Rienzi/Livre 01

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Rienzi, le dernier des tribuns de Rome (1835)
Traduction par Paul Lorain.
Librairie Hachette et Cie (tome Ip. 1-118).

LIVRE I

L’ÉPOQUE, LES LIEUX, LES HOMMES


Fu da sua gioventudine nutricato di latte di eloquenza ; buono grammatico, megliore rettorico, autorista buono… Oh, come spesso diceva « dove sono questi buoni Romani ? Dov’ è loro somma giustizia ? Poterommi trovare in tempo che questi fioriscano ? » Era bel omo… Accadde che uno suo frate fu occiso, e non ne fu fatta vendetta di sua morte ; non lo poteò aiutare ; pensa lungo mano vendicare ’l sangue di suo frate ; pensa lungo mano dirizzare la cittate di Roma male guidata.
(Vita di Cola di Rienzi. Éd. 1828. Forli.)

CHAPITRE I.

Les Frères.

Le nom célèbre qui sert de titre à cet ouvrage suffira pour apprendre au lecteur que ma narration commence dans la première moitié du XIVe siècle.

C’était par un soir d’été que l’on pouvait voir deux jeunes gens se promener le long des bords du Tibre, non loin de cette partie de son cours sinueux où il balaye la base du mont Aventin. Le sentier qu’ils avaient choisi était écarté et tranquille. On ne voyait qu’à une certaine distance au bord du fleuve, les maisons éparses et minables, du milieu desquelles s’élevaient, sombres et nombreuses, les toitures superbes et les tours énormes annonçant le manoir fortifié de quelque baron romain. D’un côté du Tibre, derrière les chaumières des pêcheurs, le mont Janicule prenait son essor, tout noirci d’un feuillage massif, d’où étincelaient, à de fréquents intervalles, les murs grisâtres de maint palais château fort et les clochers et colonnes d’une centaine d’églises. De l’autre côté se dressait l’Aventin désert, roide et escarpé, couvert d’épais buissons d’épines, et cependant sur la hauteur, du fond de couvents cachés mais nombreux, roulaient, non sans harmonie, le long du paisible paysage et des ondes bouillonnantes, les sons de la cloche sainte.

Des deux jouvenceaux introduits sur cette scène, le plus âgé, qui pouvait avoir dépassé quelque peu sa vingtième année, était d’une taille élevée et même imposante ; il y avait dans sa contenance quelque chose de distingué, presque de noble, malgré le sans-façon de son costume, composé d’une longue robe flottante et d’une tunique simple, toutes deux en serge gris foncé ; c’étaient alors les parties distinctives de l’habillement des écoliers inférieurs qui fréquentaient les monastères pour obtenir ces informes éléments de sciences, chétive récompense d’un labeur assidu. Son extérieur était agréable et l’expression générale en eût été plutôt enjouée que pensive, sans cette incertitude du regard, vagabonde et distraite, qui annonce si fréquemment une tendance à la rêverie et à la contemplation, et trahit un esprit plus sympathique au passé ou à l’avenir, qu’à la jouissance ou à l’intérêt de l’heure présente.

Le plus jeune, qui était encore un adolescent, n’avait dans son visage ou son maintien rien de particulier, à moins qu’on n’applique cette épithète à une physionomie d’une douceur et d’une grâce extrêmes ; et il y avait quelque chose de féminin dans la tendre déférence avec laquelle il semblait écouter son compagnon. Son costume était celui que portaient d’habitude les gens des classes inférieures, quoique peut-être un peu plus propre et plus neuf, et la tendre vanité d’une mère se découvrait dans le soin avec lequel ses boucles longues et soyeuses avaient été lissées et séparées, à l’endroit de la nuque où, s’échappant de sa toque, elles descendaient à flots au beau milieu de ses épaules.

Comme ils s’en allaient ainsi flânant, à côté des roseaux murmurants du fleuve, chacun entourant du bras la taille de son camarade, il y avait une grâce dans le maintien, la jeunesse et l’amour évident de ces frères (car tel était le lien qui les unissait), une grâce qui relevait l’infériorité de leur condition apparente.

« Cher frère, dit l’aîné, je ne puis t’exprimer combien je goûte ces heures de la soirée. Ce n’est qu’auprès de toi qu’il me semble que je ne suis plus un simple visionnaire, un songeur, quand je babille sur l’avenir incertain et que je bâtis mes châteaux en l’air. Nos parents m’écoutent comme si je récitais de belles choses tirées d’un livre ; et ma mère chérie, Dieu la bénisse ! s’essuie les yeux et dit : « Écoutez, comme il est savant ! » Quant aux moines, si jamais j’ose lever les yeux de dessus mon Tite Live et m’écrier : « C’est ainsi que Rome devrait être encore ! » ils regardent stupéfaits, ébahis, les sourcils froncés, comme si je venais de débiter une hérésie. Mais toi, mon doux frère, bien que tu ne partages pas mes études, tu mets tant de bonté à t’intéresser à tous leurs résultats, tu parais si bien approuver mes plans déréglés, et encourager mes espérances ambitieuses, que parfois j’oublie notre origine, notre fortune, et que je pense et que j’ose, comme si à travers nos veines ne coulait d’autre sang que celui d’un empereur Teuton.

« Il me semble, cher Cola, dit le plus jeune frère, que la nature m’a joué là un vilain tour ; à vous elle a transmis l’âme royale, tirée de la race de notre père, et à moi rien que l’esprit tranquille et modeste de l’humble lignée de ma mère.

— Mais, répondit Cola, vivement : Tu aurais alors la plus belle part, car je n’aurais que l’origine barbare et toi l’origine romaine. Il fut un temps où il était plus brillant d’être un simple Romain que d’être un roi du Nord. — Bon, bon, nous pourrons vivre pour voir de grands changements !

— Je vivrai pour vous voir un grand homme, et cela me contentera, dit le plus jeune avec un sourire affectueux ; quant à être un grand savant, vous l’êtes déjà, de l’aveu de tous ; notre mère prédit votre fortune toutes les fois qu’elle entend parler de vos visites bienvenues aux Colonna.

— Les Colonna ! s’écria Cola avec un sourire amer, les Colonna, — les pédants ! — Ils affectent, âmes sottes, de connaître le passé ; ils jouent les patrons, ils profanent les citations latines en vidant la coupe de leurs festins. Ils se plaisent à me donner la bienvenue à leur table, parce que les docteurs romains m’appellent savant, et, parce que la nature m’a donné un genre d’esprit original, qui leur est plus agréable que les plaisanteries surannées d’un bouffon à gages. Oui, ils daigneraient élever ma destinée, mais comment ? Au moyen de quelque place dans les offices publics, qui remplirait un coffre déshonoré en extorquant plus rudement encore de nos citoyens affamés les sous qu’ils amassent à la sueur de leur front.

« S’il est au monde un objet méprisable, c’est un plébéien patronné par des patriciens, non pour relever les droits de son ordre, mais pour se faire le bas complaisant des intérêts les plus odieux de leur caste. L’homme du peuple ne fait que trahir sa naissance s’il fournit à ces tyrans hypocrites une excuse qui leur permette de lever les mains et de s’écrier : « Voyez quelle liberté existe à Rome, quand nous autres patriciens nous élevons si haut un plébéien ! » Ont-ils jamais élevé un plébéien qui sympathisât avec les plébéiens ? Non, frère ; si je dois un jour dépasser le rang où nous sommes, c’est que je serai porté sur les bras de mes compatriotes et non imposé comme un fardeau de plus à leurs épaules.

— Tout ce que j’espère, Cola, c’est que l’amour que vous portez à vos concitoyens ne vous fera pas oublier combien vous nous êtes cher. Aucune grandeur ne pourrait me réconcilier avec la pensée qu’elle dût vous attirer quelque péril.

— Et moi je saurais braver tout danger s’il menait à la grandeur. Mais la grandeur, la grandeur, vain songe ! Gardons-le pour notre sommeil de nuit. Assez de mes propres projets, passons aux tiens, frère bien-aimé. »

Alors, avec ce tour d’esprit flexible, enjoué, ardent, qui lui était particulier, le jeune Cola, chassant toutes ses pensées plus farouches, ramena son esprit à écouter, à pénétrer les projets plus humbles de son frère. Le bateau neuf et l’habit de fête, et la cabane transportée dans un quartier mieux abrité de l’oppression seigneuriale, et puis de lointains tableaux d’amour, tels qu’un œil noir et une lèvre riante en évoquent au vague horizon du cœur d’un adolescent, voilà les objets auxquels s’arrêtaient les plans et les rêves auxquels l’étudiant prêtait l’oreille, avec un front éclairci et un tendre sourire ; et souvent, par la suite, cette conversation lui revint à l’esprit, quand il tremblait de demander à son propre cœur laquelle de ces deux ambitions avait été la plus sage.

« Et alors, poursuivit le plus jeune frère, peu à peu je pourrais en épargner assez pour acheter un vaisseau comme celui que nous voyons maintenant chargé, sans doute de blé et de marchandises, un vaisseau grâce auquel (Dieu que je serais heureux de vous prouver ainsi ma reconnaissance) je pourrais remplir votre chambre de livres, pour ne jamais plus vous entendre plaindre de n’être pas assez riche pour acheter quelque vieux manuscrit de moine tombant en lambeaux. Ah ! que je serais heureux ! » Cola sourit en pressant plus étroitement son frère sur son cœur.

« Cher garçon, dit-il, que Dieu m’accorde plutôt à moi de satisfaire vos souhaits ! Cependant, il me semble que les maîtres de ce vaisseau ne possèdent pas là quelque chose de bien digne d’envie ; voyez avec quelle anxiété les matelots regardent à l’entour, et derrière, et devant ; tout paisibles marchands qu’ils sont, ils redoutent, à ce qu’il paraît… même dans cette ville, jadis l’entrepôt du monde civilisé, ils redoutent quelque pirate en course, et, avant la fin du voyage, ils pourront trouver ce pirate dans la personne de quelque noble Romain. Hélas ! à quoi sommes-nous réduits ! »

Le vaisseau auquel on faisait allusion descendait rapidement le Tibre, et sur le tillac, en effet, trois ou quatre hommes armés veillaient attentivement sur les plages tranquilles de chaque rive, comme s’ils pressentaient un ennemi. Bientôt cependant le bâtiment disparut à la vue, et les frères en revinrent à ces causeries qui n’ont besoin que de rouler sur l’avenir pour devenir attrayantes aux yeux de la jeunesse.

Enfin, le soir s’assombrissant, ils se rappelèrent que l’heure ordinaire de leur retour au logis était passée et ils commencèrent à revenir sur leurs pas.

« Halte ! dit brusquement Cola, comme notre bavardage m’a ensorcelé ! Le père Uberto m’avait promis un rare manuscrit, qui, de l’aveu du bon frère, a mis tout le couvent dans l’embarras. Je devais aller le chercher ce soir à sa cellule. Restez ici quelques minutes, ce n’est qu’à mi-chemin de la montée de l’Aventin. Je serai bientôt de retour.

— Ne puis-je vous accompagner ?

— Non, répliqua Cola, s’inspirant d’une tendre sollicitude, vous avez été à la peine toute la journée, et vous devez être las ; mes travaux, ceux du corps au moins, ont été assez légers. En outre, vous êtes délicat et vous semblez déjà fatigué, le repos vous rendra vos forces. Je ne serai pas long. »

L’adolescent obéit, bien qu’il eût préféré accompagner son frère ; mais son caractère doux et soumis résistait rarement au moindre commandement de ceux qu’il aimait. Il s’assit sur un petit banc de sable au bord du fleuve, et la démarche assurée et l’imposante stature de son frère furent bientôt cachées à ses regards par l’épais et triste feuillage.

D’abord il resta assis bien tranquille, savourant la fraîche brise, et repassant toutes les histoires de l’ancienne Rome que son frère lui avait racontées dans leur promenade. Enfin il se rappela que sa petite sœur, Irène, l’avait prié de lui rapporter en rentrant quelques fleurs ; et, alors, cueillant celles qu’il put trouver sous sa main (car sur ce site désolé croissait plus d’une fleur sauvage), il se rassit et commença à les tresser en une de ces guirlandes pour lesquelles les paysans du Midi conservent toujours leur vieille affection et quelque chose de leur classique habileté.

Tandis que le jeune garçon était ainsi occupé, le trépignement des chevaux et les bruyantes clameurs des cavaliers retentirent à quelque distance. Puis ils se firent entendre de plus en plus près.

« C’est peut-être le cortége de quelque baron revenant d’un festin, pensa le jouvenceau. Ce doit être un joli spectacle ; leurs plumes blanches et leurs manteaux écarlates ! J’aime tant à voir tout cela ! mais j’aurai soin de m’écarter de leur passage. » Ainsi, tressant encore machinalement sa guirlande, mais les yeux tournés dans la direction du cortége attendu, le jeune Romain s’approcha encore plus des eaux du Tibre.

Maintenant le défilé faisait son apparition ; compagnie brillante, en vérité. À l’avant-garde venaient des cavaliers, chevauchant deux de front quand la largeur du sentier le permettait, leurs coursiers pompeusement caparaçonnés, leurs panaches ondoyant à plaisir, et le reflet de leurs cuirasses scintillant au travers des ombres d’un noir crépuscule. Une foule nombreuse et variée d’hommes armés, soit de piques et de cottes de mailles, soit d’armes moins guerrières et plus mal fabriquées, suivait les cavaliers ; et bien au-dessus des plumes et des piques flottait la bannière des Orsini, bannière d’un rouge de sang, portant en brillantes lettres d’or l’épigraphe et la devise où était pompeusement déployé le symbole guelfe des clefs de saint Pierre. Une crainte momentanée traversa l’esprit du jeune garçon ; car à cette époque, et dans cette cité, un noble, une fois ceint de ses hommes d’armes, était plus redouté de la plèbe qu’une bête féroce ; mais déjà il était trop tard pour s’enfuir ; la troupe était sur ses talons.

« Hé garçon ! » cria le chef des cavaliers, Martino di Porto, un des membres de la grande maison des Orsini, « As-tu vu une embarcation remonter le fleuve ? — Mais tu dois l’avoir vue. — Combien y a-t-il de temps ?

— J’ai vu un grand bateau il y a près d’une demi-heure, répondit l’adolescent, terrifié par la rude voix et l’impérieuse allure du cavalier.

— Faisant voile droit devant lui, avec un pavillon vert en poupe ?

— C’est cela même, noble sire.

— En avant, alors ! Nous arrêterons sa course avant que la lune se lève, dit le baron. En avant ! Que le garçon vienne avec nous, de peur qu’il ne nous trahisse et ne donne l’alarme aux Colonna.

— Aux Orsini ! aux Orsini ! cria la multitude : en avant ! en avant ! » et, malgré ses prières et ses représentations, notre jeune garçon fut placé au plus épais de la foule, et emporté, ou plutôt entraîné avec le reste, épouvanté, hors d’haleine, pleurant presque, portant toujours pendante à son bras sa pauvre petite guirlande, tandis qu’on lui mettait, malgré lui, une fronde dans la main.

Mais à travers toute sa frayeur il éprouvait toujours une sorte de curiosité enfantine à voir le résultat de cette poursuite.

Par la vive et bruyante conversation de son entourage, il apprit que le bâtiment qu’il avait vu contenait un approvisionnement de blé destiné à une forteresse en amont du fleuve, occupée par les colonna, qui étaient alors à couteaux tirés avec les Orsini, et l’expédition dans laquelle le jeune garçon avait été si malheureusement entraîné avait pour but d’intercepter l’approvisionnement et de le détourner au profit de la garnison de Martino di Porto. Cette nouvelle augmenta sa consternation, car il appartenait à une famille placée sous le patronage des Colonna.

À chaque instant son regard, inquiet et chargé de larmes, remontait la pente escarpée de l’Aventin ; mais son gardien, son protecteur, tardait encore à paraître.

Nos cavaliers avaient fait un peu de chemin, quand un détour de la route leur présenta soudain l’objet de leur poursuite, lequel, à la lueur des premières étoiles, faisant vent arrière, descendait rapidement le fleuve.

« Allons, les saints soient bénis ! dit le chef. Il est à nous !

— Garde à vous ! dit en murmurant à demi-voix un capitaine allemand chevauchant près de Martino. J’entends des sons que je n’aime pas, là-bas, dans ces arbres : écoutez le hennissement d’un cheval. Sur ma foi ! je vois aussi le reflet d’un corselet.

— En avant ! mes maîtres, cria Martino ! Le héron ne saurait faire voir le tour à l’aigle, en avant ! »

Alors, renouvelant leurs clameurs, les gens de pied poussèrent en avant, jusqu’à ce que, à leur approche du taillis auquel l’Allemand avait fait allusion, un petit escadron serré de cavaliers armés de pied en cap jaillit comme un éclair, s’élança du milieu des arbres, et, la lance en arrêt, chargea les rangs des poursuivants.

« Aux Colonna ! aux Colonna ! — Aux Orsini ! aux Orsini ! » tels furent les cris furieux échangés à pleine poitrine. Martino di Porto, homme d’un volume énorme et d’une férocité extrême, et ses cavaliers, qui étaient, la plupart, des mercenaires allemands, restèrent inébranlables au choc. — « Gare à l’étreinte de l’ours ! » s’écria Orsini en faisant rouler sous sa lance tout son adversaire, cheval et cavalier.

La lutte fut courte et terrible ! L’armure complète des cavaliers les préservait des blessures dans l’un comme dans l’autre parti ; les fantassins à demi armés de la suite des Orsini ne furent pas si heureux, lorsque, chacun d’eux poussé par son voisin, ils se pressèrent sur les Colonna. Après une averse de pierres et de traits, qui ne tombaient que comme des grêlons sur l’épaisse cotte de maille des cavaliers, nos fantassins les enfermèrent, et, par leur nombre, obstruèrent les mouvements des chevaux, tandis que la lance, l’épée et la hache d’armes de leurs adversaires faisaient un carnage impitoyable dans leurs rangs indisciplinés. Martino, qui s’inquiétait peu du nombre de valetaille que ce carnage lui enlevait, voyait ses ennemis embarrassés pour le moment par l’élan impétueux et le cercle toujours grossissant de son infanterie (car le théâtre du combat, quoique plus large que la route précédemment suivie, était étroit et resserré) ; il fit signe à quelques-uns de ses cavaliers ; il allait chevaucher vers le transport, qu’on avait alors presque perdu de vue, quand, à quelque distance, un clairon résonna auquel un de ses ennemis présents donna la réplique ; et les échos répétèrent au loin le cri de « Colonna à la rescousse ! » Quelques instants après parut une nombreuse troupe de cavaliers arrivant au grand galop derrière les bannières des Colonna, qui ondoyaient vaillamment à l’avant-garde.

« Maudits soient les sorciers ! Qui se serait imaginé qu’ils auraient eu la malice de nous deviner ? murmura Martino. Il ne faut pas nous obstiner à ce jeu. » Et la main qu’il avait d’abord levée pour faire avancer donna alors le signal de la retraite.

Serrés corps à corps et en ordre parfait, les cavaliers de Martino tournèrent le dos et s’enfuirent ; la canaille à pied, venue pour le pillage, ne resta que pour défrayer le massacre. Les malheureux tentèrent d’imiter leurs guides ; mais comment auraient-ils pu esquiver les coursiers lancés à fond de train et les lances aiguës de leurs adversaires, dont le sang était échauffé par la mêlée, et qui regardaient les vies ainsi abandonnées à leur merci comme un enfant regarde le nid de guêpes qu’il détruit ? La multitude se dispersa dans toutes les directions : quelques-uns, à la vérité, se sauvèrent en grimpant sur les collines, inaccessibles aux chevaux ; d’autres firent un plongeon dans le fleuve et nagèrent à la traverse jusqu’à la rive opposée ; ceux qui, ayant moins de présence d’esprit ou d’expérience, prirent la fuite droit devant eux, servirent, en encombrant le chemin de leurs ennemis, à faciliter la fuite de leurs chefs, mais tombèrent eux-mêmes, cadavres sur cadavres, égorgés comme des brebis dans cette poursuite acharnée qui ne rencontrait aucune résistance.

« Point de quartier aux brigands ! Chaque Orsini tué est un voleur de moins ! Frappez, au nom de Dieu, de l’empereur et des Colonna ! » Tels étaient les cris qui sonnaient le glas de mort des fuyards épouvantés, tombant à chaque pas. Parmi ceux qui se sauvaient en avant, dans le chemin même qui était le plus ouvert à la cavalerie, était le jeune frère de Cola, si innocemment enveloppé dans la mêlée. Vite et vite, il s’enfuyait, étourdi de terreur : pauvre garçon, lui qui jusque-là n’avait pas quitté un instant les côtés de ses parents ou de son frère. Les arbres glissaient en passant devant lui, le rivage fuyait ; il courait toujours en avant, et tôt sur ses talons arrivaient le trépignement des chevaux, les clameurs, les malédications, le rire farouche de l’ennemi qui bondissait par-dessus les morts et les mourants gisant sur sa route. Il se trouvait maintenant à l’endroit où son frère l’avait quitté ; il jeta derrière lui un regard précipité, et, en voyant la lance abaissée et le cimier terrible du cavalier qui menaçait son échine, il leva au ciel un regard de désespoir, et aperçut son frère, s’élançant au travers des buissons entortillés qui garnissaient la montagne, et bondissant à son secours.

« Sauvez-moi ! sauvez-moi, frère ! » cria-t-il de toutes ses forces, et ce cri perçant atteignit l’oreille de Cola ; les naseaux de l’impétueux coursier firent sentir au fugitif leur souffle brûlant ; encore un moment, et, poussant un cri aigu et désespéré de grâce ! grâce ! tombait sur le terrain un cadavre ; la lance de son persécuteur le perçait de part en part, du dos à la poitrine, et le clouait sur la même motte de terre où, moins d’une heure avant, il s’était assis, plein de jeunesse, de vie et d’espoir insouciant.

Le cavalier arracha sa lance et se mit à la poursuite de nouvelles victimes, suivi de ses camarades. Cola, cependant, était descendu ; maintenant il était sur les lieux, agenouillé près de son frère massacré. Maintenant au son du cor et de la trompette, arrivait une compagnie, dont les membres étaient plus nobles que la plupart des cavaliers engagés jusque-là, lesquels n’avaient été, il est vrai, que la garde avancée des Colonna. À la tête de cette compagnie chevauchait un homme d’âge, dont la longue chevelure blanche, s’échappant d’un casque à panache, se mêlait à une barbe vénérable. « Qu’est-ce que ceci ? » demanda ce chef en arrêtant son palefroi, « le jeune Rienzi ! »

Entendant cette voix, le jeune homme leva les yeux, puis se précipita devant la monture du vieux noble, et, joignant les mains, s’écria d’une voix à peine articulée : « C’est mon frère, noble Étienne, un jouvenceau, un véritable enfant ! le meilleur, le plus doux ! Voyez comme son sang trempe le gazon ; arrière, arrière, les sabots de votre cheval piétinent dedans ! Justice, monseigneur, justice ! Vous avez tout pouvoir.

— Qui l’a tué ? Un Orsini, sans doute : justice vous sera faite.

— Merci, merci, » murmura Rienzi, en se rapprochant d’un pas chancelant vers son frère. Il détourna de dessus le gazon la figure de l’adolescent, et sa main tremblante chercha les battements du cœur de la victime. Hélas ! il retira sa main précipitamment, car le sang l’avait rougie, et, la levant en l’air, cria de nouveau : « Justice ! justice ! »

Les hommes groupés autour du vieil Étienne Colonna, endurcis qu’ils étaient à de pareilles scènes, furent émus par ce spectacle. Un beau jeune homme, dont les joues ruisselaient de larmes, et qui montait son palefroi à côté de Colonna, tira son épée. « Monseigneur, dit-il, presque en sanglotant, un Orsini seul a pu égorger un innocent jouvenceau comme celui-ci ; ne perdons pas une minute, courons vite après les coquins !

— Non, Adrien, non ! dit Étienne, posant sa main sur l’épaule du jeune homme, votre zèle est digne d’éloges, mais nous devons nous garder d’une embuscade. Nos hommes se sont risqués trop loin. Hé, là-bas ! sonnez la retraite. »

Les clairons, en quelques minutes, ramenèrent les poursuivants, parmi lesquels était le cavalier dont la lance s’était si fatalement fourvoyée. Il commandait les gens engagés dans la lutte avec Martino di Porto, et l’or incrusté dans son armure et les somptueux harnais de son coursier annonçaient son rang.

« Merci, mon fils, merci, dit le vieux Colonna à ce cavalier. Votre conduite a été belle et brave. Mais dites-moi, vous, qui avez un œil d’aigle, savez-vous qui des Orsini a tué ce pauvre garçon ? C’est une vilaine action, et puis sa famille compte au nombre de nos clients.

— Qui ? ce garçon-là ? répliqua le cavalier, ôtant le casque de sa tête et essuyant son front trempé de sueur. Que me dites-vous ? Pourquoi est-il venu, alors, avec les bandits de Martino ? Je crains bien que la méprise ne lui ait coûté cher. Je ne pouvais que le mettre au compte de la canaille des Orsini, cela fait que, cela fait que…

— Vous l’avez tué ! cria Rienzi, d’une voix tonnante, en se relevant d’un bond. Justice ! alors, monseigneur Étienne, justice ! vous m’avez promis justice et je veux l’avoir !

— Mon pauvre garçon, dit le vieillard, d’un ton compatissant, contre les Orsini vous auriez obtenu justice ; mais ne voyez-vous pas que ce n’est qu’ici qu’une erreur ? Je ne m’étonne pas que vous soyez trop affligé pour écouter maintenant la voix de la raison. C’est trop naturel. Tenez, voilà de quoi payer des messes pour l’âme du garçon ; je suis bien affligé de l’accident, dit le jeune Colonna, jetant à terre une bourse d’or. Oui, venez nous revoir, au palais, la semaine prochaine, jeune Cola, la semaine prochaine. Mon père, nous ferons bien de retourner au bateau ; notre présence peut être encore nécessaire pour sa sauvegarde.

