Robinson Crusoé (Borel)/31
endant que ces réflexions roulaient en mon esprit, je rendais grâce au Ciel de ce que j’avais été assez heureux pour ne pas me trouver alors dans ces environs, et pour qu’ils n’eussent pas apperçu mon embarcation ; car ils en auraient certainement conclu qu’il y avait des habitants en cette place, ce qui peut-être aurait pu les porter à pousser leurs recherches jusqu’à moi. — Puis de terribles pensées assaillaient mon esprit : j’imaginais qu’ayant découvert mon bateau et reconnu par là que l’île était habitée, ils reviendraient assurément en plus grand nombre, et me dévoreraient ; que, s’il advenait que je pusse me soustraire, toutefois ils trouveraient mon enclos, détruiraient tout mon blé, emmèneraient tout mon troupeau de chèvres : ce qui me condamnerait à mourir de faim.
La crainte bannissait ainsi de mon âme tout mon religieux espoir, toute ma première confiance en Dieu, fondée sur la merveilleuse expérience que j’avais faite de sa bonté ; comme si Celui qui jusqu’à cette heure m’avait nourri miraculeusement n’avait pas la puissance de me conserver les biens que sa libéralité avait amassés pour moi. Dans cette inquiétude, je me reprochai de n’avoir semé du blé que pour un an, que juste ce dont j’avais besoin jusqu’à la saison prochaine, comme s’il ne pouvait point arriver un accident qui détruisît ma moisson en herbe ; et je trouvai ce reproche si mérité que je résolus d’avoir à l’avenir deux ou trois années de blé devant moi, pour n’être pas, quoi qu’il pût advenir, réduit à périr faute de pain.
Quelle œuvre étrange et bizarre de la Providence que la vie de l’homme ! Par combien de voies secrètes et contraires les circonstances diverses ne précipitent-elles pas nos affections ! Aujourd’hui nous aimons ce que demain nous haïrons ; aujourd’hui nous recherchons ce que nous fuirons demain ; aujourd’hui nous désirons ce qui demain nous fera peur, je dirai même trembler à la seule appréhension ! J’étais alors un vivant et manifeste exemple de cette vérité ; car moi, dont la seule affliction était de me voir banni de la société humaine, seul, entouré par le vaste Océan, retranché de l’humanité et condamné à ce que j’appelais une vie silencieuse ; moi qui étais un homme que le Ciel jugeait indigne d’être compté parmi les vivants et de figurer parmi le reste de ses créatures ; moi pour qui la vue d’un être de mon espèce aurait semblé un retour de la mort à la vie, et la plus grande bénédiction qu’après ma félicité éternelle le Ciel lui-même pût m’accorder ; moi, dis-je, je tremblais à la seule idée de voir un homme, et j’étais près de m’enfoncer sous terre à cette ombre, à cette apparence muette qu’un homme avait mis le pied dans l’île !
Voilà les vicissitudes de la vie humaine, voilà ce qui me donna de nombreux et de curieux sujets de méditation quand je fus un peu revenu de ma première stupeur. — Je considérai alors que c’était l’infiniment sage et bonne providence de Dieu qui m’avait condamné à cet état de vie ; qu’incapable de pénétrer les desseins de la sagesse divine à mon égard, je ne pouvais pas décliner la souveraineté d’un Être qui, comme mon Créateur, avait le droit incontestable et absolu de disposer de moi à son bon plaisir, et qui pareillement avait le pouvoir judiciaire de me condamner, moi, sa créature, qui l’avais offensé, au châtiment qu’il jugeait convenable ; et que je devais me résigner à supporter sa colère, puisque j’avais péché contre lui.
Puis je fis réflexion que Dieu, non-seulement équitable, mais tout puissant, pouvait me délivrer de même qu’il m’avait puni et affligé quand il l’avait jugé convenable, et que, s’il ne jugeait pas convenable de le faire, mon devoir était de me résigner entièrement et absolument à sa volonté. D’ailleurs, il était aussi de mon devoir d’espérer en lui, de l’implorer, et de me laisser aller tranquillement aux mouvements et aux inspirations de sa providence de chaque jour.
