en émoussera l’aiguillon ; on l’apporte sur une civière, touchante image de l’épuisement qui suit « une fiévreuse nuit de tortures ». Puis, dans la seconde scène, nous apprenons de sa bouche que « la blessure et les maux implacables » qui en résultent ne sont que peu de chose auprès de « l’angoisse, de l’enfer de souffrance » auxquelles son âme est en proie, et, en termes faits pour nous émouvoir, il crie à Dieu :
Pitié ! Miséricorde !
Ô Toi, le miséricordieux, oh ! pitié !
Mais ce n’est pas seulement le « coupable gardien de Graal » qui souffre, mais tous avec lui, les bons comme les méchants, les pécheurs comme les innocents : plaintive, la voix de Titurel s’élève de sa tombe ; plaintif aussi, l’appel de Kundry : « Pitié ! pitié pour moi ! » et Klingsor crie, lamentable et furieux, son « angoisse horrible ! » Dans la personne de Gurnemanz comme dans ses récits, nous voyons dépérir « toute la chevalerie, sans force et sans guide », et nous entendons retentir sa plainte encore : « Malheur ! malheur ! gardiens du Graal ! » Cependant, par là, la malédiction de la souffrance s’étend au monde entier, « car, quand le péril appelle le secours », les templiers ne peuvent plus, « pâles, misérables et chancelants qu’ils sont », courir à l’aide des croyants, des bons et des opprimés… Et c’est ainsi que la plainte semble pénétrer la nature entière ; jusqu’aux innocentes filles-fleurs, au moment où elles apparaissent, gémissent : « Malheur ! malheur ! » et se séparent en s’écriant encore : « Ô malheur ! ô douleur ! » Et le cygne fidèle, qui « s’envolait vers sa femelle, pour cingler avec elle, sur le lac, en cercles gracieux », tombe à terre, frappé d’un trait meurtrier. Évidemment, si le dessein de la scène tragique est d’éveiller la pitié, ce dessein se réalise avec le relief le plus accusé dans l’action intérieure de Parsifal, donc dans le spectacle lui-même. Mais ce n’est là que le cadre de l’action proprement dite. Déjà dans les Maîtres Chanteurs et dans l’Anneau du Nibelung, nous avions l’illusion qu’une action dramatique se trouvait là, nouée et complète, quand l’auteur introduisait enfin le vrai héros ; et ce n’est qu’alors que nous pouvions nous rendre compte de ce qui, pour le poète-musicien, devait être l’action véritable. Avec Parsifal, ce rapport devient plus transparent encore ; Parsifal, le héros, se meut en effet, en un sens, en dehors des circonstances qui éveillaient notre pitié, et ce n’est que tout à la fin que le drame de sa vie se confond avec celui de la chevalerie agonisante. Ainsi l’action proprement dite, l’action principale, c’est la genèse de la pitié dans le cœur de Parsifal, et l’effet qu’elle exerce sur la vie de son âme. Et c’est bien pourquoi on peut appeler Parsifal le drame des drames : la scène qui évoquait notre intense pitié représente ici le monde entier ; et, dans chaque acte, la véritable action ne se développe qu’au fur et à mesure que cette pitié naît et grandit dans le cœur du héros.
Cette action, comme toute autre, d’ailleurs, ne pouvait s’élever à la vraie grandeur tragique qu’en raison de la grandeur d’âme du héros lui-même. Dans un fragment contemporain de l’œuvre, Wagner écrit : « Il ne saurait s’agir seulement de la protection du faible par le fort », et il ajoute : « ce n’est pas la misère du faible à qui la pitié est due, mais bien la miséricorde dans l’âme du fort, qui représente le but à atteindre. » Et en fait, ce qui caractérise Parsifal, et ce qui l’apparente de si près à Siegfried, c’est sa force ; comme Siegfried, il est bien un héros, le héros de l’action. Auparavant, Wagner avait conçu tout autrement un sujet analogue à beaucoup d’égards : c’était en 1856, précisément entre le premier projet de Tristan (1854-1855) et le premier projet de Parsifal (1857) ; dans ce drame les Vainqueurs, dont l’Inde du Bouddha est le théâtre, la force des héros Ananda et Prakriti se manifeste, strictement conforme à l’idée hindoue et pessimiste, par le renoncement, par le vœu de chasteté ; une esquisse antérieure de Parsifal se termine aussi par ces mots :
Grand est le charme du désir,
Plus grande la force du renoncement !
Dans le Parsifal définitif, par contre, le renoncement ne trouve plus de place, et la pitié y engendre l’acte, l’acte dont la victoire est le fruit. Dans tous les drames de Wagner, il n’est pas de héros plus avare de paroles : dans le premier acte, Parsifal ne parle presque pas, dans le troisième fort peu, et dans le second, où sa prétendue loquacité arrache tant de soupirs aux critiques, son rôle se compose d’à peine une centaine de vers, dont beaucoup ne comptent qu’un, ou de deux à quatre mots ; pour Parsifal, vivre, c’est agir. Et combien domine en lui la volonté, c’est-à-dire le besoin d’action, c’est ce qui se manifeste dès le début. C’est lui-même qui a taillé son arc, comme Siegfried a forgé son épée ; il a quitté « le désert bienheureux » où il vivait avec sa mère, pour batailler à travers le monde ; sa joie, c’est de se mesurer « avec les bêtes sauvages et les hommes forts », il frappe en plein vol l’aigle farouche », et Kundry nous apprend que « brigands et géants, tous craignent la vigueur de son bras » ; il a oublié sa mère dans la seule joie de vivre ; il veut étrangler le messager qui lui apporte la nouvelle de sa mort ; sans armes, il réduit à merci les chevaliers du château enchanté de Klingsor. Voilà ce qu’est le héros du dernier drame de Wagner : rude à l’extérieur, mais non pas grossier (car la grossièreté est un des fruits empoisonnés de la civilisation), un héros batailleur et assoiffé d’action, dont le trait marquant est surtout une volonté indomptable et impétueuse.
Il est de toute nécessité d’insister là-dessus, parce que, malgré l’exposition, d’une transparente clarté, le caractère de Parsifal a souvent donné lieu à d’incroyables malentendus : en partie, peut-être, parce que les actes extérieurs, les combats, etc., ne peuvent, nous le savons, être représentés dans le drame wagnérien, mais seulement les moments de la lutte intérieure, les points critiques de la vie psychique, en partie peut-être, parce que, dans la conception un peu bien naïve de beaucoup d’hommes, il y a moins de force de caractère à fuir l’enchantement des sens pour voler au secours de l’humanité, qu’à faire justement le contraire : cela, ils l’appellent : « Froideur sans volonté » ; ceci, « indomptable énergie[74] ». Et pourtant les anciens poètes avaient bien reconnu la pureté comme un trait essentiel du caractère de Parsifal ; qu’on se souvienne, par exemple, combien charmante est la peinture que fait Wolfram d’Eschenbach de la virginale chasteté du héros tant éprouvé, enfin vainqueur. Mais, chez Wagner, ce trait saillant a pris une haute signification dramatique ; je ne saurais comprendre, pour ma part, où l’on prétend découvrir, dans cette œuvre, la moindre trace de vœux monastiques de chasteté, à moins que ce ne soit peut-être chez Klingsor, « le méchant par delà les montagnes ». Titurel, le saint héros, est le propre père d’Amfortas, Parsifal, celui de Lohengrin. D’autre part, le peuple a toujours su discerner la valeur, non seulement morale, mais aussi psychologique et physiologique, de la chasteté ; il a surtout su voir qu’ici, à ce point précis, l’élément moral et l’élément physique sont inséparables et confondus. Qu’un héros vierge, seul, puisse tuer le dragon, c’est là un trait persistant des vieux mythes, et on le retrouve même dans de lointaines légendes exotiques, comme dans l’Aladdin persan, où le trésor ne saurait être retiré du sein de la terre par le magicien, mais seulement par le jeune homme encore innocent. Quand Siegfried tue Fafner, il n’a pas même effleuré du regard une femme. Mais avant qu’il parte pour courir le monde, Brünnhilde est devenue son épouse : chaste encore, pas même la ruse la plus madrée de Mime n’a suffi à l’égarer, car alors, il comprenait l’avertissement de l’oiseau perché sur la branche ; tout au contraire, le Siegfried ayant connu la femme est la dupe facile des convoitises charnelles, et son inconscience n’hésite plus devant le breuvage d’oubli. Comme Siegfried en face du monstre, Parsifal, pur, confronte la « diablesse ancienne, la rose d’enfer » (Kundry), et en reste vainqueur. Il est clair qu’à semblable victoire il fallait la force intacte d’un homme pur et non encore défloré par les plaisirs des sens ; ceci, surtout, au point de vue du développement ultérieur du drame : car c’est la douleur, très réelle et très physique, que l’embrassement de Kundry cause à Parsifal, c’est cette douleur qui évoque subitement devant ses yeux l’image d’Amfortas souffrant, et cette douleur, un innocent, « un pur simple », pouvait seul l’éprouver, et non point un homme expérimenté.
La violence de cette douleur que ressent Parsifal, l’énergie indomptable avec laquelle, au mépris de toutes les tentations qui le guettent, il fuit loin du « désir criminel » nous garantissent non seulement sa pureté, mais sa grande force physique et la puissance inflexible de sa volonté ! Comme chez tous les héros d’action, les résolutions, chez Parsifal, sont toujours soudaines, prises en connaissance de cause et poursuivies jusqu’à leurs dernières conséquences ; il ne peut atteindre le but assez vite : à peine, dans le premier acte, a-t-il blessé le cygne et crié avec orgueil : « C’est en plein vol que je frappe ce qui a des ailes », qu’il brise son arc et jette ses flèches loin de lui ; à peine a-t-il posé sa tête confiante sur les genoux de Kundry et reçu le baiser de ses lèvres, qu’il la repousse « violemment » et s’écrie à voix haute et forte : « Corruptrice, éloigne toi de moi ! » Si on veut donc, à toute force, trouver ici du bouddhisme, cela ne peut être qu’en ce sens, que les quatre premières règles de la « sainte vérité sur la voie de l’affranchissement de la souffrance », sont, d’après le Buddha : « une foi vraie, une résolution droite, des paroles justes et des actions irréprochables. »
Celui qui tiendrait à s’en remettre à un guide pour étudier la manière remarquable, absolument nouvelle dans l’histoire du drame, dont l’action est menée dans Parsifal, peut consulter mon Drame wagnérien, où j’ai traité ce sujet si longuement que je n’ai pas ici grand’chose à y ajouter, et ne saurais guère que me répéter. Comme dans les autres drames de la seconde phase, l’action est tout intérieure. Le centre indispensable, fixe, c’est le Graal ; car il est le symbole visible, qui relie ce qui se passe dans l’âme de Parsifal à ce qui se passe autour de lui. En assistant, spectateur muet, à la scène du temple du Graal, en entendant les plaintes d’Amfortas et l’harmonie des saints cantiques qui parlent de foi, d’amour et d’espérance, en prenant sa part de la bénédiction attachée à la contemplation du Graal, en voyant les chevaliers échanger le baiser fraternel, le jeune homme reçoit des impressions qui resteront déterminantes pour sa vie à venir ; c’est ce qui permet aussi l’unité musicale et qui fait des sons dont s’accompagne l’image, des plaintes d’Amfortas, des chants dans le temple du Graal, le langage propre à traduire les mouvements les plus intimes du cœur de Parsifal. Et ces mouvements constituent le drame, le vrai, ou plutôt il n’y a ici qu’un mouvement continu : le changement graduel du « simple[75] », qui suivait aveuglément sa volonté sans frein, en l’homme pleinement conscient, qui se reconnaît destiné à une noble tâche, qui courbe son vouloir au service de cette tâche, et qui, armé de son énergie purifiée, surmonte des obstacles et des épreuves sans nombre, soutient des « luttes et des combats », pour parvenir à la couronne réservée au plus fort des héros. En vérité, qu’y a-t-il là qui rappelle l’impuissance d’un abstinent timoré et sans vigueur ? Dans Parsifal, l’œuvre de ses trente dernières années, le maître a fait ce que le drame parlé n’eût jamais pu faire : il a créé un héros tragique qui sort, victorieux, du combat de la vie.
Le lecteur me dispensera donc de m’étendre sur la tendance éthique et religieuse qu’on veut nous offrir comme étant celle de Parsifal. Dans son article sur l’Opéra impérial de Vienne, Wagner rappelle les mots bien connus de l’empereur Joseph II : « Le théâtre doit servir à ennoblir les mœurs et le goût de la nation » et remarque à cette occasion : « Pour son application pratique, ce principe gagnerait peut-être en clarté à être ainsi formulé : il faut que l’ennoblissement du goût contribue à élever les mœurs de la nation, car évidemment, l’art ne peut réagir sur la moralité que par l’intermédiaire du goût, et non point immédiatement. » Ces mots peuvent s’appliquer à Parsifal. Cette œuvre ne contient point une doctrine morale, encore moins une doctrine religieuse, c’est la représentation artistique d’un grand caractère, d’un caractère religieux au sens le plus noble et le plus élevé du terme.
Il peut y avoir, par contre, un plus grand intérêt, un intérêt plus purement artistique, maintenant que nous avons sous les yeux les quatre grands drames de la seconde phase, ces œuvres où l’activité consciente de Wagner se manifeste en une forme d’art nouvelle, il y a intérêt, disais-je, à nous demander quelle est, au juste, la notion de l’action dramatique telle qu’elle s’y révèle pour la première fois. Évidemment, l’intérêt artistique se double, ici, d’un intérêt « biographique » au premier chef, car Wagner ne fût jamais arrivé à pénétrer, comme il l’a fait, jusqu’au centre profond et intime de cette action, si ce même trait distinctif ne se fût tout d’abord, manifesté et accentué dans sa propre intelligence.
Ici, un coup d’œil rétrospectif devient nécessaire.
Encore que de tout temps le but de la plus noble poésie dramatique ait été la manifestation des mouvements intérieurs de l’âme, ceux-ci ne pouvaient jamais être représentés immédiatement, mais seulement par voie médiate, par les mouvements du corps et par ceux de la raison. Mais dans le drame de Wagner, aux moyens médiats d’expression que peuvent fournir le geste et la parole, s’ajoute, par la musique, la manifestation directe, immédiate des mouvements de l’âme.
