Richard Wagner jugé en France/3.-I

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À la Librairie illustrée (p. 37-66).

TROISIÈME PÉRIODE

(1859-1862)
DEUXIÈME SÉJOUR DE WAGNER À PARIS

I

Concerts au Théâtre-Italien

À l’arrivée de Wagner à Paris, en septembre 1859, se place une anecdote extraordinaire et cependant véridique. Nous la trouvons consignée dans une préface écrite par M. V. Sardou pour les œuvres d’Edmond Roche, ainsi que dans la biographie de Wagner par Ch. de Lorbac.

« Un jour que Roche travaillait tristement dans son très lugubre bureau de l’administration des douanes, son attention fut éveillée par le bruit d’une discussion assez vive soulevée à quelques pas de là. — Un nouveau débarqué, un étranger, un allemand se débattait à grand’peine au milieu de ces mille formalités que l’administration française accumule sous les pas du voyageur. Roche intervient ; l’étranger se nomme Wagner ! Roche s’incline, se met à sa disposition, le garde dans les bureaux, aplanit toutes les difficultés et quand Wagner le remercie de la peine qu’il lui donne, — « Je suis trop heureux. lui dit Roche, d’avoir obligé un grand art ste. » — « Vous me connaissez ? s’écrie Wagner, surpris de voir son nom si bien connu à la douane française. » — Roche sourit et, pour toute réponse, fredonne quelques morceaux du Tannhœuser et de Lohengrin, — « Ah ! dit Wagner ravi, c’est un signe d’heureux présage… le premier Parisien que je rencontre connaît et apprécie ma musique. Je vais de ce pas l’écrire à Liszt… Mais nous nous reverrons, monsieur. » Et ce disant, il tire de sa malle cinq ou six morceaux de musique et les présente à Roche avec cette dédicace : « À M. Edmond Roche, à la douane[1]. »

Cette anecdote montre et on le verra mieux encore par d’autres noms plus célèbres au nombre desquels nous avons déjà cité Gérard de Nerval[2] et Th. Gautier, qu’en France les premiers apôtres de la musique de Wagner ont été des écrivains et des poètes, de même qu’au xviiie siècle, toute la gent littéraire s’était divisée en deux camps opposés, les uns, — tels Laharpe, Saurin, Marmontel, Ginguené, champions déclarés de la musique italienne, les autres, comme Suard et l’abbé Arnaud, tenant pour Gluck contre Piccinni.

Wagner, qui, à Zurich, avait interrompu la composition de sa Tétralogie pour écrire Tristan et Yseult, terminé dans l’été de 1859, envoya sa partition au théâtre de Karlsruhe, le grand-duc de Bade étant très bien disposé pour lui. L’auteur aurait eu besoin de se rendre dans cette ville pour vaincre les hésitations de l’intendant et du chanteur Schnorr auquel on destinait le rôle de Tristan.

« Mais, même alors, dit-il dans l’Œuvre et la mission de ma vie, je ne pus réussir à obtenir la permission de rentrer en Allemagne dans ce but. J’étais encore proscrit, avec mon art pour compagnon d’exil, et ne pouvant m’en séparer, je sentis que je devais une fois encore faire appel à un public en dehors de ma propre patrie.

« Alors, en l’année 1860, je me trouvai de nouveau à Paris. Pourtant, la seconde fois, je crus que c’était là seulement que je pouvais trouver l’atmosphère qui était si nécessaire au succès de mon art, cet élément dont j’avais tant besoin. Je ne pouvais réussir à faire exécuter mes ouvrages avec la troupe allemande que j’avais choisie pour eux. »

Il dut se résigner à aller de nouveau solliciter les directeurs de théâtres. Il se logea d’abord rue de Matignon ; c’est là qu’il fit entendre un soir à M. Carvalho, directeur du Théâtre-Lyrique, la partition de Tannhœuser. L’auteur eût mieux fait, pour cette lecture, d’avoir recours à un accompagnateur quelconque. Mauvais pianiste, « Wagner se débattait[3] avec le formidable finale du deuxième acte ; il chantait, il criait, il se démenait, il jouait des mains, des poignets, des coudes, il écrasait les pédales, il broyait les touches. Au milieu de ce chaos, M. Carvalho restait impassible comme l’homme d’Horace, attendant avec une patience digne de l’antique que le sabbat fût fini. La partition achevée, M. Carvalho balbutia quelques paroles de politesse, tourna les talons et disparut. »

Au bout de quelques mois, Wagner s’installa rue Newton, près de l’Arc de Triomphe, dans un joli hôtel démoli depuis. À ses réceptions du mercredi, on rencontrait Fr. Villot, conservateur des musées impériaux, auquel fut dédiée sa Lettre sur la musique, M. Émile Ollivier et Mme  Ollivier[4], « cette jeune femme si charmante, si profondément artiste, si regrettée de tous ceux qui l’ont approchée », Hector Berlioz, Edmond Roche, M. Jules Ferry que Gasperini appelle « un esprit élevé et délicat », Ém. Perrin, Ch. de Lorbac, Ch. Baudelaire, MM. Champfleury et Léon Leroy.

Wagner comprit bientôt qu’il n’obtiendrait rien des directeurs de théâtre et que son nom resterait sans effet sur le public s’il n’offrait aux Parisiens l’occasion d’entendre des fragments de ses œuvres, et, dans ce but, il résolut de composer un programme de concert. Par les soins d’un agent théâtral, nommé Giacomelli, la salle des Italiens fut louée à Calzado moyennant 8,000 francs, non compris les frais d’orchestre, d’éclairage etc… D’énormes affiches furent posées sur les murs de Paris et le premier concert annoncé pour le mercredi 25 janvier 1860.

