Rimbaud, l’artiste et l’être moral/Texte entier

La bibliothèque libre.
Albert Messein, éditeur (p. 7-207).


AVANT-PROPOS


Des admirateurs de Rimbaud demanderont pourquoi je n’ai pas écrit sur ce grand poète un ouvrage aussi considérable que celui consacré à Verlaine ; question bien naturelle si l’on juge de ces deux noms d’après leur importance dans l’histoire de notre littérature, car ils représentent une innovation capitale en poésie française : le Rythme expressif.

On peut leur trouver des prédécesseurs, — il n’est nulle part de « génération spontanée », — citer au besoin Racine[1] en de très rares essais, La Fontaine en quelques fantaisies de coupe éveillant le soupçon d’un commencement au moins de système, surtout celui qui fut le vrai premier sur cette voie, Hugo, et après lui Baudelaire, Leconte de Lisle. Ni les uns ni les autres n’avaient de façon nette, résolue, emprunté à Virgile ses moyens de communication, tandis que Rimbaud et Verlaine, délibérément, franchement, abordèrent ce problème : donner au vers français les pouvoirs d’expression du vers latin.

Où l’invention doit-elle nous mener ? Mystère qui appartient au destin de la littérature… dont les évolutions n’ont été prévues à aucune époque. Jusqu’à présent, l’on ne voit guère sur ce chemin de concurrents prêts à dépasser nos deux poètes, ni même disposés à les suivre. Et pourtant c’est un art que le plus grand nombre ne repoussent aucunement, puisqu’ils l’admirent et semblent effrayés plutôt qu’éloignés de le prendre pour modèle.

De cette nouvelle porte qu’ils ouvraient au génie des chanteurs, de ce mouvement artistique, le plus intéressant, le plus hardi qui se soit produit depuis les jours du Romantisme, le mérite appartient autant à Rimbaud qu’à Verlaine. Ils ont transformé le rythme, grâce à leur science d’humanistes, à peu près dans le même temps, indépendamment l’un de l’autre — le premier plus attentif et plus docile à s’inspirer des habiletés romaines, le second plus fantaisiste et plus libre, — sans influence réciproque, sans qu’il y ait maître et élève ; et pour l’importance du rôle à ce point de vue spécial, mettons-les au même rang.

Mais s’impose une comparaison de chiffres : Verlaine meurt à cinquante et un ans, Rimbaud à trente-sept : la vie littéraire de Verlaine dure trente ans, celle de Rimbaud, trois ans et demi. Deux existences, deux œuvres très inégales quant à l’étendue, et inégalité, par suite, en les quantités d’éléments qui s’offraient au biographe.

L’œuvre de Verlaine, presque en entier, nous donne sa vie sentimentale ; les allusions à ses malheurs, ses fautes, ses amours, ses désespoirs, ses colères, ses regrets, ses désirs, ses scrupules, ses repentirs, ses élans religieux en composent la plus grande part. Tout cela est amené par des faits nombreux. Nous sommes en présence d’un roman, disons même une série de romans, que le lecteur veut connaître, puisqu’il faut vivre avec le poète pour le lire et pour le comprendre. Puis cent anecdotes lui avaient fait une notoriété confuse : pour les uns il était un satyre dont on accueillait le nom avec des curiosités méfiantes, pour d’autres un amusant bonhomme, quelque peu scandaleux par sa mauvaise tenue, sorte de clown ayant besoin de pitié et surtout d’indulgence. Les âmes qui aiment son génie ne pouvaient qu’en souffrir, une justice leur était due : remplacer les légendes par la simple vérité, faisant voir ce qu’est un intelligent, un délicat, un sensible, montrant l’enchaînement des circonstances qui le conduisirent, innocent, jusqu’au dénuement absolu : rendre ainsi à la poésie ce respect dont nous la voulons entourée. Et c’étaient à décrire bien des péripéties d’une vie dramatiquement remplie.

Le cas de Rimbaud est différent. D’abord une partie de ses poésies, presque impersonnelles, se compose de descriptions, de tableaux, d’objectivisme. Par exemple, c’est bien lui qui vit dans Une Saison en Enfer et dans bonne moitié des Illuminations, mais il s’agit de « combats spirituels », d’agitations psy- chiques plutôt que d’événements. Ceux-ci, dès la fin de 1873, concernent un homme sorti de la littérature, et ce à quoi devait tendre l’historien était moins montrer la vie extérieure de Rimbaud que celle de son esprit.


HISTOIRE SOMMAIRE DE RIMBAUD


En réunissant les articles publiés dans La Voce de Florence, où ils furent traduits en italien par le peintre écrivain Ardengo Soffici, et auxquels je viens d’ajouter un dernier chapitre qui était nécessaire, j’ai pensé que le lecteur voudrait connaître, dans un ordre biographique, plus de détails sur la vie du poète objet de cette étude, et avoir tout d’abord quelques renseignements sur ses origines.

Né à Charleville (Ardennes) le 20 octobre 1854, Rimbaud (Jean Nicolas Arthur) n’est pas purement ardennais, mais de race mêlée.

Son père, Rimbaud (Frédéric), né à Dôle (Jura) en 1814, d’un « tailleur d’habits », appartenait à la Franche-Comté par sa mère et son éducation enfantine ; il avait du sang bourguignon par son ascendant paternel (né à Dijon).

Sa mère, Vitalie Cuif, naquit à Roche (arrondissement de Vouziers) en 1825, d’une famille de cultivateurs (côtés paternel et maternel) qui habita de temps immémorial ce pays essentiellement agricole.

Et ainsi, en tenant compte de l’ambiance, toujours forcément éducatrice, Rimbaud, né et grandissant à Charleville, est plus qu’à moitié ardennais ; ajoutons même, à cause de l’ascendance maternelle : ardennais-champenois, précision non inutile, car il y a les Ardennes lorraines du nord-est, les Ardennes presque belges du nord.

Le père, qui semble avoir légué aux siens, du moins à ses fils, l’esprit d’aventure, eut une carrière de vrai soldat :

Engagé, à dix-huit ans, dans l’infanterie.

Sous-lieutenant de chasseurs à pied en 1841.

Fait campagne en Algérie où il devient chef de Bureau arabe.

Vient à Givet, puis à Mézières, comme capitaine au 47e de ligne, ce grade obtenu en 1852.

Son mariage, à Charleville, avec Vitalie Cuif, a lieu le 8 février 1853. Naissance, dès la fin de l’année, d’un premier enfant, Frédéric, et, un an après, d’Arthur.

A ce moment (octobre 1854), d’après l’acte de naissance le capitaine Rimbaud est en garnison à Lyon, tandis que sa femme vient d’accoucher à Charleville. Déjà il y a des séparations temporaires. Les époux sont émotifs et autoritaires tous deux à l’excès. Cela n’empêche pas des réconciliations, car il leur naît une fille, Vitalie, vers 1858, et une autre, Isabelle, en 1860. Mais le capitaine ne fait pas venir sa femme pour le rejoindre dans sa garnison. Après la naissance d’Isabelle, lui et Mme Rimbaud prennent définitivement le parti de vivre chacun de son côté[2] et, autant que je sache, ils ne se sont pas revus. La condition toute particulière de ce ménage, parfaitement régulier et honnête mais coupé en deux, la curiosité impitoyable des « sociétés » de province, qui ne saurait tolérer sans interrogations harassantes cette continuelle absence de l’époux, font que Mme Rimbaud ne voit personne à Charleville et se replie farouchement sur le soin de ses enfants, dont elle voudra, avec une fermeté méticuleuse, faire toute seule l’éducation sociale et desquels l’avenir, surtout, lui sera un souci irritant.[3] Pour les filles c’est simple : elles n’auront qu’à suivre l’exemple maternel, devenir des femmes pieuses, des ménagères économes et ordonnées. Mais les garçons ?… Elle pourrait songer à en faire des cultivateurs comme ses parents ; du reste, elle possède une ferme et des terres… Non !… Les fils d’un officier !… Mme Rimbaud va donc suivre et stimuler de toute son attention, de toute sa rigoureuse, inquiète énergie, leurs progrès scolaires.[4] Elle échouera complètement, dès le début, avec l’aîné. Avec le cadet elle pourra avoir quelque temps cette croyance éternellement déçue — puisque en opposition avec les lois de Nature — mais si commune, si vivace dans les familles, qu’un homme peut être dirigé dans la vie par ceux qui l’ont mis au monde.

En 1862 elle place ses fils comme externes dans une institution libre de Charleville, tenue par un actif éducateur, M. Rossât, où l’on faisait des humanités complètes ; mais désirant mieux, elle les met au collège communal[5] dès après Pâques de 1865. Arthur a près de onze ans, il entre en 7e, n’y reste que trois mois, passe en 6e à la rentrée d’octobre, est assez avancé, au bout de l’année scolaire, pour sauter la 5e et suivre aisément les cours de 4e (1866-67). Quand il arrive en 3e, il ne suffit pas à sa mère de recevoir sur les progrès de son fils d’optimistes bulletins, elle veut qu’il aille plus vite et lui fait donner des leçons particulières par le professeur de la classe, M. Ariste Lhéritier.[6] À partir de la 2e (1868-69), il arrive souvent à Rimbaud de déposer sur la chaire du professeur un devoir de vers latins fait aussi en vers français, ou des versions latines, des versions grecques traduites en vers et en prose.[7] Il ne se contente pas de traduire, de développer, il veut créer à son tour.

Chose assez remarquable, Boileau fut de ses premiers modèles, li écrivait cependant, vers cette époque, une étude fort sévère — que je me souviens d’avoir lue — où étaient signalés avec une cruelle minutie les moindres défauts de style découverts par lui chez le « législateur du Parnasse ». Mais à ses yeux trouvaient

grâce le Lutrin, le Repas ridicule, dont s’inspirait — en les outrant, bien entendu — l’apprenti poète pour de petites satires où riait la gaieté âpre qu’il avait alors. C’était fait trop rapidement, il n’en a rien conservé. Dès la 2e il vaut au collège de Charleville plusieurs succès au Concours académique (entre les lycées et collèges du Nord, du Pas-de-Calais, de l’Aisne, des Ardennes, de la Somme) : accessit en version grecque, premier prix de vers latins.[8] Au collège il est désormais, comme on dirait aujourd’hui, « un as ». L’année 1869-70 — celle de rhétorique, où il a pour guide ce brillant professeur de vingt ans, Georges Izambard — présente en la vie de Rimbaud une double activité.[9] D’abord, à son jeune maître il soumet presque chaque jour quelque devoir supplémentaire, prépare si bien ses compositions qu’il obtiendra bonne moitié des prix de la classe et, grâce à lui, Charleville compte deux nouveaux triomphes au Concours académique ; second prix de discours latin, premier prix de vers latins.[10] D’autre part, il a envoyé aux Lectures pour tous un poème, les Etrennes des orphelins, qui parut le 2 janvier 1870. C’est encore très jeune, l’auteur avait tout au plus quinze ans. Son esprit va mûrir avec une étonnante rapidité[11] : avant la distribution des prix, il a écrit Sensation, Soleil et chair, Ophélie, Vénus Anadyomène, le Forgeron, Morts de quatre-vingt-douze[12], et presque tout cela est remis à Izambard avec des versions ou des analyses de classiques.

La guerre franco-allemande vient d’éclater, sa répercussion amène des perturbations profondes en l’existence réglée si sévèrement de la famille Rimbaud. J’ai dit que le capitaine avait laissé à ses fils quelque chose de son esprit aventureux. L’aîné le prouve dès le mois d’août, peut-être même avant. Un régiment passe, en marche vers la frontière. Frédéric[13] emboîte le pas, se faufile dans les rangs, est accueilli par les soldats que sa bravoure amuse et qui le laissent monter dans leur wagon, partagent avec lui pain et rata, puis, quand on est sur la Moselle, le gardent parmi eux comme une sorte d’enfant de troupe. Ce gamin de dix-sept ans serait enrôlable, et certes ne demande pas mieux… Mais les conditions légales… le consentement des parents ?… Il est donc admis en qualité d’auxiliaire, porte la soupe dans les tranchées, sert ainsi la France, très militairement, est bloqué à Metz avec son régiment adoptif, s’échappe au moment de la capitulation, revient vers Charleville par étapes.

En attendant le retour de Rimbaud Frédéric (qui aura lieu en novembre), Rimbaud Arthur, sans être jaloux, éprouve un sentiment d’émulation très vif : « Le grand a quitté la maison : pourquoi pas moi ?… ». Il avait déjà pensé, du reste, avant cela même, à s’en aller. Poussé par l’exemple, il n’hésite plus, part le 29 août. C’est Paris qu’il a en vue, c’est en ce foyer des révolutions et des arts que veut vivre celui qui vient de rimer un vigoureux sonnet sur les morts de quatre-vingt-douze ; il fera du journalisme, a dans son portefeuille ses premiers poèmes. Georges Izambard et Léon Deverrière (autre ami), prévenus de sa résolution, tentèrent vainement de le dissuader. Il avait promis de renoncer à son projet, mais n’y renonce pas… s’y prend si bien qu’en arrivant à Paris, il se fait arrêter, passe une nuit au dépôt, comparaît devant un juge d’instruction qu’il déconcerte et mécontente par de hautaines réponses, est envoyé à Mazas, y reste quelques jours, invoque par lettre Izambard, alors dans sa famille à Douai. Celui-ci obtient sa libération, on le lui envoie, il l’hospitalise pendant une quinzaine, finit par le décider, malgré sa répugnance, à revenir chez sa mère qui l’a plusieurs fois réclamé très vivement. Rimbaud est à Charleville le 27 septembre, s’enfuit de nouveau le 7 octobre, se dirige à pied vers la Belgique, avec des arrêts à Fumay, Vireux, voit en route son camarade Billuart, parvient à Charleroi, visite le directeur du journal de cette ville, offre une collaboration non acceptée, va jusqu’à Bruxelles, chez un ami de son professeur, Paul Durand, qui lui remplace ses vêtements en lambeaux, donne quelque argent aussi, grâce à quoi le vagabond prend le train pour Douai, avec pour objectif la maison d’Izambard, qui courait après lui de ville en ville, sur la prière de Mme Rimbaud, et le trouve occupé à copier maints sonnets que viennent d’inspirer ces semaines de folles aventures. Mme Rimbaud met tant d’insistance à le réclamer qu’on doit le lui renvoyer encore, il est rentré au bercail dès les premiers jours de novembre.[14]

Tous les chemins étant pris par l’invasion allemande il va forcément se tenir tranquille. Sa mère a décidé de le mettre en pension, mais le collège ne rouvre pas pour les études, occupé qu’il est par une ambulance. Libre à Rimbaud de se promener… dans Charleville et Mézières, lire énormément, écrire des poèmes… La période d’août 1870 à février 1871 fut une des plus fécondes en la vie du poète : Ce qui retient Nina. Les Effarés, Bal des pendus, Roman, Comédie en trois baisers, Rêvé pour l’hiver, Ma Bohême, Au cabaret vert, La maline, Rages de Césars, Le Dormeur du val, À la musique, Les poètes de sept ans[15], Accroupissements, Le Mal, Les pauvres à l’église.

Léon Deverrière, les autres amis d’Izambard, la bibliothèque communale le fournissent copieusement de lecture. Dans le même temps que Bouilhet, Daudet, Flaubert, Edgar Poe et cent autres, il lit Proudhon, par lui fort estimé, a trois dieux : Leconte de Lisle, Banville, Gautier.

Ce dernier le séduit par son culte de la forme, son goût pour la fouille des dictionnaires, ses recherches en vue d’enrichir la langue. Vers le mois de novembre 1870, Rimbaud me développe sa première idée de ce qu’il appellera plus tard (Saison en Enfer) « l’Alchimie du Verbe ». Non que déjà il songe à écrire « des nuits, des silences, des vertiges » : pour l’instant ce sont les moyens picturaux, le pouvoir d’expression qu’il veut décupler ; il cherchera dans les langues anciennes, les langues modernes, la terminologie scientifique, les parlers rustiques et populaires. C’est ainsi que nous trouvons, dans ses poèmes de 1870-71, les expressions nitide, viride, séreux, céphalalgie, strideur, latescent, hydrolat, pialat, fouffe, ithyphallique, fringalant cillement aqueduc, pubescence, hypogastre, illuné, bombillent…[16]

Au commencement de février, nouvelle tentative sur Paris. Sa montre d’argent vendue sert à payer le voyage. En arrivant, plus un sou. Présenter ses vers à un homme de lettres ou un artiste suffirait, lui semblait-il, pour obtenir à l’instant l’aide fraternelle. Où sont les artistes, où sont les hommes de lettres, par ce temps de guerre qui vient à peine de finir ? Il ne trouve qu’André Gill. Le caricaturiste explique à Rimbaud que c’est encore trop tôt pour faire de la littérature à Paris, la question du ravitaillement, la question du « manger » est la seule qui soit de nature à passionner le public, la seule qui pour longtemps au moins l’intéressera. Il lui donne dix francs. Cela épuisé, l’aventurier tenace erre dans les rues plusieurs jours, couche dans les bateaux à charbon, se nourrit des débris de nourriture que l’on dépose le matin devant les portes, enfin revient pédestrement à Charleville. Qu’il va scandaliser en promenant par ses rues formalistes une chevelure romantique ayant poussé jusqu’à lui descendre au milieu du dos[17], qu’il va indigner en fumant un brûle-gueule, culotté admirablement, dont le fourneau est tourné en bas… lui le gamin aux joues roses et au petit chapeau melon !… Le collège a ouvert ses portes, les classes ont repris. Des fenêtres du réfectoire, à l’heure du déjeuner, on voit passer, repasser Rimbaud pipe aux dents. Ce n’est point de sa part intention de bravade : la bibliothèque est voisine, il en attend l’ouverture. Mais le principal est navré : cet olim alumnus, triomphateur des concours académiques, si heureusement préparé pour entrer des premiers à l’École normale supérieure !… Mme Rimbaud se montre absolument résolue à mettre l’insubordonné en pension. Il a nettement formulé sa volonté contraire, s’est déterminé à tout. Nos promenades nous menaient souvent dans un bois entourant des carrières, où, par explosion de mine, s’était creusée une sorte de grotte : il s’y logera le jour, dormira, aux heures de nuit, dans la hutte où les carriers font leur sieste et rangent l’outillage… si sa mère persiste à l’empêcher de vivre à Paris. Simplement il me demande — j’habitais un village tout voisin — de lui apporter du pain dans la journée. Projet spartiate, qui n’a pas de suite, Mme Rimbaud se résignant à patienter jusqu’à la fin de ce qu’elle considère, apparemment, comme une crise de croissance.[18]

On apprend les événements du 18 mars. Il est de cœur avec la révolution, ses idées le portent là-bas avec eux. Du reste il y trouvera maintenant des moyens d’existence : les trente sous par jour de la garde nationale. Dans le courant d’avril, en six journées de marche[19], il parvient pour la troisième fois à Paris, se présente au premier groupe de fédérés. Cet enfant aux yeux de myosotis et de pervenche — qui leur dit : « J’ai fait à pied soixante lieues pour venir à vous… » et qui s’exprime si simplement, si bien — touche les bons communards ; ils font à l’instant même une collecte… dont le produit sert à les régaler ; puis le voici enrôlé dans les « Francs-tireurs de la Révolution », logé à la caserne de Babylone où régnait le plus beau désordre parmi des soldats de toutes armes : garde nationaux, francs-tireurs, lignards, zouaves ou marins ayant fraternisé, le 18 mars, avec les insurgés. Il me parlait plus tard d’un soldat du 88e de marche, « très intelligent », dont il évoquait le souvenir avec une tristesse attendrie, pensant qu’il avait dû être fusillé, lors de la victoire des Versaillais, avec tous les hommes de ce régiment qui furent pris et reconnus. Mais notre « franc-tireur » ne reçoit ni armes ni uniforme, les

troupes casernées à Babylone ne comptent guère dans l’armée communaliste. Il passe le temps à des promenades et des causeries avec son ami du 88e, qui est comme lui un lettré, un rêveur croyant à l’émancipation du monde par « l’insurrection sainte ». Vers la fin de mai, Rimbaud peut s’échapper de Paris. Sa jeunesse, ses vêtements civils détournent les soupçons de la gendarmerie, et il revient à pied par Villers-Cotterets, Soissons, Reims, Rethel, rapportant une fantaisie assez singulière, sans doute crayonnée à la caserne et qui paraît s’inspirer de Banville, dont il fut longtemps si fanatique : le Chant de guerre parisien.[20]

Son activité productrice ne s’est pas ralentie. Aux œuvres déjà citées la première moitié de 1871 ajoute les Premières communions, les Assis, le Cœur volé[21], L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple, Sœur de Charité, les Mains de Jeanne-Marie, Douaniers et probablement le fameux sonnet des Voyelles. — Deux poèmes qu’il me lut en avril ou fin mai n’ont pas été retrouvés : Carnaval des Statues, puis un autre, petit roman simple et très condensé dont je me rappelle seulement le premier et le dernier vers… pourquoi ?… peut-être parce qu’ils disent tout le sujet :

 « Brune, elle avait seize ans quand on la maria…
Car elle aime d’amour son fils de dix-sept ans. »

En ce même printemps il faut mentionner un genre de travail littéraire où il débute, qu’ensuite il mènera très loin. La lecture de Baudelaire lui a suggéré de tenter des poèmes en prose. Il écrit le commencement d’une série ayant pour titre Les déserts de l’Amour[22] : deux rêves précédés d’un Avertissement où apparaît le souvenir de Jean-Jacques Rousseau. Ces rêves, par une combinaison d’art capricieux et hardi, mêlent de simples fantômes nocturnes — qu’il présente comme ceux-ci ont paru ou qu’il arrange — à des souvenirs de réalités arrangées aussi plus ou moins, le tout pour obtenir des effets dramatiques et des effets de couleur. Ainsi le séminariste du second poème n’est pas inventé[23] : c’était un condisciple — les élèves du séminaire suivant nos cours du collège — et un bibliophile qui lui prêtait des livres. À l’époque où Rimbaud composa les poèmes en question, étant un jour en promenade avec lui, je vis ce grand jeune homme brun, au bon sourire, dans un village tout près de Charleville. Mon ami lui rapportait certains ouvrages communiqués, notamment je ne sais plus quel poète — non certes à l’index — et je revois la « chambre de pourpre à vitres de papier jaune » et les volumes, reliés en cuir de Russie.

Le projet de Constitution révolutionnaire (on ne l’a pas retrouvé) est postérieur de quelques semaines. Écrit après que l’auteur eut quitté la caserne de Babylone, il s’inspirait en partie des idées organisatrices de la Commune.[24]

Cependant Rimbaud n’a pas perdu l’espoir d’obtenir par un poète parisien son introduction dans la grande vie littéraire. Il pense à Léon Dierx, à Théodore de Banville, pourtant bien différents quant au sentiment de leurs poésies, mais qu’il aime également, croit deviner en Paul Verlaine, dont il a lu les Poèmes saturniens[25], une nature parente, et, de fait, celui-ci répond à sa première lettre : « … J’ai comme un relent de votre lycanthropie ». La démarche — courant de l’été 1871 — avait été approuvée, appuyée par son ami Charles Bretagne[26], lié depuis plusieurs années avec le poète parnassien. Rimbaud envoyait beaucoup de ses vers, demandait en même temps des conseils. Verlaine répond, donne les avis demandés, surtout des éloges : « Vous êtes prodigieusement armé en guerre !… » Puis il se concerte avec Charles Cros, Ernest d’Hervilly, Philippe Burty, Léon Valade, Albert Mérat, et alors nouvelle lettre : « Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend » !…

La veille de son départ — fin septembre 1871 — Rimbaud me lit Bateau ivre. « J’ai fait cela, dit-il, pour présenter aux gens de Paris ». Comme je lui prédis alors qu’il va éclipser les plus grands noms, il reste mélancolique et préoccupé : « Qu’est-ce que je vais faire là-bas ?… Je ne sais pas me tenir, je ne sais pas parler… Oh ! pour la pensée, je ne crains personne (sic)… »

Le lendemain matin, cependant, quand je le vois à la gare de Charleville (Deverrière lui a donné vingt francs pour payer sa place en chemin de fer), il est rasséréné : l’idée de cette liberté conquise enfin, l’amusement d’un voyage avec bon accueil au bout… Mme Rimbaud n’est pas avertie, cela va sans dire, il n’emporte rien… que ses manuscrits. Verlaine, forcément, avait prévu Rimbaud d’après ce qu’il venait d’en lire, et, quoique informé de son âge, attendait un homme. « Je m’étais, je ne sais pourquoi, figuré le poète tout autre. C’était pour le moment, une vraie tête d’enfant dodue et fraîche sur un grand corps osseux et comme maladroit d’adolescent qui grandissait encore, et de qui la voix, très accentuée en ardennais, presque patoisante, avait ces hauts et ces bas de la mue…[27] »

Logé quelques jours dans la famille de Verlaine, 14 rue Nicolet, puis chez Banville, enfin rue Campagne-Première, il reçoit du groupe d’écrivains qui l’ont fait venir — et sont loin d’être riches — une subvention journalière de trois francs — qui en feraient dix aujourd’hui. — Avec cela, quand on a aussi peu de besoins que Rimbaud, on peut attendre… Mais bientôt, dans le ménage du poète qui l’avait appelé, ménage en querelle six mois auparavant, réconcilié ou calmé dans l’intervalle, ce nouveau venu — qui n’en peut mais — a rallumé la discorde. Son esprit affiné, développé, mûri si étonnamment fait de sa conversation un plaisir indispensable à Verlaine, d’autant plus que leurs deux gaietés mutuellement se suscitent, s’entretiennent, se renforcent, et l’auteur de la Bonne chanson, devenu paisible et casanier après les émotions de la Commune, reprend son ancienne vie de cafés. Indignation de l’épouse qui se met à détester violemment Rimbaud.