— C’est vrai, Gianni ; que deux de vous autres demeurent et prennent soin du cadavre du pauvre enfant… Triste accident ! Comment cela a-t-il pu se faire ? »

La noble troupe repassa par la route qu’elle avait prise pour venir ; deux simples soldats restèrent seuls outre le jeune Adrien qui s’arrêta quelques instants en arrière en s’efforçant de consoler Rienzi ; celui-ci, comme privé de ses sens, demeurait immobile, suivant des yeux les derniers pas de l’orgueilleux cortége, et murmurant en lui-même : « Justice, justice ! il faut pourtant que je l’aie. »

Adrien partit, appelé à haute voix par le vieux Colonna, mais il partit à contre-cœur et tout en larmes. « Acceptez-moi pour frère, dit le généreux jeune homme, pressant tendrement sur son cœur la main de l’étudiant, il me faut un frère comme vous. »

Rienzi ne répondit rien ; il ne le voyait, il ne l’entendait pas ; de sombres et sévères pensées, des pensées qui renfermaient le germe d’une puissante révolution, occupaient son cœur. Il s’en éveilla en sursaut, comme les soldats arrangeaient leurs boucliers de manière à former une sorte de brancard pour le cadavre ; alors, fondant en larmes, il les écarta avec vivacité, pour presser sur son cœur la dépouille insensible jusqu’à ce qu’il fût littéralement trempé du sang qui filtrait au travers.

La guirlande du pauvre enfant n’était pas échappée de son bras, même dans sa chute, et, engagée dans ses vêtements, elle s’enroulait encore autour de lui. Ce spectacle rappelait à Cola toute la douceur, le bon cœur et les grâces séduisantes de son frère unique, de son unique ami ; spectacle qui semblait rendre encore plus cruel le sort prématuré et immérité de cet innocent garçon ! « Mon frère ! mon frère ! gémissait le survivant, comment reverrai-je notre mère ? comment reverrai-je même la nuit et la solitude ? Si jeune, si innocent ! Voyez, messires, il n’était que trop gracieux. Et l’on ne veut pas nous faire justice, parce que son meurtrier est un noble et un Colonna ! Et cet or donc, de l’or pour le sang d’un frère ! Ne nous feront-ils pas… » et les yeux du jeune homme étincelaient comme des flammes, « ne nous feront-ils pas justice ? Le temps le fera voir ! » À ces mots, il inclina sa tête sur le cadavre ; ses lèvres murmurèrent comme une prière ou une invocation, puis il se releva : sa figure était aussi pâle que celle du mort placé près de lui, mais ce n’était plus de douleur qu’elle était pâle.

De cette argile sanglante, de cette prière intérieure, Cola de Rienzi se releva tout autre et tout nouveau. Avec son jeune frère mourait sa propre jeunesse. Sans cet événement, le futur libérateur de Rome aurait pu n’être qu’un rêveur, un docteur, un poëte, le paisible rival de Pétrarque, un homme d’idée et non un homme d’action. Mais dès lors toutes ses facultés, son énergie, son imagination, son génie se concentrèrent sur un seul point, et l’amour de la patrie, simple vision jusque-là, prit d’un bond la vitalité et la vigueur d’une passion, allumée pour longtemps, obstinément endurcie, et terriblement consacrée par… la vengeance !


CHAPITRE II.

Aperçu historique qu’il ne faut pas passer, à moins qu’on ne soit de ces lecteurs qui n’aiment pas à comprendre ce qu’ils lisent.

Des années s’étaient passées, et au milieu de massacres plus aristocratiques et moins excusables encore, la mort du jeune Romain avait été bientôt oubliée, oubliée presque par les parents de la victime, grâce à la réputation et à la fortune croissante de leur fils aîné, sans que ce fils lui-même l’eût jamais oubliée ni pardonnée. Mais, entre ce prologue de sang et le drame politique qui le suit, entre l’intérêt décroissant d’un rêve pour ainsi dire, et l’entraînement plus impérieux, pressant et continu d’une vie plus austère, c’est peut-être le moment le plus propice pour mettre sous les yeux du lecteur une esquisse courte et rapide de l’état et de la situation de la cité qui sert de théâtre aux principales scènes de cette histoire ; esquisse nécessaire peut-être à bien des gens pour leur donner une intelligence pleine et entière des motifs qui font agir les acteurs, et des vicissitudes de l’intrigue.

En dépit de ces peuplades métisses, de ces tribus mêlées qui s’étaient établies de force dans la cité des Césars, le peuple romain avait conservé une vague notion de son ancienne suprématie sur le reste du monde, et, déchu des vertus de fer de la république, possédait toute la turbulence insolente et désordonnée qui caractérisait la plèbe du vieux Forum. Au milieu d’une populace féroce sans être brave, les nobles se soutenaient moins comme d’habiles tyrans que comme d’impitoyables bandits. En vain les papes avaient lutté contre ces patriciens obstinés et inflexibles. Bafoués dans le cérémonial de leur rang ; bravés dans leur autorité, publiquement insultés dans leurs personnes, les souverains pontifes du reste de l’Europe résidaient au Vatican comme des prisonniers tremblants sous le fer du bourreau. Lorsque, trente-huit années avant les événements dont nous allons être témoins, un Français était, sous le nom de Clément V, monté à la chaire de saint Pierre, le nouveau pape avec plus de prudence que de courage, avait délaissé Rome pour le tranquille séjour d’Avignon ; et la voluptueuse capitale d’une province étrangère renfermait la Cour du pontife romain et le trône souverain de l’Église chrétienne. Ainsi privé même du frein nominal qu’imposait la présence du pape, le pouvoir des nobles n’avait, on peut le dire, d’autres limites que leur propre caprice ou leurs jalousies et leurs inimitiés réciproques. Bien que se posant, au moyen de généalogies fabuleuses, en descendants des anciens Romains, ils étaient en réalité, pour la plupart, les fils des audacieux barbares du Nord ; et, infectés de l’astuce de l’Italie plutôt qu’imbus de ses affections nationales, ils gardaient le dédain de leurs ancêtres étrangers pour une terre conquise et un peuple dégénéré. Tandis que le reste de l’Italie, surtout à Florence, Venise, Milan, dépassait de beaucoup et promptement le reste de l’Europe par les arts et la civilisation, les Romains semblaient plutôt reculer qu’avancer ; ils ne jouissaient des bienfaits ni des lois ni des arts, et ne connaissaient ni l’élan chevaleresque d’un peuple guerrier ni les avantages d’une nation pacifique, mais ils avaient toujours le sentiment et le désir de la liberté, et par de farouches transports, par des luttes désespérées, s’efforçaient de maintenir à leur cité ce titre qu’elle s’arrogeait toujours de métropole du monde. Les deux siècles qui venaient de passer les avaient vus agités par des révolutions, courtes, souvent sanglantes, et toujours malheureuses. Il n’y en avait pas moins la vide et pompeuse apparence d’une forme de gouvernement populaire. Chacun des treize quartiers de la cité nommait un maire, et l’assemblée de ces magistrats appelés Caporioni possédait en théorie une autorité qu’ils n’avaient ni le pouvoir ni le courage d’exercer. Il n’y en avait pas moins l’orgueilleux titre de sénateur : mais les fonctions, présentement, n’en étaient accordées qu’à une ou deux personnes choisies tantôt par le pape, tantôt par les nobles. L’autorité attachée à ce titre semble n’avoir jamais été bien définie ; c’était celle d’un dictateur inflexible ou d’une indolente marionnette, selon que son possesseur pouvait assurer plus ou moins de vigueur à la dignité dont il était revêtu. Elle ne fut jamais accordée qu’à des nobles, et c’était par les nobles qu’étaient commis tous les outrages. Toutes les fois qu’on invoqua la justice publique, c’était pour satisfaire des haines particulières et l’ordre invoqué n’était jamais qu’un prétexte pour l’exécution de la vengeance.

Tenant leurs palais comme les princes leurs châteaux et leurs forteresses, en se prétendant chacun personnellement indépendant de toute autorité, de toute loi, bâtissant des remparts, et réclamant des principautés sur les territoires qui formaient le patrimoine de l’Église, les barons romains rendaient leur puissance encore plus assurée et encore plus odieuse en entretenant des troupes de mercenaires étrangers, surtout allemands, à la fois plus braves de caractère, plus disciplinés au service, et plus habiles au métier des armes que même les plus libres Italiens de ce temps. Ainsi ils unissaient l’autorité du magistrat à la force militaire non pour la protection mais pour la ruine de Rome.

Les plus puissants de ces barons étaient les Orsini et les Colonna ; leurs inimitiés étaient héréditaires et incessantes, et chaque jour voyait les fruits de leurs guerres effrénées, le carnage, le pillage et l’incendie. La flatterie ou l’amitié de Pétrarque, qui a trouvé trop de crédulité chez les historiens modernes, a revêtu les Colonna, surtout ceux de l’époque où nous entrons, d’une enveloppe de distinction et de dignité qui ne leur appartient pas. Violences, fraudes, assassinats ; une avarice sordide qui leur faisait envahir toute place à bénéfice, une insolente oppression de leurs concitoyens, les adulations les plus lâches à l’égard d’un pouvoir supérieur au leur ; voilà, à peu d’exceptions près, les traits caractéristiques des membres de la première famille de Rome. Mais, plus riches que les autres barons, ils étaient par conséquent plus voluptueux et peut-être plus sensibles aux plaisirs de l’esprit ; ils étaient flattés dans leur orgueil, en se voyant protecteurs de ces arts dont jamais ils n’auraient pu devenir les professeurs. De ces tyrannies multipliées, les citoyens romains s’en revenaient, avec un tendre et impatient regret, à leurs idées ignorantes et confuses d’une grandeur et d’une liberté déchues. Ils confondaient les jours de l’empire et ceux de la république ; souvent ils regardaient le souverain germanique, qui avait obtenu son élection de l’autre côté des Alpes, mais qui tenait des Romains, son titre d’empereur, comme un déserteur de sa foi légitime et de sa résidence obligée ; la vanité leur faisait croire que, si l’empereur et le pontife avaient tous deux fixé leur séjour à Rome, la liberté et la loi seraient revenues chercher leur abri naturel à l’ombre de la grandeur ressuscitée du peuple romain.

L’absence du pape et de sa cour contribuait pour beaucoup à appauvrir les citoyens ; et depuis lors ils avaient souffert encore plus visiblement des déprédations des hordes de brigands, nombreuses et impitoyables, qui infestaient la Romagne, encombrant tous les chemins publics ; protégés, tantôt en secret, tantôt ouvertement par les barons, qui souvent recrutaient leurs garnisons de bandits, au moyen de bandits tout faits.

Mais, outre les brigands ignobles, de petite condition, s’étaient élevés en Italie des maraudeurs d’un genre bien plus formidable. Un Allemand, qui prenait le titre pompeux de duc Werner, avait, quelques années avant l’époque dont nous approchons, enrôlé et organisé une troupe considérable, appelée la Grande Compagnie, avec laquelle il assiégeait les villes et envahissait les États, sans se donner la peine d’afficher un but moins impudent que le pillage. Son exemple fut bientôt suivi ; de nombreuses compagnies, constituées de même, dévastèrent un pays mutilé, déchiré. Levées subitement, comme par magie, elles paraissaient devant les murs d’une cité, et demandaient des sommes immenses pour prix de la paix. Ni tyran ni république n’entretenaient de forces suffisantes pour leur résister ; et si d’autres mercenaires du Nord s’engageaient à les combattre, ce n’était que pour doubler par la désertion les rangs des maraudeurs. Mercenaire ne se battait pas contre mercenaire, ni Allemand contre Allemand ; et une plus haute paye, plus de licence dans le pillage, rendaient les tentes des compagnies bien plus séduisantes que la solde régulière d’une cité, ou le triste château fort et les coffres appauvris d’un chef. Werner, le plus implacable, le plus féroce de tous ces aventuriers et qui s’était ouvertement fait gloire de ses horribles cruautés, au point de porter sur sa poitrine une plaque d’argent, avec ces mots gravés dessus : « Ennemi de Dieu, de pitié et de miséricorde, » Werner avait, peu de temps auparavant, ravagé la Romagne par le fer et le feu. Mais, soit à prix d’argent, soit parce qu’il ne pouvait contenir les farouches démons qu’il avait enrôlés, il ramena dans la suite le gros de sa compagnie en Allemagne. De petits détachements, cependant, demeurèrent dispersés d’un bout à l’autre du pays, n’attendant qu’un chef capable de les réunir encore une fois ; parmi ceux qui paraissaient les plus propres à jouer ce rôle était Walter de Montréal, chevalier de Saint-Jean, gentilhomme provençal. Sa valeur et son talent militaire avaient déjà, même dans sa jeunesse, élevé son nom à une terrible célébrité ; et son ambition, son expérience, sa sagacité, relevées par certaines qualités nobles et chevaleresques, étaient appropriées à des entreprises bien plus grandes et plus importantes que les violents brigandages du barbare Werner. Aucun État n’avait plus cruellement souffert de ces fléaux que Rome. Les territoires qui sont proprement dits les États du pape, en partie arrachés à son autorité, par de petits tyranneaux, en partie dévastés par ces voleurs étrangers, ne fournissaient qu’un maigre revenu aux besoins de Clément VI, le gentilhomme le plus accompli et le plus charmant voluptueux de son temps, et le bon père avait imaginé un plan qui devait enrichir à la fois et les Romains et leur pontife.

Près de cinquante ans avant l’époque où nous entrons en scène, Boniface VIII avait institué la solennité du jubilé, ou de l’année sainte. Une indulgence plénière était promise à tout catholique qui, dans cette année, et dans la première des siècles suivants, irait visiter les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul. Un immense concours de pèlerins, venus de toutes les parties de la chrétienté, avait prouvé la sagesse de cette idée : « et deux prêtres se tenaient jour et nuit, des râteaux à la main, ramassant, sans compter, des monceaux d’or et d’argent versés sur l’autel de Saint-Paul[1]. »

Il ne faut pas s’étonner qu’une solennité si lucrative, avant que la première moitié du siècle suivant fût passée, parût à un pointife discret remise à une époque trop lointaine. Aussi le pape et les Romains tombèrent-ils d’accord qu’il était bien permis d’attendre moins longtemps pour la renouveler. Par conséquent, Clément VI avait annoncé, sous le nom de jubilé mosaïque, une seconde année sainte pour 1350, trois ans avant la date où, dans le chapitre suivant, commence ma narration. Cette circonstance contribua beaucoup à stimuler l’indignation du peuple contre les barons, et à préparer les événements que je raconterai ; car les routes étaient, comme je l’ai dit, infestées de bandits, créatures et alliés des barons. Or, si les routes n’étaient débarrassées, les pèlerins ne pourraient venir. Le but du vicaire du pape, Raymond, évêque d’Orviéto, mauvais politique et bon canoniste, était de chercher par tous les moyens à écarter tout obstacle entre les offrandes de la piété et le trésor de Saint-Pierre.

Tel était en résumé l’état de Rome dans la période que nous allons examiner. Aux yeux de l’Italie et de l’Europe, son manteau de gloire recouvrait encore ses ruines. Elle était encore, au moins de nom, la reine du monde, et c’était de ses mains que sortaient la couronne de l’empereur du Nord et les clefs du père de l’Église. L’état où elle se trouvait offrait justement à l’ambition hardie un vaste et brillant triomphe, au patriotisme résolu un spectacle douloureux, source de généreuses inspirations, enfin un digne théâtre à cette tragédie plus auguste qui va chercher ses événements, choisir ses acteurs et former sa morale au milieu des bouleversements et des crimes des nations.


CHAPITRE III.

La Querelle.

Un soir du mois d’avril 1347, sur une de ces larges places où Rome ancienne et Rome moderne semblaient confondues, également désolées, également en ruines, s’était assemblée une populace mêlée et furieuse. Le matin, la maison d’un joaillier romain avait été brutalement envahie et pillée par les soldats de Martino di Porto, avec une audacieuse effronterie qui dépassait même la licence ordinaire des barons. La sympathie et l’émotion qui remuaient toute la ville étaient profondes et de mauvais augure.

« Jamais je ne me soumettrai à cette tyrannie !

— Ni moi ! — Ni moi ! — Et moi, par les os de saint Pierre, pas davantage !

— Et quelle est, mes amis, cette tyrannie à laquelle vous ne vous soumettrez pas ? » demanda un jeune noble à la foule de citoyens qui, échauffée, irritée, armée à demi, étalant la violente pantomime de la colère italienne, descendait alors à corps perdu la rue longue et étroite qui menait au sombre quartier occupé par les Orsini.

« Ah ! mon seigneur ! s’écrièrent tout d’une haleine deux ou trois citoyens. Vous nous ferez droit ! — Vous nous ferez rendre justice ! — Vous êtes un Colonna !

— Ha ! ha ! ha ! dit d’un rire dédaigneux un homme d’une stature gigantesque, secouant en l’air un énorme marteau qui indiquait son métier. Justice et Colonna ! Corbleu ! Voilà des noms qu’on ne trouve pas souvent ensemble !

— À bas ! à bas ! c’est un orsiniste ! À bas ! s’écrièrent au moins dix voix de cette multitude, mais pas une main ne se leva contre le géant.

— Il dit vrai ! fit une seconde voix, et d’un ton ferme.

— Oui, il dit vrai ! ajouta un troisième, fronçant le sourcil et dégainant son couteau, et nous sommes de son avis. Les Orsini sont des tyrans et les Colonna, quoi qu’on dise, ne valent pas mieux !

— Tu mens par la gorge, coquin ! s’écria le jeune noble, se frayant passage dans la cohue pour se poser en face du dernier diffamateur des Colonna. »

Devant l’œil enflammé et le geste menaçant du jeune cavalier, le digne émeutier recula de quelques pas, de manière à laisser le champ libre entre la formidable stature du forgeron et la petite et mince, mais vigoureuse figure du jeune noble.

Instruits dès leur naissance à mépriser le courage plébéien, même en se souciant fort peu de la renommée de leur propre courage, les patriciens de Rome étaient assez habitués au rude contact de ces bagarres, et il n’était pas rare que la seule présence d’un noble suffît pour disperser des multitudes entières, qui, un moment avant, ne respiraient que vengeance contre son ordre et sa maison.

Aussi, levant la main vers le forgeron, et sans tenir compte de l’arme qu’il brandissait ou de son imposante charpente, le jeune Adrien de Castello, parent éloigné des Colonna, lui commanda fièrement de se retirer devant lui.

« Au logis, mes amis, retournez chez vous, et sachez, ajouta-t-il avec une certaine dignité, que vous nous faites grande injure en nous croyant complices des méfaits des Orsini, ou seulement conduits par nos propres passions, dans l’inimitié qui existe entre cette maison et la nôtre. Puisse la sainte mère de Dieu me juger, ajouta-t-il en levant dévotement les yeux au ciel, comme je déclare maintenant en toute sincérité que c’est pour vos griefs et pour les griefs de Rome que j’ai tiré cette épée contre les Orsini !

— Ainsi parlent tous les tyrans, répliqua hardiment le forgeron en appuyant son marteau sur un fragment de pierre, quelque débris de l’ancienne Rome. Jamais ils ne se combattent que ce ne soit pour notre bien. Un Colonna va-t-il couper la gorge du boulanger des Orsini, c’est pour notre bien ! Un autre Colonna se jette sur la fille du tailleur d’Orsini, c’est pour notre bien ! « Notre » bien ! Oui, pour le bien du peuple ! pour le bien des boulangers et des tailleurs, hein ?

— L’ami, dit gravement le jeune noble, si un Colonna en a fait ainsi, il a eu tort ; mais la plus sainte cause peut avoir de mauvais soutiens.

— Oui, la sainte Église elle-même s’étaye sur des colonnes qui ne valent pas grand’chose, répondit le forgeron, faisant une pointe grossière sur l’affection du pape pour les Colonna.

— Il blasphème ! le forgeron blasphème ! hurlèrent les partisans de cette puissante famille. Aux Colonna ! Aux Colonna !

— Aux Orsini ! aux Orsini ! répondit aussitôt la clameur opposante.

— Au peuple ! » cria le forgeron, brandissant son arme terrible bien au-dessus des têtes du groupe voisin.

En un moment toute cette masse, unie d’abord contre l’agression d’un seul homme, fut divisée par les rancunes héréditaires des factions. Au cri d’Orsini, plusieurs nouveaux partisans accoururent sur la place ; les amis des Colonna se portèrent d’un côté, les défenseurs des Orsini de l’autre. Les quelques citadins qui, avec le forgeron, regardaient les deux partis comme également odieux, et le cri « au peuple ! » comme le seul cri légitime dans un soulèvement populaire, se seraient retirés hors de la mêlée imminente, si le forgeron lui-même, regardé par eux comme une autorité de haute importance n’avait pas, — soit qu’il en voulût au jeune Colonna de ses manières arrogantes, soit qu’il eût cette soif de querelle assez commune chez les hommes auxquels une force herculéenne assure, dans toute rixe corps à corps, le plaisir orgueilleux de la supériorité, — si le forgeron lui-même, dis-je, n’avait pas, après une pause d’irrésolution, rejoint les Orsini, et entraîné par son exemple l’alliance de ses amis avec les suppôts de cette faction.

Dans les soulèvements populaires, l’individu est emporté par le tourbillon de la masse, souvent dans un sens presque opposé à sa conscience et à ses propres sentiments. Les quelques paroles de paix par lesquelles Adrien de Castello commençait une allocution à ses amis se noyèrent dans leurs acclamations. Les partisans des Colonna, fiers de trouver dans leurs rangs un des plus nobles soutiens de ce nom et un des plus aimés, le placèrent à leur tête et chargèrent impétueusement leurs ennemis. Adrien, cependant, à qui les circonstances avaient inspiré quelques-uns de ces principes chevaleresques dont il ne pouvait certainement pas faire honneur à son origine romaine, crut d’abord indigne de lui d’attaquer des hommes parmi lesquels il ne reconnaissait pas ses pairs, soit pour le rang, soit pour la science des armes. Il se contenta de parer le petit nombre de coups qu’on lui porta dans le va-et-vient désordonné de la lutte ; car ceux qui le reconnaissaient, fussent-ils des partisans les plus acharnés des Orsini, ne se souciaient pas de courir un danger odieux, c’est-à-dire de répandre le sang d’un homme qui, outre sa haute naissance et la puissance redoutable de ses parents, possédait une popularité personnelle due plutôt à la haine des vices de sa famille qu’à aucune vertu remarquable dont il eût fait preuve jusque-là. Le forgeron seul, qui n’avait pas encore pris une part active à la mêlée, sembla se concentrer dans une attitude d’opposition déterminée quand le jeune cavalier s’approcha à quelques pas de lui.

« Ne t’ai-je pas dit, fit le géant d’un air courroucé, que les Colonna étaient, non moins que les Orsini, les ennemis du peuple ! Vois ta séquelle, tes clients ; ne sont-ils pas là, à couper la gorge à de pauvres diables par manière de vengeance contre le crime d’un grand ? Mais c’est toujours comme ça qu’un patricien châtie l’insolence de son pareil. Il lance la verge sur le dos du peuple, et puis il crie : « Voyez comme je suis juste !

— Je ne te répondrai pas maintenant, repartit Adrien ; mais si tu regrettes comme moi tout ce sang perdu, essaye avec moi de l’empêcher de couler.

— Moi ? Ce ne sera pas moi ! Que le sang des esclaves coule aujourd’hui : l’heure va venir bientôt où les taches en seront lavées par le sang des maîtres.

— Loin d’ici, coquin ! » dit Adrien, sans plus chercher à parlementer et en touchant le forgeron du plat de son épée. À l’instant le marteau du forgeron s’élança en l’air, et sans un saut agile, eût infailliblement écrasé sur le sol le jeune noble.

Avant que le forgeron pût ressaisir le temps de porter un second coup, l’épée d’Adrien lui transperça deux fois le bras droit, et le marteau tomba lourdement à terre.

« Tuez-le ! tuez-le ! criaient quelques clients des Colonna, se pressant maintenant en lâches autour du forgeron désarmé et hors de combat.

— Oui, tuez-le ! » dit en italien passable mais avec un accent barbare un homme à demi cuirassé, qui ne faisait que d’entrer dans le groupe, et qui était un de ces sauvages bandits d’Allemagne engagés au service des Colonna. « Il appartient à une affreuse bande de mécréants conjurés contre tout ce qui est ordre et tranquillité. C’est un des partisans de Rienzi, et (bénis soient les mages) il l’aide à tourner la tête au peuple.

— Tu as raison, barbare, dit l’obstiné forgeron d’une voix sonore, et de sa main gauche ouvrant brusquement la veste qui recouvrait sa poitrine : Venez tous, Colonna, Orsini, plongez vos fines lames dans cette poitrine, et quand vous aurez atteint le cœur, vous trouverez là l’objet de votre haine commune, — Rienzi et le peuple. »

Comme il prononçait ces mots, dans un langage qui aurait paru au-dessus de sa condition, si une certaine exagération, un certain éclat dans les paroles et les sentiments ne se retrouvaient chez tout Romain une fois échauffé, sa voix retentissante domina sur-le-champ le bruit qui l’entourait et arrêta un instant le tumulte général ; et lorsque enfin ces mots « Rienzi et le peuple » résonnèrent au loin, ils pénétrèrent au centre de la foule toujours croissante, et cent voix y répondirent comme un écho : « Rienzi et le peuple ! »

Mais quelle que fût l’impression produite sur d’autres par les paroles de l’artisan, elle fut aussi visible chez le jeune Colonna. Au nom de Rienzi la rougeur de la colère disparut de ses joues ; il tressaillit, recula, murmura en lui-même, et sembla un moment, même au milieu de ce désordre tumultueux, se perdre dans une capricieuse et lointaine rêverie. Il revint à lui, aux sons mourants des dernières acclamations, et, disant à demi-voix au forgeron : « Ami, je suis fâché de t’avoir blessé ; mais viens me trouver demain matin et tu verras que tu as été injuste à mon égard. » Il fit signe à l’Allemand de le suivre, et se fraya un chemin à travers la multitude qui, en général, s’écarta devant lui, car à cette époque il y avait à Rome, à l’égard de l’ordre des patriciens, au milieu de la haine la plus violente, un respect servile pour leurs personnes et une crainte mystérieuse de leur irrésistible pouvoir.

Lorsque Adrien passait à travers cette partie de la foule, où on n’en était pas encore venu aux mains, les murmures qui l’accompagnaient n’étaient pas de ceux qu’auraient pu entendre beaucoup de membres de sa famille.

« Un Colonna ? disait l’un.

— Oui, et cependant ce n’est pas un ravisseur, disait l’autre avec un rire sauvage.

— Ni un meurtrier, murmurait un troisième pressant sa main sur sa poitrine. Ce n’est point contre lui que crie tout haut le sang de mon père.

— Bénissons-le, ajoutait un quatrième, car jusqu’ici personne ne le maudit !

— Ah ! Dieu nous aide ! » dit un vieillard à longue barbe grise, s’appuyant sur son bâton « le serpent est encore tout petit : laissez faire, les dents lui pousseront toujours assez tôt.