Quelques mots sur l’hiver artistique et théâtral de cette année 1860. Le Moniteur finissait en janvier la publication du Voyage en Russie, de Th. Gautier, commencée l’année précédente. Baudelaire donnait à la Presse la traduction de l’Ange du Bizarre, d’Ed. Poë. Dentu mettait en vente les Hommes de lettres, roman de Edmond et Jules de Goncourt.

À l’Opéra, les spectacles nouveaux étaient Herculanum, de F. David, et Sacountalâ, ballet en deux actes, de Th. Gautier, musique de M. Reyer, dansé par Mme  Ferraris. On y répétait Pierre de Médicis[5], opéra en quatre actes du prince Poniatowski. L’Opéra-Comique jouait Yvonne, de Limnander, compositeur belge médiocre et parfaitement oublié, en attendant la représentation du Roman d’Elvire, d’Al. Dumas et de Leuven, musique de M. A. Thomas. Le Théâtre-Lyrique affichait la trentième d’Orphée, de Gluck, chanté par Mme  Viardot, et bientôt après Philémon et Baucis, de M. Gounod. Au Théâtre-Français, le Duc Job, de Léon Laya ; au Gymnase, le Père prodigue, de M. Dumas fils ; au Vaudeville, la Pénélope normande, de M. A. Karr. En février s’ouvrait, au boulevard des Italiens, une exposition au profit de la caisse de secours des artistes peintres, architectes et sculpteurs. Formée de tableaux de l’école moderne tirés du cabinet des amateurs, elle comprenait, outre des Meissonier, des Decamps, un Raffet, des œuvres de Diaz et de Rousseau, plusieurs Delacroix auxquels Th, Gautier et Paul de Saint-Victor consacrèrent des articles enthousiastes. Pour la production musicale, il faut citer, à la société des concerts, la première audition de la symphonie en mi bémol de F. David, et au concert des jeunes artistes dirigés par M. Pasdeloup (salle Herz), celle de la symphonie en si bémol de Schumann, dont le style semble à Fiorentino « la clarté, la netteté, la simplicité mêmes » en comparaison de la musique de Wagner. À la salle Pleyel, la société Armingaud, Jacquard, Lalo et Dépret fit entendre, le 15 février, un quatuor de Schumann pour instruments à cordes.

Voici le programme du premier concert de Wagner, donné à 8 heures du soir au Théâtre-Italien et la physionomie de la salle[6] :


PREMIÈRE PARTIE
 
Ouverture du Vaisseau-Fantôme.
Marche et Chœur de Tannhœuser.
Introduction du 3e acte et chœur des Pèlerins,
Ouverture
 
SECONDE PARTIE
 
Prélude de Tristan et Yseult.
Introduction et marche des fiancailles (avec chœur) de Lohengrin.
Fête nuptiale et épithalame


Wagner avait sous sa direction un nombreux orchestre et 150 choristes, insuffisamment exercés d’ailleurs. — « Et les musiciens, s’écrie M. Champfleury, qui n’ont répété que trois fois ces œuvres nouvelles ! Et les choristes, qui sont d’honnêtes Allemands amateurs qu’on a réunis à la hâte pour le concert ! » D’après le même, « la salle du Théâtre-Italien était comble, et chacun des morceaux exécutés a été accueilli avec un véritable enthousiasme. » Suivant le Ménestrel du 29 janvier et le feuilleton de Berlioz, la séance fut orageuse, les partisans et les détracteurs de Wagner discutant chaudement entre les morceaux et s’injuriant avec frénésie.

Fiorentina (Constitutionnel du 31 janvier)[7] se moqua assez plaisamment du public germanique venu aux Italiens pour fêter Wagner, des accoutrements inusités et des modes grotesques qui l’avaient choqué. « Des robes de satin jaune à corsage cramoisi ; des jupes bouffantes relevées d’une torsade d’or en guise de ceinture ; des petits chapeaux amarante à bords retroussés, des touffes de rubans cerise entremêlées de verroterie et de coquillages ; des panaches blancs plantés sur l’oreille ; enfin, les coiffures et les toilettes de l’avenir. »

Il traçait de Wagner un portrait peu flatté. « Il a le front beau, noble, élevé ; le bas du visage écrasé et vulgaire. On dirait que deux fées, l’une irritée, l’autre affectueuse et bonne, ont présidé à sa naissance. La fée de l’harmonie a caressé et embelli le front d’où devaient sortir tant de conceptions hardies et de pensées fortes ; la fée de la mélodie, prévoyant le mal que lui ferait cet enfant, s’est assise sur sa figure et lui a aplati le nez. »

Louis Lacombe écrivait dans la Revue Germanique[8] : « Peu à peu, la salle se remplit de littérateurs, d’artistes, de gens du monde, les Allemands aidant. Enfin, Wagner parut et fut salué par des applaudissements réitérés ; c’était un tribut payé à son nom. Un pâle sourire effleura ses lèvres lorsqu’il se vit ainsi accueilli. Puis, saisissant le bâton de chef d’orchestre, il se disposa à conduire sa petite armée, sans pupitre devant lui, sans partition sous les yeux, par cœur en un mot. Et ce tour de force dura trois heures ; et pendant ces trois heures, il indiqua aux instrumentistes, aux choristes, les entrées, les rentrées, les nuances, avec une exactitude et une fidélité de mémoire inconcevables. » Suivant Gasperini[9] « ceux qui applaudissaient le plus bruyamment étaient ceux que le public parisien tient depuis longtemps en haute admiration : MM. Auber, Berlioz, Gounod, Gevaërt et Reyer ». — « Rossini se déclara admirateur de Wagner[10]. » La critique se divisa en deux camps : Franck-Marie, Gasperini, Reyer, Saint-Valry, Léon Leroy pour Wagner, Azevedo, Fétis, Chadeuil (du Siècle) contre. Chez Scudo, l’hostilité prit les proportions de la rage[11]. » Émile Perrin qui, peu de temps après, devait succéder à Alph. Royer comme directeur de l’Opéra, rédigeait alors la critique musicale dans la Revue européenne. Grâce à la vogue parisienne, disait-il, « ces trois concerts ou plutôt cet unique concert trois fois exécuté, a suffi pour populariser le nom de M. Wagner plus que ne l’auraient pu faire dix années de succès dans tous les royaumes, duchés, principautés et villes libres d’Allemagne ». Le Figaro lui-même inséra une chronique de M. Albert Wolff sympathique à Wagner.

