Richelieu rebelle/02

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Richelieu rebelle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 721-752).
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RICHELIEU REBELLE

DU TRAITÉ D’ANGOULËME À LA BATAILLE
DES PONTS-DE-CÉ (1619-1620)

II[1]
LA BATAILLE DES PONTS-DE-CÉ
(1619-1620)

À Angers, Richelieu était, plus que jamais, maître de la place. En septembre 1619, il avait fait enlever la charge de Secrétaire des commandemens et finances de la Reine-Mère, à M. de Villesavin, qu’il considérait comme un adversaire caché, et lui avait substitué le plus ancien et le plus sûr de ses amis personnels, Claude Bouthillier, c’est-à-dire qu’il avait mis la main sur toutes les affaires privées de Marie de Médicis. Un autre de ses amis, Marillac, qui était, en quelque sorte, son homme de confiance pour les choses de la guerre, avait été nommé intendant de la justice en Anjou, prenant ainsi la direction de l’autorité judiciaire et de la police dans la région.

L’évêque avait pu craindre un instant que le plus dangereux, peut-être, de ses concurrens auprès de la Reine-Mère ne revint près d’elle : c’était ce Barbin qui avait tant contribué aux débuts de sa carrière. Malgré l’éloignement et la prison qui avaient suivi, pour Barbin, la mort du maréchal d’Ancre, il était resté en relations constantes avec son ancienne maîtresse. À l’occasion de l’accord d’Angoulême, la Reine avait demandé sa mise en liberté. À force d’instances, elle l’avait obtenue. Mais il avait été décidé aussi qu’il quitterait immédiatement la France. En somme, il était condamné à l’exil, sans jugement.

Comment cette décision fut-elle accueillie par l’évêque de Luçon ? Fut-il satisfait ou peiné de cet éloignement ? Ce sont de ces replis obscurs de l’âme où il est bien difficile de pénétrer. L’homme qui l’avait introduit près de la Reine-Mère et dans le ministère, son ami, son protecteur, — un rival possible, — était écarté de la scène. Richelieu écrit à Barbin des lettres affectueuses ; cependant, celui-ci se plaint très haut. Sa vie s’écroule au moment où celle de son ami touche à son apogée.

L’évêque de Luçon connut ces plaintes : il dut s’expliquer. Nous avons ses lettres : « Monsieur, je ne sais de quels artifices on a pu se servir envers vous pour tâcher à faire en sorte que vous me crussiez autre que je ne suis en votre endroit, mais non seulement sais-je bien avoir apporté tout ce que j’ai pu, mais tant, que certaines personnes dont vous avouerez la conscience irréprochable et le jugement fort bon ont souvent estimé que je passois les bornes de la prudence du monde pour mes amis. Dieu m’est à témoin si je n’ai fait la même chose que j’eusse fait pour moi-même… Je vous dirai que l’affection de la Reine est telle envers vous que vous le sauriez désirer, qu’elle a fait ce qu’elle a pu pour avoir permission de vous ravoir et que si votre retour auprès d’elle avait dépendu de sa volonté, vous y seriez à son contentement. » Cependant, on touche à une matière bien délicate. Ce pauvre Barbin a de grands besoins d’argent. Il en demande : « Pour ce qui concerne l’argent, bien que mes affaires soient en plus mauvais état qu’elles n’étaient quand je suis entré au monde… je vous offre de bon cœur toute l’assistance que vous pourriez désirer d’une personne qui s’estimera toujours heureuse de partager avec ses amis le peu qu’elle aura au monde. » Il parait que, même sur ce dernier point, Barbin eut à se plaindre. C’est à peine croyable, mais l’évêque semble avoir lésiné. Barbin écrivit encore. Ses lettres font pitié. Richelieu répondit par des protestations froides qui mettaient fin à la conversation. Barbin alla végéter dans l’exil.

Singulière destinée que celle de cet homme dont tous ses contemporains s’accordent à reconnaître le mérite et la grande probité. Il fut, quelque temps, le maître de la France. Le peu que l’on connaît de ses actes et de ses intentions lui fait grand honneur : il exerça le pouvoir avec autorité et sang-froid, et supporta le malheur avec courage. Il avait deviné l’homme qu’était Richelieu et l’avait donné, libéralement, à la France : je connais peu de traits qui marquent mieux la hauteur de l’âme. Cependant, sa carrière est brusquement arrêtée. La Bastille, l’exil, l’abandon, voilà son lot. Son ami monte, grandit, emplit l’univers de son nom, de ses services, de sa gloire. Au comble des honneurs et de la puissance, il ne se souviendra guère, plus tard, de la promesse qu’il faisait, en 1619, « de partager avec ses amis le peu qu’il aura au monde. » Le pis est que, pour ce vaincu de la vie, l’histoire elle-même ne sait si elle serait juste, en se montrant plus miséricordieuse que la destinée. Elle ne sait ce qu’elle doit penser de cet homme trop tôt disparu, de cette carrière si vite brisée, de cette existence qui n’a pas rempli son mérite. Elle suspend son jugement, même devant les douleurs imméritées, même devant les ingratitudes, peut-être nécessaires, qui ont écarté un Barbin, pour laisser la place libre à un Richelieu.

Quoi qu’il en soit, Richelieu restait bien le maître, le maître unique et incontesté et, à l’heure décisive où il est arrivé, au moment où la question précise qui se pose pour lui et pour sa maîtresse est de savoir si on recourra aux armes, si on ameutera, contre la cause royale, tous les partis d’opposition, si on jettera, une fois de plus, la noblesse dans la désobéissance et le pays dans les misères de la guerre, il semble bien que c’est de lui que tout va dépendre et qu’il est, plus que tout autre, responsable.

Il s’en défend, cependant. Plus tard, quand il écrivit ses Mémoires et qu’il eut à expliquer les singuliers événemens de l’année 1620, il rejette sur d’autres le blâme des mauvais conseils ; il se fait petit, et attribue à ses rivaux, aux gens de la cabale intransigeante, une influence que nous avons bien de la peine à discerner, aujourd’hui, dans les documens, pourtant si nombreux, qui nous sont parvenus : « Les raisons qui poussoient la Reine à prendre les armes, dit-il, ne manquoient pas d’apparence et n’eurent pas faute d’appui ; elles furent soutenues des grands qui espéroient profiter des divisions politiques, et de mes ennemis qui pensoient, par ce moyen, me dérober la confiance de ma maîtresse ; si bien que je fus, par prudence, contraint de revenir à leurs pensées, et, à l’imitation des sages pilotes, de céder à la tempête : n’y ayant point de conseil si judicieux qui ne puisse avoir une mauvaise issue, on est souvent obligé de suivre les opinions qu’on approuve le moins. »

Cette résignation n’est guère dans le caractère de l’homme. Du moins, convient-il de remarquer qu’il s’inclina bien promptement. Au fond, quoiqu’il dise exactement le contraire dans ses Mémoires, il était opposé à l’idée de voir la Reine rentrer à la Cour. Il sentait bien que, tant que Luynes serait là, il n’avait rien à y gagner. Voulait-il aller jusqu’à la rupture et jusqu’à un conflit armé ? C’est peu probable. Il était trop clairvoyant pour ne pas en deviner l’issue. Mais, par un plan très souple, très fin et toujours modifiable selon les événemens, il prétendait, probablement, se tenir en équilibre entre les deux politiques, suivre l’arête du toit, armer pour négocier, négocier pour éviter le recours aux armes et, par une habile mise en œuvre de tous les intérêts engagés, conduire les choses au point où il déciderait en dernier ressort, précipiterait les événemens, ou interviendrait en sauveur et en pacificateur. L’acuité de son esprit pénétrant, sa psychologie profonde et attentive, son instinct et je dirai presque son extrême sensibilité pour les choses de la politique le guidaient dans ce dangereux défilé. Il s’y engageait, un peu contraint, mais peut-être satisfait, ménageant d’avance ses portes de sortie et ses alibis ; heureux, — qui sait ? — de côtoyer le péril, de risquer, en joueur sûr de son jeu et confiant aussi dans son étoile, ou, mieux encore, dans son coup d’œil, dans son esprit de résolution, pour se tirer d’affaire au dernier moment et pour arracher un succès incertain et inespéré à la fortune tentée et provoquée jusque dans ses plus chancelantes et dangereuses hésitations.

L’un et l’autre parti l’accusèrent soit de défaillance, soit de trahison. Les hommes qui se taisent sont suspects. Les bavards et les agités n’aiment pas ces gens froids, qui savent où ils vont et ne disent rien. En réalité, Richelieu ne confia à personne son secret. Il suivait son idée, bouche close, escomptant la légèreté, l’imprudence et les passions, non-seulement de ses adversaires, mais de ceux qui croyaient pouvoir se servir de lui.

La Cour sentait le péril. Luynes était assez fin pour jouer au plus fin. Ce ne sont que protestations, missives secrètes et publiques, « paroles dorées, » lettres de respect et d’affection, venant sans cesse de Paris à Angers : « Ils firent semblant de désirer que la Reine vînt à la Cour ; quand ils la voyoient sur le point de vouloir partir, ils l’en détournoient et lui faisoient savoir qu’elle ne seroit plus la bien venue. » La Cour d’Angers avait, aussi, deux paroles et deux visages. Aux intermédiaires, aux pacificateurs, aux donneurs de conseils bénins, les évêques, les confesseurs, on écrit que la Reine n’a d’autre désir que de revoir son fils et de vivre en repos auprès de lui. Cependant on intrigue, on cherche des alliances, on arme. Richelieu prononce lui-même cette parole à double tranchant, mère de toutes les méfiances : « Qui offense ne pardonne jamais. »

L’hiver se passe en ces allées et venues, ce chassé-croisé de démonstrations et de tromperies.


Vers la mi-mai, quand la sève monte et que le sang commence à bouillir dans ces veines de gentilshommes, on se met en campagne. Le premier esclandre vint de là où on l’attendait le moins : de la Cour même. Un très haut personnage, très noble, très sympathique, ayant hérité, auprès des Parisiens, de toute la popularité de la famille de Guise, le duc du Maine, fit un coup de tête. Il avait à se plaindre de l’autorité croissante du prince de Condé. Il était poussé par la comtesse de Soissons, dont il était très amoureux ; d’ailleurs, d’esprit assez léger et d’intelligence courte, un beau jour il se crut menacé. Il monta sur un de ses coureurs et sortit de Paris pour se rendre, à franc étrier, dans son gouvernement de Guyenne.

