Robinson Crusoé (Borel)/90

La bibliothèque libre.
Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 289-296).

Embarquement de Bestiaux pour l’Île.



uand nous en vînmes à équiper le sloop, mon vieux partner me dit qu’il y avait un très-honnête homme, un planteur brésilien de sa connaissance lequel avait encouru la disgrâce de l’Église. — « Je ne sais pourquoi, dit-il, mais, sur ma conscience je pense qu’il est hérétique dans le fond de son cœur. De peur de l’Inquisition, il a été obligé de se cacher. À coup sûr, il serait ravi de trouver une pareille occasion de s’échapper avec sa femme et ses deux filles. Si vous vouliez bien le laisser émigrer dans votre île et lui constituer une plantation, je me chargerais de lui donner un petit matériel pour commencer ; car les officiers de l’Inquisition ont saisi touts ses effets et touts ses biens, et il ne lui reste rien qu’un chétif mobilier et deux esclaves. Quoique je haïsse ses principes, cependant je ne voudrais pas le voir tomber entre leurs mains ; sûrement il serait brûlé vif. »

J’adhérai sur-le-champ à cette proposition, je réunis mon Anglais à cette famille, et nous cachâmes l’homme, sa femme et ses filles sur notre navire, jusqu’au moment où le sloop mit à la voile. Alors, leurs effets ayant été portés à bord de cette embarcation quelque temps auparavant, nous les y déposâmes quand elle fut sortie de la baie.

Notre marin fut extrêmement aise de ce nouveau compagnon. Aussi riches l’un que l’autre en outils et en matériaux, ils n’avaient, pour commencer leur établissement, que ce dont j’ai fait mention ci-dessus ; mais ils emportaient avec eux, — ce qui valait tout le reste, — quelques plants de canne à sucre et quelques instruments pour la culture des cannes, à laquelle le Portugais s’entendait fort bien.

Entre autres secours que je fis passer à mes tenanciers dans l’île, je leur envoyai par ce sloop : trois vaches laitières, cinq veaux, environ vingt-deux porcs, parmi lesquels trois truies pleines ; enfin deux poulinières et un étalon.

J’engageai trois femmes portugaises à partir, selon ma promesse faite aux Espagnols, auxquels je recommandai de les épouser et d’en user dignement avec elles. J’aurais pu en embarquer bien davantage, mais je me souvins que le pauvre homme persécuté avait deux filles, et que cinq Espagnols seulement en désiraient ; les autres avaient des femmes en leur puissance, bien qu’en pays éloignés.

Toute cette cargaison arriva à bon port et fut, comme il vous est facile de l’imaginer, fort bien reçue par mes vieux habitants, qui se trouvèrent alors, avec cette addition, au nombre de soixante ou soixante-dix personnes, non compris les petits enfants, dont il y avait foison. Quand je revins en Angleterre, je trouvai des lettres d’eux touts, apportées par le sloop à son retour du Brésil et venues par la voie de Lisbonne. J’en accuse ici réception.

Maintenant, j’en ai fini avec mon île, je romps avec tout ce qui la concerne ; et quiconque lira le reste de ces mémoires fera bien de l’ôter tout-à-fait de sa pensée, et de s’attendre à lire seulement les folies d’un vieillard que ses propres malheurs et à plus forte raison ceux d’autrui n’avaient pu instruire à se garer de nouveaux désastres ; d’un vieillard que n’avait pu rasseoir plus de quarante années de misères et d’adversités, que n’avaient pu satisfaire une prospérité surpassant son espérance, et que n’avaient pu rendre sage une affliction, une détresse qui passe l’imagination.