Le programme reproduit plus haut était accompagné d’un commentaire imprimé qu’Azevedo tourna en ridicule dans son feuilleton de l’Opinion nationale (31 janvier 1860). Musique sans mélodie…, chaos…, harmonie détestable, tels sont les termes catégoriques de son appréciation. « L’orchestration, mauvaise en elle-même, produit une sonorité puissante, une sorte de fièvre acoustique…, un sonorisme sans idées qui fait souffrir sans compensation d’aucune sorte… » Cette audition pénible lui inspire « un redoublement d’amour pour les motifs de la Clef du Caveau, si francs, si bien coupés, si naturellement classiques dans leur allure un peu vulgaire. » Mêmes conclusions de la part de Paul d’Ivoi, au Courrier de Paris. Le 30 janvier, le lundiste déclare que « la musique de M. Wagner, dont il juge le talent un talent respectable et qui a besoin d’être discuté sérieusement, — lui a fait éprouver le lendemain un grand plaisir au Matrimonio segreto de Cimarosa ». À propos du second concert, son opinion est qu’il préfère entendre Orphée au Théâtre-Lyrique.

La Gazette musicale du 29 janvier parle brièvement du premier concert de Wagner, en constate le succès et s’abstient de formuler une appréciation ; l’étude de Fétis, publiée par elle en 1852, ayant à ses yeux force de chose jugée, la valeur et l’infaillibilité d’un dogme. Dans le Ménestrel, M. Paul Bernard s’occupe longuement de la musique de Wagner. Voici ses principales critiques : — « Il abuse de la chanterelle et des sons aigus. Dans certains moments, sa musique est acide et porte sur les nerfs… Pour lui, l’orchestre est un jeu ; il le manie avec toute l’autorité de la science et de l’expérience, avec une grande fougue et surtout avec le fanatisme d’un apôtre. Cependant, il trouve rarement des effets de timbres nouveaux… Ce qui fatigue aussi dans les œuvres de M. Wagner, c’est l’usage immodéré du chromatique et des modulations ascendantes : c’est l’absence presque complète de mélodie… Mais il faut le dire et le répéter parce que cela est, M. Wagner est un grand musicien ; seulement, sa tendance est déplorable. Cinquante ans dans cette voie, et la musique serait morte, car on aurait tué la mélodie, et la mélodie, c’est l’âme même de la musique. »

Au Constitutionnel (30 janvier) Fiorentino écrivait ceci : « L’ouverture du Vaisseau-Fantôme est une série d’accords stridents, de sifflements aigus, de grincements de cuivres enragés, sans aucune trêve, aucun repos pour l’oreille. Si l’auteur a voulu peindre une tempête, il en a du moins rendu l’effet le plus pénible ; cela donne le mal de mer. » Il accorde des éloges au prélude de Lohengrin et au Chant des noces, à la marche, au chœur des pèlerins et à la fin de l’ouverture de Tannhœuser. L’introduction du 3e acte lui a fait mal à la tête et lui inspire une tendresse rétrospective pour le Matrimonio segreto.

En résumé, « M. Wagner est un musicien d’un très grand mérite, doué de facultés extraordinaires. Il y a dans ses compositions des traits nouveaux et inattendus, des effets de sonorité éclatante et superbe, d’ingénieux et de charmants détails, quelquefois, mais rarement, des phrases mélodiques d’une douceur extrême et d’une merveilleuse beauté, mais alors, croyant s’être trompé, il se lance à corps perdu dans le vague et dans l’obscur, dans l’insensé et dans l’impossible. »

Dans le Moniteur, Fiorentino (sous la signature : A. de Rovray) publia un article assez banal où revient l’éternelle plaisanterie sur la musique de l’avenir. Cependant, il s’efforça de montrer une certaine impartialité. — « L’ouverture du Vaisseau-Fantôme n’a pas été comprise…, l’Entrée solennelle des conviés au Warburg a fait grand plaisir. » Le Pèlerinage de Tannhœuser (introduction du 3e acte) a le tort « d’être d’une interminable longueur. Le Chœur des Pèlerins a été écorché d’une façon cruelle. La moitié des choristes chantait faux, l’autre ne chantait pas juste. Nous engageons M. Wagner à donner une nouvelle édition de son chœur en supprimant la longue et pénible symphonie qui le précède. » Le prélude de Tristan et Yseult « n’a produit aucun effet », mais il en est autrement de celui de Lohengrin, auquel Fiorentino décerne de grands éloges. « Le Réveil du Matin et la Marche des Fiançailles, autres fragments de Lohengrin, malgré des beautés réelles, n’ont pu ni réveiller, ni réchauffer le public. Mais la musique de noces à épithalame (je transcris le texte tel que le donne le livret, il est d’un français douteux), cette musique nuptiale et cet épithalame ont été salués d’applaudissements chaleureux et prolongés… En somme, ajoute-t-il pour conclure, la soirée a été laborieuse, l’exécution inégale », et il constate l’impartialité et l’attitude courtoise du public. — Paul de Saint-Victor, l’un des plus hostiles au Tannhœuser, en 1861, ne daigna pas dire un mot des concerts de Wagner, et quelques jours après, dans la Presse, on le vit couvrir de fleurs le pianiste Hans de Bulow qui, dans son concert du 12 février, exécuta une fantaisie sur des motifs de Tannhœuser[12].

