Rimes de joie/01

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Rimes de joieGay et Doucé, éditeurs (p. 19-23).
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Encens de Foire




C hère, rappelle-toi ce lourd bouquet forain
Que humait goulûment le peuple souverain.
Les fifres dans la nuit déversaient leurs vinaigres.
Le bugle éternuait à la face des cors
Et des pistons faussés. Scandant ces désaccords,
Tonitruaient les tambours maigres.


Mais plus stridente encor s’éparpillait dans l’air
Une gamme d’odeurs à défier tout flair,
Et plus farouchement éclatait la fanfare
Des huiles en travail et des âcres saindoux
Épandant leurs relents intenses par l’air doux
Où ta narine en fleur s’effare.


Reporter scrupuleux, j’ai noté, sans rancœur,
Les curieuses voix et les cris de ce chœur
Dont mon nez a perçu la fleurante harmonie :
Boudin blanc, moule en deuil, crabe en pourpre gilet,
Pomme-de-terre d’or, saucisson violet,
Ô grésillante symphonie !


Quand le tram vert et blanc stoppa, je te tendis
Le poing. Ta jambe fit éclair : tu descendis.
Le sol garda la pointe exquise de tes mules…
Soudain une bouffée énorme de senteurs
Monta du tourbillon des feux et des moiteurs,
Selon les flamandes formules.


C’était d’abord l’haleine écœurante des suifs
S’exhalant vers les deux en spasmes convulsifs.
Sur de larges fourneaux chantonnaient les fritures :
La graisse en lents remous roule les prismes blonds
Qui tournent, viennent, vont, montent, nauséabonds,
Plongent et font des fioritures.


Près d’une fille rouge aux vulgaires poignets,
En jupes qu’un graillon empèse, les beignets
Champignonnaient, sablés de pâle cassonnade,
Ô fluxions de pâte indigeste ! Leurs pleurs
Se figeaient longuement dans la faïence à fleurs
Et puaient à la cantonade.


Les gaufres aux parfums suspects de pain grillé
Faisaient pyramider leur dôme quadrillé
Où le sucre avait mis une pointe de givre.
Les pains d’épices mous mêlaient leur fade odeur
Aux couques étalant leur luisante rondeur,
Comme des médailles de cuivre.


Les moules sur le feu râlaient piteusement.
Or leurs valves, ainsi qu’un bec d’oiseau gourmand,
S’ouvraient ; et tout autour des effluves marines
Vous prenaient à la gorge évoquant une mer
Inconnue où croupit quelque varech amer,
Épouvantement des narines !


Dans l’ombre, — alors frémit ton nez aux grands dédains !
En de fumeux poêlons rissolaient les boudins.
Parfois un oignon frit joignait ses notes sures,
Au chœur des saucissons qui claquaient par la nuit :
La flamme leur ouvrait le ventre avec un bruit
Très sec et des éclaboussures.


Plus loin, s’aplatissant en de larges osiers
Les suffocantes schols déchiraient les gosiers,
Et, sans honte, étalant des lis de chair malade,
Elles arquaient leurs dos fendus en rais d’un sou.
Infections autour desquelles le voyou,
Regards convoiteux, se balade.


Puis c’étaient, asphyxie ambulante ! les gras
Et burlesques paniers qui défilent au bras
De quelque affreuse vieille à la voix très usée,
Panier qu’épanouit ce bouquet parfumé :
Crevettes, escargots, œufs durs, cheval fumé,
Où ton cœur prit mainte nausée !


L’horreur des lampions à funèbre lueur
Flottait sur une mer de blouses en sueur ;
Épave : dans un coin ronronnait un harpiste.
Parfois quelque beauté fendait l’âpre roulis,
Sur ses très hauts talons l’âme des patchoulis
Rôdait, vous trahissant sa piste.


En angles dédaigneux ta lèvre se plissait
Et ton nez aux dégoûts superbes frémissait,
Tandis qu’autour de nous en chaudes turbulences,
Sans relâche, aux cieux noirs montaient les salaisons
Et claironnaient les lards, denses exhalaisons
Aux nutritives pestilences !


Cependant que la foire allumait son encens,
Moi je marchais béat à tes côtés, les sens
Ravis par la senteur printanière qui plane
Sur ta chair, — en oubli des tourmentes de l’ail
Sous les frissons ailés de ton large éventail
Tout embaumé de frangipane.


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