Ce fut comme un signal. Luynes put se rendre compte que la Cour était toute minée autour de lui. Une femme habile avait, sans bruit, accompli ce travail. C’était Anne de Montafié, comtesse de Soissons, veuve du grand ami de Henri IV et mère du jeune comte de Soissons, dont la carrière, déjà turbulente, devait plus tard s’achever si tragiquement, à la Marfée. Ces Soissons étaient Bourbon, Bourbon-Vendôme. Immédiatement après les Condé, ils étaient les princes du sang les plus proches. La naissance du prince de Condé, fils posthume du petit Condé des guerres de religion, n’avait jamais été sans contestation. Les Soissons étaient les premiers intéressés à mettre en doute la légitimité. Anne de Montafié était fière, ambitieuse. Elle se mirait dans le caractère de son fils, âgé de vingt ans à peine, et qui s’était déjà montré d’humeur à tenir tête à qui que ce fût dans le royaume, et notamment à son rival, le prince de Condé. Tant que celui-ci était resté sous les verrous de la prison de Vincennes, Anne de Montafié s’était tenue coite. Mais, dès que le premier prince du sang eut repris sa place à la Cour, la Cour lui devint insupportable et, sans même prendre l’avis de la Reine-Mère, elle se mit à cabaler pour elle. Ce fut la comtesse de Soissons qui décida le duc du Maine à prendre la fuite. Elle agit de même auprès de son beau-fils, Longueville, un balourd, très mécontent de la façon dont s’était accompli le marché qui lui avait attribué le gouvernement de la Normandie en échange de celui de la Picardie ; auprès des Vendôme, bâtards très arrogans, blessés par quelque manque d’égards de Luynes, et toujours prêts, d’ailleurs, à mettre au plus haut prix, dans les temps de crise, les velléités d’indépendance de leur fougueuse Bretagne. Donc, le duc du Maine en Guyenne, le duc de Longueville en Normandie, le comte de Soissons dans le Perche, d’Epernon en Augoumois, les Vendôme en Bretagne, tout cela formait les cadres d’un parti redoutable qui se constituait, pour ainsi dire, en dehors de la Reine-Mère et qui s’offrait à elle.

J’ai déjà indiqué l’évolution des chefs du parti protestant. Malgré la réserve où se tenaient les principaux d’entre eux, Bouillon, Lesdiguières, Duplessis-Mornay, ce mouvement s’accentuait. Un des chefs du jeune parti, d’âme inquiète et dont l’esprit remuait toujours de grandes choses, le duc de Rohan, s’était fatigué de sa sagesse et de sa neutralité. Il était venu, à Angers, voir la Reine. Il lui avait conseillé de n’en demeurer là, de se rendre à Bordeaux, et, faisant déclarer le Parlement pour elle, s’appuyant sur du Maine, sur d’Epernon, sur lui-même, Rohan, attirant probablement dans sa querelle Montmorency et Châtillon, de mettre une armée sur pied et, au besoin, de tenir la campagne.

Ainsi, pressée de toutes parts, poussée par Chanteloube, par Mathieu de Mourgues, par son médecin Vauthier, mollement déconseillée par Richelieu, la Reine ne pouvait faire autrement que décéder à la tentation. On se conjurait autour d’elle, et ses passions étaient de la conjuration.

De la Cour, on se tenait en contact constant avec Angers, par l’envoi incessant d’émissaires chargés de bonnes paroles, de protestations et de promesses. Mais il est difficile de démêler, parmi ces démarches embrouillées et parfois contradictoires, les véritables sentimens de Luynes. Autour de Marie de Médicis, on ne mettait pas en doute sa duplicité : « Le bon duc, dont le style a toujours été de baiser à la joue ceux qu’il avait l’intention de trahir… » C’est dans ces sentimens qu’on accueille les différens envoyés du Roi, qui accourent, l’un après l’autre, durant tout l’hiver et le printemps. C’est, d’abord, en janvier et février, le propre frère de Luynes, Brantes ;puis, en février encore, c’est un confident habile et sûr, Marossano, qui vient protester contre l’interprétation donnée à la délivrance de Condé ; puis, c’est le beau-père de Luynes, Montbazon, un digne homme, qu’on emploie à ces corvées quand sa maîtresse, la fameuse Choisy, lui donne congé de quitter Paris ; puis, c’est un très habile et rusé diplomate, capable de fonctions plus importantes, Blainville, qui fait le voyage trois fois, coup sur coup : puis, c’est le grand écuyer Bellegarde, l’ancien amoureux transi de Marie de Médicis, qui, maintenant, fait sa cour à la faveur et ménage les deux partis ; puis ce sont les ecclésiastiques, l’archevêque de Sens, le Père de Bérulle, le cardinal de Sourdis. Ces négociations, qui se succèdent et s’entrecroisent, pendant tout l’hiver, ne font guère avancer les choses. Luynes affirme qu’il voudrait, de tout son cœur, voir la Reine rentrer à la Cour. Luçon jure qu’elle n’a pas d’autre désir ; mais il y a toujours quelque détail qui accroche, et, le manque de sincérité faisant le manque de confiance, chacun cherche à rejeter sur l’autre la faute du retard quand, au fond, personne ne désire le retour.

Pour l’évêque de Luçon, le double jeu résulte de la contradiction entre les affirmations si nettes de ses Mémoires, et les déclarations non moins nettes, mais en sens contraire, qui se trouvent dans les instructions données au Commandeur de la Porte, et dans une lettre à Marillac : « Conserver à la Reine une demeure sûre et libre. » — « Je crois qu’on peut différer le voyage, mais non point qu’on le doive rompre. »

Quant à Luynes, il n’est pas plus franc, et il a certainement donné au Père de Bérulle, pour ligne de conduite secrète, de retarder la venue de la Reine, tout en paraissant le presser ; car celui-ci lui écrit : « Même, il me semble reconnaître qu’il n’y a pas ici, — c’est-à-dire à Angers, — un si grand attachement au retour à la Cour, que l’affaire ne puisse être ménagée… Il y a, ici, des esprits pénétrans, défians et agissans qui se persuadent que je suis ici pour quelque sujet plus particulier que le général ; ce qu’ils soupçonnent d’autant plus, que moins ils le découvrent. » Donc, il y avait quelque chose à découvrir. Bérulle se croyait indéchiffrable. Mais Richelieu lisait dans l’esprit du bon Père, comme celui-ci croyait lire dans le sien.

Rien n’est plus complexe que cette intrigue ; car, si les chefs sont à double fond, les intermédiaires paraissent sincères ; de sorte qu’il est difficile de fixer la limite exacte entre la bonne foi et la duplicité. Il y a, là, tout un groupe d’ecclésiastiques que nous avons vu, déjà en mouvement, lors du traité d’Angoulême, et qui s’emploient, avec une activité, qui n’est pas toujours heureuse, à arranger les difficultés dont leur ingénuité ne saisit pas tous les dessous. Ils travaillent ensemble et paraissent d’accord ; ils le sont pour le moment. Plus tard, cependant, ils se diviseront, et il n’est pas impossible qu’il y ait, dans leur collaboration présente, le germe des futures discordes.

Tout ce monde tournait autour de Richelieu, dont la robe ne pouvait s’isoler de la leur, et dont chacun présumait, selon ses convenances, les véritables sentimens. C’était le Père Arnoux, le bon jésuite, zélé et maladroit, qui l’accablait d’une correspondance extraordinairement optimiste. « Le retour est sans péril, souhaité, bien reçu de tous. » Quand Richelieu prend la plume pour lui répondre, il n’est pas en reste de propos bénins : « Le zèle que vous avez au bien public et la faveur que vous me faites de m’aimer me font croire que vous aurez agréable que je vous témoigne, par cette lettre, la résolution que la Reine a prise de s’en aller bientôt à Paris voir le Roi… Je ne vous dis point la joie que j’en ai, estimant que c’est le bien de l’Église, de l’Etat et de Leurs Majestés. » C’est aussi le cardinal de Retz qu’on paie de la même monnaie, non sans une allusion fine aux véritables sentimens de la Cour : « Je ne puis vous dire la joie que j’ai d’avoir appris, par la lettre qu’il vous a plu m’écrire, la Reine être désirée aux lieux où vous êtes. Je me promets que vous la verrez bientôt à la Cour, s’il plaît à Dieu, étant tellement affermie en la résolution qu’elle a prise de s’y acheminer, que je ne vois aucune chose qui puisse la divertir… » C’est, de nouveau, le Père de Bérulle, qui agit sous la direction du nonce Bentivoglio, et qui est, au fond, plus dévoué à Luynes qu’il ne veut le laisser paraître ; c’est l’archevêque de Sens, Du Perron, qu’on met maintenant en avant et qu’on substitue au cardinal de la Rochefoucauld, trouvé vraiment trop incapable, depuis sa mission d’Angoulême.

Puis, ce sont des amis particuliers de Richelieu : Bouthillier, abbé de la Cochère, qui se laisse prendre aux belles paroles de Luynes, et enfin, celui de tous qui a le plus d’influence sur Marie de Médicis et sur l’évêque, le Père Joseph. Quand on vint le trouver, sur l’ordre du nonce, le capucin hésita beaucoup. Son instinct ou sa déférence pour son ami le tenaient en suspens. On invoqua l’intérêt qu’il y avait à réunir toutes les forces catholiques du royaume contre l’hérésie. Cet argument le décida : « Je vous assure, écrivait-il lui-même, qu’aucune des pensées que j’ai jamais ressenties n’est comparable à ce que m’a fait éprouver cette considération de l’hérésie aggravée et perpétuée par la discorde. Mais, dans l’intensité de mes tourmens, je me sentis tout à coup soulagé par la certitude que Dieu s’apaisait en me choisissant comme un instrument de salut. Il est vrai qu’il me fallait, pour cela, jeter dans le péril sans réserve, et j’y courus, sur cet appel du prophète : Tollite me in mare et cessabit mare a vobis. »

Heures d’angoisse, scrupules, doutes amers qui ne sont que le prélude des autres tourmens où la confiance dans l’homme attendu et choisi jettera plus tard ces mêmes âmes passionnées, ces mêmes esprits pénétrans. C’est l’heure, en effet, où les fidèles de Richelieu, les fidèles pour la vie, commencent à s’imposer le plus dur de tous les sacrifices, celui de suivre sa robe partout où elle les conduira. En ce moment précis, il est sinon en accord, du moins en sympathie avec tout ce groupe qui se réclame de lui. Il les réunit encore d’un geste affectueux, quand il écrit au Père Arnoux : « Nous avons tous pour but la gloire de Dieu, le bien de la France et le contentement de Leurs Majestés… Vous en recevrez un témoignage, ainsi que les bons Pères Suffren, Bérulle, Joseph et moi avons décidé… » Voilà le groupe. Et pourtant, malgré ces paroles touchantes, Richelieu regarde ailleurs ; et cela, le Père Joseph ne peut l’ignorer. Cependant il ferme les yeux, il va, il s’engage, à la suite de son héros, dans la voie douloureuse qui conduit à l’alliance avec les protestans en Europe, et qui n’aura de station bénie que la prise de la Rochelle.