Je n’avais pas plus affaire d’aller aux Indes-Orientales qu’un homme en pleine liberté n’en a d’aller trouver le guichetier de Newgate, et de le prier de l’enfermer avec les autres prisonniers et de lui faire souffrir la faim. Si j’avais pris un petit bâtiment anglais pour me rendre directement dans l’île, si je l’avais chargé, comme j’avais fait l’autre vaisseau, de toutes choses nécessaires pour la plantation et pour mon peuple ; si j’avais demandé à ce gouvernement-ci des lettres-patentes qui assurassent ma propriété, rangée simplement sous la domination de l’Angleterre, ce qu’assurément j’eusse obtenu ; si j’y avais transporté du canon, des munitions, des esclaves, des planteurs ; si, prenant possession de la place, je l’eusse munie et fortifiée au nom de la Grande-Bretagne et eusse accru sa population, comme aisément je l’eusse pu faire ; si alors j’eusse résidé là et eusse renvoyé le vaisseau chargé de bon riz, ce qu’aussi j’eusse pu faire au bout de six mois, en mandant à mes amis de nous le réexpédier avec un chargement à notre convenance ; si j’avais fait ceci, si je me fusse fixé là, j’aurais enfin agi, moi, comme un homme de bon sens ; mais j’étais possédé d’un esprit vagabond, et je méprisai touts ces avantages. Je complaisais à me voir le patron de ces gens que j’avais placés là, et à en user avec eux en quelque sorte d’une manière haute et majestueuse comme un antique monarque patriarcal : ayant soin de les pourvoir comme si j’eusse été Père de toute la famille, comme je l’étais de la plantation ; mais je n’avais seulement jamais eu la prétention de planter au nom de quelque gouvernement ou de quelque nation, de reconnaître quelque prince, et de déclarer mes gens sujets d’une nation plutôt que d’une autre ; qui plus est, je n’avais même pas donné de nom à l’île : je la laissai comme je l’avais trouvée, n’appartenant à personne, et sa population n’ayant d’autre discipline, d’autre gouvernement que le mien, lequel, bien que j’eusse sur elle l’influence d’un père et d’un bienfaiteur, n’avait point d’autorité ou de pouvoir pour agir ou commander allant au-delà de ce que, pour me plaire, elle m’accordait volontairement. Et cependant cela aurait été plus que suffisant si j’eusse résidé dans mon domaine. Or, comme j’allai courir au loin et ne reparus plus, les dernières nouvelles que j’en reçus me parvinrent par le canal de mon partner, qui plus tard envoya un autre sloop à la colonie, et qui, — je ne reçus toutefois sa missive que cinq années après qu’elle avait été écrite, — me donna avis que mes planteurs n’avançaient que chétivement, et murmuraient de leur long séjour en ce lieu ; que Will Atkins était mort ; que cinq Espagnols étaient partis ; que, bien qu’ils n’eussent pas été très-molestés par les sauvages, ils avaient eu cependant quelques escarmouches avec eux et qu’ils le suppliaient de m’écrire de penser à la promesse que je leur avais faite de les tirer de là, afin qu’ils pussent revoir leur patrie avant de mourir.

Mais j’étais parti en chasse de l’Oie-sauvage, en vérité ; et ceux qui voudront savoir quelque chose de plus sur mon compte, il faut qu’ils se déterminent à me suivre à travers une nouvelle variété d’extravagances, de détresse et d’impertinentes aventures, où la justice de la Providence se montre clairement, et où nous pouvons voir combien il est facile au Ciel de nous rassasier de nos propres désirs, de faire que le plus ardent de nos souhaits soit notre affliction, et de nous punir sévèrement dans les choses mêmes où nous pensions rencontrer le suprême bonheur.

Que l’homme sage ne se flatte pas de la force de son propre jugement, et de pouvoir faire choix par lui-même de sa condition privée dans la vie. L’homme est une créature qui a la vue courte, l’homme ne voit pas loin devant lui ; et comme ses passions ne sont pas de ses meilleurs amis, ses affections particulières sont généralement ses plus mauvais conseillers[1].

Je dis ceci, faisant trait au désir impétueux que j’avais, comme un jeune homme, de courir le monde. Combien il était évident alors que cette inclination s’était perpétuée en moi pour mon châtiment ! Comment advint-il, de quelle manière, dans quelle circonstance, quelle en fut la conclusion, c’est chose aisée de vous le rapporter historiquement et dans touts ses détails ; mais les fins secrètes de la divine Providence, en permettant que nous soyons ainsi précipités dans le torrent de nos propres désirs, ne seront comprises que de ceux qui savent prêter l’oreille à la voix de la Providence et tirer de religieuses conséquences de la justice de Dieu et de leurs propres erreurs.

Que j’eusse affaire ou pas affaire, le fait est que je partis ; ce n’est point l’heure maintenant de s’étendre plus au long sur la raison ou l’absurdité de ma conduite. Or, pour en revenir à mon histoire, je m’étais embarqué pour un voyage, et ce voyage je le poursuivis.