Combien profonde, presque inconcevable pour nous autres modernes, était la signification de la musique pour la vie grecque dans son ensemble, on le sait : la musique et la gymnastique étaient, à cette époque de floraison artistique, les deux maîtres-piliers de toute culture. Dans son Beethoven, Wagner dit : « Il nous semble certain que la musique des Hellènes pénétrait, pour eux, tout le monde phénoménal et s’alliait intimement aux lois qui le manifestent à notre intelligence. Les nombres de Pythagore ne prennent vraiment vie que sous l’angle de la musique ; l’architecte observait l’eurythmie, le statuaire l’harmonie des proportions dans la création des lignes et des formes ; les règles mélodiques, du poète, faisaient un chantre, et les accents inspirés des chœurs projetaient le drame sur la scène ». Une atmosphère musicale entourait donc toute la vie des Grecs, et nous ne saurions douter qu’aussi dans le drame, abstraction faite de l’influence de la musique sur la versification, influence dont on ne saurait trop accentuer la grande importance, le chant jouait en Grèce un rôle considérable, qu’il éveillait entre autres une émotion de solennité religieuse, mais aussi des sentiments tour à tour guerriers, gais, ou terribles. Mais toute l’architecture du drame grec nous prouve jusqu’à l’évidence que, pour lui, la musique ne formait pas un élément constitutif de construction artistique. L’état alors embryonnaire du langage des sons, comparé à la haute perfection de celui des mots, suffirait à lui seul pour nous persuader de l’impossibilité qu’il y devait y avoir à ce que la musique participât, activement et essentiellement, à la réalisation du dessein artistique proprement dit. La vue, non plus, ne pouvait même que jouer un rôle tout général dans la création des impressions. Sans doute, la taille surhumaine des acteurs chaussés du haut cothurne, l’expression rigide et accentuée du masque, visible au loin, ne devaient point rester sans effet sur des spectateurs naïfs et impressionnables ; mais, encore là, il ne saurait s’agir que de quelque chose de tout général, non d’un facteur organique, vivant, susceptible d’un constant développement dans l’expression artistique. La vue et l’ouïe, dans le drame grec, ne servaient donc que d’effets accessoires, destinés à souligner et à renforcer l’impression totale. Ce qui, dans ce drame, est vraiment œuvre d’art, s’adresse exclusivement à l’intelligence. Nous avons les récits des messagers, les monologues, les dialogues, les épanchements de cœur des héros et leurs disputes ; nous avons aussi, décrite par le chœur antique, l’impression que tout cela produit sur leur entourage ; mais, toujours et partout, c’est la parole seule, c’est-à-dire l’entendement, qui nous révèle l’action même du drame.
Le drame de la Renaissance, qui, avec Shakespeare, parvint à son plus complet épanouissement, se distingue du drame antique en ce qu’à la parole, c’est-à-dire à l’intelligence, il ajoute la collaboration de l’œil. Là, nous avons, au lieu du masque, les traits mobiles du visage ; au lieu du pas mesuré et lourd qu’impose le cothurne, le mouvement rapide, et, comme un éclair dont s’illumine l’homme intérieur, le geste ; au lieu des longs récits, les scènes mêmes se passant sous nos yeux. On objecte que le théâtre de Shakespeare ne possédait que peu ou point de décors. Le fait est sans importance ; l’acteur, en chair et en os, se mouvait presque au milieu des spectateurs, auxquels n’échappait pas la moindre contraction musculaire, et la toile peinte du fond n’eût eu, dans cet agencement scénique, même au point de vue de la perspective, que bien peu de sens. Et puis il ne faut pas oublier, que si le décor proprement dit ne signifiait pas grand’chose, les costumes étaient d’un réalisme et d’une fidélité extrêmes, et que l’art du machiniste, grâce aux efforts de Shakespeare lui-même, parvint alors à un haut point de perfection. Il est évident que cette collaboration de l’œil, en tant qu’organe de construction artistique, modifie profondément toute la conception de « l’action dramatique ».
L’impression visuelle a contribué à transporter le drame du dehors au dedans. Le héros se dresse plus immédiatement près de nous ; non seulement nous le regardons dans les yeux, mais nous entrevoyons beaucoup de son cœur. Dans le drame antique, on se bornait à nous raconter les événements, et cette partie extérieure du drame, bien que ce ne fût pas aux yeux des spectateurs qu’elle fût présentée, n’en formait pas moins forcément la partie principale, car elle exigeait de nombreux et saisissants récits ; sitôt qu’à ceux-ci la vue directe se substitue, l’importance des événements eux-mêmes diminue en comparaison de ce qui se passe dans l’âme des personnages. Et les mouvements de cette dernière prennent toujours plus de place dans le drame. La notion de « l’action dramatique » s’en trouve élargie et intériorisée. Sans l’impression visuelle, jamais le drame n’eût pu entreprendre la dramatisation de sujets comme ceux de Hamlet et du Roi Lear, qui sont presque uniquement des tragédies de l’âme. Par une conséquence évidente, la signification de la parole, en tant que moyen descriptif d’expression, là, a diminué ; par contre, la valeur musicale de la langue, chez Shakespeare, est encore si grande, que les traductions de ses œuvres sont à l’original ce qu’un squelette décharné est à un adolescent brillant de jeunesse et de santé.
Richard Wagner, qui dit lui-même de ses procédés que « de tout temps ils se sont beaucoup rapprochés de ceux de nos grands maîtres (allemands) », ajoute à l’intelligence et à l’œil, comme moyen artistique et constructif d’expression, l’oreille, c’est-à-dire l’oreille non plus comme organe réceptif de la parole intelligible, mais comme organe du sens musical, au moyen duquel les mouvements les plus intimes peuvent se communiquer de l’âme des personnages à celle des auditeurs, et cela avec une sûreté immédiate, absolument en dehors de la puissance des mots. Pour que cela pût se faire, il fallait sans doute d’abord que la musique eût acquis, au cours des siècles, un développement qui lui donnât une souplesse et une richesse d’expression égales au moins à celle de la langue parlée ; il fallait qu’elle eût atteint, pour se pleinement adapter au drame, la mobilité la plus illimitée. « Les conquêtes de la musique moderne », écrit le maître, « grâce surtout aux grands maîtres allemands, ont seules rendu possible la naissance d’un art dramatique dont le Grec n’eût pu pressentir en rien l’expression et l’effet. Toutes les possibilités d’où peut sortir la perfection suprême sont d’ores et déjà acquises. » Si donc le dramaturge avait pu, grâce à la collaboration de l’œil, faire d’un Hamlet le héros d’une action admirable et parfaite, Wagner, lui, a dépassé d’une distance égale le poète de Hamlet. À l’intelligence qui réfléchit et à l’imagination qui peint, à la vue qui convainc par l’image directe et matérielle, il a joint les révélations que nous donne la musique, du monde invisible, de l’homme intérieur. Et c’est là plus qu’un progrès seulement, car le drame a enfin trouvé sa langue propre, qu’il cherchait, nous l’avons vu, depuis si longtemps. En effet, son vrai but fut toujours d’exprimer l’indicible et l’ineffable ; de tout temps les vrais créateurs avaient dit : « En vérité, la grandeur du poète se mesure à ce qu’il tait, à l’inexprimable que, par son silence, il nous pousse à dire en nous taisant comme lui ». Mais comment pouvaient-ils se taire ? La parole n’était-elle pas leur seul moyen de se faire comprendre ? Même en mourant, Hamlet doit parler ; et c’est avec un suprême soupir d’affranchissement qu’il exhale ces mots : « Le reste est silence ». Mais ce silence, dont le sein recèle ce qu’il y a de plus vrai, de plus profond, de vraiment éternel dans le cœur humain, ce repos suprême, le musicien seul lui donne une voix qui est vraiment la sienne, car il dispose d’une langue nouvelle, d’une « langue, dans laquelle l’illimité peut enfin s’exprimer aussi clairement que possible ». Et qu’on ne s’imagine pas que la musique y puisse parvenir d’elle seule ; cela ne lui est pas possible. Wagner, dès le début, l’a compris ; jamais sa création musicale n’a prétendu se passer de la parole et de l’image scénique ; ce n’est que par et dans le drame que la musique peut se faire forme et image, ce n’est que là qu’elle peut passer du domaine de l’arbitraire dans celui de la nécessité ; et c’est pourquoi cette œuvre d’art suprême, le drame tel qu’il l’a compris et révélé, fut toujours le but de ses efforts. C’est justement parce qu’il était un si puissant musicien, qu’il devait, de toute nécessité, vouloir le drame. Comme celui de Sophocle, le sien devait faire apparaître la situation donnée au moyen de l’intelligence ; comme celui de Shakespeare, le drame wagnérien devait dessiner clairement, nettement, et la figure individuelle de ses héros, et les événements où ils se meuvent ; mais il allait désormais, manifester, avec une sûreté digne de Beethoven, dans la situation « concevable » l’inconcevable, l’homme dans le personnage, et, dans les péripéties extérieures, l’action intérieure, l’action de l’âme. Il fallait que la musique nous emportât nous-mêmes avec une irrésistible véhémence, de même que Parsifal est emporté au gré de sa volonté impétueuse, et qu’ainsi le poète disposât souverainement de nous. Et encore n’était-ce là qu’un premier pas tout extérieur, qu’une préparation, en quelque sorte. La musique devait nous apprendre à voir, comme Parsifal, jusque dans l’essence même des choses ; à comprendre « les brins d’herbe, les fleurs et leurs corolles nous confiant leurs tendres secrets », comme dans le « Charme du Vendredi-Saint ; » à ressentir, dans notre propre souffrance, la douleur de « nos frères en détresse, à démêler, dans notre plainte à nous, la plainte de Dieu même, le soupir de la création ». Ainsi, comme naguère dans le drame de Shakespeare comparé à celui de Sophocle, encore ici, la notion de l’action dramatique se trouvait à la fois intériorisée et universalisée ; intériorisée, parce que la musique est pour nous le seul moyen de pénétrer dans l’invisible domaine intérieur ; universalisée, parce que la musique ne manifeste jamais ce qui est spécial, individuel, mais bien ce qui est général, si bien que, en se combinant avec l’image scénique, elle prend, vis-à-vis de nous, une valeur allégorique, et s’élève ainsi, sans qu’un acte de réflexion de notre part soit nécessaire, à la dignité d’un symbole gros d’infini.
Wagner pouvait donc, bien mieux, il le devait, amener les actions à une force d’intelligibilité et de conviction que n’eussent pu rêver ni un Sophocle, ni même un Shakespeare. Nous avons vu, dans les Maîtres Chanteurs, une action poignante nous être représentée, dans toutes ses vicissitudes (en rapport constant avec les événements extérieurs), presque sans parole, par la seule éloquence de la musique, et cela, dans tout le développement de cette action intime ; dans l’Anneau du Nibelung, l’action, déposée tout d’abord dans l’âme d’un héros surhumain, devient par là de taille à embrasser le monde, et le développement historico-tragique peut ainsi se continuer à travers les générations successives, sans que l’unité formelle en ait à souffrir ; tout au contraire, elle n’en pénètre l’ensemble grandiose qu’avec plus de puissance et de précision ; dans Tristan et Iseult, les héros, dès le premier acte, meurent au monde extérieur, et il ne reste presque que ce « centre le plus intime du monde », leur moi conscient, où l’action la plus brûlante se poursuit pendant tout un drame ; enfin, dans Parsifal, un rôle capital est donné à la vue (comme dans les Maîtres Chanteurs), et à l’intelligence (comme dans Tristan), et ici l’image et la parole pénètrent dans le cœur du héros, s’y clarifient de plus en plus et nous sommes amenés, tant par l’image scénique et plastique des impressions éprouvées par Parsifal, que par la magique puissance des sons, chargée de nous révéler ce qui se passe d’ineffable dans son cœur, à contempler nous-mêmes le monde par l’œil du génie.
Telles sont les profondeurs où nous portent les œuvres d’art d’un Wagner ; voilà comment il sait comprendre l’action dramatique.
ÉPILOGUE
BAYREUTH
Hebbel a élargi et précisé en des termes remarquables la notion même du symbole, en disant : « Toute action significative en elle-même et par elle-même est symbolique. » Il parle ici d’action au sens dramatique ; mais on peut étendre son affirmation à toute action que produit la vie ; tout acte grand est un symbole, surtout lorsqu’il prend une forme visible, propre et originale. Cela est profondément vrai du Bayreuth de Wagner. Le Festspielhaus n’est pas seulement un théâtre très pratiquement construit pour s’adapter à des fins spéciales, mais aussi et en même temps une révélation monumentale des aspirations, des infatigables efforts, des luttes ardentes de toute sa vie. Ainsi que la personnalité du maître éclatait dans son moindre geste et semblait mouler les traits de son masque expressif, de même la somme de son activité, la « balance » effective de sa vie, s’est comme condensée en une représentation dont le symbole visible est le Festspielhaus. Et comme en tout autre symbole, autour de ce noyau on peut tracer une série de cercles concentriques qui s’en écartent plus ou moins. Au sens le plus étroit, c’est le théâtre des Nibelungen : dès les années qui suivirent 1850, Wagner rêvait d’élever une construction spéciale pour y représenter son Anneau du Nibelung, et ce fut là que son rêve se réalisa. En un sens déjà plus large, c’est une scène où les œuvres de Wagner en général peuvent être représentées selon ses vues, puisqu’aucune autre salle de spectacle ou d’opéra ne pouvait y répondre et y suffire. Ce n’est que par des représentations d’un style à la fois sévère et spécial que le monde peut être mis à même de comprendre que, là, il ne s’agit point « d’opéras particulièrement compliqués », mais d’un nouveau genre de drame ; que Wagner non seulement nous a laissé une série d’œuvres d’art, mais qu’il a bien ouvert, à l’imagination créatrice des générations à venir, un domaine nouveau, propre à « des inventions éternellement nouvelles ». L’accès dans ce domaine réintègre le drame, l’art suprême, dans sa divinité véritable, dont il était déchu avec l’opéra ; du même coup il est affranchi de la « littérature » et du dilettantisme auxquels, dès longtemps, le spectacle parlé l’avait ravalé… On voit que les cercles vont s’agrandissant. Mais si le lecteur veut bien se rappeler ce que j’ai dit, dans la seconde partie, des idées de Wagner sur la dignité de l’art, il aura vite fait de comprendre que ce n’est point là tout : car, loin d’avoir imaginé Bayreuth seulement pour la glorification de ses propres œuvres, ou pour la réalisation d’une nouvelle forme de drame, le maître aspire à quelque chose qui dépasse de beaucoup et sa personne et la durée probable ou certaine de ses créations les plus géniales : l’art doit devenir un facteur déterminant, constructif, dans la vie du genre humain ; c’est à lui de montrer la voie « quand l’homme d’État doute, quand les bras du politique lui tombent, quand le socialiste s’acharne à de stériles systèmes » ; à lui de proclamer ce que le philosophe ne peut au plus qu’indiquer ; c’est à lui seul que revient la tâche de sauver la religion, menacée de tant de côtés à la fois, en amenant, par la présentation de l’image, l’âme à saisir l’essence même, l’essence « intime de cette religion, de l’ineffable vérité divine »… Peut-être les grands poètes allemands, et au premier rang, le créateur de Bayreuth, se sont-ils trompés ? Peut-être comme Hans Sachs, n’ont-ils fait que rêver « un beau rêve du soir » ? Ou bien Wagner avait-il raison, quand il s’écriait : « Le jour viendra où ce monument, héritage que nous, les aînés, laisserons à nos cadets, ouvrira ses portes pour le salut de nos frères du monde entier ! » Peu importe : à son Bayreuth personne ne saurait au moins disputer cette haute signification, que c’est une première impulsion, un geste superbe qui achemine à sa réalisation la conception du rôle formateur de l’art dans la vie de l’humanité. « Il est donné à l’artiste », écrit le maître, « de voir d’avance, dans sa forme future, un monde encore informe, d’en jouir prophétiquement dans la force de son désir et de son espoir » ; mais ceci est caractéristique, chez Wagner, que sa propre conviction et sa propre jouissance ne lui suffisent pas ; toujours il lui faut créer pour les autres, et jamais, jusqu’à sa mort, qui le surprit la plume à la main, jamais il ne satisfit assez, à son gré, à son devoir envers le monde et envers l’art sacré, à son « devoir de fidélité », comme il l’appelait lui-même. C’est qu’il n’est point uniquement un artiste, point uniquement un penseur, mais aussi un réformateur au sens le plus étendu du terme. Vers 1850, déjà, il s’assigne comme but définitif « de montrer aux hommes la voie du salut ». Rien ne lui tient tant à cœur que le bien moral de son peuple et de l’humanité : il ne veut ni avoir agi, ni agir uniquement pour procurer des jouissances à ses semblables, mais aussi et surtout pour les ennoblir : « Que l’homme le plus âgé ne songe point à soi, mais qu’il aime le plus jeune pour l’amour de ce qu’il lui lègue, de la nourriture nouvelle qu’il apporte à son cœur ! », c’est ainsi que s’exprimait l’homme qui a érigé le « Festspielhaus » de de Bayreuth. Et c’est pourquoi, pour nous, Bayreuth n’est pas seulement le lieu où les œuvres du maître ont pu être représentées, mais bien le symbole de tout l’opulent héritage que Wagner a voulu « nous verser dans le cœur ».