Mais si Richelieu ménage tout ce monde et s’il parle leur langage, il ne leur découvre pas ses véritables desseins. La rupture complète avec la Cour n’étant pas sa politique, il se dit, qu’un jour où l’autre, ces gens, qui sont des pacifiques, des intermédiaires-nés, lui serviront. En attendant, il se sert de leur caution qui lui permet de pousser plus avant sa dangereuse partie.

Il est une circonstance, cependant, où son jeu se découvre, c’est quand sa passion parle ; c’est quand il se trouve face à face avec son rival Luynes. Alors, les épées se croisent ; point de feintes ; des traits nets et des coups droits. Pendant tout le cours de l’hiver, une correspondance active s’est engagée entre les deux hommes ; ils se pressent ; ils se heurtent ; le corps à corps les enlace, jusqu’à faire entendre leur souffle, dans ces palpitantes étreintes.

Au début, l’évêque y met encore quelque ménagement ; en octobre 1619, moment où Luynes envoie son frère, Brantes (bientôt duc de Luxembourg), l’évêque remercie : « la Reine est contente ; elle a été grandement touchée ; » même, il dissimule : « La Reine a grandement approuvé le choix du colonel d’Ornano, en qualité de gouverneur de Monsieur, » tandis qu’en réalité, elle est furieuse. Dans une première rédaction de cette lettre, l’évêque avait été jusqu’à louer ce qui s’était fait au sujet de la délivrance du prince de Condé. Mais il réfléchit ; une pareille déclaration est trop importante ; elle l’engage. Aussi supprime-t-il la phrase déjà écrite, et la remplace-t-il par de vagues protestations d’amitié. Cependant, cette simple rature en dit long.

Six semaines après, en décembre 1619, Richelieu constate que les forces se groupent autour de la Reine ; il parle déjà un autre langage : « Je ne doute point, comme il vous plaît me mander, qu’il ne se trouve partout des gens qui voudroient brouiller les cartes ; mais, ainsi que vous êtes sûrs de votre part, assurez-vous aussi, s’il vous plaît, de la nôtre… Je vous ai dit plusieurs fois, Monsieur, qu’il se peut bien rencontrer des occasions qui ne plaisent pas à la Reine, mais, que rien ne peut détraquer du bon chemin, je vous le dis encore, et est chose vraie… J’espère que nous vous verrons bientôt, et, toutefois, je ne puis encore vous mander de temps préfixe. » Les choses se gâtent. À la fin du mois, le ton a encore changé : « Au commencement, la Reine a été très-satisfaite et très-contente et a cru fermement que vous vouliez prendre confiance en elle ; ensuite de quoi, ce qui s’est passé a troublé son contentement et lui a fait appréhender de s’être méprise… Vous savez, Monsieur, que je ne suis ni d’humeur ni de condition de tromper personne (quelle dure ironie !) et que, désirant passionnément le service du Roi et de la Reine, je suis véritablement votre serviteur. Le but de la Reine est de vivre en paix et en repos ; rien ne peut apporter de changement en ce dessein. Je vous supplie de m’en croire, car je le sais. Mais il est impossible qu’elle n’ait de ressentiment des actions qu’elle estime se passer à son préjudice. »

Ce sont là des lettres comme ceux qui sont au pouvoir n’aiment pas beaucoup à en recevoir. Luynes, qui ne se trompe guère sur ce qu’on lui veut, fait trêve aux complimens et emploie, à son tour, les grands moyens. En juin 1620, quand on envoie près de la Reine le duc de Montbazon, celui-ci reçoit, pour ce qu’il convient de dire à l’évêque, une instruction des plus catégoriques. « Il avoit charge de dire au sieur de Luçon que le Roi trouve fort étrange la procédure de la Reine et que l’on n’en peut attribuer la cause qu’à lui seul… La Reine n’a que deux moyens de se justifier vers le Roi, ou de venir promptement à la Cour ou, n’y venant point, de publier au dedans et au dehors du royaume le contraire de ce qu’on y fait entendre en son nom… Qu’il appartenoit à l’évêque de Luçon de lui représenter toutes ces choses et lui persuader d’ajouter foi à la parole du sieur de Luynes… » Et alors, faisant le pas décisif et mettant le marché à la main, Luynes ajoute que, « ce faisant, l’évêque de Luçon pourra tout espérer de Sa Majesté, et qu’il n’y a rien de grand qui soit convenable à sa qualité qu’il ne puisse attendre du Roi… Que si les choses allaient autrement qu’on ne désireroit, on lui imputeroit tout, sachant bien la créance que la Reine avoit en lui. »

L’évêque doit être bien satisfait, en lisant cette instruction, que le duc de Montbazon, par une naïveté de commande, lui communique. Enfin, on en parlait, de ce chapeau tant convoité. L’allusion est claire. Cependant, avec des gens comme Luynes, les paroles ne suffisent pas. Il faut quelque chose de plus positif. Et l’évêque pousse encore sa pointe : « Je ne lui fis autre réponse sinon que j’étois assuré qu’en servant la Reine, je ne mériterois jamais que la louange qui est due à ceux qui font leur devoir ; que je ne savois pas si je pourrois me garantir du mal, en bien faisant ; mais que je le pouvois assurer que ses menaces ne me feroient aucune peur et ne produiroient autre effet en moi que de me redoubler le courage de bien faire. »

Luynes, cette fois, est au bout de ses moyens. Il l’écrit, lui-même, dans un langage vulgaire où sa passion perce à chaque ligne : « Je n’ai plus rien à vous mander ; vous avez le fond de mon sac par M. de Blainville ; apportez ce que vous pouvez et devez pour l’accommodement de cette affaire, et que le Diable emporte ceux ou celui qui n’y fera pas ses efforts… Quittons tout prétexte, puisque nos cœurs et nos desseins sont d’égale façon ; j’engage ma vie pour cette vérité… le Roi la confirme ; tout dépend de vous ; car, pour la Reine, nous sommes trop assurés de ses bonnes et saintes intentions, pourvu que ces vérités aillent à ses oreilles. Nous avons, jusqu’à cette heure, cru de vous ce que l’on doit d’un homme de bien. » On avait déjà rappelé à l’évêque qu’on l’avait tiré d’Avignon pour rendre ce genre de services. Rien ne pouvait être plus blessant qu’un tel langage.

Aussi, il ne sort plus de son froid mutisme. À la fin, à bout de ressources, Luynes en vient aux dernières plaintes : « Si nous pensions, en envoyant la châsse de sainte Geneviève, pouvoir vous toucher le cœur, nous le ferions, tant nous désirons la paix… Pour moi, après avoir fait ce que j’ai fait, j’en suis quitte devant Dieu, justifié devant mon Roi et hors d’accusation devant les hommes… Je prie Dieu qu’il mette la main à l’œuvre. » Cette lettre est écrite en août 1620. Mais, pour en être venues là, les choses avaient marché.


Tout, en France, est affaire de mode et de courant. La mode était, maintenant, à l’hostilité contre Luynes. La reine Marie de Médicis bénéficiait de cet état des esprits. Il y avait trois ans qu’on avait fait une sorte de révolution pour l’éloigner. Elle n’avait eu qu’à vivre, pour voir les esprits revenir vers elle. Pendant l’hiver 1620, Angers était devenu un véritable centre de gouvernement. Une Cour nombreuse, brillante, pleine d’intrigues, — en un mot une véritable Cour, — entourait la Reine. Fontenay-Mareuil voit encore, ici, la main de Richelieu. Pourtant, tel n’était pas son intérêt, ou du moins il n’avait pas intérêt à ce que les élémens qui se pressaient autour de la Reine-Mère devinssent prépondérans. Son autorité personnelle ne pouvait qu’y perdre. On sent bien que cette préoccupation ne le quitte pas. Si sa politique consiste à tenir la Reine-Mère éloignée, momentanément, de la Cour pour pouvoir rester maître de son esprit, il doit craindre, d’autre part, de la voir se subordonner à l’influence des grands personnages qui l’entourent. Certainement, si l’évêque avait à choisir, ce serait plutôt vers la Cour qu’il pencherait. Il n’a jamais perdu de vue la maxime, désormais gravée dans son esprit, que tout, en France, dépend du Roi. Or, à Angers, on voit des grands seigneurs, des aventuriers, des étrangers, des protestans, rien qui porte l’estampille royale. Ces gens là ne sont pas pour plaire longtemps à un homme qui, par nature, déteste la cohue des grandes assemblées. Mais il pense qu’il n’est pas temps encore. Il ne les attire pas, mais ne croit pas devoir se séparer.

La Reine-Mère, au contraire, passionnée et vaniteuse, ne pouvait pas ne pas être sensible à tant d’hommages, d’empressemens, de dévouemens qui s’offraient à elle. Elle se plaisait au murmure flatteur qui l’entourait, si différent du silence et de la solitude du château de Blois. Le printemps revenu répandait, sur les bords de la Loire, la neige fleurie des vergers. Une tiédeur douce et délicate invitait à la joie de vivre et à l’espérance. Tout s’éveillait, et l’année s’annonçait sous d’heureux auspices. La Cour d’Angers était pleine d’entrain et voyait arriver chaque jour de nouvelles recrues.

