Robert Lozé/Au port

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A. P. Pigeon (p. 163-171).

CHAPITRE XXII

Au port.


Une autre année va se terminer.

Voyez maintenant Robert Lozé jouissant d’un beau succès qui est le résultat mérité de son travail et de ses efforts consciencieux, mais surtout du principe qui l’a guidé et dont il n’a jamais dévié.

Aujourd’hui, il a conquis le respect et l’estime de ses confrères. Pour le public qui pense et qui agit, il est une autorité, un des hommes bien en vue, en qui l’on a confiance et dont on espère de grandes choses, tant est puissante une pensée juste fidèlement mise en action.

Sa clientèle est importante. C’est une clientèle spéciale. Non pas que l’avocat ait choisi ou recherché une spécialité, mais parce qu’il a systématiquement refusé toute affaire où le droit et la loi ne lui ont pas semblé d’accord. Souvent, dans les cas difficiles, il est consulté par des avocats. On recherche ses conseils, car on sait qu’il ne s’occupe que des affaires qui peuvent supporter la lumière du jour, et sa présence à côté d’un plaideur est pour le tribunal une garantie de la bonne foi de ce dernier.

D’autres ressources encore sont venues s’ajouter aux recettes substantielles de sa clientèle ordinaire. À l’administration des biens de M. de la Chenaye, est venue se joindre celle des propriétés de madame de R., vaincue à son tour par le mérite réel du jeune avocat. Cela était d’une grande importance pour Robert, car il se voyait par là en mesure d’abréger son temps d’épreuve, qui, sans ces ressources imprévues, aurait pu se prolonger beaucoup plus. Du reste, il se montra administrateur prudent et habile. Les sommes considérables dont il avait la gestion devinrent entre ses mains plus productives. Sans négliger les placements fonciers, dont les avantages sont indéniables, il cherchait d’autres placements également sûrs mais donnant un intérêt plus élevé.

Il avait été frappé de ceci, que tout un groupe important de capitalistes se désintéresse complètement des grandes compagnies à fond social ou en commandite, qui ont la haute main sur les banques, les transports, les entreprises d’utilité publique et un grand nombre d’industries. Non seulement leurs revenus se trouvent ainsi diminués, mais ils ferment les portes de tous ces établissements à leurs enfants, puisque, naturellement, ce sont les actionnaires qui, en définitive, nomment les employés et leur ouvrent ainsi des carrières multiples et importantes. Cette ressource précieuse est trop négligée, bien que l’expérience démontre bien clairement ses avantages.

Cette année, Robert n’attendra pas les vacances des tribunaux pour s’éloigner de Montréal. Voici qu’avec mai les longs jours reviennent, jours beaucoup trop longs au gré de ses désirs, à mesure qu’approche ce moment où il doit rencontrer Irène au pied de l’autel.

Interminables heures de voyage. Que ce convoi se traîne paresseusement sur les rails d’acier. Bien nombreux et bien inutiles les arrêts. Déjà le soleil baisse à l’horizon. N’arrivera-t-on jamais.

— Enfin, voici les pays familiers qui se montre par la portière. Le parler du terroir se fait partout entendre. Cependant ce n’est pas tout à fait le parler, ce ne sont pas encore les points de vue du village natal. Il est descendu dans une ville neuve et florissante que borde un port vaste et profond. Des navires venus de la haute mer y prennent cargaison. Sur les quais tout neufs circule une foule affairée. Partout des chars mus par l’électricité transportent des voyageurs, ou des marchandises qu’on décharge sur les quais près des vaisseaux.

Que veut dire tout ceci ? Robert connaît cet endroit, du moins il croyait le connaître, car il y est descendu plus d’une fois. Mais le port était alors désert et dans la ville somnolente chacun poursuivait paisiblement son petit bonhomme de chemin. C’était hier le sommeil, c’est le réveil aujourd’hui.

Pendant qu’il contemple cette scène, un wagon électrique s’est arrêté tout près de lui. Ce n’est pas un char de marchandises. Au contraire, il est aménagé avec luxe et sur son flanc on lit ces mots : « Usine de l’Industrie, char du directeur. » Jean en descend, il sert la main de Robert.

Jean !

Oui. Robert comprenait.

C’était Jean le magicien qui avait opéré cette transformation. Deux années lui avaient suffi pour accomplir cette merveille.

Mais qu’importe le temps à la vérité qui est éternelle. On a vu construire péniblement des œuvres éphémères que le premier souffle a emporté. L’œuvre durable peut occuper des siècles, elle peut aussi se produire en un instant. C’est que l’inspiration varie dans ses manifestations. Souvent l’esprit humain marche lentement vers un but et presque sans s’en rendre compte ; c’est l’évolution normale. Parfois, la vérité apparaît comme un éclair dans le ciel, son triomphe est instantané, l’homme se rend, son aspiration est satisfaite, il touche au bonheur.

