Robinson Crusoé (Borel)/64

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 81-88).

La Cabine.



on content de cela, et, comme je l’ai dit plus haut, ayant un grand désir d’assister à la scène de misère que je savais devoir m’être offerte par le navire lui-même d’une manière plus saisissante que tout récit possible, je pris avec moi le capitaine, comme on l’appelait alors, et je partis peu après dans sa chaloupe.

Je trouvai à bord les pauvres matelots presque en révolte pour arracher la viande de la chaudière avant qu’elle fût cuite ; mais mon second avait suivi ses ordres et fait faire bonne garde à la porte de la cuisine ; et la sentinelle qu’il avait placée là, après avoir épuisé toutes persuasions possibles pour leur faire prendre patience, les repoussait par la force. Néanmoins elle ordonna de tremper dans le pot quelques biscuits pour les amollir avec le gras du bouillon, — on appelle cela brewis, — et d’en distribuer un à chacun pour appaiser leur faim : c’était leur propre conservation qui l’obligeait, leur disait-elle, de ne leur en donner que peu à la fois. Tout cela était bel et bon ; mais si je ne fusse pas venu à bord en compagnie de leur commandant et de leurs officiers, si je ne leur avais adressé de bonnes paroles et même quelques menaces de ne plus rien leur donner, je crois qu’ils auraient pénétré de vive force dans la cuisine et arraché la viande du fourneau : car Ventre affamé n’a point d’oreilles. — Nous les pacifiâmes pourtant : d’abord nous leur donnâmes à manger peu à peu et avec retenue, puis nous leur accordâmes davantage, enfin nous les mîmes à discrétion, et ils s’en trouvèrent assez bien.

Mais la misère des pauvres passagers de la cabine était d’une autre nature et bien au-delà de tout le reste ; car, l’équipage ayant si peu pour lui-même, il n’était que trop vrai qu’il les avait d’abord tenus fort chétivement, puis à la fin qu’il les avait totalement négligés ; de sorte qu’on eût pu dire qu’ils n’avaient eu réellement aucune nourriture depuis six ou sept jours, et qu’ils n’en avaient eu que très-peu les jours précédents.

La pauvre mère, qui, à ce que le lieutenant nous rapporta, était une femme de bon sens et de bonne éducation, s’était par tendresse pour son fils imposé tant de privations, qu’elle avait fini par succomber ; et quand notre second entra elle était assise sur le plancher de la cabine, entre deux chaises auxquelles elle se tenait fortement, son dos appuyé contre le lambris, la tête affaissée dans les épaules, et semblable à un cadavre, bien qu’elle ne fût pas tout-à-fait morte. Mon second lui dit tout ce qu’il put pour la ranimer et l’encourager, et avec une cuillère lui fit couler du bouillon dans la bouche. Elle ouvrit les lèvres, elle leva une main, mais elle ne put parler. Cependant elle entendit ce qu’il lui disait, et lui fit signe qu’il était trop tard pour elle ; puis elle lui montra son enfant, comme si elle eût voulu dire : Prenez-en soin.

Néanmoins le second, excessivement ému à ce spectacle, s’efforçait de lui introduire un peu de bouillon dans la bouche, et, à ce qu’il prétendit, il lui en fit avaler deux ou trois cuillerées : je doute qu’il en fût bien sûr. N’importe ! c’était trop tard : elle mourut la même nuit.

Le jeune homme, qui avait été sauvé au prix de la vie de la plus affectionnée des mères, ne se trouvait pas tout-à-fait aussi affaibli ; cependant il était étendu roide sur un lit, n’ayant plus qu’un souffle de vie. Il tenait dans sa bouche un morceau d’un vieux gant qu’il avait dévoré. Comme il était jeune et avait plus de vigueur que sa mère, le second réussit à lui verser quelque peu de la potion dans le gosier, et il commença sensiblement à se ranimer ; pourtant quelque temps après, lui en ayant donné deux ou trois grosses cuillerées, il se trouva fort mal et les rendit.

Des soins furent ensuite donnés à la pauvre servante. Près de sa maîtresse elle était couchée tout de son long sur le plancher, comme une personne tombée en apoplexie, et elle luttait avec la mort. Ses membres étaient tordus : une de ses mains était agrippée à un bâton de chaise, et le tenait si ferme qu’on ne put aisément le lui faire lâcher ; son autre bras était passé sur sa tête, et ses deux pieds, étendus et joints, s’appuyaient avec force contre la barre de la table. Bref, elle gisait là comme un agonisant dans le travail de la mort : cependant elle survécut aussi.