Enfin, on se décide, et après l’escapade du duc du Maine, après qu’on eut considéré l’étendue du mouvement qui s’accentuait par tout le royaume et l’importance des forces dont on croyait pouvoir disposer, après que la Reine-Mère s’en fut fait répéter, une fois encore, par Marillac, l’orgueilleux dénombrement, on prend le parti de la rupture et de l’action militaire. Richelieu dit, en propres termes, que cet avis ne fut pas le sien, et que, dans le Conseil où fut arrêtée cette résolution, il engagea la Reine à ne pas pousser les choses à l’extrême. Le mémoire où il aurait exposé ses vues et dont il nous donne l’analyse, contient, en effet, les plus sages conseils : « Que Luynes, en sa conduite, a l’avantage d’être à l’ombre de l’autorité royale ; que la raison est inutile contre la puissance ; que les peuples, qui souffrent le plus des maux de la guerre, se déclareront contre ceux qui la déchaîneront sur le pays ; que c’est, souvent, une grande prudence de n’user pas de l’excès de sa puissance ; que, pour éviter un tyran, en la personne de Luynes, Elle en rencontrerait plusieurs parmi ceux qui la serviroient ; qu’en toute affaire, avant d’y entrer, il falloit considérer comment on en pourroit sortir. » Tout cela était la sagesse même. Mais Richelieu ne pouvait pas ignorer que ces conseils ne seraient pas suivis ; en effet, parmi les confidens de la Reine-Mère, trois seulement, Marillac, Suffren et lui-même se prononcèrent contre la prise d’armes ; et il se rallia, bien promptement, à un autre système, qui paraît beaucoup plus conforme à ses propres intentions et qu’il expose en ces termes : « Faire armer ses amis et Elle, de tous côtés, pour faire montre de ses forces, donner au Roi les conseils qu’Elle juge nécessaires ; étonner ses ennemis par la crainte de ses armes, et, à l’extrémité, souffrir plutôt le mal que d’en venir aux mains. » Voilà donc le dernier mot de cette politique à la fois si fine et si téméraire. L’évêque était-il sûr de pouvoir dominer jusqu’au bout les passions et les événemens ?

En tout cas, il ne voulut rien laisser au hasard et, puisqu’on armait, il ne se refusa pas à devenir l’organisateur de la puissance militaire qu’il s’agissait de constituer. Il manifesta cette résolution prise, par deux actes qui engagent fortement sa responsabilité dans les événemens qui suivirent. Tandis que la plupart des grands, notamment le duc de Rohan, conseillaient à la Reine de quitter les bords de la Loire et de prendre son point d’appui dans les provinces du Midi, où elle serait à la fois plus éloignée et mieux soutenue, Richelieu, qui craignait, par-dessus tout, de la mettre sous la dépendance de ses rivaux, la décide à rester en pointe et en péril, à Angers, là où lui et les siens étaient les maîtres. En outre, il fait confier les fonctions de maréchal-général, c’est-à-dire de chef d’état-major, à M. de Marillac, homme de guerre de peu d’expérience et de peu d’autorité, mais son intime confident. Ainsi il tenait tous les fils, assumait toutes les responsabilités. C’est ce qui résulte, d’ailleurs, de cette simple phrase de la relation à lui adressée, beaucoup plus tard, par ce même Marillac : « Tout ce qui peut se faire de préparatifs se fit sous le soin de M. de Lusson… Il avoit, pour la conduite générale des affaires et pour le maniement des bons et mauvais esprits, tout le faix sur les épaules. »

Sous l’impulsion de Richelieu et de son lieutenant, l’action militaire se prépare, ayant son centre à Angers, et menaçant de loin la capitale, comme d’un immense croissant insurrectionnel. La pointe septentrionale de ce croissant est aux portes mêmes de Paris, à Rouen, où, sous l’impulsion du gouverneur de la province, Longueville, un fort parti s’est formé, ayant à sa tête le président Leroux de Bourgtheroulde. Le même Longueville tenait le château de Dieppe, maintenant ainsi les communications avec la mer. À l’arrière, la ville de Caen, aux mains du grand prieur de Vendôme, offrait le point d’appui de son formidable château. Dans la basse Normandie, un lieutenant de Longueville, Thorigny, occupait Gran ville, Cherbourg et Saint-Lô. Par le Havre, Villars assurait au parti la possession de la basse Seine. Dreux, la Ferté-Bernard et le Perche, avec une partie du Maine, étaient aux Vendôme. Derrière, toute la Bretagne offrait un vaste réservoir d’hommes dont le duc de Vendôme disposait ; il était, en outre, le maître des passages de la rivière du Loir. Le maréchal de Boisdauphin avait les avenues des rivières de la Sarthe et de la Mayenne par la possession de Sablé et de Chateau-Gontier. Enfin, sur la Loire même, la Reine-Mère assurait la communication, par Angers et les Ponts-de-Cé. Presque toute la noblesse du pays s’était déclarée pour elle.

L’autre corne du croissant s’étendait sur la rive gauche de la Loire. Elle était peut-être plus forte et plus résistante encore. Toute la rivière de Vienne, avec Loches, était au duc d’Epernon, qui tenait, en même temps, l’Angoumois, la Saintonge et la rivière de Charente. En avant, Chinon était à la Reine-Mère, sous la capitainerie de Chanteloube. La Trémoille, duc de Thouars et le duc de Retz étaient les maîtres du Poitou qui avoisine la Loire et assuraient les communications avec la Bretagne. Le duc de Rouanès avait sa force principale à Poitiers et aux environs, où il levait des troupes. Plus on s’avançait vers le sud, plus la puissance du parti s’affirmait. Derrière le duc d’Epernon, il y avait le duc du Maine qui, aussitôt rendu dans son gouvernement de Guyenne, avait levé des troupes, s’était assuré de Bordeaux, par la prise de possession du Château-Trompette, de l’embouchure de la Gironde, en s’entendant avec d’Aubeterre, gouverneur de Blaye, et enfin du cours de la Dordogne, par un accord avec le comte de Saint-Paul, oncle du duc de Longueville. Le duc de Rohan, gouverneur de Saint-Jean-d’Angély, surveillait tout le Poitou maritime. Non loin, la Rochelle était en armes et aux écoutes. Plus au sud encore, la Reine-Mère entretenait des relations actives avec le duc de Montmorency, gouverneur du Languedoc, par l’intermédiaire du duc du Maine, et avec le groupe protestant des Châtillon et des La Force, par le canal du duc de Rohan. Il est vrai que, pris en masse, le parti protestant, contenu par les Bouillon et les Lesdiguières, n’avait pas remué encore. Mais il tenait le Midi tout entier.

En dehors de ce vaste demi-cercle, le parti de la Reine-Mère ne manquait pas de points d’appui. M. de la Valette, fils du duc d’Epernon, commandait dans Metz et pouvait, au besoin, ouvrir le chemin aux renforts venus d’Allemagne et des Flandres. Barbin, qui ne savait pas rester inactif, s’était chargé de recruter, dans le pays de Liège, des troupes destinées à prendre ce chemin. Le duc de Nemours avait envoyé son secrétaire faire des levées de gens de guerre dans le pays genevois ; enfin, la Reine-Mère entretenait des émissaires, à la fois près des protestans d’Allemagne et près du roi d’Espagne. Le conseil des ministres espagnols supputait les chances que lui offrait une situation qui n’était pas sans quelque analogie avec celle qui s’était produite au début de la Ligue.

« Voilà l’état du parti de la Reine-Mère, qui tenoit une filière de provinces, depuis Dieppe en Normandie, jusqu’au de la de la Garonne, c’est-à-dire près de deux cents lieues de long : parti où l’on voyait les deux plus grands du Poitou, de la Religion prétendue réformée et plusieurs bons capitaines avec de fortes places sur toutes les rivières ; parti qui, sans se presser de prendre et assiéger des villes, devait, avec une grande armée, aller droit à Paris pour réformer les abus qu’on disait être en l’État : croyant la chose si facile qu’on la tenait comme faite. »

Et c’était l’évêque de Luçon, c’était Richelieu qui était l’âme de ce vaste complot. Autour de lui, il avait les Grands. En face de lui, il avait le Roi.


Car telle était, en revanche, la véritable force de Luynes, celle qui ralliait tous les hésitans, les amis de la paix, et, il faut bien le dire les braves gens, qui n’étaient pas plus satisfaits que les autres de ce qui se passait, mais qui s’en rapportaient tout uniment au principe, désormais établi, du respect de l’autorité royale. Un courtisan avisé et expérimenté, Bassompierre, s’en explique en termes clairs et savoureux : « Se tenir toujours au gros de l’arbre, suivre, non le meilleur et plus juste parti, mais celui où la personne du Roi se trouve, et où il y a le sceau et la cire. » La discipline nationale pénétrait déjà assez profondément les esprits et les cœurs pour que cette solution fût la seule qui satisfît les « bons Français. » Ceux qui s’y attachaient n’avaient pas de prétexte à trouver pour justifier leur conduite ; or, rien ne donne de la force comme cet apaisement des consciences.

Nicolas Pasquier, fils d’Etienne, écrivait, à cette date, des lettres où l’opinion des gens sages est exposée avec beaucoup de bonne humeur, et d’entrain. « J’estime qu’il n’y a rien plus malheureux en un royaume que les auteurs des ligues, factions et conjurations, puisqu’ils sont les vrais nourriciers de toutes sortes de misères, de maux et de calamités… mais, soyez assurés que cette Ligue, en son progrès et en sa fin, enfantera elle-même sa défaite… Il est impossible, quelque précaution qu’ils y apportent, que la division ne se loge parmi eux et, à la suite, leur ruine… Le Roi n’a qu’à lever une grosse et forte armée avec laquelle il lui sera aisé, les trouvant séparés, de les réduire, les uns après les autres, sous le joug de sa domination… car, quant à ce qui est du royaume, toutes choses y marchent avec l’ordre qui est nécessaire pour maintenir un État en bonne paix : les gens de guerre sont payés de leur solde, les officiers de leurs gages, le peuple de ses rentes, le gentilhomme vit sans alarmes en sa maison, le citoyen doucement avec sa famille, le marchand vigilant trafique librement et hazardeusement, l’artisan gagne sans contrôle sa vie à la sueur de ses bras, et l’actif et ménager laboureur sollicite sans crainte, de ses innocentes mains, la terre laquelle nous fournit, avec usure redoublée, les commodités de la vie humaine en nous ouvrant et son sein et son lait… Toutes ces raisons me font juger que cette ligue ne sera qu’un mauvais vent qui portera, quelque temps, un triste et préjudiciable dommage au peuple, mais qui, puis après, se résoudra en rien. »

Quel réconfort de telles paroles, écho de mille autres qui se faisaient entendre par tout le royaume, ne devaient-elles pas donner à ceux qui s’étaient voués à la défense de la cause royale !