Ces pensées m’occupèrent des heures, des jours, je puis dire même des semaines et des mois, et je n’en saurais omettre cet effet particulier : un matin, de très-bonne heure, étant couché dans mon lit, l’âme préoccupée de la dangereuse apparition des Sauvages, je me trouvais dans un profond abattement, quand tout-à-coup me revinrent en l’esprit ces paroles de la Sainte Écriture : — « Invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me glorifieras. »
Là-dessus je me levai, non-seulement le cœur empli de joie et de courage, mais porté à prier Dieu avec ferveur pour ma délivrance. Lorsque j’eus achevé ma prière, je pris ma Bible, et, en l’ouvrant, le premier passage qui s’offrit à ma vue fut celui-ci : — « Sers le Seigneur, et aie bon courage, et il fortifiera ton cœur ; sers, dis-je, le Seigneur. » — Il serait impossible d’exprimer combien ces paroles me réconfortèrent. Plein de reconnaissance, je posai le livre, et je ne fus plus triste au moins à ce sujet.
Au milieu de ces pensées, de ces appréhensions et de ces méditations, il me vint un jour en l’esprit que je m’étais créé des chimères, et que le vestige de ce pas pouvait bien être une empreinte faite sur le rivage par mon propre pied en me rendant à ma pirogue. Cette idée contribua aussi à me ranimer : je commençai à me persuader que ce n’était qu’une illusion, et que ce pas était réellement le mien. N’avais-je pas pu prendre ce chemin, soit en allant à ma pirogue soit en revenant ? D’ailleurs je reconnus qu’il me serait impossible de me rappeler si cette route était ou n’était pas celle que j’avais prise ; et je compris que, si cette marque était bien celle de mon pied, j’avais joué le rôle de ces fous qui s’évertuent à faire des histoires de spectres et d’apparitions dont ils finissent eux-mêmes par être plus effrayés que tout autre.
Je repris donc courage, et je regardai dehors en tapinois. N’étant pas sorti de mon château depuis trois jours et trois nuits, je commençais à languir de besoin : je n’avais plus chez moi que quelques biscuits d’orge et de l’eau. Je songeai alors que mes chèvres avaient grand besoin que je les trayasse, — ce qui était ordinairement ma récréation du soir, — et que les pauvres bêtes devaient avoir bien souffert de cet abandon. Au fait quelques-unes s’en trouvèrent fort incommodées : leur lait avait tari.
Raffermi par la croyance que ce n’était rien que le vestige de l’un de mes propres pieds, — je pouvais donc dire avec vérité que j’avais eu peur de mon ombre, — je me risquai à sortir et j’allai à ma maison des champs pour traire mon troupeau ; mais, à voir avec quelle peur j’avançais, regardant souvent derrière moi, près à chaque instant de laisser là ma corbeille et de m’enfuir pour sauver ma vie, on m’aurait pris pour un homme troublé par une mauvaise conscience, ou sous le coup d’un horrible effroi : ce qui, au fait, était vrai.
Toutefois, ayant fait ainsi cette course pendant deux ou trois jours, je m’enhardis et me confirmai dans le sentiment que j’avais été dupe de mon imagination. Je ne pouvais cependant me le persuader complètement avant de retourner au rivage, avant de revoir l’empreinte de ce pas, de le mesurer avec le mien, de m’assurer s’il avait quelque similitude ou quelque conformité, afin que je pusse être convaincu que c’était bien là mon pied. Mais quand j’arrivai au lieu même, je reconnus qu’évidemment, lorsque j’avais abrité ma pirogue, je n’avais pu passer par là ni aux environs. Bien plus, lorsque j’en vins à mesurer la marque, je trouvai qu’elle était de beaucoup plus large que mon pied. Ce double désappointement remplit ma tête de nouvelles imaginations et mon cœur de la plus profonde mélancolie. Un frisson me saisit comme si j’eusse eu la fièvre, et je m’en retournai chez moi, plein de l’idée qu’un homme ou des hommes étaient descendus sur ce rivage, ou que l’île était habitée, et que je pouvais être pris à l’improviste. Mais que faire pour ma sécurité ? je ne savais.