Scudo se montra plus que sévère pour Wagner. Voici quelques-unes de ses appréciations : — « L’ouverture du Vaisseau fantôme, c’est le chaos peignant le chaos d’où il ne surgit que quelques bouffées d’accord exhalés par les trompettes dont l’auteur fait grand abus dans toutes ses compositions. » Sur l’introduction (Réveil du matin) : « Après cette opposition grossière (entre les cordes et les instruments de cuivre) familière à M. Wagner, creuse antithèse qui dispense d’avoir une idée, on ne perçoit plus qu’une confusion de sonorités étranges, d’accords péniblement cherchés, qu’un gaspillage de couleurs sans un dessin qui les supporte et oriente l’oreille éperdue et l’on assiste à un immense effort de la volonté dépourvue de grâce et qui n’aboutit qu’au néant. » Le prélude de Tristan et Yseult « est un entassement de sons discordants. » Celui de Lohengrin, « des sonorités étranges, des harmonies curieuses qui ne se tiennent pas ensemble et qui n’aboutissent à aucune idée saisissable. On dirait d’un organiste essayant un nouvel instrument et promenant au hasard ses doigts sur le clavier pour faire valoir l’éclat des différents jeux. »

Scudo se déclare satisfait de la marche de Tannhœuser et appelle « une conception de maître toute cette scène du 3Me  acte de Lohengrin (la marche nuptiale). La marche des fiançailles avec chœur est grandiose, d’une large et belle composition, bien que l’idée principale sur laquelle est bâtie la marche appartienne à Mendelssohn. »

Un annaliste musical, l’auteur des Concerts de Paris en 1860, Ernest Fillonneau, rappela les trois auditions d’œuvres de Wagner au Théâtre-Italien, et à ce propos, ne manqua pas d’accuser Wagner de tuer la mélodie et réprouva cette ambition ridicule de vouloir tout exprimer au moyen de la musique, dont se sont si spirituellement moqués les auteurs du Carnaval des Revues. Le commentaire imprimé des concerts donnés aux Italiens condamne à lui seul la musique de Wagner, puisque cette musique ne peut se passer d’un programme explicatif. Quand l’artiste oublie sa théorie, concède Fillonneau, il est capable de composer de fort belles choses, telles que la marche de Tannhœuser, la marche et une romance de Lohengrin (il confond avec la romance de l’Étoile, chantée au second et au troisième concerts par Jules Lefort). Mais que les musiciens du passé ne redoutent pas trop la concurrence de Wagner ! « Ses fidèles en Allemagne sont dispersés dans deux ou trois villes ; il ne se fait chaque jour qu’un petit nombre de conversions ; en Angleterre, il a pour adeptes deux Allemands. »

J’ai eu la curiosité de rechercher la parodie dans laquelle les auteurs du Carnaval des Revues[13], Eug. Grangé et M. Ph. Gille, se sont, suivant le goût de Fillonneau, si spirituellement moqués de Wagner.

C’est au sixième tableau de cette pièce d’actualité qu’avait lieu l’entrée du compositeur de l’avenir aux Champs-Élysées, où il tombait, en s’annonçant à grand fracas, dans un groupe de musiciens du passé, Gluck et Grétry, Mozart et Weber. Grétry, s’adressant poliment au nouveau venu : — Pourriez-vous me faire entendre un morceau de votre composition ?

Le compositeur. — J’en ai toujours sur moi… (il donne la partition au chef d’orchestre). La marche des fiançailles ! (L’orchestre exécute une symphonie baroque, l’auteur annonce les motifs) : La demande en mariage…, départ pour la mairie…, adieux de la mère… (rentrée de trompette). À cheval, messieurs, à cheval !…

Grétry. — Ah ! çà, mais on dirait l’enterrement de Bastien, c’est l’air des Bottes de Bastien !

À la fin de la symphonie, le compositeur de l’avenir, brisé d’émotion, tombe par-dessus le trou du souffleur, dans les bras du chef d’orchestre.

Je ne sais rien de plus lugubre que la lecture d’une vieille revue !

Laissons de côté les détracteurs de Wagner qui, d’ailleurs, s’accordent avec les juges impartiaux, pour proclamer son succès, et passons à des appréciations plus bienveillantes.

Dans le Courrier du dimanche du 22 janvier 1860, Gasperini écrit un article enthousiaste sur Wagner. Il parle de ses tentatives de réforme de l’opéra en les dénaturant quelque peu, afin de ne pas effaroucher ses lecteurs. « Ainsi, les voix et l’orchestre, la poésie et la musique, les accessoires et les décors, tout s’enchaîne, se soutient, se corrobore ; tout concourt pour sa part à l’effet général, tout se sacrifie pour cette beauté, cette unité de l’œuvre qui, à son tour, dispensera à chacune des parties cette plénitude de vie qui est en elle. » Il donne le compte rendu du premier concert le 29 janvier et, le 12 février, analyse avec soin chaque morceau du programme. Il formule une opinion favorable, — chose rare, sur le prélude de Tristan et Yseult et, à ce sujet, développe en une longue paraphrase une opposition d’idées qui n’est peut-être pas celle que le compositeur a eue en vue.

