Robinson Crusoé (Borel)/11

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 81-88).

La Chambre du Capitaine.



urant mon absence j’avais craint que, pour le moins, mes provisions ne fussent dévorées ; mais, à mon retour, je ne trouvai aucune trace de visiteur, seulement un animal semblable à un chat sauvage était assis sur un des coffres. Lorsque je m’avançai vers lui, il s’enfuit à une petite distance, puis s’arrêta tout court ; et s’asseyant, très calme et très insouciant, il me regarda en face, comme s’il eût eu envie de lier connaissance avec moi. Je le mis en joue ; mais comme il ne savait pas ce que cela signifiait, il y resta parfaitement indifférent, sans même faire mine de s’en aller. Sur ce je lui jetai un morceau de biscuit, bien que, certes, je n’en fusse pas fort prodigue, car ma provision n’était pas considérable. N’importe, je lui donnai ce morceau, et il s’en approcha, le flaira, le mangea, puis me regarda d’un air d’aise pour en avoir encore ; mais je le remerciai, ne pouvant lui en offrir davantage ; alors il se retira.

Ma seconde cargaison ayant gagné la terre, encore que j’eusse été contraint d’ouvrir les barils et d’en emporter la poudre par paquets, — car c’étaient de gros tonneaux fort lourds, — je me mis à l’ouvrage pour me faire une petite tente avec la voile, et des perches que je coupai à cet effet. Sous cette tente je rangeai tout ce qui pouvait se gâter à la pluie ou au soleil, et j’empilai en cercle, à l’entour, tous les coffres et tous les barils vides, pour la fortifier contre toute attaque soudaine, soit d’hommes soit de bêtes.

Cela fait, je barricadai en dedans, avec des planches, la porte de cette tente, et, en dehors, avec une caisse vide posée debout ; puis j’étendis à terre un de mes couchers. Plaçant mes pistolets à mon chevet et mon fusil à côté de moi, je me mis au lit pour la première fois, et dormis très-paisiblement toute la nuit, car j’étais accablé de fatigue. Je n’avais que fort peu reposé la nuit précédente, et j’avais rudement travaillé tout le jour, tant à aller quérir à bord toutes ces choses qu’à les transporter à terre.

J’avais alors le plus grand magasin d’objets de toutes sortes, qui, sans doute, eût jamais été amassé pour un seul homme, mais je n’étais pas satisfait encore ; je pensais que tant que le navire resterait à l’échouage, il était de mon devoir d’en retirer tout ce que je pourrais. Chaque jour, donc, j’allais à bord à marée basse, et je rapportais une chose ou une autre ; nommément, la troisième fois que je m’y rendis, j’enlevai autant d’agrès qu’il me fut possible, tous les petits cordages et le fil à voile, une pièce de toile de réserve pour raccommoder les voiles au besoin, et le baril de poudre mouillée. Bref, j’emportai toutes les voiles, depuis la première jusqu’à la dernière ; seulement je fus obligé de les couper en morceaux, pour en apporter à la fois autant que possible. D’ailleurs ce n’était plus comme voilure, mais comme simple toile qu’elles devaient servir.

Ce qui me fit le plus de plaisir, ce fut qu’après cinq ou six voyages semblables, et lorsque je pensais que le bâtiment ne contenait plus rien qui valût la peine que j’y touchasse, je découvris une grande barrique de biscuits[1], trois gros barils de rum ou de liqueurs fortes, une caisse de sucre et un baril de fine fleur de farine. Cela m’étonna beaucoup parce que j’avais renoncé à trouver d’autres provisions que celles avariées par l’eau. Je vidai promptement la barrique de biscuit, j’en fis plusieurs parts, que j’enveloppai dans quelques morceaux de voile que j’avais taillés. Et, en un mot, j’apportai encore tout cela heureusement à terre.

