Rimbaud, l’artiste et l’être moral/4

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Albert Messein, éditeur (p. 203-207).

Voici l’écriture de Rimbaud adolescent ; elle ne devait pas varier beaucoup à partir de 1871.

Ce qui frappe d’abord et surtout c’est un air de bonhomie ingénue, et cette particularité, ainsi que tant de choses dans sa vie mentale, le distingue radicalement de mille autres écrivains.

Je parlais de l’allure générale du graphisme ; arrêtons-nous sur quelques détails. Les mots tendraient à monter plutôt : premier mouvement de l’esprit pour l’optimisme et la bienveillance ; la marge s’élargit : caractère concessif ; volonté, pourtant, car il y a des finaux en « coup de pioche ». Mais l’artiste ? direz-vous… Eh bien, voyez comme la hauteur des majuscules — très simples — est admirablement, étonnamment proportionnée à celle des minuscules : une habitude en lui installée, forte et permanente, celle d’architecturer savamment la parole écrite. D’autre part, les majuscules de notre poète indiquent certains manques. Pas de ces largeurs, de ces étalements qui sont le fait des sans-gêne ; pas de ces traits lancés, vifs et capricieux, trahissant la grande spontanéité ; au contraire, elles sont comme rétrécies. J’ajoute qu’assez fréquemment dans cette écriture il y a des angles, que, de temps en temps, la plume appuie. Rapprochons nos trois observations dernières, interprétons à l’aide d’une formule froide et neutre, — procédé obligatoire en graphologie : — nous avons le timide sensible qu’un feu secret force parfois à s’exprimer avec passion.

Enfin remarquez les r minuscules, si consciencieusement formés : presque jamais un orgueilleux ne fait

ses r comme cela.

 Tête de faune .

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,

Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches.
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux,
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

Et quand il a fui - tel qu'un écureuil -
Son rire tremble encore à chaque feuille,
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille.

Les voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs , frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
– Ô l’Oméga, rayon violet de ses yeux !

A quatre heures du matin, l’été,
Le sommeil d’amour dure encore.
Sous les bosquets l’aube évapore
L’odeur du soir fêté.

Or là-bas dans l’immense chantier
Vers le soleil des Hespérides,
En bras de chemise, les charpentiers
déjà s’agitent.

Dans leur désert de mousse tranquilles
Ils préparent les lambris précieux
Où la richesse de la ville
Rira sous de faux cieux.

O pour ces Ouvriers charmants
Sujets d’un roi de Babylone,
Vénus ! laisse un peu les Amants,
Dont l’âme est en couronne.

Ô Reine des Bergers
Porte aux travailleurs l’eau-de-vie,
Pour que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer, à midi.