— Fi donc ! père, c’est un bon jeune homme et pas fier du tout. — Quel joli sourire ! dit une belle matrone qui se tenait sur les limites de la mêlée.

— Adieu à l’honneur du mari quand un noble sourit à sa femme ! fut la réplique.

— Bah ! dit Luigi, jovial boucher, à l’œil malin, ce qu’un homme peut gagner bel et bien de femme ou de fille, qu’il en profite, soit noble, soit plébéien ; voilà ma morale ; mais quand un vieux patricien hideux, à défaut de belles paroles pour gagner deux beaux yeux, vous emporte une dame sur le dos d’un sanglier allemand, en laissant au mari, pour consolation, un poignard dans les côtes… alors je dis que c’est un gueux et un adultère. »

Tels étaient les commentaires et les murmures qui suivaient le gentilhomme ; mais le soudard allemand n’en était pas quitte à si bon marché ; il fallait voir les regards qui l’accompagnaient, les cris qui le poursuivaient.

La foule faisait place à son pas lourd et guerrier avec autant de promptitude, et plus vite peut-être, mais ce n’était pas de respect que l’œil s’animait à son approche : la joue pâle, la tête penchée, les lèvres tremblantes, chacun sentait un frisson de haine et de terreur en reconnaissant un redoutable et mortel ennemi. Et la colère du farouche mercenaire ne se trompait pas à ces signes de l’aversion qu’il inspirait à tous. Il avançait brutalement, tantôt avec le sourire du dédain, tantôt avec le sourcil froncé du ressentiment, regardant à droite et à gauche ; et ses longs cheveux fins et nattés, sa moustache brunie, son musculeux visage faisaient un contraste frappant avec les yeux noirs, les chevelures d’ébène et les frêles statures des Italiens.

« Puisse Lucifer damner deux fois ces coupe-jarrets d’Allemands !… murmura entre ses dents aiguisées un des citoyens.

— Amen ! répondit un autre de tout son cœur.

— Chut ! dit un troisième, jetant autour de lui un regard alarmé ; si l’un d’eux t’entend, tu es un homme perdu !

— Ô Rome, Rome ! où donc es-tu tombée ! soupira un citoyen habillé de noir et d’une mine plus distinguée que le reste, si, dans les rues, tu frissonnes au bruit des pas d’un barbare qui loue son courage à tant par jour !

— Écoutez un de nos savants, un de nos riches citoyens ! dit respectueusement le boucher.

— C’est un ami de Rienzi, observa un des assistants en se découvrant la tête. »

Les yeux baissés, et portant visiblement sur sa figure l’empreinte de la douleur, de la honte, de l’indignation, Pandolfo di Guido, citoyen de haute naissance et de grande réputation, se glissa lentement dans la foule et disparut.

Cependant Adrien, ayant gagné une rue vide et solitaire, quoique dans le voisinage encore de la cohue, s’adressa à son farouche compagnon : « Rodolphe, lui dit-il, attention ! — pas de violence envers les citoyens. Retourne à cet attroupement, rassemble les amis de notre maison, retire-les de la bagarre ; que les Colonna ne soient pas accusés des violences d’aujourd’hui, et assure à nos clients, en mon nom, que je jure, par mon titre de chevalier reçu des mains de l’empereur, que mon épée punira Martino di Porto de son crime. Je voudrais bien aller en personne apaiser le tumulte, mais ma présence aurait l’air de l’encourager plutôt. Va, tu suffis bien à toi seul pour leur faire contre-poids.

— Oui, seigneur, le contre-poids des coups ! répondit le sauvage soldat. Et puis, voilà une commission qui n’est pas bien agréable. J’aimerais bien mieux laisser couler leur sang bourbeux une heure ou deux de plus. Mais pardon, en obéissant à tes ordres, est-ce à ceux de mon maître ton parent que j’obéis ? Car c’est le vieux Étienne Colonna, qui, — Dieu le bénisse, — n’épargne pas plus l’or que le sang, — excepté le sien, comme de raison !, — c’est lui qui me donne ma solde, c’est à sa bannière que je suis lié par serment.

— Diavolo ! » murmura le cavalier, et le rouge de la colère montait sur ses joues ; mais, sachant se contenir comme les nobles Italiens en avaient l’habitude, il étouffa le premier élan de son courroux, et dit tout haut, avec sang-froid, mais avec dignité : « Fais ce que je te commande ; arrête ce tumulte, — nous donnons les honneurs de la réserve, de la modération. Que dans une heure tout soit tranquille, et demain viens prendre chez moi ta récompense ; cette bourse te sera un gage des remercîments que je te destine. Quant à mon parent, je t’ordonne de le nommer avec plus de respect, c’est en son nom que je parle. Écoute ! le tumulte va croissant, le conflit s’échauffe, va, ne perds pas un moment de plus ! »

Frappé en quelque sorte d’une crainte respectueuse par la tranquille fermeté du patricien, Rodolphe s’inclina sans répondre, glissa l’argent dans sa poche et entra fièrement au beau milieu de la foule. Mais, même avant son arrivée, une réaction subite avait eu lieu.

Le jeune cavalier, laissé seul en cet endroit, suivait des yeux la figure du mercenaire qui s’éloignait, tandis que le soleil couchant lançait sur son casque poli d’obliques rayons, et Adrien se disait ces amères paroles : « Malheureuse cité, source de tous les grands souvenirs, reine tombée de mille nations ! Oh ! comme tu es découronnée et outragée par tes propres enfants, traîtres apostats ! tes nobles se déchirant les uns les autres, ton peuple maudissant tes nobles ; tes prêtres, qui plantent la discorde où ils devraient semer la paix ; le père de ton Église désertant tes majestueuses murailles, pour faire d’un asile la résidence de sa grandeur ; sa mitre devenue un fief, sa cour un village Gaulois…, et nous ! nous qui sommes du plus beau sang de Rome, nous, les fils des Césars, nous les descendants de demi-dieux, réduits, pour la défense d’un insolent et odieux gouvernement, à l’épée de quelques soldats de louage qui raillent notre lâcheté, en mangeant notre pain, qui tiennent nos citoyens dans l’esclavage et règnent en maîtres sur leurs maîtres eux-mêmes ! Oh ! si nous, les chefs héréditaires de Rome, nous pouvions seulement sentir, si nous pouvions seulement reconnaître que notre unique sauvegarde, notre sauvegarde légitime doit se trouver dans les cœurs reconnaissants de nos concitoyens ! »

Le jeune Adrien sentait si profondément ces cruelles vérités qu’exprimaient ses lèvres, qu’en même temps des larmes d’indignation roulaient sur ses joues. Il n’éprouva aucune honte en les essuyant, car cette faiblesse qui fait pleurer sur une race déchue est une tendresse non pas de femme mais d’ange.

Comme il se retournait lentement pour quitter la place, ses pas furent soudain arrêtés par une bruyante acclamation : « Rienzi ! Rienzi ! » était le cri qui frappait les airs. Des murs du Capitole aux bords du Tibre brillant, ce nom retentissait au loin dans tous les sens ; et les sons expirants des acclamations furent absorbés par un silence tellement profond, universel, sans le moindre souffle, que l’on aurait pu croire la ville envahie par la mort elle-même.

Maintenant, à une extrémité du rassemblement, et dominant les têtes de la foule, sur de vastes blocs de pierre, qui avaient été tirés des ruines de Rome dans un des plus récents conflits, si fréquents entre factions opposées, pour servir de barricades de citoyens à citoyens ; sur ces muets souvenirs de la grandeur passée et de la misère présente de Rome, se tenait cet homme extraordinaire, qui, par-dessus tous ses compatriotes, avait le plus profond sentiment des gloires d’une époque, et de l’abaissement de l’autre.

Éloigné comme il l’était de la scène, Adrien ne pouvait distinguer que les sombres contours de la figure de Rienzi ; il ne pouvait entendre qu’un faible écho de sa puissante voix ; il ne pouvait qu’apercevoir, dans cet océan soumis mais ondoyant d’êtres humains qui l’entouraient, dans leurs têtes découvertes sous les derniers rayons du soleil, l’effet inexprimable qu’une éloquence décrite par les contemporains comme approchant du miracle, sans doute moins à cause du génie de l’homme qu’à cause des sympathies de l’auditoire, produisait chez tous les auditeurs qui abreuvaient leurs cœurs et leurs âmes au torrent de ses brûlantes pensées.

Ce ne fut que peu de temps que cette figure fut visible à l’œil attentif, et que cette voix, par intervalles, vint frapper l’oreille tendue d’Adrien di Castello ; mais ce temps suffit pour produire tout l’effet qu’Adrien lui-même avait désiré produire.

Une autre acclamation, plus sérieuse, plus prolongée que la première, acclamation dans laquelle se dégageaient hautement de bouillantes pensées et de violents transports, annonça le terme de la harangue, et alors l’on aurait pu, après une pause d’une minute, voir la foule s’élancer dans toutes les directions et inonder les rues de groupes et de rassemblements variés, dont chacun attestait l’impression forte et durable faite sur la multitude par cette allocution. Chaque joue était empourprée, chaque langue parlait : l’animation de l’orateur avait passé comme un souffle de vie dans les cœurs de l’auditoire. Il avait tonné contre les désordres des patriciens, mais d’un mot il avait désarmé la colère des plébéiens : il avait prêché la liberté, mais il avait combattu la licence. Il avait pacifié le présent par une promesse de l’avenir. Il avait blâmé leurs querelles, mais il avait soutenu leur cause. Il avait arrêté la vengeance aujourd’hui en assurant, d’un ton solennel, que la justice viendrait demain. Si grand est parfois le pouvoir, si puissante l’éloquence, si formidable le génie d’un homme sans armes, sans importance, sans épée et sans hermine, qui s’adresse, tout seul et en personne, à un peuple opprimé !


CHAPITRE IV.

Une aventure.

Évitant les courants détachés de la foule dispersée, Adrien Colonna descendit à grands pas une des rues étroites qui menaient à son palais, situé assez loin du théâtre de la récente échauffourée. Son éducation et son passé lui faisaient prendre un profond intérêt, non-seulement aux discordes, aux querelles de sa patrie, mais encore à la scène dont il venait d’être témoin et à l’autorité exercée par Rienzi.

Orphelin, issu d’une branche cadette mais opulente des Colonna, Adrien avait été élevé sous la vigilante tutelle de son parent, ce rusé, mais vaillant Étienne Colonna, de tous les nobles romains le plus puissant, autant par la faveur du pape que par le nombre des mercenaires armés que sa richesse lui permettait d’entretenir. Adrien avait montré de bonne heure ce qu’on regardait, dans ce temps là, comme une disposition extraordinaire pour les travaux d’esprit ; il avait appris beaucoup du peu que l’on savait alors de l’ancienne langue et de l’histoire ancienne de son pays.

Bien qu’Adrien ne fût qu’un adolescent à l’époque où, mis pour la première fois sous les yeux du lecteur, il avait été témoin de l’émotion de Rienzi à la mort de son frère, son bon cœur avait été pénétré de sympathie pour l’affliction de Cola et de honte pour l’indifférence montrée par ses parents devant ce résultat funeste de leurs inimitiés personnelles. Il avait sérieusement recherché l’amitié de Rienzi, et, tout jeune qu’il était, avait deviné la puissance et l’énergie de son caractère. Mais quoique Rienzi, peu de temps après, eût semblé ne plus penser à la mort de son frère, quoiqu’il fût rentré dans les antichambres des Colonna, pour prendre part à leur dédaigneuse hospitalité, il avait su garder une certaine distance, et, dans ses manières, une réserve qu’Adrien même n’avait pu surmonter tout à fait. Rienzi rejetait toute offre de service, de faveur, d’avancement ; et de la part d’Adrien tout témoignage extraordinaire de bienveillance semblait, au lieu de le rendre plus familier, lui jeter dans le cœur plus de froideur et d’éloignement. Cette verve facile, cette vivacité de conversation, qui d’abord en avaient fait un convive bienvenu à quiconque passait sa vie en combats et en festins, s’étaient changées en une veine d’ironie hardie et sévère. Mais son esprit n’en amusait pas moins comme auparavant ces barons imbéciles, et Adrien était presque le seul qui découvrît le serpent tapi sous le sourire. Souvent Rienzi, assis au festin, silencieux mais attentif, paraissait guetter chaque regard, peser chaque mot, jauger et mesurer l’intelligence, la politique, le caractère de tous les convives ; et, quand il semblait s’être satisfait, son humeur joviale prenait son élan, sa parole coulait à flots, et tandis que son esprit éblouissant, mais amer, animait la fête, personne ne voyait dans la saillie caustique un signe avant-coureur de la tempête qui approchait. Mais en même temps il ne négligeait aucune occasion pour se mêler à ses concitoyens d’un rang inférieur, pour réveiller leurs pensées, enflammer leur imagination et allumer leur émulation par le tableau du présent et les légendes du passé. Il grandissait en popularité et en réputation, et prenait d’autant plus d’influence sur les masses qu’il jouissait de la faveur des nobles. Peut-être était-ce pour ce motif qu’il était resté l’hôte des Colonna.

Quand, six ans avant l’époque où nous sommes (1341), le Capitole des Césars voyait le triomphe de Pétrarque, la renommée scolaire du jeune Rienzi lui avait attiré l’amitié du poëte, amitié qui dura, sauf une légère interruption, jusqu’au dernier jour, à travers des carrières bien différentes ; et dans la suite, mis au nombre des députés de Rome à Avignon, on l’avait joint à Pétrarque[2] pour supplier Clément VI de transporter le saint-siége d’Avignon à Rome. Ce fut dans cette mission qu’il déploya pour la première fois la force extraordinaire de sa persuasive éloquence. Le pontife, à la vérité, plus désireux de bien-être que de gloire, ne fut pas gagné par les arguments, mais il fut enchanté de celui qui les faisait valoir ; et Rienzi revint à Rome, chargé d’honneurs et revêtu de la dignité d’un emploi de haute responsabilité. Ce ne fut plus l’oisif étudiant, le joyeux compagnon : il obtint tout d’un coup la prééminence sur tous ses concitoyens. Jamais autorité n’avait été exercée jusque-là avec une intégrité si austère, un zèle aussi pur. Il avait tenté d’inspirer à ses collègues une pareille élévation de principes ; il avait échoué. Aujourd’hui, se sentant le pied sûr, il avait commencé ouvertement à en appeler au peuple, et déjà un nouvel esprit semblait animer la populace de Rome. Tandis que Rienzi avait ainsi fait son chemin, Adrien avait été longtemps séparé de lui et absent de Rome.

Les Colonna étaient des soutiens déterminés de la cause impériale, et Adrien di Castello avait reçu et mis à profit une invitation de se rendre à la cour de l’empereur. Près de ce souverain il s’était initié au métier des armes, et, parmi les nobles d’Allemagne, il avait appris à tempérer la finesse naturelle à l’italien par la générosité chevaleresque de la bravoure septentrionale.

Parti de Bavière, il avait fait un séjour de peu de durée dans les solitudes d’une de ses propriétés, près du plus beau lac de l’Italie du nord ; et de là, l’esprit également perfectionné par l’étude et l’action, il avait visité beaucoup d’États libres en Italie ; il avait puisé des sentiments indépendants des préventions de sa caste, et acquis pour lui-même une réputation précoce en observant dans son for intérieur les caractères et la conduite des autres. Il réunissait les meilleures qualités du noble italien. Passionnément attaché à la culture des lettres, politique subtil et profond, courtois et poli dans ses manières, relevant son amour du plaisir par une certaine distinction de bon goût, il avait en outre une certaine générosité de galant homme ; un honneur sans tache, une horreur pour la cruauté, qu’on trouvait alors bien rarement dans le caractère italien, et que même les chevaliers du Nord, tout en conservant ces qualités entre eux, abandonnaient ordinairement, dès le premier contact avec cette astuce systématique et ce mépris de toute loyauté qui faisaient le fond du féroce mais rusé Méridional. À ces qualités il mêlait, il est vrai, les passions plus douces de ses compatriotes : il adorait la beauté et faisait une divinité de l’amour.

Il n’était rentré que depuis quelques semaines dans sa ville natale, où sa réputation l’avait déjà précédé, et où l’on se rappelait toujours son précoce amour des lettres et les grâces de son extérieur. Il trouva à son tour la position de Rienzi bien plus changée que la sienne. Adrien ne s’était pas encore mis en rapport avec l’étudiant. Il voulut d’abord juger par ses propres yeux, et à distance, les motifs et le but de sa conduite ; car d’une part il était atteint des soupçons que ceux de son ordre entretenaient sur le compte de Rienzi, et de l’autre il partageait l’enthousiasme confiant du peuple.

« Certainement, se disait-il maintenant en continuant sa rêveuse promenade, certainement aucun homme n’est plus à même de guérir les plaies de notre gouvernement, de pacifier nos discordes, de réveiller la léthargie de nos citoyens au souvenir des vertus de leurs ancêtres. Mais ce pouvoir même est bien dangereux. N’ai-je pas vu, dans les républiques d’Italie, des hommes honnêtes dans le principe, appelés au premier rang pour le salut public, et puis là, enivrés de cette élévation soudaine, trahir la cause pour laquelle ils avaient été portés si haut ? Il est vrai que c’étaient des grands, des nobles ; mais des plébéiens ne sont-ils pas des hommes aussi ? Bien que j’en aie assez vu et entendu de loin, je veux maintenant me rapprocher pour examiner l’homme en personne. »

Durant ce soliloque, Adrien n’avait pas pris garde aux divers passants, qui, de moins en moins nombreux à mesure que la soirée avançait, se hâtaient de rentrer au logis. Dans le nombre étaient deux femmes, qui, maintenant, occupaient seules avec Adrien la longue et sombre rue où il était entré. Déjà le ciel reflétait la clarté de la lune, et quand les femmes passèrent près du cavalier, d’un pas léger et rapide, la plus jeune se retourna et lui lança, à la clarté des étoiles, un regard ardent et cependant craintif.

« Pourquoi trembles-tu, ma charmante ? dit sa compagne qui paraissait bien avoir ses quarante-cinq ans, qu’on reconnaissait à sa tournure et à sa voix pour être d’un rang inférieur à l’autre. Les rues paraissent assez tranquilles maintenant, bénie soit la sainte Vierge ! nous ne sommes pas, l’une et l’autre, bien loin de la maison.

— Ah ! Benedetta, c’est lui ! c’est le jeune seigneur, c’est Adrien !

— C’est heureux, reprit la nourrice, car telle était sa condition, puisqu’on le dit brave comme un Normand ; et le palais Colonna est si près d’ici que nous serons à portée de son aide dans le cas où nous en aurions besoin, c’est-à-dire, ma chérie, si vous voulez marcher un peu plus lentement que vous n’avez fait jusqu’ici.

La jeune dame ralentit le pas et soupira.

« Certes il est fort joli garçon, dit la nourrice. Mais tu feras aussi bien de ne plus penser à lui, il est trop au-dessus de toi, pour parler de mariage, et pour toute autre chose tu es bien trop honnête et ton frère trop fier…

— Et toi, Benedetta, tu es trop prompte de la langue. Comment peux-tu parler ainsi, quand tu sais que jamais il ne m’a dit un mot, si ce n’est quand j’étais encore tout enfant ? que dis-je ! à peine s’il me sait vivante ! Lui, le seigneur Adrien di Castello, rêver à la pauvre Irène ! Rien qu’y penser serait folie !

— Alors, dit lestement la nourrice, pourquoi rêves-tu de lui ? »

Sa compagne alors soupira encore plus profondément.

« Ô sainte Catherine ! poursuivit Benedetta, quand il n’y aurait qu’un homme sur terre, je mourrais célibataire, sans seulement penser à lui, avant qu’il m’eût au moins baisé la main deux fois, et que ce ne fût pas sa faute, si je ne lui avais pas laissé prendre mes lèvres pour ma main. »

La jeune dame gardait toujours le silence.

« Mais comment t’es-tu mis dans la tête de l’aimer ? demanda la nourrice. Tu ne peux pas l’avoir vu bien souvent : il n’y a guère que quatre ou cinq semaines qu’il est de retour à Rome.

— Oh ! que tu es niaise ! repartit la belle Irène. Ne t’ai-je pas dit et redit que je l’aime depuis six ans !

— C’était de bonne heure, à dix ans ; à cet âge-là, une poupée t’aurait mieux convenu pour amant. Aussi vrai que je suis une chrétienne, signora, tu n’as pas perdu de temps.

— Et pendant son absence, poursuivit la jeune fille, sur un ton tendre, mais triste, n’ai-je pas entendu parler de lui, et rien que le bruit de son nom n’était-ce pas comme un gage d’amour qui m’ordonnait le souvenir ? Et, quand on faisait son éloge, crois-tu que je n’en étais pas réjouie ? Et quand on le critiquait, crois-tu que je n’en avais pas du ressentiment ? Et quand on me disait qu’au tournoi sa lance était victorieuse, ma fierté ne me faisait-elle pas pleurer de joie ? Et quand on murmurait que ses vœux étaient bienvenus au boudoir, la douleur ne me faisait-elle pas verser des larmes aussi brûlantes ? Son absence de six ans n’a-t-elle pas été un songe, son retour un réveil à la lumière, une aurore éclatante, un soleil levant ? Et puis je le vois à l’église sans qu’il sache seulement que j’existe ; je le vois, sur son heureux coursier, passer sous ma jalousie ; n’est-ce pas assez de tout ce bonheur quand on aime ?

— Mais s’il ne t’aime pas, lui ?

— Folle ! je ne le demande pas ; et même je ne sais si je le désire. Peut-être aimerais-je mieux rêver de lui tel que je voudrais l’avoir, que de le connaître tel qu’il est. Il pourrait n’être ni bon ni généreux, ou ne m’aimer que peu ; j’aimerais mieux ne pas être aimée du tout que d’être aimée froidement, et de me ronger le cœur en le comparant au sien. Je puis l’aimer à présent comme quelque chose d’abstrait, d’imaginaire, de divin ; mais quelle honte, quelle douleur, si j’allais le trouver au-dessous de ce que je m’étais figuré ! Alors vraiment, ma vie serait perdue à tout jamais : alors vraiment, la beauté de ce monde serait disparue pour moi ? »

La bonne nourrice n’était pas très-capable de sympathiser avec de pareils sentiments. Même si leurs caractères avaient été plus semblables, la distance d’âge aurait rendu impossible une telle sympathie. Où l’âme de la jeunesse peut-elle trouver, si ce n’est dans la jeunesse, un écho pour toute l’harmonie de ses rêveries désordonnées et de ses romanesques folies ? La bonne nourrice ne sympathisait donc pas avec les sentiments de la jeune dame, mais elle sympathisait avec la profondeur et la chaleur qu’elle mettait à les exprimer. C’était pour elle un grand enfantillage, mais un enfantillage bien émouvant ; du coin de son voile elle s’essuya les yeux et espéra au fond de son cœur que sa jeune pupille aurait bientôt un mari véritable qui lui débarrasserait la tête de ces fantaisies chimériques. Leur conversation s’arrêta un instant ; puis, juste à la rencontre de deux rues, se fit entendre un grand tapage de rires bruyants et de pas lourds et précipités. Des torches, levées en l’air, défiaient les pâles rayons de la lune ; et à très-peu de distance des deux femmes, dans la rue transversale, s’avança une troupe de sept ou huit hommes, portant, comme le montrait la rouge lumière des torches, la redoutable livrée des Orsini.

Entre autres désordres de cette époque, c’était un usage habituel chez les nobles les plus jeunes ou les plus débauchés, d’aller, par petites troupes armées, rôder la nuit dans les rues, cherchant l’occasion d’une galanterie licencieuse aux dépens des citadins tremblants et blottis dans leurs maisons, ou d’une escarmouche à main armée contre d’autres nobles, chercheurs aussi d’aventures. C’était une bande de ce genre qu’Irène et sa compagne venaient de rencontrer par malheur.

« Sainte mère de Dieu ! s’écria Benedetta, pâlissant tout à coup et hâtant le pas : quelle malédiction est tombée sur nous ! Comment avons-nous pu être assez folles pour rester si tard chez dame Nina ! courons, signora, courons, nous allons tomber dans leurs mains !

Mais le conseil de Benedetta venait trop tard, les robes flottantes des deux femmes les avaient déjà trahies : En un moment elles furent bloquées par ces maraudeurs. Une rude main arracha le voile de Benedetta ; et à la vue de ces traits que le temps n’avait pas ménagés, le brutal assaillant rejeta la pauvre nourrice contre la muraille avec un juron, auquel répondit un rire bruyant de ses camarades.

« Tu as joliment de la chance, Giuseppe !

— Oui, pas plus tard que l’autre jour il tombait encore sur une fillette de soixante ans !

— Et alors, par manière de perfectionner sa beauté, il lui a balafré la figure d’un coup de poignard, pour lui apprendre à n’en avoir pas plutôt seize !

— Paix, camarades ! qu’est-ce que nous avons là ? dit le chef de la bande, cavalier richement vêtu, qui frisait l’âge mûr, mais qui n’en avait que plus l’habitude des excès de la jeunesse ; et à ces mots il arracha la tremblante Irène des mains de ses satellites. — Ho ! Ici les torches ! Oh ! che bella faccia ! Quelle rougeur ! Quels yeux ! Allons, ne regarde pas à terre, ma belle ; tu n’as pas à rougir de gagner l’amour d’un Orsini… Oui-da : sache bien quelle est ta glorieuse conquête… C’est Martino di Porto qui te demande un sourire !…

— Au nom de la Vierge bénie, lâchez-moi !… Non, Seigneur, je n’en ferai rien, je ne suis pas sans amis, cette insulte ne passera pas !…

— Écoutez le timbre argentin de cette petite voix grondeuse : j’aime mieux ça que les tayaux de mes meilleurs limiers en chasse ! Cette aventure vaut un mois passé en sentinelle. Eh bien ! vous ne voulez pas venir !… on se rebelle, on crie même !… Francesco, Pietro, vous êtes les plus courtois de la bande, enveloppez-la-moi de son voile, bâillonnez cette musique. — Très-bien. Portez-la devant moi au palais, et demain, ma charmante, tu t’en retourneras avec une corbeille de florins, que tu pourras faire passer comme venant du marché. »

Mais les cris déchirants d’Irène, d’Irène qui se débattait, lui avaient déjà amené du secours, et à l’approche d’Adrien, la nourrice s’élança pour tomber à ses genoux.

« Ô mon doux seigneur, pour la grâce du Christ sauvez-nous ! délivrez ma jeune maîtresse, ses parents vous aiment bien ! nous sommes tous pour les Colonna, monseigneur ; oui, je vous l’assure, tous pour les Colonna ! Sauvez la parente de vos clients, gracieux seigneur !