J’ajouterai seulement que mon honnête et véritablement pieux ecclésiastique me quitta ici[2] : un navire étant prêt à faire voile pour Lisbonne, il me demanda permission de s’y embarquer, destiné qu’il était, comme il le remarqua, à ne jamais achever un voyage commencé. Qu’il eût été heureux pour moi que je fusse parti avec lui !

Mais il était trop tard alors. D’ailleurs le Ciel arrange toutes choses pour le mieux ; si j’étais parti avec lui, je n’aurais pas eu tant d’occasions de rendre grâce à Dieu, et vous, vous n’auriez point connu la seconde partie des Voyages et Aventures de Robinson Crusoé. Il me faut donc laisser là ces vaines apostrophes contre moi-même, et continuer mon voyage.

Du Brésil, nous fîmes route directement à travers la mer Atlantique pour le Cap de Bonne-Espérance, ou, comme nous l’appelons, the Cape of Good Hope, et notre course étant généralement Sud-Est, nous eûmes une assez bonne traversée ; par-ci par-là, toutefois, quelques grains ou quelques vents contraires. Mais j’en avais fini avec mes désastres sur mer : mes infortunes et mes revers m’attendaient au rivage, afin que je fusse une preuve que la terre comme la mer se prête à notre châtiment, quand il plaît au Ciel, qui dirige l’événement des choses, d’ordonner qu’il en soit ainsi.

Notre vaisseau, faisant un voyage de commerce, il y avait à bord un subrécargue, chargé de diriger touts ses mouvements une fois arrivé au Cap ; seulement, dans chaque port où nous devions faire escale, il ne pouvait s’arrêter au-delà d’un certain nombre de jours fixé par la charte-partie ; ceci n’était pas mon affaire, je ne m’en mêlai pas du tout ; mon neveu, — le capitaine, — et le subrécargue arrangeaient toutes ces choses entre eux comme ils le jugeaient convenable.

Nous ne demeurâmes au Cap que le temps nécessaire pour prendre de l’eau, et nous fîmes route en toute diligence pour la côte de Coromandel. De fait, nous étions informés qu’un vaisseau de guerre français de cinquante canons et deux gros bâtiments marchands étaient partis aux Indes, et comme je savais que nous étions en guerre avec la France, je n’étais pas sans quelque appréhension à leur égard ; mais ils poursuivirent leur chemin, et nous n’en eûmes plus de nouvelles.

Je n’enchevêtrerai point mon récit ni le lecteur dans la description des lieux, le journal de nos voyages, les variations du compas, les latitudes, les distances, les moussons, la situation des ports, et autres choses semblables dont presque toutes les histoires de longue navigation sont pleines, choses qui rendent leur lecture assez fastidieuse, et sont parfaitement insignifiantes pour tout le monde, excepté seulement pour ceux qui sont allés eux-mêmes dans ces mêmes parages.

C’est bien assez de nommer les ports et les lieux où nous relâchâmes, et de rapporter ce qui nous arriva dans le trajet de l’un à l’autre. — Nous touchâmes d’abord à l’île de Madagascar, où, quoiqu’ils soient farouches et perfides, et particulièrement très-bien armés de lances et d’arcs, dont ils se servent avec une inconcevable dextérité, nous ne nous entendîmes pas trop mal avec les naturels pendant quelque temps : ils nous traitaient avec beaucoup de civilité, et pour quelques bagatelles que nous leur donnâmes, telles que couteaux, ciseaux, et cætera, ils nous amenèrent onze bons et gras bouvillons, de moyenne taille, mais fort bien en chair, que nous embarquâmes, partie comme provisions fraîches pour notre subsistance présente, partie pour être salé pour l’avitaillement du navire.


  1. Dans la susdite traduction contemporaine, indigne du beau nom de madame Tastu, où, soi-disant, on se borne au rôle de traducteur fidèle, ce paragraphe et le suivant sont entièrement passés. P. B.
  2. Ici, dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de madame Tastu, est intercalé un long rabâchage sur la sincérité de cet ecclésiastique et sur le faux zèle et la rapacité des missionnaires, où il est dit que le chinois Confucius fait partie du calendrier de nos Saints. Je ne sais si ce morceau peu regrettable est de Daniel de Foë : je ne l’ai point trouvé dans l’édition originale de Stockdale, ni dans l’édition donnée par John Walker en 1818.