Richesse des nations/Roucher/Avertissement

La bibliothèque libre.
◄     ►



AVERTISSEMENT
DU TRADUCTEUR



On demandoit depuis long-tems une traduction françoise de l’ouvrage de M. Smith. On la demande sur-tout aujourd’hui, que l’assemblée nationale s’occupe des moyens de régénérer la fortune publique, dilapidée par une longue suite de prodigalités & de malversations, autant que par un choc continuel de systêmes d’administration opposés les uns aux autres. Quiconque aspire au bonheur de vivre sous un gouvernement qui respecte les droits sacrés de la liberté & de la propriété, trouvera dans ces recherches les principes immuables qui doivent diriger les chefs des nations.

La France a produit sans doute des ouvrages qui ont jeté des lumières partielles sur les différens points de l’économie politique. Ce seroit trop d’ingratitude que d’oublier les services rendus à la patrie par les travaux des écrivains économistes. Les jours de la détraction & du ridicule sont passés ; ils ont fait place à ceux de la justice ; & quels que soient les écarts, les conséquences forcées où l’esprit de systêmes ait pu entraîner une association de citoyens honnêtes & philosophes, il n’en est pas moins reconnu aujourd’hui qu’ils ont donné le signal à la recherche des vérités pratiques, sur lesquelles doit s’élever & s’asseoir la richesse des nations.

Mais l’Angleterre a sur nous l’avantage d’avoir donné au monde un systême complet de l’économie sociale. Cette partie, la plus belle & la plus utile de toutes celles qui composent l’ensemble des connoissances humaines, se trouve dans l’ouvrage de M. Smith, approfondie & développée avec une sagacité qui tient du prodige.

Mais, qu’on y prenne garde, on se tromperoit étrangement, si l’on se promettoit ici une lecture de pur agrément. L’ouvrage de M. Smith n’est pas fait pour ces hommes qui lisent uniquement pour le plaisir de lire. Il veut des têtes pensantes, des têtes accoutumées à méditer sur les grands objets qui intéressent l’ordre & le bonheur de la société. Peut-être qu’en un tems qui n’est pas encore bien éloigné de nous, Smith n’auroit trouvé en France qu’un petit nombre de lecteurs dignes de lui & de ses pensées. Mais aujourd’hui que la sphère de nos espérances s’est agrandie, & avec elle le cercle de nos idées, j’ai cru qu’une traduction ou l’on auroit tâché de réunir la fidélité à l’élégance, & cette précision modérée, qui, bien loin de nuire à la clarté, la rend, pour ainsi dire, plus visible encore, j’ai cru, dis-je, que les disciples de Smith pourroient devenir plus nombreux parmi nous. Il faut maintenant que la lumière descende des hauteurs où la forçoient à rester concentrée l’indifférence des uns & l’inquiétude des autres ; il faut qu’elle se répande dans toutes les classes, qui désormais pourront fournir des membres aux prochaines législatures.

C’est dans cette vue que, renonçant à des occupations moins austères, je me suis voué à un travail qui auroit cent fois rebuté mon courage, si je n’eusse vu devant moi le grand objet de l’utilité publique. Puisque le François prétend au titre d’homme libre, il faut qu’il commence par s’occuper en homme fait. Nous habitions une maison délabrée & tombant de vétusté : des circonstances impérieuses l’ont renversée. Le moment présent doit être employé tout entier à la reconstruire sur un nouveau plan. C’est l’œuvre de la philosophie. Quand elle aura achevé sa tâche, nous pourrons appeler les arts, & leur confier le soin d’ajouter l’agrément à la solidité.