La pauvre créature n’était pas seulement épuisée par la faim et brisée par les terreurs de la mort ; mais, comme nous l’apprîmes de l’équipage, elle avait le cœur déchiré pour sa maîtresse, qu’elle voyait mourante depuis deux ou trois jours et qu’elle aimait fort tendrement.

Nous ne savions que faire de cette pauvre fille ; et lorsque notre chirurgien, qui était un homme de beaucoup de savoir et d’expérience, l’eut à grands soins rappelée à la vie, il eut à lui rendre la raison ; et pendant fort long-temps elle resta à peu près folle, comme on le verra par la suite.

Quiconque lira ces mémoires voudra bien considérer que les visites en mer ne se font pas comme dans un voyage sur terre, où l’on séjourne quelquefois une ou deux semaines en un même lieu. Il nous appartenait de secourir l’équipage de ce navire en détresse, mais non de demeurer avec lui ; et, quoiqu’il désirât fort d’aller de conserve avec nous pendant quelques jours, il nous était pourtant impossible de convoyer un bâtiment qui n’avait point de mâts. Néanmoins, quand le capitaine nous pria de l’aider à dresser un grand mât de hune et une sorte de mâtereau de hune à son mât de misaine de fortune, nous ne nous refusâmes pas à rester en panne trois ou quatre jours. Alors, après lui avoir donné cinq barils de bœuf et de porc, deux barriques de biscuits, et une provision de pois, de farine et d’autres choses dont nous pouvions disposer, et avoir pris en retour trois tonneaux de sucre, du rum, et quelques pièces de huit, nous les quittâmes en gardant à notre bord, à leur propre requête, le jeune homme et la servante avec touts leurs bagages.

Le jeune homme, dans sa dix-septième année environ, garçon aimable, bien élevé, modeste et sensible, profondément affligé de la perte de sa mère, son père étant mort à la Barbade peu de mois auparavant, avait supplié le chirurgien de vouloir bien m’engager à le retirer de ce vaisseau, dont le cruel équipage, disait-il, était l’assassin de sa mère ; et par le fait il l’était, du moins passivement : car, pour la pauvre veuve délaissée ils auraient pu épargner quelques petites choses qui l’auraient sauvée, n’eût-ce été que juste de quoi l’empêcher de mourir. Mais la faim ne connaît ni ami, ni famille, ni justice, ni droit ; c’est pourquoi elle est sans remords et sans compassion.

Le chirurgien lui avait exposé que nous faisions un voyage de long cours, qui le séparerait de touts ses amis et le replongerait peut-être dans une aussi mauvaise situation que celle où nous l’avions trouvé, c’est-à-dire mourant de faim dans le monde ; et il avait répondu : — « Peu m’importe où j’irai, pourvu que je sois délivré, du féroce équipage parmi lequel je suis ! Le capitaine, — c’est de moi qu’il entendait parler, car il ne connaissait nullement mon neveu, — m’a sauvé la vie, je suis sûr qu’il ne voudra pas me faire de chagrin ; et quant à la servante, j’ai la certitude, si elle recouvre sa raison, qu’elle sera très-reconnaissante, n’importe le lieu où vous nous emmeniez. » — Le chirurgien m’avait rapporté tout ceci d’une façon si touchante, que je n’avais pu résister, et que nous les avions pris à bord touts les deux, avec touts leurs bagages, excepté onze barriques de sucre qu’on n’avait pu remuer ou aveindre. Mais, comme le jeune homme en avait le connaissement, j’avais fait signer à son capitaine un écrit par lequel il s’obligeait dès son arrivée à Bristol à se rendre chez un M. Rogers, négociant auquel le jeune homme s’était dit allié, et à lui remettre une lettre de ma part, avec toutes les marchandises laissées à bord appartenant à la défunte veuve. Il n’en fut rien, je présume : car je n’appris jamais que ce vaisseau eût abordé à Bristol. Il se sera perdu en mer, cela est probable. Désemparé comme il était et si éloigné de toute terre, mon opinion est qu’à la première tourmente qui aura soufflé il aura dû couler bas. Déjà il faisait eau et avait sa cale avariée quand nous le rencontrâmes.

