Robert Lozé/Mirage

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A. P. Pigeon (p. 41-45).

CHAPITRE VII

Mirage.


C’est ainsi que dans ces mois de l’été et de l’automne, Robert Lozé, qui avant cette époque n’avait eu guère de relations, dont l’existence avait été presque solitaire, dont l’esprit avait été fixé sur un seul objectif fort peu élevé, entra dans la vie sociale et commença à se frotter aux autres hommes. À ce contact, il avait grandi intellectuellement ; maintenant, il pensait et il commençait à regarder les choses de plus haut. Peut-être ses nouvelles connaissances n’eussent-elles pas été le choix de parents prudents, pour leur fils. Mais cette société avait au moins un avantage, elle n’était pas terre-à-terre, elle forçait à observer et à réfléchir. À ce point de vue, elle lui était utile et instructive.

Il faut élargir les horizons.

Est-il rien de désolant comme le spectacle d’une jeunesse à demi instruite, et, conséquence nécessaire, bornée, aux ambitions basses, à l’égoïsme intense, concentré et jaloux ! Il y a en tout cela des abîmes d’immoralité, du côté social comme du côté religieux. Peut-il se croire chrétien et bon citoyen celui qui dans son âme ne sait pas contempler l’humanité et dire : ce sont mes frères ? Pour faire cela il faut que l’âme soit grande et le caractère viril. Il est vrai que les grandes qualités peuvent parfois dégénérer en abus, et que l’homme qui a conçu de vastes pensées peut se montrer, dans leur exécution, cruel et barbare. Mais, s’il faut choisir, l’abus d’une qualité est moins désespérant que sa complète absence.

Robert Lozé s’élevait lentement vers la lumière. Pour lui, la vérité commençait à se montrer à l’orifice de son puits. Comme première conséquence, il eut franchement honte de pratiques qui jusque alors lui avaient parues toutes naturelles. Il n’osait pas, il est vrai, y renoncer, de peur de tomber dans le besoin. Mais chaque jour, les jugeant dans une lumière plus vive, elles lui apparaissaient plus laides, et cela le tourmenta au point que sa santé en fut affectée. C’était un cauchemar. Il était sur le rivage d’une mer, les pieds disparaissant dans les sables mouvants. En se jetant à la nage il aurait pu se sauver, mais il n’osait se plonger dans ce bain qui l’aurait pourtant régénéré, et il sentait venir l’enlizement lent mais certain. Ce sont souvent ces moments d’angoisse morale qui décident de la destinée des hommes. Robert, prisonnier de la fatalité, réussirait-il à rompre ses chaînes ?

En janvier, madame de Tilly avait l’habitude de faire une promenade à New-York. Lozé, cherchant à oublier ses sombres préoccupations, demanda et obtint la permission de l’accompagner. Lorsqu’il pensait à cette dame, il ne parvenait pas à se rendre compte de ses propres sentiments, sauf toutefois en ceci, qu’elle lui semblait être son bon génie et qu’il redoutait vaguement son absence.

Le départ eut lieu par une belle journée d’hiver. Franchissant pour la première fois les frontières de son pays, le jeune homme prenait à cette promenade un très vif intérêt. Il dévorait des yeux au passage les nombreux centres d’activité de la Nouvelle-Angleterre ; il lui tardait de voir la métropole du nouveau monde.

Une intéressante personne accompagnait madame de Tilly. C’était madame H…, femme d’un homme en vue, laquelle offrait cette singularité dans notre pays de ne jamais parler l’anglais. Rapprochant leurs fauteuils, rejetant sur les dossiers leurs amples pelisses fourrées, sur leurs genoux des romans encore fermés, les dames se mirent à causer. Lozé, pensif, promenait ses regards tantôt sur ce groupe gracieux, tantôt sur les paysages panoramiques du lac Champlain et de l’Hudson. Jadis témoins de rudes combats et de sanglantes hécatombes, ces champs s’étendaient aujourd’hui paisibles, recouverts d’un linceul blanc, qui allait s’amincissant et se trouant de noir sous les roues du convoi qui courait au midi.

La quinzaine fut pour Robert un continuel enchantement. Le jour, les grandes choses de la ville le transportaient d’admiration ; le soir, dans des salles resplendissantes, parmi les savants artifices de la scène, éclataient pour lui les enseignements du « Marchand de Venise, » développée par Irving, les profondeurs du « Tartuffe » révélées par Coquelin.

