Robinson Crusoé (Saint-Hyacinthe)/Première partie

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Traduction par Thémiseul de Saint-Hyacinthe.
Texte établi par Charles-Georges-Thomas Garnier (1p. 27-272).


LA VIE

ET LES

AVENTURES

DE

ROBINSON CRUSOÉ.




PREMIÈRE PARTIE.


Je suis né en l’année mil six cent trente-deux, dans la ville d’York, d’une bonne famille, mais qui n’étoit point originaire de ce pays-là. Mon père étoit étranger, natif de Brême, & fit son premier établissement à Hull. Il y acquit beaucoup de bien en négociant : ensuite renonçant au commerce, il alla demeurer à York, où il épousa ma mère, dont les parens s’appeloient Robinson. Cette famille est une des meilleures du Comté, & c’est de-là que j’ai été appelé Robinson Kreutznar ; mais par une corruption de nom, qui est assez ordinaire en Angleterre, on nous appelle aujourd’hui Crusoé, & nous nous appelons & signons de même. Mes compagnons ne m’ont jamais donné d’autre nom.

J’avois deux frères plus âgés que moi, dont l’un étoit lieutenant colonel d’un régiment d’infanterie Anglois, commandé autrefois par le fameux colonel Lockart, & fut tué à la bataille de Dunkirk contre les Espagnols. Pour ce qui est du second, je n’ai jamais su ce qu’il étoit devenu ; & je ne suis pas mieux instruit de sa destinée, que mon père & ma mère l’ont été de la mienne.

Comme j’étois le troisième garçon de la famille, & que je n’avois appris aucun métier, je commençai bientôt à rouler dans ma tête force projets. Mon père, qui étoit fort âgé, ne m’avoit pas laissé dans l’ignorance : il m’avoit donné la meilleure éducation qu’il avoit pu, soit en me dictant des leçons de sa propre bouche, soit en m’envoyant à une de ces écoles publiques qu’il y a dans les campagnes ; & il me destinoit à l’étude des loix ; mais j’avoir de toutes autres vues : le desir d’aller sur mer me dominoit uniquement ; cette inclination me roidissoit si fort contre la volonté & même contre les ordres de mon père, & me rendoit si sourd aux remontrances & aux sollicitations pressantes de ma mère, & de tous mes proches, qu’il sembloit qu’il y eût une espèce de fatalité qui m’entraînoit secrettement vers cet état de souffrance & de misère où je devois tomber. Mon père qui étoit un sage & grave personnage, me donna d’excellens avis pour me faire renoncer à un dessein dont il voyoit bien que je m’étois entêté. Un matin, il me fit venir dans sa chambre où il étoit confiné à cause de la goutte ; & il me parla fortement sur ce sujet. Il me demanda quelle raison j’avois, ou plutôt qu’elle étoit ma folle envie, de vouloir quitte la maison paternelle, & ma patrie, où je pouvoir avoir de l’appui, & une belle espérance de pousser ma fortune par mon application & par mon industrie, & cela en menant une vie commode & agréable. Il me disoit qu’il n’y avoit que deux sortes de gens, les uns dénués de tout bien & sans ressource, les autres d’un rang supérieur & distingué, à qui il appartient de former de grandes entreprises, afin de s’élever, & de se rendre fameux par une route peu frayée ; que ce parti étoit de beaucoup trop au-dessus, ou trop au-dessous de moi ; que mon état étoit mitoyen, ou tel qu’on pouvoit l’appeler le premier étage de la vie bourgeoise ; que par une longue expérience il avoit reconnus que cette situation étoit la meilleure de toutes, le plus à la portée de la félicité humaine, nullement exposée à la misère, aux travaux & aux souffrances du commun des ouvriers ; mais exempte de l’orgueil & du luxe, de l’ambition & de l’envie des grands du monde. Il me disoit que je pouvois juger du bonheur de cet état, par cela même que c’étoit celui que tous les autres hommes envioient : que des rois avoient souvent gémi sur les misérables suites d’une haute naissance ; qu’ils auroient souhaité de se voir placés au milieu des deux extrémités, entre les grands & les petits ; que le sage s’étoit déclaré en faveur de cet état, & qu’il y avoit fixé le point de la vraie félicité, en priant qu’il n’eût ni pauvreté, ni richesse.