Le lendemain je fis un autre voyage. Comme j’avais dépouillé le vaisseau de tout ce qui était d’un transport facile, je me mis après les câbles. Je coupais celui de grande touée en morceaux proportionnés à mes forces ; et j’en amassai deux autres ainsi qu’une aussière, et tous les ferrements que je pus arracher. Alors je coupai la vergue de civadière et la vergue d’artimon, et tout ce qui pouvait me servir à faire un grand radeau, pour charger touts ces pesants objets, et je partis. Mais ma bonne chance commençait alors à m’abandonner : ce radeau était si lourd et tellement surchargé, qu’ayant donné dans la petite anse où je débarquais mes provisions, et ne pouvant pas le conduire aussi adroitement que j’avais conduit les autres, il chavira, et me jeta dans l’eau avec toute ma cargaison. Quant à moi-même, le mal ne fut pas grand, car j’étais proche du rivage ; mais ma cargaison fut perdue en grande partie, surtout le fer, que je comptais devoir m’être d’un si grand usage. Néanmoins, quand la marée se fut retirée, je portai à terre la plupart des morceaux de câble, et quelque peu du fer, mais avec une peine infinie, car pour cela je fus obligé de plonger dans l’eau, travail qui me fatiguait extrêmement. Toutefois je ne laissais pas chaque jour de retourner à bord, et d’en rapporter tout ce que je pouvais.

Il y avait alors treize jours que j’étais à terre ; j’étais allé onze fois à bord du vaisseau, et j’en avais enlevé, durant cet intervalle, tout ce qu’il était possible à un seul homme d’emporter. Et je crois vraiment, que si le temps calme eût continué, j’aurais amené tout le bâtiment pièce à pièce. Comme je me préparais à aller à bord pour la douzième fois, je sentis le vent qui commençait à se lever. Néanmoins, à la marée basse, je m’y rendis ; et quoique je pensasse avoir parfaitement fouillé la chambre du capitaine, et que je n’y crusse plus rien rencontrer, je découvris pourtant un meuble garni de tiroirs, dans l’un desquels je trouvai deux ou trois rasoirs, une paire de grands ciseaux, et une douzaine environ de bons couteaux et de fourchettes ; — puis, dans un autre, la valeur au moins de trente-six livres sterling en espèces d’or et d’argent, soit européennes soit brésiliennes, et entre autres, quelques pièces de huit.

À la vue de cet argent je souris en moi-même, et je m’écriai : — « Ô drogue ! à quoi es-tu bonne ? Tu ne vaux pas pour moi, non, tu ne vaux pas la peine que je me baisse pour te prendre ! Un seul de ces couteaux est plus pour moi que cette somme.[2] Je n’ai nul besoin de toi ; demeure donc où tu es, et va au fond de la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu’on la sauve. » — Je me ravisai cependant, je le pris, et, l’ayant enveloppé avec les autres objets dans un morceau de toile, je songeai à faire un nouveau radeau. Sur ces entrefaites, je m’aperçus que le ciel était couvert, et que le vent commençait à fraîchir. Au bout d’un quart d’heure il souffla un bon frais de la côte. Je compris de suite qu’il était inutile d’essayer à faire un radeau avec une brise venant de terre, et que mon affaire était de partir avant qu’il y eût du flot, qu’autrement je pourrais bien ne jamais revoir le rivage. Je me jetai donc à l’eau, et je traversai à la nage le chenal ouvert entre le bâtiment et les sables, mais avec assez de difficulté, à cause des objets pesants que j’avais sur moi, et du clapotage de la mer ; car le vent força si brusquement, que la tempête se déchaîna avant même que la marée fût haute.

Mais j’étais déjà rentré chez moi, dans ma petite tente, et assis en sécurité au milieu de toute ma richesse. Il fit un gros temps toute la nuit ; et, le matin, quand je regardai en mer, le navire avait disparu. Je fus un peu surpris ; mais je me remis aussitôt par cette consolante réflexion, que je n’avais point perdu de temps ni épargné aucune diligence pour en retirer tout ce qui pouvait m’être utile ; et, qu’en fait, il y était resté peu de choses que j’eusse pu transporter quand même j’aurais eu plus de temps.

Dès lors je détournai mes pensées du bâtiment et de ce qui pouvait en provenir, sans renoncer toutefois aux débris qui viendraient à dériver sur le rivage, comme, en effet, il en dériva dans la suite, mais qui furent pour moi de peu d’utilité.