Avez-vous jamais remarqué un homme s’acharnant contre quelque casse-tête chinois. Il s’agit de placer certaines pièces de manière à reproduire une image qui est là, devant ses yeux. L’homme tente plusieurs efforts inutiles, puis immobile, les sourcils froncés, il manipule ses pièces d’un air distrait. Mais voici que tout à coup il en saisit une, il la place d’une certaine manière, il a trouvé la clef, chaque pièce s’emboîte facilement et l’image idéale est reproduite en entier.

Ainsi, dans ce paisible hameau, un souffle créateur avait passé. Sur la hauteur s’est dressée l’usine qui bientôt déverse dans la plaine un flot inépuisable de richesses. La foule est accourue pour les recueillir, elles les entasse sur les quais qui s’avancent dans la mer, où de grands vaisseaux les prennent pour les répandre aux quatre coins du monde.

Et cette foule toujours grossissante, toujours plus affairée, est un puissant maelstrom qui engouffre toutes les subsistances de la contrée. Mais à sa surface flotte une écume d’or qu’on recueille et qu’on distribue au loin. Dans les campagnes, on multiplie les cultures et les troupeaux. Tout s’anime, les esprits deviennent actifs et ingénieux, chacun donne de plus en plus pour alimenter le vaste courant et plus on lui donne plus on en reçoit. C’est ainsi que maintes fois on a vu une idée juste transformer une région, une province, un pays, un continent, et dans les choses de l’âme et de la pensée, régénérer le monde.


Les deux frères montent ensemble dans le char qui, aussitôt s’éloigne rapidement dans la direction du village de l’Industrie.

Robert allait de surprise en surprise.

Que de changements dans ce ravin jadis si solitaire ! La nuit est tombée avant leur arrivée, mais tout est éclairé comme en plein jour par des multitudes de lumières électriques. Dans les rues propres et soigneusement empierrées, circulent les ouvriers par groupe nombreux. Le char traverse le village et arrive par une route qui serpente jusqu’à la demeure même de Jean.

Là, une lumière encore plus vive éclaire le groupe joyeux qui les attend. C’est madame Lozé entre Alice, Irène. Jeanne, la femme de Pierre, y est aussi ainsi que le docteur de Gorgendière. Voilà Bertrand au milieu d’un groupe d’enfants qui remplissent l’air de leurs cris de joie, et Louise aussi, toujours aimable et souriante. Mais ce ne sont pas les seuls. Cette dame aux cheveux blancs et en robe de soie, est-ce madame de R. ? Ma foi, c’est bien elle, seulement son expression est tellement agréable qu’on a peine à la reconnaître. Cette dame, plus jeune, qui l’accompagne, Robert, en la reconnaissant, éprouva un plaisir encore plus vif : c’est madame de Tilly, sa première, sa toujours sincère amie. En voici encore d’autres qui sortent par les portes-fenêtres largement ouvertes du salon. C’est M. de la Chenaye, mais avec lui seraient-ce, non… oui, ce sont Lionel et Lucienne qui n’ont pas voulu avertir Robert de leur retour. M. Berthelet, le père d’Alice, avait aussi voulu être de la fête insistant pour s’exprimer dans la langue de ses ancêtres, mais ne parvenant pas toujours à se faire comprendre.

Comment exprimer la chaleur de l’accueil, comment décrire les charmantes surprises qu’on avait ménagées aux fiancés ! Ce fut vraiment un moment de bonheur sans mélange.

Le lendemain fut consacré à la visite de l’usine, où l’on put admirer toutes les merveilles de l’industrie moderne, moins extraordinaires pourtant que la condition des ouvriers. Ici, point de figures fatiguées ou revêches. Ces hommes, ces femmes comprenaient leur travail, ils savaient que leurs enfants recevaient une saine et solide instruction ; dans leurs demeures régnait un modeste bien-être, pour eux l’économie était possible et l’ambition légitime pourrait librement s’affirmer.

Le surlendemain eut lieu le mariage, dans la jolie petite église que Jean avait fait construire au centre du village. L’assistance était nombreuse, car le travail était suspendu, ce jour-là et le patron et sa famille jouissaient parmi les ouvriers d’une popularité véritable.