On trouve, dans les livres écrits sur Wagner, diverses données sur la genèse de l’idée des Festspiele. Il est aussi superflu qu’impossible de vouloir, en s’appuyant sur des documents, lui assigner une première date : de tout temps, Wagner n’a voulu apporter au théâtre que des représentations présentant toute la perfection possible, autant dire des solennités artistiques, de vraies fêtes en un mot. Au cours de sa biographie, j’ai déjà conté les doléances du directeur de Riga sur les « tourments » que causaient, soit à lui-même, soit à son personnel, les tentatives réitérées de Wagner pour obtenir une exécution impeccable : c’était en 1838, et le maître n’avait alors que vingt-cinq ans. Il est bien évident que l’effort extraordinaire que pareille exigence impose aux exécutants, ne saurait être l’affaire de chaque jour, surtout en matière d’œuvres musicales, demandant le concours minutieux et enthousiaste à la fois de tant de facteurs différents. Voilà pourquoi nous entendons Wagner demander à tout instant que les théâtres restreignent le nombre de leurs représentations, mais qu’en revanche ils n’en donnent que d’excellentes ; pour lui, une représentation défectueuse est un crime contre l’art, et contribue, du même coup, à gâter le goût de public. Ces idées, on les trouve, par exemple, longuement développées et appuyées d’arguments détaillés et pratiques, dans son Projet d’organisation d’un théâtre national allemand, de l’an 1848[76]. Cependant, Wagner ne perd jamais de vue le public, « ce tout-puissant collaborateur » ; il sait qu’on ne saurait octroyer, pour ainsi dire, des chartes artistiques, mais qu’il s’agit, comme l’a si bien dit Schiller, de présenter au monde ce qui est éternellement et absolument beau, de façon « à le transformer en un objet qui s’adapte aux tendances humaines » ; et c’est ainsi qu’au temps de Lohengrin, en 1847, nous le voyons écrire : « Il faut que des actes forment le public, car tant ce qu’il n’aura pas appris à connaître ce qui est vraiment bon dans la série de ses conséquences, le besoin n’en sera point éveillé chez lui ». Et en 1850, il répond à la direction du théâtre de Weimar, qui lui demandait de rendre Lohengrin plus « commode » (!) pour le public en y pratiquant des coupures : « Si vous voulez vraiment éduquer ce public, il faut avant tout que votre éducation le fortifie, il faut que vous chassiez la lâcheté et la mollesse de ses membres, que vous l’accoutumiez non à se distraire au théâtre, mais à s’y recueillir. Et si vous ne l’habituez pas à cet exercice de force dans la jouissance artistique, votre zèle amical ne servira à propager ni mes œuvres, ni mes intentions. Les Athéniens assistaient dès l’heure de midi jusque dans la nuit à leurs trilogies, et ils n’étaient que des hommes ; mais c’étaient des hommes qui participaient activement au plaisir que ces trilogies leur donnaient ».
Cette conception de la destinée du théâtre, cette ferme exigence des moyens pratiques propres à lui rendre sa dignité vraie, ont été le terrain sur lequel l’idée des Festspiele devait croître et mûrir plus tard. Tout d’abord, elle a un rapport génétique étroit avec l’Anneau du Nibelung. Quand le maître eut agrandi cette œuvre jusqu’aux proportions d’une gigantesque trilogie, il lui devint évident qu’il ne pouvait compter, pour son exécution, sur les théâtres ordinaires. Déjà lorsque les lignes générales du projet furent arrêtées dans sa tête, il écrivait à Uhlig, le 12 novembre 1851 : « Par cette conception, je m’arrache à toute relation possible avec le théâtre et le puhlic d’aujourd’hui, je romps définitivement et à jamais avec la forme présente ». On ne pouvait alors prévoir que nos théâtres, trente ans après, se jetteraient avidement sur cette même œuvre et la tranformeraient, en la défigurant de diverses manières, et certes, cette perspective n’eût point été de nature à encourager le maître. Dès le début, cette œuvre fut pour lui, comme devaient l’être aussitôt celle de la seconde moitié de sa vie, quelque chose d’auguste et de sacré ; il ne fallait pas que, comme les précédentes, elle fût condamnée « à mendier, pour lui, le pain quotidien ». Et le maître écrit à Liszt : « Je ne voudrais pas, même en pensée, polluer les Nibelungen en y rattachant la moindre juiverie calculatrice, et j’entends leur conserver toute leur pureté, même sous ce rapport ». Aussi cette œuvre ne devait-elle se donner qu’à titre de « fête spéciale ». « Il ne me vient point à la pensée, de songer, pour elle à aucun théâtre existant, car je ne veux pas qu’on représente une œuvre comme la mienne entre Martha et le Prophète, écrit Wagner en 1855, à Fischer ; il faut que les frais de cette fête se règlent d’une manière quelconque ; ni l’auteur ni les coopérateurs ne doivent en battre monnaie ou en retirer un profit pécuniaire, et tous les vrais amis de l’art doivent y avoir leur libres entrées. » Plus clairement encore Wagner s’exprime sur cette idée première des Festspiele, dans une lettre à Uhlig : « Si jamais je pouvais disposer de 10000 thalers, voici ce que je ferais : ici, à Zurich, où je me trouve actuellement et où il y a beaucoup de bois, je ferais ériger, sur quelque belle prairie près de la ville, et à mon idée, un théâtre provisoire en poutres et en planches ; je n’y installerais que les décors et les machines nécessaires à la représentation de mon Siegfried. Puis j’inviterais à venir passer six semaines à Zurich des chanteurs choisis parmi les plus propres à le jouer. De la même façon, je convoquerais mon orchestre volontaire. Dès le nouvel an, invitations et demandes seraient adressées à tous les amis du drame musical par tous les journaux d’Allemagne, les conviant à assister à la solennité dramatique et musicale ; quiconque s’annoncerait et consentirait à venir à Zurich, aurait son entrée assurée. De plus, j’y inviterais la jeunesse de l’endroit, Universités, Sociétés de chant, etc. Une fois tout réglé, je ferais ainsi représenter Siegfried, trois fois dans la même semaine : après la troisième représentation, le théâtre serait démoli, et ma partition brûlée. Aux gens à qui l’affaire aurait plu, je dirais : Allez et faites de même ! Seulement j’ajouterais : « Si vous voulez encore entendre de moi quelque chose de nouveau, trouvez l’argent vous-mêmes. » Et à présent, te fais-je assez l’effet d’un fou ? Cela se peut, mais je t’assure que d’atteindre à ce but est désormais l’espoir de ma vie, la seule raison que j’aie de m’attaquer à quelque œuvre d’art ». Telle est l’idée des Festspiele dans toute sa pureté, telle qu’elle apparaissait au génie, avant de devoir abandonner une part de ses exigences idéales au contact de la réalité et des mille compromis qu’elle entraîne à sa suite.
Ce projet, Wagner lui donna pour la première fois la publicité dans la Communication à mes amis, de décembre 1851 : « Je pense, dans une fête instituée à cet effet, représenter tôt ou tard, en quatre soirées, dont une préliminaire, ces trois drames et leur prologue. Je croirai avoir atteint complètement le but de cette représentation si j’obtiens chez les artistes, mes collaborateurs, c’est-à-dire chez les acteurs, et pendant ces trois soirées, chez mes spectateurs, réunis pour apprendre à connaître mon dessein artistique, une compréhension réelle, non critique, mais vraiment morale et sympathique de ce dessein. Toute conséquence ultérieure m’est aussi indifférente qu’elle doit me sembler superflue ». On voit comment cette idée, qui courait en quelque sorte, dans le sang même de Wagner, s’unit de plus en plus avec ce projet, nettement défini, d’une représentation de l’Anneau. Érection d’un Festspielhaus en vue de ce seul but ; après des préparations longues et minutieuses, célébration d’une seule fête, indépendamment de toute visée industrielle : tels étaient, alors déjà, les principes fondamentaux de l’idée des Festspiele, et c’est exactement d’après ces mêmes principes que fut construit le théâtre de Bayreuth. Mais même certains corollaires accessoires, par exemple cette pensée qu’il fallait chercher exclusivement dans une petite ville, non dans une grande, le terrain propre à l’érection du Festspielhaus, se présentaient très clairement, dès cette époque, à l’esprit de Wagner, et il écrit à Liszt, le 30 janvier 1852 : « Les grandes villes et leur public ne sont plus rien pour moi, je ne puis penser à un autre auditoire qu’à une réunion d’amis se rassemblant quelque part pour se familiariser avec mes vues ; ce que j’aimerais le mieux serait un lieu attrayant et solitaire, loin des fumées et des odeurs de l’industrie, loin de notre civilisation citadine : tout au plus pourrais-je penser à Weimar, à coup sûr pas à une ville plus grande. »
Aussi, quand Wagner, en 1862, se vit forcé de consentir à une édition du poème de l’Anneau, il écrivit une préface où la pensée des Festspiele se précisait encore davantage. En dix pages d’impression, la question y était traitée à fond, et comme il ne saurait rentrer dans mon but d’épargner au lecteur l’étude des écrits de Wagner, comme j’aimerais au contraire à l’y engager le plus possible, je le renvoie à cette exposition aussi brève que définitive qu’il trouvera à la fin du sixième volume des Œuvres complètes. L’impossibilité de représenter proprement des œuvres dramatiques comme les siennes dans les théâtres existants, provient, le maître le dit : « du manque absolu de style de l’opéra allemand, et de l’incorrection presque grotesque de ses résultats. » L’influence certaine des Festspiele sur les artistes, qui peuvent, à leur occasion, se rassembler pour l’accomplissement parfait d’une tâche unique, l’impression très grande produite sur un public qui n’arrive pas au théâtre, fatigué de la tâche journalière, pour seulement s’y distraire, mais « se distrait durant le jour, pour se recueillir, le soir venu » tout cela, à Bayreuth, se réalise ; et la prophétie du maître : « Nous ne saurions estimer trop haut l’impression d’un Festspiel scénique organisé comme je le demande », cette prophétie s’est surabondamment accomplie. Mais Wagner avait reconnu que sa première idée d’une fête artistique, célébrée une fois pour toutes, ne suffirait pas. Déjà, en 1853, il avait dit à Rœckel « que, dans un théâtre approprié, il donnerait toutes ses œuvres pendant une année entière » ; et maintenant, en 1862, il propose une institution permanente, « avec des reprises annuelles, ou du moins tous les deux ou trois ans ». Dans cette même préface, il demande que l’orchestre soit invisible, et cela pour des raisons, soit acoustiques, soit esthétiques et dramatiques.
Cependant, en général, le grand public attribue beaucoup trop d’importance à cette disposition de l’orchestre ; pour bien des gens, le Festspielhaus de Bayreuth n’est qu’un théâtre comme tant d’autres, dont l’orchestre est caché sous la scène ; tandis qu’au contraire cette solution géniale d’un problème qui a préoccupé les grands artistes de tous les temps n’est encore qu’un de ces nombreux détails qui, s’ils sont de nature à augmenter la confiance que nous avons en Wagner, n’ont après tout qu’une signification secondaire. Les Florentins du XVIIe siècle déjà reléguaient l’orchestre derrière le théâtre ; Grétry, dans son Projet d’un nouveau théâtre, donne une description qui répond, presque trait pour trait, au théâtre de Bayreuth, et dans laquelle il émet le vœu que l’orchestre soit couvert, et qu’on ne voie ni les musiciens, ni les chandelles brûlant sur leurs pupitres. Gœthe demande « que l’orchestre soit dissimulé dans la mesure du possible », etc. Certes, Wagner a fait preuve d’un génie admirable en ne se bornant pas à couvrir l’orchestre et à rapprocher du spectateur l’image scénique, comme l’avaient demandé ses prédécesseurs, mais en égalisant, par une savante gradation des profondeurs assignées aux divers instruments, leur effet réciproque ; en rapprochant les instruments à cordes, en donnant aux cuivres, plus rudes, la place la plus lointaine et la plus profonde, en laissant aux instruments à vent en bois l’espace libre entre les deux écrans, en obtenant par là une fusion des ondes sonores, une unité d’harmonie inconnues jusqu’à lui ; oui, de tous ces incomparables perfectionnements je ne songe pas à diminuer l’importance : mais, en regard de l’idée-mère des Festspiele, ce ne sont pourtant que des éléments matériels et pratiques, et, par conséquent, secondaires.