Le rédacteur musical de la Revue européenne[14], Émile Perrin, rend compte des concerts de Wagner en termes très élogieux. « Cette musique s’adresse aux sentiments les plus élevés, elle agit puissamment sur l’imagination, elle est facilement perçue par l’intelligence : elle va droit au cœur de la foule. Telle elle a été comprise en Allemagne, telle nous l’avons, du premier jour, admise parmi nous. Avec son admirable instinct de justice, notre public n’a voulu voir en M. R. Wagner que l’artiste et ne l’a considéré qu’au point de vue du compositeur. Les tendances, les théories, le système de M. Wagner, peu lui importait… » Il défend très nettement le maître allemand du reproche de manquer de mélodie. « Le plan de chaque morceau, savamment disposé, est suivi avec précision. La phrase mélodique se dégage avec clarté. Franchement posée, elle est traitée avec une habileté extrême et une ténacité que l’on peut parfois traiter d’excessive. Non, il est impossible à tout esprit sincère que n’aveugle point la passion et le parti pris de méconnaître dans la musique de Wagner, je ne dirai pas l’existence, mais l’abondance de la mélodie. »

Une des plus importantes études consacrées au talent et aux œuvres de R. Wagner fut la chronique musicale donnée à la Revue germanique[15] par un écrivain compétent, un musicien sérieux, Louis Lacombe, mort il y a deux ans. Cette étude commence par une biographie très nette et très courte. Le critique compare ensuite les théories de Wagner à celles que Gluck exposa dans la dédicace italienne d’Alceste, il analyse la Communication à mes amis publiée en 1852. La théorie des personnages-types, dit-il, se retrouve en germe dans Don Juan, Robert le Diable et les Huguenots. Puis il raconte qu’il eut l’occasion de voir Wagner à Zurich et de lire la partition de Tannhœuser. Il fait ainsi le portrait du maître allemand : — « Son superbe front était éclairé par un regard plein de vivacité, d’éclat, de chaleur communicative. Il y avait dans toute sa personne quelque chose d’animé, d’ouvert, de puissant, de spirituel qui nous charma et nous nous rappelons encore, après dix longues années, l’impression que produisit sur nous son œil intelligent où semblait s’être logé un rayon de soleil. » Sur Lohengrin qu’il vit ensuite à Leipsig et sur Tannhœuser, il formule un même jugement. — « De la hardiesse, du coloris, de la vigueur, de l’originalité, de la profondeur, une instrumentation sonore, splendide, de magnifiques effets d’orchestration, des chants rayonnants, une déclamation vraie, le pouvoir de séduire et d’entraîner, voilà ce que nous écrivons sur le beau côté de la médaille. On trouvera au revers l’indécision du dessin mélodique, une vague profusion dans les idées musicales plus préoccupées de rendre fidèlement la parole que de s’enchaîner logiquement entre elles ; l’abus de la sonorité, du trémolo, l’extrême fréquence des retours thématiques, la monotonie qui en résulte et les changements de tonalité survenant çà et là trop brusquement en raison de modulations enharmoniques non cherchées, mais acceptées un peu à la légère. » Il analyse enfin les fragments inscrits au programme du Théâtre-Italien, leur décerne de nombreux éloges et reproduit le commentaire de Wagner pour le prélude de Lohengrin. Tout en admirant ce morceau, il souhaiterait que « ce bel adagio eût une expression moins féerique et plus religieuse. »

Ém. Perrin donna à cette page symphonique des louanges enthousiastes : — « Quel admirable morceau que l’introduction instrumentale du Saint-Graal !… Qu’elle est heureuse, cette phrase mélodique qui semble venir, comme un chœur céleste, des profondeurs de l’infini, s’approche, grandit, éclate en gerbe lumineuse, puis s’éloigne, s’éteint et se perd, hissant dans l’air l’invisible sillage d’un murmure qu’on écoute encore lorsqu’on ne l’entend plus ! »

M. Champfleury exprima ainsi son admiration pour le prélude de Lohengrin : — « Le fragment de Saint-Graal est un de ceux qui m’ont le plus frappé par son mysticisme religieux et le frémissement de chanterelle des violons à la fois doux, clair et transparent comme du cristal. L’orchestre s’anime peu à peu et arrive à une sorte d’apothéose rayonnant qui transporte l’auditeur dans des mondes inconnus, »

À propos de ce prélude, il est curieux de comparer, comme le fait Baudelaire, les deux interprétations de ce morceau par Wagner lui-même et par Liszt[16] avec celle que suggère à l’auteur des Paradis dits artificiels sa propre imagination de poète : — « — Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues parle rêve, dans le sommeil. Je me sentis délivré des liens de la pesanteur et je retrouvai le souvenir de l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts. Notons en passant que je ne connaissais pas le programme cité tout à l’heure. Ensuite, je me peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie, dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur. Alors, je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance et planant au-dessus et bien loin du monde naturel[17]. »

M. Champfleury, l’un des partisans les plus chaleureux du compositeur si discuté, lui avait dit avant ses concerts du Théâtre-Italien : — « Si vous triomphez du premier coup, je me tais, vous n’avez pas besoin de moi. Si vous êtes attaqué, je mets ma plume à votre service. » Il jugea sans doute nécessaire d’entrer dans la mêlée, puisqu’il fit paraître une brochure sur Wagner, qui, traduite en allemand, fut aussitôt publiée à Leipsig, par l’éditeur Schubert. (Richard Wagner in Paris, von Champfleury, 1860).

Cette brochure[18] comprend une série de propositions sans lien entre elles. L’auteur déclare par exemple, sans doute pour rassurer ses lecteurs, que la musique de Wagner n’est pas de la musique imitative.