Oh ! quelles absurdes résolutions prend un homme quand il est possédé de la peur ! Elle lui ôte l’usage des moyens de salut que lui offre la raison. La première chose que je me proposai fut de jeter à bas mes clôtures, de rendre à la vie sauvage des bois mon bétail apprivoisé, de peur que l’ennemi, venant à le découvrir, ne se prît à fréquenter l’île, dans l’espoir de trouver un semblable butin. Il va sans dire qu’après cela je devais bouleverser mes deux champs de blé, pour qu’il ne fût point attiré par cet appât, et démolir ma tonnelle et ma tente afin qu’il ne pût trouver nul vestige de mon habitation qui l’eût excité à pousser ses recherches, dans l’espoir de rencontrer les habitants de l’île.
Ce fut là le sujet de mes réflexions pendant la nuit qui suivit mon retour à la maison, quand les appréhensions qui s’étaient emparées de mon esprit étaient encore dans toute leur force, ainsi que les vapeurs de mon cerveau. La crainte du danger est dix mille fois plus effrayante que le danger lui-même, et nous trouvons le poids de l’anxiété plus lourd de beaucoup que le mal que nous redoutons. Mais le pire dans tout cela, c’est que dans mon trouble je ne tirais plus aucun secours de la résignation. J’étais semblable à Saül, qui se plaignait non-seulement de ce que les Philistins étaient sur lui, mais que Dieu l’avait abandonné ; je n’employais plus les moyens propres à rasséréner mon âme en criant à Dieu dans ma détresse, et en me reposant pour ma défense et mon Salut sur sa providence, comme j’avais fait auparavant. Si je l’avais fait, j’aurais au moins supporté plus courageusement cette nouvelle alarme, et peut-être l’aurais-je bravée avec plus de résolution.
Ce trouble de mes pensées me tint éveillé toute la nuit, mais je m’endormis dans la matinée. La fatigue de mon âme et l’épuisement de mes esprits me procurèrent un sommeil très-profond, et je me réveillai beaucoup plus calme. Je commençai alors à raisonner de sens rassis, et, après un long débat avec moi-même, je conclus que cette île, si agréable, si fertile et si proche de la terre ferme que j’avais vue, n’était pas aussi abandonnée que je l’avais cru ; qu’à la vérité il n’y avait point d’habitants fixes qui vécussent sur ce rivage, mais qu’assurément des embarcations y venaient quelquefois du continent, soit avec dessein, soit poussées par les vents contraires.
Ayant vécu quinze années dans ce lieu, et n’ayant point encore rencontré l’ombre d’une créature humaine, il était donc probable que si quelquefois on relâchait à cette île, on se rembarquait aussi tôt que possible, puisqu’on ne l’avait point jugée propre à s’y établir jusque alors.
Le plus grand danger que j’avais à redouter c’était donc une semblable descente accidentelle des gens de la terre ferme, qui, selon toute apparence, abordant à cette île contre leur gré, s’en éloignaient avec toute la hâte possible, et n’y passaient que rarement la nuit pour attendre le retour du jour et de la marée. Ainsi je n’avais rien autre à faire qu’à me ménager une retraite sûre pour le cas où je verrais prendre terre à des Sauvages.
Je commençai alors à me repentir d’avoir creusé ma grotte, et de lui avoir donné une issue qui aboutissait, comme je l’ai dit, au-delà de l’endroit où ma fortification joignait le rocher. Après mûre délibération, je résolus de me faire un second retranchement en demi-cercle, à quelque distance de ma muraille, juste où douze ans auparavant j’avais planté un double rang d’arbres dont il a été fait mention. Ces arbres avaient été placés si près les uns des autres qu’il n’était besoin que d’enfoncer entre eux quelques poteaux pour en faire aussitôt une muraille épaisse et forte.