Robert Lozé/Curiosités sociales
CHAPITRE V
Curiosités sociales.
Ce n’était pas la variété qui manquait aux réunions chez madame de Tilly. Ce cercle comptait peu d’intimes et beaucoup d’oiseaux de passage. Nous ne le citons pas comme exemple de ce qui devrait être, loin de là, mais à titre de simple curiosité sociale. Il eût été difficile d’imaginer des assemblages plus disparates, plus bizarres même et plus cosmopolites. C’était en petit, ce qui se voit assez souvent dans les grandes capitales. Le prince B., grand seigneur hongrois authentique et d’une richesse invraisemblable, mais banni de son pays à la suite d’un duel louche, y coudoyait le jeune M. artiste à son début, rêvant dans la pénurie présente d’une gloire future problématique. Madame T… y avait trôné pendant quelques semaines. La reine de l’opéra-bouffe entrevoyait déjà la destinée d’une actrice canadienne alors inconnue, aujourd’hui interprète de Shakespeare, une des étoiles de la scène tragique. Mademoiselle G., américaine, dont les millions avaient acheté, avec celui qui le portait, un des noms historiques de France, y avait étalé le luxe de ses toilettes ainsi que sa préférence pour le scotch whisky sur le vin de campagne, à l’ébahissement toujours renouvelé de son futur mari. Quelquefois, M. G., spiritiste convaincu, arrivait accompagné d’un médium, le plus souvent quelque bohémienne souffrant d’hallucination nerveuse. Alors toute la compagnie se réunissait autour d’une grande table, et dans la pénombre nécessaire, parait-il, à ces séances, on consultait l’esprit frappeur.
On le conçoit, les femmes du monde fréquentaient peu ce salon excentrique, pas plus méchant, peut-être, à tout prendre, que les autres, mais où l’on rencontrait plus d’une excommuniée sociale. Les hommes y venaient en grand nombre, et l’on était à peu près sûr d’y trouver des personnages dignes de remarque. Même pour les femmes, du reste, la règle d’exclusion n’était pas absolue. Madame de R., par exemple, se regardant par sa naissance, son âge et sa fortune au-dessus des conventions, négligeait d’autant moins sa cousine madame de Tilly qu’elle ne s’ennuyait jamais chez elle. Elle y amenait ses amies, mademoiselle de P, et madame de L., et s’y montrait toujours fort aimable, à la condition d’y dominer absolument et de ne pas toujours reconnaître hors de là les gens qu’elle y rencontrait.
Lozé n’était pas encore en état de comprendre tout à fait madame de Tilly, ses goûts et son entourage, surtout ces dames dont nous parlons. Mais il observait la prudence du voyageur en pays inconnu. Il était du reste pénétré d’admiration pour cette amie nouvellement acquise. Et l’admiration qu’on éprouve pour une femme élégante et cultivée étant un noble sentiment, il ne fut pas vulgaire, seulement un peu étrange, ce qui ne déplut pas. Il fut donc accepté dans ce cercle dont madame de Tilly était le centre, et à tous les points de vue cela lui profita.
C’était un singulier caprice du hasard qui mettait ce petit campagnard en présence des dernières épaves d’un passé aristocratique dont il ne restera bientôt plus de trace dans notre pays. Comme le paysan du Danube en face des Romains décadents, il voyait en elles des êtres qu’il comprenait fort peu, qui lui paraissaient composés d’erreurs et de préjugés, et qui pourtant le forçaient au respect.
Ces écrivains, qui ont voulu mettre en scène l’ancienne noblesse canadienne, semblent avoir manqué de modèles. Ils peignent, souvent très bien, non pas des portraits, mais des êtres de fantaisie, comme les Romains de « Fabiola » et de « Quo Vadis. » On s’en aperçoit sans peine à la lecture de leurs œuvres, surtout lorsqu’on en connaît un peu le sujet. De Gaspé seul a fait une peinture aussi fidèle que charmante de la classe des seigneurs de campagne, à laquelle il appartenait. Personne n’a encore réussi à fixer ce groupe d’élite mais peu nombreux, dont les de Longueuil et les de Salaberry, en des temps presque contemporains, peuvent passer pour les types et que de Balzac ou Thackery pourraient seuls reconstituer. Ce sont, en effet, des sujets d’étude beaucoup plus complexes qu’on ne le pense et leur influence sur le caractère national sera plus considérable que ne semblerait le comporter leur petit nombre. On le voit, Robert Lozé subissait cette influence.
L’auteur a connu dans leur vieillesse quelques représentants de ce groupe, qui lui ont fait l’effet de ces gentlemen d’Irlande qui vivent dans les pages de Charles Lever. Surtout, il a eu l’honneur d’être admis dans l’intimité d’une dame qui devait être l’incarnation de cette génération et de cette caste.
Son caractère si élevé eut été plus aimable, sans doute, sans certaines malheureuses préventions, mais elle était noble même dans ses erreurs, qui étaient pour elle des principes, et malgré l’âge, d’une grâce, d’un charme dont le secret se perd. Telles devaient être ces autres femmes canadiennes, madame X., fermant son salon au représentant du souverain, coupable à ses yeux d’un solécisme social, et madame Z. refusant dans une cour européenne le rôle d’une Montespan. Indépendance de caractère chez l’une, grandeur d’âme chez, l’autre, voilà le résumé des vertus de ce groupe.