Le plus ardent de tous était l’ancien rebelle, le prisonnier de la veille, Henri de Bourbon, prince de Condé. À peine rentré à la Cour, il avait voulu y jouer un rôle, et ce rôle, il l’avait exposé avec beaucoup de netteté, dès octobre 1619, à l’ambassadeur vénitien : prendre partout et toujours le contre-pied de la Reine-Mère ; par conséquent, se montrer catholique, si elle s’appuyait sur les protestans ; s’attacher fortement au parti royal, si elle faisait dissidence ; se lier d’autant plus étroitement avec Luynes que celui-ci était plus détesté et combattu. Ce programme avait été rempli, de point en point ; Condé n’avait cessé d’accabler Luynes des témoignages d’une amitié un peu trop empressée et surtout trop supérieure pour ne pas être gênante. Dans les conseils, il avait toujours appuyé l’avis le plus rigoureux à l’égard de la Reine-Mère. Il avait, de tout temps, préconisé le recours aux armes ; et le ton dont il le prenait n’était pas sans embarrasser le favori lui-même.

Car, chose curieuse, dans ce combat qui se livrait, en somme, autour de la personnalité de Luynes, celui-ci représentait la prudence, la patience et la modération. « Luynes incline à la paix, dit Bentivoglio ; mais Condé veut la guerre et cela d’une ardeur telle que le premier finit par en prendre ombrage. »

Cette conduite était conforme au caractère de Luynes, et puis, il sentait qu’il y allait de sa peau. On est volontiers téméraire pour le compte des autres. C’est ce que le favori disait, fort justement, à un autre de ces donneurs d’avis énergiques, Bassompierre : « Vous parleriez peut-être autrement, si vous teniez la queue de la poêle. » Ainsi, dans les conseils, il était le temporisateur et le modérateur. Il jouait la partie, à peu près avec les mêmes procédés et avec la même retenue que son adversaire, l’évêque de Luçon. Ils étaient si près l’un de l’autre, qu’à certains momens, on eût pu croire qu’ils allaient se rapprocher et s’unir. Mais la division de fond était entre leurs personnes. C’est pourquoi, ils ne pouvaient s’entendre, tout en se cherchant toujours. De là, ces missions incessamment renouvelées, durant tout le printemps, et qui faisaient hausser les épaules au prince de Condé, la mission de Montbazon, les trois de Blainville, celle du cardinal de Sourdis et le va-et-vient incessant des prêtres et des moines, portant de l’un à l’autre des paroles de conciliation et des propositions d’entente qu’on écoutait toujours avec complaisance, sans se décider à y adhérer une bonne fois.

De là, ces hésitations si frappantes dans la conduite de Luynes et dans celle de la Cour. Vers le milieu d’avril, le Roi quitte Fontainebleau pour s’avancer sur la Loire jusqu’à Orléans. On peut croire qu’il s’agit d’une mesure d’intimidation à l’égard de la Reine-Mère : celle-ci s’alarme, tout d’abord. Mais, rassurée bientôt par les avis qui lui viennent de la Cour, elle s’enhardit jusqu’à demander des explications. Montbazon, au nom de la Cour, lui affirme que « le but du voyage du Roi est de témoigner à la Reine son amour filial… Votre absence lui semble avoir déjà duré dix siècles. Il ne peut plus davantage patienter sans vous voir. » Ces explications du bon duc furent accueillies par un éclat de rire. D’ailleurs, le Roi, à peine arrivé à Orléans, s’en retourne et rentre à Paris. Condé, furieux, s’en va bouder en son château de Bourges. Luynes, libéré, s’enfonce, de nouveau, dans ses hésitations ; il demande avis à tout le monde, et, les ongles aux dents, écoute sans répondre.

Le 29 juin, Bassompierre vient le trouver et lui donne une grave nouvelle : il a appris, de source sûre, que la comtesse de Soissons, accompagnée de son fils, du grand prieur de Vendôme, et du comte de Saint-Aignan, devait, le soir même, quitter Paris pour rejoindre la Reine-Mère. Pas de doute : ce départ, après l’échec des trois missions de Blainville, était le signal de la rupture définitive. Que fallait-il faire ? Arrêter les dissidens, dont l’exode, imité lui-même de celui de Mayenne, allait donner l’éveil à tous les partisans de la Reine-Mère et jeter, dans le royaume, la contagion de la révolte ? C’eût été le parti le plus énergique, le plus sage peut-être. Mais Luynes, qui a une journée pour se résoudre, hésite encore. Il va de l’un à l’autre, conte son histoire et son embarras. Il consulte les vieux ministres, depuis longtemps si délaissés, et se rallie avec empressement à l’avis ouvert par le président Jeannin, qui en a vu bien d’autres, et qui, conformément aux sentimens de son âge, déclare qu’il vaut mieux laisser faire, fermer les yeux et attendre tout du temps. Les Soissons partent sans être inquiétés.

Ils partent le 1er juillet. Mais le coup est monté ; car, trois jours après, on apprend à Paris que, sous l’impulsion du duc de Longueville, gendre de la comtesse, la faction, en Normandie, se soulève. Le président de Bourgtheroulde est chef du parti à Rouen, et le grand prieur expédie à Caen son lieutenant Prudent, pour organiser la défense de la citadelle.

Va-t-on fermer les yeux, encore une fois, et va-t-on attendre que l’armée des rebelles, qui s’organise hâtivement, s’avance sur Paris pour venir, comme on l’annonce à grand bruit, s’emparer de la personne du Roi jusque dans sa capitale ? Condé accourt de Bourges à Paris. Un nouveau conseil est tenu, le i juillet. Le Roi y assiste. Condé se prononce, avec chaleur, pour l’action, et pour l’action immédiate : « Le Roi ne connaît pas sa force : qu’il marche ; qu’il se montre en Normandie ; tout pliera devant lui. » Les vieux ministres inclinent toujours vers la temporisation : « Quitter Paris, exposer la personne royale, sans troupes et sans préparation sérieuse, aux entreprises d’un parti puissant et audacieux ; s’enfoncer dans une province soulevée, laisser derrière soi la capitale du royaume remplie de gens sans aveu et prêts à tout : c’est bien risqué. On ne pourra peut-être pas reprendre la Normandie ; et on perdra tout, si on perd Paris. »

Luynes hésite toujours.

C’est alors que l’adolescent, bègue et silencieux d’ordinaire, le roi Louis XIII, après avoir écouté tout le monde, se décide à prendre lui-même la parole, et, Roi, il parle en Roi : « Parmi tant de hazards qui se présentent, dit-il, il faut marcher aux plus grands et aux plus prochains, et c’est la Normandie. Je veux y aller tout droit et n’attendre pas, à Paris, de voir mon royaume en proie et mes fidèles serviteurs opprimés. J’ai un grand espoir dans l’innocence de mes armes. Ma conscience ne me reproche aucun manque de piété à l’égard de la Reine ma mère, ni de justice à l’égard de mon peuple, ni de bienfaits à l’égard des grands de mon royaume. Par conséquent, allons. » Ce petit discours, tombant d’une bouche qui n’était pas prodigue de paroles, et venant d’une tête qui n’avait pas beaucoup d’idées à la fois, produisit un effet prodigieux. Toutes les objections cessèrent. Le conseil fut unanime. On ne songea plus qu’à préparer « le voyage du Roi. » Tant est grande la force d’une décision, quand elle émane de celui qui a la responsabilité ! On dirait que les événemens se rangent d’eux-mêmes, pour faire place à une volonté arrêtée. C’est avoir réussi que de savoir ce qu’on veut.

Et le Roi n’avait plus qu’à réussir. Tous les vœux raccompagnaient dans sa brave et généreuse entreprise. On recueillit encore, de lui, un mot qui se répandit rapidement et qui donna confiance à tous. Au moment où il sortait du Conseil, le sieur de Raullet, grand prévôt de Normandie, se présente à lui, et lui dit qu’il ne devait point aller en ladite province, qu’il n’y trouverait que la révolte et le déplaisir. Le Roi lui répondit : « Vous n’êtes pas de mon conseil. J’en ai pris un plus généreux. Sachez que, quand les chemins seraient tout pavés d’armes, je passerai sur le ventre de tous mes ennemis, puisque je n’ai offensé personne. Vous aurez le plaisir de le voir. Et vous vous en réjouirez ; car je sais que vous avez bien servi le feu roi mon père. »

Tout cela avait bonne allure ; et les actes suivirent les paroles. Le 7 juillet, trois jours après la décision prise, à cinq heures trois quarts du matin, le Roi montait en carrosse et partait pour Rouen. Il avait avec lui son frère, Gaston, et le prince de Condé ; tout autour, quatre cents hommes de sa garde ; en arrière, une petite armée improvisée, montant tout au plus à six mille hommes et que commandaient les maréchaux de Schomberg, de Praslin et de Créqui. Le temps était pluvieux ; à deux heures, on était à Pontoise.

Le 8 au matin, les fourriers du Roi arrivèrent tout tranquillement à Rouen, pour marquer les logis à son nom. Cela se fit sans la moindre difficulté. Le duc de Longueville, qui avait préparé le révolte, et qui avait introduit quelques centaines d’hommes dans la ville pour résister au besoin, fit venir les fourriers. Il leur demanda si le Roi venait réellement ; quand ils eurent dit qu’il serait, le lendemain, à Rouen, il déclara qu’il n’avait, donc, qu’à lui céder la place. Il s’enfuit piteusement et tous les chefs de la conspiration, Bourgtheroulde, Saint-Aubin et autres disparurent en même temps.

Le 10 juillet, le Roi fit son entrée à Rouen, sans nulle solennité et avec une simple et naïve confiance dans tout ce peuple qu’on lui avait dépeint comme si redoutable. Son armée était restée en arrière. Il n’avait pas cinq cents hommes avec lui. La foule l’acclamait et bénissait son arrivée avec une cordialité qui répondait aux sentimens du Roi lui-même. Il prenait, pour la première fois, contact avec son peuple et, de part et d’autre, on sentait que cette rencontre dissipait l’inquiétude et assurait, pour longtemps, la paix royale. On était heureux. Il s’établit, parfois, entre les foules et ceux qui ont la charge de leurs destinées des instans de communication fugitive qui créent le plus fort des engagemens. Il en fut ainsi, à Rouen, en ce mois de juillet 1620. Le Roi dut sentir en lui-même la satisfaction d’avoir su se résoudre, la joie de l’action, la fierté d’un succès qui lui appartenait bien et qui lui faisait connaître toute la douceur de son métier de Roi.

