Robinson Crusoé (Borel)/58

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 33-40).

Combat avec les Loups.



a nuit approchait et commençait à se faire noire, ce qui empirait notre situation ; et, comme le bruit croissait, nous pouvions aisément reconnaître les cris et les hurlements de ces bêtes infernales. Soudain nous apperçûmes deux ou trois troupes de loups sur notre gauche, une derrière nous et une à notre front, de sorte que nous en semblions environnés. Néanmoins, comme elles ne nous assaillaient point, nous poussâmes en avant aussi vite que pouvaient aller nos chevaux, ce qui, à cause de l’âpreté du chemin, n’était tout bonnement qu’un grand trot. De cette manière nous vînmes au-delà de la plaine, en vue de l’entrée du bois à travers lequel nous devions passer ; mais notre surprise fut grande quand, arrivés au défilé, nous apperçûmes, juste à l’entrée, un nombre énorme de loups à l’affût.

Tout-à-coup vers une autre percée du bois nous entendîmes la détonation d’un fusil ; et comme nous regardions de ce côté, sortit un cheval, sellé et bridé, fuyant comme le vent, et ayant à ses trousses seize ou dix-sept loups haletants : en vérité il les avait sur ses talons. Comme nous ne pouvions supposer qu’il tiendrait à cette vitesse, nous ne mîmes pas en doute qu’ils finiraient par le joindre ; infailliblement il en a dû être ainsi.

Un spectacle plus horrible encore vint alors frapper nos regards : ayant gagné la percée d’où le cheval était sorti, nous trouvâmes les cadavres d’un autre cheval et de deux hommes dévorés par ces bêtes cruelles. L’un de ces hommes était sans doute le même que nous avions entendu tirer une arme à feu, car il avait près de lui un fusil déchargé. Sa tête et la partie supérieure de son corps étaient rongées.

Cette vue nous remplit d’horreur, et nous ne savions où porter nos pas ; mais ces animaux, alléchés par la proie, tranchèrent bientôt la question en se rassemblant autour de nous. Sur l’honneur, il y en avait bien trois cents ! — Il se trouvait, fort heureusement pour nous, à l’entrée du bois, mais à une petite distance, quelques gros arbres propres à la charpente, abattus l’été d’auparavant, et qui, je le suppose, gisaient là en attendant qu’on les charriât. Je menai ma petite troupe au milieu de ces arbres, nous nous rangeâmes en ligne derrière le plus long, j’engageai tout le monde à mettre pied à terre, et, gardant ce tronc devant nous comme un parapet, à former un triangle ou trois fronts, renfermant nos chevaux dans le centre.

Nous fîmes ainsi et nous fîmes bien, car jamais il ne fut plus furieuse charge que celle qu’exécutèrent sur nous ces animaux quand nous fûmes en ce lieu : ils se précipitèrent en grondant, montèrent sur la pièce de charpente qui nous servait de parapet, comme s’ils se jetaient sur leur proie. Cette fureur, à ce qu’il paraît, était surtout excitée par la vue des chevaux placés derrière nous : c’était là la curée qu’ils convoitaient. J’ordonnai à nos hommes de faire feu comme auparavant, de deux hommes l’un, et ils ajustèrent si bien qu’ils tuèrent plusieurs loups à la première décharge ; mais il fut nécessaire de faire un feu roulant, car ils avançaient sur nous comme des diables, ceux de derrière poussant ceux de devant.

Après notre seconde fusillade, nous pensâmes qu’ils s’arrêteraient un peu, et j’espérais qu’ils allaient battre en retraite ; mais ce ne fût qu’une lueur, car d’autres s’élancèrent de nouveau. Nous fîmes donc nos salves de pistolets. Je crois que dans ces quatre décharges nous en tuâmes bien dix-sept ou dix-huit et que nous en estropiâmes le double. Néanmoins ils ne désemparaient pas.

