Robinson Crusoé (Borel)/50

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 393-400).

Translation des Prisonniers.



uand nous eûmes porté toutes ces choses à terre, — les rames, le mât, la voile et le gouvernail avaient été enlevés auparavant, comme je l’ai dit, — nous fîmes un grand trou au fond de la chaloupe, afin que, s’ils venaient en assez grand nombre pour nous vaincre, ils ne pussent toutefois la remmener.

À dire vrai, je ne me figurais guère que nous fussions capables de recouvrer le navire ; mais j’avais mon but. Dans le cas où ils repartiraient sans la chaloupe, je ne doutais pas que je ne pusse la mettre en état de nous transporter aux Îles-sous-le-Vent et de recueillir en chemin nos amis les Espagnols ; car ils étaient toujours présents à ma pensée.

Ayant à l’aide de nos forces réunies tiré la chaloupe si avant sur la grève, que la marée haute ne pût l’entraîner, ayant fait en outre un trou dans le fond, trop grand pour être promptement rebouché, nous nous étions assis pour songer à ce que nous avions à faire ; et, tandis que nous concertions nos plans, nous entendîmes tirer un coup de canon, puis nous vîmes le navire faire avec son pavillon comme un signal pour rappeler la chaloupe à bord ; mais la chaloupe ne bougea pas, et il se remit de plus belle à tirer et à lui adresser des signaux.

À la fin, quand il s’apperçut que ses signaux et ses coups de canon n’aboutissaient à rien et que la chaloupe ne se montrait pas, nous le vîmes, — à l’aide de mes longues-vues, — mettre à la mer une autre embarcation qui nagea vers le rivage ; et tandis qu’elle s’approchait nous reconnûmes qu’elle n’était pas montée par moins de dix hommes, munis d’armes à feu.

Comme le navire mouillait à peu près à deux lieues du rivage, nous eûmes tout le loisir, durant le trajet, d’examiner l’embarcation, ses hommes d’équipage et même leurs figures ; parce que, la marée les ayant fait dériver un peu à l’Est de l’autre chaloupe, ils longèrent le rivage pour venir à la même place où elle avait abordé et où elle était gisante.

De cette façon, dis-je, nous eûmes tout le loisir de les examiner. Le capitaine connaissait la physionomie et le caractère de touts les hommes qui se trouvaient dans l’embarcation ; il m’assura qu’il y avait parmi eux trois honnêtes garçons, qui, dominés et effrayés, avaient été assurément entraînés dans le complot par les autres.

Mais quant au maître d’équipage, qui semblait être le principal officier, et quant à tout le reste, ils étaient aussi dangereux que qui que ce fût du bâtiment, et devaient sans aucun doute agir en désespérés dans leur nouvelle entreprise. Enfin il redoutait véhémentement qu’ils ne fussent trop forts pour nous.

Je me pris à sourire, et lui dis que des gens dans notre position étaient au-dessus de la crainte ; que, puisque à peu près toutes les conditions possibles étaient meilleures que celle où nous semblions être, nous devions accueillir toute conséquence résultante, soit vie ou mort, comme un affranchissement. Je lui demandai ce qu’il pensait des circonstances de ma vie, et si ma délivrance n’était pas chose digne d’être tentée. — « Et qu’est devenue, sir, continuai-je, votre créance que j’avais été conservé ici à dessein de vous sauver la vie, créance qui vous avait exalté il y a peu de temps ? Pour ma part, je ne vois qu’une chose malencontreuse dans toute cette affaire. » — « Eh quelle est-elle ? » dit-il. — « C’est, répondis-je, qu’il y a parmi ces gens, comme vous l’avez dit, trois ou quatre honnêtes garçons qu’il faudrait épargner. S’ils avaient été touts le rebut de l’équipage, j’aurais cru que la providence de Dieu les avait séparés pour les livrer entre nos mains ; car faites fond là-dessus : tout homme qui mettra le pied sur le rivage sera nôtre, et vivra ou mourra suivant qu’il agira envers nous. »

Ces paroles, prononcées d’une voix ferme et d’un air enjoué, lui redonnèrent du courage, et nous nous mîmes vigoureusement à notre besogne. Dès la première apparence d’une embarcation venant du navire, nous avions songé à écarter nos prisonniers, et, au fait, nous nous en étions parfaitement assurés.