La réputation de celui-ci, pour d’autres causes, devient mauvaise en les milieux d’artistes et de gens de lettres. Et son pressentiment était juste quand en septembre, au moment de partir, il craignait de n’avoir jamais la mondanité nécessaire. Sans doute il va figurer dans le « Coin de table » de Fantin-Latour — aujourd’hui au musée du Louvre — avec Camille Pelletan, Ernest d’Hervilly, Léon Valade, Paul Verlaine, Jean Aicard, Émile Blémont, Elzéar Bonnier ; on l’a présenté à Stéphane Mallarmé, à Théophile Gautier, à Victor Hugo qui le salua de cette parole : « C’est Shakespeare enfant » ; il n’est guère de poètes, romanciers[28], musiciens ou peintres connus par Verlaine qu’il n’ait rencontrés[29]. Mais il a eu dans un banquet certaine algarade — quand ivre, il devenait querelleur, bien que fort doux en tout autre temps — avec Étienne Carjat (un coup de canne à épée qui blessa légèrement à la main le poète photographe, irritable de son côté, autoritaire, et qui l’avait appelé « crapaud » ) ; s’est attribué, par enfantillage, par imitation très exagérée de Baudelaire, des obscénités épouvantables — en cela il imitait bien aussi un peu Verlaine (la Chanson de Cabaner sur l’air de la Femme à barbe) à qui ces plaisanteries devaient coûter cher également ; — a offensé, au moins gêné beaucoup de monde par sa tenue au café de Cluny, où il se couchait en grognant sur la banquette, s’il y avait là un monsieur d’une vanité par trop provoquante ; énoncé des opinions politiques et sociales très mal prises au lendemain de la guerre et de la Commune, est devenu la bête noire d’un doux poète, excellent homme : Albert Mérat.

Les dissentiments dans le ménage Verlaine ayant augmenté d’acuité, il se voit une cause de trouble et de mal, a des scrupules, revient à Charleville où Verlaine, je me souviens, lui écrivait : « On t’en veut, et férocement ; des Judiths… des Charlottes… »

C’est vers la fin de l’hiver de 71-72. Il me parle d’un projet nouveau — qui le ramène aux poèmes en prose essayés l’année précédente, veut faire plus grand, plus vivant, plus pictural que Michelet, ce grand peintre de foules et d’actions collectives, a trouvé un titre : L’histoire magnifique, débute par une série qu’il appelle la Photographie des temps passés. Il me lit plusieurs de ces poèmes (qui n’ont pas reparu jusqu’à présent : peut-être en les cartons de collectionneurs jaloux). Je me rappelle vaguement une sorte de Moyen âge, mêlée rutilante à la fois et sombre, où se trouvaient les « étoiles de sang » et les « cuirasses d’or » dont Verlaine s’est souvenu pour un vers de Sagesse ; avec plus de netteté je revois une image du XVIIe siècle, où le catholicisme de France paraît à l’apogée de son triomphe, et qu’il condensait, il me semble, en un personnage splendidement chapé et mitré d’or, se détachant sur une scène dont cette seule lecture ne peut m’avoir laissé de souvenir précis. La Piscine où Jésus fit son premier miracle, tableau dont on a retrouvé une première ébauche — que j’ai vue, qui est très difficile à lire, — devait appartenir à cette série.

L’année 1872 date l’explosion, pourrait-on dire, de toutes les tendances littéraires ou philosophiques en puissance dans son esprit depuis l’âge de quinze ans, et que ses dernières lectures viennent d’embraser ensemble. Verlaine nous raconte[30] que, dès l’automne de 1871, il dédaignait ses premiers vers — ceux qui lui avaient cependant valu un cercle si parisien d’admirateurs — et cherchait des formules plus libres, plus hardies, plus éloignées de la tradition. La vérité c’est que son esprit a maintenant une vie trop intense, des besoins d’expression trop nombreux et impatients pour ne pas tendre à ce qui va venir : la notation pure et simple. (Il y avait du reste pour le pousser là une influence dont je parle plus loin). Donc 1872 nous donne tous les Rimbauds, depuis celui que le collège a formé si brillamment, jusqu’à celui qui voudrait se former lui-même : les Chercheuses de poux, les Corbeaux, deux chefs-d’œuvre de l’art le plus classique, Vertige encore, dont le rythme s’est émancipé davantage, mais qui contient ce vers absolument latin par son art expressif :


« Qui remuerait les tourbillons de feu furieux ?… »


puis une jolie chose parnassienne : Tête de faune, une autre, où déjà insoucieux d’être compris, le poète n’exprime que sa sensibilité imaginative telle qu’elle a fonctionné pour lui seul un instant : Est-elle almée ? De quelques mois, de quelques semaines, peut-être, en sont séparés Âge d’or, Faims, Soifs, et ces essais qu’il appelle « une de mes folies »[31], à propos desquels il nous prévient qu’ils seront incompréhensibles — « je réservais la traduction », — tels que Loin des oiseauxÀ quatre heures du matin l’été… En somme il exagère : on comprend, l’on voit que ce sont des sensations ou des souvenirs très simples, qui ont passé en lui plus ou moins rapides, qu’il décrit dans leur ordre ou non, que parfois il fractionne et transpose. Nous pouvons en dire autant de Michel et Christine, de Entends comme brame…, de La rivière de cassis roule ignorée… C’est qu’il faut décrire, décrire et décrire, un système que raillera, plus tard, l’introduction d’une Saison en enfer, mais je me souviens que Rimbaud me disait, en l’été de 1871 : « Toute la littérature c’est cela ! » Et nous n’avons qu’à ouvrir nos sens, fixer avec des mots ce qu’ils ont reçu, nous n’avons qu’à écouter la conscience de tout ce que nous éprouvons, quoi que ce soit, et fixer par des mots ce qu’elle nous dit qu’il lui est arrivé. Dans ces conditions, avec ces exigences d’esprit que déjà il savait avoir quand il parlait à Verlaine de jeter les règles par-dessus bord, la préoccupation formiste, qui avait fait de lui le poète d’hier, devait, sinon disparaître entièrement, du moins céder presque toute la place à une autre, celle de voir, d’entendre, de sentir… de noter. On ne peut pas dire que le premier poète ait disparu, supprimé par le second, puisque le second écrit les poésies citées plus haut — quelques-unes très irrégulières, mais enfin des poésies — en les mêmes jours où il note ces souvenirs, ces impressions, ces émotions, ces hallucinations, cette vie psycho-physiologique observée qui forme le recueil des poèmes en prose intitulé par lui Illuminations[32]. Nous y trouvons les genres de développement les plus divers : des pièces régulièrement composées, comme Après le déluge, à ce mélange de notations, Bar- bare[33], où il a mis, conformément à son programme, tout ce qui passait en fait de sensations, curiosités, idées ou images, et même les réflexions contradictoires qui se présentaient, car il s’agit de fixer le plus possible des réceptions de l’esprit, la seule obligation d’ordre étant qu’elles soient réunies en groupe, et dans ces conditions d’art : couleur, variété, surprise…

Après avoir passé à Charleville la fin de l’hiver 71-72, Rimbaud est retourné à Paris, et Verlaine, qui veut en finir avec une vie conjugale devenue trop orageuse, l’emmène à Arras d’abord, puis en Belgique (juillet 1872). C’est là que sont écrits Jeune ménage, qui paraît s’être inspiré de la Sleeper d’Edgar Poe, et Bruxelles (Boulevard du Régent). Ce dernier poème, série de sensations notées pêle-mêle, a des rimes ultra libres, mais le rythme est traditionnel. On y remarquera ce vers : « Bavardage des enfants et des cages », dont les souvenirs tenaces de la poésie latine ont évidemment produit l’harmonie imitative. De Belgique les « errabundi » sont passés en Angleterre (10 septembre), ensuite Rimbaud est revenu dans les Ardennes (novembre), puis retourné à Londres[34], pour soigner son ami malade, jusqu’à l’arrivée de Mme veuve Verlaine (décembre). Les premiers mois de 1873 le trouvent tantôt à Charleville, tantôt à Roche (arrondissement de Vouziers) dans une ferme appartenant à sa mère.

En préfaçant l’édition, chez Léon Vanier, des Poésies complètes d’Arthur Rimbaud, Verlaine dit : « Nous n’avons pas de vers de lui postérieurs à 1872. » Il est probable cependant que se prolonge quelque peu en 1873 la période où il écrivit ces poésies d’une extrême liberté de rime, d’une harmonie légère et comme inattendue, que l’on ne connut guère[35] avant Rimbaud, mais qui ne pourront jamais faire école, puisque cette morbidesse est le résultat de conditions intellectuelles, surtout morales, qui ne se trouveraient encore réunies dans un poète que par un hasard imprévisible ; Chanson de la plus haute tour, Patience, Elle est retrouvée… Ô saisons, ô châteaux !…

En avril 1873, Verlaine, pour refaire sa santé, est venu habiter un petit village de Belgique, non loin de Sedan et de Bouillon. C’est dans cette dernière ville que, le 24 mai, il est rejoint par Rimbaud, et tous deux partent pour Londres. En juillet ils sont à Bruxelles où l’auteur de Romances sans paroles a donné rendez-vous à sa mère. Mme Verlaine tente de décider son fils à revenir près de sa femme qui est disposée au pardon ; le poète se révolte à l’idée que s’il cède en cela, ce sera le désaveu de son amitié pour Rimbaud, la justification des calomnies, qui les ont poursuivis tous deux. Il s’exalte, il refuse de suivre sa mère. Mais Rimbaud veut la séparation, exige le sacrifice. Querelle. Verlaine exaspéré, ivre à moitié d’ailleurs, lui tire un coup de revolver qui le blesse au poignet (10 juillet 1873). Après quelque temps de séjour à l’hôpital Saint-Jean, Rimbaud retourne à Roche, où il écrit Une saison en Enfer[36]. Mme Rimbaud, que les allées et venues de son fils, depuis trois ans, avaient tant déconcertée, prend le parti de se réconcilier avec l’idée qu’il pourrait gagner sa vie en faisant de la littérature. Illusion que maintenant le poète n’a plus : curieux renversement des rôles ! Mais il accepte l’argent que lui offre sa mère, et fait imprimer la plaquette à Bruxelles, chez Poot et Cie, 37 rue aux Choux. Aucun lancement de cet ouvrage par la presse française qui l’a complètement ignoré, aucune ou à peu près aucune tentative de Rimbaud pour le signaler à l’attention des gens de lettres, et un exemplaire adressé à Verlaine[37], alors en prison à Mons pour son beau coup de Bruxelles, un autre à moi, quelques-uns, bien peu certainement, à de rares amis osant encore se montrer, il s’est aussitôt désintéressé du reste, est reparti pour l’Angleterre, avec la résolution d’abandonner toute littérature et d’exercer autrement l’activité de son esprit. C’est vers la fin de 1873 ; à Paris, vu pour la dernière fois, il lie connaissance avec Germain Nouveau, le séduit par la description des mœurs anglaises, à tel point que ce jeune poète veut l’accompagner à Londres. Pour vivre, ils travaillent d’abord chez un fabricant de boîtes, puis se séparent et se placent dans l’enseignement comme professeurs de français.

Rimbaud passe environ un an (1874) en Angleterre et ainsi arrive à parler l’anglais aussi couramment que sa langue maternelle[38]. En janvier 1875, durant un séjour à Charleville où rappelé par la question du service militaire — dont il se trouve dispensé d’ailleurs par son frère aîné alors sous les drapeaux, — il annonce à Mme Rimbaud de nouveaux projets, d’ordre tout positif : industrie, commerce, promet d’y réussir par la connaissance des langues ; après l’anglais il faut l’allemand : elle le subventionne pour un séjour à Stuttgart (1875). Cependant Verlaine est revenu à Paris. Ses tentatives de réconciliation avec sa femme ont échoué, la séparation judiciaire, prononcée l’année précédente, reste définitive. Abandonné de presque tous ses amis et devant l’impossibilité de se reconstituer une vie de famille, il veut une forte diversion morale, m’écrit pour me dire sa tristesse et me demander où est Rimbaud, me charge pour lui d’une lettre où il l’informe de sa conversion au catholicisme, le presse de se convertir aussi : « Aimons-nous en Jésus !… ».[39] Rimbaud me répond d’abord par des plaisanteries sur le nouveau chrétien, que pour railler en même temps le « Monsieur Homais » de Flaubert, il surnomme gaiement « Loyola » [40], mais consent à donner son adresse et Verlaine part aussitôt pour l’Allemagne (février 1875). A Stuttgart ses raisonnements demeurent sans effet sur l’esprit du poète des Premières communions. Rimbaud ne se contente pas de ricaner, il fait boire l’apôtre et le grise. Imprudence, car au moment de la séparation, il y a entre eux une discussion dernière qui tourne en furieuse bataille, à coups de poings seulement, par bonheur, — le condamné de Belgique se gardant bien maintenant de porter sur lui des armes. — Rimbaud lui avait remis la veille, sur ses instances probablement, le manuscrit des Illuminations qu’il enverrait à Germain Nouveau, alors à Bruxelles, en vue de les faire éditer. Une lettre de Verlaine, écrite de Stickney (Lincolnshire) le 1er mai 1875, fait allusion à cet envoi. Le projet n’eut pas de suite et le manuscrit lui revint, selon toute apparence. En tout cas, s’il y eut chez Rimbaud une dernière velléité de littérateur, il n’y songeait plus huit jours après, c’est certain, et je ne me souviens pas de lui avoir entendu dire quoi que ce fût sur ces pages dont il s’était dépossédé… débarrassé était plutôt le mot qu’il pensait.

Une fois maître de la langue allemande, il veut savoir l’italien, (a aussi une intention spéciale), vend sa malle, contenant et contenu pour se faire un peu d’argent, peut ainsi parvenir en chemin de fer jusqu’au bout de l’Allemagne, continue à pied, y compris la traversée du Saint-Gothard.

Désormais c’est la vie errante. De 1875 à 1879 il va se livrer éperdument à cette volupté « d’aller loin, loin… » qu’il prévoyait, qu’il chantait dès sa quinzième année[41].

Il est arrivé à Milan, mais sans ressources, épuisé de fatigue. Une dame charitable s’intéresse à lui, l’hospitalise pendant quelques jours. Elle a reconnu, par sa conversation, un lettré, a dû l’interroger sur ce qu’il avait écrit, car son hôte, qui n’a plus aucun manuscrit à lire ou faire lire, se rappelle m’avoir donné une Saison en enfer et me la redemande[42]. Et puis en route, en route !… Son but est simple : il sait ou croit savoir qu’un très bon ami parisien, Mercier — qui fut aussi l’ami de Verlaine — s’occupe à présent d’industrie, a une savonnerie dont l’île de Ceos (Zea)[43] ; « l’homme aux semelles de vent[44] » ira le retrouver, rien ne lui paraît plus facile : gagner à pied Brindisi, travailler de-ci de-là, pour avoir de quoi manger d’abord, ensuite payer le bateau. Il atteint Alexandrie, parvient à Sienne ; mais après qu’il a quitté cette ville, la chaleur se fait accablante, sur la route « un pied de poussière » ; le malheureux suffoque, est frappé d’insolation, demi-mort quand il entre à Livourne où le consul de France, genre d’esprit analogue à la bonne Milanaise, le reçoit chez lui et le soigne. Rimbaud laisse de côté provisoirement son projet. Grâce au consul il peut s’embarquer pour Marseille, y retombe malade, reste un mois à l’hôpital, se disposait ensuite à s’engager dans une des bandes carlistes que l’on formait en deçà des Pyrénées, quand la fin de l’insurrection vient fermer les bureaux d’enrôlement : nécessité de renoncer à cet autre moyen de « voir du pays ». La petite somme demandée à sa mère lui permet de revenir à Charleville, où il passe l’hiver de 1875-76. Son temps y est employé à étudier l’arabe, faire un peu de russe… et du piano[45]. Sa sœur Vitalie est morte le 18 décembre 1875[46], d’une synovite, après des souffrances dont le spectacle l’a cruellement affecté. Cette secousse morale, plutôt, je crois, que des études acharnées et diverses, dut contribuer aux violents maux de tête qui lui surviennent à ce moment. Les attribuant à ses cheveux trop touffus, il y applique un remède singulier : se faire raser le crâne, je dis raser… au rasoir, ce que le perruquier ne consentit à faire qu’après mille étonnements et protestations. Et Rimbaud doit assister aux obsèques de sa sœur en montrant une tête blanche comme du parchemin neuf, de sorte que des assistants, placés un peu loin, disaient entre eux ; « Le frère a déjà les cheveux d’un vieillard !… »

Cependant il est reparti ; le voici en Autriche, allant vers la Bulgarie. Pensant toujours à Mercier que l’obstiné veut rejoindre en son île des Cyclades, ce n’est plus Brindisi, c’est Varna qu’il choisit pour s’embarquer. Mais à Vienne il s’endort dans un fiacre, est dépouillé par le cocher, se réveille sur le pavé sans un sou, allégé de son chapeau, de son pardessus, essaie quelque temps de rester dans la ville et trouver son voleur, a des discussions avec la police, est expulsé comme étranger sans moyens d’existence, puis, d’États allemands en États allemands qui à l’envi le repoussent, déposé à la frontière de France… d’où retour à pied dans ses Ardennes.

« Je redoute l’hiver, avait-il écrit, parce que c’est la saison du confort[47]. » C’était le besoin, l’obligation du confort qu’il redoutait, l’hiver étant une saison tyrannique pour les vagabonds qui ne peuvent se passer alors de petites commodités misérables, forcés qu’ils sont de compter avec les journées de pluie et les nuits de glace. C’est pourquoi Rimbaud tendait vers les pays de soleil. Mais ses deux essais pour vivre sous le beau ciel de la mer Égée venaient s’aboutir à deux échecs. Un jour[48], il me fait part d’un projet vraiment inattendu. Pas besoin d’être missionnaire et prêtre pour aller en orient : l’on y envoie de simples frères, instituteurs vêtus d’une soutane qui ont contracté un engagement annuel, personnel enseignant dans les écoles chrétiennes de Chine ou autres pays lointains.

Pourquoi ne serait-il pas « frère », au moins le temps d’aller là-bas ?… Or il fait en somme quelque chose d’analogue. Ses jambes le portent à travers la Belgique, à travers la Hollande[49], jusqu’au Helder ; là un racoleur lui fait toucher une prime et l’enrôle parmi d’autres volontaires de l’armée néerlandaise à destination des colonies océaniennes. Bien traité pendant la traversée — car on craignait les désertions, si faciles quand le bateau suivait le canal de Suez[50], ou lorsqu’il touchait aux escales — Rimbaud, pendant huit semaines, a l’enchantement de voir des terres nouvelles, des mers aux constellations inconnues : la côte soudanaise, la côte arabe, l’Océan Indien, Ceylan… Mais, arrivé à Sumatra, fait connaissance avec la caserne et la vraie discipline militaire. Elles ne sauraient lui convenir, il fausse compagnie, parcourt avec délices les plus sauvages régions de l’île, s’arrête à un petit port de la côte où un voilier anglais, transportant du sucre, l’accepte comme manœuvre ; et contournant l’Afrique, subissant une forte tempête à hauteur du Cap[51], le ramène à Liverpool, d’où il se fait transporter en France et y attend, à Roche d’abord, à Charleville ensuite, quelque possibilité d’autres aventures. Nouveau plan dressé bientôt : on l’a racolé, il racolera. Sa connaissance de l’allemand lui permet d’entrer en conversation, dans une brasserie de Cologne, avec des recrues qu’il enjôle, qui lui présentent des camarades, et c’est une douzaine de soldats prussiens vendus à la Hollande. Primes pour eux, jolie commission pour lui-même. Avec cela il se rend à Hambourg, — « Nous entrerons aux splendides villes[52] ! » — pénètre par curiosité dans un casino, se laisse tenter par la roulette, veut doubler son gain et perd tout. Mais le joueur décavé a déjà vu tant de pays qu’il en connaît bien les diverses monnaies, sait les compter, expliquer, discuter à leur propos en plusieurs langues, talents précieux en cette ville cosmopolite et qui le mettent à même d’offrir ses services, comme receveur, au cirque Loisset. Il le suit à Copenhague, le quitte pour aller à Stockholm, n’y trouve pas à vivre et se fait rapatrier par le consul de France (1877). Son passage à Hambourg lui a donné des idées sur Alexandrie d’Égypte. Première tentative à la fin de 1877 : embarqué à Marseille, tombe malade (suite de marches excessives, d’après le médecin du bord), est débarqué en Italie, soigné, mais, dès qu’il peut mettre un pied devant l’autre, va visiter Rome… et puis revient, convalescent, dans les Ardennes.

Moment, semble-t-il, où Rimbaud va se résoudre à vivre d’une profession : pendant son séjour dans une maison de campagne à Saint-Laurent près de Charleville (1878), revenant à une ambition intellectuelle exposée à Verlaine autrefois (1875) et qu’il appelait « philomathie », — ce qui fournit au poète de Sagesse matière à bien des récriminations ou sarcasmes, — l’ancien littérateur se met aux sciences ; on lui voit dans les mains une algèbre, une géométrie, un manuel du mécanicien.

En novembre 1878, voulant atteindre plus vite le port de Gênes, point d’embarquement pour l’Égypte, il franchit à pied une partie de la chaîne des Vosges, puis le Saint-Gothard pour la seconde fois, en décembre est à Alexandrie, au service d’un ingénieur français qui lui procure ensuite l’emploi de chef de carrières à l’île de Chypre (Entreprise Thial et Cie, maison à Larnaca). Son rôle consiste à regarder plutôt qu’à diriger l’extraction des blocs, distribuer la poudre qui sert à les faire sauter, surveiller leur embarquement, payer les ouvriers d’origines différentes et dont sa connaissance de l’italien, d’un peu de grec, l’aidait à comprendre les langages. Il passe la plus grande partie du temps à rêver, couché sur le sable, ou à se baigner dans la mer. (Une lettre à sa famille nous apprend qu’il est chef de carrière à la date du 24 avril 1879). Le climat est très chaud, dangereux pour les non acclimatés, la maison Thial rend justice à la bonne volonté, à la probité de Rimbaud, et quand la fièvre le fait partir de Chypre, il en rapporte un certificat élogieux — qu’il me montra en souriant, légèrement ironique, mais content tout de même.

C’est son début dans la vie régulière.