Nous étions alors par 19 degrés 32 minutes de latitude, et nous avions eu jusque là un voyage passable comme temps, quoique les vents d’abord eussent été contraires. — Je ne vous fatiguerai pas du récit des petits incidents de vents, de temps et de courants advenus durant la traversée ; mais, coupant court eu égard à ce qui va suivre, je dirai que j’arrivai à mon ancienne habitation, à mon île, le 10 avril 1695. — Ce ne fut pas sans grande difficulté que je la retrouvai. Comme autrefois venant du Brésil, je l’avais abordée par le Sud et Sud-Est, que je l’avais quittée de même, et qu’alors je cinglais entre le continent et l’île, n’ayant ni carte de la côte, ni point de repère, je ne la reconnus pas quand je la vis. Je ne savais si c’était elle ou non.

Nous rôdâmes long-temps, et nous abordâmes à plusieurs îles dans les bouches de la grande rivière Orénoque, mais inutilement. Toutefois j’appris en côtoyant le rivage que j’avais été jadis dans une grande erreur, c’est-à-dire que le continent que j’avais cru voir de l’île où je vivais n’était réellement point la terre ferme, mais une île fort longue, ou plutôt une chaîne d’îles s’étendant d’un côté à l’autre des vastes bouches de la grande rivière ; et que les Sauvages qui venaient dans mon île n’étaient pas proprement ceux qu’on appelle Caribes, mais des insulaires et autres barbares de la même espèce, qui habitaient un peu plus près de moi.

Bref, je visitai sans résultat quantité de ces îles : j’en trouvai quelques-unes peuplées et quelques-unes désertes. Dans une entre autres je rencontrai des Espagnols, et je crus qu’ils y résidaient ; mais, leur ayant parlé, j’appris qu’ils avaient un sloop mouillé dans une petite crique près de là ; qu’ils venaient en ce lieu pour faire du sel et pêcher s’il était possible quelques huîtres à perle ; enfin qu’ils appartenaient à l’île de la Trinité, située plus au Nord, par les 10 et 11 degrés de latitude.

Côtoyant ainsi d’une île à l’autre, tantôt avec le navire, tantôt avec la chaloupe des Français, — nous l’avions trouvée à notre convenance, et l’avions gardée sous leur bon plaisir, — j’atteignis enfin le côté Sud de mon île, et je reconnus les lieux de prime abord. Je fis donc mettre le navire à l’ancre, en face de la petite crique où gisait mon ancienne habitation.

Sitôt que je vins en vue de l’île j’appelai Vendredi et je lui demandai s’il savait où il était. Il promena ses regards quelque temps, puis tout à coup il battit des mains et s’écria : — « O, oui ! O, voilà ! O, oui ! O, voilà ! » — Et montrant du doigt notre ancienne habitation, il se prit à danser et à cabrioler comme un fou, et j’eus beaucoup de peine à l’empêcher de sauter à la mer pour gagner la rive à la nage.

— « Eh bien ! Vendredi, lui demandai-je, penses-tu que nous trouvions quelqu’un ici ? penses-tu que nous revoyions ton père ? » — Il demeura quelque temps muet comme une souche ; mais quand je nommai son père, le pauvre et affectionné garçon parût affligé, et je vis des larmes couler en abondance sur sa face. — « Qu’est-ce, Vendredi ? lui dis-je, te fâcherait-il de revoir ton père ? » — « Non, non, répondit-il en secouant la tête, non voir lui plus, non jamais plus voir encore ! » — Pourquoi donc, Vendredi, repris-je, comment sais-tu cela ? » — « Oh non ! oh non ! s’écria-t-il ; lui mort il y a long-temps ; il y a long-temps lui beaucoup vieux homme. » — « Bah ! bah ! Vendredi, tu n’en sais rien ; mais allons-nous trouver quelqu’un autre ? » — Le compagnon avait, à ce qu’il paraît, de meilleurs yeux que moi ; il les jeta juste sur la colline au-dessus de mon ancienne maison, et, quoique nous en fussions à une demi-lieue, il se mit à crier : — « Moi voir ! moi voir ! oui, oui, moi voir beaucoup hommes là, et là, et là. »