Il me faisoit remarquer une chose que je trouverois toujours dans le suite ; c’est que les calamités de la vie partageoient entre les plus qualifiés & le bas peuple : mais que dans l’état de médiocrité, il n’y avoit point tant de désastres, & qu’on n’y étoit point sujet à autant de vicissitudes que dans le plus haut ou dans le plus bas : que dis-je ? les maladies & les indispositions, soit du corps ou de l’esprit, y étoient moins fréquentes que parmi des gens qui, par une suite naturelle de leur manière de vivre, gagnoient divers maux ; ceux-ci par leurs débauches & leurs excès ; ceux-là par un trop rude travail, ou faute de nourriture & du nécessaire : il ajoutoit qu’une fortune médiocre étoit le siège de toutes les vertus, & de tous les plaisirs ; que la paix & l’abondance en étoient les compagnes ; que la tempérance, la modération, la tranquillité, la santé, la société, en un mot, tous les divertissemens honnêtes & desirables étoient attachés à ce genre de vie ; que par cette voie les hommes finissoient doucement leur carrière, & la finissoient en paix, sans être soulés du travail des mains, ni de celui de l’esprit ; sans se livrer à une vie servile pour gagner leur subsistance, ni à une suite continuelle de perplexités, qui troublent la tranquillité de l’ame & le repos du corps ; sans sentir en soi-même ni la rage de l’envie, ni les aiguillons cuisans de l’ambition ; mais, au contraire, jouissant des commodités de cette vie, en goûtant les douceurs & non les amertumes ; sensibles à leur propre bonheur, & apprenant par une expérience journalière à l’affermir de plus en plus.

Après quoi il m’exhorta dans les termes les plus pressans & les plus tendres, à ne point faire un pas de jeunesse, à n’aller pas au-devant des calamités, dont la nature & ma naissance m’avoient mis à couvert ; que je n’étois pas dans la nécessité d’aller chercher mon pain ; qu’il feroit tout pour moi, qu’il n’oublieroit rien pour me mettre en possession de cet état de vie qu’il venoit de me recommander ; que si je n’étois pas content & heureux dans le monde, ce seroit sans doute ma propre faute ou ma destinée ; qu’après avoir fait son devoir, en m’avertissant du préjudice que me causeroient de fausses démarches, il n’étoit plus responsable de rien ; en un mot, que, comme il travailloit à mon bonheur, si je voulois demeurer à la maison & m’établir de la manière qu’il le désiroit, aussi ne vouloit il pas contribuer à ma perte en favorisant mon départ. Il conclut en me disant, que j’avois devant les yeux l’exemple funeste de mon frère aîné, à qui il avoit pareillement représenté ces puissantes raisons pour le dissuader d’aller à la guerre des Pays-bas ; qu’il n’avoit pu l’empêcher de suivre une résolution de jeune homme, ni de courir à sa perte en embrassant le parti qu’il lui défendoit. Il ajouta qu’il ne cesseroit jamais de prier pour moi ; mais qu’en même tems il osoit m’annoncer que, si je faisois ce faux pas, Dieu ne me béniroit point, & qu’à l’avenir j’aurois tout le loisir de réfléchir sur le mépris que j’aurois fait de ses conseils, sans trouver le moyen d’en réparer la perte.

Ce discours fut véritablement prophétique, quoiqu’à mon avis il ne le crût point tel ; & je remarquai sur la fi que les larmes couloient abondamment de son visage, sur tout quand il parla de la mort de mon frère. Mais lorsqu’il dit que j’aurois le loisir de me repentir, sans avoir personne pour m’assister, il fut si ému qu’il s’interrompit, & m’avoua qu’il n’avoit pas la force de passer outre.