— Il suffit que ce soit une femme, répondit Adrien, et il ajoutait entre ses dents, et que son agresseur soit un Orsini : et il poussa fièrement au plus serré du groupe. Les serviteurs portèrent la main à leurs épées, mais lui laissèrent le passage libre en le reconnaissant. Arrivé aux deux hommes qui déjà avaient saisi Irène, un moment lui suffit pour abattre le plus proche des deux, un autre pour passer le bras gauche autour de la taille légère, élancée de la jeune fille, et faire face aux Orsini avec son épée nue, dont il tenait cependant la pointe baissée à terre.

— Quelle honte, monseigneur, quelle honte ! s’écria-t-il indigné. Allez-vous forcer Rome à se soulever, à la voix d’un homme, contre tout notre ordre ? Ne tourmentez pas trop le lion, tout enchaîné qu’il est. Faites-nous la guerre à nous, si vous voulez ! Tirez vos lames contre des hommes, quoiqu’ils soient de votre propre race et parlent votre propre langue ; mais si vous voulez dormir la nuit sans craindre un bras vengeur, si vous voulez marcher en sécurité sur la place publique, ne faites pas violence à une Romaine ? Oui, ces murs même qui vous entourent vous prêchent le châtiment d’une telle action. C’est pour cette injure que les Tarquins sont tombés ; pour cette injure, qu’on a balayé les décemvirs ; pour cette injure, si vous osez le faire, que le sang de toute votre maison peut couler comme de l’eau. Renoncez donc, monseigneur, à cette folle tentative, si indigne de votre grand nom ; renoncez-y, et remerciez même un Colonna d’être venu se placer entre vous et un instant de délire ! »

Si nobles, si imposants étaient l’extérieur et les gestes d’Adrien, lorsqu’il parlait ainsi, que même ces grossiers satellites se sentirent tressaillir de sympathie et de remords… mais non pas Martino di Porto. Il avait été frappé de la beauté de cette proie qu’on venait lui arracher si subitement, il s’était habitué à de longs méfaits et à une longue impunité ; la vue même, la voix même d’un Colonna était comme un spectacle blessant pour ses yeux, un son discordant à ses oreilles ; que devait-ce être, alors qu’un Colonna venait heurter ses penchants effrénés et flageller ses vices !

« Pédant ! s’écria-t-il les lèvres tremblantes, ne viens pas m’assourdir de tes légendes babillardes, de tes contes de commère ! Ne t’avise pas de songer à m’arracher mon droit de possession sur une autre, quand ta propre vie est entre mes mains ! Lâche la fille ! Jette bas ton épée ! Rentre au logis sans plus de discours, sinon, par ma foi et par les lames de mes gens (regarde-les bien !) tu meurs !

— Seigneur, dit tranquillement Adrien, mais tout en parlant il se retirait peu à peu avec son joli fardeau vers la muraille voisine, de manière au moins à ne se laisser que par devant exposé à ces terribles risques, tu ne voudras pas abuser de la chance du moment ni t’exposer au blâme de toutes les bouches en attaquant avec huit épées même ton ennemi héréditaire, et encore embarrassé comme il l’est. Mais, d’ailleurs, vois ! Si tu en as l’envie, prends-y garde, un cri de ma voix tournerait bientôt toutes les chances contre toi. Te voilà maintenant dans le quartier de ma famille ; tu es entouré des demeures des Colonna ; ce palais fourmille d’hommes qui ne dorment qu’avec l’armure sur le dos, et que ma voix peut éveiller d’ici, sans pouvoir te sauver de leur rage une fois qu’ils auront goûté du sang !

— Il dit vrai, noble maître, observa un de ceux de la bande. Nous nous sommes aventurés un peu loin de notre territoire ; nous sommes en plein dans leur cage : le palais du vieil Étienne Colonna est à portée de voix ; et à ma connaissance, ajoutait-il tout bas, dix-huit hommes d’armes, troupes fraîches… oui… et des Normands encore… sont entrés par son portail aujourd’hui même.

— Quand il y en aurait là huit cents, de tes hommes d’armes, répliqua Martino furieux, je ne veux pas être ainsi bafoué au milieu de ma suite ! Emportez cette femme ! À l’attaque ! à l’attaque ! »

Et sur ces mots, il poussa une botte désespérée à Adrien, qui, guettant d’un œil prudent les mouvements de son ennemi, était préparé à cet assaut. En détournant de son épée la lame de son adversaire, il lança ce cri retentissant : « Colonna ! à la rescousse, Colonna ! »

Ce n’avait pas été non plus sans un autre motif que l’esprit d’Adrien, prévoyant et maître de lui-même, avait cherché jusque-là à prolonger les pourparlers. Dès ses premières paroles à l’Orsini, il avait distingué, aux rayons de la lune, l’armure scintillante de deux hommes qui arrivaient de l’extrémité de la rue, et jugé aussitôt, en raison du voisinage, qu’ils devaient faire partie des mercenaires des Colonna.

Il laissa doucement la personne d’Irène, maintenant évanouie de terreur, et par conséquent trop pesante sur son bras, glisser doucement à terre, puis, se tenant devant elle, et en même temps abrité par derrière par le mur qu’il avait prudemment gagné, il se contenta de parer les coups qu’on lui adressait précipitamment, et n’essaya pas de riposter. Peu de Romains, malgré leur habitude de ces combats imprévus, avaient alors l’entente sérieuse, habile, pratique du métier des armes, et les connaissances qu’Adrien avait acquises aux écoles guerrières du Nord, le favorisaient en cet instant, même dans une lutte si inégale. Il est vrai, pour tout dire, que les satellites d’Orsini ne partageaient pas la fureur de leur maître ; d’un côté, ils redoutaient les suites pour eux-mêmes, si le sang d’un seigneur de si haute naissance allait couler par leurs mains ; de l’autre, ils étaient aussi tourmentés par la crainte de se voir subitement enveloppés par les mercenaires impitoyables, postés si près pour répondre à l’appel ; aussi, ne portaient-ils que des coups désordonnés et sans but, regardant sans cesse derrière eux et sur leurs flancs, plus disposés à s’enfuir qu’à frapper. Répétant comme l’écho le cri de « Colonna » la pauvre Benedetta s’était sauvée au premier choc des épées. Elle descendit en courant la rue désolée, et, redoublant ce cri d’une voix déchirante, elle dépassa le portail même du palais d’Étienne (où quelques sombres figures étaient encore attardées) sans s’y arrêter, tant elle était frappée de crainte et de terreur.

Cependant les deux hommes armés qu’Adrien avait vus de loin remontaient tout doucement la rue. L’un avait un extérieur grossier, commun ; ses armes et sa tournure annonçaient sa condition et son origine, et le grand respect qu’il témoignait à son compagnon montrait clairement que celui-ci n’était pas un Italien, car les brigands du Nord, même en servant les vices du méridional, dissimulaient à peine leur mépris pour sa lâcheté.

Le compagnon du routier était un homme d’une tournure martiale, mais aisée. Il portait au lieu de casque une toque de velours cramoisi ornée d’une plume blanche ; à son manteau ou surtout d’écarlate était brodée une large croix blanche sur le dos comme sur la poitrine ; son corselet avait un poli si brillant que, de temps en temps, quand le manteau ondoyait de côté et le découvrait aux rayons de la lune, il étincelait lui-même comme une étoile.

« Non, Rodolphe, disait-il, si tu es si bien loti ici chez ce rêveur à tête grise, Dieu me garde de vouloir t’engager à rentrer dans notre joyeuse bande. Mais, dis-moi, ce Rienzi, crois-tu qu’il ait vraiment un pouvoir solide et formidable ?

— Bah ! noble capitaine, il n’en a pas un fétu. Il plaît à la canaille ; mais les nobles se moquent de lui ; et, quant aux soldats, il n’a pas d’argent !

— Ainsi il plaît à la populace ?

— Oh ! pour cela, oui, et il n’a qu’à ouvrir la bouche pour faire taire tout le fracas de Rome.

— Hum ! quand les nobles sont haïs et les soldats achetés, une populace peut à toute heure avoir le dessus. À peuple honnête, faible populace ; à peuple corrompu, forte populace, dit l’autre se parlant à lui-même plutôt qu’à son compagnon, et peut-être ne se doutant guère de l’éternelle vérité de son aphorisme. Ce n’est pas un simple braillard que ce Rienzi, à ce que je soupçonne. Il faut que j’y regarde. Écoute, qu’est-ce que c’est que ce bruit-là ? Par le saint-sépulcre, c’est le tintement de notre métal !

— Et ce cri : « aux Colonna ! » s’écria Rodolphe… Excusez, mon maître, il faut que je m’en aille à la rescousse.

— Oui, oui, ton service l’exige ; cours, non, attends, je vais t’accompagner, gratis pour une fois, et rien que par amour du métier. Par cette main, il n’y a pas de musique qui vaille le cliquetis de l’acier. »

Adrien se défendait toujours vaillamment et sans blessures, mais son bras maintenant se lassait peu à peu, son haleine était à bout et ses yeux commençaient à clignoter et à vaciller, éblouis par ces torches qu’on agitait devant lui. Orsini, lui-même, épuisé par sa fureur, avait fait une courte pause à ses attaques contre son ennemi, la poitrine haletante et l’œil en feu, quand tout à coup ses satellites s’écrièrent : « Fuyez ! fuyez ! les bandits approchent, nous voilà cernés ! » Et deux des survivants, sans plus de cérémonie, eurent recours, bel et bien, à leurs talons. Les cinq autres restèrent indécis, n’attendant que l’ordre de leur maître, quand l’homme à la plume blanche que je viens de décrire, se jeta dans la mêlée.

« Comment, mes beaux sires, dit-il, auriez-vous déjà fini ? Non ? alors je ne viens pas gâter la partie, continuez, je vous prie. Où en êtes-vous ? Ho ! six contre un ! Alors, rien d’étonnant que vous ayez attendu un jeu plus honnête, tenez, nous voilà deux du côté du plus faible. Eh bien ! maintenant, recommençons !

— Insolent ! s’écria Orsini, sais-tu bien à qui tu t’adresses avec cette arrogance ? Je suis Martino di Porto. Qui es-tu ?

— Walter de Montréal, gentilhomme de Provence et chevalier de Saint-Jean, » répliqua l’autre négligemment.

À ce nom redouté, ce nom d’un des guerriers les plus hardis et du plus parfait maraudeur de son époque, les joues de Martino lui-même pâlirent et ses compagnons poussèrent un cri de terreur.

« Et le camarade que voici, poursuivit le chevalier, car nous ferons aussi bien d’achever la présentation, il vous est probablement mieux connu que moi, beaux sires de Rome ; sans doute vous reconnaissez là Rodolphe de Saxe, un brave sur qui l’on peut compter si l’on paye dignement ses services.

— Seigneur, dit Adrien à son ennemi, qui, terrifié, abasourdi, restait là, fixant un œil égaré sur les deux nouveaux venus, vous voilà maintenant en mon pouvoir ; tenez, voici de plus nos gens qui arrivent. »

En effet, du palais d’Étienne des torches commençaient à s’allumer, et l’on voyait des hommes armés s’avancer rapidement sur les lieux.

« Rentre chez toi paisiblement, et, si, demain ou tout autre jour qui te conviendra mieux, tu veux me faire face tout seul et lance contre lance, comme c’est l’usage des chevaliers de l’empire, ou bien bannière contre bannière et homme contre homme, comme les Romains en ont plutôt l’habitude, je ne te ferai pas défaut, voilà mon gage.

— Noblement parlé, dit Montréal, et si vous choisissez la seconde manière, avec votre permission, je serai de la partie. »

Martino ne répondit point ; il ramassa le gant, le fourra dans son justaucorps, et s’éloigna au plus vite ; seulement, après quelques pas faits en descendant la rue, il se retourna vers Adrien, et, lui secouant le poing fermé, il lui cria d’une voix tremblante, dans son impuissante rage : « Fidèle à mort ! »

Ces mots formaient une des devises des Orsini, et quel qu’en eût été le premier sens, ils étaient passés depuis longtemps en proverbe, pour exprimer leur haine contre les Colonna.

Adrien, occupé alors à relever Irène et à essayer de lui faire reprendre ses sens, car elle était toujours sans connaissance, laissa dédaigneusement Montréal faire la réplique.

« Je n’en doute pas, seigneur, dit ce dernier froidement, tu seras fidèle à mort ; car la mort, Dieu le sait, est le seul contrat qu’aucun homme, pour ingénieux qu’il soit, ne peut rompre ni éluder.

— Pardonne-moi, noble chevalier, lui dit Adrien en levant les yeux de dessus son fardeau, si je ne m’abandonne pas encore tout entier à ma gratitude. Je suis assez instruit en chevalerie pour être sûr que tu reconnaîtras que mon premier devoir m’appelle ici.

— Ah ! c’était une dame, alors, qui causait la querelle ! Inutile de demander qui était dans le bon droit, quand un homme apporte dans une rivalité une telle inégalité de forces, comme ce misérable !

— Tu fais une légère méprise, sire chevalier, ce n’est qu’un agneau que j’ai sauvé du loup.

— Pour ta propre table ! Ainsi soit-il ! » répliqua gaiement le chevalier.

Adrien sourit gravement et secoua la tête pour lui dire qu’il se méprenait sur ses intentions, et, à vrai dire, sa position était un peu embarrassante. Bien que d’ordinaire il fût galant, il ne se souciait guère d’exposer à une fausse interprétation le désintéressement de ce dernier acte, et, dans le désir qu’il avait de se rendre populaire, il craignait de faire tache à l’influence que sa valeur lui donnait sur ses concitoyens, en transportant chez lui Irène dont il avait d’ailleurs à peine remarqué jusque-là la beauté ; et cependant, les circonstances présentes ne lui laissaient pas d’autre alternative. Elle ne donnait pas signe de vie. Il ne connaissait ni sa demeure ni sa famille. Benedetta avait disparu. Il ne pouvait abandonner sa protégée sur la voie publique ; il ne pouvait la remettre aux soins d’un autre ; et comme elle reposait maintenant sur sa poitrine, il éprouvait déjà quelque affection pour elle, par ce sentiment de protection qui est si doux au cœur humain. Il expliqua donc brièvement à son entourage sa situation présente et la cause du récent conflit, puis il ordonna aux porteurs de torches de le précéder à sa maison.

« Vous, sire chevalier, ajouta-t-il en se tournant vers Montréal, si vous n’avez pas déjà meilleur gîte, vous voudrez bien, je l’espère, devenir mon hôte.

— Mille fois merci, seigneur, répondit malignement Montréal, mais moi aussi, peut-être, j’ai mes propres affaires à surveiller. Adieu ! je vous rejoindrai à la première occasion. Bonne nuit et rêves gracieux ! »

Robert Bertrams qui estoit tors
Mais à ceval estoit mult fors ;
Cil avoit o lui grans effors
Multi ot homes per lui mors[3].

Et murmurant ce débris de chanson emprunté au vieux Roman de Rou, le Provençal, suivi de Rodolphe, poursuivit son chemin.

La grande étendue de Rome et la faiblesse de sa population faisaient que plus d’une de ses rues était absolument déserte. Les principaux nobles en profitaient pour se mettre en possession d’une longue file de bâtiments qu’ils fortifiaient dans le double but de se défendre les uns contre les autres, aussi bien que contre le peuple. C’étaient là que vivaient autour d’eux leurs parents et leurs nombreux clients qui se formaient pour ainsi dire eux-mêmes une petite cour et de petites cités à part.

Presque en face du principal palais des Colonna, occupé par son puissant cousin Étienne, était la maison d’Adrien. À son approche, les portes massives tournèrent sur leurs gonds ; il monta le large escalier et porta sa précieuse charge dans un appartement que son goût avait décoré dans un style encore peu commun à cette époque. Tout alentour étaient disposés des statues et des bustes antiques ; les tapisseries de Lombardie aux brillantes couleurs paraient les murs et recouvraient les siéges massifs.

« Allons ! des lumières ici et du vin ! cria le sénéchal.

— Laissez-moi seul, » dit Adrien, contemplant avec passion la joue pâle d’Irène, car maintenant, à la lumière, il pouvait admirer sa beauté, et une douce mais brûlante espérance se glissait dans son cœur,


CHAPITRE V.

Description d’un conspirateur et aurore de la conspiration.

Seul, près d’une table couverte de divers papiers, était assis un homme dans la fleur de l’âge. La chambre était basse et longue ; un grand nombre de bas-reliefs et de torses antiques et défigurés étaient placés autour des murs, entremêlés çà et là de l’épée courte et du casque fermé, restes usés des prouesses de l’ancienne Rome. Juste au-dessus de la table à laquelle il était assis, la lune lançait un torrent de lumière à travers une croisée haute et étroite, profondément enfoncée dans la massive muraille. Dans une niche à la droite de cette fenêtre, protégée par une porte à coulisse, qui était alors tirée en partie de côté, mais qui, par la solidité de sa substance et par la plaque de fer dont elle était doublée, attestait combien était précieux aux yeux de son possesseur le trésor qu’elle protégeait, étaient rangés trente à quarante volumes, ce qui formait à cette époque une bibliothèque respectable ; la plupart d’entre eux étant de laborieuses copies manuscrites prises de la main du propriétaire dans d’immortels originaux.

La joue appuyée sur sa main, le front un peu plissé, les lèvres légèrement comprimées, ce personnage s’abandonnait à des méditations bien différentes des indolentes rêveries des savants. Les rayons élevés d’une lune sereine qui se reflétaient sur sa personne donnaient une nouvelle et solennelle dignité à des traits naturellement d’un moule grave et majestueux. D’épais cheveux blond cendré, dont la couleur n’étant pas commune aux Romains était attribuée à sa descendance de l’empereur d’Allemagne, se groupaient en fortes boucles au-dessus d’un front élevé et large, et, même en ce moment, la contraction de ce front pensif n’empêchait pas de reconnaître une puissance cachée dans cet écartement dont les sculpteurs grecs de l’antiquité ont, par un art admirable, fait le signe expressif de l’autorité et de l’énergie silencieuse du commandement. Mais ses traits n’étaient point jetés dans le moule grec, encore moins dans le moule germain ; la mâchoire de fer, le nez aquilin, la joue un peu concave, rappelaient d’une manière frappante le caractère vigoureux de la race romaine, et auraient pu fournir à un peintre un modèle tout fait pour le dernier Brutus.

Les contours arrêtés de la figure et la lèvre supérieure, petite et ferme, n’étaient pas cachés sous la barbe et les moustaches qu’on portait alors ; et, dans le portrait flétri du personnage qui se voit encore à Rome, on peut découvrir une certaine ressemblance avec les portraits populaires de Napoléon ; non pas, à la vérité, dans les traits, qui sont plus sévères et plus prononcés chez le Romain, mais dans cette expression particulière de puissance concentrée et tranquille, qui réalise presque l’idéal de la majesté intellectuelle. Bien qu’il fût encore jeune, les avantages personnels les plus particuliers à la jeunesse, la carnation fraîche et fleurie, la joue arrondie, dans laquelle le souci n’a pas encore creusé ses sillons, les yeux pleins et apparents et la frêle délicatesse de la charpente musculaire, rien de tout cela n’était au nombre des traits caractéristiques de cet étudiant solitaire. S’il fut considéré par ses contemporains comme d’une beauté éminente, ce jugement se fonda probablement moins sur les mérites plus vulgaires qui valent cette réputation, que sur la hauteur de sa taille, avantage plus estimé alors qu’aujourd’hui, et sur ce genre de beauté plus noble, qu’un génie cultivé et un caractère dominateur impriment d’ordinaire même à des traits communs, beauté plus rare encore dans un siècle si peu civilisé.

Le caractère de Rienzi, car c’est le jeune homme présenté au lecteur dans le premier chapitre de cette histoire que nous ramenons ici sous ses yeux dans un âge plus avancé, avait acquis plus de vigueur et d’énergie à chaque progrès nouveau qui l’élevait au pouvoir. Une circonstance qui se rattachait à sa naissance avait probablement exercé de bonne heure une grande influence sur son ambition. Quoique ses parents fussent d’humble condition et de petit métier, son père était fils naturel de l’empereur Henri VII[4], et ce fut probablement l’orgueil paternel qui fit donner à Rienzi les avantages d’une éducation peu commune. Cet orgueil qui lui fut transmis, sa royale descendance cornée à ses oreilles, infuse dans ses pensées dès son berceau, firent que même aux premiers jours de sa jeunesse il se crut l’égal des seigneurs romains, et aspira, presque sans le savoir, à devenir leur supérieur. Mais, quand la littérature de Rome se révéla à son œil ardent et à son cœur ambitieux, il se pénétra de cet orgueil de patriotisme qui est plus noble que l’orgueil de naissance, et sauf quand on le piquait par des allusions malicieuses à son origine, il se montrait véritablement plus fier d’être un plébéien de Rome que le descendant d’un roi teuton. La mort de son frère et les vicissitudes que lui-même il avait déjà subies approfondirent les qualités sérieuses et graves de son caractère, et à la fin toutes les facultés d’une intelligence extraordinaire se concentrèrent sur un seul objet, qui emprunta à son esprit profondément religieux, mystique et patriotique tout ensemble, un caractère sacré, et devint à la fois pour lui un devoir et une passion.

« Oui, dit Rienzi, s’éveillant tout à coup de sa rêverie, oui, le jour va luire où Rome renaîtra de ses cendres ; la justice va détrôner la tyrannie, les Romains vont pouvoir se promener en sûreté dans leur ancien Forum. Nous réveillerons, dans sa tombe oubliée, l’âme indomptable de Caton. Il y aura encore une fois un Peuple de Rome ! Et c’est moi, moi qui serai l’instrument de ce triomphe, le restaurateur de ma race ! C’est ma voix qui sera la première à pousser le cri de bataille de la liberté, c’est ma main qui la première lèvera son étendard. Oui, du haut de mon âme, comme de la cime d’une montagne, je vois, déjà naissantes, les libertés et la grandeur de la nouvelle Rome, et sur la pierre angulaire du puissant édifice, la postérité lira mon nom ! »

En prononçant ces prédictions emphatiques, la personne de l’orateur semblait tout entière animée de son ambition. Il parcourait cette chambre obscure à pas rapides et légers, comme s’il était porté sur des ailes ; sa poitrine haletait, ses yeux étincelaient. Il sentait que l’amour lui-même peut à peine inspirer un transport égal à celui qu’éprouve, dans le premier enthousiasme d’un cœur vierge, un patriote qui a conscience de sa sincérité !

Un léger coup fut frappé à la porte et le serviteur se présenta, revêtu des riches livrées que portaient les officiers du pape.

« Seigneur, dit-il, Mgr l’évêque d’Orvieto demande à vous parler.

— Ah ! voilà qui est heureux. Des lumières ici ! Monseigneur, cette visite est un honneur que j’apprécie plus que je ne puis dire.

— Bah ! bah ! mon bon ami, dit l’évêque, et en même temps il entra et s’assit familièrement ; point de cérémonies entre les serviteurs de l’Église ; et jamais, je le sais, elle n’a eu plus grand besoin de vrais amis qu’aujourd’hui. Ces tumultes profanes, ces discussions déréglées, au fond même de l’autel et de la ville de saint Pierre, suffisent pour scandaliser toute la chrétienté.

— Et il en sera ainsi, dit Rienzi, jusqu’à ce que Sa Sainteté même soit gracieusement déterminée à fixer sa résidence au siège de ses prédécesseurs et à réprimer d’un bras vigoureux les excès des nobles.

— Hélas ! mon ami, dit l’évêque, tu sais que ces mots ne sont que du vent, car le pape fût-il disposé à satisfaire des souhaits et à quitter Avignon pour Rome, par le sang de saint Pierre ! ce ne serait pas lui qui dominerait les nobles, ce seraient les nobles qui le domineraient. Tu sais bien que jusqu’à ce que son prédécesseur béni, de pieuse mémoire, conçût le sage dessein de se sauver à Avignon, le père du monde chrétien était comme tant d’autres pères dans leur vieillesse, surveillé et gardé à vue par ses enfants rebelles. Ne te rappelles-tu pas que le noble Boniface lui-même, homme d’un grand cœur et de nerfs de fer, fut tenu en servitude par les ancêtres des Orsini, n’entrant dans la ville et n’en sortant qu’à leur volonté : si bien que, comme un aigle en cage, il se brisa la tête contre ses barreaux et mourut. Vraiment, tu parles des souvenirs de Rome ; ce ne sont pas là des souvenirs très attrayants pour des papes.

— Bien, dit Rienzi en riant doucement et en rapprochant son siége de celui de l’évêque : certes, monseigneur a maintenant le bon bout de la discussion, et je dois reconnaître que si puissant, si licencieux, si profane que fut alors l’ordre de la noblesse, il l’est encore davantage aujourd’hui.

— Même moi, répliqua Raimond tout en rougissant, quoique vicaire du pape et représentant de son autorité spirituelle, j’ai été, il n’y a pas plus de trois jours, victime d’un grossier affront de la part de ce même Étienne Colonna, qui a toujours été l’objet de tant de faveurs et de tendresses de la part du saint-siége. Ses domestiques ont écarté du coude les miens en pleine rue, et moi-même, moi, le délégué du père des rois, j’ai été forcé de me retirer de côté, le long de la muraille, et d’attendre que ce chauve insolent eût fait passer tout son train. Les paroles blasphématoires n’ont pas manqué non plus pour compléter l’insulte.

« Pardon, seigneur évêque, dit-il en passant près de moi, mais ce monde, tu le sais, doit nécessairement prendre le pas sur l’autre. »

— A-t-il eu cette audace ? reprit Rienzi, ombrageant sa figure avec sa main, tandis qu’un sourire tout particulier, qui, sans être bien jovial, mettait les autres de bonne humeur et changeait complétement le caractère de sa figure, naturellement grave et même rigide, se jouait autour de ses lèvres. Alors il est temps pour toi, saint-père, comme pour nous, de…

— De quoi ? interrompit vivement l’évêque. Pouvons-nous rien y faire ? Laisse-là tes rêves d’enthousiaste : descends sur le monde réel ; vois les choses de sang-froid. Contre des hommes aussi puissants que pouvons-nous faire ?