Mon esprit ne s’occupa plus alors qu’à chercher les moyens de me mettre en sûreté, soit contre les sauvages qui pourraient survenir, soit contre les bêtes féroces, s’il y en avait dans l’île. J’avais plusieurs sentiments touchant l’accomplissement de ce projet, et touchant la demeure que j’avais à me construire, soit que je me fisse une grotte sous terre ou une tente sur le sol. Bref je résolus d’avoir l’un et l’autre, et de telle sorte, qu’à coup sûr la description n’en sera point hors de propos.

Je reconnus d’abord que le lieu où j’étais n’était pas convenable pour mon établissement. Particulièrement, parce que c’était un terrain bas et marécageux, proche de la mer, que je croyais ne pas devoir être sain, et plus particulièrement encore parce qu’il n’y avait point d’eau douce près de là. Je me déterminai donc à chercher un coin de terre plus favorable.

Je devais considérer plusieurs choses dans le choix de ce site : 1o la salubrité, et l’eau douce dont je parlais tout à l’heure ; 2o l’abri contre la chaleur du soleil ; 3o la protection contre toutes créatures rapaces, hommes ou bêtes ; 4o la vue de la mer, afin que si Dieu envoyait quelque bâtiment dans ces parages, je pusse en profiter pour ma délivrance ; car je ne voulais point encore en bannir l’espoir de mon cœur.

En cherchant un lieu qui réunît tous ces avantages, je trouvai une petite plaine située au pied d’une colline dont le flanc, regardant cette esplanade, s’élevait à pic comme la façade d’une maison, de sorte que rien ne pouvait venir à moi de haut en bas. Sur le devant de ce rocher, il y avait un enfoncement qui ressemblait à l’entrée ou à la porte d’une cave ; mais il n’existait réellement aucune caverne ni aucun chemin souterrain.

Ce fut sur cette pelouse, juste devant cette cavité, que je résolus de m’établir. La plaine n’avait pas plus de cent verges de largeur sur une longueur double, et formait devant ma porte un boulingrin qui s’en allait mourir sur la plage en pente douce et irrégulière. Cette situation était au Nord-Nord-Ouest de la colline, de manière que chaque jour j’étais à l’abri de la chaleur, jusqu’à ce que le soleil déclinât à l’Ouest quart Sud, ou environ ; mais, alors, dans ces climats, il n’est pas éloigné de son coucher. Avant de dresser ma tente, je traçai devant le creux du rocher un demi-cercle dont le rayon avait environ dix verges à partir du roc, et le diamètre vingt verges depuis un bout jusqu’à l’autre.

Je plantai dans ce demi-cercle deux rangées de gros pieux que j’enfonçai en terre jusqu’à ce qu’ils fussent solides comme des pilotis. Leur gros bout, taillé en pointe, s’élevait hors de terre à la hauteur de cinq pieds et demi ; entre les deux rangs il n’y avait pas plus de dix pouces d’intervalle.

Je pris ensuite les morceaux de câbles que j’avais coupés à bord du vaisseau, et je les posai les uns sur les autres, dans l’entre-deux de la double palissade, jusqu’à son sommet. Puis, en dedans du demi-cercle, j’ajoutai d’autres pieux d’environ deux pieds et demi, s’appuyant contre les premiers et leur servant de contrefiches.

Cet ouvrage était si fort que ni homme ni bête n’aurait pu le forcer ni le franchir. Il me coûta beaucoup de temps et de travail, surtout pour couper les pieux dans les bois, les porter à pied d’œuvre et les enfoncer en terre.


  1. Hogshead, barrique contenant 60 gallons, environ 240 pintes ou un muid. — Saint-Hyacinthe a donc fait erreur en traduisant hogshead of bread, par un morceau de biscuit. P. B.
  2. One of those knives is worth all this heap. — Saint-Hyacinthe a dénaturé ainsi cette phrase : — Un seul de ces couteaux est plus estimable que les trésors de CRÉSUS. P. B.