Je fus sincèrement touché d’un discours si tendre ; je résolus de ne penser plus à aller voyager : mais plutôt de m’établir chez nous, suivant les intentions de mon père. Mais hélas ! cette bonne disposition passa comme un éclair : & pour prévenir désormais les importunités de mon père, je résolus de m’éloigner, sans prendre congé de lui. Néanmoins je n’en vins pas si-tôt à l’exécution, & je modérai un peu l’excès de mes premiers mouvemens. Un jour que ma mère paroissoit un peu plus gaie qu’à l’ordinaire, je la pris à part : je lui dis que ma passion pour voir le monde étoit insurmontable ; qu’elle me rendoit incapable d’entreprendre quoi que ce soit avec assez de résolution pour en venir à bout, & que mon père feroit mieux de me donner congé, que de me forcer à le prendre. Je la priai de faire réflexion que j’avois déjà dix-huit ans, & qu’il étoit trop tard pour entrer en apprentissage, ou pour devenir clerc chez un procureur ; que si je l’entreprenois, j’étois sûr de ne jamais finir mon tems, de m’enfuir de chez le maître avant le terme, & de m’embarquer. Mais si elle vouloit bien parler pour moi, & m’obtenir de mon père la permission de faire un voyage sur mer, je lui promettois, en cas que je revinsse, & que je ne m’en accommodasse pas, de n’y plus retourner, & de réparer ensuite le tems perdu par un redoublement de diligence.

À ces propos, ma mère se mit fort en colère : elle me dit que ce seroit peine perdue de parler à mon père sur cette matière, qu’il étoit trop informé de mes véritables intérêts, pour donner son consentement à une chose qui me seroit si pernicieuse ; qu’elle ne concevoit pas comment j’y pouvois encore penser, après l’entretien que j’avois eu avec lui, & malgré les expressions tendres & engageantes dont elle savoit qu’il avoit usé pour me ramener ; en un mot, que si je voulois m’aller perdre, elle n’y voyoit point de remède ; mais qu’assurément elle n’y donneroit jamais son consentement, pour ne pas travailler d’autant à ma ruine ; & qu’il ne seroit jamais dit, que ma mère eût donné les mains à une chose que mon père auroit rejetée.

Quoiqu’elle m’eût ainsi refusé, néanmoins j’ai appris dans la suite, qu’elle avoit rapporté le tout à mon père, & que pénétré de douleur, il avoit dit en soupirant : « Ce garçon pourroit être heureux, s’il vouloit demeurer à la maison : mais il sera le plus misérable de tous les mortels, s’il va dans les pays étrangers : je n’y consentirai jamais ».

Ce ne fut qu’un an après ceci, que je m’échappai. Cependant je m’obstinois à fermer l’oreille à toutes les propositions qu’on me faisoit d’embrasser une profession. Souvent même je me plaignois à mon père & à ma mère qu’ils fussent si fermes à me contrecarrer dans une chose pour laquelle je me sentois une inclination prédominante.

Mais un jour me trouvant à Hull, où j’étois allé par hasard, & sans aucun dessein formé de prendre l’essor, j’y rencontrai un de mes camarades, qui étoit sur le point d’aller par mer à Londres, sur le vaisseau de son père. Il m’invita à aller avec eux, & pour mieux m’y engager, il me tint le langage ordinaire des mariniers ; savoir, qu’il ne m’en coûteroit rien pour mon passage. Là-dessus je ne consulte plus ni père ni mère : je ne me mets pas en peine de leur faire savoir de mes nouvelles ; mais remettant la chose au hasard, sans demander la bénédiction de mon père, ni implorer l’assistance du ciel, sans faire attention ni aux circonstances, ni aux suites, je me rendis à bord d’un vaisseau qui alloit à Londres. Ce jour, le plus fatal de toute ma vie, fut le premier Septembre de l’an mil six cent cinquante-un. Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu un jeune aventurier, dont les infortunes aient commencé plutôt, & duré plus long-tems que les miennes. À peine le vaisseau étoit-il sorti de la rivière d’Humber, que le vent commença à fraîchir, & la mer à s’enfler d’une furieuse manière. Comme je n’avois pas été sur mer auparavant, la maladie & la terreur s’emparant à la fois de mon corps & de mon ame, me plongèrent dans une chagrin que je ne puis exprimer. Je commençai dès-lors à faire de sérieuses réflexions sur ce que j’avois fait, & sur la justice divine, qui châtioit en moi un enfant vagabond & désobéissant. Dès-lors tous les bons conseils de mes parens, les larmes de mon père, les prières de ma mère, se présentèrent vivement à mon esprit : & ma conscience, qui n’étoit pas encore endurci, comme elle l’a été depuis, me reprochoit d’avoir méprisé des leçons si salutaires, & de m’être éloigné de mon devoir envers mon père, & envers Dieu.