Nous n’entreprendrons pas de décrire la scène. Ce fut un moment de bonheur pour tous. Mais quelle profonde émotion dut éprouver Jean ! Auteur et dispensateur de toute cette joie, il voyait son œuvre accomplie, son frère racheté, sa mère consolée… C’était pour lui, il le comprenait, une apothéose. L’allocution du curé produisit sur ses auditeurs une impression considérable.

« Les circonstances de cette cérémonie, dit-il, sont de nature à nous inspirer des réflexions sérieuses et consolantes. Nous pouvons aussi, ce me semble, en tirer d’utiles enseignements.

« Le site où nous nous trouvons à cette heure était, il y a deux ans à peine, un lieu solitaire et sauvage. Aujourd’hui des hommes nombreux y sont réunis, dans la paix et l’harmonie, pour accomplir en commun le précepte divin qui nous enjoint le travail. Ces hommes sont des chrétiens et ils ont dressé, tout à côté de leur usine, l’autel du Dieu vivant.

« Or, si nous promenons le regard de la pensée sur la vaste contrée qui est notre héritage, que voyons-nous ? Des espaces immenses, déserts comme l’était celui-ci. Ils attendent encore la hache du défricheur, le génie de l’industriel, instruments visibles de la bénédiction divine qui ne manque jamais de s’épandre sur les hommes de bonne volonté. Ils attendent, essaims que nous leur enverrons, les jeunes gens pleins de vigueur et de courage, remplis de foi en Dieu et en eux-mêmes, confiants en l’avenir. Ceux-là devront s’armer pour la lutte, se munir des connaissances qui feront d’eux, non pas de simples défricheurs, vendant trop souvent à autrui leurs pénibles sueurs mais des maîtres venant implanter la civilisation du Canada français, et la richesse que répand autour de lui un peuple fort et éclairé.

« Telle, mes frères, est notre mission sur cette terre qui nous est échue en partage. Pouvons-nous en douter quand nous réfléchissons à notre survivance providentielle au milieu de tant d’orages ? Dieu a fait de nous des soldats, il nous a suscité, non pas des défenseurs, mais des éducateurs et des guides qui nous ont appris à nous défendre nous-mêmes.

« Sous leur conduite, nous avons fait la conquête pacifique de notre liberté religieuse et civile. Est-ce à dire que l’œuvre est terminée et que nous devons suspendre nos efforts ?

« Non. Cette œuvre n’est que commencée. Dans cette tâche de longueur et de patience, à chaque génération une part est assignée.

« Et l’estimable fondateur de cet établissement nous indique celle qui appartient à la nôtre. C’est d’exploiter notre domaine, c’est de procurer à nos enfants la prospérité matérielle, c’est de récolter ce qu’ont semé nos devanciers, tout en préparant à notre tour l’avenir de nos enfants. Et nous ne faiblirons pas dans cette tâche, car la richesse ainsi acquise ne sera pas entre nos mains un bienfait purement matériel. Nous en ferons un levier, une puissance d’expansion énorme qui nous permettra de porter au loin sur ce continent l’éblouissant flambeau de la vérité, de la civilisation et du progrès. Cette pensée sublime fut celle de nos premiers pionniers et missionnaires, dont l’ardeur ne comptait pas les difficultés. Elle doit être aussi la nôtre. Elle contient toute notre espérance, elle est notre clarté, notre colonne de feu. Pour la réaliser, comme je l’ai dit, à chaque génération sa tâche. C’est en accomplissant fidèlement celle qui nous est échue que nous continuerons de mériter nos beaux titres de noblesse, que nous resterons, dans l’avenir comme nous le fûmes dans le passé, apôtres et pionniers. »

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Les mariés sont partis. Ne les suivons pas. Ils n’ont pas besoin de nous. Ils cherchent le silence où les cœurs peuvent se parler, poussés par le mystère du sentiment qui les rapproche et qui est l’aspiration vers l’infini et vers le bonheur. La voie qu’ils ont choisie est la plus sûre, n’en doutons pas. Il est un fantôme trompeur qui tourmente les hommes. Il pousse Pline au cratère, il gonfle les voiles de Colomb, pour lui, Galilée se rapproche du firmament, et chacun croit résoudre le problème redoutable. Mais l’explorateur revient vaincu des confins de l’univers, l’astronome se désespère au bord de sa lunette, le chimiste scrute en vain le fond de son creuset. Tous ont écouté la voix de leur murmure : si tu manges de ce fruit tu seras comme un dieu. Et tous retombent dans l’abîme de leur impuissance devant le secret de la vie que Dieu garde pour lui. Mais pour les jeunes époux que Laure et Pétrarque ont effleuré de leurs ailes, il passe comme un reflet dans cette nuit inexorable, alors que leurs âmes unies entrent au pays de l’espérance.



FIN.