Robert Burns (Angellier)/Préface

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Hachette et Cie (I. La viep. v-vii).


PRÉFACE.


Après un siècle on sait ce que vaut la renommée d’un poète, et quelles verdures les contemporains ont plantées sur sa tombe : si c’étaient des peupliers et des bouleaux, essences de quelques années, ou le chêne qui résiste aux âges. Parmi les gloires poétiques qui ont éclaté en Angleterre à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre, quelques-unes se sont flétries ; il n’en est pas qui ait plus régulièrement grandi que celle de Robert Burns. Il est désormais, pour une fraction considérable et supérieure de l’humanité, un grand poète d’usage quotidien, un de ceux où des milliers d’âmes trouvent le froment et le vin. Le rameau qui fut planté sur sa fosse est devenu un arbre puissant, indestructible.

Il nous a paru que Burns n’était pas assez connu en France, si l’on songe à la place que son nom tient désormais dans le monde. Les quelques études qui ont été écrites sur lui sont sommaires ; la plupart ont été produites avant que les derniers documents, dont quelques-uns sont importants, aient été publiés. Il nous a paru aussi que, même après les biographies anglaises, dont plusieurs sont admirables, il était encore possible d’élucider certains moments intérieurs de sa vie. Cela nous a engagé à entreprendre ce travail. Sans doute une secrète sympathie pour cette âme curieuse et forte nous y poussait obscurément.

Sa vie est, en effet, intéressante et instructive entre toutes. C’est pour ainsi dire une vie type. Par la violence et la variété des sentiments et des vicissitudes, par le mélange de hautes intentions et d’accomplissements débiles, par certaines crises maîtresses et essentielles, elle est une figure à la fois complète et rare de la vie humaine. Et, plus précisément, par l’effort et l’énergie de la jeunesse, l’indécision et le vacillement de la maturité, le relâchement et la déchéance des dernières années, elle offre, avec des proportions plus amples et des accents plus forts, l’image et le tracé de tant d'existences , entreprises avec confiance et courage , mollement maintenues au moment décisif, achevées dans les regrets et les remords. Elle est comme un exemplaire, fait d'un métal fin et frappé d'une empreinte forte, de la majeure partie peut-être des destinées qui se débattent sur ce globe.

Nous avons pensé que cette existence ne pouvait prendre son intérêt, son enseignement entiers, que si toutes les situations en étaient étudiées dans leur forme particulière et dans leur étroite succession. Ces études, à leur tour, ne pouvaient avoir de portée et de pénétration que si elles étaient assez détaillées pour reAêtir l'intensité que ces situations eurent vraiment. Nous avons voulu reconstituer, avec tout le drame qu'elles contenaient, les crises de cœur, de conscience, ou de circonstances, dont fut formée cette destinée. En d'autres termes, nous avons essayé d'en écrire le roman, mais un roman réel, établi sur des faits, des lettres, des aveux. Nous voulons, par ce mot, indiquer notre effort j)our remettre ces moments d'émotion dans la vérité vécue, pour les évoquer tels qu'ils furent dans le cœur qu'ils bouleversèrent. C'est une tentative pour reconstituer la réalité avec une pleine exactitude.

Le résultat inévitable de cet essai est un développement qu'on trouvera sans doute excessif; on nous reprochera d'avoir donné trop de place à des faits qui se retrouvent dans les souvenirs de beaucoup d'hommes. Nous pourrions répondre qu'il n'y a i)as de faits peu importants quand ils ren- seignent sur une àme importante ; et que souvent les faits les j)lus communs fournissent les plus probants indices pour connaître une conscience. Mais nous désirons revendiquer plus franchement et plus largement la méthode sui\ie dans ce travail. Si les actes ordinaires de gens ordinaires, étudiés avec minutie dans ce qu'ils ont d'individuellement intense et de générale- ment humain, suffisent à faire vivre le roman et le théâtre, pourquoi n'y aurait-il pas, dans une vie réelle, dans celle surtout d'un homme qui a senti plus que les autres, les mêmes situations de roman et de drame, la même émotion et les mêmes leçons.- Que dis-je? L'impression est ici plus poignante et l'enseignement plus haut par la vérité des événements et la valeur de celui qui les a vécus, La même angoisse peut naître des crises d'un cœur qui a palpité que des crises de cœurs imaginaires. Toute étude psycholog-que d'un homme, si elle remontait à ce qui fut la réalité, se retrouverait devant une de ces analyses qui semblent réservées aux romanciers et aux dramaturges. La foncière étude d'un homme d'État, d'un artiste, d'un poète, d'un ambitieux ne diffère pas de l'étude du père Grandet ou de Macbeth. Et souvent les situations réelles ne le cèdent ni en grandeur ni en cruauté aux situations inventées. Celui qui essaye de reconstituer une âme, au moyen des débris qu'elle a laissés d'elle-même, se trouve, le plus souvent, en face d'une suite de scènes qui furent des drames ; et l'on ne crée un drame que par la minutie du décor et du détail, eux seuls redonnent à un épisode ordinaire l'importance, la gravité majeure et comme l'accaparement qu'il eut pour les âmes qui en atten- daient la tristesse ou la joie.

On me dira peut-être que j'ai été trop indulgent , que j'ai trop excusé une vie chargée de défaillances. Je répondrai : je n'ai pas été indulgent dans les faits ; je ne les ai pas atténués ; je n'eu ai pas dissimulé un seul ; il en est même plusieurs dont on n'avait pas aperçu la portée, je l'ai indiquée, à ce point que certains admirateurs du poète pourront me reprocher d'avoir été dur pour lui, d'avoir fait entrer le soleil dans certains coins qui auraient pu demeurer obscurs. Je n'ai pas non plus été indulgent dans l'interprétation de ces actes de faiblesse et d'égoïsme. Je crois avoir donné à chacun d'eux sa notation morale, mesurée surtout aux souffrances dont ils furent la cause. L'indulgence apparaît seulement dans le jugement général sur l'homme, en tenant compte du bien qu'il y avait en lui, de ses qualités, de ses efforts, des circonstances de sa Nie, des entraînements d'une nature qui a fait partie de son génie. Là, en effet, l'indulgence existe ; elle n'est autre chose que de l'équité. Je ne suis pas un juge pour condamner mon semblable ; je n'en ai pas l'infail- libilité, et le cruel office ne m'en est pas imposé ; je parle avec pitié et précaution des faiblesses apparentes d'un frère humain, d'un grand frère humain, dont je ne connais pas toute la vie, dont je ne sais pas toutes les souffrances, dont je ne puis mesurer les desseins, dont je n'ai pas pesé les regrets, dont je ne touche que la grossière écorce que les actes font autour des intentions de l'âme. Il y avait à la Renaissance un médailleur italien dont le nom a été perdu. 11 avait l'habitude de graver au revers de ses œuvres la figure de l'Espérance, et on lui a donné le nom charmant de « médailleur à l'Espérance ». De même, si c'est le devoir pour l'historien de montrer clairement les faits, il serait beau que derrière chacun de ses jugements on aperçût toujours la marque de bonté. Il n'y aurait pas a nos yeux de plus haut litre, pour un critique dont le nom serait inconnu ou ouhlié, que d'être désigne, même sur une seule page sauvée, comme le critique de l'Indulgence.