Il y en avait deux dont le capitaine était moins sûr que des autres : je les fis conduire par Vendredi et un des trois hommes délivrés à ma caverne, où ils étaient assez éloignés et hors de toute possibilité d’être entendus ou découverts, ou de trouver leur chemin pour sortir des bois s’ils parvenaient à se débarrasser eux-mêmes. Là ils les laissèrent garrottés, mais ils leur donnèrent quelques provisions, et leur promirent que, s’ils y demeuraient tranquillement, on leur rendrait leur liberté dans un jour ou deux ; mais que, s’ils tentaient de s’échapper, ils seraient mis à mort sans miséricorde. Ils protestèrent sincèrement qu’ils supporteraient leur emprisonnement avec patience, et parurent très-reconnaissants de ce qu’on les traitait si bien, qu’ils avaient des provisions et de la lumière ; car Vendredi leur avait donné pour leur bien-être quelques-unes de ces chandelles que nous faisions nous-mêmes. — Ils avaient la persuasion qu’il se tiendrait en sentinelle à l’entrée de la caverne.

Les autres prisonniers étaient mieux traités : deux d’entre eux, à la vérité, avaient les bras liés, parce que le capitaine n’osait pas trop s’y fier ; mais les deux autres avaient été pris à mon service, sur la recommandation du capitaine et sur leur promesse solemnelle de vivre et de mourir avec nous. Ainsi, y compris ceux-ci et les trois braves garçons, nous étions sept hommes bien armés ; et je ne mettais pas en doute que nous ne pussions venir à bout des dix arrivants, considérant surtout ce que le capitaine avait dit, qu’il y avait trois ou quatre honnêtes hommes parmi eux.

Aussitôt qu’ils atteignirent à l’endroit où gisait leur autre embarcation, ils poussèrent la leur sur la grève et mirent pied à terre en la hâlant après eux ; ce qui me fit grand plaisir à voir : car j’avais craint qu’ils ne la laissassent à l’ancre, à quelque distance du rivage, avec du monde dedans pour la garder, et qu’ainsi il nous fût impossible de nous en emparer.

Une fois à terre, la première chose qu’ils firent, ce fut de courir touts à l’autre embarcation ; et il fut aisé de voir qu’ils tombèrent dans une grande surprise en la trouvant dépouillée, — comme il a été dit, — de tout ce qui s’y trouvait et avec un grand trou dans le fond.

Après avoir pendant quelque temps réfléchi sur cela, ils poussèrent de toutes leurs forces deux ou trois grands cris pour essayer s’ils ne pourraient point se faire entendre de leurs compagnons ; mais c’était peine inutile. Alors ils se serrèrent touts en cercle et firent une salve de mousqueterie ; nous l’entendîmes, il est vrai : les échos en firent retentir les bois, mais ce fut tout. Les prisonniers qui étaient dans la caverne, nous en étions sûrs, ne pouvaient entendre, et ceux en notre garde, quoiqu’ils entendissent très-bien, n’avaient pas toutefois la hardiesse de répondre.

Ils furent si étonnés et si atterrés de ce silence, qu’ils résolurent, comme ils nous le dirent plus tard, de se rembarquer pour retourner vers le navire, et de raconter que leurs camarades avaient été massacrés et leur chaloupe défoncée. En conséquence ils lancèrent immédiatement leur esquif et remontèrent touts à bord.

À cette vue le capitaine fut terriblement surpris et même stupéfié ; il pensait qu’ils allaient rejoindre le navire et mettre à la voile, regardant leurs compagnons comme perdus ; et qu’ainsi il lui fallait décidément perdre son navire, qu’il avait eu l’espérance de recouvrer. Mais il eut bientôt une tout autre raison de se déconcerter.

À peine s’étaient-ils éloignés que nous les vîmes revenir au rivage mais avec de nouvelles mesures de conduite, sur lesquelles sans doute ils avaient délibéré, c’est-à-dire qu’ils laissèrent trois hommes dans l’embarcation, et que les autres descendirent à terre et s’enfoncèrent dans le pays pour chercher leurs compagnons.

Ce fut un grand désappointement pour nous, et nous en étions à ne savoir que faire ; car nous saisir des sept hommes qui se trouvaient à terre ne serait d’aucun avantage si nous laissions échapper le bateau ; parce qu’il regagnerait le navire, et qu’alors à coup sûr le reste de l’équipage lèverait l’ancre et mettrait à la voile, de sorte que nous perdrions le bâtiment sans retour.