Pendant ce tems-là la tempête se renforçoit, la mer s’agitoit de plus en plus : & quoique ce ne fût rien en comparaison de ce que j’ai souvent vu depuis, & sur-tout de ce que je vis peu de jours après, toutefois c’en étoit assez pour ébranler un nouveau marinier, & un homme qui, comme moi, se voyoit dans un nouvel élément. Je m’attendois à tout moment que les flots nous engloutiroient, & que chaque fois que le vaisseau s’abaissoit, il allât toucher au fond de la mer, pour n’en plus revenir. Dans cette angoisse je fis vœu plusieurs fois, que si Dieu me sauvoit de ce voyage, & qu’il me fît la grâce de reprendre terre, je ne remonterois de mes jours sur un vaisseau, & ne m’exposerois plus à de pareilles misères ; mais que je m’en irois tout droit chez mon père, & me conduirois par ses conseils. C’est alors que je vis clairement combien étoient justes les observations sur l’état mitoyen de la vie, combien il avoit passé ses jours doucement é agréablement, n’ayant eu à essuyer ni tempête sur la mer, ni disgrace sur la terre. Ainsi me proposant la pénitence de l’enfant prodige, je résolus de retourner à la maison de mon père.

Ces sages & saines pensées durèrent autant de tems que dura la tempête, & même un peu au-delà. Le jour suivant, le vent s’étoit abattu, la mer appaisée, & je commençois un peu à m’accoutumer. Je ne laissai pas d’être sérieux toute la journée, me sentant encore indisposé du mal de mer. Mais à l’approche de la nuit le tems s’éclaircit ; le vent cessa tout-à-fait ; une charmante soirée s’ensuivit ; le soleil se coucha sans nuage ; & le lendemain il se leva de même. Ainsi l’air qui n’étoit agité que d’un vent doux & léger, l’onde unie comme la glace ; le soleil qui brilloit, faisoient à mes yeux le plus délicieux des spectacles.

J’avois bien dormi pendant la nuit, & loin d’être encore incommodé du mal de mer, j’étois plein de courage, regardant avec admiration l’océan qui, le jour d’auparavant, avoit été si courroucé & si terrible, & qui se faisoit voir alors si calme & si agréable. Là-dessus, de crainte que je ne persistasse dans les bons propos que j’avois faits, mon compagnon, qui véritablement m’avoit engagé dans cette équipée, s’en vint à moi, me donnant un coup sur l’épaule : « Eh bien ! camarade, dit-il, je gage que vous aviez peur la nuit précédente ; n’est-il pas vrai ? ce n’étoit cependant qu’une bouffée. » Comment ! dis-je, vous n’appelez cela qu’une bouffée ? c’étoit une terrible tempête. « Une tempête ? répliqua-t-il ; que vous êtes innocent ! ce n’étoit rien du tout ; vraiment, vraiment ! nous nous moquons bien du vent, quand nous avons un bon vaisseau & que nous sommes au large : mais, camarade, voulez-vous que je vous dise la vérité ? c’est que vous n’êtes encore qu’un novice ; çà, çà, mettons nous à faire du punch[1] ; & que les plaisirs de Bacchus nous fassent entièrement oublier la mauvaise humeur de Neptune. Voyez-vous quel beau tems il fait à cette heure » ! Enfin, pour abréger ce triste endroit de mon histoire, nous suivîmes le vieux train des gens de mer : on fit du punch, je m’enivrai, & dans une nuit de débauche, je noyai tous mes repentirs, toutes mes réflexions sur ma conduite passée, & toutes mes résolutions pour l’avenir. En un mot, comme à l’orage on avoit vu succéder le calme & la tranquillité sur les eaux, ainsi l’agitation de mes pensées fini, ma crainte dissipée, mes premiers desirs revenus, j’oubliai entièrement les promesses & les vœux que j’avois formés dans la détresse. Il est bien vrai que j’avois quelques intervalles de réflexions, & que les bons sentimens revenoient quelquefois à la charge, comme il arrive dans ces sortes d’occasions : mais je les repoussois, & je tâchois de m’en guérir comme d’une maladie. En prenant à tâche de bien boire & d’être toujours en compagnie, j’eus bientôt prévenu le retour de ces accès : car c’est ainsi que je les appelois. De sorte qu’en cinq ou six jours de tems j’obtins sur ma conscience une victoire aussi complette, que le pourroit souhaiter un jeune homme qui cherche à en étouffer les remords. La providence, selon ses vues de miséricorde ordinaire en pareil cas, avoit déterminé de me laisser sans excuse ; & puisque je ne reconnoissois pas mon libérateur dans cette dernière occasion, celle qui devoit se présenter étoit telle que le plus méchant garnement & le plus endurci qui fût parmi nous, confesseroit en même tems & le danger extrême où nous aurions été, & la main adorable qui nous en auroit tirés.