Je ne me souciais pas de tirer notre dernier coup trop à la hâte. J’appelai donc mon domestique, non pas mon serviteur Vendredi, il était mieux employé : durant l’engagement il avait, avec la plus grande dextérité imaginable chargé mon fusil et le sien ; mais, comme je disais, j’appelai mon autre homme, et, lui donnant une corne à poudre, je lui ordonnai de faire une grande traînée le long de la pièce de charpente. Il obéit et n’avait eu que le temps de s’en aller, quand les loups y revinrent, et quelques-uns étaient montés dessus, lorsque moi, lâchant près de la poudre le chien d’un pistolet déchargé, j’y mis le feu. Ceux qui se trouvaient sur la charpente furent grillés, et six ou sept d’entre eux tombèrent ou plutôt sautèrent parmi nous, soit par la force ou par la peur du feu. Nous les dépêchâmes en un clin-d’œil ; et les autres furent si effrayés de cette explosion, que la nuit fort près alors d’être close rendit encore plus terrible, qu’ils se reculèrent un peu.

Là-dessus je commandai de faire une décharge générale de nos derniers pistolets, après quoi nous jetâmes un cri. Les loups alors nous montrèrent les talons, et aussitôt nous fîmes une sortie sur une vingtaine d’estropiés que nous trouvâmes se débattant par terre, et que nous taillâmes à coups de sabre, ce qui répondit à notre attente ; car les cris et les hurlements qu’ils poussèrent furent entendus par leurs camarades, si bien qu’ils prirent congé de nous et s’enfuirent.

Nous en avions en tout expédié une soixantaine, et si c’eût été en plein jour nous en aurions tué bien davantage. Le champ de bataille étant ainsi balayé, nous nous remîmes en route, car nous avions encore près d’une lieue à faire. Plusieurs fois chemin faisant nous entendîmes ces bêtes dévorantes hurler et crier dans les bois, et plusieurs fois nous nous imaginâmes en voir quelques-unes ; mais, nos yeux étant éblouis par la neige, nous n’en étions pas certains. Une heure après nous arrivâmes à l’endroit où nous devions loger. Nous y trouvâmes la population glacée d’effroi et sous les armes, car la nuit d’auparavant les loups et quelques ours s’étaient jetés dans le village et y avaient porté l’épouvante. Les habitants étaient forcés de faire le guet nuit et jour, mais surtout la nuit, pour défendre leur bétail et se défendre eux-mêmes.

Le lendemain notre guide était si mal et ses membres si enflés par l’apostème de ses deux blessures, qu’il ne put aller plus loin. Là nous fûmes donc obligés d’en prendre un nouveau pour nous conduire à Toulouse, où nous ne trouvâmes ni neige, ni loups, ni rien de semblable, mais un climat chaud et un pays agréable et fertile. Lorsque nous racontâmes notre aventure à Toulouse, on nous dit que rien n’était plus ordinaire dans ces grandes forêts au pied des montagnes, surtout quand la terre était couverte de neige. On nous demanda beaucoup quelle espèce de guide nous avions trouvé pour oser nous mener par cette route dans une saison si rigoureuse, et on nous dit qu’il était fort heureux que nous n’eussions pas été touts dévorés. Au récit que nous fîmes de la manière dont nous nous étions placés avec les chevaux au milieu de nous, on nous blâma excessivement, et on nous affirma qu’il y aurait eu cinquante à gager contre un que nous eussions dû périr ; car c’était la vue des chevaux qui avait rendu les loups si furieux : ils les considéraient comme leur proie ; qu’en toute autre occasion ils auraient été assurément effrayés de nos fusils ; mais, qu’enrageant de faim, leur violente envie d’arriver jusqu’aux chevaux les avait rendus insensibles au danger, et si, par un feu roulant et à la fin par le stratagème de la traînée de poudre, nous n’en étions venus à bout, qu’il y avait gros à parier que nous aurions été mis en pièces ; tandis que, si nous fussions demeurés tranquillement à cheval et eussions fait feu comme des cavaliers, ils n’auraient pas autant regardé les chevaux comme leur proie, voyant des hommes sur leur dos. Enfin on ajoutait que si nous avions mis pied à terre et avions abandonné nos chevaux, ils se seraient jetés dessus avec tant d’acharnement que nous aurions pu nous éloigner sains et saufs, surtout ayant en main des armes à feu et nous trouvant en si grand nombre.

