Rien ne sert…

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Rien ne sert…
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 695-696).

RIEN NE SERT…

Rien ne sert de lutter contre ta force, Amour !
Sur le cœur endormi, le cœur aveugle et sourd
Tu planes longuement comme un oiseau de proie…
Puis, les ailes de feu qui couvent notre joie
S’abattent. Rien ne sert de lutter, rien ne sert…
Une fleur a germé sur l’aride désert
Et tu ris en la regardant. Tes yeux sauvages
Sont changeans comme l’eau qui baise les rivages,
Ta lèvre a, tour à tour, un pli tendre ou cruel,
Et ta main qui se plaît au geste habituel
Des caresses, ta main cache une arme perfide…
Et tu veux tout de nous, car l’Amour est avide !
Il te faut tous les sacrifices, tous les dons,
Tous les dépouillemens et tous les abandons ;
Il te faut nos espoirs, nos désirs, nos chimères,
Nos lourdes voluptés, et les larmes amères

Que laissent nos regrets, et tu n’as de pitiés
Ni pour les souvenirs, ni pour les amitiés
Qui veillaient humblement sur nous. Nulle rafale
N’a, mieux que toi, brisé toute force rivale,
Car tu veux régner seul. — Amour, je t’ai donné
Ce que j’avais ; tes doigts légers ont couronné
Mon front avec des fleurs plus sombres et plus belles,
Des clartés ont jailli soudain dans mes prunelles,
J’ai connu que ton règne est un règne jaloux,
Et, pour plaire à l’Amour inexorable et doux
J’ai brûlé follement et d’une flamme unique !
Mais ton souffle qui fait ondoyer ma tunique,
Mais ton regard penché, joyeux, sur mon regard,
Mais tes doigts caressans, tout cela, tôt ou tard
Un jour me quittera. Tes ailes inconstantes
Là-bas, vers d’autres cœurs assoupis dans l’attente
S’envoleront… Et moi, moi qui n’aurai plus rien,
Lorsque tu briseras notre ultime lien,
Tel un archet qui brise une corde trop fine,
Amour, j’irai pleurer dans ton ombre divine !