Par l’occupation de Rouen, la Basse-Seine était conquise. Mais le second centre de la résistance, en Normandie, était à Caen. Le grand prieur de Vendôme en avait confié la défense à un capitaine énergique et tenace, nommé Prudent. Le château était fort, bien muni ; la ville, au début, ne paraissait pas hostile aux rebelles. Cependant, le Roi envoya sans hésiter deux de ses lieutenans, Arnauld et Mosny, annoncer qu’il serait à Caen dans quelques jours. Un moment, les gens de la ville hésitèrent. Mais, finalement, ils envoyèrent une députation au-devant du Roi, à Pontoise. « Je ne vous perds pas de vue, leur répondit-il, mais laissez-moi pacifier ma ville de Rouen et, dans deux jours, je serai à vous. » Prudent, inquiet, fit prévenir son maître, le grand prieur ; celui-ci, qui était sur le chemin de Vendôme à Angers, fit mine, un instant, de vouloir s’enfermer dans Caen. Mais, comme le duc de Longueville, il ne tenait pas à se trouver face à face avec le Roi, et, après un mouvement en avant, il se replia sur Angers. Prudent lit savoir qu’il tiendrait jusqu’au bout. On conseillait au Roi de laisser à ses généraux la conduite et la responsabilité du siège : « J’irai, dit-il, si je suis repoussé, on plaindra mon malheur. Mais on ne me reprochera pas ma lâcheté, comme on feroit si nous temporisions davantage… Péril deçà, péril de là, péril sur terre, péril sur mer, allons droit à Caen. »

Le 14, il passait la Seine à Honfleur. Le 15, il franchit, d’une traite, l’étape de douze lieues entre Dive et Escouville ; il s’arma et mit son hausse-col, pour la première fois. Il se fit servir du vin clairet et moins trempé qu’à l’ordinaire, « disant gaiement qu’il le fallait ainsi, puisqu’il allait à la guerre. » À trois heures, il était en vue de Caen et recevait une députation de la ville : « Je ne veux point de cérémonie, leur dit-il ; continuez à me bien servir et je vous serai bon Roi. » Son père, Henri IV, n’eût pas dit mieux. À trois heures et demie, après avoir reconnu la place, il faisait sommer, par le sieur Cailleteau, conduit par un trompette, le château de se rendre. Prudent essaya de tenir. Mais son lieutenant, ses officiers, ses soldats se prononçaient contre lui et menaçaient de lui faire un mauvais parti, tant était grande l’autorité du nom du Roi. Le surlendemain, Prudent battait la chamade et rendait le château : « Si le Roi est là en personne, dit-il à son tour, j’aimerais mieux mourir que de m’opposer au premier triomphe de ses armes et suis prêt à lui ouvrir les portes sans capitulation. » (17 juillet.)


Ces nouvelles arrivaient, coup sur coup, à Angers. On y était déjà très troublé. Ceux des Grands qui avaient récemment quitté Paris étaient arrivés, l’un après l’autre, et leur venue avait, selon le mot de Richelieu, « chargé et incommodé la Reine. » Le duc de Vendôme, la comtesse de Soissons, son fils, le comte de Soissons, le maréchal de Boisdauphin, le duc de Retz, Marillac, tout le monde prétendait commander. Le spectacle de cette Cour, tumultueuse et désordonnée, est décrit par l’homme qui devait le plus souffrir du désordre : « Etant venus, la division se mit dans les Conseils : ils en voulaient tous être les maîtres. Ils s’opposaient tous qu’on fît venir Monsieur du Maine à la réputation duquel ils auroient été obligés de céder… Tous vouloient de l’argent et promettoient des merveilles ; ils prirent l’un, manquèrent à l’autre et ne trompèrent personne, parce qu’on n’avait rien attendu d’eux. »

On se plaignait de ceux qui étaient venus ; mais on se plaignait plus encore de ceux qui ne venaient pas. D’Epernon, qui n’aimait pas les cohues, retardait sa marche ; le duc de Rohan faisait de même ; le duc du Maine également ; Montmorency et les Châtillon ne se prononçaient pas et se confinaient dans leurs Pyrénées. Le grand mouvement sur lequel on comptait ne se dessinait que bien mollement. Chacun, avant de se prononcer, attendait que les événemens prissent tournure.

Sous la direction de l’évêque de Luçon, Marillac avait fait un plan magnifique. Il l’appelait, emphatiquement, l’état général. À le lire, le succès de la Reine était assuré. Le duc du Maine devait fournir 6 000 hommes de pied et 500 chevaux, M. de Montmorency 4 000 hommes et 300 chevaux ; M. de Chatillon 2 000 hommes et 100 chevaux : M. de Bouillon 3 000 hommes et 300 chevaux ; M. de Longueville 4 000 hommes et 400 chevaux, et, ainsi de suite. La Reine était inscrite pour 8 000 hommes et 800 chevaux. C’était, au total, une armée de 50 000 hommes et de 5 000 chevaux, qui n’avait qu’à marcher sur Paris, et s’emparer de la capitale sans trouver aucune résistance devant elle.

Au début de juillet, quand on avait reçu les premières nouvelles de Paris, c’est-à-dire la fuite de la comtesse de Soissons et la décision du Conseil royal, c’avait été un premier émoi. On s’aperçut qu’on avait perdu du temps. On s’agita beaucoup. On envoya des ordres et des émissaires de toutes parts. On délivra des commissions. On tint conseil sur conseil. Le moment parut bien choisi pour rédiger un manifeste qui proposait une refonte générale de tout le royaume. L’évêque de Luçon, qui met peut-être quelque affectation à dire qu’il ne fut pour rien dans sa rédaction, eut toutes les peines du monde à empêcher qu’on ne publiât, en même temps, un autre mémoire où « la liberté et l’aigreur » dépassaient vraiment ce qui était permis, dans l’état de faiblesse où l’on se trouvait. Si on l’en croit, il avait, dès lors, peu de part aux conseils. Il se retirait sous sa tente et laissait les autres s’empêtrer à plaisir. Il est certain, en tous cas, qu’à partir de ce moment, il prend l’attitude d’un homme qui se prépare une issue. Il avait compris la portée de la décision prise par le Roi. Dès que celui-ci se mettait en marche, la partie était perdue. Il n’y avait plus qu’à sauver ce qui pouvait être sauvé.

Le 3 juillet, il prononça, devant la Reine, un discours qui serait le plus sage des avertissemens, si l’on pouvait se fier à une rédaction qui n’a été imprimée qu’après les événemens : « Madame, lui aurait-il dit, il y va de votre conscience ; il ne se trouvera aucun de vos fidèles sujets qui vous conseille de vous bander contre votre fils, ni de maintenir les mécontens en leur opinion ; les plaintes qu’ils vous peuvent former sont de peu de poids ;… Voici, madame, ce que mon devoir avoit à vous communiquer et, puisqu’il a plu à Votre Majesté de m’élire en sa personne, il lui plaira vouloir me pardonner et considérer que les armes ni la force ne triompheront jamais d’un Roi qui a les anges de Dieu pour garde, et que votre contentement ne dépend que de votre unanime consentement afin que, tous deux, en une même intelligence, vous puissiez régner heureusement et longuement en paix. »

Malheureusement ces conseils n’étaient pas suivis ; et pourtant Luynes, de son côté, malgré le succès des armes royales, ne se montrait pas plus fier et était toujours tout disposé à traiter. Évidemment, il appréhendait que par un triomphe, trop prévu et maintenant trop facile les militaires, et Condé à leur tête, ne s’emparassent de l’esprit du Roi et que Louis XIII lui-même ne prît, à ce jeu, quelque velléité d’indépendance. Aussi Luynes ne sait qu’inventer pour amener la Reine à conclure la paix, avant qu’on en vienne aux dernières extrémités. Il lui fait écrire, par le nonce Bentivoglio, une lettre où il met en jeu l’autorité du Saint-Siège. Les ecclésiastiques ne la quittent pas et s’emploient de leur mieux. Au fur et à mesure que l’armée royale s’avance vers l’Anjou, par la Haute Normandie et le Maine, les pourparlers se poursuivent de plus en plus activement. Les personnages de la plus haute situation, le président Jeannin, le duc de Bellegarde, l’archevêque de Sens sont à Angers et prennent part à tout ; ils mettent un projet d’arrangement sur pied. On n’est plus séparé que par une clause portant sur l’amnistie à accorder à tous les partisans de la Reine-Mère.

Cependant, le Roi, entraîné par ses capitaines et par son succès même, poursuit sa marche vers la Loire, en héros et en pacificateur. Rien ne lui résiste. « Il apprend que Verneuil, Vendôme et Dreux ne sont pas sitôt sommées que rendues. » Le dimanche 2 août, il est au Mans et assiste à la messe et aux vêpres. Il reçoit, dans cette ville, Bassompierre qui arrive à la tête de l’armée improvisée qu’il amène de Champagne, à marches forcées. Le mardi 4, le Roi part de la Suse, à neuf heures et demie, monte à cheval et fait arborer la cornette blanche pour la première fois, — la fameuse cornette que son père avait déployée à Fontaine-Française. C’est ce même jour que, près de la Flèche, dans la plaine du Gros Chasteigner, il fait la montre de l’armée de Bassompierre : « Le Roi se présente à la tête de ses troupes avec un visage qui déroba le cœur de toute son armée. » Bassompierre avait amené huit mille hommes de pied et six cents bons chevaux, sans compter quelques autres compagnies. « Alors les deux armées se sont jointes en un même corps, et le roi fit quatre maréchaux de camp sous Monsieur le Prince général, et Monsieur le Mareschal de Praslin, lieutenant-général, qui furent le marquis de Tresnel, Créqui, Nérestan et moi. » (Bassompierre.)