Le sixième jour de notre navigation nous arrivâmes à la rade d’Yarmouth. Comme le vent avoit été contraire, & le tems calme, nous n’avions fait qu’un peu de chemin depuis la tempête. Ainsi nous fûmes obligés de mouiller en cet endroit, & nous y demeurâmes, le vent continuant d’être contraire, & de souffler sud-ouest sept ou huit jours de suite, pendant lesquels plusieurs vaisseaux de Newcastel entrèrent dans la même rade, le rendez vous commun de ceux qui attendent un bon vent pour gagner la Tamise.

Néanmoins nous n’aurions pas laissé écouler tant de tems, sans atteindre l’embouchure de cette rivière à la faveur de la marée, si ce n’eût été que le vent étoit trop rude, & qu’au quatrième ou cinquième jour il devint très-violent. Mais une rade passant pour une aussi bonne retraite qu’un havre, notre ancrage étant bon, & le fond où nous mouillions très-ferme, nos gens ne se mettoient en peine de rien, & n’avoient aucun pressentiment de danger, puisqu’ils passoient le tems dans le repos & dans la joie, comme on fait sur mer. Mais le huitième jour au matin le vent augmenta, & tout l’équipage fut commandé pour abattre les mâts du perroquet, & pour tenir toutes choses bien serrées & en bon ordre, afin de donner au vaisseau tout l’allégement possible. Vers le midi la mer s’enfla prodigieusement : notre château-gaillard plongeoit à tout moment, & les flots inondèrent le bâtiment plus d’une fois. Là dessus le maître fit jeter l’ancre-maîtresse ; mais nous ne laissâmes pas de chasser sur deux ancres, après avoir filé nos cables jusqu’au bout.

Pour le coup la tempête étoit horrible, & je voyois déjà l’étonnement & la terreur sur le visage des matelots mêmes. Quoique le maître fût un homme infatigable dans son emploi, qui est de veiller à la conservation du vaisseau, cependant je l’entendois souvent qui, en passant près de moi à l’entrée & au sortir de la cabane, proféroit tout bas ces paroles, ou autres semblables : Grand Dieu, ayez pitié de nous ! nous sommes tous perdus, c’est fait de nous ! Dans cette première confusion j’étois tout étendu, stupide & immobile dans ma cahute qui étoit au gouvernail, & je ne saurois bien dire quelle étoit la situation de mon esprit. Je ne pouvois sans honte rappeler le souvenir de ma première repentance, dont j’avois foulé aux pieds tous les engagemens par un endurcissement de cœur effroyable. Les horreurs de la mort que j’avois cru tout-à-fait passées, ne pensant pas que ce second orage approcheroit du premier, se réveillèrent, quand j’entendis dire au maître, comme je le viens de conter, que nous allions tous périr. Je sortis de ma cahute pour voir ce qui se passoit dehors. Un plus affreux spectacle n’avoit jamais frappé ma vue ; les flots s’élevoient comme des montagnes, & venoient fondre sur nous de moment à autre ; de quelque côté que je tournasse les yeux, ce n’étoit que consternation. Deux vaisseaux passèrent auprès de nous pesamment chargés, qui avoient leurs mâts coupés rez pied, & nos gens s’écrièrent, qu’un vaisseau qui étoit à un mille devant nous, venoient de couler à fond. Deux autres bâtimens, détachés de leur ancres, avoient été jetés à la rade en pleine mer, voguant sans mâts, à l’aventure. Les bâtimens légers se trouvoient les moins en butte à la tourmente, comme étant moins accablés de leur propre poids, & il en passa deux ou trois proche de nous, qui couroient vent arrière avec la seule voile de beaupré.