— Monseigneur, répondit gravement Rienzi, c’est le malheur des nobles de votre rang de ne jamais connaître le peuple ou les signes précis de l’époque. De même que ceux qui gravissent les cimes des montagnes voient au-dessus d’eux les nuages balayer l’espace, en voilant à leurs regards les plaines et les vallées, tandis que ceux qui sont élevés seulement un peu au-dessus du niveau, contemplent les mouvements et les maisons des hommes, de même, de votre imposante éminence vous ne voyez que des vapeurs tristes et confuses, tandis que de mon poste plus humble, je vois les bergers faire leurs préparatifs pour s’abriter eux et leurs troupeaux de l’orage annoncé par ces nuées. Ne désespérons pas, monseigneur, la patience a ses limites, elle y est arrivée ; Rome n’attend que l’occasion (et cette occasion viendra bientôt, mais il ne faut rien de soudain) pour se lever comme un seul homme contre ses oppresseurs. Le grand secret de l’éloquence est d’être de bonne foi. » Le grand secret de l’éloquence de Rienzi résidait dans la force de son enthousiasme. Jamais il ne parlait comme un homme qui doute du succès. Peut-être, comme la plupart de ceux qui entreprennent de hautes et grandes actions, lui-même ne s’apercevait-il jamais de tous les obstacles placés sur son chemin. Il voyait le but, brillant et distinct, et, dans la vision de son âme, sautait par-dessus les embarras et la longueur de la route, de sorte que les profondes convictions de son esprit laissaient dans celui des autres une irrésistible empreinte. Il semblait moins promettre que prophétiser.

L’évêque d’Orvieto, qui n’était pas un aigle, mais qui avait un caractère froid et beaucoup d’expérience du monde, était fortement ému par l’énergie de son compagnon, d’autant plus peut-être que sa fierté et ses passions étaient aussi liguées contre l’arrogance et la licence des nobles. Il garda un moment le silence avant de répliquer à Rienzi.

« Mais, finit-il par demander, seraient-ce seulement les plébéiens qui se soulèveraient ? Tu sais combien il faut peu compter sur leur courage et leur constance.

— Monseigneur, reprit Rienzi, juge par un seul fait si je suis vraiment entouré d’amis d’une classe peu ordinaire ; tu sais comme je parle haut contre les nobles, je les cite par leurs noms, je défie les Savelli, les Orsini, les Colonna à la portée de leurs oreilles. Crois-tu qu’ils me pardonnent ? Crois-tu que si je n’avais que les plébéiens pour sauvegarde et pour partisans, ces nobles ne viendraient pas m’enlever de force ; que je n’aurais pas depuis longtemps trouvé, dans leurs cachots, un bâillon ou l’éternel silence du tombeau ? Remarque, poursuivit-il en lisant sur le visage du vicaire l’effet qu’il avait produit, remarque bien que dans le monde entier une grande révolution commence. Les ténèbres des siècles de barbarie sont percées à jour ; le savoir, qui autrefois a fait de nos pères autant de demi-dieux, sort de l’urne funéraire où on l’avait enseveli ; une puissance plus subtile que la force brutale et plus puissante que les gens d’armes, se met à l’œuvre ; nous avons recommencé à rendre hommage à la royauté de l’esprit. Oui, cette même puissance qui, il y a peu d’années, couronna Pétrarque au Capitole, et inaugura, au bout de douze siècles de silence, les gloires d’un triomphe, qui amoncela sur un homme de naissance obscure et inconnu dans le métier des armes, des honneurs réservés depuis longtemps à des empereurs et à des vainqueurs de rois, qui unit dans un acte d’hommage et de respect jusqu’aux maisons rivales des Colonna et des Orsini ; qui rendit les plus fiers patriciens jaloux de suivre cet élan et de toucher seulement la robe de pourpre du fils du plébéien de Florence ; qui tient encore les yeux de l’Europe fixés sur la modeste chaumière de Vaucluse ; qui donne à l’humble étudiant que tu vois, le droit, reconnu de tous, d’admonester les tyrans et d’approcher, avec d’impérieuses prières, jusqu’au père de l’Église ; oui, cette même puissance qui, travaillant en silence d’un bout à l’autre de l’Italie, gronde sous la solide base de l’oligarchie vénitienne[5], qui, au delà des Alpes, s’est éveillée à une vie soudaine et visible en Espagne, en Allemagne, en Flandre, et qui, jusque dans cette île barbare, conquise par le glaive normand, gouvernée par le plus brave des rois vivants[6], a déchaîné un esprit que le Normand est impuissant à soumettre, que les rois ne peuvent gouverner qu’en lui empruntant son aide : eh bien, cette même puissance est partout dans l’univers ; elle parle, elle conquiert par la voix même de celui qui est devant toi ; elle unit dans sa cause tous ceux sur lesquels a descendu seulement la moindre étincelle de lumière, tous ceux chez lesquels peut s’enflammer un généreux désir. Sache bien, seigneur vicaire, que, sauf nos oppresseurs eux-mêmes, il n’y a pas un homme à Rome, pas un homme qui ait appris une syllabe de notre vieille langue, et dont le cœur et l’épée ne soient point avec moi ! Les gens voués à la paisible culture des lettres, les fiers gentilshommes du second ordre, la génération qui grandit, plus sage que ses ancêtres indolents ; surtout, monseigneur, les plus humbles ministres de la religion, prêtres et moines, que le luxe n’a pas rendus aveugles, que la pompe n’a point rendus sourds au monstrueux outrage que le christianisme reçoit jour et nuit dans la capitale du monde chrétien ; ceux-là, tous ceux-là sont unis avec le marchand et l’artisan par un lien indissoluble, n’attendant que le signal pour succomber ou pour vaincre, pour vivre en hommes libres ou mourir en martyrs, avec Rienzi et leur patrie !

— Puisses-tu parler ainsi en toute vérité ! dit l’évêque, tressaillant et se levant à demi. Prouve seulement tes paroles par le succès, et tu ne trouveras pas les ministres de Dieu moins empressés au bonheur des hommes que leurs frères laïques.

— Ce que je dis, répliqua Rienzi d’un ton plus froid, je puis le faire voir, mais je ne puis le prouver qu’à ceux qui seront avec nous.

— Ne me crains pas, dit Raimond, je connais bien la secrète pensée de Sa Sainteté, dont je suis le délégué et le représentant ; et quand il n’y verrait que la borne légitime et naturelle mise au pouvoir des patriciens, qui, dans leur arrogance, ont réduit à néant l’autorité de l’Église elle-même, sois sûr qu’il sourirait à la main qui a tracé cette limite. Vrai, j’en suis si certain, que, si vous réussissez, moi, son responsable mais indigne vicaire, moi-même je sanctionnerai le succès. Mais gardez-vous d’essais infructueux ; l’Église ne doit pas s’affaiblir en s’associant à un échec.

— C’est juste, monseigneur, reprit Rienzi, et en ceci la politique de la religion est celle de la liberté. Juge de ma prudence par ma longue attente. L’homme qui peut voir tout ce qui l’entoure impatient… comme lui-même, et qui peut néanmoins étouffer le signal et attendre jusqu’au bout l’heure suprême, n’ira pas peut-être perdre sa cause par sa témérité.

— Voyons, encore quelque chose de plus, dit l’évêque en se rasseyant. Tandis que tes plans mûrissent, ne crains pas de m’en faire part. Crois-le bien, Rome n’a point d’ami plus solide que celui qui, consacré au maintien de l’ordre, se trouve impuissant contre l’agression. Mais en attendant, passons à l’objet de ma présente visite qui, peut-être, n’est pas entièrement étrangère aux questions dont nous venons de nous entretenir. Quand le Saint-Père t’a confié la charge que tu occupes actuellement, tu sais qu’il t’ordonna aussi d’annoncer sa bienfaisante intention d’accorder un jubilé universel à Rome pour l’an 1350, dessein très-admirable pour deux motifs assez apparents à tes yeux : d’abord parce que toute âme chrétienne qui pourra, à cette occasion, entreprendre le pèlerinage de Rome, peut ainsi obtenir une rémission générale de ses péchés ; ensuite parce que, au point de vue charnel, le concours de ces pèlerins assemblés, ajoute grandement, par les donations et les offrandes que prodigue leur piété aux revenus du Saint-Siége, qui, soit dit en passant, ne sont pas pour le moment dans une condition bien florissante. Tu sais cela, mon cher Rienzi. »

Rienzi inclina la tête en signe d’assentiment, et le prélat de continuer :

« Eh bien, c’est avec la plus grande douleur que Sa Sainteté voit que ses pieuses intentions vont être probablement déçues ; car telle est aujourd’hui l’audace, tel est le nombre des brigands dans les lieux publics voisins de Rome, qu’en vérité le plus hardi pèlerin est bien excusable de ne point courir les risques du voyage, et ceux qui s’y risqueront se composeront probablement des plus pauvres membres de la famille chrétienne, d’hommes qui n’apportant avec eux ni or, ni argent, ni offrandes précieuses, n’auront guère à redouter par cela même la rapacité de ces brigands. De là deux conséquences : d’une part les riches, lesquels, Dieu le sait, et l’Évangile l’a expressément déclaré, ont le plus besoin d’une rémission de péchés, seront privés de cette glorieuse occasion de recevoir l’absolution, et d’autre part l’impiété va frustrer les coffres de l’Église des trésors qu’autrement elle obtiendrait, sans aucun doute, du zèle de ses enfants.

— Rien de plus fondé ni de plus manifeste, monseigneur, » répliqua Rienzi.

Le vicaire continua :

« Or, dans des lettres que j’ai reçues, il y a cinq jours, de Sa Sainteté, il m’a ordonné d’exposer les suites funestes qu’en éprouverait la chrétienté aux divers patriciens qui tiennent leurs fiefs légitimes de l’Église, et de leur commander une ligue déterminée contre les maraudeurs de grands chemins. J’ai donc tenu conférence avec eux, et je n’ai rien obtenu.

— Parce que c’est grâce à l’assistance de ces mêmes brigands, c’est avec leurs troupes mêmes que ces patriciens ont fortifié leurs palais les uns contre les autres, ajouta Rienzi.

— C’est précisément là la raison, repartit l’évêque. Bien plus, Étienne Colonna lui-même a eu l’audace de me l’avouer. Entièrement insensibles à la perte de tant d’âmes précieuses, et je pourrais ajouter du trésor papal, qui ne devrait guère être moins cher à tout homme de jugement, ils refusent de faire un pas contre les bandits. Or, écoute le second message de Sa Sainteté : « Si les nobles font défaut, dit-il en sa prophétique sagacité, confère avec Cola de Rienzi. C’est un homme hardi et pieux, et, d’après ce que tu m’écris, très-influent sur le peuple, dis-lui donc que si son esprit peut découvrir un moyen d’extirper ces fils de Bélial, et de rendre le passage franc et sûr dans toute l’étendue des grandes routes, il peut compter de notre part sur une reconnaissance méritée, durable, efficace, et, pour le prouver, quelque service que toi et les serviteurs de notre saint-siége vous serez à même de lui rendre, ne lui épargnez pas votre zèle. »

— Est-ce là ce qu’a dit Sa Sainteté ? s’écria Rienzi. Je n’en demande pas davantage. Je lui suis reconnaissant d’avoir eu cette pensée de son serviteur et de m’avoir confié cette mission ; je l’accepte sans hésiter : je me porte à l’instant même garant du succès de l’entreprise. Entendons-nous alors, monseigneur, entendons-nous clairement sur les limites imposées à ma discrétion. Pour réprimer les brigands hors des murs de Rome, il me faut de l’autorité sur ceux qui vivent dans son enceinte. Si j’entreprends au péril de ma vie de nettoyer toutes les avenues de Rome des bandits qui les infestent actuellement, aurai-je pleine et entière liberté pour suivre une ligne de conduite hardie, péremptoire et sévère ?

— C’est une telle conduite que demande la nature même de la mission, répliqua Raimond.

— Ainsi, dût l’application en être faite contre les malfaiteurs de premier ordre, contre les suppôts des brigands, contre les plus superbes nobles eux-mêmes… ? »

L’évêque, avant de répondre, fixa sérieusement les yeux sur les traits de Rienzi, puis il finit par dire en baissant la voix et d’un ton significatif :

« Je le répète, dans ces tentatives hardies, le succès seul sert de sanction. Réussis, et nous te passerons tout, tout jusqu’à…

— La mort d’un Colonna ou d’un Orsini, si la justice le demande, pourvu qu’elle soit conforme à la loi et provoquée seulement par la violation de la loi ? » ajouta Rienzi d’un ton ferme.

L’évêque ne répliqua pas un mot, mais un léger mouvement de sa tête tint lieu de réponse à Rienzi.

« Allons, dit-il, monseigneur, dès ce jour tout est dit ; je tiens la révolution, la restauration de l’ordre, de l’État pour ainsi dire commencée à partir de cette heure même ; je la date de cette conférence. Jusqu’ici, sachant que la justice ne devait jamais fermer l’œil sur les grands criminels, j’avais hésité, dans la crainte que toi et Sa Sainteté vous ne vinssiez à me trouver trop sévère, et à blâmer celui qui fait respecter la loi en poursuivant les violateurs de la loi. Maintenant je vous connais mieux ; votre main, monseigneur. »

L’évêque lui tendit la main ; Rienzi la saisit avec fermeté, puis la porta respectueusement à ses lèvres. Tous deux sentirent que le pacte était scellé.

Cet entretien, si long à raconter, dura en réalité peu de temps, et le but commun étant atteint, l’évêque se leva pour partir. Le portail extérieur de la maison s’ouvrit, les nombreux serviteurs de l’évêque élevèrent leurs torches, et il venait de quitter Rienzi qui l’avait accompagné jusqu’à la grande porte, quand une femme traversa précipitamment la suite du prélat, et, tressaillant à la vue de Rienzi, se jeta à ses pieds.

« Oh ! hâtez-vous, seigneur ! hâtez-vous, pour l’amour de Dieu, hâtez-vous ! ou la jeune signora est à jamais perdue !

— La signora ! Ciel et terre, Benedetta, de qui parlez-vous ? de ma sœur ? d’Irène ? Est-ce qu’elle n’est point au logis ?

— Oh ! seigneur, les Orsini… les Orsini…

— Qu’ont-ils fait ?… Parlez… femme ! »

Ici, hors d’haleine, et s’interrompant maintes fois, Benedetta raconta à Rienzi, en qui le lecteur a déjà reconnu le frère d’Irène, ce qu’elle avait vu de l’aventure avec Martino di Porto ; quant au dénoûment, au résultat de la lutte, elle n’en savait rien.

Rienzi écouta en silence, mais la pâleur mortelle de son visage et le pli de sa lèvre en disaient assez.

« Vous entendez, monseigneur l’évêque, vous entendez ? dit-il lorsque Benedetta eut terminé, et, se tournant vers l’évêque dont ce récit avait retardé le départ : Vous entendez à quels outrages les citoyens romains sont assujettis. Mon chapeau, mon épée sur-le-champ ! Monseigneur, pardon de mon brusque départ.

— Où donc cours-tu de ce pas ? demanda Raimond.

— Où donc ? où donc ! Ah ! j’oubliais, monseigneur, vous n’avez pas de sœur. Peut-être aussi vous n’avez pas de frère ? Non, non. Eh bien ! je vivrai au moins pour sauver une victime. Où donc, me demandez-vous ? au palais de Martino di Porto.

— Contre un Orsini, vous seul, et pour obtenir justice ?

— Moi seul, et pour obtenir justice !

— Non ! s’écria Rienzi à haute voix, en saisissant son épée que venait de lui apporter un de ses serviteurs, et s’élançant au dehors : mais un seul homme suffit pour obtenir vengeance ! »

L’évêque s’arrêta pour réfléchir un moment. « Il ne faut pas le laisser courir à sa perte, murmura-t-il, car il y court, s’il s’expose ainsi à la rage du loup. Allons, hé ! cria-t-il à voix haute, avancez les torches ! vite ! vite ! Nous-mêmes, nous, le vicaire du pape, nous allons y voir. Calmez-vous, bonne femme ; votre jeune signora vous sera rendue. En avant ! au palais de Martino di Porto !


CHAPITRE VI.

Irène dans le palais d’Adrien de Castello.

De même que le sculpteur de Chypre contemplait l’image il avait personnifié toute une jeunesse de rêves, au moment où les teintes de la vie passaient lentement sous le marbre, de même Adrien, jeune et passionné, contemplait la figure qui, penchée devant lui, se réveillait peu à peu à la vie. Si la beauté de ses traits n’était pas de l’ordre le plus élevé ou le plus éblouissant, si leur type doux et calme pouvait être éclipsé par mainte autre tête, d’une amabilité en réalité moins accomplie, en revanche, jamais visage n’aurait à certains yeux paru plus séduisant, jamais visage où fût plus éloquente l’empreinte de cette expression ineffable et virginale que l’art italien poursuit dans ses modèles, où la modestie est la forme extérieure et la tendresse le fond caché de l’expression visible ; la jeunesse florissante et de la figure et du cœur, avant que la première fraîcheur de l’une et de l’autre, frêle et délicate, ne soit balayée par le temps ; et quand l’amour lui-même, le seul visiteur inquiet que l’on devrait connaître à un tel âge est seulement un sentiment et non une passion !

« Benedetta ! » murmura Irène, ouvrant enfin, presque à son insu, sur l’homme agenouillé à ses côtés, ses yeux d’une teinte incertaine, liquide, que vous pourriez contempler des années entières sans jamais apprendre le secret de leur couleur, tant elle changeait avec la dilatation de la pupille, s’assombrissant dans l’ombre pour s’éclaircir jusqu’au bleu d’azur aux rayons de la lumière.

« Benedetta, dit Irène, où es-tu ? Ô ! Benedetta, quel rêve ai-je fait ?

— Et moi aussi, quelle vision ! pensa Adrien.

— Où suis-je ? s’écria Irène, se levant sur sa couche. Cette chambre, ces tentures ! Sainte Vierge ! Est-ce que je rêve encore, et vous ? Ciel ! c’est le seigneur Adrien de Castello !

— Est-ce un nom qu’on t’a enseigné à craindre ? En ce cas je le répudierai. »

Irène alors rougit profondément, et ce ne fut pas en ressentant cette volupté désordonnée avec laquelle, selon les prévisions de son cœur romantique, elle aurait dû entendre les premiers hommages d’Adrien de Castello. Abasourdie, confuse, terrifiée par l’étrange caractère du lieu, reculant d’horreur à la pensée de se trouver seule avec un être qui, depuis des années, dominait son imagination, l’alarme et la détresse étaient les émotions qu’elle éprouvait le plus vivement et qui faisaient le plus d’impression sur son visage expressif ; maintenant qu’Adrien s’approchait d’elle, malgré la douceur de sa voix et le respect qui se peignait dans ses regards, elle sentit s’accroître ces craintes dont le caractère vague ne diminuait pas l’influence ; elle se retira jusqu’à l’extrémité opposée de l’appartement, lança autour d’elle des regards éperdus, puis, de ses mains, se couvrant la figure, éclata dans un transport de douleur.

Lui-même, ému des larmes de la jeune fille, et devinant ses pensées, Adrien oublia un instant les vœux plus audacieux qu’il avait conçus.

« Ne crains rien, douce dame, lui dit-il sérieusement, rappelle tes souvenirs, je t’en conjure : aucun péril, aucun mal ne peut t’atteindre ici ; c’est cette main qui t’a sauvé de l’outrage d’un Orsini, ce toit n’est que l’asile d’un ami ! Dis-moi donc, charmante merveille, ton nom et ta demeure, et je réunirai mes serviteurs pour t’escorter à l’instant jusqu’à ta maison. »

Peut-être le secours des larmes, plus même que les paroles d’Adrien, rendit Irène à elle-même, et la mit en état de comprendre sa nouvelle situation ; et comme ses sens, ainsi dégagés, lui firent voir ce dont elle était redevable à celui que ses rêves s’étaient depuis longtemps figuré comme l’idéal de toute excellence, elle reprit ses sens et exprima sa reconnaissance avec une grâce, qui, si elle se ressentait encore de son embarras, n’en était pas moins séduisante.

« Ne me remercie pas, répliqua passionnément Adrien, j’ai touché ta main, je suis payé, bien payé ! Que dis-je, c’est à moi à te rendre tous mes hommages, c’est moi qui te dois toute ma reconnaissance. »

Rougissant de nouveau, mais sous de tout autres émotions qu’auparavant, Irène, après une pause momentanée, repartit : « Cependant, monseigneur, plus vous parlez légèrement de ma dette, plus je dois en sentir le poids. Maintenant, complétez le service que vous m’avez rendu ; je ne vois pas ma compagne, permettez-lui de m’accompagner au logis ; ce n’est qu’à deux pas d’ici.

— C’est un air béni, alors, que celui que j’ai ainsi respiré sans le savoir, dit Adrien. Mais ta compagne, chère dame, n’est pas ici. Elle s’est enfuie, je suppose, dans la mêlée du conflit ; et moi, ignorant ton nom, ne pouvant, dans l’état où tu étais, l’apprendre de tes lèvres, j’ai été réduit à l’heureuse nécessité de te transporter ici ; mais je t’accompagnerai. Pourquoi ce regard d’effroi ? mes gens aussi nous suivront.

— Mes remerciements, noble seigneur, sont de peu de valeur ; mon frère qui ne t’est point inconnu te remerciera plus dignement. Partons-nous ? » Et Irène, à ces mots, était déjà à la porte.

— Pourquoi tant d’empressement à me quitter ? répliqua tristement Adrien. Hélas ! quand mes yeux ne te verront plus, il me semblera que la lune a disparu de l’horizon de la nuit. Mais c’est un bonheur que d’obéir à tes souhaits, même quand ils t’arrachent à ma présence. »

Un léger sourire sépara les lèvres d’Irène, et Adrien entendit battre son cœur lorsqu’il tira de ce sourire et de ces yeux baissés un présage qui ne lui était point défavorable.

Ce fut avec répugnance et lentement qu’il se retourna vers la porte pour appeler les gens de sa suite. « Mais, dit-il, en les voyant réunis sur le pompeux escalier, tu dis, belle dame, que le nom de ton frère ne m’est pas inconnu. Dieu veuille que ce soit vraiment un ami des Colonna !

— Sa gloire, répondit Irène d’une manière évasive, la gloire de Cola de Rienzi, c’est d’être l’ami de tous les amis de Rome.

— Sainte Vierge d’Ara Cœli ! Tu as pour frère cet homme extraordinaire ? s’écria Adrien, en prévoyant, à l’annonce de ce nom, une barrière à sa subite passion. Hélas ! il n’en saura aucun gré à un Colonna, à un noble, et cela, bien que ton heureux libérateur, douce fille, ait cherché de bonne heure à être son ami.

— Tu montres à son égard une grande injustice, monseigneur, répliqua vivement Irène ; c’est un homme capable, plus que tout autre, de sympathiser avec ta généreuse valeur, quand même tu l’aurais déployée pour la défense de la plus humble Romaine ; à plus forte raison lorsque c’était pour protéger sa sœur !

— En vérité, nous sommes en un temps d’affliction, repartit Adrien d’un ton pensif, lorsqu’ils furent en pleine rue ! quel malheur en effet quand des hommes également peinés des maux de leur patrie sont pourtant soupçonneux l’un pour l’autre ; quand il suffit d’être patricien pour que le peuple vous regarde comme son ennemi ; quand s’appeler l’ami du peuple c’est passer pour un adversaire irréconciliable aux yeux des patriciens ; mais, quoi qu’il arrive, oh ! laisse-moi espérer, charmante dame, que jamais ces doutes et ces divisions ne banniront de ton cœur un gracieux souvenir de moi !

— Ah ! vous ne me connaissez guère, vous ne me connaissez pas !… commença Irène qui s’arrêta tout court.

— Parle ! parle encore ! De quelle harmonie ce silence envieux a-t-il privé mon âme ? Ainsi tu ne m’oublieras pas ? Et, poursuivit Adrien, nous nous reverrons ? C’est maintenant à la maison de Rienzi que sera notre rendez-vous ; demain j’irai rendre visite à mon compagnon d’enfance, demain je te verrai. Cela me sera-t-il permis ? »

La réponse d’Irène était dans son silence.

« Et maintenant que tu m’as dit le nom de ton frère, fais-le sonner plus doux à mon oreille, en y ajoutant le tien.

— On m’appelle Irène.

— Irène, Irène !… laisse-moi le répéter. C’est un doux nom, qui s’arrête sur les lèvres comme s’il répugnait à les quitter ; c’est un nom digne d’une personne telle que toi !

Bien accueilli d’Irène en lui faisant ainsi sa cour, dans ce langage fleuri et brillant, plus particulier à ce siècle et à la galanterie méridionale, mais qui est aussi le langage dont une jeunesse passionnée, en tout temps, en tout pays, revêtirait le magnifique délire de sa poésie, si cœur et cœur pouvaient se parler, Adrien transporta au logis le charmant objet de ses soins, tout en prenant cependant le chemin le plus détourné et le plus allongé, artifice dont Irène ne s’aperçut point ou qu’elle pardonna tacitement. Ils étaient maintenant en vue de la rue qu’habitait Rienzi, quand une troupe d’hommes, porteurs de torches, vint d’une façon inattendue à leur rencontre. C’était la suite de l’évêque d’Orvieto, revenant du palais de Martino di Porto, et se dirigeant, accompagné de Rienzi, sur celui d’Adrien. Ils avaient appris au premier de ces deux palais, sans avoir d’entrevue avec les Orsini, mais seulement de la bouche des gardes restés en bas dans la cour, l’issue du conflit et le nom du champion d’Irène ; et, en dépit de la réputation de galanterie attribuée généralement à Adrien, Rienzi connaissait assez son caractère et la noblesse de son naturel pour se sentir certain qu’Irène, sous sa protection, était en toute sûreté. Hélas ! c’est dans cette sûreté même que le cœur, souvent, trouve le plus de danger. Jamais l’amour n’est si périlleux pour la femme que lorsque l’homme qui l’aime, sait pour l’amour d’elle, se vaincre lui-même.

Pressant de sa douce étreinte la poitrine de son frère, Irène lui dit de remercier son libérateur ; et Rienzi, avec cette franchise qui fascine, qui sied si bien aux gens ordinairement réservés, et que tous les hommes désireux de gouverner les cœurs de leurs semblables doivent parfois maîtriser, Rienzi s’avança vers le jeune Colonna, et versa dans son cœur sa reconnaissance et ses louanges.

« Nous avons été séparés trop longtemps, il nous faut refaire connaissance, répliqua Adrien. Je viendrai te voir, sous peu, sois-en sûr. »

Puis, se tournant pour prendre congé d’Irène, il porta sa main à ses lèvres, et en la pressant, quand elle échappa à son étreinte, se trompa-t-il, en pensant que ces doigts délicats lui rendaient la pression légèrement, sans le vouloir ?


CHAPITRE VII.

Sur l’amour et les amoureux.