La préface dont je parle ne s’en terminait pas moins par un attristant aveu : c’est que le maître n’espérait plus atteindre son but par une simple réunion des amis de l’art : « Quand je songe, combien petitement les Allemands ont coutume de procéder en pareille matière, » conclut-il, « je n’ai pas le courage d’espérer qu’un appel dans ce sens serait couronné de succès. » Par contre, il espérait encore en quelqu’un des princes allemands, et l’écrit aboutissait à cette question anxieuse : « Ce prince se trouvera-t-il ? » Et, le lecteur le sait, ce prince se trouva !
Et Wagner de s’écrier : « Aucune expression poétique ne suffirait, aucun dictionnaire n’aurait de mots, pour énoncer une phrase digne de la saisissante beauté de cet événement : un roi à l’âme haute entrant dans ma vie ! Car ce fut bien un roi dont la voix vint me dire, au sein du chaos où je me débattais : Viens ici ! complète ton œuvre ! Je le veux ! » Et pourtant ce fut cette même publicité, qui n’avait pu aider Wagner à réaliser sa pensée si belle et si désintéressée, qui eut la puissance de briser la volonté de « ce seul roi de notre siècle », et d’empêcher, en 1865, la fondation du Festspielhaus. Sans doute, le maître parvint à faire exécuter à Munich un Festspiel splendide : la célèbre exécution de Tristan et Iseult, avec Bulow, Schnorr de Carolsfeld, Mme Schnorr et Mitterwurzer ; et l’on peut, à bon droit, désigner ces représentations de mai et juin 1865 comme les premiers Festspiele ; mais bientôt Wagner dut, volontairement, reprendre le chemin de l’exil.
J’ai suffisamment dit, dans le chapitre qui traite de la biographie de Wagner, comment le maître se sentit encouragé, en 1870, à renouveler son projet de solennités artistiques, comment il se figura, alors, pouvoir se fier, non seulement, comme toujours, à l’esprit allemand, mais au peuple allemand ; comment aussi, en somme, ce nouvel espoir fut déçu. Que celui qui voudrait se renseigner sur les événements de cette époque, sur le choix de Bayreuth, sur l’érection du Festspielhaus et sur toute son organisation, ainsi que sur les phases qu’en traversa la construction, jusqu’aux Festspiele de 1876 et à la reconstitution du capital entamé par eux, que celui-là lise, dans le neuvième volume des Œuvres complètes, le Rapport final jusqu’à la fondation des Wagner-Vereine, et l’article intitulé : Le Festspielhaus scénique de Bayreuth, avec un récit de la pose de la première pierre ; puis, dans l’année 1866 des Bayreuther Blätter, toutes les Lettres et Documents des années 1871-1876, et enfin l’excellente brochure de M. Karl Heckel : Les Festspiele scéniques de Bayreuth ; contribution authentique à l’histoire de leur origine et de leur développement (Fritzsche, 1891). On trouvera, en outre, dans le dixième volume des Œuvres de Wagner, tous les documents concernant le second « patronat », et enfin l’article du maître sur Le Festspiel scénique de consécration à Bayreuth, en 1882. Et pour en avoir fini du coup avec ces indications, j’ajouterai que M. Glasenapp, déjà très complet sur ce sujet dans les premières éditions de sa biographie de Wagner, n’omettra sans doute pas le moindre détail dans la nouvelle, considérablement augmentée, qu’il prépare. De mon côté, ne faisant pas œuvre de chroniqueur, je n’ai que peu de choses à ajouter.
Le pose de la première pierre du Festspielhaus de Bayreuth eut lieu le 22 mai 1872. De toutes les parties de l’Allemagne, des centaines d’artistes étaient accourus.
Dans son discours, Wagner dit : « Si j’ai la confiance de mener à bien l’entreprise artistique ainsi commencée, c’est que j’y suis encouragé par une espérance sortie de mon désespoir même. Je crois en l’esprit allemand, et compte qu’il se révélera même dans les domaines de notre vie nationale dans lesquels, comme dans la vie de notre art public, il se montrait à peine, et sous de lamentables déformations. Je crois avant et par dessus tout en l’esprit de la musique allemande, parce que je sais les flammes qu’il jette chez nos artistes, sitôt que l’appel d’un maître allemand les évoque ; je crois aux acteurs et aux chanteurs, parce que je connais, par expérience, la vie nouvelle qui les transfigure, sitôt qu’un maître allemand les ramène des vaines façons d’un art frivole et dégénéré à la vraie dignité de leur si importante vocation. Je crois en nos artistes, et puis le proclamer bien haut en ce jour, qui, à mon seul mais cordial appel, réunit autour de moi une foule choisie d’entre eux, accourue des régions les plus diverses de notre patrie : si ceux-ci se joignent, pleins d’une allégresse désintéressée, à l’exécution de cette œuvre d’art, la IXe Symphonie de notre grand Beethoven, et entonnent ainsi comme un hymne inaugural c’est que nous avons bien le droit de nous dire que l’œuvre fondée en ce jour ne sera pas une trompeuse utopie, alors même que nous, artistes, ne saurions garantir autre chose, sinon la possibilité de réaliser l’idée d’où sortira cette œuvre ». Dans la suite du discours, Wagner écarte le nom de « Théâtre national » pour le Festspielhaus de Bayreuth :« Où serait la nation qui se serait élevé ce théâtre ?… Il n’y avait que vous, les amis de mon art spécial, de mon activité et de ma création les plus personnelles, vers qui je pusse me tourner pour trouver quelque sympathie pour mes projets… Et ce n’est que dans ce rapport presque personnel entre ces amis et moi, que je trouve dès maintenant le véritable domaine où nous allons poser cette pierre, sur laquelle doit reposer cet édifice hardi que nous entrevoyons et que nos vœux évoquent, cet édifice de nos espérances les plus noblement allemandes. Et s’il doit être seulement provisoire, eh ! bien, il ne le sera qu’au sens où, depuis des siècles, toute forme de notre vie allemande a aussi été provisoire. Mais c’est l’essence de l’esprit allemand, de construire du dedans au dehors : en vérité, le Dieu vivant réside en lui, avant que s’élève un temple à son honneur. » Et il termine par ces mots : « Que cette pierre soit consacrée par ce même esprit qui vous a inspiré la résolution de répondre à mon appel et le courage de vous fier à moi, en bravant toutes les ironies ; cet esprit qui pouvait vous parler par ma bouche, sûr que j’étais qu’il se retrouverait et se reconnaîtrait dans vos propres cœurs : par l’esprit allemand, en un mot, qui vous jette son joyeux appel matinal à travers les siècles ! » Le soir, dans le vieux théâtre margravial, eut lieu l’exécution de la IXe Symphonie de Beethoven, exécution qui restera sans seconde ; les premiers virtuoses d’Allemagne, Wilhelmi à leur tête, étaient à l’orchestre, les soli furent chantés par Niemann, Betz, Johanna, Jachmann-Wagner et Marie Lehmann ; c’étaient les sociétés de chant de Riedel, de Stern et de Rebling, les meilleures de l’Allemagne, à qui étaient confiés les chœurs ; le grand maître allemand, Wagner lui-même, dirigeait. Ce fut sous ces dignes auspices que fut posée la pierre sur laquelle le Festspielhaus devait s’élever.
Ce qui tendit à rendre très difficiles l’érection du « Festspielhaus » et l’exécution des Festspiele, ce fut le principe, dont jamais le maître ne voulut se départir : que les « amis cocréateurs » étaient les seuls qui dussent être admis à participer à l’œuvre. Avant même que les arrangements définitifs avec la ville de Bayreuth fussent arrêtés, Wagner écrivait à un ami qui y résidait : « Il ne faudra pas perdre de vue qu’il ne s’agit point ici d’une entreprise théâtrale faite pour en tirer de l’argent ; personne ne saurait y être admis en payant son entrée. » Il fallait enrôler des patrons, ce qu’il appelait des « amis cocréateurs » ; il suffisait de trouver mille hommes de bonne volonté dont chacun s’engagât à verser la somme de 300 thalers, non tout à la fois, mais dans l’espace de quelques années ; après deux ans écoulés, 240 diplômes de « patronat » seulement avaient été délivrés, donc moins du quart du nombre requis, et au prix de quels efforts ! Le Khédive d’Égypte, qui envoya 10.000 marcs, fut de beaucoup le plus généreux souscripteur aux Festspiele allemands ! Qu’il me soit permis de citer un petit fait qui montre combien peu d’intérêt éveilla cette œuvre de Wagner, si grande, si glorieuse pour l’esprit allemand : un Rapport et Appel, rédigé à la demande des sociétés wagnériennes (Wagner-Vereine) fut expédié à la fin de 1873, à quatre mille libraires et marchands de musique allemands ; pas un seul de ces quatre mille ne fit la moindre attention à cet envoi ! À Gœttingen seulement, un petit nombre d’étudiants souscrivèrent quelques thalers ! En même temps, les sociétés plus haut mentionnées s’étaient adressées à 81 théâtres royaux et municipaux, avec la demande de donner des représentations au bénéfice de l’entreprise de Bayreuth, demande, certes, bien légitime, puisque ces théâtres avaient déjà tiré des sommes énormes de la représentation des œuvres du maître, et que la plupart n’avaient rétribué celui-ci que par une misérable somme de 20 à 30 louis d’or, payée une fois pour toutes ! Eh ! bien, de ces 81 théâtres, 78 ne répondirent pas du tout, et les trois autres répondirent par un refus ! Et qu’on ne se figure pas que les gens compétents ne tinssent pas pour viable l’Anneau du Nibelung, et que leur attitude négative fût le résultat de ce point de vue tout artistique ; pas le moins du monde ! Une société, la Wagneriana, se fonda en 1873, à Berlin, et offrit au maître un million, s’il consentait à transporter les Festspiele à Berlin ; 220.000 thalers, plus de deux fois ce qu’en deux ans sa laborieuse collecte avait produit pour Bayreuth, avaient été souscrits en si peu de temps que le succès ne pouvait être douteux, si rien au monde eût pu induire le maître à dévier de la ligne qu’il s’était tracée, celle de l’art pur et absolument désintéressé. Londres, Chicago firent des offres tout aussi tentantes. Combien noblement idéale resta sa détermination, c’est ce que nous montre une lettre écrite dans ce même hiver de 1873 ; il y dit : « Il s’agit davantage du réveil des forces latentes dans l’âme et dans la vie allemandes que de la réussite de ma propre entreprise. » En janvier 1874, Wagner dut finalement et solennellement déclarer que cette entreprise avait échoué. Par bonheur, quelques amis réussirent à l’empêcher de rendre cet état de choses prématurément public ; entre temps, le secours vint, et du seul côté d’où Wagner en ait jamais reçu en mesure suffisante. Déjà lors de la pose de la première pierre, le roi Louis II avait télégraphié « au poète compositeur allemand, M. Richard Wagner », en ces mots : « Du plus profond de mon âme, très cher ami, je vous exprime mes vœux les plus ardents et les plus sincères, en ce jour si significatif pour l’Allemagne entière. Que votre grande entreprise prospère et soit bénie ! Aujourd’hui, plus que jamais, je vous suis uni en esprit ». Cette fois, et pour parer à l’interruption imminente des travaux, le roi faisait une avance sur sa cassette particulière. Il faut cependant remarquer ici que dans ce cas comme plus tard, alors qu’il s’agit de couvrir le déficit, il ne s’agissait que de l’ouverture d’un crédit ; et, comme les sommes avancées furent assurées et remboursées par la séquestre mis sur les droits d’auteur de Wagner au Théâtre royal de Munich, c’est, en fin de compte, Wagner et nul autre qui a construit le Festspielhaus. — Ce fut pourtant, avec de graves appréhensions que Wagner dut, en 1876, commencer les représentations : « Nos soucis sont lourds », écrit-il, « et, tout considéré, il me semble que c’est folie d’entreprendre des représentations cette année. Nous n’avons encore délivré que 400 diplômes de patronat, et il nous en faudrait 1.300 pour nous tirer d’affaire. À vrai dire, l’entreprise projetée à l’origine a complètement échoué » !