Pour ma part, je n’eus jamais de ma vie un sentiment plus profond du danger ; car, lorsque je vis plus de trois cents de ces bêtes infernales, poussant des rugissements et la gueule béante, s’avancer pour nous dévorer, sans que nous eussions rien pour nous réfugier ou nous donner retraite, j’avais cru que c’en était fait de moi. N’importe ! je ne pense pas que je me soucie jamais de traverser les montagnes ; j’aimerais mieux faire mille lieues en mer, fussé-je sûr d’essuyer une tempête par semaine.

Rien qui mérite mention ne signala mon passage à travers la France, rien du moins dont d’autres voyageurs n’aient donné le récit infiniment mieux que je ne le saurais. Je me rendis de Toulouse à Paris ; puis, sans faire nulle part un long séjour, je gagnai Calais, et débarquai en bonne santé à Douvres, le 14 janvier, après avoir eu une âpre et froide saison pour voyager.

J’étais parvenu alors au terme de mon voyage, et en peu de temps j’eus autour de moi toutes mes richesses nouvellement recouvrées, les lettres de change dont j’étais porteur ayant été payées couramment.

Mon principal guide et conseiller privé ce fut ma bonne vieille veuve, qui, en reconnaissance de l’argent que je lui avais envoyé, ne trouvait ni peines trop grandes ni soins trop onéreux quand il s’agissait de moi. Je mis pour toutes choses ma confiance en elle si complètement, que je fus parfaitement tranquille quant à la sûreté de mon avoir ; et, par le fait, depuis, le commencement jusqu’à la fin, je n’eus qu’à me féliciter de l’inviolable intégrité de cette bonne gentlewoman.

J’eus alors la pensée de laisser mon avoir à cette femme, et de passer à Lisbonne, puis de là au Brésil ; mais de nouveaux scrupules religieux vinrent m’en détourner[1]. — Je pris donc le parti de demeurer dans ma patrie, et, si j’en pouvais trouver le moyen, de me défaire de ma plantation[2].

Dans ce dessein j’écrivis à mon vieil ami de Lisbonne. Il me répondit qu’il trouverait aisément à vendre ma plantation dans le pays ; mais que, si je consentais à ce qu’au Brésil il l’offrit en mon nom aux deux marchands, les survivants de mes curateurs, que je savais fort riches, et qui, se trouvant sur les lieux, en connaissaient parfaitement la valeur, il était sûr qu’ils seraient enchantés d’en faire l’acquisition, et ne mettait pas en doute que je ne pusse en tirer au moins 4 ou 5,000 pièces de huit.

J’y consentis donc et lui donnai pour cette offre mes instructions, qu’il suivit. Au bout de huit mois, le bâtiment étant de retour, il me fit savoir que la proposition avait été acceptée, et qu’ils avaient adressé 33,000 pièces de huit à l’un de leurs correspondants à Lisbonne pour effectuer le paiement.

De mon côté je signai l’acte de vente en forme qu’on m’avait expédié de Lisbonne, et je le fis passer à mon vieil ami, qui m’envoya des lettres de change pour 32,800 pièces de huit[3], prix de ma propriété, se réservant le paiement annuel de 100 moidores pour lui, et plus tard pour son fils celui viager de 50 moidores[4], que je leur avais promis et dont la plantation répondait comme d’une rente inféodée. — Voici que j’ai donné la première partie de ma vie de fortune et d’aventures, vie qu’on pourrait appeler une marqueterie de la Providence, vie d’une bigarrure telle que le monde en pourra rarement offrir de semblable. Elle commença follement, mais elle finit plus heureusement qu’aucune de ses circonstances ne m’avait donné lieu de l’espérer.


  1. Voir à la Dissertation religieuse.
  2. Ce paragraphe et le fragment que nous renvoyons à la Dissertation ont été supprimés dans une édition contemporaine où l’on se borne au rôle de traducteur fidèle
  3. La pièce de huit ou de huit testons, dont il a souvent été parlé dans le cours de cet ouvrage, est une pièce d’or portugaise valant environ 5 Fr. 66 cent.
  4. Le moidore que les Français nomment morde et les Portugais mœdadouro, est aussi une pièce d’or qui vaut environ 33 fr. 96 cent. P. B.