En septembre 1879 il est à Roche, où il s’occupe aux travaux de la ferme, avec sa mère et sa sœur. Je l’y vois pour la dernière fois. « Maintenant, me dit-il, le climat de l’Europe est trop froid pour mon tempérament… qui s’est modifié… Je ne puis plus vivre que dans les pays chauds[53]. » Déjà il est souvent repris d’accès fiévreux, et enfin c’est la fièvre typhoïde qui se déclare : il doit passer à Roche tout l’hiver de 1879-80. Retourné en Égypte, il n’a pas trouvé d’emploi, va de nouveau à Chypre, est placé comme surveillant de travaux dans une entreprise de constructions pour le gouvernement anglais, non plus cette fois au bord de la mer, mais sur une haute montagne, le Troodos (mai 1880). Il y reste à peine, ne s’entendant pas avec l’ingénieur, quitte Chypre, dès le mois de juin, pour l’Égypte encore, cherche du travail dans les ports de La Mer Rouge : Massaouah, Djeddah, Souakim, Hodeidah, est accepté par la Société Mazeran, Viannay et Bardey, qui fait le commerce des cafés à Aden, se met vite au courant, est laborieux, très utile par sa facilité à parler plusieurs langues, notamment l’anglais et l’arabe. Son chef direct. M, Bardey, homme bienveillant et perspicace, a pu apprécier l’adaptabilité si remarquable du jeune commis, a su comprendre que les intérêts de la maison seront bien servis par ses grands besoins d’initiative ; il double son salaire, lui donne un tant pour cent sur les bénéfices et l’envoie, second employé, à l’agence qu’il vient de fonder au Harar[54] (acquisition de cafés, cuirs, gommes, plumes d’autruches… en échange de cotonnades et autres produits d’Europe). Rimbaud écrit[55], le 13 décembre 1880 : « Je suis arrivé dans ce pays après vingt jours de cheval… » Il y reste jusqu’à la fin de 1881, est de retour à Aden en janvier 1882, n’y peut satisfaire son inquiète activité, projette un instant d’aller jusqu’à Zanzibar, est envoyé au Harar de nouveau, comme agent principal, y fonctionne en juin 1883, puis revient à Aden (avril 1884), à cause de la guerre en Éthiopie et d’embarras financiers qui ont déterminé la compagnie à supprimer temporairement deux agences[56]. Cependant celle d’Aden va rouvrir ; en attendant il souffre beaucoup de son inaction[57], reprend enfin (juillet 1884) ses fonctions de premier employé dans la maison d’Aden, mais s’ennuie, veut aller ailleurs, pense au Tonkin, à l’Hindoustan, quitte l’agence en octobre 1885, forme une caravane pour le Choa (décembre de la même année) en vue d’aller vendre au roi Ménélik des fusils européens d’ancien modèle, mais rencontre de nombreuses difficultés et subit retards sur retards… Septembre 1886 le trouve encore immobilisé à Tadjourah (colonie d’Obock) par une grave maladie de son associé. La pensée lui est venue de se joindre à une autre caravane, celle de l’explorateur Soleillet… mais celui-ci meurt…

Enfin Rimbaud parvient à Antotto (Choa) d’où il écrit le 7 avril 1887. L’affaire s’est faite avec Ménélik ; bénéfice ; 30.000 fr. ; malheureusement l’associé vient de mourir ; obligation de payer ses dettes « deux fois » : tout le gain réalisé est perdu. Ce qui reste de cette entreprise est un document géographique : l’itinéraire, noté par, lui, que suivit au retour l’audacieux trafiquant pour aller d’Antotto à Harar. Ces notes furent envoyées par M. Bardey à la Société de Géographie qui les publia dans ses Comptes rendus de novembre 1887[58]. De Harar, ensuite, Rimbaud se rend au Caire où il passe la fin de l’été, en vue d’un repos devenu indispensable, car sa santé n’a pas cessé de péricliter depuis 1880 : il se plaignait alors de battements de cœur, en 1881 de la fièvre, en 1884 de ne plus pouvoir digérer, maintenant c’est de rhumatismes dans les reins, dans la cuisse et le genou gauches. Revenu à Aden en octobre 1887, l’éternel ennuyé parle encore d’habiter Zanzibar : « Quoi faire en France ?… Il est bien certain que je ne puis plus vivre sédentairement… Surtout j’ai grand peur du froid… Enfin je n’ai ni revenus suffisants, ni emploi, ni soutiens, ni connaissances, ni profession, ni ressources d’aucune sorte. Ce serait m’enterrer que de revenir…[59] »

En décembre 1887, repris par l’idée de

vendre des armes à Ménélik, nous le voyons solliciter du gouvernement français l’autorisation d’établir sur le territoire d’Obock une fabrique de fusils et cartouches destinés au roi du Choa, autorisation refusée d’abord, — accordée ensuite, retirée définitivement — à cause de conventions avec l’Angleterre. Il se retourne vers le Harar, s’y établit à son compte en mai 1888 (commerce d’ivoire, café, musc, poudre d’or… et de cotonnades, soieries, etc. ; association avec M. Tian, négociant à Aden). Les lettres que Rimbaud écrit de Harar jusqu’en 1890 parlant toujours d’ennui en ce qui le concerne, mais sont optimistes quant aux affaires, qui vont bien. Au début de 1891, de nouvelles douleurs dans les jambes le forcent à quitter une entreprise florissante, revenir péniblement à Aden, d’où il écrit le 30 avril, annonce son entrée à l’hôpital et qu’un médecin anglais a diagnostiqué : « tumeur synovite ». Le malade est embarqué pour Marseille, amputé d’une jambe à l’hôpital de la Conception (juin 1891), essaie d’un séjour dans sa famille, à Roche, mais n’y reste que bien peu de temps, retourne à Marseille et au même hôpital, où il meurt, le 10 novembre 1891, après avoir manifesté les sentiments de la foi la plus vive, de la plus touchante piété.


LA VIE DE SON ESPRIT

I

Quand Verlaine (Les Poètes maudits)[60] eut révélé Rimbaud, ce qu’il fit surtout pour payer une dette d’amitié et proclamer sa reconnaissance envers qui lui avait offert de si belles fêtes d’esprit, quelques-uns, dans la jeunesse littéraire, se réjouissaient tout simplement d’avoir à goûter un poète de plus, ajoutant son originalité forte à d’autres originalités ayant précédé la sienne ; beaucoup y virent une occasion de repousser les réputations admises et contenter l’instinct individualiste, lequel fait dire en secret : « S’il peut arriver qu’un nom hier inconnu bouscule aujourd’hui les noms consacrés, pourquoi pas le mien aussi ? Pourquoi, demain, ne serait-ce pas mon tour d’être considéré comme le plus étonnant poète ?… » Mais la plupart, mi-amateurs, mi-bourgeois ou mi-snobs, voulaient uniquement se donner l’avantage d’être premiers à connaître un talent qualifié par eux de « rare » — ils insistaient sur ce vocable, — parce que précéder le vulgaire en la connaissance et la possession d’un objet de luxe, non répandu encore, c’est tout de suite se poser comme étant plus « à la dernière mode » et ils s’empressaient de « lancer » Rimbaud comme on lance un nouveau manche de parapluie.

Rimbaud était justement le contraire du rare et de l’inattendu. Il ne fallait pas voir dans sa poétique une révolution, une démolition, un changement de route, mais une reconstruction et un point d’arrivée. La grandeur de son rôle est de représenter le progrès littéraire dans ce qu’il peut avoir de plus fécond et de plus normal. Il continuait ce fait naturel, impératif malgré toutes aventures à côté : la tradition. L’on avait battu les buissons avec les Romantiques, les Parnassiens : il ramenait la littérature française à la nourriture latine : il la faisait plus que jamais classique.

Je veux dire qu’il se remettait fortement, vraiment, dans le courant de sensibilité artistique de l’Antiquité.

Cette sensibilité nous l’avions perdue en partie au cours du Moyen Âge, retrouvée, croyait-on, mais à peine connue[61] au temps des poètes qui vécurent du XVIe au XIXe siècle.

Qu’est-ce, en effet, que s’inspirer de l’Antiquité ? Est-ce emprunter des sujets à l’histoire grecque ou romaine ? Non, puisque les artistes de l’Antiquité furent des modernistes en leur temps, et que faire de l’histoire ancienne c’est exactement le contraire de ce que faisaient les anciens. L’histoire des peintres français nous fournit de cela des exemples qui apportent un enseignement décisif. Je ne crois pas que l’on puisse trouver une école plus en dehors de la beauté antique que l’école de David. Ces gens-là sont tout ce que l’on voudra, sauf des classiques, tandis que Watteau, peignant des scènes de la comédie italienne, des pastorales galantes, construit ces contemporains avec le sens évident de la pure beauté antique, et ce n’est pas du tout dans l'Enlèvement des Sabines[62], dans le Retour du Proscrit[63], c’est dans l'Embarquement pour Cythère que l’on trouve la délicatesse vibrante et radieuse du dessin grec. Parce que Watteau avait empli ses yeux, son esprit, son cœur des visions de beauté dues à la statuaire classique, et dans ses personnages vêtus de satin, essentiellement modernes, il mettait l’élégance nerveuse, douce et robuste d’un art qui avait — à son insu ou non — pénétré en lui, l’avait imprégné pour toujours. Tel Rimbaud possédé par les latins. Il y eut là une sorte de fatalité. L’enfant timide, farouche, secrètement volontaire, porté à isoler son âme, a reçu d’abord, avidement aspiré la poésie paisible et impérieuse à la fois du Catholicisme, puis a voulu s’en délivrer par contre-coup de la révolte qui montait dans lui en soubresauts graduels, dès l’âge conscient, contre l’incessant dogmatisme trop terre-à-terre de l’autoritarisme maternel (voir les Poètes de sept ans). Et ce besoin d’échapper au milieu familial en fait un studieux éperdu. On veut, chez lui — par espoir naïf de belles situations bourgeoises — on exige qu’il ait les premières places, les premiers prix au collège, qu’il fasse des devoirs encore et encore, apprenne par cœur des textes qu’on lui fait réciter mécaniquement, caporalement, avant de l’envoyer au professeur… Eh ! bien, ces travaux, ces études, cet emprisonnement avec les cahiers et les livres, c’est un peu de vraie liberté déjà, c’est un commencement de pouvoir vivre intellectuellement pour soi-même ; et puis la classe, c’est, quelques heures par jour au moins, le milieu différent, le refuge, la bonne indépendance, l’air mental qui convient.

Surtout quand la classe a pour directeur cet esprit si fin, si noble, si hautement désintéressé : Georges Izambard.

Celui-ci, tout jeune homme encore (20 ans), va être le guide et, dans une certaine mesure, le père intellectuel de Rimbaud.

Il succède à Duprez, autre belle intelligence, plus craintive et presque épouvantée de ce qu’annonçait l’enfant, mais dont l’ardeur professionnelle domine les scrupules[64]. Izambard déploie toute sa science de lettré, se croit obligé de l’augmenter par de nouvelles recherches, en vue de mieux faire sentir à l’élève-ami les saveurs puissantes et nourricières de la phrase latine. Son action pourtant ne se borne pas là.

Il introduit Rimbaud dans la société d’autres intellectuels : Deverrière[65], Lenel[66], Bretagne. Alors on n’est plus au collège, on sort des programmes du baccalauréat pour des randonnées audacieuses parmi les œuvres de toutes les époques. Plus seulement Homère, Pindare, Sophocle, Euripide et Xénophon, mais Aristophane en entier ; plus seulement Ovide, Horace et Virgile, mais Lucain, Juvénal, Catulle ; plus seulement le « Grand siècle », mais Villon, Rabelais, Marot et ceux de la Pléïade ; plus seulement Vauvenargues, Montesquieu et la Mérope de Voltaire, mais Rousseau, Helvétius… et puis la littérature contemporaine — poètes, romanciers ; Gautier après Hugo, Leconte de Lisle, Banville après Baudelaire, et naturellement le Parnasse ; et Balzac, Champfleury, etc.

Or il y a ceci dans toute formation intellectuelle que les choses apprises difficilement, par obligation, par devoir, s’installent plus solides, plus maîtresses que les acquisitions dues seulement au plaisir des lectures. Si les poètes de la Renaissance, les écrivains romantiques ou réalistes du XIXe siècle lui donnent le goût du pittoresque et l’obsédant besoin d’observation qui se manifesteront dans toute son œuvre (voir surtout Les Assis, Les Pauvres à l’église, Oraison du soir, Accroupissements) ; si le rigorisme familial, en poussant Rimbaud à chercher les compensations du vagabondage, est aussi une circonstance favorable qui développe en lui la faculté de voir ; si l’instinct de liberté absolue, produit nécessairement par toute compression autoritaire, l’habitude à dédaigner, à éviter, à fuir en ses écrits, comme en sa conduite, ce que l’on appelle « mesure » et qu’il considère comme banalité ou froideur —, la discipline formiste due au latin subsiste et prédomine. Il échappe à toute loi, excepté à la forte loi de Rome. Ce n’est pas sans résultats s’imposant définitifs que l’on a scandé longtemps le mètre latin, que l’on a été sous la crainte unique, salutaire, des fautes de quantité. Il en vient toujours, en goûtant les poètes nationaux, à comparer leurs séductions, les éléments dont leur technique dispose, avec ce que lui a mis dans l’esprit la prosodie latine.

C’est ainsi qu’il devient le rimeur formidable de Bateau ivre. C’est ainsi qu’il trouve le moyen d’avoir la rime riche en même temps que brillante, inattendue, frappante :

Comme je descendais les fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus tiré par les hâleurs.
Des peaux rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

Mais, dans le même chef-d’œuvre, ce que Virgile donne et impose au poète français apparaît plus évident encore, l’action de Rome surgit plus éclatante par l’action de ce rythme latin[67] que nos poètes avaient désespéré de capter, dont Rimbaud vient d’acquérir la maîtrise. Pour sentir cela il suffit de suivre la marche d’abord souple, calme, et fatale du bateau sur les « fleuves impassibles », jusqu’à la glissade en l’estuaire :

Les fleuves m’ont laissé descendre où je voulais,

jusqu’au

… clapotement furieux des marées.

quand la cadence tout à coup se brise, rebondit, sursaute, et jusqu’aux danses inégales sur le flot, jusqu’à l’abandon aux caprices, aux fureurs, aux langueurs des vagues innombrables.

« Dans Bateau ivre, disait Verlaine, il y a

toute la mer ». Je dois déclarer que la mer, lorsque Rimbaud écrivit son poème, il ne

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LA VIE DE SON ESPRIT

l’avait pas encore vue, ses quatre échappées de la maison maternelle ne l’ayant mené plus

[68] loin que Charloroi, Bruxelles, Douai, Paris. Cette description géniale venait d’un souvenir d’enfant : la Meuse débordant au moment des grandes pluies printanières ou automnales, et roulant ses eaux limoneuses dans une prairie entre Charleville et Mézières ; l’imagination faisait le reste et aussi l’Iliade : poluphlosboio thalassès, et les mille sonorités figuratives de l’Eneïde.

Même science rythmique, même richesse de rimes dans le fameux sonnet des Voyelles. Développement de cette science dans les Chercheuses de poux, dans les Corbeaux. C’est le moment où il vient d’être appelé à Paris par Verlaine. Ses causeries avec un homme d’une si profonde intelligence et d’un sens artistique si merveilleusement délicat lui suggèrent de nouveaux raffinements dans la forme. Avec l’auteur de la Bonne chanson il reconnaît que l’emploi perpétuel de la « consonne d’appui », au lieu d’être indispensable, peut très bien passer pour insuffisant, que la rime doit ne pas se contenter d’être uniformément rigoureuse ou « riche », mais tendre à plus d’action efficiente par des inflexions musicales sensibles à l’oreille autant qu’à l’esprit :

Elles assoient l’enfant devant une croisée
Grande ouverte, où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs,
Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.[69]


Sois donc le crieur du devoir,
Ô notre funèbre oiseau noir !
• • • •
Laissez la fauvette de mai
Pour ceux qu’aux fond du bois enchaîne,
Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir,
La défaite sans avenir.[70]

Je dois m’arrêter encore sur cette œuvre où l’auteur, par une évolution passagère de sentiments qui n’est pas rare chez les poètes, a été pour une fois patriote. Les Corbeaux parlent avec âpreté de revanche aux survivants, la fauvette de mai chante doucement, d’une voix légère qui devient un soupir, la pitié sur les morts. Je voudrais dire surtout que peut-être nulle part Rimbaud n’est arrivé plus près de cette perfection cherchée par les latins : peindre, non pour les yeux seulement, mais pour l’esprit, mais à l’adresse de toutes nos facultés réceptives, c’est-à-dire faire voir, entendre, sentir, provoquer la description ou la reproduction par gestes, etc. Déjà, dans Bateau ivre, non content de nous communiquer les divers balancements de cette « planche folle », jouet de la mer capricieuse, il nous obligeait à goûter, au moins exprimer par des mouvements de la langue les sensations que cause l’acidité agréable d’un fruit :

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres.

À présent nous entendons les corbeaux, d’abord lointains :

Armée étrange aux cris sévères…

(ce qui rappelle le… corvi presso ter gutture), puis sur nos têtes : « …crieur du devoir… funèbre oiseau noir » ; et nous voilà imitant du bras le tournoiement des sombres oiseaux tantôt écartés et tantôt rassemblés dans le vent qui ulule :

Dispersez-vous, ralliez-vous !…

Mais j’aurais dû avant tout signaler ce

vers si impressionnant de la première strophe, d’un rythme lent et triste que termine le souvenir — on croirait — d’un dernier son de cloche mourant dans le crépuscule morne et glacé :

Les longs angélus se sont tus…

• • • •

Donc restant lui-même, tout en ayant docilement, puissamment vécu avec les anciens, il se remettait au point où l’art antique était parvenu, profitait de ce qu’avaient fait les meilleurs, ajoutait son propre génie et tendait l’arc d’Ulysse en rapprochant le présent du passé. Et voilà qui suffirait aux « esthètes ». L’auteur de Bateau ivre a forgé notre langue poétique en un métal nouveau, il a porté l’art français à un degré de science non atteint avant lui, ce qu’il y avait de mieux dans Hugo, dans Musset, dans Baudelaire, dans Leconte de Lisle se trouve égalé, surpassé… Alors ?…

Continue de chanter, ô chanteur !… Que nous ayons, grâce à toi, des jouissances d’art toujours plus délicates et plus profondes. Ainsi parlent tout naturellement les dilettantes. C’est dommage que le poète soit non un instrument que l’on tire à volonté de sa boîte, mais un homme, un esprit soumis aux terribles lois de la vie intellectuelle.

Il a, disons-nous, ce talent : qu’il en use, pour notre profit, pour le sien. Touchante bonne volonté du monde ! Nous ne songeons pas aux circonstances, aux phénomènes qui ont produit le merveilleux savoir-faire, et nous croyons que l’on devient poète comme on apprend à jouer de la mandoline. Or la poésie, habileté verbale, doit être en même temps une très vive ardeur des facultés pensantes ; à cette ardeur, à ce feu, à cet incendie on ne fait point sa part : une fois que c’est bien allumé, il faut que tout flambe.

On a dit à Rimbaud d’apprendre : il a appris, a voulu savoir, et de plus en plus. Son premier succès d’écolier fut un devoir fait en classe de 6e (il avait douze ans) qui contenait un résumé de l’histoire primitive (Égypte, Assyrie, Chaldée, etc.) assez étonnant pour que le professeur[71] l’ait montré avec orgueil à tout le personnel enseignant du collège, en lui annonçant l’apparition dans le monde scolaire d’un « petit prodige ». Voir l’ensemble de la vie des peuples, c’était voir de l’immensité vivante, c’était la conscience individuelle s’éveillant peu à peu en conscience humaine. Les curiosités, les sensibilités trouvent ensuite des éléments substantiels en l’étude détaillée de la vie grecque, de la vie romaine ; il voit de plus près s’agiter les peuples ; il est bientôt avec sa propre nation : un être collectif nouveau, d’abord fruste et barbare, mais d’une ferveur naïve en sa brutalité, dont l’âme se nourrit, comme la sienne, avec ce qu’a laissé d’impérissable — c’est-à-dire de vraiment bon — la pensée antique ; il voit cette société adolescente grandir, combattre, s’adoucir, parvenir elle aussi à un « siècle d’Auguste », mais différent, sinon plus beau, du moins plus haut.

Croit-on qu’un tel spectacle pourrait laisser froide l’imagination de ce regardeur qu’est un poète ?… Ah ! on veut qu’il ait aussi des prix d’histoire : il les aura, mais ce ne sera pas impunément. Histoire politique, histoire sociale, histoire littéraire, tout se tient, et avec l’imagination va entrer en danse la raison de l’écolier. Point ne lui suffit d’acquérir des faits et des noms : il veut comparer, juger, conclure, pour cela se renseigner toujours davantage. Pourtant, ce qui le passionnera dans l’histoire du monde c’est moins le guerrier que le penseur, moins la marche des faits que celle des idées qui les déterminent.

Et il faut, pour bien expliquer sa vie mentale, revenir sur l’action exercée par l’enseignement secondaire classique tel qu’il est organisé en France. Toujours celui-ci fait marcher côte à côte l’antiquité et les temps modernes. Au moment où Rimbaud apprenait l’existence et le rôle des « philosophes » du temps de Louis XV, il se trouvait conduit à lire le poète latin Lucrèce. La cause occasionnelle fut toute simple. L’auteur du De natura rerum était l’ami de Cicéron, Virgile l’imita, Ovide avait pour lui une admiration affectueuse. Il n’en fallait pas davantage pour attirer sur son œuvre la curiosité du studieux enfant. Les séductions de la forme concourent alors avec la force originale des pensées. Lucrèce représente l’esprit antique, longtemps « pluraliste », arrivant aux synthèses, et cette considération est énorme pour Rimbaud si épris de l’immense et du logique, si invinciblement porté à l’absolu. Ajoutons qu’il est alors en révolte contre la tradition catholique. De Lucrèce il retient donc surtout cette conjecture qu’une divinité régnante et providentielle peut être jugée inutile ; mais adopte, interprète à sa façon, avec un ardent enthousiasme, la théorie des atomes créateurs, d’une Nature mère et nourrice ; suit le poète latin quand celui-ci exalte la grandeur de l’homme, le néglige quand il parle de sa faiblesse — à laquelle ses espoirs démesurés préfèrent, en ce moment, ne pas croire — ; s’enivre de l’Invocation à Vénus ; trouve en conclusion personnelle que l’Amour est loi unique ; puis il chante tout cela dans son premier poème de belle et pure forme : Soleil et Chair[72] :

• • • •

Et quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang,
Que son immense sein, soulevé par une âme.
Est d’amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons.
Et tout croît et tout monte ! Ô Vénus, ô déesse !…

Mais ne dit-il pas aussi :

Une brise d’amour dans la nuit a passé…

Amour physique, amour moral se confondent dans la conscience éperdue de l’enfant pubère. Amour, c’est pitié : Les effarés ; amour c’est élan fraternel… Quoi donc troublait l’harmonie humaine en les siècles préparatoires dont il vient de contempler le tumulte ? Il voit que ce furent tant d’efforts pour l’asservissement réciproque ; chose horrible…

Ciel, Amour, Liberté : quel rêve, ô pauvre folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu,
Tes grandes visions étranglaient ta parole
Et l’infini terrible effara ton œil bleu[73].

« Amour, Liberté »… Eh ! bien, voici la Révolution française… Justement l’esprit philosophique de Rimbaud s’éveille au moment (dernière période du second empire) où la France est particulièrement avide de tout savoir sur ce grand drame social et politique, où les études les plus vastes et les plus ferventes viennent d’apporter à ses curiosités une documentation qui s’accroît de jour en jour. La bibliothèque de Charleville, celle du principal du collège (M. Desdouests, qui avait dit : « Faites-lui lire tout… » ), celles des professeurs ses amis[74] livrent à Rimbaud les travaux de Thiers, Mignet, de Tocqueville, Michelet, Lamartine, Quinet, Louis Blanc. C’est ce dernier qui exercera l’influence définitive. Louis Blanc, d’abord, est un candide, personne n’a étudié la Révolution avec un soin historique et un sens moral plus scrupuleux ; mais il a ceci de particulier qu’il est avant tout l’historien du règne de Louis-Philippe, l’incorruptible juge de la bourgeoisie triomphante, et qu’il aperçoit l’œuvre révolutionnaire à travers la société qui en a profité, qu’il accuse de l’avoir exploitée, faussée, corrompue.

Cette honnêteté vengeresse lui donne la pénétration puissante, la clairvoyance et l’attention fermes. Sous le fracas des paroles et dans la fatalité des événements il discerne l’impulsivité commune que la race avait contractée, qui prenait part au drame, qui devait en détourner les meilleurs effets, ce vice humain qu’il voyait sévir maintenant autour de lui avec une sorte de cynisme inconscient, dont il montrait les progrès dès la fin du Moyen Age, qu’il nommait de son vrai nom : l’individualisme. Il laissait comprendre d’ailleurs, en une dramatique introduction sur la vie intellectuelle au XVIIIe siècle, que le monstre lui fut dénoncé par Jean-Jacques Rousseau, il avouait son culte pour celui-ci…

Rimbaud n’était pas l’homme qui se renseigne à moitié. Il voulut connaître l’inspirateur. 11 courut à Jean-Jacques[75](1870-1871).

Et c’est l’histoire de ceux, de celles qui répondirent un jour, par curiosité, à l’appel d’une passion leur faisant signe, les saisissant tout à coup dès approchés, leur laissant pour jusqu’à la mort le trouble de son étreinte.

Rousseau est l’homme que rien ne séduit, que rien ne trompe. Il vit dans le plus brillant des siècles, il voit, il entend parler autour de lui, vieilles ou jeunes, les générations les plus audacieuses, intelligentes et inventives qui furent jamais, — puisque nous n’avons guère fait depuis que développer les principes qu’elles trouvèrent — ; il vient en France au moment où cette nation est l’inspiratrice et le modèle du monde ; il est mis en relations quotidiennes avec les esprits les plus vastes et les plus puissants, il est présenté, reçu, choyé même, dans la société la plus aristocratique et la plus raffinée. Et on lui dit ; — Cette politesse, cette douceur élégante, ce besoin d’intellectualité, c’est le produit de la civilisation, c’est le résultat du progrès des lettres, des arts et des sciences… Voyez ! l’homme devient meilleur…

Rousseau dit : Non ! L’homme ne devient pas meilleur. Il devient, au contraire, plus mauvais. Et s’il continue dans cette voie, il deviendra pire encore…

Ah ! Rousseau aperçoit tout, il prévoit tout, jusqu’aux amoralistes de nos jours, et pour empêcher que ce doute ne soit émis : « Qu’importe qu’il soit meilleur ? » il ajoute : — L’homme devient pire… contre son propre intérêt. Car il souffre davantage. Là où vous voyez le progrès je vois l’orgueil, où. vous voyez l’humanité en marche vers la liberté et la connaissance, je vois l’accroissement du mal et je vois l’accroissement de la servitude…

— Mais alors, à votre compte, il vaudrait mieux être des sauvages ? — Pourquoi pas ?… Croyez-vous que l’homme primitif vous était inférieur et connaissait autant que vous cette chose que je vous opposerai toujours, parce que vous reculerez toujours devant elle : la souffrance… ? Vous célébrerez au besoin la beauté des vices, mais vous ne voudrez pas souffrir, et malgré ce que vous pourriez dire sur la splendeur d’une vie intense, vous aurez malgré vous le désir, l’impérieux besoin du repos, du calme, c’est-à-dire du bonheur, du seul bonheur. Et ce qui s’oppose à votre bonheur c’est l’orgueil. Et ce qui fait que peut-être il eût été préférable pour vous de rester sauvages, c’est que vous n’êtes sortis de la sauvagerie que pour devenir, les uns des aristocrates et les autres des esclaves, c’est-à-dire tous des méchants, des voleurs, des injustes, des oppresseurs, des haineux, des envieux… c’est-à-dire tous des malheureux !

