Robinson Crusoé (Borel)/6

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 41-48).

Robinson et Xury vainqueurs d’un Lion.



e savais que touts les vaisseaux qui font voile pour la côte de Guinée, le Brésil ou les Indes Orientales, touchent à ce cap ou à ces îles. En un mot, je plaçais là toute l’alternative de mon sort, soit que je dusse rencontrer un bâtiment, soit que je dusse périr.

Quand j’eus suivi cette résolution pendant environ dix jours de plus, comme je l’ai déjà dit, je commençai à m’apercevoir que la côte était habitée, et en deux ou trois endroits que nous longions, nous vîmes des gens qui s’arrêtaient sur le rivage pour nous regarder ; nous pouvions aussi distinguer qu’ils étaient entièrement noirs et tout-à-fait nus. J’eus une fois l’envie de descendre à terre vers eux ; mais Xury fut meilleur conseiller, et me dit : — « Pas aller ! Pas aller ! » Je halai cependant plus près du rivage afin de pouvoir leur parler, et ils me suivirent pendant quelque temps le long de la rive. Je remarquai qu’ils n’avaient point d’armes à la main, un seul excepté qui portait un long et mince bâton, que Xury dit être une lance qu’ils pouvaient lancer fort loin avec beaucoup de justesse. Je me tins donc à distance, mais je causai avec eux, par gestes, aussi bien que je pus, et particulièrement pour leur demander quelque chose à manger. Ils me firent signe d’arrêter ma chaloupe, et qu’ils iraient me chercher quelque nourriture. Sur ce, j’abaissai le haut de ma voile ; je m’arrêtai proche, et deux d’entre eux coururent dans le pays, et en moins d’une demi-heure revinrent, apportant avec eux deux morceaux de viande sèche et du grain, production de leur contrée. Ni Xury ni moi ne savions ce que c’était ; pourtant nous étions fort désireux de le recevoir ; mais comment y parvenir ? Ce fut là notre embarras. Je n’osais point aller à terre vers eux, qui n’étaient pas moins effrayés de nous. Bref, ils prirent un détour excellent pour nous tous ; ils déposèrent les provisions sur le rivage, et se retirèrent à une grande distance jusqu’à ce que nous les eûmes toutes embarquées, puis ils se rapprochèrent de nous.

N’ayant rien à leur donner en échange, nous leur faisions des signes de remerciements, quand tout à coup s’offrit une merveilleuse occasion de les obliger. Tandis que nous étions arrêtés près de la côte, voici venir des montagnes deux énormes créatures se poursuivant (nous sembla-t-il) avec fureur. Était-ce le mâle qui poursuivait la femelle ? Étaient-ils en ébats ou en rage ? Il eût été impossible de le dire. Était-ce ordinaire ou étrange ? je ne sais. Toutefois, je pencherais plutôt pour le dernier, parce que ces animaux voraces n’apparaissent guère que la nuit, et parce que nous vîmes la foule horriblement épouvantée, surtout les femmes. L’homme qui portait la lance ou le dard ne prit point la fuite à leur aspect comme tout le reste. Néanmoins, ces deux créatures coururent droit à la mer, et, ne montrant nulle intention de se jeter sur un seul de ces Nègres, elles se plongèrent dans les flots et se mirent à nager çà et là, comme si elles y étaient venues pour leur divertissement. Enfin un de ces animaux commença à s’approcher de mon embarcation plus près que je ne m’y serais attendu d’abord ; mais j’étais en garde contre lui, car j’avais chargé mon mousquet avec toute la promptitude possible, et j’avais ordonné à Xury de charger les autres. Dès qu’il fut à la portée, je fis feu, et je le frappai droit à la tête. Aussitôt il s’enfonça dans l’eau, mais aussitôt il reparut et plongea et replongea, semblant lutter avec la vie : ce qui était en effet, car immédiatement il se dirigea vers le rivage et périt juste au moment de l’atteindre, tant à cause des coups mortels qu’il avait reçus que de l’eau qui l’étouffa.