Voici donc cette belle armée de 12 000 hommes et 1 200 chevaux qui, ayant vu tout plier devant elle et ayant forcé les troupes de la Reine, qui étaient venues en pointe à la Flèche, à se rabattre sur Angers, se trouve, à son tour, campée à la Flèche, le dos à Paris, la face à Angers. Dans le camp du Roi, on voit arriver encore les négociateurs, Bellegarde, l’archevêque de Sens, et le président Jeannin, qui font la navette entre les deux armées, tandis qu’à l’autre bout, l’archevêque de Bordeaux, Sourdis et l’évêque de Luçon négocient, pour la Reine. L’entêtement était tel, du côté de Marie de Médicis, qu’ils n’avaient pu conclure et qu’ils n’apportaient encore qu’une espérance. L’évêque de Luçon, peut-être par finesse de négociateur, n’en paraît pas trop fâché. Il écrit, en effet, le 2 août, au cardinal de Sourdis, une lettre qui, sans révéler le moindre doute sur le résultat final, n’indique non plus aucune envie de capituler à tout prix : « Le Roi est au Mans avec ses troupes et fait état de nous venir épousseter comme il faut. Toute l’espérance de traiter est rompue ; ces messieurs n’en veulent point ouïr parler. En cette extrémité, nous sommes résolus de faire ce que doivent faire des gens à qui la nécessité apprend à se défendre et qui y sont confirmés par la justice de la cause d’une si grande et bonne princesse comme est la Reine. Je crois que vous devez mettre le meilleur ordre qu’il vous sera possible à Loches et, cela étant, je me promets que vous voudrez être de la fête, tout en venant ici. »

Par un effet qui se produit presque immanquablement, cette vigueur, devinée chez l’adversaire, ébranlait le favori du Roi, au milieu de ses succès. Luynes était plein d’alarmes ; quand les négociateurs furent arrivés à La Flèche et qu’ils eurent rendu compte de leur mission, en promettant de conclure sous un très bref délai, il était d’avis que l’on suspendît les opérations pour leur laisser le temps d’achever leur œuvre. Ce fût encore le Roi qui intervint, pour trancher de son autorité propre. Il dit : « Je ne vous demande pas de résoudre présentement si je dois attaquer ou laisser Angers ; il faut, premièrement, que je sache si la Reine, ma mère, y demeurera ou si elle s’en ira. Si elle quitte Angers et qu’elle se retire en Poitou, il faut jeter le fourreau de nos épées dans Loire ; si elle y demeure, nous aurons la paix bientôt. » — Et il ordonna les quartiers, pour le surlendemain, à trois lieues d’Angers.

Du côté de la Reine-Mère, la vanité des préparatifs et la fatuité des chefs militaires apparaissaient au fur et à mesure qu’on en venait aux actes. C’était bien là ce qu’un véritable homme de guerre, Rohan, qualifie, d’un mot expressif, « une défense tremblante dans une ville qui ne valait rien. » La Reine n’avait pas, autour d’elle, plus de quatre à cinq mille hommes. C’était à cela qu’aboutissaient l’agitation et les discours de ce beau parleur de Marillac. Les contingens du duc d’Epernon et du duc du Maine étaient toujours annoncés ; mais on les attendait toujours. Autour de la Reine-Mère comme sur le terrain, autant de têtes, autant de chefs. Et puis, ceux d’entre ceux qui pouvaient être des hommes d’action avaient, dans le dos, le froid regard de cet évêque qui était leur maître à tous et qui négociait toujours, quand les autres risquaient leur peau. Cela n’avait rien d’engageant. Le comte de Soissons, jeune et brave, n’avait ni autorité ni expérience. De ses lieutenans, Vendôme n’avait pas de cœur, Nemours pas d’esprit, Boisdauphin était tombé en enfance. Marillac parlait toujours et en était encore à expliquer les mérites de son fameux plan.

Angers est situé un peu au-dessous du confluent de la Mayenne et de la Sarthe, à cinq kilomètres environ de la Loire. La ville est reliée à la Loire par un chemin plat qui aboutit au grand pont qui sert de passage sur le fleuve : le Pont, ou plutôt les Ponts-de-Cé. C’est un point stratégique d’une importance capitale : c’est là que Dumnacus défendit le passage de la Loire contre les armées de César. Entre Nantes et Amboise, il n’y avait pas, au XVIIe siècle d’autre passage sur le fleuve. Sa possession décidait donc des communications entre le Nord et le Midi, pour tout l’ouest de la France. Entre Angers et les Ponts-de-Cé, le pays est plat, légèrement bossue par les pentes qui séparent la vallée de la Mayenne de la vallée de l’Authion, petite rivière qui va se jeter dans la Loire aux Ponts-de-Cé, en faisant un angle très aigu, sur la rive droite du fleuve. Au delà de la Loire, le pays est mamelonné, couvert de vignes, avec des moulins tournant leurs bras sur les coteaux. Dans le fond de la vallée, la Loire coule lentement et, après avoir reçu l’Authion, traîne, parmi les îles sablonneuses, ses eaux endormies : c’est sur ces îles que sont construits les Ponts-de-Cé.

C’était, à cette époque, deux grands ponts d’inégale longueur, l’un du côté d’Angers, le plus court, et l’autre du côté de Brissac et de la campagne, sur le bras méridional de la Loire, plus long d’un tiers. Le passage sur les ponts pouvait être intercepté par une sorte de pont-levis ; une fois fermé, on ne pouvait passer la Loire qu’en bateau. En outre, les Ponts-de-Cé étaient défendus par un vieux château, une bicoque à tour carrée, coiffée d’ardoises, et à mâchicoulis très accusés, soutenue par deux tours en poivrière et entourée de murailles crénelées, le tout dominant d’assez haut, et non sans quelque fierté apparente, les bras du fleuve et la basse plaine. Au pied de ce donjon en immature, commençait la principale rue de la petite ville des Ponts-de-Cé qui, s’éloignant de la Loire, se dirigeait au Nord, vers Angers : rue étroite, bordée de maisons de bois à tourelles et à encorbellemens, laissant apercevoir, au-dessus de leurs silhouettes inégales, le clocher d’ardoises de Saint-Aubin, et, plus loin, la masse imposante du château d’Angers.

Du côté d’où venait l’armée royale, qui, partie du Nord, s’enfonçait dans l’angle que fait la Mayenne, la Loire et l’Authion, elle avait Angers à droite, les Ponts-de-Cé à gauche et, juste en face d’elle, le long chemin plat qui relie Angers aux Ponts-de-Cé. On avait eu, dans le camp de la Reine, l’idée singulière de fortifier ce chemin et de le couvrir d’une sorte de parapet qui n’était qu’une simple levée de terre, non achevée par endroits, et qui présentait un front de près d’une lieue à défendre par une troupe n’ayant pas quatre mille hommes contre une armée qui en comptait quatorze mille. Richelieu, qui s’est toujours piqué d’une certaine compétence militaire, blâme beaucoup cette invention. Mais, on la lui a aussi reprochée comme une conception qui sentait plutôt le prêtre que le soldat.

Le 6 au soir, le Roi, après avoir passé le Loir à Duretal, vint coucher au Vergier, à trois lieues d’Angers. La nuit, il tint conseil, et donna lui-même ses ordres, pour éviter toute surprise. Le 7, il partit du Vergier, à six heures du matin. Il vint dîner sous un grand arbre, à trois quarts de lieue d’Angers et à une demi-lieue seulement des Ponts-de-Cé. Il était sur une hauteur et voyait se développer, devant lui la route fortifiée. À une heure, il s’arma de sa cuirasse et commanda qu’on s’armât autour de lui. Il monte à cheval, à une heure trois quarts, sur l’Armerik, cheval d’Espagne, et se porte sur sa gauche, vers les Ponts-de-Cé, ses gardes galopant autour de lui.

On avait, en effet, envoyé une forte reconnaissance de ce côté, et les maréchaux de camp de l’armée royale, ayant observé la faiblesse de la défense sur ce point, avaient décidé de porter là leur principal effort. La manœuvre était habile, puisqu’elle laissait de côté Angers, dont le château eût pu présenter une forte résistance, pour s’en prendre immédiatement au point plus faible qui était, en même temps, le point décisif, c’est-à-dire le Pont qui assurait le passage sur la Loire. Toute l’infanterie fut ramassée en un seul corps de bataille, quatorze bataillons en une seule ligne, les gardes tenant le milieu, Picardie la droite et Champagne la gauche, et l’on s’avança de front, dans la plaine, vers la route fortifiée, en obliquant un peu vers les Ponts-de-Cé.

Les gens de la Reine étaient embarrassés de leur longue levée de terre, qui les protégeait si mal et n’était guère bonne qu’à empêcher leurs mouvemens. Une partie d’entre eux avaient même franchi le retranchement, et ils formaient, en avant, un gros d’infanterie et de cavalerie mêlé, massé dans la plaine, du côté des Ponts-de-Cé. L’infanterie royale marche sur eux, dans la prairie, « à pleine vue et à découvert, » tandis que la cavalerie entrait dans l’eau, pour prendre les Ponts-de-Cé à revers. Les enfans perdus des régimens royaux courent en avant, se coulant par les haies et les fossés. L’attaque fut vive ; une première escarmouche fit tourner bride aux gens de la Reine, qui se replient en grande hâte derrière le retranchement.

À ce moment, un des grands seigneurs du parti et un des chefs de cette armée, le duc de Retz, qui avait sous ses ordres environ 1 500 hommes, entendant parler des négociations qui se poursuivent à Angers, et désireux, peut-être, sur les conseils de son oncle, le cardinal, de se retirer à temps du guêpier, s’écria qu’il en avait assez de s’exposer, si on faisait la paix aux dépens de ceux qui se battaient, et il donna, soudain, à tout son monde, l’ordre de quitter le champ de bataille. Sous le regard surpris des deux armées qui se touchaient presque, on vit alors ses régimens abandonner le retranchement et défiler, tambour battant et enseignes déployées, pour se retirer du combat. Ce départ jeta dans le camp de la Reine un désarroi indescriptible.