On serait porté à s’écrier : « Paradoxe joli ; mais pas davantage ! »… comme disaient bien des contemporains qui ne savaient encore où il allait en venir, si l’histoire ne nous apprenait que l’auteur des deux fameuses réponses à des questions bien troublantes — et en tout cas bien indiscrètes — posées par une académie de province[76] est devenu, conduit par sa logique, non seulement le boute-feu de la Révolution française, mais quelque temps son guide et son flambeau.

Et de même que nous, Rimbaud est en présence de l’œuvre entière de Rousseau. Il suit le développement de sa pensée, il voit où sa sensibilité exaspérée, sa raison courageuse le mènent. L’humanité a fait fausse route. L’état social a produit l’inégalité, source de toutes les injustices et de tous les maux. Et il arrive au Discours sur l’Économie politique, il arrive au Contrat social.

Or l’auteur de ces livres a enfermé nos esprits dans un terrible dilemme : L’homme est né libre, soit ! Mais alors, ou l’isolement dans la vie de nature de celui que vous nommez un sauvage, de celui dont je vous ai montré le bonheur et l’innocence, ou l’état de société que vous avez voulu, dont vous ne pouvez plus sortir. Et cet état social, pour comporter la liberté, ne peut reposer que sur une organisation forte qui aura l’égalité pour base, mais qui supprimera nécessairement l’intégral individualisme de l’homme primitif… Encore une fois, c’est l’un ou l’autre et tout système intermédiaire serait une erreur.

C’est alors qu’il expose sa conception de l’État qu’il appelle démocratie. Cet État ne peut subsister que par l'égalité. L’égalité ne peut se maintenir si un citoyen arrive à prendre plus d’importance qu’un autre. Par conséquent l’égalité exige l’écrasement de l’individualisme. Car si l’on veut qu’il n’y ait pas de maîtres, il faut qu’il n’y ait pas ce que l’on appelle des individus.

À chaque instant l’auteur insiste sur la supériorité, sur l’infaillibilité de la volonté générale opposée aux volontés particulières, sur la nécessité pour celles-ci de s’immoler à celle-là, ce qui est l’intérêt le mieux entendu de chaque particulier : un pour tous, tous pour un.

Il n’hésite pas à voir et accepter l’entière conséquence de son principe. Pour parvenir à la liberté par l’égalité, il faudra le nivellement progressif des situations, des fortunes, des rôles, des réputations, des influences, et le bonheur commun aura pour condition que chacun vive dans un état également éloigné de l’abaissement et de la gloire, dans cet état que très franchement, très courageusement il appelle : médiocrité.

La vraie démocratie est-elle réalisable ? L’auteur du Contrat social avoue tristement qu’il en doute. Est-elle conforme à la raison ? L’éducation classique de Rimbaud lui a donné une promptitude de raisonnement déductif qui le porte à voir la seconde question de préférence, et à y répondre : « Oui certes !… » avec une conviction d’autant plus chaude que sa nature morale le porte d’abord vers l’abnégation.

Et pourtant… que c’est impérieux, que c’est angoissant pour la conscience d’un jeune !… Cette guerre déclarée à l’individualisme, on la comprend dans l’âge mûr, quand on a un peu de cette expérience du monde que possédait le quinquagénaire Rousseau. Mais l’individualisme c’est tellement séduisant pour le jeune homme, à ce moment de la vie où il sent croître en lui mille forces pour la conquête, à l’instant où il prend conscience du moi, où il en sent la floraison ardente !… Et cette « médiocrité » qu’il faudrait aimer, qu’il faudrait vouloir !… Et ce Rousseau qui ne se ferait homme de lettres qu’en haine de l’art et de la littérature !… Les supériorités sociales on n’en veut pas, c’est entendu ; mais cette sincérité inexorable qui ordonne d’être conséquent et interdit la supériorité en quoi que ce soit !… Mais ce besoin d’intellectualité à outrance qui enivre Rimbaud et dont il comprend que par raison, par justice il est préférable de se libérer !… Ah ! que ce calice s’éloigne !…

On a retrouvé des fragments inédits de Rimbaud[77] écrits à l’époque où il était ravagé par la lecture du grand révolutionnaire. Il les a fait précéder par cet aveu qui montre les angoisses de sa conscience et de sa raison ;

« Ces écritures-ci sont d’un jeune, tout jeune homme, dont la vie s’est développée n’importe où, sans mère, sans pays[78], insoucieux de tout ce qu’on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes, mais lui, si ennuyé, si troublé, qu’il ne fit que s’amener à la mort, comme par une pudeur terrible et fatale. »

S’amener à la mort, presque désirer la mort !… Telle était la crise, déjà, à quinze ans, avant même de subir les déceptions affreuses qu’il connut à Paris dans le monde littéraire ! Et peut-être que l’on dira encore :

— N’est-ce pas chose inutile et folle que ce moralisme aigu, torturant, exaspérant, chez un artiste et un savant tel que Rimbaud —[79] ?…

Hélas ! Est-on vraiment un grand poète, a-t-il existé un seul grand poète sans une très vive réceptivité intellectuelle, et surtout sans les persécutions d’une vie morale intense ? Et les hommes qui paraissent les plus indépendants, les plus sceptiques, les plus positifs, qu’ils soient chimistes, musiciens, peintres, sculpteurs, qu’ils se livrent au commerce ou à l’agiotage, est-ce que nous ne les entendons pas sans cesse blâmer, louer, mépriser, se plaindre, s’indigner, se vanter, non pas tant à propos des œuvres qu’à propos des actes ? Est-ce que le sujet le plus sempiternel de leur conversation n’est pas ce qui touche à leur vie morale ?

D’où il suit que l’étude morale est la chose la plus forcément humaine, c’est-à-dire la plus scientifique du monde, et que si l’on met de côté les mathématiques, seul enivrement qui soit de nature à isoler notre âme, la science supérieure, la science qui s’imposera toujours est celle des rapports sociaux, puisque c’est d’eux que naissent toutes nos agitations.

Cependant Rimbaud se remet debout. Il continuera l’enquête. Sans doute Voltaire, avec son Homme aux quarante écus, ne lui suffit pas pour contrebalancer Rousseau. Il y a d’autres cloches à entendre. Les conversations avec Deverrière — probablement aussi Izambard — commentant ce qu’il a lu dans Louis Blanc, lui suggèrent Helvétius. II se plonge avidement dans les deux livres L’Esprit, L’Homme (1871). Là encore il est en présence de théories sociales et politiques hardiment novatrices. Comme Rousseau et probablement d’après lui, Helvétius demande la subordination, au besoin le sacrifice des intérêts particuliers à l’intérêt général ; puis il tend à l’égalité en proposant une nouvelle distribution des biens[80] : réduire la richesse des uns, augmenter celle des autres, mettre l’ouvrier en tel état d’aisance qu’il puisse subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille par un travail quotidien qui ne dépassera pas sept ou huit heures[81]. Moins radical que Rousseau qui a été toute sa vie pauvre, Helvétius, ancien fermier général, seigneur de Lumigny, riche et incapable de se passer de la richesse, ne peut aller jusqu’à condamner le luxe ; il veut seulement que les commodités de la vie soient mieux réparties entre les citoyens ; il insiste sur la nécessité de faire des lois justes et fortes, surtout de répandre et perfectionner l’éducation qu’il veut de plus en plus large, brillante, scientifique. Son idéal est une société active à la fois dans l’industrie, les sciences, les arts et les lettres. C’est pour lui une condition du bonheur commun. En cela il se met en opposition avec Rousseau dont il cherche à réfuter les opinions sur la vie simple. Rimbaud constate que tous deux sont pourtant d’accord sur ce point que la chose à chercher par l’homme, quelque genre de vie qu’il adopte, c’est le bonheur, mot que Rousseau et Helvétius emploient à chaque instant, que nous trouverons aussi, à plusieurs reprises et marque d’une préoccupation douloureuse, en l’œuvre du poète.

On pensera qu’Helvétius est plutôt « modéré » pour gagner entièrement un absolutiste comme Rimbaud ; et de fait, cette lecture lui causait des impressions bien diverses. Helvétius entreprend de démontrer que l’intérêt, l’amour de soi, le besoin de plaisir seuls nous guident et nous déterminent, que de là viennent, sans exception, nos qualités, nos défauts, nos talents, nos actes les pires, nos actes les meilleurs. Une pareille théorie, venant à l’encontre des morales convenues, pouvait satisfaire le jeune insurgé, mais Helvétius a mentionné aussi l’amour de la gloire comme excellent mobile pour conduire à la vertu, pour faire des hommes supérieurs et l’idée de supériorité individuelle répugnait invinciblement à Rimbaud. Je me souviens que, certain après-midi, lui et moi, nous promenant par les rues de Charleville, fûmes obligés par une soudaine averse de nous abriter dans une maison en construction où nous trouvâmes un maçon très ivre, et fort expansif, dont la conversation parut stupide à ma superficielle jeunesse. La pluie ayant cessé, nous sortîmes, je reparlai du maçon, exprimai sur son compte des opinions moqueuses. Mon ami fut d’un avis tout contraire. Il m’expliqua comment ce rude avait, à ses yeux, le grand mérite d’être simple et près de la nature ; comment dans ses paroles naïves ou grossières on devait voir plus de générosité, plus de bonté franche et cordiale, plus même de vrai bon sens que dans la conversation de maints bourgeois instruits, cossus, hypocrites et orgueilleux que nous connaissions[82].

Ce sentiment d’égalité intransigeante formait l’indestructible base de sa mentalité. Il en avait trouvé sans doute le germe en ses enfantines indignations contre le conservatisme maternel, qui s’affirmant dédaigneux et autoritaire, s’alliant, ainsi que trop souvent il arrive, à une religion peu éclairée, le poussa à rejeter aussi la foi catholique :

• • • •

Et si l’ayant surpris à des pitiés immondes,
Sa mère s’effrayait, les tendresses profondes
De l’enfant se jetaient sur cet étonnement

• • • •

Il n’aimait pas Dieu, mais les hommes qu’au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg[83].

• • • •

D’autre part, s’il acceptait d’Helvétius l’éloge des passions, il voyait que celui-ci voulait en régler l’action par des lois bien faites… Des lois !… l’extra-indépendant se cabrait… Il souffrait aussi de sentir sa logique perdue à travers des opinions dont il adoptait d’abord les unes, par exemple que nous entrons dans la vie sans idées, ce qu’il a traduit, en Bateau ivre :

…plus sourd que les cerveaux d’enfants,

mais dont il repoussait d’instinct quelques autres, comme la négation du sens moral, puisqu’il le sentait vivre en lui avec une intensité victorieuse, et comme ceci, à quoi cet irréductible ennemi de la vanité ne pourrait jamais consentir : « On n’aime dans la vertu que la considération qu’elle procure ». Vers la fin du printemps de 1871, il me dit plusieurs fois : « Je te prêterai les ouvrages d’Helvétius », et un jour il répondit, soucieux, à ma demande : « Mieux vaut que tu ne le lises pas !… »

Enfin, ce qui l’avait déjà choqué dans Rousseau : le patriotisme combatif, il le retrouvait chez Helvétius, aggravé de l’idée de gloire et de puissance. J’ai raconté[84] qu’ayant assisté à une revue de l’armée prussienne, il répliquait à une observation de moi sur la belle organisation de celle-ci par une sortie violente contre la gloire militaire, contre tous les orgueils nationaux, et il allait jusqu’à cette théorie, que l’on trouvera certes bien étrange : « L’infériorité des Allemands c’est qu’ils ont la victoire… Oui ! à cause de cela et par rapport à nous vaincus, ce sont des arriérés, des distancés, positivement des inférieurs[85] » !… Malgré tout, l’emprise d’Helvétius était forte — nous le verrons ensuite, — mais elle s’exerçait par des séductions d’un autre ordre.

Quittant le Contrat social pour l’Esprit, l’éloquence pour l’analyse, le chaud pour le froid, il goûte aux âpres jouissances de l’inexorable méthode expérimentale :

Presque toujours le raisonnement a tort, la logique doit être mise provisoirement de côté, parce que ses prémisses ne sont pas des bases réelles. « Le propre de l’esprit juste est de tirer des conséquences exactes des opinions reçues. Or ces opinions sont fausses pour la plupart et l’esprit juste ne remonte jamais jusqu’à l’examen de ses opérations[86] ». Cela, chez Rimbaud, flattait à la

fois l’amour de toutes les révoltes et celui de l’étude intérieure. Puis voici qui lui plaisait encore davantage, parce que l’incitant à se défier, s’il voulait exactement savoir, d’un sentimentalisme outrecuidant : « L’on se croit souvent animé ou d’un sentiment unique ou de sentiments différents de ceux qui nous meuvent ».

Merveilleux pour un chercheur de science et de vérité tel que Rimbaud ! Helvétius prend l’idée, la décompose, en montre le mécanisme. Inspiré par La Rochefoucauld pour sa morale de l’intérêt, disciple de Locke en ce qui concerne les origines de la pensée, il fonde ce que l’on pourrait appeler le matérialisme intellectuel. Rien dans l’esprit qui n’ait d’abord été dans les sens, aucun mouvement d’esprit qui ne vienne de la sensibilité physique. Étudions, exerçons, cultivons celle-ci. Pendant des années, il a lu, regardé, écouté, accumulé notes sur notes où il fixait tout ce que peuvent donner les sensations d’art, les acquisitions historiques, philosophiques, les observations sur les passions ambiantes, sur les siennes, — même des souvenirs de grosse luxure, même de l’onanisme mental — qui lui paraissent devoir contribuer efficacement à faire l’esprit plus vaste, plus puissant, plus aigu.

Rimbaud va partir de là pour obéir à la hantise qui le poursuivra toujours, essayer de réaliser cette formule qui sera la conclusion et pouvait être aussi bien l’épigraphe d’Une Saison en Enfer : « Posséder la vérité dans une âme et un corps ».

Maintenant il réunit le corps et l’âme en une seule puissance toute matérielle ; il n’en est pas encore à deviner, comme il le fera plus tard[87], que les sensualistes ayant attribué à la matière la faculté de penser, nous pouvons retourner la proposition et dire qu’une pensée, mieux encore, a pu créer la matière. La sensibilité physique étant, d’après lui, la cause des actes de l’intelligence, il se rallie provisoirement à la théorie contenue dans les conclusions de L’Homme : « Si je suis sensible, c’est que j’ai une âme, un principe de vie et de sentiment auquel on peut toujours donner le nom qu’on veut ».

Cependant Helvétius l’a-t-il délivré de Rousseau ? il l’en a simplement distrait, en faisant obliquer son esprit vers un genre d’études qui convient à son tempérament si épris de sensations. Rimbaud ne pouvait que remarquer les dissidences qui existent fatalement entre les deux révolutionnaires. La réfutation de Rousseau par Helvétius devait lui paraître faible, quoiqu’elle adoucit, pour un instant, les angoisses de son idéalisme. En tout cas, tourmenté par l’un, séduit ou, si l’on veut, « débauché » par l’autre, il voulut, avant de se décider pour la sensation pure, avant d’aller aux exclusives recherches du « moi », donner à l’idée, c’est-à-dire à la politique et à la sociologie, une satisfaction qu’il jugeait leur devoir. Et il écrivit son projet de constitution où il fondait ensemble les conceptions de Rousseau, Helvétius, Mably, Morelly, en les laissant dominer par les siennes propres qui amenaient l’organisation radicale dictée par sa logique. C’était en somme du socialisme non étatiste, quoique revenant à peu près au même. Je me rappelle seulement quelques-unes des dispositions principales : socialisation des biens fonciers et moyens de production, législation directe, par les citoyens égaux, dans les communes indépendantes, mais fédérées, travail imposé à chaque homme valide, sous la direction de chefs élus, pourvus de mandats limités et temporaires[88]

Quand on fait cet adieu à l’altruisme, c’est que l’on s’en est mal détaché, que l’on est possédé par quelque chose qui vous forcera d’y revenir, et les circonstances devaient réveiller ce quelque chose de telle manière, que malgré toutes les tentations, Rimbaud, pour au moins ce qui lui resterait de vie, refuserait définitivement d’être un « individu ». Cependant, puisque Helvétius lui a suggéré la culture de toutes les sensibilités, l’examen sans trêve et sans peur du moi sensoriel autant que du moi intellectuel, cela pour accroître la puissance de l’esprit, Rimbaud veut s’arracher aux inquiétudes qui extériorisent par trop l’être pensant ; il tentera donc de concentrer celui-ci et verra la psychologie vraie dans l’exercice des sensations.

Mais — sinon l’abandon — la négligence de cette sociologie qui vient de lui inspirer L’Orgie parisienne et Les mains de Jeanne-Marie ne devait pas se produire comme une évolution tranquillement volontaire. Ses premiers essais de vie psychique analysée, d’un genre transactionnel encore et joignant l’idée scientifique à une véritable passion pour la forme littéraire, sont Voyelles, Bateau ivre[89]. Et l’auteur de ce dernier poème n’a pas tout à fait mis dehors le « sens moral » tant raillé par Helvétius, il n’a pas entièrement désavoué ses rêves généreux, celui qui trahit par une sorte de sanglot étouffé ses amertumes de révolutionnaire vaincu :

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de coton,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons[90].

Car il comprend que le temps est passé où les prolétaires pouvaient s’affranchir par des coups de force, et comme il ne suppose pas d’autres moyens, tout lui semble perdu, fini… La déception, le découragement, la colère vont accélérer l’évolution du poète. Bientôt ce n’est plus seulement par goût et curiosité d’étude, c’est par désespoir qu’il veut s’ensevelir dans l’exclusive contemplation de sa vie mentale[91], réfléchissant le monde extérieur tout en restant farouchement isolée.

De la sorte aboutirait brusquement le poète d’Ophélie, l’auteur d’une Constitution communiste ?… Il aurait suffi, pour lui faire abandonner l’altruisme et sa loi d’amour, d’un seul désastre éprouvé par ses coreligionnaires politiques ?…

Voyons aussi d’autres circonstances déterminantes qui aggravent et précipitent la révolution morale.

Rimbaud vient à Paris appelé par Verlaine. Il est introduit dans cette société littéraire qu’il n’avait vue, dans sa petite ville, qu’à travers les journaux et les livres, vers laquelle, du reste, il allait avec méfiance — j’ai parlé autre part de sa tristesse, de ses pressentiments à la veille de partir. — Entre lui et le monde artistique ou lettré éclate aussitôt le plus complet des malentendus. Quelques-uns lui sont évidemment sympathiques ; les amis de Verlaine ; Charles Cros, Stéphane Mallarmé, Léon Valade, Émile Blémont, Ernest d’Hervilly, Camille Pelleran, Philippe Burty ; ce n’est qu’un petit groupe, la grande majorité des autres se compose d’aimables gens parfois un peu féroces par étourderie ou névrose, épris de plaisirs légers, de satisfactions d’amour-propre assez banales, ayant des préoccupations comme féminines, demandant seulement à l’œuvre d’art de provoquer chez les oisifs cette exclamation : « Ah ! que c’est joli !… » et lui ne vit que pour la pensée intensive, il ne peut avoir besoin de luxe, même de confort, même de la moindre frivolité ; par conséquent il est fermé à toute ambition commune.

Là est l’abîme qui le sépare de leurs habitudes d’esprit. Pour eux l’art est un métier ou une distraction noble, une façon d’être plus ou moins accessoire, subordonnée à leurs désirs mondains qui sont pareils à ceux d’un bourgeois quelconque. Lui s’est fait l’intellectuel pur, absolu, n’a pas d’autres appétits, n’existe pour ainsi dire pas en dehors.

Quant à l’idéal sociologique du jeune penseur, ce qu’il en reste est bafoué, piétiné ; on lui crie : « Ne parlez pas d’un genre d’opinions qui a failli faire brûler le musée du Louvre et la Bibliothèque nationale !… » Il répond par des ricanements, et on le considère comme une sorte de bandit, et André Gill l’appelle « âne lugubre »… Rimbaud se rappelle le monde littéraire, tel qu’il paraissait du moins au temps de l’Empire, où presque tous adhéraient fervemment à l’opposition républicaine. Mais depuis la Commune, les littérateurs sont prêts à se faire mutuellement fusiller ou envoyer à Cayenne. Quelques indulgents se bornent à demander avec instance que les questions néfastes soient enterrées au plus profond de l’oubli, que Paris simplement redevienne ce qu’il était, ce qu’il doit être : un endroit amusant.

Rimbaud se replie, douloureux, sur lui-même, « Qu’on n’approche pas. Je sens le roussi, c’est certain[92]. » Et il conclut : Imitons le religieux qui fuit les ambitions du monde, choisit de vivre uniquement dans la contemplation des souffrances, des joies, des élans spirituels. Mais comme la vie de l’âme, d’après Helvétius et d’après Rimbaud, ne se distingue pas de la vie des sens, c’est celle-ci qu’il faut surexciter, exalter, regarder, conduire. Le matérialisme d’Helvétius a donc produit ce résultat inattendu : un moine athée, mystique et visionnaire. Car assez souvent il y a de la vision, ou plutôt des hallucinations de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, même du tact — hallucinations cherchées et obtenues — en l’œuvre de Rimbaud qui commence à Voyelles. Dans ce sonnet fameux les obligations de la forme poétique lui imposaient l’amplification ; il lui faut quelque chose de plus rigoureux ; en attendant certains retours dont je parlerai, il veut se libérer des rythmes et des rimes : il arrive à la simple notation en prose.

Mais quoi qu’il veuille et quoi qu’il tente, il reste le littérateur en même temps que le philosophe qu’a fait son éducation classique.

D’abord son style est cette « prose de diamant » qu’admire Verlaine, puis on y trouve sans cesse des rapprochements et des comparaisons comme chez Homère et Virgile, enfin, malgré son parti pris d’examen profond, inexorable et positif, il lui est ordinairement impossible d’isoler un fait pour l’étudier à part, il lui faut obéir à ces mêmes tendances généralisatrices qui possédèrent les lettrés du XVIIe et du XVIIIe siècle : un fait observé amène tout de suite d’autres phénomènes, et il ne peut procéder par « fiches » et il tombe sous la constante obligation de concevoir ou de chercher des ensembles.

Cela prouve la santé vigoureuse de son génie prêt aux amplexions les plus immenses, affrontant les réceptions les plus multiples et les plus complexes.

D’autre part, eût-il été l’observateur qui se borne et localise qu’il n’aurait pas réalisé le programme : développer intensivement la vie intellectuelle en traitant l’imagination volontaire comme un attelage de chevaux ardents livrés à eux-mêmes, sans brides, (théorie des passions d’Helvétius) à qui l’on ne demande que d’atteindre loin, loin, plus loin encore.

Il faudrait, pour bien montrer cela, analyser pièce à pièce le recueil des Illuminations ; le cadre de mon travail sur la formation artistique et morale de Rimbaud ne le permet pas ; je puis dire cependant que l’on trouvera fort peu de ces « poèmes en prose » — nom qu’il leur donna d’abord — où se présente — et j’y insiste — une sensation unique. Presque toujours c’est une suite, une accumulation de flots sensoriels se précipitant ; et ce torrent conduit, rassemblé, quoique furieux, par une logique sûre, impérative, s’appuyant sur de vastes acquisitions historiques, douée d’un regard si large et si prompt qu’on ne la suit pas sans vertige.

Parfois abondant, tumultueux, écumeux, débordant (voir Villes, Métropolitain, Promontoire), le courant tout à coup se resserre, coule à toute vitesse : le lecteur voit alors la totalité de l’expérience et des sensibilités humaines passer en quelques lignes (voir, dans Veillées, la pièce qui se termine par : « Et le rêve fraîchit » ).

