Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Troisième partie/Introduction

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 237-245).


TROISIÈME PARTIE

LES ŒUVRES D’ART


Ce n’est pas sans un certain sentiment d’ironie qu’à la fin du chapitre précédent j’ai posé la question de savoir si nous pouvions considérer les œuvres de Wagner comme des exemples définitifs du drame parfait, voulu et enseigné par lui, car pareil paradoxe fait toucher au doigt combien vaines et oiseuses sont les systématisations critiques et les estimations comparatives, sitôt qu’on se trouve en présence d’un chef-d’œuvre vivant. Shakespeare marque-t-il un progrès sur Sophocle ? Wagner, peut-être, sur Shakespeare ? Qui ne sent que de telles enquêtes n’ont ni sens ni valeur ? Les grands artistes, les vrais génies de l’humanité, se tendent la main par-dessus les siècles, et ne forment qu’une seule famille, car l’essence même du génie consiste en ceci qu’à une sensibilité absolument extraordinaire vient se joindre la maîtrise souveraine dans l’emploi des moyens ; de ce double don naissent des œuvres qu’il faut dire « parfaites », non parce qu’elles approchent d’un « beau absolu » de pure théorie, mais parce qu’il y a, en elles, harmonie parfaite entre le but et l’œuvre, entre l’émotion et l’expression. Comme Schopenhauer l’a si bien dit de l’art vraiment génial : « Partout il touche le but. » Et il n’importe guère qu’avec Carlyle nous reconnaissions dans le génie un être qualitativement différent de l’humanité, un être extra-humain égaré sur notre planète, ou qu’au contraire nous adoptions cette autre idée, plus consolante, de Wagner, qui consiste à tenir le génie pour le représentant d’une énergie créatrice inhérente au genre humain tout entier, d’une énergie qui, dans une société humaine différemment constituée, se manifesterait dans son universalité avec une puissance encore inimaginable, mais qui, à l’heure qu’il est, ne peut produire que des poussées isolées, individuelles ; de quelque façon que nous envisagions le génie, il reste certain que les œuvres sont quelque chose de particulier, de séparé, d’incomparable, et ne sauraient se classer que parmi les phénomènes de la nature. Sur ces œuvres, la critique, au sens usuel et étroit de ce mot, perd tous ses droits ; en effet, il lui manque tous les critères d’un jugement comparatif, et elle ne saurait s’aventurer ni à l’approbation, ni au blâme. « C’est par le génie que la nature donne ses règles à l’art », dit Kant ; ce n’est donc que dans les œuvres du génie que nous apprenons à connaître ces règles ; et la seule aune à laquelle nous puissions le mesurer, c’est lui-même. Sans doute, la comparaison, entre elles, des œuvres du génie aux diverses époques garde un très grand intérêt ; mais elle ne saurait consister que dans l’étude des moyens grâce auxquels l’harmonie parfaite de l’émotion et de l’expression s’est produite, selon les temps et les races.

Nous rejetons donc, d’emblée, toute prétention à faire de la « critique », en considérant ici les œuvres d’un homme de génie, et nous n’emploierons ce que nous pouvons avoir de sagacité critique qu’à démêler clairement ce qu’il y a en elles de distinctif et d’incomparable. Aujourd’hui, on taxe « d’idolâtrie » cetle réserve prudente, et cependant, il ne faut pas une bien forte dose d’aveuglement pour penser que Wagner savait mieux comment il devait écrire son Tristan que les nombreux auteurs qui, depuis, ont condescendu à le lui dire ; j’ajouterai même qu’au lieu d’aveuglement il n’y faut que ce minimum d’intelligence qu’on a le droit d’exiger de toute créature qui se dit raisonnable. En tous cas, j’ai une autorité pour penser ainsi, une autorité dont personne ne contestera le sens critique : Aristote. Déjà ce grand penseur eut à protéger les œuvres du génie du contact indiscret et téméraire des chercheurs de fautes et des dramaturges jaloux ; et tous ces préceptes célèbres, dont, hélas ! on a tant abusé, il est allé les chercher dans ces œuvres mêmes, au lieu de prétendre les leur imposer. Et c’est précisément ce qu’a fait aussi Richard Wagner dans ses écrits sur l’art ; rien n’y est déduit abstraitement ou théoriquement, tout s’y fonde sur l’art vivant ; il le dit lui-même : « Ce n’est point dela spéculation ; ce n’est, au fond, que l’exposition de la nature des choses et de leur juste rapport entre elles ». Voilà des exemples qu’on a, certes, le droit de suivre, en traitant des œuvres du même Wagner.

Nous pourrons, par contre, obtenir une vue utile du drame wagnérien en étudiant de près le cours du développement artistique du maître, d’une part, et, de l’autre, en nous imprégnant, avec une sympathie sans arrière-pensée, des chefs-d’œuvre de sa maturité. Certes, ici, le sens critique sera de saison, mais il s’appliquera à comprendre et à construire, non à discuter et à lacérer.