Cependant il n’y avait d’autre remède que d’attendre et de voir ce qu’offrirait l’issue des choses. — Après que les sept hommes furent descendus à terre, les trois hommes restés dans l’esquif remontèrent à une bonne distance du rivage, et mirent à l’ancre pour les attendre. Ainsi il nous était impossible de parvenir jusqu’à eux.

Ceux qui avaient mis pied à terre se tenaient serrés touts ensemble et marchaient vers le sommet de la petite éminence au-dessous de laquelle était située mon habitation, et nous les pouvions voir parfaitement sans en être apperçus. Nous aurions été enchantés qu’ils vinssent plus près de nous, afin de faire feu dessus, ou bien qu’ils s’éloignassent davantage pour que nous pussions nous-mêmes nous débusquer.

Quand ils furent parvenus sur le versant de la colline d’où ils pouvaient planer au loin sur les vallées et les bois qui s’étendaient au Nord-Ouest, dans la partie la plus basse de l’île, ils se mirent à appeler et à crier jusqu’à n’en pouvoir plus. Là, n’osant pas sans doute s’aventurer loin du rivage, ni s’éloigner l’un de l’autre, ils s’assirent touts ensemble sous un arbre pour délibérer. S’ils avaient trouvé bon d’aller là pour s’y endormir, comme avait fait la première bande, c’eût été notre affaire ; mais ils étaient trop remplis de l’appréhension du danger pour s’abandonner au sommeil, bien qu’assurément ils ne pussent se rendre compte de l’espèce de péril qu’ils avaient à craindre.

Le capitaine fit une ouverture fort sage au sujet de leur délibération. — « Ils vont peut-être, disait-il, faire une nouvelle salve générale pour tâcher de se faire entendre de leurs compagnons ; fondons touts sur eux juste au moment où leurs mousquets seront déchargés ; à coup sûr ils demanderont quartier, et nous nous en rendrons maîtres sans effusion de sang. » — J’approuvai cette proposition, pourvu qu’elle fût exécutée lorsque nous serions assez près d’eux pour les assaillir avant qu’ils eussent pu recharger leurs armes.

Mais le cas prévu n’advint pas, et nous demeurâmes encore long-temps fort irrésolus sur le parti à prendre. Enfin je dis à mon monde que mon opinion était qu’il n’y avait rien à faire avant la nuit ; qu’alors, s’ils n’étaient pas retournés à leur embarcation, nous pourrions peut-être trouver moyen de nous jeter entre eux et le rivage, et quelque stratagème pour attirer à terre ceux restés dans l’esquif.

Nous avions attendu fort long-temps, quoique très-impatients de les voir s’éloigner et fort mal à notre aise, quand, après d’interminables consultations, nous les vîmes touts se lever et descendre vers la mer. Il paraît que de si terribles appréhensions du danger de cette place pesaient sur eux, qu’ils avaient résolu de regagner le navire, pour annoncer à bord la perte de leurs compagnons, et poursuivre leur voyage projeté.

Sitôt que je les apperçus se diriger vers le rivage, j’imaginai, — et cela était réellement, — qu’ils renonçaient à leurs recherches et se décidaient à s’en retourner. À cette seule appréhension le capitaine, à qui j’avais communiqué cette pensée, fut près de tomber en défaillance ; mais, sur-le-champ, pour les faire revenir sur leurs pas, je m’avisai d’un stratagème qui répondit complètement à mon but.

J’ordonnai à Vendredi et au second du capitaine d’aller de l’autre côté de la crique à l’Ouest, vers l’endroit où étaient parvenus les Sauvages lorsque je sauvai Vendredi ; sitôt qu’ils seraient arrivés à une petite butte distante d’un demi-mille environ, je leur recommandai de crier aussi fort qu’ils pourraient, et d’attendre jusqu’à ce que les matelots les eussent entendus ; puis, dès que les matelots leur auraient répondu, de rebrousser chemin, et alors, se tenant hors de vue, répondant toujours quand les autres appelleraient, de prendre un détour pour les attirer au milieu des bois, aussi avant dans l’île que possible ; puis enfin de revenir vers moi par certaines routes que je leur indiquai.