Il serait impossible d’exprimer l’étonnement de ces pauvres gens au bruit et au feu de mon mousquet. Quelques-uns d’entre eux faillirent en mourir d’effroi, et, comme morts, tombèrent contre terre dans la plus grande terreur. Mais quand ils eurent vu l’animal tué et enfoncé sous l’eau, et que je leur eus fait signe de revenir sur le bord, ils prirent du cœur ; ils s’avancèrent vers la rive et se mirent à sa recherche. Son sang, qui teignait l’eau, me le fit découvrir ; et, à l’aide d’une corde dont je l’entourai et que je donnai aux Nègres pour le haler, ils le traînèrent au rivage. Là, il se trouva que c’était un léopard des plus curieux, parfaitement moucheté et superbe. Les Nègres levaient leurs mains dans l’admiration de penser ce que pouvait être ce avec quoi je l’avais tué.

L’autre animal, effrayé par l’éclair et la détonation de mon mousquet, regagna la rive à la nage et s’enfuit directement vers les montagnes d’où il était venu, et je ne pus, à cette distance, reconnaître ce qu’il était. Je m’aperçus bientôt que les Nègres étaient disposés à manger la chair du léopard ; aussi voulus-je le leur faire accepter comme une faveur de ma part ; et, quand par mes signes je leur eus fait savoir qu’ils pouvaient le prendre, ils en furent très reconnaissants. Aussitôt ils se mirent à l’ouvrage et l’écorchèrent avec un morceau de bois affilé, aussi promptement, même plus promptement que nous ne pourrions le faire avec un couteau. Ils m’offrirent de sa chair ; j’éludai cette offre, affectant de vouloir la leur abandonner ; mais, par mes signes, leur demandant la peau, qu’ils me donnèrent très franchement, en m’apportant en outre une grande quantité de leurs victuailles, que j’acceptai, quoiqu’elles me fussent inconnues. Alors je leur fis des signes pour avoir de l’eau, et je leur montrai une de mes jarres en la tournant sens dessus dessous, pour faire voir qu’elle était vide et que j’avais besoin qu’elle fût remplie. Aussitôt ils appelèrent quelques-uns des leurs, et deux femmes vinrent, apportant un grand vase de terre qui, je le suppose, était cuite au soleil. Ainsi que précédemment, ils le déposèrent, pour moi, sur le rivage. J’y envoyai Xury avec mes jarres, et il les remplit toutes trois. — Les femmes étaient aussi complètement nues que les hommes.

J’étais alors fourni d’eau, de racines et de grains, quels qu’ils fussent ; je pris congé de mes bons Nègres, et, sans m’approcher du rivage, je continuai ma course pendant onze jours environ, avant que je visse devant moi la terre s’avancer bien avant dans l’océan à la distance environ de quatre ou cinq lieues. Comme la mer était très calme, je me mis au large pour gagner cette pointe. Enfin, la doublant à des lieues de la côte, je vis distinctement des terres à l’opposite ; alors je conclus, au fait cela était indubitable, que d’un côté j’avais le Cap-Vert, et de l’autre ces îles qui lui doivent leur nom. Toutefois elles étaient fort éloignées, et je ne savais pas trop ce qu’il fallait que je fisse ; car si j’étais surpris par un coup de vent, je pouvais fort bien n’atteindre ni l’un ni l’autre.

Dans cette perplexité, comme j’étais fort pensif, j’entrai dans la cabine et je m’assis, laissant à Xury la barre du gouvernail, quand subitement ce jeune garçon s’écria : — « Maître ! maître ! un vaisseau avec une voile ! » La frayeur avait mis hors de lui-même ce simple enfant, qui pensait qu’infailliblement c’était un des vaisseaux de son maître envoyés à notre poursuite, tandis que nous étions, comme je ne l’ignorais pas, tout-à-fait hors de son atteinte. Je m’élançai de ma cabine, et non seulement je vis immédiatement le navire, mais encore je reconnus qu’il était Portugais. Je le crus d’abord destiné à faire la traite des Nègres sur la côte de Guinée ; mais quand j’eus remarqué la route qu’il tenait, je fus bientôt convaincu qu’il avait tout autre destination, et que son dessein n’était pas de serrer la terre. Alors, je portai le cap au large, et je forçai de voile au plus près, résolu de lui parler s’il était possible.