En 1875, du 1er juillet au 12 août, avaient eu lieu des répétitions préparatoires, et ce fut le 1er août de cette année que l’orchestre se fit, pour la première fois, entendre du sein de « l’abîme mystique ». En 1876, tous les exécutants durent s’engager pour trois mois pleins : les répétitions commencèrent le 1er juin et durèrent jusqu’au 7 août ; les trois représentations du cycle eurent lieu du 13 au 30. En vérité, les répétitions, à Bayreuth, furent toujours le plus beau moment, car alors Wagner n’avait autour de lui que ceux qui prenaient le succès à cœur, qui s’initiaient, jour par jour, par une étude approfondie, et grâce aux instructions quotidiennes du puissant créateur de l’œuvre, aux splendeurs de celle-ci : en un mot, les artistes seuls ; puis aussi les quelques vrais et fidèles amis de sa cause. Déjà lors des répétitions préliminaires de 1865, quand il n’y avait de prêts qu’une partie des décors, et que beaucoup manquait encore à l’organisation de la salle, l’enthousiasme était indescriptible. En 1876, il ne fit que croître d’une répétition à l’autre, et on pourrait considérer celles qui eurent lieu du 6 au 9 août comme le véritable Festspiele. Comme le raconte Glasenapp : « Où qu’on allât, on ne rencontrait que gens ravis en extase, qui semblaient vivre dans le monde merveilleux de l’idéal ». Et ce qui acheva la consécration spéciale de cette répétition générale, ce fut la présence du roi Louis II, du « cocréateur de Bayreuth », comme l’appelait Wagner. Mais c’était avec raison que le roi, dès le soir du 9, était reparti pour Hohenschwangau. Ce fut le 13 août que commença le premier Buehnenfestspiel, mais non, malheureusement, comme l’avait toujours désiré le maître, « entre nous », c’est-à-dire en présence de tous ceux qui prenaient l’art allemand au sérieux, qui étaient capables et désireux de « collaborer à la création » de son œuvre, de recevoir ce qu’il leur offrait dans le même esprit qu’il le leur offrait, entouré de l’élite des plus grands artistes de l’Allemagne, lui, le grand maître allemand. Non, hélas ! qu’il pût espérer de couvrir les frais : on avait été forcé, en effet, de mettre les billets en vente et d’attirer ainsi tout un public de curieux et de détracteurs. Ce que Wagner attendait des auditeurs, ce n’était point de l’admiration pour son œuvre à lui, que lui importait ? mais la constatation d’un genre artistique tout nouveau dans l’histoire du monde ; il avait le droit de compter enfin que l’effort qui avait produit le Festspiel de Bayreuth, cet effort si désintéressé pour doter le peuple allemand d’un théâtre original, d’un style musical vraiment national, d’une forme dramatique sortie de ses entrailles mêmes, que cet effort trouverait des juges bien disposés, indulgents, sympathiques. Combien il se trompait ! Aux côtés des quelques centaines seulement de ceux que l’enthousiasme pour l’art allemand avait amenés à Bayreuth, toute la horde hostile des émissaires du camp ennemi avaient su, grâce au facile déguisement des « diplômes de patronat », se glisser dans la salle. Pendant les années si difficiles de la construction et des préparatifs, la presse allemande avait cherché, de tout son pouvoir, à entraver l’œuvre commencée, par des alternatives de dédaigneux silence et d’acerbe moquerie ; elle y avait, en partie, réussi. « Je n’avais jamais cru que vous aboutiriez ! » dit l’empereur Guillaume à Wagner ; c’est que les journaux avaient pris soin que personne, du monarque à l’ouvrier, n’y pût croire ! Et pourtant le maître avait enfin abouti ! Et maintenant, c’étaient les représentants de cette même presse qui prenaient place dans l’enceinte consacrée du Festspielhaus, qui ne leur était certes pas destinée, et qui remplissaient consciencieusement leur mandat, de tout déchirer, de se moquer de tout… Quelques-uns de ces messieurs étaient les mêmes qui avaient amené, à Paris, en 1861, le fiasco du Tannhäuser ; pareil entêtement se ferait presque admirer ! Ce qu’il y avait de triste, toutefois, ce n’était pas tant l’attitude de la presse ; si elle se sentait être l’ennemie naturelle de la culture allemande, c’était son affaire ; mais que dire de ce public allemand, je parle du public cultivé, qui croyait tout ce qu’elle lui disait et se saturait avidement de ses ineptes bavardages ? De ces articles de journaux, à propos des Festspiele, on fit des brochures, qui eurent vingt éditions et plus, et dont l’enfantine niaiserie, la bêtise souvent obscène, eussent dû, à ce public, ne faire d’autre effet que de l’écœurer. Sans doute la victoire finale ne devait pas rester à cette cabale : mais combien de mal ne fit-elle pas ? Ce fut elle qui réussit à détourner le public, en 1876, de la deuxième et de la troisième représentations du cycle, et ainsi, à creuser le décourageant déficit ; et ce fut ainsi que le maître se vit forcé de vendre à une agence théâtrale son Anneau du Nibelung, ce fruit de trente années de travail et de lutte, cette œuvre réservée à Bayreuth, conçue pour Bayreuth, pour laquelle la salle de Bayreuth avait été construite, de la vendre, dis-je, costumes, décors, tout enfin, telle qu’elle était. Et ce fut ainsi qu’il perdit tout espoir d’une seconde représentation à Bayreuth, si ardemment désirée pourtant, de l’Anneau du Nibelung ; ainsi qu’il dut abandonner l’œuvre de sa vie à la routine écœurante de l’opéra traditionnel. Une autre conséquence, ce fut la suspension des Festspiele : à peine commencés, ils se trouvaient interrompus. Et cela encore exerça une déplorable influence sur le second « patronat », fondé en 1877, et mit à néant la création de ce cours d’exercices, qui, selon le plan de Wagner, devait s’étendre à plusieurs années, « pour former de façon normale et intelligente des chanteurs, des musiciens et des chefs d’orchestre pour l’exécution parfaite des œuvres de style vraiment allemand ». Ce que l’art allemand a ainsi perdu est incalculable. Pendant six ans, les forces de cet homme unique demeurèrent oisives et inutiles pour le développement de l’art scénique allemand ; ce ne fut que quelques mois avant sa mort qu’il put mettre à la scène son œuvre dernière, Parsifal… Voilà ce qu’ont fait les reporters des Festspiele de 1876 ; et c’est pourquoi, dans une histoire de ces derniers, il fallait bien parler d’eux !
Des Festspiele même de 1876, le maître, dans son Coup d’œil rétrospectif, a dit tout ce qu’il y avait à dire ; j’y renvoie le lecteur. Je n’en veux citer que quelques lignes, celles où Wagner caractérise la part de mérite qui revient aux artistes exécutants : « Quand je me pose sérieusement la question de savoir quels sont ceux dont le concours m’a permis d’ériger, sur la colline de Bayreuth, une vaste salle de spectacle, complète et conforme à mes propres idées, telle qu’il serait impossible à tout le monde théâtral moderne de vouloir l’imiter ; quand je me demande comment j’ai pu y grouper autour de moi les meilleures forces dramatiques et musicales, pour s’y vouer à une tâche artistique absolument nouvelle, difficile, ardue, et pour la résoudre victorieusement à leur propre étonnement, je ne puis ne pas mentionner en première ligne les artistes exécutants : ce fut bien leur concours empressé et sincère qui, promis par eux dès le début, rendit possible à mes autres amis, si peu nombreux en dehors de la profession, de s’employer à la réunion des moyens matériels nécessaires à l’entreprise ! » Bien souvent, le maître s’est exprimé de même, et à l’occasion d’un banquet, en 1882, le mois même de Parsifal, il a déclaré solennellement, une dernière fois encore, que « son espoir pour l’avenir ne reposait que dans les artistes, et dans eux seuls ». On ne saurait le répéter trop haut, les artistes allemands, en donnant à Wagner leur adhésion fidèle, unanime, enthousiaste, ont sauvé l’honneur du peuple allemand tout entier. Quant aux écrivailleurs, cette race dont Beethoven s’écrie dans sa colère : « Beaucoup de bavardages sur l’art, mais de bavardages que pas un acte n’accompagne ! ! ! », quant au dommage que ces écrivailleurs ont fait, dommage qu’a malheureusement toléré le peuple allemand dans sa crédulité, dans sa mollesse et dans sa tiédeur, les artistes se sont chargés de le réparer.
Ils se sont, d’emblée, tellement identifiés à la cause de Wagner, qu’ayant eu part à la peine, ils ont droit à l’honneur. Et qu’on n’oublie pas tout ce qu’alors il fallait de courage pour se ranger sous son drapeau ; qu’on n’oublie pas que ces artistes avaient devant eux « une tâche absolument nouvelle, difficile, ardue », si bien qu’ils devaient se préparer à un travail énorme ; qu’on n’oublie pas que le dédommagement que leur offrait Bayreuth n’était que d’honneur, sans l’appât d’un gain quelconque ; qu’on se souvienne que ces braves gens attiraient sur eux l’inimitié de la presse, dont ils sont pourtant si dépendants…
Mais quand il s’agit de citer des noms, c’est une autre affaire. En 1876, il n’y avait plus ni un Schnorr de Carosfeld, ni une Wilhelmine Schroeder-Devrient, ni un Tausig, ni un Bülow. Il serait contraire au goût de le nier, et ce serait, de plus, offenser la majesté du vrai génie. Au reste, ce fait ne nuisit peut-être pas tant aux premiers Festspiele. Rien n’est plus contraire au caractère artistique allemand que le régime des « étoiles » ; peut-être même la génialité ardente presque orageuse, d’un Tausig, par exemple, ne se fût-elle pas aussi docilement soumise à toutes les intentions du maître que sut le faire, en si large mesure, la vive intelligence de Hans Richter. Non, certes, on ne saurait prétendre séparer ces artistes de l’ensemble auquel chacun d’eux s’adapta si harmonieusement et dans lequel leurs concours, obéissant au moindre signe du maître, rendit possible ce qui fut et reste un geste historique dans l’histoire de l’art.
Le lecteur trouvera des détails circonstanciés sur les Festspiele de 1882, où Parsifal fut représenté pour la première fois, dans l’article de Wagner sur le Festspiele de Bayreuth en 1882. La victoire dès lors remportée par les œuvres de Wagner sur de nombreuses scènes, le fait que l’Anneau du Nibelung, représenté par la presse comme une monstruosité et une impossibilité, était devenu un triomphe européen, avaient déjà considérablement modifié l’opinion ; et la presse elle-même se voyait forcée de changer de tactique. Je pourrais donner ici le nom d’un pamphlétaire, qui, tant en 1861 qu’en 1876, avait participé à l’œuvre de destruction et qui, en 1882, sollicitait une entrée libre comme « partisan de Wagner ! » Adhésions suspectes… c’était troquer les ennemis avoués contre des faux amis. L’histoire ultérieure de Bayreuth a bien montré ce qu’il faut penser de ces derniers ; Wagner, lui, fut proclamé génie, et la guerre désormais, se poursuivit contre son théâtre, cet héritage du maître, contre ce patrimoine qu’il voulait « laisser au plus profond de nos cœurs », contre Bayreuth enfin, car ce nom dit et résume tout. C’est à peine si le maître survécut à ce changement de l’opinion. Il mourut à la veille de la victoire de Bayreuth, de cette victoire complète, si l’on veut, mais encore bien loin d’être affermie.
Et encore ici, chez une grande partie des artistes allemands, il faut noter un trait qui les honore, un trait de fidélité et de foi ; bien peu se détachèrent de Bayreuth. Ce qui resterait à dire rentre à peine dans une histoire de la vie de Wagner ; il faut pourtant y reconnaître la conséquence directe de ses volontés expresses. Dans le projet d’une école de Bayreuth (1877), il avait prévu la représentation de ses œuvres plus anciennes, et plus tard, quand ce plan fut resté inexécuté et que les Festspiele ne purent compter, en première ligne, que sur l’attrait de Parsifal, Wagner annonça l’intention de « donner annuellement, après Parsifal, une de ses œuvres précédentes ». Et si cela a pu avoir lieu, en dépit de la mort du maître, nous le devons à la femme, admirable que presque vingt ans passés aux côtés du maître avaient initiée à toutes ses intentions bien plus complètement que toute autre personne. On mesurerait difficilement la part qu’elle eut à la réalisation de l’œuvre de Bayreuth puisque toute son activité propre ne fait qu’un avec celle de son mari. Il serait impie de vouloir distinguer, car ici il fallait une volonté qui commandât et une volonté qui se soumît librement.
Plus profondément que tout autre cœur, ce cœur-là conservait, embaumé en lui, l’héritage sacré, et cette intelligence, plus que toute autre, était capable de doter ce patrimoine, comme dit Wagner, « d’aliments nouveaux », de n’en pas faire une idole, mais quelque chose de vivant, de susceptible de croître et de porter des fleurs de vie. Ainsi et par là, non seulement Parsifal fut sauvé, mais Tristan et Iseult, les Maîtres Chanteurs, Tannhäuser et Lohengrin furent successivement représentés[77]. Ces deux dernières œuvres surtout, sur la scène de Bayreuth, furent de vraies révélations. Le maître lui-même avait déclaré ne les avoir jamais vu représenter « comme il se les était imaginées » ; il se plaignait que toujours et partout « le drame fût négligé comme superflu », que la popularité de ces œuvres ne reposât que « sur un malentendu », ou du moins « sur une compréhension absolument erronnée de ses vraies vues artistiques ». Mais à Bayreuth, on travailla si consciencieusement à faire ressortir la partie dramatique de l’ouvrage, chose nécessaire, en particulier, pour les œuvres antérieures à 1848, où, au dire de Wagner, il reste encore « un peu d’opéra », qu’on put voir pour la première fois comment le « maître se les était imaginées ». Si l’Anneau, en 1876, avait révélé le caractère et la viabilité de l’idée des Festspiele ; si Parsifal, pour répéter la définition si vraie et si fine du maître, avait « consacré » la scène de Bayreuth pour de futurs succès et pour une grandissante influence ; si Tristan et les Maîtres Chanteurs avaient affirmé la victoire remportée par Bayreuth sur tous les autres théâtres du monde, et cela de façon tellement indiscutable que tous les amis de l’art accouraient à chaque Festspiele, de tous les pays du globe, les représentations de Tannhäuser et de Lohengrin ont eu, d’autre part, un résultat spécial : elles nous ont fait pénétrer plus intimement et plus profondément dans l’essence individuelle de l’art de Wagner ; elles nous ont infiniment rapprochés de ces œuvres, datées de la crise de sa vie, et de l’histoire de la nouvelle forme dramatique qu’il apportait au monde, et du cœur même de l’artiste créateur, que nous y sentons battre, pour ainsi dire, en plein travail !
Voilà, en peu de mots, ce qu’a fait Bayreuth depuis la mort de son immortel fondateur ; c’est ainsi qu’on y a géré son patrimoine !
APPENDICE
I
LISTE DES ÉCRITS DE RICHARD WAGNER
Les écrits, et les œuvres poétiques de Wagner ont été publiés en dix volumes [78]. Après sa mort parurent encore un volume de Projets, Pensées et Fragments [79], et aussi le plan poétique complet du drame Jésus de Nazareth [80]. En outre, les Bayreuther Blätter ont donné le projet de la Sarrazine et quelques articles et fragments écrits à des époques antérieures de la vie du maître [81].
Si l’on retranche, de cette volumineuse matière, les vingt-cinq poèmes (poèmes dramatiques et autres, et projets poétiques de divers drames), il reste cent-neuf écrits en prose.
À titre de documents sur les vues philosophiques générales de Wagner, on fera bien de consulter les nombreuses pensées consignées dans le volume susmentionné de Projets, etc., et aussi les quelques cinq cents lettres qui ont été publiées, et parmi lesquelles il faut mentionner tout spécialement : les deux cents lettres à Liszt [82], les cent soixante-quinze lettres à Uhlig, à Fischer, et à Heine [83], et les douze lettres à Rœckel [84].
Il reste encore à publier : une autobiographie détaillée et plusieurs centaines de lettres [85].
Nous avons compté en tout cent neuf écrits divers. Il en faut cependant déduire vingt-trois, qui, simples introductions à des volumes isolés des œuvres complètes, communications sur diverses affaires, etc., ont à peine la valeur d’écrits indépendants, ou, comme les critiques sur W.-H. Richl, sur Ferdinant Hiller, sur Edouard Devrient, ont une portée si directement personnelle et polémique qu’ils ne sauraient guère s’harmoniser avec l’ensemble de l’œuvre. Les quatre-vingt-six qui restent peuvent être classés en deux groupes principaux :
I. — Dix-neuf traitent de la Vie dans ses diverses manifestations.
II. — Soixante-seize ont plus spécialement l’Art pour objet.
Les dix-neuf premiers écrits relatifs à la Vie sont les suivants :
1° Les Wibelungen (L’Histoire universelle tirée de la Légende), 1848.
2° Le Judaïsme dans la Musique, 1850.
3° L’État et la Religion, 1850.
4° L’Art allemand et la Politique allemande, 1865.
5° Éclaircissements sur le Judaïsme dans la musique, 1809.