Supposé qu’en adoptant la légende d’amour de Roméo et Juliette, Shakspeare eût changé la scène où il l’a encadrée contre un pays plus septentrional, nous pouvons nous demander si l’art de Shakspeare lui-même aurait pu nous réconcilier avec la promptitude et la force de l’amour de Juliette. Et même, telle qu’elle est, peut-être y a-t-il peu de nos sages et raisonnables insulaires qui ne reconnaîtraient pas honnêtement, la main sur la conscience, qu’ils trouvent exagérés, invraisemblables, le roman et la passion de ces malheureux amants de Vérone. Pourtant, en Italie, le portrait de cette affection née d’une seule nuit mais forte comme le trépas est un tableau auquel les lieux communs de la vie réelle fourniraient d’innombrables parallèles. Ainsi que la différence des âges, de même la différence des climats fait étrangement varier l’amour dans les formes qu’il revêt. Aujourd’hui même, sous un ciel italien, plus d’une simple fille sentirait comme Juliette, et plus d’un galant vulgaire dépasserait l’extravagance de Roméo. En ce pays de soleil dans lequel et sur lequel j’écris présentement, on ne sait pas ce que c’est que les longues poursuites. Peut-être n’est-il point d’autre pays où se trouve si commun l’amour à première vue, dont on plaisante en France, et dont on doute en Angleterre ; il n’est point non plus de pays où l’amour, quoique si subitement conçu, soit plus fidèlement conservé. Mûri dans l’imagination il éclot tout un coup en passion, mais le sentiment l’embaume et le conserve, comme le cèdre garde intactes les sépultures. Et voilà ce qui doit nous servir d’excuse, à eux et à moi, si l’on trouvait l’amour d’Adrien trop subit et celui d’Irène trop romanesque. Leur excuse est dans l’air et le soleil, dans les coutumes de leurs aïeux, dans la douce contagion de l’exemple. Mais lorsqu’ils cédèrent ainsi aux inspirations de leurs cœurs, ce ne fut pas sans une secrète tristesse ; pressentiment qui pouvait avoir son charme, malgré les maux qu’il faisait craindre. Issu d’une race aussi fière, Adrien ne pouvait guère rêver mariage avec la sœur d’un plébéien ; et Irène, ignorante de la future élévation de son frère, ne pouvait guère avoir caressé aucune espérance si ce n’est celle d’être aimée. Mais ces circonstances contraires, qui pour les âmes plus austères, plus prudentes, plus portées à l’abnégation, peut-être plus vertueuses, écloses sous le ciel du nord, auraient suffi pour se débattre contre un amour de cette latitude, ne servirent qu’à nourrir et à fortifier le leur par une opposition toujours attrayante pour le sentiment. Ils trouvèrent des occasions rares, mais fréquentes, de se rencontrer, non pas seuls tout à fait, mais rien qu’en la présence d’une confidente dévouée, Benedetta. Tantôt c’était dans les jardins publics, tantôt autour des vastes ruines désertes qui entouraient la maison de Rienzi. Ils s’abandonnaient, sans trop tenir compte de l’avenir, au transport, à la félicité du moment ; ils s’aimaient au jour le jour ; leur avenir n’était que la prochaine fois qu’ils se reverraient ; au delà de cette époque même les vapeurs de leur juvénile amour se condensaient jusqu’aux ténèbres d’une obscurité qu’ils ne cherchaient point à pénétrer ; et comme ils n’en étaient pas encore à cette période de leur affection où ils couraient risque de succomber, leur amour n’avait pas encore passé le seuil de la porte d’or où le ciel finit, où la terre commence. Ils avaient la poésie du désir, ses vagues aspirations et ses raffinements délicats, ils n’en avaient ni la puissance avide, ni les jalouses ardeurs, ni les caprices mortels. Un regard, un chuchotement, une courte pression de la main, tout au plus les premiers baisers de l’amour, rares et rapides, voilà ce qui marquait pour eux les limites humaines de ce sentiment qui les remplissait d’une nouvelle vie, qui les élevait aux transports d’une âme nouvelle. Les tendances vagabondes d’Adrien furent du coup fixées et concentrées, tandis que les rêves de sa tendre maîtresse s’étaient comme éveillés à une vie rêveuse encore, mais « entourée de réalité. » Tout ce sérieux, toute cette énergie, toute cette fougue d’enthousiasme, qui, chez son frère, éclataient en projets de patriotisme et en élans d’ambition, s’adoucirent chez Irène pour descendre à un but unique d’existence, à une concentration de l’âme, et c’était l’amour. Mais dans cette étendue de pensée et d’action, si limitée en apparence, était en réalité une sphère sans bornes tout comme dans l’espace illimité où l’ambition de son frère ouvrait le chemin à plus d’un imitateur. Elle n’en avait pas moins comme pouvoir et comme conception toutes les plus hautes facultés accordées à notre humaine argile. Son enthousiasme était à la hauteur de son idole ; égale eût été sa générosité, égal son dévouement, si on l’avait mise de même à l’épreuve, mais plus grand, soyez-en sûr, eût été son courage, plus inaliénable son culte, plus pur surtout de desseins égoïstes et de vues sordides. Le temps, les vicissitudes, le malheur, l’ingratitude l’auraient laissée la même ! Quel état pourrait tomber, quelle liberté pourrait déchoir, si le zèle du bruyant patriotisme de l’homme était aussi pur que la silencieuse fidélité de l’amour d’une femme ?

En eux tout était jeune ! le cœur n’était ni glacé ni flétri ; c’était cette plénitude, cette surabondance du principe vital, qui porte en soi quelque chose de divin. À cet âge, quand il nous semble que nous ne pourrons jamais mourir, comme tout ce qu’enfante notre cœur est immortel, comme ses créations se colorent et s’animent de la jeunesse d’un dieu ! Notre propre jeunesse ressemble à celle de la terre elle-même, alors que les bois et les ondes se peuplaient de divinités, quand la vie en travail n’enfantait que beauté, que toutes ses formes étaient œuvres de poésie, tous ses airs, mélodies de l’Arcadie et de l’Olympe ! Jamais l’âge d’or ne quitte ce monde, il existe encore et toujours ; tant qu’il y aura amour, santé, poésie, il existera, mais seulement pour la jeunesse.

Si maintenant je m’arrête, quoique ce ne soit qu’un instant, sur cet intermède, dans un drame où sont mises en scène des passions plus viriles que celle de l’amour, c’est parce que je prévois que l’occasion en reviendra rarement. Si je prolonge le portrait d’Irène et de sa secrète passion, au lieu d’attendre des circonstances qui me les fassent mieux décrire que ne peuvent le faire les paroles d’un auteur, c’est parce que je prévois que cette aimante et aimable image doit être jusqu’au bout une ombre plutôt qu’un portrait rejeté dans le second plan, comme le veut la destinée réelle de tels caractères, par des figures plus hardies et des couleurs plus éclatantes ; quelque chose enfin dont la présence se sent plutôt qu’elle ne se voit, et dont l’harmonie avec l’ensemble consiste dans son caractère calme, retiré et soumis.


CHAPITRE VIII.

L’homme enthousiaste jugé par l’homme discret.

« Tu me juges mal, disait vivement Rienzi à Adrien, comme ils étaient seuls, assis, près de terminer une longue conférence ; je ne joue point le rôle d’un pur et simple démagogue ; je ne vise point à bouleverser les grands abîmes de la société, à seule fin que ma fortune personnelle s’élève comme une lie à la surface. J’ai si longtemps médité sur le passé, qu’il me semble être arrivé à en faire partie comme si mon existence se confondait avec lui. J’ai marqué mon âme tout entière au coin d’une passion unique et souveraine… la restauration de Rome.

— Mais par quels moyens ?

— Monseigneur ! monseigneur ! Il n’y a qu’une manière de rétablir la grandeur d’un peuple : c’est d’en appeler à ce peuple lui-même. Ni princes ni barons ne peuvent donner à un État une prospérité permanente ; ils savent s’élever, mais sans élever le peuple avec eux. Pour toutes les grandes régénérations il faut un mouvement universel des masses.

— Non, répondit Adrien, ou bien il faut donc que nous ayons lu l’histoire avec des yeux bien différents. Pour moi, toutes les grandes régénérations semblent avoir été l’ouvrage de quelques-uns, tacitement accepté de la multitude. Mais ne nous engageons pas dans des disputes scolastiques. Tu cries à haute voix qu’une vaste crise est imminente, que le bon état va être établi. Comment le sera-t-il ? Où sont vos armes ? vos soldats ? Les nobles sont-ils moins forts que jadis ? La plèbe est-elle plus brave, plus constante ? Dieu sait que mon langage est libre des préjugés de ma caste. Je pleure sur l’abaissement de mon pays ! Je suis Romain, et à ce titre j’oublie que je suis noble. Mais je tremble à l’idée de l’orage que vous provoqueriez à tout risque. Si votre insurrection réussit, elle sera violente, elle sera achetée par le sang ; par le sang des plus hautes familles de Rome. Vous viserez à une seconde expulsion des Tarquins ; mais ce sera plutôt comme une seconde proscription de Sylla. Les massacres et les désordres ne frayent jamais le chemin de la paix. Si, au contraire, vous échouez, les chaînes de Rome sont à jamais scellées ; pour échapper aux fers, un infructueux effort ne sert qu’à excuser de nouvelles tortures infligées à l’esclave.

— Et alors qu’est-ce que le seigneur Adrien veut que nous fassions ? demanda Rienzi, avec ce sourire sarcastique à lui particulier, dont nous avons déjà fait mention. Attendrons-nous que les Colonna et les Orsini ne se querellent plus ? Demanderons-nous aux Colonna la liberté, aux Orsini la justice ? Monseigneur, en appeler aux nobles contre les nobles est chose impossible. Nous ne devons pas les supplier de modérer leur pouvoir ; nous devons nous restituer ce pouvoir à nous-mêmes. La tentative peut avoir ses dangers, mais nous l’entreprenons au milieu des monuments du Forum ; et si nous succombons, nous périrons dignes de nos ancêtres. Vous avez une haute généalogie, et des titres sonores, et de vastes domaines, et vous parlez de la gloire de vos aïeux : Nous aussi, nous autres plébéiens de Rome, nous avons nos aïeux ! Nos pères étaient des hommes libres. Où est notre héritage ? nous ne l’avons pas vendu, nous n’y avons pas renoncé ; il nous a été volé, tantôt par la fraude, tantôt par la violence, il nous a été dérobé pendant notre sommeil, ou arraché par de féroces mains, au milieu de nos cris et de nos transports de rage. Monseigneur, nous ne demandons qu’une chose, c’est que cet héritage légitime nous soit restitué, à nous, que dis-je ? à vous pareillement, car votre liberté a disparu comme la nôtre. Pouvez-vous habiter la maison de votre père, si vous n’avez des tours, des remparts et les épées mercenaires de vos bravos ? Pouvez-vous, la nuit, marcher dans les rues sans armes ni satellites ? À la vérité, vous autres nobles, vous pouvez user de représailles, si nous autres nous ne l’osons pas. Vous pouvez à votre tour terrifier et outrager autrui ; mais est-ce que la licence suffit à remplacer la liberté ? On vous a donné le faste et la puissance ; mais la garantie des lois équitables serait un meilleur présent. Oh ! fussé-je à votre place, fussé-je Étienne Colonna lui-même, je soupirerais, oui, aussi avidement que je le fais, après cette atmosphère de liberté qui traverse, non pas les barrières et les remparts élevés contre mes concitoyens, mais le franc espace du ciel, et cela en sûreté, parce que cet air est protégé par la silencieuse prévoyance de la loi, et non par les craintes mesquines, par les soupçons aux yeux creux, qui tiennent compagnie à tout pouvoir détesté. Le tyran se croit libre parce qu’il commande à des esclaves : plus libre que lui est le dernier paysan d’un État libre. Oh ! Monseigneur, si vous, le brave, le généreux, l’éclairé, vous qui êtes presque le seul de votre ordre à savoir que nous eûmes une patrie, oh ! si vous, qui pouvez sympathiser avec nos souffrances, vous vouliez vous liguer avec nous pour les réparer !

— Tu vas combattre Étienne Colonna, mon parent ; et bien que je n’aie eu que peu de rapports avec lui, bien qu’à vrai dire je ne l’estime guère, il est pourtant l’orgueil de notre maison ; comment pourrais-je faire alliance avec toi ?

— Sa vie restera en sûreté, ses biens en sûreté, son rang en sûreté. À qui faisons-nous la guerre ? À son pouvoir de nuire.

— S’il te soupçonnait des forces réelles en dehors de ta parole, il serait moins miséricordieux pour toi.

— Et n’a-t-il pas fait cette découverte ? Les acclamations du peuple ne lui disent donc pas que je suis un homme qu’il devrait redouter ? Peut-il, lui le prudent, l’astucieux, l’habile politique, peut-il bâtir des forteresses, construire des tours, et ne pas voir de ses remparts le puissant édifice que j’ai, moi aussi, érigé ?

— Vous ? Où donc, Rienzi ?

— Dans les cœurs des Romains ! Ne le voit-il pas ? continua Rienzi. Non, non ; lui, tous, tous les membres de sa caste sont aveugles. N’en est-il pas ainsi ?

— Bien certainement, mon parent n’a aucune foi en votre pouvoir, autrement il y a longtemps qu’il vous aurait écrasé. Non ; et il n’y a pas plus de trois jours qu’il me disait sérieusement qu’il aimait mieux vous voir adresser la parole à la multitude, que le meilleur prêtre de la chrétienté, parce que les autres orateurs enflammaient la foule, mais qu’aucun homme ne savait aussi bien que vous l’apaiser et la disperser.

— Et c’est lui que j’appelais habile ! Quand le ciel répand dans les airs le calme le plus profond, n’est-ce pas alors qu’il est le plus occupé des préparatifs de la tempête ? Oui, Monseigneur, j’entends, Étienne Colonna me méprise. J’ai figuré (ici, en continuant, une profonde rougeur vint couvrir la joue de Rienzi), vous vous le rappelez, dans son palais, du temps de ma jeunesse, je lui ai plu au moyen de contes spirituels et d’apophtegmes badins. Que dis-je ! Ah ! ah ! parfois, je pense, sa gaieté, pour me faire compliment, m’appelait son plaisant, son bouffon ! J’ai digéré son insulte, j’ai même fait la révérence à ses applaudissements. Je subirais la même punition, j’irais endurer encore la même honte, pour le même motif, pour la même cause. Qu’ai-je désiré obtenir ? Pouvez-vous me le dire ? Non ! alors je vous le dirai tout bas : c’était le mépris d’Étienne Colonna ! Ce mépris m’a protégé, jusqu’au jour où j’ai pu me passer de sa protection. J’ai voulu ne pas être redoutable aux yeux des patriciens, afin de pouvoir, tranquille et libre de soupçons, me frayer un chemin dans les cœurs du peuple. J’en suis venu à mes fins ; aujourd’hui je vais jeter le masque. Face à face avec Étienne Colonna, je pourrais lui dire, à cette heure même, que je brave sa colère, que je ris de ses cachots et de ses hommes d’armes. Mais s’il me croit encore le Rienzi d’autrefois, laissez-lui son opinion ; je puis attendre mon heure.

— Pourtant, dit Adrien évitant de répondre au fier langage de son compagnon, dis-moi, que demandes-tu pour le peuple, si tu ne veux pas faire un appel à ses passions ? ignorant et capricieux comme il est, tu ne peux en appeler à sa raison.

— Je demande pleine et entière justice et sécurité pour tous. Je ne me contenterai pas d’un moindre compromis. Je demande aux nobles de démanteler leurs châteaux forts, de licencier leurs partisans armés, de ne trouver dans une haute naissance aucun droit à l’impunité pour le crime, de ne réclamer d’autre protection que celle des tribunaux du droit commun.

— Vain désir ! répliqua Adrien. Demande ce qu’on peut encore accorder.

— Ha ! ha ! répliqua Rienzi avec un rire amer. Ne vous ai-je pas dit que c’était un vain rêve que de solliciter la loi et la justice entre les mains des grands ? Pouvez-vous alors me blâmer de les demander ailleurs ? »

Puis, changeant tout à coup de ton et de manières, il ajouta avec beaucoup de solennité : « La vie de l’homme éveillé a aussi ses rêves, ses rêves vains et trompeurs. Mais le sommeil est quelquefois un puissant prophète. C’est par le sommeil que le ciel entretient avec ses créatures de mystérieuses communications, et qu’il guide et soutient ses agents terrestres dans le sentier sur lequel sa providence les conduit. »

Adrien ne répondit rien. Maintes fois déjà il avait remarqué que la vigoureuse intelligence de Rienzi s’alliait étrangement avec une profonde et mystique superstition. C’est ce qui donnait au jeune noble, dont la dévotion réelle n’ajoutait cependant que peu de foi aux croyances désordonnées de l’époque, peu de confiance dans le succès des projets du rêveur. En cela il se trompait grandement, bien que son erreur fût celle d’un sage de ce monde ; car jamais rien n’inspire aussi puissamment l’audace humaine que cette douce croyance qu’elle sert d’instrument à une plus divine sagesse. La vengeance et le patriotisme s’unissant chez un homme de génie et d’ambition, tels sont les leviers d’Archimède qui trouvent dans le fanatisme une sphère placée hors de ce monde, de laquelle ils peuvent mettre ce monde en mouvement. L’homme prudent peut diriger un État ; mais c’est l’enthousiaste qui le régénère… ou le ruine.


CHAPITRE IX.

Quand le peuple vit ce tableau, chacun s’émerveilla.

Devant la place du marché et au pied du Capitole, était assemblée une foule innombrable. Chacun tâchait de pousser son voisin devant lui, chacun s’efforçait de parvenir à un endroit particulier, autour duquel la foule se pressait serrée et nombreuse.

« Corpo di Dio ! fit un homme d’une énorme stature, fendant la presse comme quelque vaisseau monstrueux qui rejette les vagues bruyantes à droite et à gauche de sa proue, voici chaude besogne ; mais pourquoi, au nom de la sainte Mère de Dieu, me foulez-vous ainsi ? Ne voyez-vous pas, messire Ribald, que mon bras droit est mutilé, emmaillotté, bandé, de sorte que je ne puis pas plus me tirer d’affaire qu’un bambin ? Et pourtant vous poussez sur moi comme si j’étais une vieille muraille !

— Ah ! Cecco di Vecchio ! Eh bien, l’ami ! il faut que nous vous fassions faire place. Vous êtes trop petit et trop délicat pour vous frayer passage à travers une telle cohue ! Venez, je vais vous protéger, dit un nain de quatre pieds de haut en lançant un regard au géant.

— Ma foi, dit le terrible forgeron promenant ses yeux sur la foule qui accueillit de ses rires la plaisanterie du nain ; nous avons tous besoin de protection, petits et grands. De quoi riez-vous, tas de singes ? Vous n’entendez peut-être pas les paraboles.

— Et pourtant c’est une parabole que nous sommes venus contempler, dit un membre de l’attroupement, avec un léger rire sarcastique.

— Je vous donne le bonjour, seigneur Baroncelli, répliqua Cecco di Vecchio ; vous êtes un brave homme et vous aimez le peuple ; cela fait sourire le cœur, rien que de vous voir. À propos de quoi tout ce tapage ?

— Eh bien ! le notaire du pape a exposé sur la place du marché un grand tableau, et les badauds disent qu’il représente Rome, si bien qu’en cette chaude journée ils sont là à se fondre la cervelle au soleil pour deviner le mot de l’énigme.

— Ho ! ho ! s’écria le forgeron, et il poussa en avant avec une telle vigueur qu’il laissa tout à coup l’orateur à l’arrière-garde : Si Cola de Rienzi est pour quelque chose là dedans, je me ferais un chemin dans le roc pour y arriver.

— Grand bien nous fera une méchante croûte de rapin, » dit Baroncelli d’un air maussade en se retournant vers ses voisins ; mais personne ne l’écoutait, et le prétendu démagogue se mordait les lèvres de jalousie.

À travers les plaintes et les malédictions à demi-étouffées des hommes qu’il coudoyait de côté, à travers les reproches éclatants et les clameurs aiguës des femmes dont il respectait aussi peu les robes et les coiffures, le brutal forgeron se fraya passage jusqu’à un espace entouré de chaînes, au centre duquel était placé un immense tableau.

« Comment est-il venu là ? s’écriait l’un. J’étais le premier au marché.

— Nous l’avons trouvé ici dès l’aurore, dit un marchand de fruits, et il n’y avait personne à côté.

— Mais, qui vous fait supposer que Rienzi y est pour quelque chose ?

— Eh ! quel autre aurait pu le faire ? répliquèrent vingt bouches.

— C’est vrai. Quel autre que lui ? répéta le robuste forgeron. J’oserais jurer que le brave homme a passé la nuit entière à le peindre lui-même. Par le sang de saint Pierre ! savez-vous que c’est terriblement beau ! Sur quel sujet ça roule-t-il ?

— Ah ! voilà l’énigme, dit une marchande de poissons toute pensive ; si j’en pouvais seulement trouver le fin mot, je mourrais heureuse.

— C’est sans doute quelque chose sur la liberté et les impôts, dit Luigi le boucher en se penchant sur les chaînes. Ah ! si l’on tenait compte des idées de Rienzi, tout pauvre diable aurait son morceau de viande au pot.

— Et autant de pain qu’il en pourrait manger, ajouta un pâle boulanger.

— Bah ! du pain et de la viande ! tout le monde en a maintenant. Mais parlez-moi du vin que boivent les pauvres gens ? On n’a rien qui vous encourage à cultiver la vigne ; » cela fut dit par un vigneron.

« Holà ! hé ! longue vie à Pandolfo de Guido ! faites place à maître Pandolfo ; c’est un homme instruit ; c’est un des amis du grand Notaire, il va vous expliquer le tableau ; place donc, place ! » D’un pas lent et modeste, Pandolfo de Guido, littérateur tranquille, riche, honnête, que rien, sauf la violence de l’époque, n’aurait pu arracher à son paisible logis ou à son cabinet d’études, s’approcha des chaînes. Il attacha un long et profond regard sur ce tableau brillant de couleurs toutes fraîches et encore humides, avec une touche déjà de l’art Renaissance, de cet art informe et rude encore en ses contours, mais déjà reconnaissable, précurseur de la haute perfection qui charme, un siècle plus tard, nos regards dans les peintures du Pérugin. Le peuple se pressa, bouches béantes, autour du savant homme, fixant les yeux tantôt sur la peinture, tantôt sur Pandolfo.

« Ne comprenez-vous donc pas, finit par dire Pandolfo, la facile et palpable signification de cette composition ? Voyez comme le peintre vous a représenté une vaste mer orageuse ; remarquez comme ses vagues…

— Parlez plus haut ! plus haut ! cria l’impatiente multitude.

— Silence ! repartirent ceux qui jouissaient du voisinage immédiat de Pandolfo. Le digne seigneur se fait parfaitement entendre. »

Dans l’intervalle, quelques-uns des plus avisés, courant à une échoppe située sur la place du marché, en apportèrent une table grossière, de laquelle ils prièrent Pandolfo de faire son allocution au peuple. Le pâle citoyen, avec quelque sentiment de peine et de honte, car ce n’était pas un orateur expert, fut obligé de les satisfaire ; mais quand ses regards tombèrent sur cette nombreuse et palpitante assemblée, sa profonde sympathie pour leur cause l’inspira et l’enhardit. De ses yeux jaillit un éclair : sa voix se gonfla et devint puissante ; et sa tête, ordinairement ensevelie dans sa poitrine, se redressa et prit une physionomie imposante.

Il recommença en ces termes :

« Vous voyez devant vous dans ce tableau une mer puissante et orageuse ; sur ces vagues vous apercevez cinq barques ; quatre d’entre elles ont déjà fait naufrage : leurs mâts sont brisés ; au travers des fissures de leurs bordages entr’ouverts se précipitent les flots ; elles sont hors de tout secours et de toute espérance ; sur chacune de ces barques gît le cadavre d’une femme. Ne voyez-vous pas dans ces figures blêmes, dans ces membres livides, avec quelle fidélité l’artiste a retracé les teintes blafardes, l’affreuse pâleur de la mort ? Sous chacun de ces navires est un mot qui applique la métaphore à la réalité. Là-bas vous voyez le nom de Carthage ; les trois autres sont : Troie, Jérusalem et Babylone. À tous les quatre cette inscription est commune : « C’est l’injustice qui nous a anéanties ! » Maintenant, tournez vos yeux vers le milieu de cet océan, vous y voyez la cinquième barque ballottée au beau milieu des vagues, avec son mât rompu, son gouvernail à la dérive, ses voiles en pièces. Cependant elle n’est pas encore tout à fait naufragée comme les autres, bien qu’elle n’en soit pas loin. Sur son tillac est agenouillée une femme en habits de deuil ; remarquez la désolation peinte sur son visage, avec quelle habileté l’artiste y a transporté la profonde expression de sa douleur ; elle tend ses bras en suppliante, elle implore votre secours et l’aide du ciel. Regardez maintenant quel nom elle porte : c’est Rome ! — Oui, c’est votre patrie qui s’adresse à vous sous cette figure symbolique ! »

La foule ondoyait çà et là, et un murmure croissant finit par dominer le silence qu’elle avait gardé jusqu’alors.

« Maintenant, poursuivit Pandolfo, dirigez vos regards sur la droite du tableau, et vous contemplerez la cause de la tempête, vous verrez pourquoi la cinquième barque est mise en péril et pourquoi ses sœurs ont ainsi fait naufrage. Voyez quatre espèces différentes d’animaux, qui, de leurs horribles gueules, font jaillir les vents et les orages pour tourmenter et bouleverser la mer. Ceux du premier groupe sont les lions, les loups, les ours. Ceux-là, l’inscription vous le dit, sont les seigneurs et maîtres de l’État, sauvages et sans lois ; leurs voisins sont les chiens et les pourceaux, ce sont les mauvais conseillers et les parasites. En troisième lieu, vous voyez les dragons et les renards. Ils vous représentent les faux juges, les faux notaires, ceux qui vendent la justice. Au quatrième groupe, dans les lièvres, les boucs, les singes qui contribuent à provoquer la tempête, vous reconnaissez par l’inscription les emblèmes des plébéiens voleurs et homicides, ravisseurs et spoliateurs. Eh bien ! êtes-vous encore dans l’embarras, ô Romains ? ou comprenez-vous bien maintenant l’énigme du tableau ? »

Bien loin, dans leurs palais massifs, les Savelli et les Orsini entendirent l’écho des acclamations qui répondirent à la question de Pandolfo.