« Si Wagner se rattache à la grande école de Mozart et de Beethoven, c’est par la simplicité de l’orchestration. Le bruit qui a égaré tant de compositeurs à la recherche d’effets nouveaux est heureusement exilé de son œuvre. Wagner a trouvé le grand, l’éloquent, le passionné, l’imposant, avec peu de moyens ; son orchestration, large et pénétrante, remplit la salle. L’attention n’est distraite par aucun instrument ; ils sont tous harmonieusement fondus en un seul. »

Et voici les impressions que font naître en lui les morceaux entendus : — « Je ne connais ni le sujet de ses opéras., ni la splendide étoffe qui les recouvre. Je n’ai vu que des morceaux de cette étoffe. Il me semble qu’un fragment de tapisserie du moyen âge me tombe tout à coup sous les yeux. Des têtes de chevaliers, dessinées à l’aiguille à grands traits, apparaissent : un varlet coupé à mi-corps tient un faucon sur le poing. Dans un coin de la tapisserie est écrit en lettres gothiques : Amadis de Gaule.

« Toute une époque se déroule : les gestes de Charlemagne, les chevaliers de la Table-Ronde, les douze preux, des personnages vaillants, plus grands que nature, avec des Durandal formidables et des casques de géants. »

L’exil de l’artiste lui paraît de nature à émouvoir ses lecteurs ; il le compare à la surdité qui frappa Beethoven, à la cécité dont fut atteint Goya. — « Proscrit d’Allemagne à la suite d’événements politiques, il y a plus de dix ans qu’on joue ses opéras et qu’il ne peut les voir ni les entendre.

« Les murmures d’une salle attentive, les frémissements électriques qui parcourent tout un public, jusqu’à son glacial silence quand le compositeur s’est égaré, tous ces renseignements qui servent de jalons à une œuvre nouvelle étaient perdus pour Wagner. »

Berlioz qui avait eu avec Wagner des relations anciennes à Paris, à Dresde et à Londres[19], Berlioz que nous avons vu dans le salon de la rue Newtonaux réceptions du mercredi, Berlioz connu pour avoir toujours préconisé le retour du drame lyrique à la conception Ce Gluck, était considéré dans le monde artistique un peu comme un disciple de Wagner. On s’attendait à le voir prendre fait et cause pour le musicien réformateur ; mais on oubliait que Berlioz, auteur d’un ouvrage en six actes intitulé : les Troyens, ne pouvait se montrer impartial à l’égard d’un rival qui, bientôt, allait devenir son plus redoutable concurrent à l’Opéra. Aussi enrageait-il de l’affectation de ses confrères à l’enrôler malgré lui parmi les apôtres de la musique du l’avenir. Il ne put se tenir de s’en expliquer avec vivacité dans son feuilleton des Débats du 9 février 1860.

Il commence par analyser en musicien les divers morceaux exécutés aux trois concerts[20]. Son jugement sur l’ouverture du Vaisseau-fantôme, est conforme à l’opinion qu’il exprime sur cet opéra dans ses Mémoires. — « La marche et chœur du Tannhœuser est d’un éclat et d’une pompe superbes qu’augmente encore la sonorité spéciale du ton de si naturel majeur. On est bien sûr, sans voir la représentation de cette scène, qu’une telle musique accompagne les mouvements d’hommes vaillants et forts et couverts de brillantes armures. »

Après avoir donné l’analyse technique du prélude de Lohengrin, il ajoute : « Ce beau morceau ne contient aucune espèce de duretés. C’est suave, harmonieux autant que grand, fort et retentissant. Pour moi, c’est un chef-d’œuvre. » D’après lui, « les premières mesures du chœur des fiançailles rappellent un pauvre morceau des Deux nuits de Boïeldieu : La belle nuit, la belle fête ! introduit dans les vaudevilles et que tout le monde connaît à Paris.

« La grande marche en sol, qui ouvre le troisième acte, a produit à Paris, comme en Allemagne, une véritable commotion, malgré le vague de la pensée Au commencement et l’indécision froide du passage épisodique du milieu… Une phrase de quatre meures, répétées deux fois en montant d’une tierce, constitue la véhémente période à laquelle on ne trouverait peut-être rien en musique qui pût lui être comparé pour l’emportement grandiose, la force et l’éclat, et qui, lancée par les instruments de cuivre à l’unisson, fait des accents forts (ut, mi, sol) qui commencent les trois phrases, autant de coups de canon qui ébranlent la poitrine de l’auditeur. »

Il analyse enfin le prélude de Tristan et Yseult, mais il déclare qu’il ne l’a pas compris. — « J’ai lu et relu cette page étrange ; je l’ai écoutée avec l’attention la plus profonde et un vif désir d’en découvrir le sens : eh bien, il faut l’avouer, je n’ai pas encore la moindre idée de ce que l’auteur a voulu faire. »

Le critique passe ensuite à l’examen des théories de R. Wagner et il enferme son rival dans ce dilemme[21] : — « Si l’école de l’avenir dit telle et telle chose, — et il lui prête ses propres vues, — j’en suis ! — Si elle dit ceci et cela, — et il lui fait débiter toute sorte de propositions absurdes et subversives, — je n’en suis pas. Je lève la main et je le jure : non credo ! »

Ce manifeste était rédigé dans une forme trop acerbe pour ne pas irriter l’orgueil de Wagner. Cependant, si, à partir de ce moment, le musicien étranger dut se croire fondé à compter Berlioz au nombre de ses ennemis, il sut d’abord contenir ses sentiments et répondit à cette déclaration de rupture par une lettre très simple et très digne qui fut insérée dans les Débats du 22 février. Nous ne pouvons citer ici que quelques passages de cette lettre. On la trouvera d’ailleurs reproduite en entier dans l’appendice.