Mais, dès le début, nous voyons se dresser d’inquiétants obstacles. Dans le développement de l’artiste, maintes influences extérieures interviennent pour troubler le coup d’œil que nous cherchons à jeter dans son processus intérieur : accidents dus au hasard, pénurie ou pression du moment, mille causes peuvent agir en ce sens de détermination fortuite, et dès qu’on aborde le détail, on court le risque, bien souvent, de confondre l’essentiel et l’accessoire. Qu’on lise l’admirable biographie de Mozart, par Jahn : on y verra que bien des choses, qu’une critique dénuée de sens critique croit devoir admirer, furent le fruit du besoin seul, du besoin qui força la main au maître, à l’encontre de ses convictions meilleures. Chez Wagner, il est vrai, l’indépendance du génie créateur est absolument hors de pair ; à partir du Tannhäuser on peut dire que les circonstances extérieures n’ont pas eu d’influence, même la moindre, sur sa production artistique ; et, sous ce rapport, l’étude de son développement permet un coup d’œil d’ensemble autrement compréhensif que pour tout autre artiste connu. Mais, ainsi que le démon de Socrate ne pouvait que l’avertir, si celui de Wagner l’empêcha maintes fois d’accepter des compromis et de faire violence à ses convictions artistiques, il n’en reste pas moins des blancs et des lacunes, là où le maître n’a pas créé, parce qu’il en a été forcément empêché par sa lutte sans trêve contre un monde hostile. Aussi la plus grande précaution est-elle nécessaire, si nous ne voulons nous faire une image faussée de son développement réel. Même en nous imprégnant des chefsd’œuvre de sa maturité, nous risquons de faire fausse route. À proprement parler, il ne faudrait que voir et entendre les œuvres d’art, non les discuter ; de cela, tout véritable artiste tombera d’accord. On ne peut considérer les œuvres du génie artistique que comme des révélations ; nul ne saurait en sonder le mystère. De ce « mystère » Wagner dit : « Nous ne pouvons nous en tenir qu’à l’œuvre d’art, et à l’impression qu’elle fait sur nous, impression, en fin de compte, tout individuelle ; ce que l’on peut en extraire de régies artistiques de portée générale est toujours bien peu de chose, et ceux qui trouvent beaucoup à en dire sont justement ceux qui n’ont rien compris à ce qui est principal. » (Sur les poèmes symphoniques de Franz Liszt.)

Et les œuvres de Wagner, plus que d’autres, courent précisément le danger d’être sacrifiées à une exégèse trop zélée : mythe, légende, histoire, politique, sociologie, philosophie, religion, tout, en un mot, est appelé à la rescousse pour une prétendue explication d’œuvres qui n’ont besoin, pour être comprises, que de sens ouverts et d’un cœur qui sait sentir. C’est naturellement la musique surtout qui a été offerte en holocauste à cette manie exégétique, car si la musique est aussi peu de la mathématique ailée que l’architecture de la « musique congelée », sa forme, cependant, est une forme arithmétique ; derrière ses effets, il y a des mouvements déterminés. Si donc, grâce à Liszt et à d’autres musiciens, tout le monde est aujourd’hui d’accord pour penser que la musique de Wagner, loin d’être « amorphe » ou malhabile, est au contraire le dernier mot de la perfection technique, cette vérité est, en revanche, devenue si évidente que les ennemis du génie ont opéré une brusque conversion et se sont mis à prétendre que rien chez Wagner ne jaillissait du cœur, qu’il était un génie mathématique, opérant sur des sons. Et ce qui subsiste davantage encore, c’est ce qu’on a appelé la « manie du motif », une maladie qui a fait perdre à plus d’un son peu d’intelligence artistique.