« Êtes-vous alors dénués d’espérance ? » reprit le savant, quand les acclamations eurent cessé, et, du premier son de sa voix, faisant taire les clameurs et les discours que chacun des auditeurs allait adresser à son voisin : « Êtes-vous sans espoir ? Est-ce que ce tableau, en vous montrant vos angoisses, ne vous promet point de salut ? Voyez ; au-dessus de cette mer irritée, les cieux s’entr’ouvrent, et la majesté de Dieu descend dans toute sa gloire comme au jour du jugement ; des rayons qui entourent l’esprit de Dieu s’étendent deux glaives flamboyants, et sur ces glaives s’appuient, irrités, mais libérateurs, les deux saints patrons, les deux puissants tuteurs de votre cité. Peuple de Rome, adieu ! voilà la parabole finie[7] ! »


CHAPITRE II.

Évocation d’un fougueux esprit capable de mettre en mille pièces le magicien même qui l’évoque.

Tandis que cette scène se passait avec tant d’animation autour du Capitole, dans l’intérieur d’une des salles de ce palais était assis le premier agent, le premier auteur toutes ces rumeurs. En compagnie de ses paisibles clercs, Rienzi semblait tout absorbé dans les détails de sa patiente besogne. Tandis que le murmure et le bourdonnement, les acclamations et les trépignements des masses venaient rouler jusqu’à son appartement, il ne semblait seulement pas y faire attention ni se détacher une minute de son travail. Avec la régularité incessante d’un automate, il continuait d’enregistrer sur son grand-livre, en caractères nets et hardis, comme on écrivait alors, ces chiffres maudits qui lui enseignaient, mieux que les déclamations, les exactions commises à l’égard du peuple, et mettaient à sa disposition cette arme du fait pur et simple, dont l’abus a tant de peine à parer les coups.

« Page 2, volume B, dit-il à ses scribes de la tranquille voix de l’homme d’affaires, voir les rentrées de l’impôt du sel ; section no 3… très-bien. Page 9, volume D. — Quel est le total du compte rendu par Vescobaldi, le collecteur ? Quoi ! Douze mille florins ? Pas davantage ! Quel fripon sans conscience ! (Ici retentit au dehors un long cri de : Pandolfo, vive Pandolfo !) Pastrucci, mon ami, voilà votre tête qui court la pretentaine ; vous écoutez ce tapage du dehors, amusez-vous, s’il vous plaît, à faire le calcul que je vous ai confié. Santi, quelle est l’entrée portée par Antonio Tralli ? »

Un léger coup retentit à la porte, et Pandolfo entra.

Les clercs poursuivirent leur tâche, tout en se hâtant de lever les yeux sur ce pâle et respectable visiteur, dont le nom, à leur grand étonnement, était ainsi devenu un cri populaire.

« Ah ! mon ami, dit Rienzi, d’une voix assez calme, mais ses mains tremblaient d’une émotion mal comprimée ; vous voudriez me parler en particulier, hein ? bien, bien, venez par ici. » Et sur ce, il conduisit le citoyen dans un petit cabinet situé derrière les bureaux, en ferma soigneusement la porte, puis, s’abandonnant à l’impétuosité naturelle à son caractère, il saisit Pandolfo par la main. « Parlez, s’écria-t-il, comment prennent-ils l’interprétation ? L’avez-vous faite assez simple, assez claire pour la leur faire toucher au doigt. A-t-elle profondément pénétré dans leurs âmes ?

— Oh oui ! par saint Pierre ! » répondit le citoyen dont la tête était montée par la récente découverte qu’il venait de faire que, lui aussi, il était orateur, et ce n’est pas un mince plaisir pour un esprit timide. « Ils dévoraient chaque mot de l’interprétation, ils sont émus jusqu’à la moelle. Vous pourriez à l’instant même les mener au combat et trouver en eux des héros. Quant au vigoureux forgeron…

— Cecco di Vecchio ! interrompit Rienzi, ah ! son cœur est taillé dans le bronze. Qu’a-t-il fait ?

— Eh bien ! il m’a saisi par le bas de ma robe à la descente de la tribune aux harangues (oh ! que j’aurais voulu que vous pussiez me voir ! per fede, j’avais saisi un pan de votre manteau, j’étais un autre vous-même !) et m’a dit, en pleurant comme un enfant : « Ah ! seigneur, je ne suis qu’un pauvre diable, et je ne vaux pas grand’chose, mais si chaque goutte du sang qui coule dans mon corps était une vie, je les donnerais toutes pour ma patrie ! »

— Brave et digne homme ! s’écria Rienzi ému. Ah ! si Rome en avait seulement cinquante pareils ! Personne n’a fait plus de bien à notre cause, dans sa classe, que Cecco di Vecchio.

— On sent l’avantage de sa protection dans sa taille même, dit Pandolfo. C’est quelque chose que d’entendre de si grands mots tomber de la bouche d’un si grand gaillard.

— Aucune voix ne s’est élevée pour désapprouver ce tableau, ni pour en critiquer l’idée ?

— Aucune.

— Le temps de maturité approche alors ; encore quelques soleils et le fruit sera récolté. L’Aventin, le Latran et puis la trompette solitaire ! » À ces mots, Rienzi, les bras croisés, les yeux fixés à terre, sembla retombé dans ses rêveries.

« À propos, reprit Pandolfo, j’avais presque oublié de te dire que la foule aurait afflué jusqu’ici, tant elle était impatiente de te voir ; mais je dis à Cecco di Vecchio de monter à la tribune aux harangues et de leur expliquer dans son langage sans façon, qu’à cette heure présente, quand tu étais au Capitole, tout occupé d’affaires civiles et sacrées, il serait inconvenant de faire irruption chez toi en pareille multitude. N’ai-je pas bien fait ?

— Fort bien, mon cher Pandolfo.

— Mais Cecco di Vecchio dit qu’il faut qu’il vienne te baiser la main. Tu peux t’attendre à le voir ici aussitôt qu’il pourra échapper aux regards de la foule.

— Il sera le bienvenu, dit Rienzi presque machinalement, car il était toujours absorbé dans ses méditations.

— Tiens, justement le voici ; et un des scribes annonça le forgeron.

— Faites-le entrer, » dit Rienzi en s’asseyant avec calme.

Quand le gigantesque forgeron se trouva face à face avec Rienzi, Pandolfo prit plaisir à observer le merveilleux empire de l’esprit sur la matière. Ce géant farouche et hardi, qui, dans toutes les commotions populaires, s’élevait comme une tour au-dessus de sa classe ; qui était, avec ses muscles de pierre et ses nerfs d’acier, le point de ralliement et le boulevard de tous les autres, se tenait maintenant tout rouge et tout tremblant devant l’intelligence qui venait presque de lui en créer une à lui-même, tant l’éloquent enthousiasme de Rienzi avait fait jaillir et soufflé l’étincelle qui jusqu’alors sommeillait endormie dans cette poitrine grossière. Et, en vérité, qui réveille le premier chez l’esclave le sens et l’âme de la liberté, approche autant que l’homme peut le faire, et plus que le philosophe, plus même que le poëte, du grand attribut, du pouvoir créateur de Dieu ! Mais, si le cœur qui le reçoit n’y est point préparé, le don lui-même peut être fatal au donateur, et, celui qui tout d’un coup, d’esclave devient homme libre, peut devenir aussi rapidement d’homme libre brigand.

« Approche, mon ami, dit Rienzi, après un instant de silence. Je sais tout ce que tu as fait et voudrais faire pour Rome ! Tu es digne de ses plus beaux jours d’autrefois, et tu es fait pour prendre part à leur restauration. »

Le forgeron tomba aux pieds de Rienzi, qui lui tendit pour le relever une main que Cecco di Vecchio saisit pour y imprimer un respectueux baiser.

« Ce baiser n’est pas un baiser de Juda, observa en souriant Rienzi ; mais lève-toi, mon ami ; nous ne devons prendre cette attitude qu’à l’égard de Dieu et de ses saints.

— Celui-là est un saint qui nous secourt au besoin ! dit rondement le forgeron, et pour ce qui est de ça, personne ne s’en est acquitté comme toi. Mais quand, ajouta-t-il, en baissant la voix, et en attachant sur Rienzi un profond regard, comme un homme qui n’attend plus qu’un signal pour frapper un coup : quand ferons-nous le grand effort ?

— Tu as parlé à tous les braves de ton voisinage ? sont-ils bien préparés ?

— À la vie, à la mort, comme Rienzi leur en donnera l’ordre.

— Il m’en faut la liste, avec leur nombre, leurs noms, demeures, professions, cette nuit même.

— Tu l’auras.

— Chaque homme doit apposer sa signature ou faire un trait de sa propre main.

— Ce sera fait.

— Alors, écoute ! accompagne Pandolfo di Guido à son logis, ce soir, au coucher du soleil. Il te donnera les instructions nécessaires pour te réunir cette nuit à quelques braves gens ; tu es digne de te joindre à eux. Tu n’y manqueras pas !

— Par les saints Escaliers ! Je compterai les minutes d’ici-là, s’écria le forgeron, dont la figure basanée rayonnait d’orgueil devant un pareil témoignage de confiance.

— En attendant, surveillez tous vos voisins ; qu’aucun homme ne chancelle ou ne devienne faible de cœur ; qu’aucun de vos amis ne soit marqué du sceau de la trahison.

— Si je trouve un seul homme qui, s’étant engagé, recule, je lui couperai la gorge, fût-il fils de ma propre mère ! dit le farouche forgeron.

— Ah ! ah ! répliqua Rienzi, avec ce rire étrange qui lui était particulier. Un miracle ! un miracle ! voilà le tableau qui parle maintenant. »

Déjà tout était presque plongé dans les ténèbres, quand Rienzi quitta le Capitole. La large place qui s’ouvre devant ses murs était vide et déserte ; et lui, s’enveloppant dans les plis de son manteau, se promenait toujours rêveur.

« J’ai presque gravi le sommet, pensait-il, et maintenant le précipice s’ouvre béant devant moi. Si j’échoue, quelle chute ! Avec moi tombe le dernier espoir de mon pays. Jamais noble ne se lèvera contre les nobles. Jamais un autre plébéien n’aura les occasions ni l’influence dont je dispose. Rome est incorporée à moi, ma vie est sa vie. Ses libertés éternelles sont attachées à un roseau qu’un coup de vent peut déraciner. Mais, ô Providence ! ne m’as-tu pas réservé, désigné pour de grandes actions ! Comment ai-je été, pas à pas, amené à cette solennelle entreprise ? Comment chaque jour a-t-il préparé son successeur ? Et pourtant, quel danger ! Si ce peuple inconstant, qu’une longue servitude a fait pusillanime, chancelle un instant dans la crise, je suis balayé du coup ! »

À ces mots, il leva les yeux, et que vit-il ? Devant lui, la première étoile du crépuscule abaissait ses tranquilles rayons sur la roche Tarpéienne, dont les restes tombaient en poussière. Ce n’était pas de bon augure, et le cœur de Rienzi battit plus vivement lorsque son regard rencontra si subitement, noire et refrognée, cette masse de ruines.

« Terrible monument, pensait-il, de quelles sombres catastrophes, de quels rêves inconnus n’as-tu pas été témoin ? À combien d’entreprises tu as mis le sceau du néant, sur lesquelles l’histoire garde le silence ! Comment savons-nous si elles étaient criminelles ou justes ? Comment savons-nous si l’homme ainsi condamné comme traître, n’aurait pas, en cas de succès, joui de l’immortalité d’un libérateur ? Si je succombe, quel sera mon historien ? Un plébéien ? hélas ! aveuglés, ignorants, ils n’offrent point d’esprits capables d’en appeler à la postérité. Un patricien ? sous quelles couleurs, alors, serai-je dépeint ? qui sait s’il s’élèvera pour moi un tombeau du milieu du naufrage, si une main répandra des fleurs sur ma tombe ? »

Plongé dans ces méditations, à la veille de cette vaste entreprise à laquelle il s’était dévoué, Rienzi poursuivait sa route. Il gagna le Tibre, et s’arrêta quelques minutes devant ce fleuve héroïque, sur lequel descendaient profondément les rayons d’un ciel pourpre et étoilé. Il passa le pont qui mène au quartier du Transtevère, dont les fiers habitants se vantent encore aujourd’hui d’être les seuls vrais descendants des anciens Romains. Ici son pas devint plus prompt, plus léger ; des pensées moins solennelles, mais plus souriantes, s’amoncelèrent sur son cœur, et son ambition, endormie un instant, abandonna son esprit tendu et surexcité à l’empire d’une plus douce passion.


CHAPITRE XI.

Nina di Raselli.

« Je vous le répète, Lucia, je n’aime point ces étoffes : elles ne me vont pas ! Avez-vous jamais vu une aussi pauvre couleur ? du violet, vraiment ; et ce cramoisi donc ! Pourquoi avez-vous dit au commis de les laisser ? Qu’il les remporte ailleurs demain ! Elles peuvent convenir aux signoras de l’autre côté du Tibre, car elles s’imaginent que tout ce qui vient de Venise doit être parfait, mais moi, Lucia, je vois par mes yeux et je juge par mon propre esprit.

— Ah ! chère signora, dit la servante, si vous étiez ce que vous deviendrez sans doute tôt ou tard, une grande dame, avec quelle dignité vous porteriez et titres et parures ! sainte Cécile ! Pas une dame romaine n’obtiendrait un regard tant que la signora Nina serait là !

— Crois-tu que nous ne leur apprendrions pas aussi bien qu’une autre ce que c’est que la grandeur ? repartit Nina. Oh ! quelles fêtes nous saurions leur montrer ! Avez-vous vu, de la galerie, les réjouissances données la semaine dernière par la signora Giulia Savelli ?

— Oui, signora ; et quand vous remontiez la salle avec votre tissu de perles et d’argent, quelle rumeur dans toute la galerie ! chacun s’écriait : mais c’est un ange que les Savelli ont là pour honorer leur fête !

— Allons, Lucia, point de flatterie, mademoiselle.

— C’est la vérité toute nue, signora. Mais quelle fête, n’est-ce pas ? Quelle splendeur ! Cinquante domestiques, en livrée écarlate et or, et la musique jouant tout le temps. On avait envoyé chercher des ménestrels jusqu’à Bergame. Est-ce que ce festival ne vous a pas fait plaisir ? Ah ! je parie qu’on vous a adressé, ce jour-là, bon nombre de beaux discours.

— Ah ! mon Dieu ! non, il y avait une voix qui manquait, et c’était assez pour me gâter toute la musique. Mais moi, ma fille, à la place de la princesse Giulia, je ne me serais pas contentée d’une aussi pauvre réjouissance.

— Comment, pauvre ? Mais au dire de tous les gentilshommes, elle surpassait la plus somptueuse noce des Colonna. Que dis-je ? Un Napolitain, assis près de moi, qui avait servi sous la jeune reine Jeanne, à l’époque de son mariage, avouait que Naples même était éclipsée.

— C’est possible. Je ne connais pas Naples ; mais je sais ce qu’aurait été ma cour, si j’étais ce que… ce que je ne suis point et ne pourrai jamais être ! La vaisselle du banquet eût été d’or ; chaque coupe garnie de diamants jusqu’au bord ; je n’aurais pas voulu qu’on pût voir un pouce seulement du parquet ; tout aurait resplendi de drap d’or. Dans la cour, la fontaine aurait lancé en ondes aériennes les parfums de l’Orient ; j’aurais eu pour pages non pas de jeunes rustres, rougissant de leur propre maladresse, mais de beaux adolescents, entrant à peine dans leur douzième année, choisis dans les plus élégantes maisons de Rome ; et quant à la musique, ô Lucia, chaque musicien eût porté une couronne et l’eût méritée ; et celui qui aurait le mieux joué eût reçu en récompense, pour inspirer tous les autres, une rose de ma main. Avez-vous vu, aussi, la robe de la princesse Giulia ? Ce n’est pas moi qui aurais choisi ces couleurs. Les miennes auraient éclipsé le soleil en plein midi ! Jaune, bleu, orange et écarlate ! Ô mes doux saints ! j’en ai eu mal aux yeux toute la journée du lendemain !

— Il est certain que la princesse Giulia n’a point votre habileté à mélanger les couleurs ! dit la complaisante chambrière.

— Et puis, aussi, quelle tournure ! rien de royal là dedans. Elle se traînait le long de la salle, de manière qu’à chaque moment sa queue manquait de la faire trébucher ; et puis elle disait, avec un rire niais : « Ces robes de fête ne sont que des somptuosités incommodes ! » Ma foi, pour les grands il ne devrait pas y avoir de robes de fête ; c’est pour moi-même et non pour les autres que je m’habillerais. Chaque jour amènerait sa robe neuve, plus splendide que celle de la veille ; chaque jour serait un jour de fête.

— Il m’a semblé, dit Lucia, que le seigneur Giovanni Orsini paraissait très-épris de madame.

— Lui ! cet ours !

— Ours tant que vous voudrez, mais l’ours a une fourrure superbe. Le chiffre de sa fortune est encore inconnu.

— Et le sot ne sait point la dépenser !

— N’était-ce pas le jeune seigneur Adrien qui vous parlait tout près des colonnes, où jouait l’orchestre ?

— C’est possible, je ne me rappelle pas.

— Pourtant j’ai ouï dire qu’il y a peu de dames qui ne se rappellent pas quand le seigneur Adrien de Castello leur fait un doigt de cour.

— Il n’y a eu qu’un homme dont la société m’ait paru digne de souvenir, répliqua Nina, sans prendre garde aux insinuations de la maligne servante.

— Et qui était-ce ? demanda Lucia.

— Le vieux docteur d’Avignon

— Quoi ! l’homme à la barbe grise ! Oh ! signora !…

— Oui, fit Nina d’une voix grave et triste, lorsqu’il parlait, tout le reste disparaissait à mes yeux, car il me parlait de lui. »

À ces mots, la signora poussa un profond soupir, et ses yeux s’emplirent de larmes.

La femme de chambre prit une expression de dédain dans ses lèvres, et d’étonnement dans ses regards ; mais elle n’osa hasarder une réplique.

« Ouvre la jalousie, reprit Nina après une pause, et donne-moi ce papier. Pas celui-là, fillette ; les vers qu’on m’a envoyés hier. Comment ? tu es Italienne et tu ne comprends pas d’instinct que je veux parler des stances de Pétrarque ? »

Assise auprès d’une croisée ouverte, à travers laquelle se glissait, douce et brillante, la lumière de la lune, ayant à côté d’elle une lampe dont elle semblait abriter ses yeux, bien qu’en réalité elle tâchât seulement de cacher son visage à Lucia, la jeune signora paraissait absorbée dans la lecture d’un de ces tendres sonnets qui alors en Italie tournaient les cervelles et enflammaient les cœurs[8].

Descendante d’une maison appauvrie, qui, tout en attribuant fièrement son origine à une race de consuls romains, aujourd’hui se conservait à peine un rang parmi la noblesse inférieure, Nina di Raselli était l’enfant gâtée, l’idole et le tyran de ses parents. La nature énergique et absolue de son esprit la faisait commander là-même où elle aurait dû obéir ; et comme dans tous les siècles le caractère peut triompher des mœurs du temps, elle avait, même sous un climat et dans un pays où les jeunes filles sont ordinairement asservies et enchaînées, conquis par sa volonté une indépendance privilégiée. Elle possédait, à la vérité, plus de savoir, plus de génie que n’en avaient reçu généralement en partage les femmes de ce temps ; elle avait assez de l’un et de l’autre pour paraître un prodige aux yeux de ses parents ; elle avait aussi ce qu’ils estimaient encore plus, une beauté supérieure, et, ce qu’ils redoutaient davantage, une indomptable fierté ; fierté mêlée de mille douces et séduisantes qualités à l’égard de ceux qu’elle aimait, si bien que, là où elle aimait, toute fierté semblait disparaître. À la fois vaine et généreuse, résolue et passionnée, elle avait une magnificence grandiose dans sa vanité même et dans sa splendeur ; son entêtement avait quelque chose d’idéal ; ses défauts faisaient partie de ses avantages ; sans eux elle aurait paru moins femme ; tandis que, lorsqu’on la connaissait, on aurait voulu voir toutes les femmes se régler sur son modèle. Auprès d’elle, des qualités plus paisibles perdaient tout leur attrait et n’étaient plus qu’insipides. Elle avait une ambition qui n’était pas vulgaire, car elle avait obstinément refusé mainte alliance qui devait passer l’espérance de la fille d’un Raselli. À son imagination, toute remplie de la poésie d’un rang élevé, avec son éclat et ses grâces, le naturel indiscipliné, le despotisme brutal des nobles Romains apparaissaient comme quelque chose de barbare et de révoltant qui ne lui inspirait que terreur et mépris. Elle avait donc dépassé sa vingtième année sans se marier, mais non pas sans aimer. Les défauts mêmes de son caractère exaltaient cet idéal qu’elle s’était fait de l’amour. Il lui fallait un être autour duquel pussent se rallier tous ses sentiments de vanité ; elle sentait que, n’importe où elle aimerait, elle devait adorer ; ce n’était pas devant une idole vulgaire que demandait à s’incliner un esprit aussi puissant, aussi impérieux. Différente de ces femmes d’une nature moins ardente qui veulent exercer, au moins quelque temps, les capricieuses jouissances d’un empire si doux, elle, aussitôt qu’elle aimerait, elle devait cesser de commander. Sa fierté devait, du coup, s’humilier jusqu’au dévouement. Si rares étaient les qualités capables de l’attirer, si impérieux son orgueil à exiger que ces qualités fussent au-dessus des siennes, quoique du même ordre, que son amour à l’avance se faisait de celui qui en serait l’objet l’égal d’un dieu. Accoutumée à mépriser, elle sentait tout le bonheur qu’il devait y avoir à vénérer au contraire. Et si c’était sa destinée d’être unie à un homme ainsi aimé, son cœur était à même de s’élever en s’inspirant du cœur sur lequel se serait fixé son enthousiasme. Quant à sa beauté, lecteur, si jamais vous allez à Rome, vous n’avez qu’à voir au Capitole le portrait de la sibylle de Cumes, souvent copié, et qu’aucune copie n’a pu même faiblement reproduire. Je vous en supplie, ne prenez pas cette sibylle pour une autre, car les galeries de Rome abondent en sibylles[9]. La sibylle en question est brune, sa figure a un type oriental ; sa robe et son turban, si splendides qu’ils soient, pâlissent devant les roses brillantes mais diaphanes de ses joues ; les cheveux seraient noirs, n’était l’éclat doré qui leur donne une teinte, un lustre moelleux qu’on ne voit que dans le midi, et rarement encore. Les traits, sans être grecs, sont parfaits ; sa bouche, son front, ses contours achevés et exquis offrent la beauté humaine dans toute sa volupté ; il y a quelque chose de mieux encore dans l’expression, dans l’aspect de l’ensemble ; peut-être y a-t-il trop d’ampleur dans les formes, pour s’accorder avec le charme parfait d’une beauté aimable, avec les proportions de la statuaire, avec la délicatesse des modèles d’Athènes ; mais cette exubérance même a une certaine majesté. Contemplez longtemps cette peinture, elle séduit les yeux, et pourtant elle impose. En la regardant, vous remontez cinq siècles : vous avez devant vous l’image vivante de Nina di Raselli !

Mais ce n’était pas ces concetti ingénieux, élaborés, où Pétrarque, tout grand poëte qu’il est, a si souvent mis la pédanterie à la place de la passion, qui absorbaient en ce moment l’attention de la belle Nina. Ses yeux reposaient non sur la page écrite, mais sur le jardin qui s’étendait sous la croisée. Les rayons de la lune dominaient les vieux arbres fruitiers et les vignes pendantes ; et au centre d’une pelouse verdoyante mais à demi négligée, les ondes d’une petite fontaine circulaire, dont les proportions parfaites rappelaient des jours depuis longtemps passés, se jouaient et scintillaient sous le feu des étoiles. C’était une scène calme et belle, mais ce n’était pas plus son calme que sa beauté qui occupait la pensée de Nina ; dans tout le jardin, un seul endroit, le plus sombre, le plus âpre attirait ses regards : là, les arbres se groupaient serrés les uns contre les autres et cachaient à la vue les murs bas mais massifs qui entouraient la maison des Raselli. Les branches de ces arbres se remuèrent à peine, mais Nina les vit ondoyer, et maintenant du taillis surgit lentement et avec précaution, une figure solitaire, dont l’ombre se projetait longue et sombre sur la pelouse. Elle s’approchait de la fenêtre, et une voix respirait tout bas le nom de Nina.

« Vite, Lucia ! s’écria-t-elle, haletante, en se retournant vers sa chambrière, vite ! l’échelle de corde ! c’est lui ! il est venu ! Ah ! que vous êtes lente ! Allons donc, ma fille, on pourrait le découvrir ! Là ! Ô joie ! Ô bonheur ! Mon bien-aimé ! Mon héros ! mon Rienzi !

— Vous voilà donc ! s’écria Rienzi, lorsque entré maintenant dans la chambre, il enlaçait ses bras autour de la taille de Nina, détournée à demi ; et ce qui est la nuit pour les autres est le jour pour moi ! »

Ces premiers instants de bienvenue si doux une fois passés, Rienzi était assis aux pieds de sa maîtresse ; il reposait sa tête sur les genoux de Nina ; leurs regards s’entre-croisaient, leurs mains étaient serrées l’une dans l’autre.

« Et c’est pour moi que tu braves tous ces dangers, disait l’amant, la honte d’être découverte, le courroux de tes parents !

— Ah ! que sont mes périls auprès des tiens ! Ô ciel ! si mon père te trouvait ici, ce serait ta mort.

— En effet, il en ressentirait une si grande humiliation ! Toi, belle Nina, qui pourrais t’allier aux noms les plus pompeux de Rome, gaspiller les trésors de ton amour sur un plébéien, quoique ce plébéien soit le petit-fils d’un empereur ! »

Le cœur de la fière Nina sympathisait profondément avec l’orgueil blessé de son amant ; elle sentait la douloureuse rancune cachée sous sa réplique, prononcée cependant d’un ton insouciant.

« Ne m’as-tu pas parlé, dit-elle, de ce grand Marius, qui n’était pas noble, mais dont le premier des Colonna se réjouirait de revendiquer sa descendance ? Et ne vois-je pas en toi un homme qui éclipsera la grandeur de Marius en la gardant pure de ses vices ?