Et à chaque instant se rencontrent des phrases comme « Rêve intense et rapide… Être de tous les caractères parmi toutes les apparences… De toutes façons, partout… » Il sait bien que l’esprit dort quand il limite et borne l’examen de ses opérations. Il insistera souvent sur cette crainte du sommeil de l’esprit : voir, par exemple, Vingt ans : « … Tu en es à la tentation d’Antoine… l’ébat du zèle écourté… l’affaissement et l’effroi… Mais tu te mettras à ce travail… »

Il ne reculera pas devant l’excès amenant le dégoût ; certaines sensations, se prolongeant, peuvent devenir écœurantes : eh bien ! prévoir l’écœurement, l’accepter, le vouloir, pour aller jusqu’au bout de la connaissance, puis rebondir et continuer : « les routes bordées de grilles contenant à peine leurs bosquets et les atroces fleurs qu’on appellerait cœurs et sœurs, damas damnant de langueur — possessions de féeriques aristocraties ultra-rhénanes, japonaises, guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens… »

Il acceptera le malaise, même la souffrance (terreur, angoisse, idée de mort ou de destruction) comme un coup de fouet salutaire ; et célébrant, lui athée, cette théorie bien chrétienne de la douleur féconde, il regrettera qu’une telle excitation parfois lui manque (voir la merveille intitulée : Après le déluge.) Donc « aimer le péril et la force de Psyché… Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie… » Mais aussi ne laisser échapper aucun moyen d’obtenir des sensations. Il sait bien que l’enfance est curieusement douée sous ce rapport, qu’elle a, pour sentir, des facultés exceptionnelles, trésor souvent perdu, tout bonnement parce que nous n’avons pas pensé à le conserver ; et ce jeune homme qui n’a pas vingt ans, ce presque enfant veut être plus enfant encore ; tant qu’il peut il retient ou il se donne les sensations des tout petits, si vives, si délicates, où il y a tant à apprendre : « … Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues… la mer de la veillée telle que les seins d’Amélie… la plaque du foyer noir : de réels soleils de grèves… » De cela, des visions enfantines ou adolescentes il s’efforce de tout retrouver, revoir, goûter, sonder à nouveau (Enfances, Aubes, Ornières, Fleurs, Mémoire).[93] Et, quand même, le plaisir des sensations toutes personnelles, « la visite des souvenirs… le charme des lieux fuyants » ne font pas qu’il échappe à la loi de synthèse imposée par l’impulsion intellectuelle due à l’école : « Reprenons l’étude au bruit de l’œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses. » C’est pourquoi le « Génie », l’esprit humain glorifié, appelé par Helvétius pour être le seul créateur, le seul rédempteur, apporte sa promesse qui « sonne » et remplace l’ancienne « Adoration » ; le « Génie » tiendra lieu de Christ : « Il est l’affection et le présent… il est l’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, voyons passer dans le ciel de tem-

pête et les drapeaux d’extase… Il ne redescendra pas d’un ciel… c’est fait, lui étant et étant aimé ». Car il ne s’agit, après tout, que de cultiver les sensibilités physico-morales, les passions qui donnent les coups de lumière.[94] « La chair n’est-elle pas un fruit pendu dans le verger… le corps un trésor à prodiguer[95] !… »

Mais la possession par Psyché peut devenir un trouble effroyable (voir les pièces intitulées : Angoisse, Honte), le « combat spirituel, plus terrible que la bataille d’hommes[96], » cette perpétuelle tension d’esprit à travers les satisfactions données aux curiosités des sens produit chez ce matérialiste la haine et l’effroi de la matière, fait accepter la possibilité, je ne sais quel étrange désir de voir s’abîmer, disparaître tout ce que l’on voit, ce que l’on touche, et presque l’univers entier, ainsi que l’enfant qui s’énerve brise et foule aux pieds les joujoux qui lui donnèrent trop de joie : « Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, des exterminations conséquentes… » Il s’efforce de prévoir froidement ce cataclysme « qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller » ; mais d’autres associations d’idées se forment, se heurtent : il a parlé de « fraternité sociale », les rancunes du sociologue déçu se rallument, font explosion au contact de la pensée qu’il vient d’avoir d’une destruction énorme :

Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre, et l’aquilon encor sur les débris ?

• • • •

Europe, Asie, Amérique, disparaissez

• • • •

Les volcans sauteront et l’Océan frappé

• • • •

Ce n’est rien : j’y suis, j’y suis toujours.


Sans doute, on ne se dissout pas ainsi pour un cri de colère. Il continue de vivre malgré les ébranlements dus au système de culture psychique appliqué à outrance. Les vers que je viens de citer — d’une si géniale hardiesse de rythme — sont parmi les derniers du poète encore traditionnel. Cependant la poésie chez Rimbaud ne meurt pas d’un coup. Il demande alors, comme Verlaine et pour des raisons analogues,

De la douceur, de la douceur, de la douceur !

et persiste à chanter, l’on dirait par sanglots apaisés peu à peu qui se prolongent en fredons mélancoliques. Il y a quelque chose de cela dans l’air du Requiem : Et lux perpétua luceat eis (voir Fêtes de la faim, Soifs, Patience, Chanson de la plus haute tour[97]…)

Inutile d’y chercher un système : la rime, le rythme n’y sont volontairement ni supprimés ni travaillés ; mais Rimbaud est l’auteur de Bateau ivre, qui peut le plus peut le moins, rien d’étonnant à ce que ce moins soit adorable. Quand au sein des fortes cloches de bronze le marteau s’arrête et cesse de les faire retentir, elles vibrent encore, elles ne parlent plus, elles murmurent toujours, et c’est une musique haute qui décroît, de plus en plus faible et douce, que nous suivons, que nous voudrions retenir, dont nous guettons le retour longtemps après qu’elle est tout à fait morte :

Ah ! que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent !
• • • •
Aux branches claires des tilleuls
Meurt un maladif hallali,
Mais des chansons spirituelles
Voltigent partout les groseilles.
Que notre sang rie en nos veines
• • • •
Le ciel est joli comme un ange,
Azur et onde communient
• • • •
Ô saisons, ô châteaux !

Il s’agit maintenant de comprendre pourquoi

Rimbaud aboutit au renoncement, pourquoi, dès la fin de 1873, il ne donne plus rien ni en vers ni en prose, pourquoi il disparaît.

Dans un écrivain il y a, d’ordinaire, un personnage intéressant : celui qui écrit ; dans le poète qui nous occupe il y a deux personnages intéressants : celui qui écrit, celui qui n’écrit plus. Et si l’on veut négliger le second, ce sera en vain, la question reviendra.

C’est que nous admettons difficilement qu’un talent, une force ne profitent pas à ceux qui les possèdent, que nous ne pouvons guère nous représenter un profit autrement que sous forme de gloire et de fortune. J’entends du vivant même de ceux les ayant méritées, et c’est pour cela, sans doute, que nous nous indignons à propos du grand homme qui meurt pauvre et obscur. Nous incriminons alors la « Société » ; elle ne s’en émeut que très peu, je suppose à cause d’une voix lui disant sourdement qu’en réalité il n’y a pas de victime ; et si l’on y réfléchit, si l’on pense à l’intensité de vie donnée par la Providence aux génies méconnus, on trouve que la société a quelque droit de ne pas les plaindre.

Ici l’événement est particulier. C’est le méritant qui refuse, le poète fait pour la gloire qui délibérément tourne le dos à la tentation d’être mémorable. Nous ne pouvons y consentir : il a tenu trop de place.

Voyons la simplicité haute et claire de sa vie : cela ne le diminue pas le moins du monde. Il est autre chose qu’un talent, il est une conscience, — je prends ce mot à la fois dans le sens que lui attribuent les moralistes et dans celui qu’y attachent les psychologues, — une conscience prodigieusement et douloureusement vive, révélée à elle-même, fécondée à l’origine par des prêtres catholiques, troublée ensuite, rendue étonnamment exigeante par les fréquentations avec l’intellectualisme antique, puis français, auquel l’ont introduit des professeurs de bonne volonté. Cette préparation n’a rien d’extraordinaire en la société actuelle et beaucoup de gens l’ont plus ou moins reçue — avec cette différence, peut-être, qu’ils n’avaient pas des amis comme Charles Bretagne, des initiateurs comme Georges Izambard et Léon Deverrière ; — le cas spécial est que Rimbaud s’en soit imprégné en proportions si peu attendues qu’il devint incapable de désirer le gain matériel et banal, les petites douceurs de vanité demandés communément à une réputation littéraire. J’insiste là-dessus : entre l’appétit intellectuel de Rimbaud et l’idée d’ambition il ne pouvait qu’y avoir antinomie, alors que cent raisons militent souvent pour les réunir, son organisation s’opposait invinciblement à leur accord. Il ne discutait même pas, haussait les épaules, ou riait simplement, avec un peu de colère. Cette répulsion venait d’abord de l’enfance. Il reçut une éducation familiale très honnête, mais imbue d’esprit bourgeois, entendit vanter les « belles positions », aurait dû être suggestionné, appartenait au contraire à cette catégorie d’êtres — il y en a plus d’un, garçons ou filles — qui sont portés à constamment réagir contre les habitudes, le tour d’esprit, les sentiments parentaux. En sorte que, pour son compte, il détesta la conception d’une supériorité sociale dès l’âge où les impressions enfantines poussent leurs racines les plus indestructibles[98], et que plus tard, dans les limites imposées par l’imperfection humaine, il ne put être que l’idéaliste pur.[99]

Tout y concourut : la formation artistique, la science des mots, la réception en lui-même, très pénétrante et vive, du travail pensant qui les a engendrés et qu’ils reproduisent, la connaissance des théories rassemblées, systématisées… ou forgées… au XVIIIe siècle, la possession par celles-ci tour à tour, jusqu’au moment où il lui parut inutile et pénible de vivre pour autre chose que pour l’ « idée ». Mais l’esprit devenant unique maître, l’instant devait arriver où il ferait dominer ce qu’il y a en lui de plus constitutif et de plus fort : la logique. Elle dit au penseur égalitaire : La littérature tend à la gloire : c’est abusif, c’est menteur, c’est vain.

Si puissante qu’elle soit, la logique ne peut agir seule dans l’ « âme unie à un corps ». Avec le raisonnement s’est développé le sens moral, et, non moins que celui-ci, l’imagination tient à l’organisation sensible : on ne la comprime pas sans douleur. « J’ai essayé, dit-il, d’inventer de nouvelles fleurs et de nouveaux astres » : voilà des jouissances qu’il faut perdre… « Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée » : presque le mot de l’impérial joueur de lyre, quand il se fit enfoncer un poignard dans la gorge.

Heure « sévère », en effet, dans cette vie de poète. Il est certain que la décision suprême fut avancée, précipitée, rendue violente par des causes occasionnelles, — affaire de Belgique, défection d’amis[100], dégoût pour les lettrés venant aider au dégoût pour les lettres — mais elle s’annonçait depuis longtemps, mais elle était fatale… ne pouvait non plus s’exécuter sans déchirements intimes.

La subjection de Rimbaud aux lois de Nature, son humanité se révèlent, éclatent superbement dans le chef-d’œuvre qui raconte le drame : Une Saison en Enfer.

Ce poème en prose est assez difficile à lire pour les non initiés. Pourtant l’auteur ne l’a pas fait mystérieux à dessein. Rien de plus franchement ingénu. S’il néglige souvent — pas toujours — les expressions conjonctives ou séparatives, s’il écarte ces moyens de grammaire qui nous aideraient à suivre et à comprendre, c’est que ses pensées jaillissent ainsi, tantôt se complétant et liées l’une à l’autre, tantôt brusques, hachées, opposées, avec des départs soudains, puis des retours qui s’acharnent.

Hugo décrivit ce qu’il appelle « une tempête sous un crâne », Rimbaud met dans ce crâne une masse ignée, tumultueuse, horrible : un enfer. « Celui dont le Fils de l’homme ouvrit les portes », ajoute-t-il, révélant une espérance qui lui est suggérée presque à son insu, et que nous verrons, à la fin de sa vie, réalisée.

Nous assistons au supplice, nous voyons le « moi » de Rimbaud dans les flammes : ses pensées contradictoires ; elles le terrassent, le torturent, le brûlent sans le détruire, s’unissent, quoique se combattant, pour l’envelopper de tourbillons furieux qui parfois le cachent, semblent avoir dévoré leur victime, puis la font reparaître vivante, hurlante : « le feu qui se relève avec son damné ». L’habileté du procédé littéraire est d’accord avec la sincérité nue : il imagine, pourrait-on dire, sans qu’il y ait invention ; le désordre, le crépitement des langues ardentes, la difficulté pour nous de les suivre, puisqu’elles sont mille à se croiser, à se couper, à se monter l’une sur l’autre, ce n’est que la réalité de ce qui a lieu dans son esprit.

Tous les raisonnements possibles, et, rigoureux, complets en quelques mots, précipités jusqu’au bout dans une course vertigineuse ; toutes les expériences de sensibilité morale, avec leurs conclusions, leurs résultats également contraires, dont il ne s’amuse pas en sceptique, dont il reconnaît souffrir épouvantablement.

Une chose pourtant reste et domine : la solidité psychologique de l’être : « Satan, tu veux me dissoudre… » Il ne se dissoudra pas. Malgré lui ou non, c’est à une théorie spiritualiste que reste la victoire. Le philosophe qui écrivit « L’Unique et sa propriété avait donné cette formule : « Use ta vie en la consumant » que Rimbaud interpréta un jour avec une exactitude si jolie :

De votre ardeur seule.
Braises de satin,
Le devoir s’exhale…

Mais ce matérialisme fataliste est maintenant vaincu. L’âme veut retenir ces trois éléments : conceptions du passé, du présent, de l’avenir. Stirner[101] avait aussi nié — c’était naturel — hier et demain. Rimbaud les affirme avec ténacité. Tout le long du poème il s’obstine à se souvenir, veut même se chercher dans les atavismes les plus lointains, parvient du moins à charmer sa douleur par le rappel d’une « jeunesse aimable, héroïque », par la révision de ses rêves, de ses aspirations, de son histoire mentale depuis trois ans. Tout revient :

Les joies, les triomphes de l’art : « Veut-on des chants nègres, des danses de houris ?… »

L’altruisme éperdu, insufflé par Rousseau et le désir — qu’il raille avec mélancolie, sur lequel, pourtant, il s’attendrit encore — d’être un nouveau Christ[102] : « … Venez — même les petits enfants — que je vous console, qu’on répande pour vous son cœur — le cœur merveilleux ! — Pauvres hommes, travailleurs ! Je ne demande pas de prières ; avec votre confiance seulement je serai heureux ».

La culture angoissée, féroce, des facultés pensantes, Helvétius, qu’il vomit : « Oh ! la science !… les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées… les divertissements des princes et les jeux qu’ils interdisaient ! Géographie, cosmographie, mécanique, chimie : … La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche !… »

N’est-ce pas Helvétius qui lui enseigna la négation du « sens moral » ? Et maintenant : « Les criminels dégoûtent comme des châtrés. Moi je suis intact et ça m’est égal ». — Pas si égal, puisque les criminels le « dégoûtent », cet essayeur d’anarchie admirant jadis « le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne, visitant les auberges et les garnis qu’il aurait sacrés par son séjour ; voyant avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne » ; les criminels le « dégoûtent », parce que sanglants et amoindris : c’est donc qu’il y a quand même des sentiments innés, que tout ne vient point par les sens, quoi qu’en aient dit John Locke, après lui Condillac, après eux l’auteur de L’Esprit et de L’Homme.

Allons ! des souvenirs encore… Ceux qu’il appelle « Délires » sont relativement calmes et ses confidences deviennent presque paisibles. « Écoutons la confession d’un compagnon d’enfer… » Evidemment il s’agit d’une femme, — celle, peut-être, qui voulut le suivre à Paris quand il y vint pour la troisième fois, à la fin d’avril 1871.[103] — Certains détails prouvent un véritable mariage physique (page 58, édition du Mercure). Le système de déguiser sa pensée que l’on appelle « symbolisme » fut toujours inconnu à Rimbaud. La preuve que ce « compagnon » ne peut être pris pour un homme, on la voit sans peine, on la voit parfaitement claire en le passage ; « Et souvent il s’emporte contre moi… Il dit : « Je n’aime pas les femmes : l’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage aujourd’hui… »

Verlaine, que l’on a cru reconnaître, était bien plutôt le contraire de cette créature si absolument féminine. Rimbaud me disait de lui : « Très gentil, mais… s’il est ivre, inutile de discuter, parce qu’alors il tire son couteau et on n’a plus qu’à ficher le camp » ; les mots « Je vais où il va, il le faut » n’indiquent rien non plus en faveur d’une influence de Rimbaud sur Verlaine, car c’était presque toujours ce dernier qui disait : « Allons

à Arras, allons en Belgique… » et l’ami
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LA VIE DE SON ESPRIT

répondait : « Là ou ailleurs… soit !… » Au reste, il a parlé de Verlaine une seule fois, en l'illumination intitulée « Vagabonds », sujet que l’auteur de Parallèlement traita à son tour dans « Lœti et errabundi » : on peut voir si le « pitoyable frère », le « satanique docteur » doit être confondu avec « l’esclave de l’époux infernal ».

Ou il faudrait supposer que Rimbaud, dans Une saison en enfer, invente à ce moment seul, par on ne saurait quel caprice bizarre, et détruit, sans aucune raison, l’unité de son œuvre toute de simple et douloureuse vérité !…

L’Alchimie du verbe est un autre récit. Tout individu ravagé quelque temps par la littérature trouvera dans le souvenir des plaisirs dus autrefois à la création un joujou qui distrait et apaise. Rimbaud, à travers cette ironie sur lui-même dont il est coutumier, nous explique ses jeux et ses systèmes : « J’inventai la couleur des voyelles… Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne ». Cette dernière idée lui a été suggérée par la fréquentation des poètes latins : « La vieillerie poétique avait une bonne part… » Il voulait perfectionner bien plus encore le « verbe poétique accessible à tous les sens », il essaya, dit-il, d’écrire des silences, des nuits, de noter l’inexprimable, de fixer des vertiges. Il déclare, en se plaisantant, que « la traduction » était réservée, convient qu’ensuite il préféra contempler le désordre de son esprit : « Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges… un salon au fond d’un lac… », avoue aussi que tous ces viols de l’âme par la sensation produisirent une inquiétante exaspération des facultés psycho-physiologiques : « Un titre de vaudeville dressait ses épouvantes devant moi… J’enviais la félicité des bêtes… Mon caractère s’aigrissait. Je disais adieu au monde… »

Cependant « la visite des souvenirs » l’aide à gagner les portes de son « enfer » et nous voyons les derniers tressauts dans le brasier. C’est la lutte de l’instinct providentiel, de la loi qui oblige tout homme à désirer la paix du cœur, contre les « développements cruels qu’a subis l’esprit depuis la fin de l’Orient ». Les deux courants du XVIIIe siècle se retrouvent en présence : le « progrès », les passions fécondes qui donnent les coups de lumière[104] et la recherche du bonheur simple, de la logique sociale qui sont dans la « médiocrité[105] ». Le revoici entre ses premiers maîtres de philosophie : « Je retournais à la sagesse primitive et éternelle. — Il paraît que c’était un rêve de paresse grossière[106] »… Et puis le « supplice » des raisonnements, des démonstrations !… Le christianisme apporta en vain des formules libératrices, et, malgré l’Évangile, « l’homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves et ne vit que comme cela ». Jésus a trouvé dès sa naissance un rival : « Monsieur Prudhomme est né avec le Christ ». (L’Impossible).

Sans doute, le raisonnement est une torture, la logique est un bourreau ; mais à qui la faute ? À celui qui voulut vivre exclusivement pour la pensée. Rimbaud devait se souvenir que Rousseau écrivit sur les abus de la dialectique[107] parce que lui aussi en fut l’amant et la victime. Ce qui affole le « damné », c’est que la logique, dont il a accepté, dont il a aimé la domination, ne le lâchera pas qu’il ne meure ou consente à obéir. Et son ordre a été double : un de ton religieux — nous le verrons plus loin, — un de ton rationaliste qu’il entend ainsi : Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle.

C’est-à-dire que, te plaçant au pur point de vue négatif ou critique, tout ce que tu as blâmé dans les actions d’autrui, tu ne peux t’empêcher de le blâmer en toi, car si tu consens à désavouer tes blâmes passés, tu ne peux renoncer aux blâmes futurs. C’est-à-dire que si tu nies l’impératif catégorique[108], tu renonces à ton propre esprit, et comme tu ne le veux pas, comme tu ne le peux pas, il faut être conséquent avec toi-même. Ce qui t’a révolté dans autrui c’est l’égoïsme, eh ! bien : dévouement !

Certes, sa générosité, son courage l’y portaient, mais ce devait être alors l’activité à outrance en vue d’amener la justice sociale… et « les outils, les armes, le temps ?… » (Mauvais Sang).

Rendons-nous compte que Rimbaud vit à une époque où règnent encore les légendes révolutionnaires et où l’on croit à la seule efficacité d’une action rapide et violente. De là son découragement exaspéré, puis ses regrets attendris quand l’idée de « justice » apparaît : « Plutôt s’en garder : la vie dure, l’abrutissement simple… Ô ma charité merveilleuse ! Ici bas, pourtant !… » (Mauvais Sang).

Mais il parlait ainsi[109] avant la diversion (Délires) annonçant que le feu de l’enfer s’abattait peu à peu ; il en était encore au moment terrible du supplice, et, à cette minute, un arrachement s’est fait en lui : « Orgueil… » Il voit maintenant ce que c’est, le nomme… pour le rejeter. Donc elle est achevée l’opération nécessaire. Le voici ramené à l’humilité intégrale, fraîche et forte, à la conception égalitaire, à la démocratie de Jean—Jacques : « Moi qui me suis dit mage ou ange, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre… »

Cependant si l’esprit, par cette victoire morale, a dégagé son entité de la sensation, les droits de celle-ci, devenue inoffensive, doivent-ils être abandonnés ? Est-on coupable pour aimer les paysages, les architectures nouvelles, les climats inconnus, le grand air accueillant et caressant le voyageur, cette « vie d’aventures qui existe dans les livres des enfants » ?

Une transaction intervient en dernier lieu :

consentir à n’être qu’un pauvre, un ouvrier, un commis, un serviteur, gagner son pain en acceptant les triviales besognes, mais… où il plaira, dans autant de lieux divers, au moins, qu’il sera possible. Et pour être en état d’aller partout, de vivre partout, il apprend une demi-douzaine de langues étrangères.

Le renoncement à la littérature, aux profits de la gloire, a lieu total et sans retour. L’histoire de Rimbaud à partir de 1874, faite d’aventures plutôt quelconques, si on les compare à celles de cent autres errants modernes ou anciens, ne compte plus… sinon par ce fait, d’ailleurs très grand, qu’il veut désormais n’avoir pas d’histoire.

S’en étonner équivaut à refuser de comprendre une nature de poète. Après tout, l’idée de « s’évader », comme il dit, appartient-elle exclusivement à l’auteur d’Une Saison en Enfer, et ne lui trouverons-nous pas un précurseur, ou mieux un frère aîné ?…

« If there be no love among men » écrivit autrefois Shelley, « whatever institutions they may frame must be subservient to the same purpose : to the continuance of inequality. If there be no love among men, it is best that he who sees through the hollowness of their professions should fly from their society and suffice to his own soul. » Et plus loin : « It is because, o mankind, ye value and seek the empty pageantry of wealth and social power that you are enslaved to its possession. Decrease your wants[110]… »

« Suffire par soi-même à son âme » ! L’ami de Byron aurait-il pris volontairement ce parti final, si la mort, tragique, n’avait bondi sur lui tout à coup ?…

Rimbaud a le temps de se décider à loisir et choisit de s’enterrer vivant. Ce qu’il criait d’abord en la rage du désespoir : « Soulever d’un poing desséché le couvercle du cercueil », il l’accepte et le veut ensuite avec calme, avec la fermeté d’une résolution définitive. Le tombeau, sans doute, est proportionné à l’âme, il a l’étendue presque du monde, se compose de grandes villes, de routes poudreuses, d’océans, de déserts, de forêts sauvages. C’est la solution cherchée, découverte au milieu d’une épouvantable crise : « la vérité dans une âme et un corps ». Sa bonhomie farouche a trouvé qu’un idéal démocratique dont on désespère, il n’y a qu’à le réaliser en soi par cette médiocrité de vie que l’Égalité exige. Et pour que l’acte d’humilité soit complet et sincère, non moins logiquement il estime que le sacrifié n’en doit rien dire. Et pour que la satisfaction d’un tel idéal soit plus absolue, il faut que la conscience « parle hautement, pour son propre compte, dans les solitudes[111]. »


Mais ce rôle joué par Rimbaud dans l’évolution de l’art national, sa conscience à lui qu’il a voulu bouleverser, retourner de cent manières, cela pâlit devant un fait qui doit nous émouvoir bien davantage : l’action de Dieu.

Elle a laissé libre en tous ses jeux, en tous ses écarts cette âme créée ; pour finir elle la ramène, la sauve, la reprend.

Les lecteurs d’Une Saison en Enfer ont vu que Rimbaud parle d’une « clarté divine », qu’il cherche, d’une « science » qui « ne va pas assez vite pour nous », que cette science, néanmoins, a fait une « déclaration », que cette déclaration est « le christianisme[112] ». La religion du Christ, en effet, reste la con quête la plus durable que présente l’histoire du monde. Alors que les puissances politiques et militaires s’écroulent, n’étant plus appuyées par les peuples déçus, que les entreprises de l’homme demeurent confuses dans leurs résultats ou sont abandonnées, nous la voyons — inébranlable après bientôt deux mille ans, acceptée pour des besoins moraux qui sont universels, ne varient pas et qu’elle seule peut satisfaire — en voie d’accroissement continuel et s’étendant peu à peu sur la surface entière du globe.

C’est l’idée chrétienne, a-t-il dû penser, qui répond le mieux aux tendances de notre logique : il apparaît que notre esprit fut irrésistiblement, par un pouvoir supérieur, entraîné à la recevoir, même s’il se méprend chez quelques races et adopte ce succédané : « la sagesse bâtarde du Coran[113]. »

Et le voici remis en face des croyances naguère maudites ou bafouées en plusieurs de ses poèmes.