« Apprenez donc, mon cher Berlioz, que l’inventeur de la musique de l’avenir, ce n’est pas moi, mais bien M. Bischoff, professeur à Cologne. L’occasion qui donna le jour à cette creuse expression fut la publication faite par moi il y a une dizaine d’années d’un livre sous ce titre : l’Œuvre d’art de l’avenir. »

Wagner expose le sujet de cet ouvrage et développe ses théories sur le drame musical avec plus de clarté, de netteté et de concision surtout que dans la lettre à P. Villot, qui servit de préface à la publication des quatre poèmes d’opéras. — « Jugez d’après cela ce que j’ai dû éprouver, mon cher Berlioz, en voyant, au bout de dix ans, que, non pas des gens légers et superficiels, non pas des marchands de concetti, des faiseurs de mots, des bravi littéraires, mais un homme sérieux, un artiste éminent, un critique intelligent, instruit et honnête tel que vous, plus que cela, un ami, avait pu se méprendre sur la portée de mes idées, à tel point qu’il n’a pas craint d’envelopper mon œuvre de cette ridicule papillote : musique de l’avenir. »

Je ne pense pas, en toute sincérité, qu’il soit juste de soutenir, comme le fait M. Paul Lindau, que, dans cette lettre de Wagner, « chaque ligne respirait la plus grande admiration de lui-même. C’était un oratio pro domo sans pareille. Victor Hugo et Lamartine qui ont certainement travaillé cette matière, n’avaient jamais su porter si haut la présomption de soi-même. » Ce qui indigne si fort M. Lindau[22], c’est le passage suivant : — « Depuis vingt ans, je me trouve dans l’impossibilité de jouir de l’interprétation de mes propres œuvres et je suis las d’être le seul Allemand qui n’ait point encore entendu une exécution de Lohengrin. »

Cette lettre se termine par un appel conciliant à la bienveillance de Berlioz auquel, en échange, il souhaite la prompte représentation de ses Troyens. Aux doléances de Wagner, Berlioz répondit : — « Mon sort est encore pire, car moi, je suis le seul Français qui aie entendu mon œuvre. »

Pauvre Berlioz ! À quoi servirent tous ses efforts tendant à séparer sa cause de celle de Wagner, puisque son ennemi juré, Scudo, se refusa obstinément à lui savoir gré de ce divorce artistique ? Voici, en effet, ce qu’il écrivait dans sa chronique du 1er  mars, à la Revue des Deux-Mondes, après avoir discuté la musique de Wagner et rappelé l’éclatante rupture qui résulta du manifeste de Berlioz :

« Au fond, M. Wagner et M. Berlioz sont de la même famille ; ce sont deux frères ennemis, deux enfants terribles de la vieillesse de Beethoven qui serait bien étonné s’il pouvait voir ces deux merles blancs sortis de sa dernière couvée. M. Berlioz a un peu plus d’imagination et, en sa qualité de Français, plus de clarté que le compositeur allemand ; mais M. Wagner, qui a pris à M. Berlioz beaucoup de détails d’instrumentation, est un bien autre musicien que l’auteur de la Symphonie fantastique et de l’Enfance du Christ[23]. »

La brochure de M. Champfleury qui avait paru immédiatement après le premier concert du Théâtre-Italien fut réimprimée l’année suivante dans l’ouvrage du même auteur intitulé : Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui (Balzac, Gérard de Nerval, Wagner et Courbet), augmentée de quelques pages où était relatée la réponse de Wagner aux critiques de Berlioz. Cette allusion rétrospective était suivie d’une attaque directe à l’opposition pédante de Bischoff, de Fétis et de Scudo.

Si le succès des concerts donnés au Théâtre-Italien, reconnu par toute la presse, demeure incontestable, le résultat pécuniaire fut médiocre, car il en résulta pour Wagner une perte de plus de 10,000 francs. Les deux auditions qu’il organisa ensuite à Bruxelles, au théâtre de la Monnaie, furent loin de combler le déficit. Il revint donc à Paris, en proie à des soucis de toute sorte. Un procès avec le propriétaire de l’hôtel de la rue Newton l’obligea à déménager et à s’installer beaucoup plus modestement dans un appartement de la rue d’Aumale.

Malgré le zèle de ses prosélytes, malgré le retentissement donné à ses concerts par la presse française, Wagner, bientôt convaincu, dès les premiers temps, de l’impossibilité matérielle de réunir à Paris une troupe de chanteurs et de choristes allemands pour y exécuter ses œuvres telles qu’elles avaient été écrites, s’efforçait vainement de conquérir les bonnes grâces des directeurs de théâtre. Nous avons vu son échec auprès de M. Carvalho, Alph. Royer, directeur de l’Opéra, n’était pas beaucoup plus disposé à recevoir Tannhœuser. Il pouvait opposer à l’auteur, et les Troyens de Berlioz dont les musiciens prônaient le mérite, et la Reine de Saba, commandée à M. Gounod, et bien d’autres ouvrages de moindre valeur. Exceptionnellement nerveux et irritable, tous les tracas de cette existence de lutte et d’action, exaspéraient l’artiste, au sortir de cette crise intellectuelle, de cette torpeur morale dont il parie dans sa lettre à F. Villot et où l’avaient plongé les découragements de l’exil, le commerce assidu. des œuvres de Schopenhauer et la philosophie du nirvanâ bouddhique. On comprend dès lors l’abattement dans lequel il est tombé lorsqu’il écrit à Gasperini : « J’étais au point de me décider à disparaître devant le monde. Ce qui me retient c’est mon seul devoir envers ma pauvre femme dont la vie est donnée entre mes mains (sic). Quant au genre humain, croyez-moi, il n’a pas besoin des sacrifices de la sorte de celui que je fais en supportant la vie[24]. »

Ses déboires trouvèrent cependant une certaine compensation dans l’offre d’avantages immédiats[25] très considérables à lui faite par le directeur des théâtres impériaux russes, « s’il voulait abandonner l’exécution du Tannhœuser à Paris et aller, au mois de septembre à Pétersbourg monter cet opéra pour l’hiver. » D’autre part, au mois d’août 1860, Wagner était amnistié par le roi de Saxe de sa participation à l’insurrection de 1848.