Cette tendance dégénère de plus en plus dans ce qu’on me permettra d’appeler le « formalisme » ; on ne se borne plus à considérer les motifs comme les membres isolés d’un corps symphonique, mais on étend l’enquête à toutes les œuvres du maître et on nous apprend que certaine figure, ascendante, puis descendante, est la « formule interrogative » de Wagner, qu’une autre, chromatique et ascendante, est la formule du désir et de l’aspiration, etc., etc. Or tout cela n’est, à le considérer au mieux, que ce que Beethoven appelait le « squelette dela musique. » Dans son écrit : Sur la Composition dit poème et de la musique, Wagner attire l’attention sur ce qu’a de vide, de ridicule presque, le thème principal de la symphonie en ut mineur, du moment où on ne l’envisage, justement, que comme « squelette » ; pourquoi donc a-t-il tant de signification ? C’est que Beethoven, dans ces notes, avait entendu le destin frapper à sa porte. De même, les motifs de Wagner n’ont une puissance si convaincante que parce qu’ils ne proviennent pas d’une invention musicale arbitraire, mais bien des images vivantes d’une conception poétique parvenue à son maximum d’intensité, qui les lui étalait distinctement aux yeux. Les motifs musicaux méritent donc au plus haut point notre attention ; c’est la merveille de ces éléments musicaux, que l’unité de l’œuvre d’art y apparaît et y prend forme, à la fois, au dedans et au dehors ; mais il nous faut bien reconnaître que ces motifs ne sont pas ce qu’il y a de premier et d’original dans l’édifice musical, mais bien plutôt le couronnement de l’acte créateur proprement dit. Qu’on arrache ces éléments à leur cadre, à leur environnement, et il ne reste qu’une sèche « formule » ; en elle-même, une phrase comme ce qu’on appelle le « motif de Tristan » est tout aussi insignifiante que le « sol, sol, sol, mi-bémol « de la Symphonie en ut mineur de Beethoven, car le motif ne tire sa vraie signification que du drame seul. Le motif musical sort par une floraison naturelle, — Wagner l’a démontré dans Opéra et Drame, — des motifs les plus importants de l’action tant qu’il reste lié à cette dernière ; sans elle il se dessèche et devient « squelette ». Que le musicien exercé et professionnellement cultivé étudie la technique de la structure musicale ; lui ne court aucun danger de tomber dans les rêveries, puisque, dès que l’exécution commence, son âme d’artiste s’affirme et remet tout au point ; mais gardons-nous d’attribuer à l’analyse logique dela musique une valeur qu’elle n’a pas ! Il faut aussi constamment se souvenir que Wagner n’a jamais fait de musique sur des mots, ou « composé des poèmes », mais que toute la trame symphonique de chacun de ses drames est bien l’atmosphère poétique où ce drame fut enfanté, grandit, mûrit, et que ce drame n’en sortit qu’achevé pour se produire enfin dans le monde, dont l’atmosphère eût été, pour lui, un poison.

Un exemple résumera ce que je viens de dire. Ce ne fut que des années après l’achèvement de Lohengrin que Wagner découvrit qu’il avait, dans cette œuvre, utilisé certaines phrases symphoniquement et à titre de motifs. Ainsi me semble-t-il que ceux qui veulent pénétrer plus avant dans le secret de ces œuvres ne devraient le tenter que peu à peu, en partant de l’impression générale que leur laisse une exécution aussi parfaite que possible, pour arriver aux détails de leur structure intérieure. Ici, d’ailleurs, ils n’auront jamais fini d’apprendre, car la perfection des formes et une richesse qu’auparavant on n’avait point soupçonnée offriront une inépuisable matière à leur admiration. Mais ce qu’il y a de meilleur et de plus précieux n’en reste pas moins l’impression intime et profonde, qui ne saurait se communiquer par des mots et des phrases.

Donc, dans ces chapitres, je ne me propose que d’esquisser à grands traits le développement artistique de Wagner, et ensuite, par un rapide examen de ses chefsd’œuvre, d’inviter le lecteur à une conception plus profonde de ces drames admirables ; et cela même serait à peine nécessaire, si nous n’avions, probablement pour longtemps encore, à prévoir l’exécution de ces œuvres à titre « d’opéras », classés au répertoire ordinaire, et à assister à leur représentation sur des scènes d’opéra et à leur interprétation par de simples chanteurs d’opéra. En présence d’une semblable déformation, une dissertation théorique a peut-être encore quelque raison d’être ; mais, pour trouver le vrai, le seul contact probant avec les œuvres de Wagner, il n’y a qu’un moyen : assister aux représentations de Bayreuth.

Plus vraiment significatif sera ce chapitre en ce qui concerne la compréhension intime de l’individualité de Wagner. « C’est par leurs ouvrages poétiques que les autres hommes nous sont le plus accessibles », dit Gœthe, dans un passage où il parle de ce qu’a de merveilleux et de presque incommunicable tout ce qui est individuel (Lettre à Schiller, du 3 mars 1799). En effet, dans le Tristan et Iseult de Godefroy de Strasbourg, l’image de l’auteur inconnu se réfléchit plus vive, pour notre œil intérieur, que cela ne serait le cas dans une biographie détaillée ; il en est de même du Tristan et Iseult de Wagner. Si, par quelque catastrophe, toutes les données sur sa vie étaient anéanties, et que ses œuvres seules nous fussent restées, nous connaîtrions mieux ce grand homme, son individualité prendrait plus de relief dans notre conscience, que maintenant, où l’encombrement des « documents historiques » recouvre son image, comme le sable du désert celle du sphinx d’Égypte. Sans y insister plus que de raison, ni forcer inutilement la note, qu’il soit bien entendu que, dans ce qui va suivre, un point de vue dominera tout : c’est que c’est bien dans les créations de son imagination que se manifeste le cœur de l’artiste.