On a pu remarquer surtout, dans la Saison en Enfer, une redite qui se présente jusqu’à onze fois : Charité, Amour divin (Voir, dans l’édition du Mercure de France, aux pages 9, 23, 30, 31, 33, 56, 59, 86, 109). La seconde expression est employée trois fois pour sa part. Elle montre qu’il a retenu certains enseignements de son catéchisme et se rappelle fort bien la définition de Charité : amour de Dieu, amour du prochain, ce qui résume simplement la double formule du Christ : 1° Vous aimerez Dieu de toute votre âme et de toutes vos forces ;Vous aimerez votre prochain comme vous-mêmes, ces deux indications étant conclues, étant sanctionnées par un ordre sans réplique : C’est la Loi[114].

Cette hantise des deux amours ne l’avait guère quitté, même à l’époque où il s’adonnait à la « chasse spirituelle » et voulait récrire, plus complet, le carnet d’Helvétius. « Orgueil plus bienveillant que les charités perdues », s’écrie une Illumination (Génie) : Ainsi, dans le pire temps d’ivresse imaginative il n’avait au moins pas oublié ces deux charités que la doctrine réunit en une seule pour obéir à Jésus. D’où vient une pareille obsession des sentiments religieux chez l’athée Rimbaud ?

C’est d’abord qu’il n’avait jamais été athée paisiblement, comme l’était peut-être son ami Léon Valade quand il se flattait que la « grandeur du blasphème » lui était refusée. Cet héroïsme à braver les puissances surhumaines :

Prométhée, appelant la foudre qui s’apprête,
A vu Zeus se dresser et les cieux obscurcis
Trembler au froncement des terribles sourcils[115]

Rimbaud y prétendait sans doute, quand, au cours de nos promenades en le jardin public de Charleville (1871), je le voyais écrire à la craie sur les bancs : « M… à Dieu ! » Il était troublé seulement de constater que les passants, stupéfaits de l’initiative, n’approuvaient et n’effaçaient non plus l’injure enfantine. Occupés de sujets beaucoup moins philosophiques, ils souriaient avec de l’indifférence qui lui inspirait pour eux un mépris… commencement de la déception et de l’incertitude.

Mais pourquoi cette haine inquiète ? Pourquoi cette rage convulsive à propos de la prière, dans son poème des Premières Communions ? Pourquoi, s’il rencontre un abbé dans la rue, s’exclame-t-il sur un ton sarcastique : « Un prêtre[116] !… » Pourquoi, dans les conversations avec des camarades, usant moins de raisonnements que de moqueries — parce qu’il sait que tout argument valable fait défaut — cherche-t-il à semer autour de lui l’incrédulité ?

C’est qu’il a voulu arracher de son âme quelque chose qui se déchire, lui fait mal et pourtant ne s’en va pas. C’est que, par exemple, la vue de cette robe noire ne l’égaie aucunement, bien qu’il rie ; elle l’agace — pour employer le mot qui désigne la colère mal consciente de ses causes ; — elle agit en rappel de souvenirs, fait jaillir l’autrefois, l’enfance chrétienne… Car le « jeune prodige », orgueil de M. Crouet, fut, comme en classe latine, le premier du petit catéchisme, du grand catéchisme, du catéchisme de persévérance. Les formules du livre, les explications de l’aumônier, sa précoce intelligence les absorbait aussitôt, se les assimilait profondément ; les exercices pieux à cet esprit absolutiste ne pouvaient que donner la ferveur, et l’on voit, par ses reniements éperdus, ses récriminations furieuses de plus tard (op. cit.) qu’il ne priait point du bout des lèvres et par mécanisme d’habitude. Le vouloir, toujours si vif chez Rimbaud, n’agissait pas à demi quand il fallait fondre son cœur au sens des paroles adorantes, et il priait, c’était inévitable, avec une sorte d’emportement. Cela fait les martyrs, un jour il pensa l’être. À l’entrée de la chapelle du collège, il vit des « grands » qui se jetaient l’eau bénite au visage : dérision criminelle, profanation ; le bambin voulut les repousser, les battre, fut battu, causa un hourvari qui valut à tout le monde, naturellement, une punition sévère, et à lui, en plus, le surnom de « petit cagot » dont les impies, quand ils le recontraient dans les rangs, ne manquaient pas de le saluer au passage[117]. Ces délicatesses fougueuses il les rejeta quand il fut attiré vers d’autres cultes. Ingratitude, pourrions-nous dire, de la part d’un poète. C’est le sentiment chrétien qui donne les premières inclinations idéalistes, c’est la formation religieuse qui préserve le mieux les jeunes âmes des brutalités salissantes de la vie triviale ; car la grossièreté, la surdité, la cécité de l’esprit, cela vient en somme des péchés, et c’était bien le catéchisme, qui, lui dénonçant le péché comme une laideur, lui avait le plus sûrement, dès ses premières années de vie consciente, donné le sens et l’amour du Beau. Il est vrai que l’influence des philosophies payennes fut assez courte : il avait trop besoin de mouvement et de vie pour s’y attarder ; d’autre part, le grand séducteur Rousseau est tout imprégné de christianisme, en sorte que la passion de l’égalité chez Rimbaud fut encore du christianisme réminiscent.

Réminiscence qui éclate soudain en mémoire claire : « … Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient… J’ai songé à retrouver la clef du festin ancien où je reprendrais peut-être appétit : La Charité est cette clef. » Il avoue cela au début du livre, dans une sorte d’introduction écrite évidemment en dernier lieu, et servant à résumer la transformation morale qu’il vient de subir. Qu’entend-t-il par ce mot de Charité ? Ce n’est pas la bonté simple ; il dit d’autre part : « Sa bonté et sa charité lui donneraient-elles, etc. » Il a distingué les deux mots, les deux sens. Le terme de charité, dans son esprit, a une signification nette. Certainement il pense à la vertu chrétienne, car nous le trouvons accompagné du mot abnégation.

Sacrifier quelque chose de soi-même — on e lui a expliqué au catéchisme — est une condition nécessaire pour exécuter le com mandement : « Fais à autrui ce que tu voudrais que l’on te fasse. » Il n’y a pas de doute : on demande pour soi l’aide, la concession, l’indulgence (que l’on appelle « compréhension » ), et si nous analysons ce qui se passe en nous quand nous voulons obéir au précepte, nous voyons que nous ne pouvons faire au prochain, céder au prochain, ce que nous lui demandons de nous céder ou de faire pour nous, comprendre le prochain comme nous voulons qu’il nous comprenne, sans agir plus ou moins contre le « moi », ses susceptibilités, les tendances qui se sont installées en lui par habitude et agissent fortement, c’est-à-dire sans comprimer, violenter, émonder, mutiler en quelque sorte le « moi[118] », c’est-à-dire sans abnégation. Il y a beaucoup de prêtres qui célèbrent de préférence la Charité, la considérant comme stimulant capital de toute vie spirituelle. L’éducateur de Rimbaud était de ceux-là. Il lui a enseigné que la charité est par excellence la vertu d’activité, la vertu martiale. Active sur le corps dont elle dissipe les langueurs, les dégoûts, les émotions malsaines ; active sur l’intelligence qu’elle oblige à un vigilant travail de comparaison, un passage perpétuel du subjectif à l’objectif et réciproquement[119], à un exercice de l’attention toujours en éveil pour discerner en nous l’humeur aveugle de la pensée lucide ; infaillible moyen d’atteindre à l’indépendance d’esprit en nous libérant du mal causé par le scandale des paroles et des actes qui nous entourent ; élixir puissant pour la volonté qu’elle excite à combattre en nous la cupidité, l’orgueil, l’envie, la paresse, la colère, et tant d’autres vices produisant l’égoïsme, la dureté, la haine… lesquels sont aussi autant d’erreurs. Le prêtre a dit encore : La charité conditionne l’état de pureté. Si nous ne cherchons pas à être avant tout charitables, suivant l’ordre du Sauveur, nous arrivons vite à violer chaque article du Décalogue, nous devenons mauvais de toute manière. C’est reconnu très clairement par Rimbaud : « Hier je soupirais : « Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi j’ai tant de temps déjà dans leur troupe. Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours : nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue ». (Extrait du chap. L'Impossible). Enfin au poète poursuivant obstiné du bonheur : « … mon remords, mon ver… J’ai fait la magique étude Du bonheur, que nul n’élude… » on avait appris notamment : C’est beaucoup, pour ramener la tranquillité de l’âme en ses inquiétudes perpétuelles, que pouvoir se dire : Je suis sûr au moins de n’avoir pas péché contre la charité. Et voyez, au cours de ses angoisses dans le chap. Mauvais sang : « Je n’ai pas fait le mal, les jours vont m’être légers, le repentir me sera épargné, je n’aurai pas eu les tourments de l’âme presque morte au bien, etc. » Ainsi l’enseignement de la troisième vertu théologale est ce qui a le plus frappé Rimbaud, ce qui lui est resté vague et subconscient, puis tout à coup se fait reconnaître, — ce qui le porte à signaler cet « orgueil plus bienveillant que les charités perdues » comme simple faux pas de l’esprit[120] (Nuit de l’Enfer) — ce qui au poète contempteur violent, autrefois, des ferveurs de l’oraison suggère aujourd’hui ce désir mélancolique : « Si Dieu m’accordait le calme céleste, aérien de la prière !… » — ce qui donne pour réplique au vers fou de 1871 : « Christ, ô Christ, éternel voleur des énergies ! » la phrase implorante : « Pourquoi Christ ne m’aide-t-il pas en donnant à mon âme noblesse et liberté[121] » ? Dans un ouvrage de piété écrit par un religieux, pour des âmes dévotes, on ne trouverait pas, au moins en si peu de pages, une plus grande fréquence des mots Dieu, Seigneur, Christ, et moins souvent — parce qu’étant sous entendue — l’expression Charité que le littérateur Rimbaud ramène à toute minute, au risque d’être accusé de redondance, même de radotage. C’est que cette idée vient d’évoquer une époque dont sa pensée ne put jamais, quoi qu’il fit, se détacher entièrement, et la représentation Charité reconstruit, on dirait, toute la mentalité du « petit cagot » qui se fit meurtrir à l’entrée d’une chapelle pour imposer le respect de l’eau bénite. Qu’est-il donc arrivé au Rimbaud d’après, à celui qui fut le poète de Soleil et Chair, du Mal, des Pauvres à l’Église, à l’esprit que nourrirent Lucrèce, Diderot, Helvétius ? Une secousse terrible, une chute, un écroulement… « Sur mon lit d’hôpital l’odeur de l’encens m’est revenue si puissante !… » Eh ! sans doute ! Le coup de folie de Verlaine, le terrible scandale, et tout projet quelconque ramené, comme par une bourrasque, en arrière du point de départ : donc retour forcé à l’enfance ; et puis la douleur physique, le déchirement des nerfs (une balle dans le poignet), l’immobilité imposée à tous les muscles ont changé la façon générale de vivre, il y a eu alors humiliation du corps abattu, revanche de l’esprit seul intact, et vie double de celui-ci, vie plus libre et, si l’on peut dire, plus vraiment, plus fortement spirituelle. « Odeur puissante de l’encens !… » Contrairement à ce qui a lieu d’ordinaire, c’est une sensation venue du dedans et non de l’extérieur, c’est l’esprit envoyant aux organes ce que ceux-ci, d’habitude, lui envoient à élaborer ; on dirait scientifiquement une « hallucination de l’odorat », mais, pour l’hallucination, qu’il faut une imagination suractive !… L’odeur de l’encens qui revient : souvenir surgi, délicieux, des fêtes sacrées ; avec cet image l’association s’est faite aussitôt de joies très saines, de sentiments très purs ; à la réflexion, il veut dédaigner ces effets de la « sale éducation d’enfance », mais ne peut faire que le plaisir n’en soit resté, et la preuve la voici : « Jadis ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient… »

Autre aveu non moins significatif : « Je suis esclave de mon baptême… l’enfer ne peut attaquer les payens ». (Nuit de l’Enfer). C’est déclarer qu’il souffre parce que tourmenté par un retour offensif de la foi primitive, et que son esprit fut éduqué de manière à ne plus pouvoir se réfugier dans les torpeurs de l’indifférence. Qu’il se plaigne de l’asservissement, n’importe, pourvu qu’il serve ! Ainsi qu’autrefois l’on imprimait sur l’épaule de l’esclave un signe qu’il ne pourrait effacer, qui le mettait dans une espèce d’hommes à laquelle il appartiendrait jusqu’à sa mort, le poète d’Une saison en Enfer a été marqué par la religion chrétienne, et de cette marque le Dieu miséricordieux qui nous protège et nous suit ne permettra pas qu’il se délivre jamais. Bien qu’il le veuille. Dans Nuit de l’enfer le combat est dur : « … La peau de ma tête se dessèche. Pitié, Seigneur. J’ai peur. J’ai soif, si soif !… Marie ! Sainte Vierge !… Horreur de ma bêtise !… » Pourtant, grâce à l’évocation du double amour, le salut va venir tout près : « Je vois que la nature n’est qu’un spectacle de bonté… Adieu chimères, idéals, erreurs… Le monde est bon ; je bénirai la vie, j’aimerai mes frères… » (Mauvais sang). Et enfin, dans L'Impossible : « Mais je m’aperçois que mon esprit dort. S’il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !… S’il avait été éveillé jusqu’à ce moment-ci, c’est que je n’aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale ! — S’il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse !… Ô pureté ! pureté ! C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté… Par l’esprit on va à Dieu… » Cette fois il est parvenu au bord même de la conversion. L’on dirait qu’il va se précipiter, n’a plus aucune raison pour ne pas le faire. Eh bien, non ! Il s’arrête sur un cri de peine, un sanglot irrité. Comment expliquer cette protestation, tout à coup et si douloureuse ? Il avait presque dit : Je me soumets, je me renie, je me renonce… Mais n’oublions pas une préoccupation qui le domine — et dont j’ai parlé : — rester un. S’il redevenait croyant, ce serait en lui quelque chose comme cette dissolution qu’il défia même Satan de produire, ou plutôt ce serait couper Rimbaud en trois, supprimer l’homme de révolte, jeter un tronçon de Rimbaud pour rattacher le premier au troisième. Alors le sentiment est plus fort que l’impulsion donnée par la logique : Faut-il en être venu à cette mort… tout en vivant !… Savoir que c’était nécessaire, que c’est bien !… Oh ! fin trop cruelle : « Déchirante infortune !… » Quand Saul, interpellé par Dieu, fut jeté rudement sur la route de Damas, il accepta, en se relevant, le changement moral installé en lui de force, il ne cria pas. Rimbaud crie, se relève, continue, machinal, d’aller devant lui, sourd à la voix qu’il a entendue, écoutée un instant. Il pense avoir retrouvé le calme, avoir tiré le meilleur parti de cet enfer dont il sort : « Tenir le pas gagné ! » Et en somme tout n’est point annihilé de l’inspiration reçue : le mépris qu’il va « gagner », en effet, des ambitions et de la gloire, le vouloir de « médiocrité » qui le rattache à Rousseau et qu’il va retenir, c’est, sinon la charité religieuse, au moins sa vertu conditionnante, qu’il faut nommer sans cesse, l’abnégation. Il n’a donc pas, quoi qu’il fasse, perdu tout contact avec ce Dieu qu’il n’insulte plus, mais dont il veut, boudeur, se détourner une fois encore. Et notez bien que s’il refuse, c’est sans une parole hostile, sans un mot de discussion. Au cours du monologue désordonné dépeignant très exactement la mêlée psychique, nous avons du reste assisté au phénomène connu de ceux qui éprouvèrent les fortes aspirations religieuses : rêves différents, que l’on croyait éliminés, qui se représentent : « Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre ?… » (Matin). Ou bien des sécheresses venant subitement après les effusions ardentes. Ainsi, dans Mauvais sang, alors qu’il a déclaré : « Dieu fait ma force[122] et je loue Dieu », ces réserves : « Apprécions sans vertige l’étendue de mon innocence… Je ne suis pas prisonnier de ma raison [123]… Je veux la liberté dans le salut… » Cette ingratitude : « Les goûts frivoles m’ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d’amour divin »… Cette ironie : « Chacun a sa raison : mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens »…

Mais il dira, peu après : « Les Saints, des forts !… » Si ensuite « les grincements de dents, les soupirs empestés se modèrent, si ont disparu les tendances vers on ne sait quelle morale tête en bas et apparentée plus ou moins à l’opus sadicum[124], (la méchanceté loi de l’univers), il inhibe son impulsion vers la piété par cette phrase bizarre : « Il faut être absolument moderne ». La Saison en Enfer nous laisse donc en présence d’une conversion ébauchée, suspendue. Il part pour sa vie errante, gardant quand même ce mot charité retrouvé au cours de la crise — et qui le gardera lui aussi, — n’en ayant plus qu’une idée partielle : croyant pouvoir négliger « l’amour divin » et s’en tenant à « l’abnégation » que d’ailleurs il comprend pleinement dans le sens étymologique. Mais il doit avoir conscience que par là un lien — une soumission à défaut d’adoration — le rattache au Créateur, car son parti pris d’être inconnu et insignifiant dans le monde le met « à l’échelle » du grand tout, obéit ainsi au plan, à l’intention claire de Celui qui imposa, dans un but d’universelle harmonie, cette loi de Charité dont l’humilité en actes, préparant l’humilité dans l’âme, est une condition nécessaire. Et le trouble douloureux, les consentements puis les révoltes vont subsister longtemps dans cet esprit qui se refuse à moitié toujours. Le poète de Sagesse eut une belle intuition de l’avenir quand il lui écrivait, en 1875 : « … Toi si intelligent, si prêt (bien que ça puisse t’étonner) ! J’en appelle à ton dégoût lui-même de tout, à ta perpétuelle colère contre chaque chose. Juste, au fond, cette colère, bien qu’inconsciente du pourquoi… »

Était-elle si « inconsciente » vraiment ? Dieu attendait son heure. Qu’il me soit permis ici d’emprunter à mon livre précédent quelques lignes à propos des derniers jours de Rimbaud en Afrique.

« Aden, le rocher nu, la ville « dans un fond de volcan ». Pas un brin d’herbe…

« Que l’alignement des chiffres, que le maniement des sacs de café, que le travail minutieux ou fatigant des mains, que la vie sèchement pratique, assourdissante, active désespérément du commis-marchand qui échange, vend, achète, discute avec les bédouins, circule, affairé, parmi les ânes, les chameaux, les chevaux, dans les ballots, la paille, la poussière, les cris, étourdisse et trompe cette angoisse du sacrifice de gloire sur lequel, pas un instant, ne reviendra son âme obstinée.

« Si l’on s’étonne autour de lui d’une humeur sombre et farouche, si la clairvoyance de M. Bardey attribue à ce subordonné dévoué mais étrange une éducation supérieure, et, dans un passé mystérieux, quelque roman grandiose, le sauvage employé, qui connaît toutes les langues, ne pourrait répondre que par les paroles amères que Michel-Ange grava sur la statue de la Nuit :

…Non sentir m’è gran ventura
Però non mi destar ! [125]

« Donc elle dort, la morne statue, mais que son sommeil est plein de cauchemars et de soubresauts ! Pour chasser la pensée, il ne voudrait plus qu’agir : l’action n’est pas assez vertigineuse à son gré, pas assez constante ; et il y revient, le torturant moustique.

« Alors étouffer l’imagination en bourrant la mémoire, en la gorgeant des nourritures les plus fortes et les plus lourdes. Il veut lire, pour remplir les nuits sans sommeil, les nuits ardentes… Lire quoi ? des romans, des vers, de l’histoire ?… Il demande, le poète, il envoie en Europe les économies faites sur son salaire pour qu’on lui adresse les ouvrages que voici : « Livre de poche du Charpentier, le petit Menuisier, le Peintre en bâtiments, Manuel du Briquetier, le parfait Serrurier, Manuel du Fondeur, Manuel du Charron, Manuel du Tanneur, Traité de Minéralogie, Traité des Puits artésiens. Exploitation des Mines, Hydraulique agricole. Guide de l’Armurier, Manuel de Télégraphie, Manuels du Verrier, du Potier, du Faîencier, du Fabricant de Bougies…

« Or, il n’étouffe pas, il ne tue pas l’imagination tenace ; il l’irrite seulement et la grise : — Allons ! partir… entreprendre !… Je ferai cela, cela… cela encore… Que me manque-t-il ?… Ah ! il faut s’assimiler aussi le Dictionary of Engeneering military and civil, Topographie et Géodésie par Salneuve, Météorologie par Marié-Davy, le Ciel par Guillemin, Chimie industrielle par Wagner, Hydrographie, Trigonométrie, l’Annuaire du Bureau des longitudes…

« Et il va, vient, retourne d’Aden à Harar, de Harar à Aden, parcourt toute l’Abyssinie, franchit des centaines de lieues dans les immensités solitaires que peuplent seulement les brigands et les bêtes féroces, exposé à tout et ne craignant rien, puisqu’il souffre. Des moments, il est forcé de s’arrêter quand même… Il faut attendre six mois… un an, peut-être… Oh ! cela c’est le vide affreux, la torture sans nom ! Que les autres s’arrêtent, suspendent avec tranquillité l’action qu’entravent momentanément les circonstances : il ne peut pas s’arrêter, lui ! La pensée va venir. Il n’en veut pas !… La pensée, la vision, les choses d’autrefois, les orgueils qui tentent !… Cela n’existe pas !… Il ne veut pas que cela existe !… Et cela n’aura pas existé, jamais, pas une seule minute, s’il remue des caisses, des outils, des terres, des pierres ; s’il plonge ses mains fiévreuses dans cet amas des productions aux acres parfums d’une industrie barbare ; s’il se jette dans une barque, au milieu des vents et des vagues, pour traverser, retraverser, traverser encore la Mer Rouge ; si un cheval le secoue pendant des jours, des jours, des jours, sur les cailloux, sur les rocs du désert d’Éthiopie ?…

• • • •

« Et voici que le corps définitivement s’écroule. Une suite ordinaire des troubles cardiaques, le rhumatisme aigu, s’attache aux membres héroïques… La douleur atroce le cloue sur son lit, vingt jours, dans l’insomnie sans pitié… Il est alors au Harar où, à force de travail, d’ingéniosité, de hardiesse, il vient d’augmenter le produit de son épargne, où il croit tenir les trois, quatre mille francs de rente qui lui permettront de vivre à sa guise. Il faut « liquider », abandonner l’établissement prospère, ne garder que quelques débris de la petite fortune.

« Puis, rien ne devant être ordinaire dans la vie de Rimbaud, ce que nous voyons passer en nos villes, bref tristement et vulgaire, la civière portant un moribond vers l’hôpital s’accompagne d’une lente caravane qui chemine durant deux semaines par soixante-quinze lieues d’âpres solitudes… »

La mort, pourtant, ne se pressa pas d’abréger les tortures. Elle les prolongea six mois encore…

« C’est une synovite, une hydarthrose, etc. » — écrit-il à sa famille, le 23 mai 1891, de l’hôpital de Marseille. — « Cela doit durer très longtemps, si des complications n’obligent pas à couper la jambe. En tout cas je resterai estropié. Mais je doute que j’attende. La vie m’est devenue impossible… »

Et quand cet actif, cet inquiet, pour qui le mouvement fut toujours une impérieuse nécessité, cet allant infatigable qui trouvait dans la marche une ivresse consolante, fut obligé de savoir que l’ancienne souplesse des membres ne reviendrait en aucun temps, qu’il ne marcherait plus, qu’il se traînerait… lui qui avait franchi à pied deux fois la chaîne des Alpes, lui qui entreprit jadis de traverser de même, dans sa longueur et d’un bout à l’autre, la péninsule italienne, son désespoir jaillit en ces mots d’une simplicité poignante qui évoquent les grandes lamentations de l’antique tragédie : « Que je suis donc malheureux ! Que je suis donc devenu malheureux !… » (même lettre du 23 mai).

La jambe tomba sous le couteau du chirurgien.

« … Voici le beau résultat : je suis assis et, de temps en temps, je me lève et sautille une centaine de pas sur mes béquilles, puis je me rasseois. Mes mains ne peuvent rien tenir. Je ne puis, en marchant, détourner la tête de mon seul pied et du bout des béquilles. La tête et les épaules s’inclinent en avant et vous bombez comme un bossu. Vous tremblez à voir les gens et les objets se mouvoir autour de vous, crainte qu’ils ne vous renversent pour vous casser la seconde patte. On ricane à vous voir sautiller. Rassis, vous avez les mains énervées, l’aisselle sciée, la figure d’un idiot. Le désespoir vous reprend, et vous demeurez assis comme un impotent complet, pleurnichant et attendant la nuit qui rapportera l’insomnie perpétuelle et la matinée encore plus triste que la veille. » (Lettre du 15 juillet 1891).

Même ces tourments se prouvaient inutiles pour sauver la vie ; l’amputation n’avait pas emporté le mal, qui gagnait sur d’autres points.