Un soir, Robert rentra seul au petit salon que dans l’hôtel les trois voyageurs avaient en commun. Se regardant par hasard dans une longue glace, il eut peine à se reconnaître. Quelle distance en effet de cet élégant pâle mais dont la figure maintenant portait une expression, à l’homme quelconque d’il y a peu de mois. Se laissant tomber dans un fauteuil, il se mit à rêver. Oui, il était tout autre, il le sentait. Ses sens s’étaient affinés, il vivait plus, mais il souffrait davantage et sa position vis-à-vis de lui-même était devenue fausse et pénible. Comment tout cela finirait-il ? Où chercher le salut ? Évidemment, du côté de cette femme qui l’admettait dans son intimité et qui était capable d’assurer son avenir.

En ce moment, madame de Tilly entre sans l’apercevoir. Elle s’arrête au milieu de la pièce. Lentement et d’un geste presque imperceptible, elle fait glisser sur son bras le long manteau dont les plis d’hermine tombent maintenant et se confondent avec ceux de la robe, comme la draperie d’une statue. Le velours noir de sa toilette moule les richesses de sa taille et fait ressortir les tons éclatants et les lignes harmonieuses de la gorge et des épaules. Le bras resté libre, sur lequel se plisse un gant de soie, s’élève jusqu’à la hauteur de la tête pour enlever le voile qui a protégé ses cheveux et sous lequel son beau visage rayonne encore du reflet de son dernier sourire. Oh ! ces moments d’abandon et de grâce inconsciente, où dans la beauté humaine s’incarne on ne sait quel reflet de l’infini ! Moments fugitifs et inoubliables, charme profond que nous subissons sans pouvoir le définir, mais qui se retrouve parfois sous le ciseau du statuaire, sur la lèvre de quelque poète, inspiration sublime qui les conduit à l’immortalité !

Robert ne pouvait détacher d’elle ses yeux.

Sous le regard ardent du jeune homme, dont elle eut conscience avant que de le voir, elle leva la tête. Robert maintenant, était debout devant elle, le visage étrange.

— Adèle ! dit-il d’une voix que l’émotion ébranlait, Adèle ! je ne peux plus vivre sans vous. Laissez-moi vous aimer.

Madame de Tilly, nous le savons, avait de la sagesse et du tact. Peut-être aussi que cette brusque déclaration ne fût pas pour elle une très grande surprise. Portant au jeune homme un sincère intérêt, elle avait dû remarquer sa figure amaigrie et ses yeux d’un éclat maladif et inquiétant. Il lui restait bien assez d’amour-propre pour deviner ce que tout cela pouvait présager.

— Mon ami, répondit-elle sans émotion mais avec douceur, si je vous écoutais nous le regretterions tous les deux. J’ai certainement de l’estime pour vous, mais je vous connais mieux que vous vous connaissez. Votre mal n’est pas de ceux qui ne guérissent pas, et vous vous méprenez sur sa nature. Du reste, je vous conterai peut-être un jour mon histoire, comme à un bon camarade, et vous saurez alors qu’il ne faut pas me parler d’amour.

Lozé voulut protester, mais elle poursuivit :

— Depuis quelque temps je vous observe. Vous êtes fatigué et énervé. Il vous faut du repos, la campagne. Allez embrasser votre mère, cette excellente mère dont vous m’avez parlé. C’est même très mal d’avoir paru la négliger si longtemps. Allons, promettez-moi cela. Vous verrez que mon conseil vous portera bonheur.

Elle tendit sa main au jeune homme qui la porta à ses lèvres.

— Bien, dit-elle, maintenant allons rejoindre madame H…, qui nous attend pour souper.

La calme douceur de madame de Tilly eût sur Robert l’effet voulu. Il se promit bien de chérir à jamais l’amour sans espoir qui lui était échu. Mais, bien qu’il se plût encore, par un secret sentiment d’amour-propre, à se figurer la chose ainsi, madame de Tilly avait eu raison de dire qu’elle le connaissait mieux que lui-même se connaissait. Non, son sentiment pour elle n’était pas le feu d’une grande passion. C’était un alliage où il entrait cependant de l’or, puisque les choses qu’il aimait en Adèle étaient de celles qui grandissent les âmes capables de les apprécier.

Il put donc réfléchir pendant le voyage de retour qui marquait la fin de son rêve, à ce que madame de Tilly lui avait dit, et il s’aperçut que le conseil qu’elle lui avait donné était l’écho de ce qui se passait dans sa conscience et dans son cœur. Se sentant meilleur, il éprouvait le besoin de se rapprocher des siens, de son pays, de sa mère. Qui sait, pensa-t-il, peut-être trouverai-je le moyen d’échapper à la fatalité qui me tient. Il écrivit donc à sa mère, lui annonçant son prochain départ, régla ses affaires les plus pressantes, dit adieu à son amie devenue si bonne conseillère, et se dirigea, après six ans d’absence, vers son village natal.