6° Lettre à Frédéric Nietzsche (sur la culture allemande), 1872.
7° Qu’est-ce qui est Allemand ? 1878.
8° Moderne, 1878.
9° Le Public et la Popularité, 1878.
10° Le Public dans le Temps et dans l’Espace, 1878.
11° Pouvons-nous espérer ? 1879.
12° Lettre ouverte à M. Ernst de Weber (contre la vivisection), 1879.
13° Religion et Art, 1880.
14° A quoi sert cette connaissance ? 1880.
15° Connais-toi toi-même, 1881.
16° Introduction à l’opuscule du comte de Gobineau : Jugement sur l’état actuel du monde, 1881.
17° Héroïsme et Christianisme, 1881.
18° Lettre à Heinrich von Stein, 1883.
19° Sur le féminin dans l’homme, 1883 (Fragment).
Quant aux soixante-seize écrits artistiques proprement dits, on peut, pour plus de commodité, les ranger en plusieurs groupes :
a) 21 se rapportent à l’idéal dramatique nouveau ;
b) 6 à la réforme scénique et à la technique de la scène ;
c) 5 à la carrière artistique personnelle du maître ;
d) 11 à l’explication de ses propres œuvres ;
e) 8 à celle d’oeuvres d’autres maîtres ;
f) 5 à l’histoire de la vie d’autres artistes ;
g) enfin, onze morceaux écrits à Paris en 1840 et 1841.
1° L’Art et la Révolution, 1849.
2° L’Artiste de l’Avenir, 1849.
3° L’Œuvre d’Art de l’Avenir, 1849.
4° L’Art et le Climat, 1850.
5° Opéra et Drame, 1851.
6° Sur la fondation Goethe (Goethestiftung), 1851.
7° Sur la critique musicale, 1852.
8° Lettre à Hector Berlioz, 1860.
9° La Musique de l’Avenir, 1860.
10° Dédicace de la seconde édition d’Opéra et Drame, 1863.
11° De la Direction, 1869.
12° Beethoven, 1870.
13° Sur la Destination de l’Opéra, 1871.
14° Acteurs et Chanteurs, 1872.
15° Lettre sur la profession théâtrale, 1872.
16° Sur l’inconvénient du terme : Drame musical, 1872.
17° Introduction à une lecture publique du Crépuscule des dieux, 1874.
18° Coup d’œil sur l’économie opératique allemande actuelle, 1873.
19° Sur la Poésie et la Composition, 1879.
20° Sur la Composition du texte et de la musique d’opéra, 1879.
21° Sur l’Application de la musique au Drame, 1879.
Aux écrits ci-dessus se rattachent étroitement ceux qui
ont trait à la réforme scénique et à l’éducation technique
des diverses catégories d’acteurs :
1° Projet d’organisation d’un théâtre national allemand pour le royaume de Saxe, 1848.
2° Un théâtre à Zurich, 1851.
3° Le théâtre impérial de l’Opéra, à Vienne, 1863.
4° Rapport sur une École allemande de Musique à créer à Munich, 1865.
5° Le Festspielhaus scénique de Bayreuth, 1873.
6° Projet (concernant l’école dramatique de Bayreuth), 1877.
Tout aussi étroitement se rattachent au groupe principal
les écrits où Wagner parle de sa propre carrière artistique ; spécialement, sa Communication à mes amis doit être
considérée comme un ouvrage indispensable pour la connaissance
de sa doctrine du drame « purement humain ».
1° La défense d’aimer : Considérations sur la première représentation d’un opéra, 1836.
2° Esquisse autobiographique, 1842.
3° Communication à mes amis, 1851.
4° Épilogue explicatif (sur l’Anneau du Nibelung), 1863.
5° Rapport final (sur le même sujet), 1873.
Les écrits suivants donnent des indications de Wagner
sur la façon de représenter les œuvres :
1° Sur la représentation du Tannhäuser, 1852.
2° Remarques sur la représentation du Vaisseau Fantôme, 1852.
3° Explications en forme de programme : Ouverture du Vaisseau Fantôme, 1853.
4° Explications en forme de programme : Ouverture de Tannhäuser, 1853.
5° Explications en forme de programme : Ouverture de Lohengrin, 1853.
6° Coup d’œil rétrospectif sur les Festspiele de l’année 1876, 1878.
7° Le Bühnenfestspiel à Bayreuth, 1882.
8° Rapport sur la reprise d’une œuvre de jeunesse, (Symphonie en ut mineur), 1882.
9° Sur le prélude de Tristan et Iseult (dans les fragments posthumes).
10° Sur le prélude du troisième acte des Maîtres Chanteurs, (dans les fragments posthumes).
11° Sur le prélude de Parsifal (dans les fragments posthumes).
L’analyse d’œuvres d’autres maîtres fait le sujet de huit opuscules :
1° Rapport sur l’exécution de la IXe Symphonie de Beethoven, avec le programme y relatif, 1846 1.
2° Programme explicatif de la Symphonie héroïque, 1852.
3° Programme explicatif de l’Ouverture de Coriolan, 4852.
4° L’ouverture d’Iphigénie en Aulide, par Gluck, 1854.
5° Sur les créations symphoniques de Franz Liszt, 1857.
6° Pour l’exécution de la IXe Symphonie de Beethoven, 1873.
7° Sur une exécution de la Jessonda de Spohr, 1874.
8° Programme explicatif du Quartette en ut dièze mineur, de Beethoven (dans les fragments).
Cinq écrits rappellent les souvenirs personnels de Wagner
sur des artistes éminents :
1° Souvenirs sur Spontini, 1851.
2° Adieux à L. Spohr et au directeur des chœurs W. Fischer, 1860.
3° Mes souvenirs sur Ludwig Schnorr von Carolsfeld, 1868.
4° Un souvenir de Rossini, 1808.
5° Souvenir d’Auber, 1871.
Les onze écrits suivants sont datés de Paris, 1840-1841
1° Un pèlerinage vers Beethaven. 2° Une fin (d’artiste) à Paris.
3° Un heureux soir.
4° Sur l’état de la musique en Allemagne.
5° Virtuose et Artiste.
6° L’Artiste et la Publicité.
7° Le Stabat Mater de Rossini [86].
8° De l’Ouverture.
9° Der Freischutz : Au public parisien.
10° Der Freischutz : Compte rendu pour l’Allemagne.
11° Compte rendu de la reine de Chypre, d’Halévy.
II
CATALOGUE GÉNÉRAL DE L’ŒUVRE ARTISTIQUE
DE R. WAGNER
Pour plus de commodité, j’ai classé, en trois séries successives : les œuvres poétiques, les œuvres musicales, les œuvres dramatiques.
Poème couronné sur la mort d’un camarade, novembre 1825 (Imprimé à l’époque, mais non encore retrouvé).
Frédéric Barberousse, 1848.
À mon royal ami, 1865.
Rheingold (l’Or du Rhin), court poème, 1869.
À l’occasion de l’achèvement du Siegfried, 1869.
Pour le 25 août 1870.
À l’armée allemande devant Paris, janvier 1871.
Une Capitulation, comédie à la manière ancienne, 1870-1871.
Sonate, quatuor et trio, 1829 (voir les Écrits de Wagner, I, 9) :
Ouverture avec cymbales, en si bémol majeur, 1830 — Donnée au théâtre royal de Leipzig dans l’hiver de 1830
Sonate pour piano, en si bémol majeur, 1831 (publiée chez Breitkopf, 1832).
Polonaise pour piano à quatre mains, en ré majeur, 1831 (publiée en même temps que les précédentes.)
Fantaisie pour piano, en fa-dièse mineur, 1831. (Inédit.)
Ouverture de concert, en ré mineur, composée le 26 septembre 1831, remaniée le 4 novembre 1831. — Donnée au Gewandhaus de Leipzig le 23 février 1832.
IXe symphonie de Beethoven, arrangée pour piano à deux mains, 1831.
Ouverture de concert, en ut majeur, avec grande fugue finale, 1831. — Donnée en 1832, d’abord dans les « Concerts d’Euterpe », puis au Gewandhaus, le 30 avril 1832.
Sept compositions sur le Faust de Goethe, 1832 :
- 1° Chant des soldats.
- 2° Paysans sous le tilleul.
- 3° Chanson de Brander.
- 4° Chanson de Méphistophélès (La puce du roi).
- 5° Chanson de Méphistophélès. (« Que fais-tu donc devant la porte de ta bien-aimée ? »)
- 6° Chant de Marguerite (« Ma paix a fui sans retour »).
- 7° Mélodrame de Marguerite (Invocation à la Vierge).
Ouverture pour la tragédie : « Le roi Eneio », 3 février 1832. Jouée souvent au Théâtre royal de Leipzig comme introduction au drame de Raupach.
Symphonie en ut majeur, mars 1832. — Jouée à Prague dans l’été de 1832 ; au Gewandhaus de Leipzig, le 10 janvier 1833 ; à Venise, le 24 décembre 1882.
Symphonie en mi majeur, été 1834. Fragment.
Cantate de nouvelle année, décembre 1834. — Jouée le soir de la Saint-Sylvestre 1834-1833, à Magdebourg.
Ouverture pour la pièce d’Apel, Colomb, 1835. — Jouée à Magdebourg en 1835 ; plus tard, à Riga et Paris.
Ouverture, « Polonia », 1836.
Ouverture, « Rule Britania », fin de 1836 ou commencement de 1837. — Jouée à Kœnigsberg, en mars 1837.
Romance en sol majeur, texte de Holtei, août 1837 ( intercalée dans le vaudeville Mary, Max et Michel, de K. Blum). — Donnée à Riga, 1837.
Hymne populaire pour l’accession au trône du czar Nicolas, novembre 1837. — Exécutée à Riga, le 21 novembre 1837.
Le Sapin, lied à la manière livonienne (en mi bémol mineur). Texte de Scheuerlin, 1838.
Les deux Grenadiers, lied de H. Heine, Texte français, 1839.
Trois romances, 1839-1840.
- 1° Dors, mon enfant (texte de Victor Hugo).
- 2° Attente (texte de Victor Hugo).
- 3° Mignonne (texte de Ronsard).
Les Adieux de Marie Stuart (on ne sait rien de cette composition, mentionnée une fois par Wagner).
Ouverture de concert : «Faust», 1839-1840, remaniée en 1855.
Musique pour le vaudeville de Dumanoir La descente de la Courtille, 1840 (simple fragment, semble-t-il).
Cantate pour la fête d’inauguration de la statue du roi Frédéric-Auguste, 1843. — Exécutée à Dresde le 7 juin 1843.
L’Agape des Apôtres, scène biblique pour chœur d’hommes et grand orchestre, 1843. — Première exécution à l’occasion de la fête générale de musique des sociétés de chant d’hommes, à Dresde, le 6 juillet 1843,
Hommage de ses fidèles à Frédéric-Auguste le Bien-aimé, pour chœur d’hommes et orchestre, 1844. Exécuté à Dresde le 12 août 1844, à l’occasion du retour d’Angleterre du roi de Saxe.
Musique funèbre, pour la translation des restes de C. M. de Weber en terre allemande, d’après des motifs d’Euryanthe, 1844. — Exécutée à Dresde le 14 décembre 1844.
Au tombeau de Weber, chœur d’hommes chanté après les obsèques, (texte de Wagner), 1844. — Exécuté à Dresde le 15 décembre 1844.
Sonate d’album, en mi bémol majeur (pour Mme Wesendonck), 1853.
Cinq poèmes :
- 1° L’Ange, décembre 1857.
- 2° Douleurs, décembre 1857.
- 3° Rêves, décembre 1857.
- 4° Reste tranquille, février 1858.
- 5° Dans la serre, juin 1858.
Feuillet d’album, en la-bémol majeur, Ankunft bei dem Schwarzen Schwanen (pour Mme la comtesse Pourtalès), 1860.
Feuillet d’album, en ut-majeur (pour Mme la princesse de Metternich), 1861.
Marche d’hommage (dédiée au roi Louis II de Bavière), 1864.
Idylle de Siegfried, pour petit orchestre, 1870.
Marche impériale, pour grand orchestre et chœur, 1871.
Feuillet d’album en mi-bémol majeur (pour Mme Betty Schott), 1875.
Grande marche de fête, pour l’ouverture du centenaire de la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique, 1876.
- Il faudrait ajouter ici :
Le Stabat mater de Palestrina, annoté pour l’exécution, au commencement de 1848. — Première exécution, 8 mars 1848.
L’Iphigénie en Aulide de Gluck, remaniée avec version nouvelle, 1846. — Première exécution le 22 février 1847.
Le don Juan de Mozart, avec une version en partie nouvelle et un nouvel arrangement, 1850.
de moindre importance
Tragédie « à l’instar des Grecs », vers 1825 (Inconnue)
Grande tragédie, mise plus tard en musique, vers 1827-1829 (Inconnue).
Pastorale vers 1829 (Inconnue).
Scène et Ariette (1832 ?). — Jouée au Théâtre royal de Leipzig le 22 avril 1832.
Les Noces, opéra en trois actes. — Texte composé en 1832 ; composition commencée en décembre 1832. Sur le désir qu’en exprima sa sœur Rosalie, l’auteur détruisit le texte et abandonna la composition commencée.
Allegro pour l’ariette d’Aubry dans le Vampire de Marschner, texte et musique de Wagner, septembre 1833.
La haute Fiancée, grand opéra en cinq actes. Texte exposé en projet, en 1836, et envoyé à Scribe ; la composition n’en fut jamais commencée. — Plus tard, Wagner remania ce texte et le donna à son ami Kittl comme livret pour son opéra Les Français devant Nice (joué à Prague en 1848).
Scène de sacrifice et de conjuration, composée comme intercalation dans une pièce restée inconnue, 1837. — Probablement exécutée, à cette époque, à Kœnigsberg.
L’heureuse famille des ours, opérette comique en deux actes. — Texte écrit et composition commencée au commencement de 1838 (Fragment).
La Sarrasine (Manfred), opéra en cinq actes. — Première esquisse du poème, 1841 ; projet détaillé, 1843. La composition, autant qu’on peut savoir, ne fut jamais entreprise.
Frédéric Barbcrousse, drame (sans musique), 1848.
Jésus de Nazareth, 1848. (Le projet complet a été publié par Breitkopf.)
Wieland le Forgeron 1849.(Le projet complet a été imprimé dans le volume III des œuvres complètes).
Achille, 1849. — (On trouvera des notes pour ce projet dans : Projets, pensées et fragments.
Les Vainqueurs, 1856. (Une courte esquisse de ce drame, dont la scène se passe dans l’Inde du Buddha, est publiée dans : Projets, pensées et fragments.
Les Fées. Texte et musique, 1833. — Ne furent jamais représentées du vivant du maître.