Dieu précipitait la fin par l’envoi de sa grâce : la mutilation, l’infirmité, la souffrance. Il opprimait le corps pour assurer, définitif, le triomphe de l’esprit. Mais notre orgueil est si vivace qu’il se récrie et n’admet pas sans révolte les conversions dues à quelque force en dehors de nous : il voudrait que le pécheur eût le mérite de découvrir la vérité par un processus régulier de sa vie mentale, et qu’il dépouillât sans aide le vieil homme. Désir peu réaliste ! Qu’importe la manière dont un fait s’est produit, puisqu’il a lieu et qu’il est bon ? Désir peu logique, peu informé des lois d’équilibre ; car c’est ce moyen, la douleur, qui remet les choses en place, et il était indispensable en sa violente énergie, étant donné le poids à soulever. Éliminons les préférences de notre « raison » : elle est trop souvent notre sensibilité, notre faiblesse. Pensons aux raisons divines : celles-ci pourraient être de condamner l’égaré à ne pas retrouver la vérité qu’il a jetée en chemin ; il faut les accueillir avec joie, il faut les glorifier quand elles pardonnent.

Rimbaud jugea qu’il allait mourir, il appela un prêtre.

Cette fois il ne s’agissait plus, comme au temps d’Une Saison en Enfer, de certains sentiments religieux plus forts et mieux enracinés dans l’âme, dont l’émotion un instant le domina, ni d’appeler à son secours le Christ et la Vierge ou les saints par des invocations jetées au hasard et que faisait revenir de l’enfance une mémoire surexcitée. Ainsi qu’avait fait Verlaine — dont peut-être il se souvint — il allait franchement à l’Église, à toute l’Église : il demandait les sacrements.

Adhésion totale, consciente, absolue.

Le prêtre qui l’assiste, qui reçoit ses derniers aveux, qui lui donne la communion, s’étonne de l’éloquence, inentendue par lui jusqu’alors, avec laquelle ce malade obscur exprime l’effusion de sa gratitude et la ferveur de sa foi, de la poésie étrangement merveilleuse dont il pare des visions du ciel ouvert devant son espoir extasié. À cet homme pieux et doux était réservée par un Dieu juste la fête de bénir la conversion d’un Rimbaud ; il était, le bon prêtre, parmi ces anges dont a parlé Jésus et qui sont si heureux « pour un seul pécheur qui fait pénitence ».

Car l’esprit du philosophe et du poète venait d’être reformé, pur de tout alliage, pour la vraie connaissance et pour la poésie suprême. Il avait autrefois gémi : « La science ne va pas assez vite pour nous ! » La science venait pourtant de l’atteindre. Ont passé à l’arrière-plan les idéals sociologiques ; la combinaison de Rousseau avec l’Évangile est remplacée par cette « clarté divine » qu’il cherchait, ne voulait pas voir, qui l’inonde enfin de ses rayons. Se sachant emporté surtout, à cette heure, vers l’ « amour divin », il a renouvelé le « pensons à moi ! » de la Nuit de l’enfer, senti que donner à Dieu tout son cœur, c’est en même temps donner tout son cœur à l’humanité à cause de Dieu ; c’est, par l’exemple d’une mort sainte, apporter au monde une si précieuse offrande d’amour, que l’homme d’Une saison en Enfer ait le droit de redire avec certitude : « Ô ma charité merveilleuse !… » Et l’émotif qui avait entrepris de se forcer à vivre en dehors des exaltations de l’esprit, le poète qui essaya de « magnifier » l’histoire pouvait maintenant sans scrupule étancher sa soif d’émotion et de grandeur, laisser prendre à tous ses élans, comme la Vierge Mère, le plus joyeux, le plus enivré, le plus passionné des essors :

Magnificat anima mea Dominum.
Et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo…

Voici l’écriture de Rimbaud adolescent ; elle ne devait

pas varier beaucoup à partir de 1871.

Ce qui frappe d’abord et surtout c’est un air de bonhomie ingénue, et cette particularité, ainsi que tant de choses dans sa vie mentale, le distingue radicalement de mille autres écrivains.

Je parlais de l’allure générale du graphisme ; arrêtons-nous sur quelques détails. Les mots tendraient à monter plutôt : premier mouvement de l’esprit pour l’optimisme et la bienveillance ; la marge s’élargit : caractère concessif ; volonté, pourtant, car il y a des finaux en « coup de pioche ». Mais l’artiste ? direz-vous… Eh bien, voyez comme la hauteur des majuscules — très simples — est admirablement, étonnamment proportionnée à celle des minuscules : une habitude en lui installée, forte et permanente, celle d’architecturer savamment la parole écrite. D’autre part, les majuscules de notre poète indiquent certains manques. Pas de ces largeurs, de ces étalements qui sont le fait des sans-gêne ; pas de ces traits lancés, vifs et capricieux, trahissant la grande spontanéité ; au contraire, elles sont comme rétrécies. J’ajoute qu’assez fréquemment dans cette écriture il y a des angles, que, de temps en temps, la plume appuie. Rapprochons nos trois observations dernières, interprétons à l’aide d’une formule froide et neutre, — procédé obligatoire en graphologie : — nous avons le timide sensible qu’un feu secret force parfois à s’exprimer avec passion.

Enfin remarquez les r minuscules, si consciencieusement formés : presque jamais un orgueilleux ne fait

ses r comme cela.

 Tête de faune .

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,

Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches.
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux,
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

Et quand il a fui - tel qu'un écureuil -
Son rire tremble encore à chaque feuille,
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille.

Les voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs , frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
– Ô l’Oméga, rayon violet de ses yeux !

A quatre heures du matin, l’été,
Le sommeil d’amour dure encore.
Sous les bosquets l’aube évapore
L’odeur du soir fêté.

Or là-bas dans l’immense chantier
Vers le soleil des Hespérides,
En bras de chemise, les charpentiers
déjà s’agitent.

Dans leur désert de mousse tranquilles
Ils préparent les lambris précieux
Où la richesse de la ville
Rira sous de faux cieux.

O pour ces Ouvriers charmants
Sujets d’un roi de Babylone,
Vénus ! laisse un peu les Amants,
Dont l’âme est en couronne.

Ô Reine des Bergers
Porte aux travailleurs l’eau-de-vie,
Pour que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer, à midi.

    hommes, il est préférable que celui qui voit jusqu’au fond le creux de leurs belles paroles fuie leur société et par lui-même suffise à son âme… Race humaine, c’est parce que tu admires, parce que tu cherches la pompe vaine de la richesse et du pouvoir social que tu es asservie à leur possession. Réduis tes besoins…

  1. Boileau même, si l’on veut, a fait un jour du rythme expressif :
    Suspende l’hémistiche, en marque le repos.

    Racine paraît avoir cherché l’expression plutôt par des sonorités.

  2. Arthur Rimbaud avait six ans. Il lui restait le souvenir de ce qui fut sans doute la dernière altercation conjugale, où un bassin d’argent, posé sur le buffet, jouait un rôle qui frappa son imagination pour toujours. Le papa, furieux, empoignait ce bassin, le jetait sur le plancher où il rebondissait en faisant de la musique, puis… le remettait à sa place et la maman, non moins fière, prenait à son tour l’objet sonore et lui faisait exécuter la même danse, pour le ramasser aussitôt et le replacer avec soin là où il devait rester. Une manière qu’ils avaient de souligner leurs arguments et d’affirmer leur indépendance. Rimbaud se rappelait cette chose, parce qu’elle l’avait amusé beaucoup, rendu peut-être un peu envieux, car lui-même aurait tant voulu jouer à faire courir le beau bassin d’argent !

    Pour cette biographie sommaire j’utilise les confidences que j’ai reçues, — puisque j’étais l’ami de Rimbaud, — la connaissance des faits dont j’ai pu suivre le développement, et puis j’emprunte aux récits de M. Georges Izambard, non moins son ami, aux renseignements spéciaux qu’ont publiés MM. Jean Bourguignon et Charles Houin dans leurs articles de la Revue d’Ardenne et d’Argonne, aux documents d’état civil et à quelques informations relatives à la famille contenus dans l’ouvrage de M. Paterne Berrichon, à certains détails fournis par Verlaine, enfin à la Correspondance de ce dernier qu’a recueillie M. Ad. Van Bever (A. Messein, édit.).

  3. Son mari parti, toutes les charges lui restent. Heureusement elle n’est pas sans fortune. Rimbaud m’a dit qu’elle avait fait de mauvais placements, perdu ainsi des sommes qu’il ne pouvait évaluer, que cependant elle disposait de six à huit mille francs de rente (vers 1870).
  4. Pour que cette histoire soit comprise, il convient de savoir que l’instruction de Mme Rimbaud était au niveau du « brevet simple » tout au plus.
  5. C’est à présent un lycée.
  6. Un petit homme brun, bouillant, dramatique, à voix tonitruante, mais très bon et très priseur, entiché de littérature, à condition qu’elle fût strictement conforme aux lois de Boileau, passant de l’indignation à la gaieté en quelques minutes, vous promettant à la guillotine, puis vous ouvrant sa tabatière. La réserve timide de Rimbaud, quand ils se trouvaient en tête à tête, le déconcertait quelque peu. Afin d’égayer ce farouche, il s’amusait, au cours d’une explication, à barbouiller de sa plume, abondamment garnie d’encre, le nez d’un magot en porcelaine qui décorait son encrier : l’élève se contentait de sourire poliment, sans dire un mot, ne pouvant croire, sans doute, qui ce pédagogue si criard, qui l’initiait au mécanisme de la poésie latine, ne fût pas toujours sur le point d’entrer en fureur.
  7. Seules les sciences mathématiques et physiques sont par lui délaissées.
  8. Sujet de la composition : Abd-el-Kader.
  9. Déjà il s’initie à la littérature française la plus récente, vient de lire Intimités de Coppée, Vignes folles et Flèches d’or de Glatigny.
  10. Sujet donné pour la poésie latine : Allocution de Sancho Pança à son âne.
  11. « D’un mois à l’autre », me disait tout dernièrement Georges Izambard, en parlant de ces mois qui s’écoulèrent depuis le milieu de 70 jusqu’au milieu de 71, « on voyait surgir un nouveau Rimbaud ».
  12. Sonnet écrit ab irato, réponse immédiate à l’article du Pays en date du 16 juillet 1870 ; une copie faite par lui plus tard est postdatée : 3 septembre.
  13. Grand garçon très robuste, ayant les yeux bleus de la famille. Il était bon comme le bon pain. Ses camarades parfois le taquinaient bien qu’il fût plus fort que n’importe lequel d’entre eux : je ne me souviens pas de l’avoir vu donner une pichenette. Il semblait bien réunir en lui les Rimbaud et les Cuif : insouciant et gai parce que Bourguignon par ses aïeux, dédaigneux de culture intellectuelle ainsi qu’un vrai rustique. Mme Rimbaud, cependant, le maintint au collège dont il suivit les cours jusqu’à la deuxième inclusivement (1869-70). Ayant fait comme volontaire une partie de la campagne de France, il fut ensuite marchand de journaux, puis soldat pendant cinq années (exemptant Arthur), sortit du service avec le grade de sergent, fut employé dans une ferme, puis conducteur de voiture publique. Frédéric se maria, eut deux filles, un ou deux fils. Des enfants de Mme Rimbaud c’est lui qui possédait la plus résistante vitalité, il est mort vers la soixantaine.
  14. Devant la maman indignée reparaissaient presque en même temps les deux gaillards auxquels sa direction, pourtant si énergique et si vigilante, n’avait su inculquer l’amour d’une vie casanière. Eux pouvaient difficilement se regarder sans rire. Mais Arthur, de plus mauvais esprit sous certain rapport, trouvait amusant de blaguer le patriote Frédéric. Celui-ci, très calme, avec un accent quelque peu méridional qu’il avait contracté au régiment, et sur le ton apaisé de l’homme qui se repose, ne répondait que ces trois mois : « Tu me dégoûtes ». (D’après un récit de Rimbaud).
  15. Du 26 mai 1871, d’après l’édition Léon Vanier ; de fin 1870, rectifie Georges Izambard, chez qui cette pièce a été écrite. Il faut dire que Rimbaud datait facilement du jour où il recopiait.
  16. Dans la lettre qu’il lui écrivit au cours de l’été de 1871, Verlaine, à qui il avait soumis ses vers, lui déconseilla l’emploi de pareils termes — tout au moins des scientifiques — Rimbaud approuva son avis ; par la suite il reconnut — on le voit dans son œuvre — qu’une langue limitée, resserrée, une langue même pauvre est souvent une langue plus forte.
  17. Un jour un loustic lui présenta quatre sous, en lui conseillant d’aller chez le coiffeur ; il les prit, dit « merci bien !… » et porta les beaux décimes au bureau de tabac. En 1871, pour cette menue somme, on pouvait acquérir vingt-cinq grammes de scaferlati.
  18. Elle fut, c’est vrai, exceptionnellement rapide ; la taille de Rimbaud, à la fin de 1870, était de 1 m. 61 ou 62, de 1 m. 79 à la fin de 1871.
  19. Traversant en pleine nuit la forêt de Villers-Cotterets, il eut presque une émotion : tout à coup sur la route — où jusqu’à cet instant résonnait seul le bruit de ses pas — formidable et grandissant tapage : ruée de chevaux lancés au triple galop. S’étant blotti dans un de ces abris en pierre qui servent aux cantonniers, Rimbaud comprit, quand devant lui passa l’ouragan et qu’il entendit des mots d’enthousiasme furieux proférés en langue étrangère : c’étaient des cavaliers allemands qui s’amusaient ainsi à faire une charge dans l’obscurité, au risque de se tuer eux-mêmes et sûrement de broyer tout noctambule qu’ils eussent rencontré pour son malheur. Une minute, et le bruit s’évanouit dans les ténèbres ; le poète jugea n’avoir qu’à sourire : des « emballés » aussi, des frères plus enfantins, plus brutaux, voilà tout…
  20. Ici se place un épisode romanesque, le seul probablement dans sa vie et qui restera mystérieux. Rimbaud parlait volontiers gaiement, abondamment de tout, mais rarement de sa vie sentimentale. Parfois cependant, au milieu d’accès de trop forte mélancolie, des besoins d’expansion lui venaient tout à coup. Un jour, en 1872, comme je m’étonnais de son air soucieux, il me dit être tourmenté : un souvenir, une inquiétude… Cela remontait à l’année précédente… II avait à Charleville une maîtresse, une jeune fille à peu près de son âge. Lorsqu’il lui dit son intention de s’enrôler dans l’armée communaliste, elle voulait l’accompagner. Impossible ! c’était à pied qu’il gagnerait Paris… La jeune fille n’en parla plus… Mais alors qu’il était « franc-tireur de la Révolution », il eut la surprise, passant dans une rue très fréquentée, il eut l’émotion de la voir, leurs regards se rencontrèrent… il s’élança… En vain : elle avait disparu dans la foule… Évidemment elle était venue à Paris pour lui… Par quels moyens ? Prit-elle, ainsi qu’il le supposait, pour prétexte — auprès de ses parents et afin d’obtenir l’argent du voyage — certains membres de leur famille habitant Villers-Cotterets ? Il n’en pouvait être sûr, ne l’avait pas revue depuis. Avait-elle continué à le suivre ainsi en se cachant ? Le chercha-t-elle, quand il eut quitté Paris ? Que devint-elle, pendant la semaine terrible ?… Ces questions l’avaient harcelé déjà souvent et venaient de se représenter plus angoissantes. Au cours de l’année d’après, dans un moment où il causait de lui-même avec un abandon assez joyeux, je me risquai à lui rappeler la jeune fille. Sa figure changea, il dit tristement : « Je n’aime pas qu’on m’en parle ! »… Ne se sont-ils vraiment jamais revus ?… La « Vierge folle » est-elle une autre ?…
  21. Qui pourrait s’intituler également — d’après l’explication qu’il m’en donna : — le Pitre.
  22. Copie de ces poèmes en prose me fut envoyée, en 1906, par l’éminent écrivain Georges Maurevert, et je la remis aussitôt à mon cher ami J. René Aubert, le gracieux auteur du Bois Sacré, qui publia les Déserts de l’Amour dans sa Revue littéraire de Paris et de Champagne. À Georges Maurevert encore les lettrés doivent d’avoir lu Douaniers et Sœurs de Charité, dont Verlaine avait déploré la perte, et qui parurent également, pour la première fois, dans la même revue, par les mêmes soins. Deux ans après ils étaient publiés dans la Revue d’Ardenne et d’Argonne.
  23. J’ai cru inutile de nommer le jeune homme qui lui prêtait ces livres, Il ne s’agit pas de Jules Mary, qu’attendait un avenir littéraire si brillant, et qui fut lui aussi un compagnon d’étude, un excellent ami de Rimbaud.

    Rimbaud ne cherche guère à « inventer ». Partisan catégorique de l’observation, il se sert plutôt de choses réelles et qu’il a connues, mais souvent les déplace de l’ensemble éprouvé, les scinde en parties utilisables dans un sens nouveau, rapproche et réunit des détails qui étaient très éloignés en fait, dépouille tel sujet de son attribut pour le donner à un autre, etc. C’est en partant de là que nous pourrons comprendre l’emploi de ces mots : « livres cachés qui avaient trempé dans l’océan ».

  24. Mais y ajoutait plus d’une idée personnelle. De l’explication qu’il me donna du système j’ai retenu ceci : — dans les petits États composant la Grèce ancienne c’était l’ « Agora » qui conduisait tout, l’agora, c’est-à-dire la place publique, les citoyens assemblés, délibérant, votant, avec droits égaux, sur ce qu’il fallait faire. (Il commençait donc par abolir le gouvernement représentatif, et le remplaçait, en somme, par un régime de référendum permanent).
  25. Il connaissait aussi les Fêtes galantes, en parle avec admiration dans une lettre à Georges Izambard. Enfin il venait de lire, dans le Parnasse, Les Vaincus, poème qui montrait le Verlaine d’alors comme un violent insurgé et ainsi le lui rendait encore plus sympathique.
  26. Violoniste de talent, caricaturiste et chansonnier parfois, Charles Bretagne était attaché, en qualité d’agent contrôleur des Contributions indirectes, à l’une des sucreries de Charleville. Son premier poste avait été Fampoux (Pas-de-Calais), où il exerçait les mêmes fonctions à la sucrerie de Julien Dehée, cousin de Verlaine, qui fit chez son parent de fréquentes villégiatures et avec qui le musicien eut ainsi l’occasion de se lier. Esprit délicat, original et profondément observateur, il connaissait l’auteur des Effarés par des amis communs : Georges Izambard et Léon Deverrière (professeur de philosophie à l’Institution Barbadaux). De dix ans l’aîné du poète enfant, ce septentrional, très froid en apparence, mais d’un cœur extrêmement généreux, lui donna constamment les conseils les plus sages et les plus prudents pour la vie pratique, tout en accueillant avec une curiosité joyeuse les audaces de sa verve et de son imagination. Il compte parmi les meilleurs de ces hommes qui entourèrent d’une sympathie et d’une chaleur nécessaires l’éclosion du génie de Rimbaud. Charles Bretagne, par la suite, quitta Charleville pour Sainte-Marie-Kerque (Pas-de-Calais), où il mourut encore jeune et sans avoir revu les deux poètes. Verlaine lui avait fait envoyer les Romances sans paroles.
  27. Œuvres posthumes de Paul Verlaine, vol II : Arthur Rimbaud. Chroniques.
  28. Il me parlait d’une soirée passée au café avec, entre autres, Jules Claretie, qui par sa familiarité camarade, gentille, sa gaieté jeune, avait gagné toute son estime : « Un bon garçon !… » Et dans la bouche de Rimbaud cela n’était pas éloge banal.
  29. Il eut pour ami un jeune dessinateur, Louis Forain, (ami aussi de Verlaine, qui dans sa correspondance l’appelle « Gavroche » ), destiné lui-même à un talent fortement original, à un nom célèbre.
  30. Œuvres posthumes. Vol. II. Nouvelles notes sur Rimbaud.
  31. Saison en enfer.
  32. Mot anglais qui veut dire gravures coloriées. L’auteur avait écrit en sous-titre ceux-ci : coloured plates, qui suffisaient et qui sont plus clairs si l’on entend seulement gravures en couleurs (aquatintes), mais il tenait au double sens et désirait impliquer, en plus, la signification française d’Illuminations, c’est-à-dire : intuitions ou visions racontées ; il y en a quelques-unes en effet ; d’autre part ; les souvenirs ne sont-ils pas eux-mêmes des venues subites de lumière ?
  33. Verlaine, qui a disposé les pièces du manuscrit pour la première publication, semble avoir rapproché ces deux poèmes afin d’en faire apprécier le contraste.
  34. Je demande pardon au lecteur, mais l’avertis qu’une fréquente répétition des mots parti, retourné, revenu, ne peut être évitée dans l’histoire de Rimbaud. Lors de son premier séjour à Londres, en cette année 1872, outre Félix Régamey qu’il vit souvent à son atelier de Longham street, et qui le croqua paré d’un haut-de-forme impressionnant (Voir l’album de Régamey intitulé Verlaine dessinateur) — il fréquenta les réfugiés de la Commune Lissagaray, Vermersch, Matuszewicks, Andrieu. Il me parla surtout de ces deux derniers, considérés par lui comme étant ses frères d’esprit. Mais Andrieu, littérateur parisien, d’intelligence hardie et fine, était son préféré, il éprouvait à son égard des sentiments de véritable affection. D’autre part, l’ancien membre de la Commune ne pouvait qu’avoir une curiosité très sympathique pour Rimbaud, car il devait être frappé de ce hasard qui le mettait à même de connaître dans le même temps deux génies précoces à trois mois près du même âge : un Français, un Anglais. On sait qu’Andrieu eut pour élève ce fameux beau-frère de Rossetti, l’enfant poète, romancier et peintre Oliver Madox Brown, qui fit à treize ans des Sonnets « d’une originalité d’expression et de pensée étonnante », dit James Darmesteter, exposa à la Dudley Gallery dès quatorze ans, dessina à quinze ans, pour l’œuvre de Byron, un Mazeppa « tempête vivante », écrivit, à seize ans, ce roman si dramatique, si étrange, Le Cygne noir, peignit, à dix-sept ans, un Silas Marner objet d’applaudissements unanimes à la Société des artistes français de Bond Street. Rimbaud l’a-t-il rencontré chez Andrieu ? Ma mémoire ici fait défaut. S’il me l’a dit, c’est tellement en passant qu’il ne m’en reste pas de souvenir. Ce que je me rappelle bien, c’est qu’il me conta sa brouille avec Andrieu. La scène eut lieu — il en restait surpris et affligé — vers la fin de 1873. Le professeur d’Oliver Madox Brown était-il à ce moment tourmenté, au point de perdre en partie sa force morale, par l’état de son élève qui commençait à souffrir de la maladie qui l’emporta l’année suivante, à dix-neuf ans ?… Le fait est qu’il reçut Rimbaud avec une mauvaise humeur allant jusqu’aux procédés brutaux. La rupture fut définitive. Nous devons regretter qu’une certaine animosité, semble-t-il, ait persisté chez Andrieu ; car cet écrivain distingué, qui exerça — dit le critique cité plus haut — une influence considérable sur l’esprit d’Oliver Madox Brown, aurait pu nous laisser, à propos de ces deux jeunes gens, une étude de rapprochements littéraires et moraux extrêmement intéressante, puisque l’Anglais était lui-même une sorte de visionnaire.
  35. Je dis : « guère » et non : « pas du tout » : il y a des précédents, vagues, sans doute, qui pourtant ressemblent. À la rigueur, pourrait-on voir quelque analogie en le fameux Combien j’ai douce souvenance… mieux encore en trouverait-on dans ces poésies très, très simples, inspirées par les mélancolies de la vie paysanne, que des folkloristes ont recueillies. Je me souviens qu’en 1872 Rimbaud aimait à chantonner un couplet de vieux genre, trouvé je ne sais plus où :

    Sur les rives de l’Adour
    Il y avait un pastour,
    Pur, naïf, exempt de vices,
    Qui pêchait des écrevisses ;
    Il disait : Ô mon bon Dieu,
    Si tu exauces mon vœu.
    Sur le bord de ce canal
    Je te bâtis un hôpital.

    Évidemment, ce qu’il a fait est tout autre chose ; mais Edgar Poe déjà connaissait et caractérisait ce charme, quand il disait, en son Poetic principle, à propos d’un petit poème de Longfellow : « … Chiefly to be admired for the graceful insouciance of his metre so well in accordance with the character of the sentiments ».