— Délicieuse flatterie ! Doux prophète ! soupira Rienzi avec un mélancolique sourire ; jamais tes encourageantes promesses de l’avenir ne m’ont été mieux venues qu’aujourd’hui, car je puis te dire à toi ce que je ne voudrais proférer devant personne autre ; mon âme est près de succomber sous l’immense fardeau que j’ai amoncelé sur elle. Il me faut un nouveau courage à mesure que l’heure terrible approche ; ce courage, c’est dans tes paroles et tes regards que je m’en abreuve.

— Oh ! répondit Nina en rougissant, qu’il est glorieux pour moi le sort dont tu payes mon amour ! Qu’il est glorieux pour moi de partager tes desseins, de t’animer à l’heure du doute, de te murmurer l’espoir au moment du danger !

— Et de me donner un triomphe si plein de charmes ! ajouta passionnément Rienzi. Oh ! si jamais l’avenir plaçait sur ce front la couronne de laurier due au sauveur de son pays, quelle joie, quelle récompense ce serait de la déposer à tes pieds ! Peut-être dans ces longues heures solitaires de langueur et d’épuisement qui remplissent les intervalles du temps, ces tristes espaces laissés à la pensée refroidie entre les périodes enivrantes de l’action, peut-être aurais-je failli, faibli, et même renoncé à mes rêves pour Rome, s’ils ne s’étaient pas enchaînés aussi à mes rêves pour toi ; si je ne m’étais pas dépeint l’heure où ma destinée m’élèverait au-dessus de ma naissance ; où ton père verrait sans rougir sa fille passer dans mes bras ; où toi aussi, tu trônerais au milieu des dames de Rome, les surpassant en gloire aussi bien qu’en beauté ; où je verrais cette pompe, que mon cœur dédaigne pour lui-même, me devenir chère et agréable parce qu’elle serait associée à ton nom[10] ! Oui, ce sont ces pensées qui m’ont inspiré, quand de plus alarmantes reculaient épouvantées par les fantômes qui environnent le but redoutable. Ô ma Nina ! il faut en vérité qu’il soit bien sacré, bien puissant et bien patient, l’amour qui vit dans un air pur et élevé comme celui qui nourrit mes espérances de liberté et de gloire ! »

C’est avec ce langage plus encore que par les vœux de fidélité et les adulations si douces qui débordent du cœur de l’amant, qu’il avait attaché l’âme fière et vaine de Nina aux chaînes qu’elle portait si volontiers. Peut-être, à la vérité, en l’absence de Rienzi, sa nature plus faible se peignait comme un triomphe le plaisir d’humilier les signoras de haute naissance et d’éclipser la barbare magnificence des chefs de Rome ; mais, en sa présence, en écoutant son ambition plus noble, plus généreuse, parce qu’elle était encore pure de tout autre sentiment d’intérêt que l’espérance de la posséder, les sympathies élevées de Nina s’enrôlaient sous le drapeau de son héros, et son esprit aspirait à atteindre au niveau du génie de Rienzi, songeant moins à sa prospérité personnelle qu’à la gloire de son amant. Il était doux à la fierté de Nina d’être la seule confidente de ses plus secrètes pensées ainsi que de ses plus rudes entreprises ; de voir à nu devant elle cette âme enthousiaste, se démenant dans les trames de ses complots ; d’être admise à pénétrer même ses hésitations et ses faiblesses aussi bien que son héroïsme et son énergie.

Il ne pouvait y avoir de plus parfait contraste que les amours de Rienzi avec Nina et ceux d’Adrien avec Irène ; ici tous les rêves, toutes les fantaisies, toute l’extravagance de la jeunesse ; jamais ils ne parlaient de l’avenir ; ils ne mêlaient point d’autres aspirations à celles de l’amour. L’ambition, la gloire, les buts grandioses de ce monde, n’étaient rien pour eux dès qu’ils étaient ensemble ; leur amour avait absorbé le monde sans laisser sous le soleil rien de visible que lui-même. Mais la passion de Nina et de son amant était celle qui convenait à des natures plus riches et à des âges déjà plus mûrs ; elle était composée de mille sentiments, naturellement distincts, séparés l’un de l’autre, mais concentrés en un seul foyer par la puissante impulsion de l’amour ; leur conversation était de ce monde ; c’était du monde que l’un et l’autre tiraient l’aliment qui la nourrissait ; c’était sur l’avenir que roulaient leurs paroles et leurs pensées ; de ses rêves et de ses grandeurs imaginaires ils se faisaient un palais et un autel ; leur amour avait en lui-même plus du principe intellectuel que celui d’Adrien et d’Irène ; il était plus approprié à cette rude terre ; il se sentait plus du levain des siècles de fer que de la poésie du premier âge, de l’âge d’or.

« Et faut-il que tu me quittes maintenant ? disait Nina, n’écartant plus sa joue des lèvres de Rienzi, ni sa taille de l’étreinte du dernier adieu. La lune est encore levée, tu ne m’as donné qu’une toute petite heure.

— Une heure ! hélas ! disait Rienzi, il est près de minuit, nos amis m’attendent.

— Va donc, ô la meilleure moitié de mon âme ! Va, Nina ne t’arrêtera pas un instant devant l’exécution de ces desseins plus élevés qui te rendent si cher à Nina ! Quand donc… quand nous reverrons-nous ?

— Non, s’écria Rienzi fièrement et portant son âme tout entière sur son front : ce ne sera plus ainsi, à la dérobée ; non ! ce ne sera plus tel que tu m’as vu jusqu’ici, un serf obscur et méprisé ! La première fois, ce sera à la tête des enfants de Rome ! son champion ! son libérateur ! Ou bien… dit-il en baissant la voix…

— Il n’y a pas « d’ou bien ! » interrompit Nina, enlaçant ses bras autour de lui, et partageant son enthousiasme. Tu viens de prononcer toi-même ta propre destinée.

— Encore un baiser… Adieu !… Dans dix jours à partir de demain l’aurore se lèvera sur la résurrection de Rome ! »


CHAPITRE XII.

Étranges aventures qui arrivèrent à Walter de Montréal.

Ce fut dans cette même soirée, et tandis que les premières étoiles étincelaient encore sur la cité, que Walter de Montréal, s’en retournant seul au couvent alors dépendant de l’église de Santa-Maria-del-Priorata (ces deux édifices appartenaient aux chevaliers Hospitaliers, et Montréal avait pris son logement dans le premier), s’arrêta au milieu des ruines désolées qui environnaient son chemin. Quoique peu versé dans les souvenirs classiques de ces lieux et dans les idées qui s’y associaient, il ne pouvait s’empêcher d’être ému en se voyant entouré des monuments de l’ancienne reine du monde, vaste squelette, pour ainsi dire, de la géante abattue.

« Eh bien ! pensa-t-il, en promenant son regard sur les colonnes sans toit, sur les murailles fracassées, de toute part visibles, sur lesquelles descendait la lumière des étoiles blafarde et transparente, et adossées aux remparts des menaçantes forteresses des Frangipani, cachées à demi sous le sombre feuillage qui poussait au milieu des temples et des palais antiques, triomphe de la nature sur la fragilité de l’art humain ! Eh bien ! pensa-t-il, cette scène inspirerait à des faiseurs de livres des visions du passé, fantastiques, imaginaires. Mais à mes yeux ces monuments d’une haute ambition, d’une grandeur souveraine, évoquent seulement des images de l’avenir. Rome peut encore, avec son diadème des sept collines, redevenir la Rome d’autrefois, le prix du bras le plus robuste et du guerrier le plus brave ; ravivée, non par ses fils dégénérés, mais par l’infusion du sang d’une race nouvelle. Guillaume le Bâtard n’a pas trouvé dans ces fameux Anglo-Saxons une conquête plus facile que Walter le Bien-né dans ces eunuques romains. Et des deux conquêtes quelle serait la plus glorieuse, l’île barbare ou la métropole du monde ? Du général au podestat il n’y a qu’un pas… il y a moins qu’un pas du podestat au roi ! »

Tandis qu’il caressait ainsi son ambition effrénée, mais non pas chimérique, un pas rapide et léger se fit entendre au travers des longues herbes ; levant les yeux, Walter de Montréal aperçut la figure d’une grande femme descendant de cette partie de la colline que couvraient alors de nombreux couvents, vers la base de l’Aventin. Elle appuyait ses pas sur un long bâton et marchait si droite et si dégagée que, maintenant, sa figure devenant visible à la lueur des étoiles, il fut surpris d’y trouver la tête d’une femme d’un âge avancé, visage dur, fier, flétri, profondément ridé, mais dont les traits n’étaient point sans une certaine régularité.

« Sainte Vierge ! s’écria Montréal, reculant soudain, lorsque ce visage rayonna devant lui. Est-il possible ! c’est elle, c’est… » Il s’élance et s’arrête debout devant la vieille qui paraît également surprise à son tour, mais plus effrayée, à la vue de Montréal.

« Voilà des années que je te cherche, dit le chevalier, rompant le premier le silence, voilà bien des années, de longues années ; ta conscience peut te dire pourquoi…

La mienne, homme de sang ! s’écria la femme, tremblante de colère ou de crainte ; oses-tu bien parler de conscience ? Toi, le ravisseur, le voleur de grand chemin ! l’homicide avoué ! Toi, la honte de la chevalerie et de la noblesse ! Toi qui portes sur ton sein la croix de paix et de chasteté ! Toi parler de conscience, hypocrite : toi !

— Madame, madame ! répliqua Montréal suppliant et presque abattu devant la brûlante indignation de cette faible femme. J’ai péché contre toi et les tiens. Mais rappelle-toi toutes mes excuses ! un amour prématuré, de fatals obstacles, un vœu précipité, une tentation irrésistible. Peut-être, ajouta-t-il d’un ton plus fier, peut-être encore pourrais-je trouver le moyen de réparer mon erreur, et cette main, avec son gantelet de fer, pourrait arracher au successeur de saint Pierre, qui a pouvoir de délier aussi bien que de lier…

— Parjure ! misérable ! interrompit la femme, t’imagines-tu que la violence appelle le pardon, ou que tu puisses jamais racheter seulement le passé ? Un noble nom déshonoré, le cœur brisé et la malédiction d’un père expirant ! Oui, cette malédiction, je l’entends aujourd’hui ! Elle résonne à mes oreilles, terrible et saisissante, comme au jour où je veillais sur sa dépouille mortelle ! elle va s’attacher à toi, elle te poursuit, elle te percera à travers ton corselet ! elle t’écrasera au centre de ta puissance ! Un génie profané, une ambition bouffie et vaine, une pénitence différée de jour en jour, une vie de désordres et une mort infâme, une mort née de ton crime ! Voilà, voilà à quoi t’a condamné la malédiction d’un vieillard… et tu es bien condamné ! »

Ces mots furent plutôt hurlés que prononcés ; et l’œil étincelant, la main levée, le développement convulsif de la taille de la prophétesse, l’heure même, la désolation des ruines d’alentour, tout s’accordait pour donner à la terrible malédiction un caractère fatidique. Ce guerrier, qui avait vu cent lances se briser en vain sur son sein intrépide, tomba épouvanté, humilié, à terre. Il saisit par le bord la robe de sa furieuse accusatrice, s’écriant d’une voix sourde, étouffée : « Grâce ! grâce !

— Grâce ! dit l’impitoyable vieille ; as-tu jamais fait grâce à un homme dans ta haine, à une femme dans ta luxure ! Ah ! vautre-toi dans la poussière ! rampe, rampe, bête féroce que tu es ! toi dont la peau lisse et les belles couleurs ont aveuglé les imprudents sur tes serres qui déchirent et tes dents qui dévorent ; rampe, afin que la vieille invalide puisse te fouler aux pieds !

— Sorcière ! hurla Montréal, emporté par la réaction de la fureur subite et de l’orgueil en délire, et d’un bond se redressant de toute sa hauteur : Mégère ! tu as dépassé les bornes jusqu’où mon indulgence te permettait d’aller, en souvenir de ce que tu es. J’allais presque oublier que tu t’étais approprié mon rôle. C’est moi l’accusateur ! Femme !… le jeune garçon… ne recule pas… point d’équivoque ! point de mensonge ! C’est toi qui fus le ravisseur.

— Oui c’est moi. Tu m’as donné la leçon, tu m’as appris à voler.

— Rends-le, restitue-le ! » interrompit Montréal, frappant du pied avec une telle violence que les éclats des fragments de marbre sur lesquels il se dressait se fracassèrent sous son talon de fer.

La femme ne s’inquiétait guère d’un emportement devant lequel le plus terrible guerrier d’Italie aurait tremblé, mais elle ne fit pas une réponse immédiate. Le caractère de son visage passa de l’expression du courroux à celle d’une réflexion grave, attentive, mélancolique. Enfin elle répliqua à Montréal, dont la main s’était égarée vers la gaîne de son poignard, par suite d’une longue habitude qui la poussait ainsi en toute occasion de colère ou de contradiction, plutôt que pour servir quelque dessein sanguinaire, car, tout inflexible et vindicatif qu’il était, il aurait été incapable de se porter à cette violence contre une femme, bien moins encore contre celle qui était alors devant lui. « Walter de Montréal, reprit-elle d’une voix si calme qu’on eût dit presque la voix de la pitié, ce jeune garçon n’a jamais connu, je crois, ni frère ni sœur ; unique enfant d’une race jadis fière et seigneuriale, des deux côtés, quoique aujourd’hui de part et d’autre, déshonorée… Eh bien ! pourquoi tant d’impatience ? tu vas bientôt apprendre le pis… l’enfant est mort !

— Mort ! répéta Montréal, reculant et pâle d’horreur ; mort ! Non, non, ne dis pas cela ! Il a une mère, vous savez qu’il en a une… une bonne mère, tendre, douce, pleine d’anxiété et d’espérance ! non, non, ce n’est pas vrai, il n’est pas mort !

— Tu peux donc compatir au chagrin d’une mère ? dit la vieille femme, apparemment touchée de l’accent du provençal. Pourtant, réfléchis ! ne vaut-il pas mieux que la tombe l’ait préservé d’une vie de débauches, d’homicides, de crimes ? Mieux vaut dormir avec Dieu que veiller avec les démons !

— Mort, redit Montréal, mort ! ce charmant petit ange ! si jeune ! ces yeux, les yeux de sa mère, sitôt fermés !

— As-tu encore quelque chose à dire, car ta vue refoule épouvantés au fond de mon âme jusqu’aux sentiments de mon sexe tendre et timide.

— Mort ! puis-je te croire ? Oh, non ! c’est pour te moquer de moi ? Tu as prononcé ta malédiction, écoute mon avertissement : si c’est un mensonge que tu viens de me faire, ta dernière heure sera cruelle, et ton lit de mort sera le lit de mort du désespoir !

— Tes lèvres, repartit la femme avec un dédaigneux sourire, ne sont bonnes qu’à exprimer des vœux impurs à quelques malheureuses filles, mais elles ne sont pas faites pour ces imprécations qui ne sont solennelles que dans la bouche des gens de bien. Adieu !

— Arrête, femme inexorable ! arrête ! Où repose-t-il ? Il faut que je fasse chanter des messes, prier des prêtres. Je ne veux pas que les péchés du père retombent sur cette jeune tête !

— À Florence, répondit-elle à la hâte. Mais aucune pierre ne rappelle le défunt ! l’enfant mort n’avait pas de nom. »

Sans attendre plus de questions, la femme alors passa, poursuivit sa route ; les hautes herbes et le chemin tortueux qu’elle descendit firent bientôt disparaître du paysage désolé son apparition de mauvais augure.

Seul alors, Montréal tombe sur le sol avec un profond et cruel soupir ; il se couvre la face de ses mains, et laisse éclater l’agonie de sa douleur ; sa poitrine se soulève, tout son corps tremble, il pleure et sanglote à haute voix avec la véhémence effrayante d’un homme dont les passions sont fortes et brûlantes, mais à qui il manquait encore de connaître la violence de la douleur.

Il demeura ainsi longtemps, prosterné et accablé. Lentement, et peu à peu, il devint plus calme, grâce aux larmes qui soulageaient son émotion ; il finit par s’abandonner plutôt à une sombre rêverie qu’à une douleur passionnée. La lune était resplendissante et l’heure avancée quand il se releva, et ses traits portaient peu de traces de son exaltation passée ; car Walter de Montréal n’était pas fait sur un moule où le chagrin pût espérer de graver des traces, ni d’établir son séjour, ce n’était pas un homme à laisser l’affliction dégénérer chez lui en une mélancolie continue, habituelle, qui n’est faite que pour les cours dont les sentiments sont plus durables, et les émotions moins orageuses. C’était le vrai type du Franc ; il en outrait même le caractère ; ses plus solides, ses plus profondes qualités étaient mêlées d’inconstance et de caprice ; souvent une fantaisie rendait inutile sa pénétrante sagacité ; quelque tentation frivole lui faisait abandonner les rêves gigantesques de son ambition, et sa nature flexible, ardente, enthousiaste, n’était fidèle qu’au désir d’une gloire belliqueuse, à la poésie d’une vie audacieuse et turbulente, aux détails, aux délicatesses de cette tendre passion, sans les couleurs de laquelle aucun portrait chevaleresque n’est complet, et où il était capable de porter une sensibilité, une tendresse, un loyal dévouement, à peine compatibles en apparence avec sa légèreté déréglée et les désordres de sa vie.

« Allons, dit-il, tandis qu’il se levait lentement, s’enveloppait de son manteau et reprenait son chemin, ce n’était pas pour moi que je m’affligeais ainsi. Mais voilà le coup passé, et maintenant je sais tout. Eh bien ! revenons à ces choses qui ne meurent jamais, à mes projets infatigables et à mes plans audacieux. La malédiction de cette sorcière tient encore mon sang glacé, et cette solitude a quelque chose de fatal et d’effrayant. Ha ! qu’est-ce que cette lumière soudaine ? »

La lumière qui frappait les yeux de Montréal perçait presque comme une étoile, à peine plus grande, à la vérité, mais plus rouge et plus intense dans son rayonnement. Elle n’avait rien d’extraordinaire par elle-même ; elle aurait pu briller du fond d’un couvent ou d’une chaumière, mais elle jaillissait d’une partie de l’Aventin qui ne contenait pas une habitation d’âme vivante, seulement des ruines désertes et des portiques écroulés, où tout était mort, même les noms et la mémoire de leurs anciens habitants. En l’apercevant, Montréal éprouva un léger effroi devant ce rayon lumineux qui étalait sa lueur obstinée sur le paysage désolé, car il avait quelque chose des superstitions chevaleresques de cet âge, et c’était maintenant l’heure magique, consacrée aux ombres et aux esprits. Mais la crainte, qu’elle lui vînt de ce monde ou de l’autre, ne pouvait pas intimider longtemps l’âme du hardi flibustier ; et, après un instant d’hésitation, il résolut de faire un écart sur sa route, pour aller reconnaître la cause de cette apparition. À son insu, le pas martial du barbare traversa l’emplacement du fameux ou plutôt de l’infâme temple d’Isis, autrefois témoin de ces orgies affreuses rappelées par Juvénal ; et il arriva enfin à un taillis sombre, épais, au centre duquel la lumière mystérieuse rayonnait par une ouverture. Pénétrant le ténébreux feuillage, le chevalier se trouva bientôt devant une vaste ruine, grise et sans toiture ; on entendait, à l’intérieur, des sons vagues et étouffés, mais c’étaient des voix humaines. À travers une fissure de la muraille, qui formait, à près de dix pieds du sol, une sorte de fenêtre, on voyait le sol humide mais recouvert de nattes, éclairé par la lumière enfouie, pour ainsi dire, dans de grandes masses d’ombre, et s’écoulant comme un torrent tout près de là, par un portique en ruine. Sans le savoir, le provençal était sur la place même autrefois consacrée par le temple, dans le portique et la bibliothèque de la Liberté (la première bibliothèque publique instituée à Rome). Les murs de cette ruine étaient recouverts d’une foule de plantes grimpantes et de broussailles sauvages, et Montréal n’avait pas besoin d’une bien grande agilité pour s’élever, au moyen de ces buissons, jusqu’à cette ouverture, et regarder au dedans, caché par un feuillage des plus épais. Il y vit une table éclairée par des torches, au milieu de laquelle était un crucifix, un poignard dégaîné, un parchemin ouvert, dont le caractère sacré se fera connaître plus tard, et une coupe d’airain. Tout à l’entour, immobiles, se tenaient à peu près cent hommes, en manteaux et en masques noirs ; un seul, plus grand que les autres, sans déguisement ni masque, dont le front pâle et les traits rigides étaient encore plus pâles et plus rigides en face de cette lumière, semblait terminer un discours à ses compagnons.

« Oui, disait-il, c’est dans l’église de Saint-Jean de Latran que je ferai le dernier appel au peuple. Soutenu par le vicaire du pape, moi-même officier du pontife, je ferai voir que la religion et la liberté, les héros et les martyrs, s’unissent en une seule et même cause. À partir de ce moment, plus de vaines paroles, c’est le temps d’agir. Par ce crucifix, j’engage ma foi, sur cette lame, je voue mon existence à la régénération de Rome ! Et vous (alors plus de besoin de masque ni de manteau !) aussitôt que la trompette solitaire se fera entendre, aussitôt qu’on verra le cavalier solitaire, vous, jurez de vous rallier autour de l’étendard de la république, et de résister, par les bras et par le cœur, par votre vie et votre âme, en défi de la mort, en espoir du salut, aux armes de l’oppresseur !

— Nous le jurons, nous le jurons ! » s’écria chaque voix ; et s’agglomérant autour du crucifix et du poignard, la foule s’interposa de manière à éclipser les cierges. Montréal ne put voir la cérémonie ni entendre le serment dont on murmura la formule ; mais il put deviner qu’on n’avait pas omis le rite alors commun aux conspirations, et qui exigeait de chaque conjuré l’effusion de quelques gouttes de son propre sang, en signe que l’on dévouait sa vie même à l’entreprise ; car, le groupe s’écartant de nouveau, la figure qui avait précédemment adressé une allocution à l’assemblée, tenant en l’air, et des deux mains, cette coupe, tandis que de son bras gauche, mis à nu, le sang roulait lentement et découlait goutte à goutte sur le sol, cette figure dit d’une voix solennelle et les yeux levés :

« Au milieu des ruines de ton temple, ô Liberté ! nous, Romains, te consacrons cette libation ! Nous, favorisés et inspirés, non par des idoles imaginaires et fabuleuses, mais par le Dieu des armées, par celui qui, descendant ici-bas, fit appel, lui-même, non pas à des empereurs, à des princes, mais au pêcheur et au paysan, confiant à l’humble et au pauvre la mission d’accomplir la révélation. » Puis se tournant brusquement vers ses compagnons, pendant que ses traits changeaient singulièrement de caractère et d’expression, et perdaient leur religieuse terreur, pour s’éclairer d’un enthousiasme guerrier et brûlant, il cria à haute voix : « Mort à la tyrannie ! Vive la république !

Cette transition produisit un effet terrifiant. Chaque homme, par un élan involontaire, irrésistible, porta la main à son épée, faisant écho à ce vœu commun ; quelques-uns même tirèrent leurs glaives, comme pour agir à l’instant.

« J’en ai assez vu ; ils vont bientôt se séparer, se dit Walter de Montréal, et j’aimerais mieux faire face à une armée de milliers d’hommes, qu’à une demi-douzaine d’enthousiastes, échauffés comme ils sont là, et me trouvant où je suis. » Là-dessus, il se laissa retomber à terre et s’esquiva, tandis qu’une fois encore, à travers l’atmosphère silencieuse de minuit, ses oreilles étaient poursuivis par ce cri sourd et voilé : Mort à la tyrannie ! Vive la république !


  1. Gibbon, vol. XII, chap. lix.
  2. Au dire des historiens modernes ; mais il semble plus probable que la mission de Rienzi à Avignon fut postérieure à celle de Pétrarque. Quoi qu’il en soit, ce fut à Avignon que Pétrarque et Rienzi se lièrent le plus intimement, comme Pétrarque le déclare lui-même dans une de ses lettres.
  3. Robert Bertram était mal bâti, mais c’était un vigoureux cavalier. Il fit maint coup de valeur, et beaucoup d’hommes sont morts de sa main.
  4. De Sades suppose que la mère de Rienzi avait pour père le fils naturel de Henri VII ; il emprunte cette opinion à un manuscrit du Vatican. Mais selon son biographe contemporain, Rienzi, en s’adressant à Charles, roi de Bohême, attribue à son père ce droit de parenté. Di vostro legnaggio sono, figlio di bastardo d’Enrico imperatore. Un écrivain plus moderne, le P. Gabrini, cite à l’appui une inscription : « Nicolaus Tribunus… Laurentii teutonici filius, etc. »
  5. Ce fut près de huit ans après que la haine longtemps comprimée du peuple vénitien pour cette oligarchie, la plus sage et la plus vigilante, la Sparte de l’Italie, éclata dans la conspiration sous Marino Faliero.
  6. Édouard III, dans le règne duquel des opinions beaucoup plus libérales que celles du siècle suivant, commencèrent à fermenter. Les guerres civiles replongèrent l’action dans le sang. Il y eut à la vérité dans le monde entier un âge qui poussa d’abondantes fleurs, mais ne donne qu’un fruit cru et mal mûri ; bond singulier, suivi d’une pause aussi singulière.
  7. M. de Sismondi attribue à Rienzi un beau discours où, tout en montrant le tableau, il tonna contre les vices des patriciens. Le biographe contemporain de Rienzi ne dit pas un mot de cette harangue. Mais, selon toute apparence (maintenant que l’histoire a ses licences aussi bien que le roman), M. de Sismondi a jugé convenable de confondre deux occasions très-distinctes en elles-mêmes.
  8. Bien qu’à la vérité les sonnets amoureux de Pétrarque ne fussent pas alors, comme à présent, les plus estimés de ses ouvrages, cependant c’est une erreur considérable, commune à bon nombre de gens qui les a représentés comme peu connus et froidement admirés. Ils ont réellement produit un effet miraculeux, universel. Tous les chanteurs de ballades les chantaient dans les rues, et, au dire de Filippo Villani : Gravissimi nesciebant abstinere. « Même les plus sérieux ne pouvaient s’en abstenir. »
  9. Celle dont on parle ici est la sibylle bien connue du Dominiquin. Comme œuvre d’art pur et simple, celle du Guerchin, appelée la sibylle persane et appartenant à la même collection, est peut-être supérieure ; mais comme beauté, comme caractère, elle n’est pas à comparer.
  10. Quem semper abhorrui sicut cœnum. « Que j’ai toujours repoussé comme de la boue » est l’expression employée par Rienzi en parlant de ce faste dans sa lettre à son ami d’Avignon, expression probablement sincère. Les hommes agissent rarement selon les tendances de leurs goûts personnels.