Robert Lozé/Irène

La bibliothèque libre.
A. P. Pigeon (p. 61-66).

CHAPITRE X

Irène


Assise près de la fenêtre ouverte, madame Lozé jouissait du printemps.

Elle avait soixante ans. Le temps avait laissé son empreinte sur ses cheveux qui étaient de neige sous sa coiffure blanche. Mais son visage doux et calme, ses yeux qu’éclairait un sourire n’avaient rien de l’hiver. Assise toute droite dans son fauteuil de bois, sereine et observatrice, elle était à cet apogée de la vie dont jouissent ceux que ses labeurs et ses souffrances n’ont pu briser. La philosophie née d’une longue expérience leur donne l’indulgence et la sagesse qui commandent le respect et remplissent de charmes les années du déclin.

C’était une radieuse journée. Au loin on voyait le fleuve roulant ses derniers glaçons qui fondaient au soleil. Dans les jachères riveraines où lentement les laboureurs traçaient leurs longs sillons, des buées chaudes montaient du sol déchiré par la charrue. Déjà l’herbe avait verdi les prés et les bourgeons commençaient à épaissir les bois. Près d’elle, sous les cerisiers encore nus, ses petits-enfants dansaient une joyeuse ronde, et la grand’mère de son pied battait la mesure de leur chansonnette :

Où s’en vont les fleurs des champs
À l’approche des autans ?
Sous la neige abandonnées
Dorment corolles fanées.
Pour renaître illuminées
Des doux rayons du printemps.

Où vont les petits oiseaux
Quand l’hiver glace les eaux ?
Ils…

Soudain la chanson cesse et les enfants se précipitent vers une voiture qui s’est arrêtée dans la montée. Bientôt ils reviennent avec la même rapidité.

— Grand’mère, grand’mère, des lettres pour vous, s’écrie la plus grande et la plus leste. Puis aussitôt la bande tapageuse court reprendre ses jeux et sa chanson.

Madame Lozé ajusta ses lunettes et lut ce que nous allons prendre la liberté de lire par-dessus son épaule :

« Bien chère maman, disait la première de ces lettres, j’aurai bientôt le plaisir de vous embrasser. Avez-vous cru que votre Jean parti depuis si longtemps ne reviendrait jamais ? Non. Vous connaissez mieux son cœur. Votre portrait que j’ai reçu, je l’ai placé à la tête de mon lit et chaque soir c’est à vos pieds que je dis ma prière, car vous êtes mon ange gardien.

« Bien des fois, vous le savez, il m’en a coûté d’être fidèle à mes résolutions. J’étais malade du besoin de vous embrasser, de sentir votre main sur ma tête, vos lèvres sur mon front, comme autrefois. Mais je ne pouvais pas, je ne voulais pas. Je subissais mon temps d’épreuve, je préparais l’avenir. Vous savez cela, chère maman, mais ce que je n’osais vous dire, c’est toute l’étendue de mon succès, qui me permet maintenant de revenir au pays avec des connaissances et des capitaux, pour y demeurer, j’espère, et y mener une vie utile et laborieuse.

« Chère maman, je ne reviendrai pas seul. Je vous ramènerai une fille qui est digne de vous, trop belle et trop bonne pour moi. C’est la fille de mon ancien directeur de fabrique dont je vous ai souvent parlé et qui m’a, dans toutes les occasions, témoigné tant d’amitié. Alice vous connait et vous aime déjà. Elle vous envoie, par moi, un petit souvenir en attendant qu’elle puisse vous embrasser. Je vous avertirai du jour précis du mariage. Ce jour-là même nous partirons pour le pays. Je vous prie, cependant, de ne parler de ceci à personne. Nous voulons les surprendre tous à la maison, avec vous seule pour complice. »

Madame Lozé essuya ses yeux humides et examina le beau chapelet en nacre qui était tombé de l’enveloppe sur ses genoux. Elle ouvrit ensuite la seconde lettre qui se lisait ainsi :

« Ma bien chère maman. Depuis longtemps j’ai formé le projet d’aller vous voir, mais jusqu’à présent il m’a été impossible de le réaliser. Je n’ai pas encore fait fortune, mais je commence à entrevoir la possibilité d’une clientèle passable et je suis très occupé. J’ai résolu de laisser là mes affaires et de passer un mois avec vous. Dans quelques jours j’aurai donc le bonheur de vous embrasser tous. Je vous ferai connaître le jour de mon arrivée. Votre fils très affectueux, Robert Lozé. »

Cette seconde lettre ne produisit pas sur la mère la même impression que la première. Elle y vit, néanmoins la perspective d’un rapprochement qu’elle désirait vivement entre Robert et le reste de la famille. Puis le cœur d’une mère ne se dément pas.

Méthodique et discrète en tout, elle écrivit, de son écriture un peu tremblante, aux deux enfants prodigues, les réponses qu’on peut présumer. Cela fait, elle appela sa bru.

— Je viens de recevoir des lettres des enfants, dit-elle. Robert nous annonce qu’il sera ici dans quelques jours, et Jean m’envoie un beau chapelet. Vois.

Pendant que sa bru et ses petits-enfants entouraient la grand’mère pour admirer le chapelet, une voiture s’était arrêtée devant la porte. La jeune fille qui la conduisait en descendit lestement et entra par la porte ouverte.

— Je passais. J’entre vous dire bonjour, chère madame Lozé, dit-elle. Quel beau chapelet vous avez là ! Cela vient-il de Robert ?