Les enfans perdus de l’armée royale en profitèrent pour se précipiter sur le retranchement. Ils l’escaladèrent. Derrière eux, les régimens arrivèrent ; ils s’emparèrent du pont et le traversèrent, pêle-mêle avec les ennemis qui fuyaient devant eux. Cela se fit si vite qu’un soldat du régiment des gardes, Puységur, entra dans le château en même temps que ceux qui s’y réfugiaient. À partir de ce moment, ce ne fut plus qu’une bousculade sanglante, non sans beaux faits d’armes, de part et d’autre. On se battait tout le long du parapet. Cinq ou six cents hommes restèrent sur le carreau, dont un des chefs de l’armée royale, Nérestan. À sept heures du soir, comme la nuit tombait, le pont et la ville des Ponts-de-Cé étaient gagnés. Seul, le château tenait encore. Le gouverneur, Bettancourt, blessé à la cuisse, s’y était enfermé avec une douzaine d’hommes. Tout le chemin d’Angers était occupé par des corps de garde. Au bout du pont, face à la ville, on avait fait une forte barricade pour contenir, au besoin, une sortie de ce côté. L’armée du Roi campa dans la prairie.

« Le Roi, pendant cette exécution, demeura toujours en bataille, recevant, de moment en moment, avis de ce qu’on exécutoit et ordonnant ce qu’il falloit faire. » Il faisait une chaleur extrême, et dont on souffrait beaucoup. Cependant il resta jusqu’à onze heures du soir, pour assurer les logis de son infanterie et les quartiers de sa cavalerie. En se retirant en son logis, après avoir été dix-sept heures sur son cheval, il le poussa et lui fît faire quelques passades à la tête de la Cornette blanche, « ce qui fît juger à ceux qui considérèrent toutes ses actions en cette journée que ses ennemis auroient affaire à un corps infatigable et à un courage sans peur. » Tout le monde avait, dans la pensée, le souvenir de Henri IV : « On le croyait mort ; non, il ne l’est pas ; il est ressuscité en la personne de son fils, lequel, en sa grande jeunesse, couve un sens tout chenu… et dont la piété et la justice marchent d’égal avec la valeur. »

Quant à Angers, le désordre y est inexprimable. La Reine est au logis Barrault, au milieu des femmes et des prêtres. On entend le canon ; les cloches sonnent ; ce sont des angoisses, des cris d’effroi, des nouvelles contradictoires qui arrivent coup sur coup. On ne sait à qui entendre. On se bat, on fuit, on parlemente, on délibère, tout cela en même temps, et sans conclure. Le duc de Vendôme se précipite chez la Reine « avec un épouvantement épouvantable, » et s’écrie : « Je voudrais être mort ; » sur quoi une fille de la Reine lui fait observer, fort à propos, qu’il n’avait, alors, qu’à rester sur le champ de bataille. Un autre dit qu’on aurait dû traiter plus tôt ; un autre est d’avis qu’il faut tenir tête, pendant que la Reine passera la rivière à la tête de la cavalerie qui est fraîche et n’a pas donné. La comtesse de Soissons, si ardente la veille, n’a plus qu’une crainte : c’est, si l’on se replie sur le sud, de tomber dans les mains du duc du Maine qui l’épousera par force. Elle crie donc qu’il faut traiter, sans retard. « La peur étoit si absolument maîtresse du cœur que la raison n’y avoit point de lieu. »

Au milieu de tout cela, Richelieu, seul, reste froid et n’a pas perdu la tête. Son plan, en somme, se réalise. Les militaires ont assez encombré les avenues : place aux prêtres maintenant, et aux négociateurs. On n’a pas cessé de traiter, d’ailleurs, sous le canon. Il est de ceux qui insistent pour que l’on passe la Loire et que l’on fasse, sans perdre pied, retraite sur Angoulême. En bon négociateur, il ne lui plaît pas de paraître à la merci de la partie adverse. Mais les commissaires du Roi insistent, tout autant que l’entourage de la Reine. Tout le monde a hâte de sortir de cette « drôlerie » qui tourne au tragique. Luynes ne songe qu’à une chose, c’est d’en finir au plus vite : Condé, général en chef et vainqueur des Ponts-de-Cé, le Roi, fier du rôle qu’on lui a laissé jouer, et glorieux d’avoir trouvé en lui-même une sorte d’aptitude ignorée, et quelque chose du caractère royal, tout cela l’inquiète. Richelieu saisit toutes ces nuances et en profite. Il jette, séance tenante, avec le duc de Bellegarde, l’archevêque de Sens et le président Jeannin, qui sont revenus près de la Reine et qui ont assisté au désordre de cette malheureuse journée, les bases d’un arrangement définitif.

Le lendemain, la Reine l’envoie vers le Roi, avec le cardinal de Sourdis, pour conclure. « Le Roi nous reçut fort bien ; grandes caresses de Monsieur de Luynes. Monsieur le Prince tout de même. » Mais l’accord ne se signe pas encore. Les envoyés de la Reine défendent le terrain, pied à pied. Ils discutent, comme si rien ne s’était passé. Richelieu, qui sait la hâte de Luynes, reprend tous ses avantages. Il traîne encore des jours, tandis que l’entourage de la Reine tremble de peur, le presse et l’accuse. Enfin, le 10, il conclut ; et l’arrangement est tel, qu’étant donné les circonstances, on peut dire qu’il gagne la partie sur toute la ligne : la Reine obtenait, pour elle et les siens, décharge de tout ce qui s’était passé. Le traité d’Angoulême était confirmé de tous points. Tous les partisans de la Reine étaient réintégrés dans leurs fonctions, charges, pensions, etc. ; aucune poursuite n’était exercée contre eux ; tous les prisonniers étaient délivrés. La Reine reprenait le château des Ponts-de-Cé, et les grands seigneurs de son parti les places qui avaient été rendues au Roi. Toutes les sommes que la Reine et ses partisans avaient prélevées indûment seraient payées par le Roi. La Reine recevrait trois cent mille livres comptant, et trois cent mille livres l’année suivante, pour payer les dettes qu’elle avait contractées. En échange, la Reine ne promettait guère qu’une chose : c’était de vivre en bonne intelligence avec la Cour et, en particulier, avec le favori.

L’entrevue qui eut lieu, le 13, entre le Roi et la Reine fut cordiale. Louis XIII était transformé et humanisé par son récent succès. La Reine était heureuse d’avoir échappé à la triste aventure où elle s’était engagée, et ne pouvait pas ne pas être touchée de l’indulgence qu’on avait pour elle et des égards qu’on lui témoignait. Le Roi alla au-devant de la Reine, qui, venant d’Angers, le rejoint au château de Brissac où il est descendu. Il la rencontre à une demi-lieue, se hâte et, fendant la foule des courtisans, l’embrasse au saut de sa litière. Il lui dit qu’il n’avait jamais eu tant d’impatience de la revoir. La Reine pleure. On put croire que, pour cette fois, la paix était faite sincèrement entre la Mère et le Fils.

Quant à Richelieu, il assistait avec un sourire à ce qui était, à la fois, son œuvre et son triomphe. Luynes, en effet, était venu vers lui et il avait rendu, le premier, les armes, en lui déclarant que le Roi mettait, en post-scriptum au traité, la promesse ferme du cardinalat, et, en effet, dès le lendemain, le Roi dépêchait à Rome un courrier « qui portoit ordre à notre ambassadeur de déclarer au Pape que Sa Majesté nommait M. de Luçon au cardinalat, et d’en poursuivre le plus promptement possible la solution. »

Ce n’est pas tout. Luynes était si convaincu qu’il fallait, à tout prix, désarmer l’opposition de son rival, qu’il lui offrait d’unir leurs deux familles par le mariage de son neveu, M. de Combalet, avec la nièce de Richelieu, Mlle de Vignerod de Pont Courlay. C’est Richelieu qui, avant d’accepter, se faisait prier, et ne consentait que sur les instances pressantes de la Reine-Mère.

Enfin, Luynes eut, bientôt, avec l’évêque une conversation qu’il eût voulu décisive et où, selon l’erreur de ceux qui parlent bien et qui, sont habitués à plaire, il crut avoir triomphé. Richelieu donna toutes les promesses qu’on voulut ; mais il fit observer que, « pour que l’intelligence proposée fût de durée, il importait que chaque partie fût en sa place naturelle et qu’il convenoit que ceux qui doivent tenir le rang principal dans l’Etat l’occupent. » Cela voulait dire que, si la Reine revenait près du Roi, elle devait reprendre son ancienne influence. Voilà, justement, la seule chose à laquelle Luynes ne pouvait consentir ; car c’eût été mettre son rival à sa place et se supprimer lui-même de ses propres mains.

Il fallait que Richelieu fût bien sûr de lui pour tenir un pareil langage. Il n’avait, d’ailleurs, qu’à se louer de tout ce qui venait de se passer. On eût dit que, de toutes parts, les événemens avaient travaillé pour lui. Sa situation à la Cour était, désormais, bien autre que tout ce qu’il avait connu jusqu’alors. Le parti des pacificateurs, les moines, les prêtres, les gens de robe tournaient les yeux vers lui, comme vers leur plus chère espérance. Pour tous ces gens, à commencer par Luynes, Condé triomphant devenait l’ennemi. L’évêque obtenait le premier bénéfice de cette situation éminente en s’assurant cette nomination au cardinalat pour laquelle il avait remué tout le pays : c’était la perspective presque assurée d’une situation internationale qui le mettrait à l’abri d’un revers complet de la fortune. Du côté de la Reine-Mère, il avait tout écarté, tout remplacé : Ruccellai, Chanteloube, les Grands, d’Epernon, Soissons, Vendôme et les protestans.

De son passage dans le camp des rebelles, il lui restait, en outre, une expérience qu’il précise lui-même, avec sa netteté ordinaire : « Je reconnus, en cette occasion, que tout parti composé de plusieurs corps qui n’ont aucune liaison que celle que leur donne la légèreté de leurs esprits, qui, en leur faisant toujours improuver le gouvernement présent, leur fait désirer du changement sans savoir pourquoi n’a pas grande subsistance ; que ce qui ne se maintient que par une autorité précaire n’est pas de grande durée : que ceux qui combattent contre une puissance légitime sont à demi défaits par leur imagination ; que leur imagination, qui leur représente les bourreaux en même temps qu’ils affrontent les ennemis, rend la partie fort inégale, y ayant peu de courages assez serrés pour passer par-dessus ces considérations avec autant de résolution que s’ils ne les connaissaient pas. »

Bourreaux : voilà le mot terrible prononcé ! Et Richelieu l’écrit à propos de ses amis, les partisans de la Reine-Mère, ses complices dans une aventure dont, seul, il avait tiré profit et qui, pour toujours, lui avait servi de leçon.


G. HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.