  1. Edmond Roche, né à Calais en 1828, mort à Paris à la fin de décembre 1861, poète et musicien, vivait fort modestement de ses appointements d’employé des douanes. Après sa mort, ses amis firent les frais d’une édition posthume de ses œuvres. Le volume de ses poésies, précédé d’une préface émue dl M. V. Sardou, est accompagné d’un portrait de l’auteur par Grenaud et de gravures de Corot, de Bar, Herst et Michelin, 1 vol. in-18, 1863, Michel Lévy.
  2. G. de Nerval écrivait de Leipsig le 30 juillet 1853 : « Je me sens fort disposé en faveur de la musique et mes théories que je n’expose pas souvent, se rapportent assez à celles de Wagner. » Voir la notice sur G. de Nerval dans le volume de M. Champfleury, déjà cité.
  3. La Nouvelle Allemagne musicale ; Richard Wagner, par A. de Gasperini.
  4. M. Ém. Ollivier avait épousé en premières noces Blandine Liszt.
  5. Représenté le 9 mars 1860.
  6. Il y a quelques lignes sans importance sur les concerts donnés par Wagner aux Italiens dans l’Histoire du théâtre Ventadour, par Octave Fouque. 1 vol. in-8o, Paris, 1881. Fischbacher.
  7. Cet article a été réimprimé dans le second volume de Comédie et Comédiens (recueil de feuilletons), de Fiorentino, 2 vol. in-18. Paris, 1866, M. Lévy.
  8. La Revue germanique, consacrée exclusivement à la diffusion des œuvres allemandes et des nouvelles d’outre-Rhin, avait été fondée par Nefftzer et Ch. Dollfus.
  9. Courrier du dimanche du 29 janvier.
  10. Voir, à ce sujet, dans les Souvenirs de R. Wagner (trad. C. Benoît), la visite de Wagner à Rossini et l’entretien des deux compositeurs. Rossini me semble s’être moqué de son visiteur avec une bonhomie malicieuse et une spirituelle fausse modestie que son interlocuteur allemand eut la naïveté de prendre au sérieux.
  11. Richard Wagner, l’homme et le musicien à propos de Rienzi, par M. Éd. Drumont, Dentu, 1869.
  12. Aux deux concerts qu’il donna à Paris en 1860, M. Hans de Bulow exécuta une transcription de la marche de Tannhœuser qui fut chaque fois redemandée. Voir la brochure de Ernest Fillonneau, citée plus loin.
  13. Pièce eu 2 actes et 9 tableaux, musique d’Offenbach. Jouée aux Bouffes-Parisiens le 10 février 1860.
  14. Numéro du 15 février 1860.
  15. Numéro de février 1860.
  16. Tannhœuser et Lohengrin, 1 vol., Leipsig, 1831.
  17. Richard Wagner et Tannhœuser, extrait de la Revue européenne, plaquette in-12, Dentu, 1861.
  18. Richard Wagner, par Champfleury, plaquette in-8o, Bourdilliat, 1860.
  19. R. Wagner ayant été engagé, à la place de M. Costa, pour diriger pendant la saison 1855 les concerts de la Philharmonic Society, demeura à Londres cette année-là, du mois de mai au mois de juillet. Il se trouva par suite en rapport avec Berlioz qui dirigeait la New-Philarmonic et fit exécuter par cette Société (juin 1833) des fragments de Roméo et Juliette. Celui-ci, presque en même temps que Wagner, quitta Londres pour venir à Paris remplir ses fonctions de membre du jury de l’Exposition universelle.

    Les relations entre les deux musiciens furent évidemment amicales, à en juger par les termes flatteurs de la lettre à Richard Wagner, du 10 septembre 1855 (Correspondance inédite de Berlioz). Berlioz annonce à l’auteur des Nibelungen l’envoi de plusieurs de ses partitions. « Si vous pouviez me faire parvenir le Tannhœuser, vous me feriez bien plaisir. »

  20. Le programme des autres concerts (1er  et 8 février 1860) était conforme à celui du premier. On intercala seulement dans le second la romance de Tannhœuser, qui fut chantée par le baryton Jules Lefort.
  21. L’article de Berlioz a été réimprimé dans son volume : À travers chants, Paris, 1862. C’est pourquoi je me suis abstenu de citer le passage sur l’École de l’avenir, passage reproduit d’ailleurs dans le Richard Wagner de A. de Gasperini et dans beaucoup d’autres écrits relatifs à Wagner.
  22. Richard Wagner, par M. P. Lindau, 1 vol. in-18, orné d’un portrait, Hinrichsen. 1885. — Comme nous le verrons plus loin, la correspondance de M. Lindau sur Tannhœuser n’a pas été écrite sans un certain parti pris, très explicable d’ailleurs.
  23. Cette dernière perfidie de Scudo dut porter à son comble l’irritation de Berlioz. Aussi écrit-il, avec soulagement, le 28 octobre 1864, à son ami Humbert Ferrand : — « Vous savez que notre bon Scudo, mon insulteur de la Revue des Deux-Mondes, est mort, mort fou furieux. Sa folie, à mon avis, était manifeste depuis plus de quinze ans. La mort a du bon, beaucoup de bon ; il ne faut pas médire d’elle. »
  24. Lettre autographe du 4 juin 1860, jointe au volume de Gasperini, la Nouvelle Allemagne musicale.
  25. Voir lettre citée.