— Non, mademoiselle Irène. C’est Jean qui me l’envoie. Mais Robert m’annonce qu’il sera ici dans quelques jours. Vous pensez si cela me fait plaisir. Depuis six ans que je ne l’ai pas vu.

— Ah ! Tant mieux. Bien sûr personne ne le reconnaîtra.

Après quelques instants de causerie, Irène remonta en voiture et s’éloigna rapidement dans la direction du village. Elle s’arrêta dans la cour de la maison de son père et mit elle-même le cheval à l’écurie. Le père d’Irène était médecin. Le cheval d’un médecin de campagne n’est pas une bête de somme ordinaire, c’est un ami. Il connait les maisons des patients aussi bien que son maître et ne cède le pas qu’au cheval du curé. Toujours frais et dispos, il ne sort qu’au beau temps. Pour les courses lointaines et dans les mauvais chemins le patient envoie sa propre voiture au médecin.

Irène était la fille du docteur de Gorgendière qui, à sa qualité de médecin de la paroisse, ajoutait présentement celle de député du comté. Excellent homme, universellement respecté, on disait que malgré ses nombreuses libéralités, il n’était pas trop mal partagé au point de vue de la fortune. Cela n’était pas impossible, car depuis dix ans qu’il était veuf, il vivait modestement, ne s’occupant, en dehors de sa pratique de médecin et de ses devoirs politiques, qu’à élever sa fille unique, aujourd’hui âgée de dix-huit ans. Il n’avait jamais recherché les honneurs, mais il n’avait pas cru devoir refuser ce qu’on lui offrait avec insistance et sans distinction de parti.

Le médecin était le dernier rejeton d’une ancienne famille seigneuriale, depuis longtemps ruinée. Il avait racheté les ruines de l’ancien manoir et s’y était établi, après l’avoir en partie reconstruit.

Cette demeure était située sur une hauteur qui domine le fleuve. Près du village, mais séparée des dernières maisons par un ruisseau dont la marée faisait deux fois par jour un minuscule bras de mer, on pouvait y arriver à pied en passant sur une digue faite de pierres et de glaise et percée vers sa base d’ouvertures donnant libre passage à l’eau.

Pour tourner cet obstacle, le chemin des voitures faisait un large circuit jusqu’à l’endroit où le ruisseau n’était plus qu’un filet d’eau dans les champs. Là, une double rangée de vieux ormes marquait les approches du manoir et se terminait à une cour pavée en pierres où s’élevait autrefois le « mai », souvent noirci par la poudre aux jours de fête. La maison même, longue et basse, se composait des anciens murs du manoir, mais on ne voyait plus les deux tourelles crénelées qui en avaient flanqué les extrémités.

C’était là qu’Irène était née et qu’elle avait grandi, type de la jeune canadienne, blonde, fraîche et vive. Ses yeux rieurs pouvaient à l’occasion devenir profonds. Elle était jolie malgré les cicatrices de petite vérole qu’elle portait à la figure. Pour ceux qui connaissaient son histoire, ces cicatrices l’embellissaient. Toute jeune, la petite, à l’exemple de son père, se faisait un devoir de visiter les vieilles gens du village. Elle eut volontiers soulagé les miséreux, mais la vraie misère existe peu dans nos villages canadiens. À part le mendiant de profession, qui se regarde comme une institution nationale, presque personne ne voudrait accepter l’aumône, même en cas de besoin. Noble sentiment d’indépendance qu’on ne saurait trop louer.

Un jour, Irène avait aperçu sur les bords de l’anse, et près du fleuve, un camp de sauvages. Cela ne la surprit nullement. Les sauvages venaient souvent de la côte nord vendre le produit de leur chasse, ou les troquer contre les produits de la vie civilisée. Irène adorait les paniers de foin parfumé ; elle courut au camp. Mais s’apercevant que les sauvages étaient malades et qu’ils n’avaient rien à manger, elle leur avait porté des provisions plusieurs jours de suite et avait essayé de les soigner. Voyant néanmoins que leur état empirait, elle avait averti son père, lequel avait constaté avec terreur que sa fille avait soigné des variolés. Il s’occupa tout de même de ces pauvres gens qui certainement durent la vie au médecin et à sa fille. Puis il s’enferma avec la pauvre enfant qui avait contracté la maladie. Depuis lors, chaque automne, les sauvages reconnaissants venaient porter à leurs bienfaiteurs des offrandes de gibier et de poisson.

Irène était restée pensive depuis sa visite chez madame Lozé. Comment était-il ce jeune homme qui revenait ? Elle l’avait bien connu autrefois. Mais il était parti grand garçon, elle étant encore fillette.

— Robert Lozé revient, dit-elle plus tard à son père rentré pour souper.

— Ah ! vraiment ? Il en est temps.

— Comment dites-vous, père ?

— Il me semble que c’est assez clair. Un fils ne doit pas négliger sa mère. Jean et Robert, en voilà deux qui ont coûté des larmes à madame Lozé.

— Mais elle me dit que Robert est très occupé, que c’est un avocat distingué.

— Possible. Cela m’est égal.

— Père, vous me semblez préoccupé ce soir.

— Il y a de quoi. Je viens d’apprendre la dissolution du Parlement. Le mois prochain nous serons en pleine élection. Je ne m’appartiendrai plus. À mon âge, on commence à compter les fatigues.

— Alors ne vous présentez pas. Vous en avez assez de cette vilaine politique.

Le médecin, sans répondre, baisa sa fille au front et alla s’enfermer dans son cabinet de travail.