Avec toute la voile que je pouvais faire, je vis que jamais je ne viendrais dans ses eaux, et qu’il serait passé avant que je pusse lui donner aucun signal. Mais après avoir forcé à tout rompre, comme j’allais perdre espérance, il m’aperçut sans doute à l’aide de ses lunettes d’approche ; et, reconnaissant que c’était une embarcation européenne, qu’il supposa appartenir à quelque vaisseau naufragé, il diminua de voiles afin que je l’atteignisse. Ceci m’encouragea, et comme j’avais à bord le pavillon de mon patron, je le hissai en berne en signal de détresse et je tirai un coup de mousquet. Ces deux choses furent remarquées, car j’appris plus tard qu’on avait vu la fumée, bien qu’on n’eût pas entendu la détonation. À ces signaux, le navire mit pour moi complaisamment en panne et tint à la cape et capéa. En trois heures environ je le joignis.

On me demanda en portugais, puis en espagnol, puis en français, qui j’étais ; mais je ne comprenais aucune de ces langues. À la fin, un matelot écossais qui se trouvait à bord m’interpella, et je lui répondis et lui dis que j’étais Anglais, et que je venais de m’échapper de l’esclavage des Maures de Sallé ; alors on m’invita à venir à bord, et on m’y reçut très obligeamment avec tous mes bagages.

J’étais dans une joie inexprimable, comme chacun peut le croire, d’être ainsi délivré d’une condition que je regardais comme tout à fait misérable et désespérée, et je m’empressai d’offrir au capitaine du vaisseau tout ce que je possédais pour prix de ma délivrance. Mais il me répondit généreusement qu’il n’accepterait rien de moi, et que tout ce que j’avais me serait rendu intact à mon arrivée au Brésil. — « Car, dit-il, je vous ai sauvé la vie comme je serais fort aise qu’on me la sauvât. Peut-être m’est-il réservé une fois une autre d’être secouru dans une semblable position. En outre, en vous conduisant au Brésil, à une si grande distance de votre pays, si j’acceptais de vous ce que vous pouvez avoir, vous y mourriez de faim, et alors je vous reprendrais la vie que je vous ai donnée. Non, non, senhor inglez, c’est-à-dire monsieur l’Anglais, je veux vous y conduire par pure commisération ; et ces choses-là vous y serviront à payer votre subsistance et votre traversée de retour. »

Il fut aussi scrupuleux dans l’accomplissement de ses promesses, qu’il avait été charitable dans ses propositions ; car il défendit aux matelots de toucher à rien de ce qui m’appartenait ; il prit alors le tout en sa garde et m’en donna ensuite un exact inventaire, pour que je pusse tout recouvrer ; tout, jusqu’à mes trois jarres de terre.

Quant à ma chaloupe, elle était fort bonne ; il le vit, et me proposa de l’acheter pour l’usage de son navire, et me demanda ce que j’en voudrais avoir. Je lui répondis qu’il avait été, à mon égard, trop généreux en toutes choses, pour que je me permisse de fixer aucun prix, et que je m’en rapportais à sa discrétion. Sur quoi, il me dit qu’il me ferait, de sa main, un billet de quatre-vingts pièces de huit payable au Brésil ; et que si, à ce moment-là, quelqu’un m’en offrait davantage, il me tiendrait compte de l’excédent. Il me proposa en outre soixante pièces de huit pour mon garçon Xury. J’hésitai à les accepter ; non que je répugnasse à le laisser au capitaine, mais à vendre la liberté de ce pauvre enfant, qui m’avait aidé si fidèlement à recouvrer la mienne. Cependant, lorsque je lui eus fait savoir ma raison, il la reconnut juste, et me proposa, pour accommodement, de donner au jeune garçon une obligation de le rendre libre au bout de dix ans s’il voulait se faire chrétien. Sur cela, Xury consentant à le suivre, je l’abandonnai au capitaine.

Nous eûmes une très heureuse navigation jusqu’au Brésil, et nous arrivâmes à la Bahia de Todos os Santos, ou Baie de Touts les Saints, environ vingt-deux jours après. J’étais alors, pour la seconde fois, délivré de la plus misérable de toutes les conditions de la vie, et j’avais alors à considérer ce que prochainement je devais faire de moi.