La Défense d’aimer. — Projeté en été 1834 ; texte terminé et composition commencée encore avant la fin de la même année ; partition achevée en août 1836. Première représentation, à Magdebourg, le 29 mars 1836.
Rienzi, le dernier des tribuns. — Première idée bien définie dans l’été de 1837 ; projet complet dans l’été de 1838, composition commencée le 26 juillet 1838, partition terminée le 19 novembre 1840. Première représentation, Dresde, 20 octobre 1842.
Le Vaisseau Fantôme (ou Hollandais-Volant). — Première idée au commencement de 1838 ; premier projet, comme pièce en un acte, 1840 ; poème complet écrit du 18 au 28 mai 1841 ; projet de composition terminé le 13 septembre 1841. — Première représentation à Dresde, le 2 janvier 1843.
Tannhäuser et la guerre des Chanteurs sur la Wartbourg. — Première idée 1841 ; projet scénique (La Montagne de Vénus) opéra romantique et premières esquisses musicales, dans l’été de 1842 ; texte achevé le 22 mai 1843, partition terminée le 13 avril 1845. — Première représentation à Dresde, le 19 octobre 1845.
Lohengrin. — Première idée en été 1841 (en corrélation avec Tannhäuser ; projet de poème en été 1845 ; partition commencée le 9 septembre 1846, terminée le 28 août 1847. — Première représentation à Weimar, sous la direction de Liszt, le 28 août 1850.
Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. — Premier projet détaillé en été 1845 (en corrélation poétique avec le Tannhæuser récemment achevé) ; poème considérablement remanié, et achevé dans l’hiver de 1861-1862. (L’esquisse en prose est datée : Vienne, 18 novembre 1861) ; composition commencée au printemps de 1862 ; partition terminée (après beaucoup d’interruptions) le 20 octobre 1867. Première représentation, Munich, 21 juin 1868.
L’Anneau du Nibelung. — Certaines communications épistolaires de Wagner démontrent que, déjà en 1846, ce sujet le préoccupait. Le projet détaillé en prose Le Mythe des Nibelungen comme projet de drame, qui répond exactement à l’étendue, et, dans tous les traits principaux, à la succession des événements extérieurs dans l’œuvre actuelle, est de l’été de 1848 ; la dernière ligne de la partition de l’œuvre complète fut écrite en novembre 1874. — L’exécution commença par la composition poétique de la catastrophe finale, c’est-à-dire par celle de la Mort de Siegfried (aujourd’hui Le Crépuscule des dieux) composition qui commença le 12 novembre 1848 et fut terminée le 28 novembre de la même année. Puis vint le poème du Jeune Siegfried (maintenant : Siegfried), au printemps de 1851 : de temps à autre, quelques esquisses musicales vinrent au jour. Dans l’automne de 1851, Wagner reprit son plan premier, plus vaste, de l’année 1848, et commença à écrire l’Anneau du Nibelung, « Festspiel scénique en trois soirées et une soirée préliminaire » : le poème de La Valkyrie était terminé le 1er juillet 1852, celui de l’Or du Rhin, dans les premiers jours de novembre 1852 ; au milieu de décembre 1852 le Jeune Siegfried était terminé dans sa nouvelle forme ; bientôt après, aussi, la Mort de Siegfried, entièrement remaniée en plusieurs de ses parties. En février 1853, parut en manuscrit le poème complet de l’Anneau du Nibelung, imprimé à cinquante exemplaires pour les amis de Wagner ; ce texte n’offre que des divergences insignifiantes avec le texte définitif. La première édition publique du poème est de 1863 : on y trouve, pour la première fois, les titres de Siegfried et du Crépuscule des dieux. La composition musicale de l’Or du Rhin fut commencée à la fin de l’automne 1859, et la partition achevée à la fin de mai 1854, ou dans les premiers jours de juin ; celle de la Valkyrie, commencée en juin 1854, était achevée en mars 1856 ; celle de Siegfried fut commencée dans la seconde moitié de 1856, mais interrompue en juin 1857 (après que la partition du premier acte avait été terminée au commencement de mai 1857 et que l’esquisse était arrivée à la fin du second ; cette composition fut reprise en 1865, interrompue encore, puis terminée, en esquisse, en 1868 ; enfin le 5 février 1871, la partition était achevée. La composition du Crépuscule des dieux fut entreprise aussitôt après l’achèvement du projet de Siegfried ; en octobre 1869 ; le premier acte était terminé, dans l’esquisse orchestrale, le 11 janvier 1880 ; le second, le 5 juillet de la même année ; le troisième, le 9 février 1872. L’ensemble fut achevé le 21 novembre 1874. La première représentation de l’Anneau du Nibelung eut lieu à Bayreuth, du 13 au 17 août 1876.
Tristan et Iseult. — Première mention : « J’ai conçu, dans ma tête un Tristan et Iseult », décembre 1854 ; projet encore mentionné en juillet 1856 ; poème composé dans l’été de 1857, achevé en septembre ; composition du premier acte terminée le 31 décembre 1857 (sans doute en esquisse), du second au commencement de 1859, du troisième acte en août 1859. Première représentation, à Munich, le 10 juin 1865.
Parsifal. — Wagner entrevoit cette figure en 1854 (en corrélation avec Tristan et Iseult, où Parsifal devait paraître au troisième acte) ; premier projet de drame, printemps 1857 ; premier projet de poème complet, 1865 ; achèvement du poème, 23 février 1877. Des fragments de la musique remonteraient, dit-on, jusque vers 1857 ; composition commencée en automne 1877, terminée en esquisse le 25 avril 1879, partition achevée le 13 janvier 1882. Première représentation, à Bayreuth, le 26 juillet 1882.
- ↑ V. Revue des Deux-Mondes, 1894, page 795.
- ↑ Vie de Richard Wagner, 3e édition, Breitkopf et Hœrtel. Il est bon de mentionner ici, du même auteur, les excellents ouvrages de référence suivants : Dictionnaire wagnérien, notions et vues principales de Wagner sur l’art et sur le monde, 1883, chez Cotta ; Encyclopédie wagnérienne, événements principaux de l’histoire de l’art et de la civilisation, considérés à la lumière les idées et des doctrines de R. Wagner, 1891, chez Fritzsch.
- ↑ Il est bon, me semble-t-il, de signaler le fait à ceux qui, au nom de connaissances spéciales fort médiocres, prétendent regarder de haut la langue des poèmes de Wagner.
- ↑ Voir le livre de A.-B. Marx, l’ami intime de Mendelssohn ; Erinnerungen aus meinem Leben, II, 133.
- ↑ À cette époque, Wagner croyait fermement à l’intérêt que Meyerbeer disait lui porter, — ses lettres, débordantes de reconnaissance, le prouvent ; — ce ne fut que plus tard qu’il put se convaincre que toute cette complaisance avait été « artificielle, de mince valeur, et sans résultat » ; aujourd’hui, nous sommes en droit de trouver cette appréciation encore trop indulgente. « Il est absolument prouvé, nous dit M. Glasenapp, que Meyerbeer n’a, de fait, adressé Wagner que là où il prévoyait avec certitude que, pour diverses raisons, personnelles ou autres, sa recommandation resterait sans résultat pratique. »
- ↑ Kaleidoskop von Dresden, par C.-P. Stemau, Magdebourg, chez Inkermann.
- ↑ Ce n’est que comme auteur de la Dernière Pensée de Weber que Reissiger est encore connu aujourd’hui.
- ↑ Voir le livre de M. H. de Wolzogen : Richard Wagner et les animaux.
- ↑ Voir ses Contributions à l’histoire du Théâtre royal de Dresde, 1878.
- ↑ M. Glasenapp donne le texte complet du discours dans l’Appendice à son second volume. J’en ai moi-même publié une analyse détaillée dans un article des Bayreuther Blätter 1893, à la page 137. Le lecteur y trouvera des renseignements circonstanciés sur le discours de Wagner, sur sa portée et sur sa signification.
- ↑ Le professeur et docteur Thum, de Reichenbach, trouva Wagner sur la tour et déclare avoir eu avec lui une conversation animée sur les concerts du Gewandhaus de Leipzig, sur Berlioz, Beethoven, la musique pure et la musique dramatique, sur la philosophie, tant antique que chrétienne, etc. ! (Allgemeine Musik-Zeitung, 1er septembre 1893). Le professeur et docteur Kietz, le sculpteur bien connu, m’a raconté à moi-même que Wagner l’avait engagé à faire avec lui l’ascension de la tour, pour juger de la magnificence du spectacle et de l’effet absolument enivrant du son des cloches se mariant au tonnerre de l’artillerie !
- ↑ Voir les détails dans l’histoire de l’insurrection de Dresde, par William Ashton Ellis. A Vindication, Londres, 1892. Cet opuscule donne un résumé complet, d’après les sources officielles.
- ↑ « Je me dressais au milieu d’eux, mais non pas l’un d’eux, drapé dans un linceul de pensées, de pensées qui n’étaient pas leurs pensées. »
- ↑ Ces écrits, dont on ne saurait trop recommander la lecture, ont été rassemblés et réédités, en 1881, par Breitkopf & Härtel.
- ↑ Son écrit Richard Wagner et le Drame musical, bien qu’il date de 1861, alors qu’aucune des œuvres de la seconde phase n’avait encore paru sur la scène, a une valeur durable ; très instructives aussi, ses considérations sur Tannhäuser, Tristan et Iseult, les Maîtres-chanteurs, etc.
- ↑ Jusqu’à présent, on n’a pas, que je sache, imprimé le nom de Meyerbeer en connexion avec ce scandale, qui eut pour effet de lui assurer, pour trente ans encore, le monopole presque exclusif de la scène parisienne ; mais ce nom, chacun à Paris le prononçait à ce moment. Wagner lui-même savait fort bien qui était l’inspirateur de ses déloyaux adversaires ; il écrit : « Mon insuccès à Paris me fit du bien, et un triomphe n’aurait pu me donner de la joie si, pour l’obtenir, j’eusse dû recourir aux moyens qu’employa, contre moi, un antagoniste qui tenait à rester dans l’ombre, mais pour qui j’étais une cause d’inquiétude. » À l’aide d’une tactique bien connue, on a cherché récemment à mettre au compte de l’opposition à l’Empire l’attitude de la presse et de la noblesse de naissance et de bourse, dont c’était là, dit-on, une démonstration politique. C’est vouloir jeter de la poudre aux yeux du public. Car c’étaient précisément les feuilles impérialistes, le Figaro en tête, qui criaient sus à Wagner, et le conspuaient comme républicain, tandis que beaucoup de journaux indépendants, et de ceux qui étaient rédigés par des Français, prirent courageusement son parti. Le Judaïsme dans la Musique, de Wagner, et son jugement sur Meyerbeer dans Opéra et Drame avaient une beaucoup plus large part dans ce scandale que la prétendue réaction anti-bonapartiste.
- ↑ On trouvera un compte-rendu des cent soixante-quatre répétitions de Tannhäuser dans une étude de M. Ch. Nuitter, archiviste de l’Opéra, publiée dans les Bayreuther Blätter de 1884.
- ↑ On trouvera les articles de Baudelaire sur Wagner dans le troisième volume de ses Œuvres complètes.
- ↑ Ce rapport, qui marque une ère dans l’histoire de la musique allemande, se trouve dans le volume VIII de la collection des écrits de Wagner.
- ↑ Afin qu’on ne puisse le nier, aujourd’hui que Munich regarde avec envie du côté de Bayreuth, qu’on me permette deux courtes citations. La Gazette d’Augsbourg disait, le 25 janvier 1867 : « Maintenant on parle de nouveau d’ériger le théâtre populaire idéal. Avec beaucoup de gens compétents, nous pensons qu’en poser la première pierre, serait poser celle d’une ruine. » Le 19 février 1809, on lisait dans le même journal : « Certes, nous voudrions pouvoir saluer le jour où Richard Wagner et ses amis enfin vraiment « renversés », tourneraient une bonne fois le dos à notre bonne et fidèle ville de Munich et à lout le royaume de Bavière. » C’est à dessein que je choisis ces citations après la guerre de 1866 et dans une époque où Wagner, depuis longtemps, n’habitait plus Munich. Il ne s’agit plus des brutalités populaires qui, en 1865, avaient menacé sa personne, mais bien d’une expression de l’opinion calme et raisonnée du journal bavarois le plus distingué et de celle des « gens compétents » !
- ↑ Lettre à Mme Wille, du 25 juin 1870.
- ↑ Il n’est que juste, à cet endroit, de mentionner le nom de son courageux éditeur, E. W. Fritzsch, à Leipzig.
- ↑ Littéralement : « Paix de la fantaisie » ou peut-être mieux : « Paix après tant d’illusions ». Le mot « Wahn » est presque intraduisible. Il signifie proprement : le rêve trop beau pour se réaliser, l’illusion destinée à une déception fatale, la fantaisie qui promet plus qu’elle ne peut tenir,
- ↑ Wagner écrit à Liszt : « Je sais de source certaine que tous mes prétendus succès se fondent sur des exécutions mauvaises, très mauvaises, de mes œuvres, et que, dès lors, ces « succès » ne reposent que sur des malentendus. Aussi ma renommée publique ne vaut-elle pas une coquille de noix. »
- ↑ Les ouvrages les plus importants de Gobineau sont : son Essai sur l’inégalité des races humaines ; puis, Histoire des Perses ; Religions et philosophies dans l’Asie centrale ; Traité des écritures cunéiformes ; Nouvelles Asiatiques ; La Renaissance, etc, etc.
- ↑
Miracle du salut suprême,
Qui sauve le Sauveur lui-même !
- ↑ Lettre à son père, du 28 décembre 1782.
- ↑ « Ce que j’allais chercher dans des domaines qui s’en écartaient en apparence, comme l’État et la Religion, n’était en réalité que mon art, cet art que je prenais tellement au sérieux, que, pour lui, je demandais une base et une justification à la vie, à l’État, à la Religion enfin. »
- ↑ Il est vrai que, pendant son bannissement, les œuvres de Wagner se répandaient sur presque toutes les scènes allemandes : mais, comme il le dit en 1856 : « En Allemagne, on continue, avec un durable succès, à mal exécuter mes opéras. »
- ↑ Quant au quatrième chapitre de cette partie, La Doctrine artistique, il doit être considéré à part. J’y ai résumé la pensée de Wagner telle qu’elle est exprimée dans l’ensemble de ses écrits, indépendamment de toute considération de chronologie.
- ↑ On connaît sa proposition de n’admettre aucun État ayant une population de plus de six millions.
- ↑ L’idée coloniale occupa Wagner toute sa vie ; cf, par exemple : La Religion et l’Art, X, 311.