  36. Il l’a datée ainsi « Avril-Août 1873 », commencée, par conséquent, avant le drame de Bruxelles, avant même son départ pour l’Angleterre avec Verlaine. Le premier chapitre : Mauvais sang — venant après l’introduction qui est une conclusion — débute (« J’ai de mes ancêtres gaulois… ») dans la manière des poèmes en prose habituels ; c’est écrit avec une amertume assez calme : on voit que Rimbaud continuait son travail de notations au printemps de 1873. Le ton change quand l’auteur revient de l’hôpital Saint-Jean.
  37. Celui-ci lui avait envoyé des vers faits aux Petits-Carmes, prison de Bruxelles, notamment : « Je suis un berceau… » — « La cour se fleurit de soucis… » — « Dame souris trotte… » Rimbaud prisait surtout la dernière pièce, peut-être à cause de ceci, d’un rythme si virgilien : « Rose dans le gris du soir… »
  38. Au moment de son arrivée à Paris en 1871, Rimbaud avait un accent ardennais assez fort, mais le perdit presque immédiatement, et après six semaines de séjour, parlait comme un Parisien « né natif ». Il est certain que cette faculté de prendre les accents lui servit beaucoup dans l’acquisition des langues étrangères : elle était due sans doute à son esprit d’observation qui fut vraiment exceptionnel.
  39. Quelle que soit la faiblesse passagère — nous allons la voir — qui accompagna son entreprise, le désir éprouvé par Verlaine de ramener à Jésus l’ami qu’il considérait comme un pauvre athée, s’exposant à la perdition éternelle, ne peut faire aucun doute et rien n’est plus logique. Il souffrait, cherchait du secours dans la prière : celle-ci évoque des souvenirs de fautes commises ( « Pardonnez-nous nos offenses…, Priez pour nous pauvres pécheurs… » ) : le sentiment d’avoir été coupable autrefois, l’idée de repentir, d’expiation, de réparation, qui chez lui venaient toujours avec ou après la douleur, ne devaient-ils pas lui présenter comme consolation suprême ce mérite qu’il aurait acquis devant Dieu !
  40. Verlaine lui disait : « Cette lettre je l’ai méditée pendant six mois », et Rimbaud s’écriait : « Mince de méditées !… »
  41. Sensation (mars 1870).
  42. Au cours de son existence, Rimbaud posséda un chapeau haut-de-forme dont je le vis coiffé à Charleville ; ce fastueux ornement avait été acheté dix shillings en Angleterre — vers 1872, quand lui et Verlaine cherchaient des leçons de français ; — de même il s’offrit, une fois dans sa vie, des cartes de visite, gravées, sur joli bristol, à Stuttgart, où sa condition d’étudiant vivant chez des petits bourgeois tenant pension de famille, lui imposait certain décorum. Il m’en envoya une de Milan et y avait écrit son adresse : 2 Piazza del Duomo.
  43. Je crois bien me souvenir que Rimbaud me dit Ceos, mais je ne puis l’affirmer absolument, le nom n’ayant guère été prononcé qu’une fois ; il se peut que ce fût plutôt Syra ou Naxos, mais à coup sûr il désignait cette île comme faisant partie du groupe des Cyclades.
  44. L’un des surnoms que lui donnait Verlaine, quand il ne préférait pas l’appeler « philomathe ».
  45. Sans avoir appris la musique, mais il entendait s’y mettre et ses essais, temporaires, furent des plus courageux ; du moins il satisfit son appétit énorme d’apprendre et acquit des connaissances de théorie musicale. L’histoire du piano, telle que la racontait Rimbaud, est assez amusante. Il alla chez un loueur, lui remit comme adresse une carte de sa mère — naturellement non prévenue. — Quand le piano fut dans l’escalier, une dame sortit et réclama hautement ; elle avait la promesse du propriétaire que jamais dans la maison il n’entrerait un piano. « Et puis enfin, ce piano, pour qui ? » Les porteurs répondirent : « Pour madame Rimbaud ». Entendant parler d’elle, Mme Rimbaud sortit à son tour, et, sans perdre de temps à s’étonner, ne voulant voir que son droit méconnu, signifia à sa voisine, non moins catégoriquement, qu’elle jouerait du piano tant qu’il lui plairait. L’instrument fut installé d’autorité et Rimbaud put s’y évertuer pendant des journées entières.
  46. À dix-sept ans, celle qui lui ressemblait le plus par la fraîche carnation, la chevelure châtain foncé, les yeux bleus : Rimbaud en très belle jeune fille.
  47. Une saison en enfer
  48. Pendant ses séjours à Charleville, je voyais Rimbaud le jeudi, où nous passions quelques heures à causer dans un café, et le dimanche employé à une excursion champêtre. Il était de la plus grande facilité d’humeur ; j’avais préparé l’itinéraire : « Nous passerons par ici, nous irons jusque-là… » II disait : « Allons !… » se laissait conduire. Pas d’autre fantaisie indépendante que celle-ci : « Quand nous nous arrêterons dans un village, » disait-il plaisamment, « je tiens au plus beau café !… » En arrivant, l’on faisait son choix ; l’ « Estaminet de la Jeunesse » le tentait peu, de préférence il opinait pour le « Café du Commerce » ou le « Rendez-vous des Voyageurs ». Sortant de là, revigorés par une paire de chopes, nous chantions ensemble ce couplet des Cent Vierges qu’il avait rapporté autrefois de Paris, et qu’il aimait :

    Heureusement
    Qu’à ce moment
    Nous n’avons pas perdu la tête,
    Et qu’en nageant
    Adroitement,
    Nous avons bravé la tempête…

    Un dimanche matin, j’appris subitement que je ne pourrais disposer de ma journée. J’allai à l’endroit où il m’attendait : j’étais si contrarié que je fus brusque : « Impossible aujourd’hui !… » Ce pauvre Rimbaud n’avait pour toute distraction, au bout d’une morne semaine, que cette promenade avec l’ami d’enfance. Il devint très rouge, baissa la tête, se passa la main sur la nuque en un geste d’accablement… Je m’écriai, tout ému : « Cela te fait de la peine !… » Il sourit, balbutia quelques mots ironiques à l’adresse de lui-même et sur une faiblesse qu’il n’avait pas contenue, puis aussitôt parla d’autre chose avec sérénité.

    Que l’on me pardonne ce personnalisme. J’ai cru intéresser le lecteur par quelques traits du caractère de Rimbaud. De ses anciens condisciples je ne fus pas toujours le seul à lui tenir compagnie dans ses périodes de repos ardennais. Il retrouva Ernest Millot, si doux, si joyeux, si ardent, qui mourut jeune, hélas !… âme charmante dont la mienne portera toujours le deuil ; il retrouva Louis Pierquin, qui vit encore, grâce à Dieu, car c’est un robuste, c’est aussi un gai, comme on en rencontre souvent dans ce pays cordial, c’est aussi un érudit, un savant, il a écrit une œuvre superbe : l’histoire de Pache.

  49. En route il fallait se nourrir, coucher : Rimbaud travaillait. Pendant les nombreux mois passés à Roche, il avait souvent donné « un coup de main » aux ouvriers de la ferme, acquis ainsi l’habitude de l’effort physique et un certain savoir-faire que nécessitent même les gros travaux, en sorte qu’il pouvait, de manière efficace, aider à décharger ou charger une voiture, un chaland… ouvrages que l’homme robuste et résolu trouve un peu partout.
  50. Il en vit plusieurs : l’enrôlé sautait à l’eau, sa prime en poche, et gagnait en quelques brasses le rivage, d’où il allait chercher aventure dans les villes égyptiennes.
  51. Le danger fut sérieux : les marins de cet équipage, un peu de fortune, étaient plus que rudes, habitués à proférer les plus violents blasphèmes ; pourtant Rimbaud les vit s’agenouiller sur le pont, réciter des prières.
  52. Une saison en enfer.
  53. Pendant ma visite à Roche, où il causa beaucoup, me raconta mille choses ayant trait à sa vie de voyageur, nullement à ses goûts anciens, je lui posai soudain la question ; « Mais la littérature ?… » Troublé, surtout étonné, comme par une image de mot qui n’aurait point paru dans son cerveau depuis très longtemps, le poète rougit, un tout petit éclair passa dans ses yeux d’azur, et laconiquement, sur un ton où pointait si peu que rien de nervosité, répondit : « Je ne pense plus à ça. »
  54. Éthiopie.
  55. Correspondance avec sa mère et sa sœur (Lettres de Jean-Arthur Rimbaud.Égypte, Arabie, Éthiopie, — publiées par le Mercure de France).
  56. Correspondance avec sa mère et sa sœur.
  57. Ibid.
  58. Où elles furent relevées par MM. Jean Bourguignon et Charles Houin, qui les ont fait insérer dans la Revue d’Ardenne et d’Argonne en juin 1899. (Elles emplissent deux pages de la revue). Rimbaud avait eu précédemment l’intention de travailler pour la Soc. de Géographie. Il m’écrivait d’Aden, le 18 janvier 1882 : « Je suis pour composer un ouvrage sur le Harar et les Gallas que j’ai explorés », me priait en même temps de lui acheter quelques instruments nécessaires à la confection des cartes ; mais presque aussitôt des occupations et projets différents détournèrent son esprit.
  59. Lettre à sa famille (mère et sœur), résidant à Roche.
  60. Je dois mentionner également Félicien Champsaur et sa Dinah Samuel. Entre beaucoup d’artistes et littérateurs, défilant dans ce roman sous des pseudonymes, paraît le jeune poète Arthur Cimber, et nous devons à l’auteur la citation — publique pour la première fois, il semble bien — de tout un passage des Chercheuses de poux. Il convient d’ajouter que bon nombre des poésies de Rimbaud furent retrouvées ensuite par Rodolphe Darzeus.
  61. Bien que Racine ait eu de curieuses velléités d’harmonie expressive.
  62. David.
  63. Guérin.
  64. A chacun son dû. J’ai nommé autre part les premiers maîtres, je dois signaler aussi parmi les initiateurs de Rimbaud à la forme classique : Pérette, professeur de 4e, Lhéritier, professeur de 3e ; il eut en 2e Duprez ; Izambard était professeur de rhétorique.
  65. Professeur de philosophie dans une institution libre de Charleville.
  66. Professeur de 4e (successeur de M. Pérette) au collège de Charleville, historien de Marmontel.
  67. Un des procédés virgiliens que l’élève d’Izambard devait remarquer, étudier tout d’abord, le rejet, avait été introduit dans notre poésie surtout par Hugo, qui du reste en rendit hommage à qui de droit :

     « Ô Virgile, ô mon maître !… »

    Mais je ne crois pas qu’aucun poète moderne s’en soit servi avec autant d’habileté que Rimbaud et en ait obtenu un aussi grand pouvoir d’effet. Quelques citations cueillies çà et là parmi les œuvres du temps où il était encore sous l’influence des « auteurs » :

    Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache
    nous fouaillaient…

    (Le Forgeron).

    Dans les granges entrer des voitures de foin
    Énormes…

    (Ibid).

    Du jambon rose et frais, parfumé d’une gousse
    D’ail…

    (Au Cabaret Vert).

    Tout le jour il serait d’obéissance, très
    Intelligent…

    (Les Poètes de sept ans).

    Or il s’est accroupi, frileux, les doigts de pieds
    Repliés…

    (Accroupissements).

    Cependant le curé choisit pour les enfances
    Des dessins…

    (Premières communions).

    … Sourires verts, les dames des quartiers
    Distingués…

    (Pauvres à l’église).

    Et depuis je me suis baigné dans le poème
    De la mer…

    (Bateau ivre).

    Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
    Parfumés…

    (Chercheuses de poux).

    Et qu’interrompt parfois un sifflement, salives
    Reprises sur la lèvre, ou désirs de baisers…

    (ibid).

    Inutile d’expliquer au lecteur ce qui est par lui si directement, immédiatement senti, de même que ces merveilles expressives dues à d’autres moyens d’art classique :

    Regardent le boulanger faire
    Le lourd pain blond…

    (Les Effarés).

    Sire, tes vieux canons sur les sales pavés…

    (Le Forgeron).

    … et tu bruis,
    Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires…

    (Le Buffet).

    Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves
    Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors…

    (Les Assis).

    Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules…

    (Ibid).

    Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour…

    (Ibid).

    Très naïfs et fumant des roses, les pioupious…

    (À la musique).

    Mon pauvre cœur bave à la poupe…

    (Cœur volé).

    Paix des pâtis semés d’animaux…

    (Voyelles).
  68. Plus léger qu’un bouchon, j’ai dansé sur les flots.

    (Bateau ivre).

    Presqu’île ballotant sur mes bords les querelles
    Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds…

    (Ibid).

    Je courus et les péninsules démarrées
    N’ont pas subi tohubohus plus triomphants…

    (Ibid).

    Fileur éternel des immobilités bleues…

    (Ibid).

    Aux vingt gueules gueulant des cantiques pieux…

    (Pauvres à l’église).

    Ici Rimbaud va plus loin que Virgile, Catulle et Juvénal : non seulement il donne le tapage des chanteurs, mais il exprime encore, au moyen de la prononciation du dernier mot, le mépris haineux éprouvé par celui qui raconte. Cette action du modèle antique ne cessa, d’ailleurs, jamais entièrement chez le poète, même voulant s’en libérer ;

    …l’ombrelle
    Aux doigts, foulant l’ombelle trop fière pour elle…

    (Mémoire, 1872).

    Et je ne puis que conclure, ainsi qu’autrefois ; Emules de Rimbaud, faites d’abord des vers latins !

  69. Les Chercheuses de poux.
  70. Les Corbeaux.
  71. M. Crouet.
  72. 1870.
  73. Ophélie (1870). Le jeune poète voit en elle autant lui-même que le personnage de Shakespeare. Remarquer surtout les deux derniers vers de la citation.
  74. Les amis du cercle Deverrière, Bretagne, Lenel…, de même que certains camarades du collège, ne se contentaient pas de lui prêter des livres, mais parfois les lui offraient en pur don ; à son tour il voulait donner ces volumes ; c’est ainsi qu’après avoir lu toute la bibliothèque de son professeur, il demanda la permission d’y ajouter Florise et Les exilés de Banville, un numéro des Nouveaux Samedis de Pontmartin, Les Couleuvres de Veuillot, les Nuits persanes d’Armand Renaud, plusieurs brochures du Parnasse contemporain (voir l’article de Georges Izambard : Lettres retrouvées d’Arthur Rimbaud, publié dans Vers et Prose). Pour mon compte, je me rappelle avoir été gratifié d’un Louis Bouihet (Melaenis) et d’un Charles Dickens (Les Temps difficiles). « C’est ce qu’ils ont fait de mieux », ajoutait Rimbaud, et cela prouve que le poète fut aussi un critique des plus sûrs.
  75. Pendant les cours de sa quinzième année, âge critique, âge décisif dans la vie de l’être pensant.
  76. L’Académie de Dijon : 1° en 1750 : « Le progrè des arts et des sciences a-t-il contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ? » — 2° en 1753 : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes ? Est-elle conforme à la loi naturelle ? »
  77. Poèmes on prose : Les Déserts de l’Amour.
  78. Tout lecteur des Confessions peut voir ici qu’il veut mêler son histoire, sa personnalité à celle de Rousseau.
  79. Et on le lui a dit, non pas seulement au temps où il écrivait Les Poètes de sept ans ; maintes fois il fut chapitré à ce sujet, si nous en croyons le poème Âge d’or, qui date de 1872 ;

     Quelqu’une des voix
     — Est-elle angélique ? —
     Il s’agit de moi,
     Vertement s’explique :


     Ces mille questions,
     Qui se ramifient.
     N’amènent au fond
     Qu’ivresse et folie.


    Ter quaterque

    Reconnais ce tour
    Si gai, si facile :
    C’est tout onde et flore,
    Et c’est ta famille


     ........
     Le monde est vicieux.
     Tu dis ? tu t’étonnes ?
     ........


    Mme Rimbaud n’a jamais dû revenir de son illusion : être un élève docile et travailleur, pour elle, c’était acquérir ce qu’il faut pour devenir « un gros monsieur », elle ne voyait pas plus loin… Hugo, si elle l’avait connu, l’aurait avertie :

    Ce que l’on ne sait pas c’est peut-être terrible…

  80. Ce qui sera fait après 89 (biens nationaux).
  81. En quoi il fut le précurseur des socialistes contemporains.
  82. Il y a une théorie assez analogue dans l'Emile ; justement Rousseau parle aussi d’un maçon : réminiscence chez Rimbaud peut-être, mais, non moins vraisemblablement, rencontre des deux esprits.
  83. Les poètes de sept ans.
  84. Rimbaud (édition de la Revue littéraire de Paris et de Champagne).
  85. Rimbaud pensait que le progrès général — auquel il croyait alors — amènerait la fin de l’esprit guerrier. A cette époque on pouvait avoir cette illusion ; mais ce qui vient de se passer en Europe — nous portant à revoir l’histoire des quatre derniers siècles, à constater que les guerres, à cause du progrès même, sont devenues toujours d’une organisation et d’une prolongation plus faciles — peut nous faire craindre que l’homme « civilisé », loin de tendre à l’état pacifique, ne devienne, au contraire, de plus en plus belliqueux. A moins que n’arrive à dominer puissamment, dans un temps impossible à prévoir, le sentiment chrétien.
  86. Helvétius.
  87. Dans Une saison en enfer (Mauvais sang) : « Nous allons à l'Esprit… » Très apparemment il voulut dire : Nous allons à cette notion que l’ « élément » esprit est à l’origine de toute matière, en d’autres termes que la matière ne peut exister spontanément et par elle-même.
  88. Voir, dans son Histoire sommaire, le passage et la note qui concernent le projet de Constitution communiste.
  89. On peut y joindre Les Chercheuses de poux, minutieuse étude de sensations.
  90. Allusion aux navires où l’on gardait les déportés : Bateau ivre fut écrit pendant l’été de 1871.
  91. Il y aura cependant quelques distractions : Les Corbeaux et son projet d’Histoire magnifique en 1872.
  92. Une Saison en enfer.
  93. Cinq couples de strophes n’ayant que des rimes féminines. Comme son nom l’indique, Mémoire est une collection d’images revenues devant l’esprit et qu’il arrange suivant les procédés de composition dont j’ai parlé en son Histoire sommaire (séparation parfois des parties de l’image, transposition, rapprochement de détails hétérogènes, etc). Les couples I, II, IV et V contiennent des études curieuses de milieux liquides sous quelques-uns des aspects qui lui donnèrent des sensations. Je dis quelques-uns des aspects, parce que cet amour et cette observation de l’eau, on les remarque aussi dans plusieurs autres de ses poèmes.
  94. Helvétius.
  95. Il ne faut pas dissimuler qu’il l’a « prodigué », pendant une courte période, jusqu’à l’alcoolisme, le haschich n’ayant pas réussi. L’inspiration de quelques-uns de ces poèmes semble bien avoir été enrichie par l’hyperidéation que produit l’ivresse, — bien que ceux-là, pourtant, soient peu nombreux et, pour ainsi dire, exceptionnels.
  96. Une saison en enfer.
  97. Voir aussi le passage qui concerne les dernières poésies de Rimbaud dans son Histoire sommaire.
  98. Je suis forcé de rappeler une œuvre qui contient plusieurs lignes « objectionables », mais qu’il faut nécessairement lire pour s’initier à Rimbaud : Le Poètes de sept ans.
  99. C’est l’effet que me firent toujours le petit adolescent rose, expansif, passionné de 1870, et l’homme athlétique, au teint hâlé, qui cachait ses luttes intérieures sous un sourire de bonhomie en la période 1872-75.
  100. Il fut affligé surtout — lors de la campagne de calomnies faites contre lui — d’être abandonné par deux poètes qu’il aimait particulièrement, que leur délicatesse, peut-être, fit nerveux et timorés, et qui eurent de la mauvaise humeur à l’égard d’un camarade devenu… « décidément ennuyeux ». L’affinement de l’esprit amène parfois ces duretés. Personne de si terrible qu’un poète ou un artiste, quand il leur prend fantaisie d’être « bourgeois » une fois par hasard.
  101. Alors peu lu en France ; Rimbaud ne devait pas le connaître, puisqu’il n’apprit l’allemand que deux ans après, et les vers que je cite repré enteraient une simple rencontre… à moins qu’il n’ait entendu parler de Stirner par Charles Cros, ou encore les savants professeurs qu’il fréquentait à Charleville.
  102. Du reste c’est combiné avec des souvenirs de l’Écriture sainte qu’il a lue enfant : voir Isaïe. ch. LV (1 et 3).
  103. Voir son Historie sommaire.
  104. Helvétius.
  105. Rousseau.
  106. En effet, un reproche de ce genre fut adressé à Rousseau par Helvétius et Diderot.
  107. Discours sur le progrès des sciences et des arts.
  108. Qui n’est au fond qu’un souvenir de l’Évangile : « Ne fais pas à autrui, etc. » On sait que Kant, destiné par ses parents à la carrière de pasteur, étudia la théologie.
  109. N’oublions pas que Saison en Enfer décrit un chaos : les idées s’y présentent nécessairement dans na grand désordre.
  110. Extrait des Bodleian manuscripts. Naturellement Rimbaud n’a pu connaître cet inédit de Shelley dont la publication, par A. H. Koszul, est toute récente. En voici la traduction :

    « S’il n’y a pas d’amour parmi les hommes, quelles que soient les institutions qu’ils pourront faire, elles serviront fatalement au même but : l’entretien de l’inégalité. S’il n’y a pas d’amour parmi les

  111. Stéphane Mallarmé, à propos de Rimbaud (The chap book, puis Divagations). Chose curieuse, Mallarmé pense comme Shelley, dont il semble résumer le passage que l’on vient de voir : non souvenir mais rencontre, c’est plus que probable, car l’article du Chap book fut écrit plusieurs années avant que M. Koszul découvrît, dans cette bibliothèque d’Oxford, les pages impubliées du poète anglais. Et cela nous met simplement en présence de trois grands poètes qui ont eu, chacun de son côté, en toute indépendance, le même sentiment.
  112. Il entend par là évidemment une orientation nouvelle, et dans le sens vrai, de l’énergie humaine.
  113. Troisième parag. du chap. L’Impossible. Je ne parle pas de l’Orient extrême où n’existent plus que des poussières de religions.
  114. Tout le christianisme repose là-dessus, et c’est une des preuves que son fondateur est Dieu. Si Jésus-Christ avait été un simple agitateur voulant recruter des partisans, il aurait cherché plutôt à inspirer la colère et l’enthousiasme qui font mépriser le péril des batailles. Sa morale, au contraire, ne pouvait former que des inoffensifs, parfaitement inutiles pour réaliser les projets d’un ambitieux. Son insistance à revenir toujours sur l’amour du prochain, le soin qu’il met à entrer dans les détails, à prévoir les cas, sa logique rigoureuse prescrivant la patience et le pardon jusqu’à rendre le bien pour le mal, son éloge des petits enfants, modèles d’innocence, le conseil de ne pas « juger » autrui (le « jugement » produisant toujours de l’aigreur qui souvent tourne en haine), cette prière qu’il dicte, pour façonner par des représentations choisies notre mentalité, nous mettre mieux en communication avec le Père et nous aider à en obtenir la force dont nous pourrions manquer pour la tolérance et le pardon, cela indique une intention dominante : retirer aux hommes tout motif de se nuire mutuellement, c’est un système conservateur de l’ordre dans la création, introduit chez des êtres émotifs et portés par là au désordre : le Créateur seul, qui eut ses raisons pour leur donner une sensibilité aiguë, devait vouloir la diriger dans l’intérêt de son œuvre entière.
  115. Léon Valade, dans le Parnasse contemporain.
  116. D’habitude, les interpellés passaient dédaigneux de la provocation. Un jour pourtant l’un d’eux s’arrêta, vint près du jeune homme, lui demanda ce qu’il voulait… Rimbaud sourit amèrement, haussa les épaules, continua son chemin (1871).
  117. Cet incident, qui me fut conté par Rimbaud vers la fin de 1870, montre que le poète « de sept ans », qui « n’aimait pas Dieu », avait bien changé par la suite, ou que peut-être il y a confusion voulue entre lui et le poète de quinze ans, devenu un « grand » à son tour.
  118. Ce qui aboutit à le reconstituer plus vaste et plus beau.
  119. Observation que mille chrétiens ont pu faire, l’intervention de la Charité-Loi arrête un jugement à son début, l’examine, le transforme et nous fait dire : C’est maintenant que j’ai raisonné juste.
  120. Disposition maladive de l’esprit serait peut-être plus exact, et c’est, je crois bien, ce qu’il a voulu dire. Contre cette malformation, plus accentuée chez les malheureux atteints d’aliénation mentale, mais qui existe à quelque degré chez tous les hommes (boutade célèbre d’un théologien : « L’orgueil meurt un quart d’heure après nous » ), les raisonnements n’ont que peu d’effet, seul est efficace le sentiment religieux, et Rimbaud, dont la caractéristique morale la plus évidente, manifestée cent fois, fut malgré tout une haine obstinée de l’orgueil, dut avoir de cela une conviction instinctive, puisque nous le voyons hanté par l’idée de cette vertu chrétienne, la charité.
  121. J’ai souligné les derniers mots, d’une observation si belle et si profonde. Plus loin on trouva cette phrase, qui flamboie comme un éclair de génie — parmi le chaos fuligineux des résolutions contradictoires : « La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul », et n’est cependant qu’un souvenir, encore, de l’enseignement chrétien : Dieu seul est juste.
  122. Souvenir d’Isaïe (ch. XIIe) voir, dans Les Poètes de sept ans :

    Il lisait une bible à la tranche vert chou…

    De même Hugo fut hanté, toute sa vie, par la Bible.

  123. C’est sa raison qui parle et il est convaincu, mais pourquoi obéirait-il, agirait-il d’après sa conviction… seulement ; Aveu sincère d’une inconséquence bien humaine : il y a la logique, il y a aussi nos instincts.
  124. Rimbaud ne l’a connu que de réputation. A une époque (1872) où il s’abandonnait encore aux curiosités les plus noires, il demanda les ouvrages du « divin marquis » au British Museum, mais c’était dans la salle publique, il ne put obtenir cette communication : il eût fallu des présentations officielles, permettant de l’admettre parmi les lecteurs privilégiés — ce qui a lieu également à notre Bibliothèque nationale et probablement partout en Europe.
  125. Ne pas sentir m’est grande chance : ne m’éveille pas…