- ↑ Dans l’Art et la Révolution, l’Œuvre d’art de l’avenir, l’Art et le Climat, tous les trois de 1849-1830.
- ↑ Lettre inédite, 1850.
- ↑ Voir les Lettres sur l’Éducation esthétique de l’homme.
- ↑ Cité par Wagner dans l’introduction au troisième volume de ses œuvres complètes.
- ↑ Voir surtout : Idée générale de la Révolution, pp. 122 et 298.
- ↑ Aphorismes posthumes (Gruen, II, 308).
- ↑ Lettre inédite, autographe en possession de M. le Dr Potpischnegg.
- ↑ Ce fait qu’on avait jusqu’à présent ignoré, a, selon moi, une importance que l’on ne saurait méconnaître. En effet, on a cru, ou voulu prétendre, que Wagner était absolument sous l’influence de la pensée de Feuerbach.
- ↑ Œuvres complètes de Feuerbach, III, 3, 16, 50, 55, 301.
- ↑ Feuerbach lui-même, dans les dernières années, s’est senti toujours plus attiré vers Schopenhauer. Dans un fragment posthume sur la Philosophie morale, il écrit : « Schopenhauer, qui se distingue entre tous les philosophes spéculatifs de l’Allemagne par sa franchise, sa clarté et sa netteté, a fait ressortir la pitié, au lieu de tant de creux principes philosophiques, comme vraie base de la morale ». Feuerbach va même jusqu’à se dire pessimiste !
- ↑ Wagner écrivait encore, avant de rien savoir de Schopenhauer : « On ne connaît vraiment que quand on reconnaît. »
- ↑ Le traité du Féminin dans l’homme, que Wagner commença à écrire deux jours avant sa mort, eût pris, naturellement, place dans cette série.
- ↑ Les Allemands ont, depuis, et pendant toute une génération, été frappés de cécité ; sinon, ils n’eussent pas pris au sérieux des hommes qui disaient, comme Gustave Freytag : « Nous tenons actuellement toute attaque contre le judaïsme, chez nous, pour un anachronisme indigne de notre époque, que cette attaque se produise sur le terrain politique, social, scientifique ou artistique (Grenzboten, 1869, n° 22). La différence entre Freytag et Wagner est celle qui sépare le talent du génie ; si l’on avait alors écouté la voix conciliante de ce dernier, et son solennel avertissement, on n’en serait jamais arrivé au conflit menaçant et suraigu que nous voyons se produire aujourd’hui.
- ↑ Le Judaïsme dans la Musique parut en seconde édition en 1869, et plus de cent soixante-dix réfutations ont paru depuis lors.
- ↑ On ne saurait se rappeler sans une douce gaieté, qae MM. Joachim, Moscheles, Hauptmann, David, etc., se sentirent tellement offensés par cette invitation à « devenir pleinement hommes avec nous », qu’ils demandèrent que l’éditeur de la Nouvelle Revue musicale, Franz Brendel, fût destitué de sa place de professeur au Conservatoire de Leipzig ! Au reste, les mots de Wagner rappellent, sous une forme très mitigée, ce que Luther avait dit aussi : que les Juifs devaient cesser d’être Juifs : « sinon, nous ne devons pas les tolérer chez nous ».
- ↑ Cette proposition d’une émigration en masse paraîtra extravagante à beaucoup de lecteurs ; et cependant un homme nourri dans les sciences d’observation, le célèbre physiologiste, psychologue et moraliste Alfred Fouillée vient, dans un livre paru en juillet 1895 : Le tempérament et le caractère selon les individus, les sexes et les races, de proposer exactement le même exode, seule branche de salut, selon lui, pour la race indogermanique ; d’après lui, la possibilité pratique de cette idée est confirmée par les plus récentes découvertes de la médecine.
- ↑ Cf. Tolstoï : « Mais, quand je me mis à étudier le christianisme, je trouvai, à côté de cette pure source de vie, un amas d’impuretés et de boue qui s’y sont mêlées contre toute justice ; à côté de la sublime doctrine chrétienne, je trouvai, unie à elle, une doctrine étrangère, informe, une doctrine hébraïque et ecclésiastique. » (Les Evangiles, préface.)
- ↑ Ce chapitre a été traduit par M. T. de Wyzewa.
- ↑ Je ne connais aucun autre philosophe qui ait exprimé cette distinction aussi clairement que Schopenhauer ; mais plus d’un, avant lui, l’avait pressentie. Kant, par exemple, distinguait déjà « les trois degrés de la connaissance » et Baumgarten plaçait dans la beauté le fondement de la connaissance philosophique.
- ↑ Le célèbre philologue américain Whitney affirme que « c’est une erreur profonde de considérer la voix comme l’organe spécifique du langage : elle n’est qu’un de ses organes, entre maints autres. »
- ↑ On retrouve aujourd’hui encore, dans les principautés des Balkans, la trace vivante de ce qu’ont dû être nos premiers poètes. Dans ce pays, le barde continue à chanter les exploits des héros ; il s’accompagne sur la guzla, dont il joue aussi durant les pauses de son chant ; et sans cesse il change de ton et d’attitude, et donne à son visage des expressions nouvelles. L’ensemble est d’un effet dramatique si poignant que nous avons vu maintes fois la foule des auditeurs haleter et frémir d’émotion aux récits de ce poète, qui est resté un poète et n’est pas devenu un artiste.
- ↑ « Cet artiste aujourd’hui si négligé, l’architecte, c’est lui qui est proprement le poète des arts plastiques : son rôle par rapport au sculpteur et au peintre est le même que celui du poéte par rapport au musicien et au metteur en scène. »
- ↑ De là vient, soit dit en passant, l’impossibilité absolue de séparer, dans les drames de Wagner, le texte et la musique, et de les examiner d’après les règles spéciales de chacun des deux arts.
- ↑ La Défense d’aimer est empruntée presque intégralement au Measure for Measure de Shakespeare ; et voici comment Wagner raconte le sujet des Fées : « Une fée qui renonce à l’immortalité pour posséder un homme qu’elle aime, ne saurait devenir mortelle qu’en subissant certaines dures conditions, dont l’inobservation, de la part de son amant terrestre, la menace du sort le plus terrible ; l’amant échoue dans l’épreuve, qui consiste en ce qu’il ne doive pas repousser avec incrédulité la fée, encore que celle-ci, sous un déguisement forcé, lui paraisse aussi méchante et cruelle que possible… La fée, changée en pierre, est délivrée par le chant plein d’amour et de regrets de sonbienaimé, qui, dès lors, est accueilli par le roi des fées, et, réuni à son amante, naît aux délices immortelles du monde surnaturel » (Communication à mes amis).
- ↑ Frédéric Pecht, qui rencontra Wagner vers 1839 nous dit de lui : « Sa familiarité avec toute la production musicale de tous les temps était, pour un aussi jeune homme, presque inconcevable. Il connaissait aussi bien les primitifs Italiens, comme Palestrina, Pergolèse, et d’autres, que les vieux allemands ; ce fut grâce à lui, d’ailleurs, que je me formai une conception sur Sebastien Bach ; déjà alors, il s’occupait sans cesse de Gluck ; le pittoresque de Haydn, le génie de Mozart, comme les influences néfastes de sa position à Salzbourg et à Vienne, les particularités des Français, de Lulli, de Boïeldieu, d’Auber, enfin l’art si merveilleusement populaire de son favori, Weber, et la hauteur dont Beethoven les domine tous, comme l’élégante musique de salon de Mendelssohn, il nous peignait tout, nous fredonnant des mélodies isolées de chacun d’eux avec une si grande vivacité, une telle force plastique, que ces maîtres me sont restés dans l’esprit, jusqu’à ce jour, dans l’attitude où il les y a fixés » (Supplément à l’Allgemeine Zeitung du 22 mars 1883).
- ↑ Cf. Rigveda, X, 95 et Catapatha Brâhmana, XI, 5, 1.
- ↑ Le Prophète, de Meyerbeer, dont on a, plus d’une fois, signalé la prétendue influence, ne fut représenté qu’en 1849, deux ans après que Lohengrin était achevé ! Il serait autrement vraisemblable de dire que c’est Rienzi qui a dû agir sur la conception générale du Prophète.
- ↑ On trouvera des citations encore plus complètes, toutes tirées des plus grands journaux de Berlin, dans le Richard Wagner de Wilhelm Tappert (pages 57 et sq.).
- ↑ Œuvres complètes, vol. III, section deuxième : Richard Wagner, Leipzig, chez Breitkopf & Härtel, 1881.
- ↑ Je dois à l’amabilité de M. Alexandre Ritter la communication de ce manuscrit.
- ↑ Seulement, la pièce se passe sur la côte écossaise, non sur la côte de Norvège, ce qui explique certains changements de nom : Donald pour Daland. Georges pour Eric. Dans un projet antérieur, en prose, le rôle de femme principal s’appelle Anna, et non pas Senta.
- ↑ Le traitement complet du motif, dans le premier acte, ne se parfit qu’en 1860, dans la nouvelle composition de la scène du Venusberg.
- ↑ Avant tout, à la Communication à mes amis (1851), déjà si souvent mentionnée, puis tout particulièrement à l’article : « De l’application de la musique au drame » (1879).
- ↑ D’après un autographe en possession de M. Alexandre Ritter, la composition de ce poème fut commencée le 12 novembre 1848, et achevée le 28 du même mois.
- ↑ Paru chez Breitkopf & Härtel en 1887 (Nouvelle édition en 1895).
- ↑ « Et ici, je rappelle encore le glorieux musicienqui fut tout ce qu’en l’homme peut être la musique, quand celle-ci, dans la plénitude de son essence, est musique et rien que musique : j’ai nommé Mozart ! Fut-il donc un moindre musicien, pour n’être qu’entièrement musicien, et rien que musicien ? Voyez son Don Juan ! Quand, jamais, la musique est-elle parvenue à ce degré d’individualité, quand a-t-elle, avec cette sûreté et cette précision, réussi à caractériser, d’une richesse si prodigue et si merveilleuse ? » (Opéra et Drame.)
- ↑ Ou, plus exactement, rien qui fût aussi avancé ; car le projet complet des Maîtres Chanteurs était terminé depuis longtemps, et, de Parsifal l’idée au moins se trouvait déjà nettement conçue.
- ↑ Le premier manuscrit des dernières paroles de Siegfried, avec des indications scéniques pour le cortège funèbre, contient, en marge, un projet de marche funèbre. Ce manuscrit est daté, au commencement, du 12 novembre 1848, à la fin, du 28 novembre de la même année. Comme il ne contient que cette seule esquisse musicale, c’est là incontestablement le premier projet de composition pour toute la grande œuvre des Nibelungen.
- ↑ Voir dans l’écrit : Les Wibelungen (1848) la section intitulée : « Transmutation du contenu idéal du trésor, qui devient le saint Graal. »
- ↑ Wolzogen : Le Mythe des Nibelungen, p. 136.
- ↑ Frau Minne, personnification de l’amour, est une figure familière dans les épopées du moyen-âge. C’est la Vénus allemande mais à une époque où l’allégorie plus charnelle (Vénus ou Frau Holda) n’était guère plus qu’une abstraction (V, Grimm, Mythologie allemande, 4e édition : I, 48, II, 744,)
- ↑ Expressions textuelles de M. Max Nordau, dans un article sur Parsifal.
- ↑ Le « simple », comme partout dans ce chapitre, est pris dans le sens du très vieux français : nicelot, auquel correspond littéralement l’allemand Thor. Parsifal (der reine Thor), c’est mot pour mot : « le pur simple ». Qu’on se garde toutefois, de voir, dans la naïveté sous-entendue chez le héros primitif, aucun sens qui confine à la dépréciation.
- ↑ Quinze ans plus tard, dans son écrit : L’Opéra impérial de Vienne, le maître a montré qu’on pouvait obtenir encore d’excellents résultats, même en conservant le ballet et une troupe spéciale pour l’opéra italien.
- ↑ Voici l’émunération des Festspiele jusqu’en 1896 : 1.1876, l’Anneau du Nibelung ; 2.1882, Parsifal ; 3.1883, Parsifal ; 4.1884, Parsifal ; 5.1886, Parsifal ; Tristan et lseult ; 6.1888, Parsifal ; Tristan et lseult ; Les Maîtres Chanteurs ; 7.1889, id. 8.1891, Parsifal ; Tristan et lseult ; Tannhäuser, 9.1892 ; Parsifal ; Tristan et lseult ; Les Maîtres Chanteurs ; Tannhäuser ; 10.1894, Parsifal, Tannhäuser ; Lohengrin ; 11.1896, Parsifal, l’Anneau du Nibelung ; 12.1897, Parsifal, l’Anneau du Nibelung
- ↑ Chez E.-W. Fritzsch, Leipzig 1871-83 ; édition populaire, 1830.
- ↑ Breitkopf & Härtel, 1885.
- ↑ Breitkopf & Härtel, 1887.
- ↑ En 1895, la librairie Breitkopf a publié un volume qui réunit la Sarrazine, Jésus de Nazareth et les Projets et Fragments. — Récemment, on a tiré de l’oubli, de divers côtés, des correspondances écrites à des journaux allemands, datant des années de misère, à Paris, 1839-1842, et que Wagner, à dessein, avait retranchées de ses œuvres complètes, parce que « faites à la légère », elles n’avaient pour but que de procurer à leur auteur, « de la part d’un journal allemand quelconque, des subsides pécuniaires ». — Le maître a également retranché, de la collection de ses œuvres, plus d’une communication purement occasionnelle faite par lui aux journaux. En pareil cas, on devrait peut-être s’en tenir au jugement de l’auteur, et ne pas augmenter inutilement la masse des documents, en y joignant ceux que lui-même jugeait négligeables.
- ↑ Correspondance de Wagner et de Liszt, Breitkopf & Härtel, 1887.
- ↑ Lettres de Richard Wagner à Théodore Uhlig, à Wilhelm Fischer et à Ferdinand Heine, Breitkopf & Härtel, 1888.
- ↑ Lettres de Richard Wagner à Auguste Roeckel, Breitkopf & Härtel, 1894.
- ↑ Quatre projets de l’année 1850 demeurèrent inachevés, parce que d’autres écrits les avaient rendus superflus : La Fonction de l’art à venir, La Rédemption du Génie, Le monumental, La Laideur de la civilisation.
- ↑ Il faut mentionner expressément le fait que Wagner, en 1841, avait formé le projet d’écrire une grande Biographie de Beethoven. De nombreux et riches documents avaient été mis à sa disposition par son ami, le bibliothécaire Anders ; et le projet paraît n’avoir échoué que grâce au manque d’esprit d’entreprise des éditeurs.