Vers le soir, le pilote & le contre-maître demandèrent au maître la permission de couper le mât de devant ; à quoi ce dernier témoigna beaucoup de répugnance : mais le contre-maître lui ayant représenté que, si on ne le faisoit pas, le vaisseau s’enfonceroit infailliblement, il y consentit, & quand le mât de devant eut été coupé, celui du milieu branloit si fort & donnoit de telles secousses, qu’on fut obligé de le couper pareillement, & de rendre le pont raz d’un bout à l’autre.

Je vous laisse à penser en quel état j’étois dans cette conjoncture, moi qui n’avoir point encore navigué, & à qui peu de chose avoit déjà causé une telle épouvante. Mais si je puis de si loins rappeler les pensées que j’avois, le souvenir des leçons que j’aurois dû tirer du dernier péril, & le mépris que j’en avois fait, pour suivre ma première & méchante résolution, m’effrayoient plus que la mort. Ces réflexions, jointe à l’horreur qui naissoit naturellement de la tempête, me jetèrent dans une situation qu’il n’est pas permis d’exprimer. Mais nous n’en devions pas être quittes à si bon marché ; la tempête continua avec tant de furie, que les matelots eux-mêmes confessèrent n’en avoir jamais vu une pire. Notre vaisseau étoit bon, mais extrêmement chargé, a si fort affaissé dans l’eau, que les matelots s’écrioient de tems en tems qu’il alloit s’enfondrer. Je m’enquis de la signification de ce mot enfondrer, car je l’ignorois auparavant, & j’aurois dû en quelque façon chérir cette ignorance. Cependant la tempête étoit si violente, que je voyois ce qu’on voit rarement, le maître, le contre-maître & quelques autres des plus notables, faisant leurs prières, s’attendant à tout moment que le vaisseau iroit à fond. Pour surcroît, vers le milieu de la nuit, un homme qu’on avoit envoyé en bas pour visiter le fond de cale, s’écria, qu’il y avoit une ouverture, & un autre dit que nous avions quatre pieds d’eau. Alors on appela tout le monde à la pompe. Ce mot seul me jeta dans une telle consternation, que j’en tombai à la renverse sur mon lit, au bord duquel j’étois assis. Mais les gens du vaisseau vinrent me tirer de ma léthargie, & me dirent que si je n’avois été propre à rien jusqu’ici, j’étois à cette heure aussi capable de pomper qu’aucun autre. Sur quoi je me levai, & m’en allai à la pompe, où je travaillai vigoureusement. Pendant que ces choses se passoient, le maître voyant quelques bâtimens légers de charbonniers qui, ne pouvant tenir contre la tempête, étoient obligés de gagner le large, & qui vouloient venir vers nous, fit tirer un coup de canon, pour signal de l’extrême danger où nous étions. Moi qui ne savois ce que cela signifioit, je fus si étonné, que je crus le vaisseau brisé, ou qu’il étoit arrivé quelque autre accident terrible ; en un mot, je m’évanouis. Mais comme c’étoit en un tems où chacun pensoit à sa propre vie, on ne prenoit pas garde à moi, ni à l’état où je me trouvois ; seulement un autre prit ma place à la pompe, & me poussant à côté avec son pied, me laissa tout étendu, dans la pensée que j’étois mort ; & je ne revins à moi que long-tems après.

On continuoit de pomper; mais l’eau croissant à fond de cale, il y avoit toute apparence que le vaisseau s’enfondreroit ; & quoique la tempête commencât tant soit peu à diminuer, il n’étoit pourtant pas possible qu’il voguât jusqu’à pouvoir entrer dans un port : de sorte que le maître persista à faire tirer le canon pour demander du secours. Un petit bâtiment qui venoit justement de passer devant nous, hasarda un bateau pour nous secourir ; ce ne fut qu’avec beaucoup de risque que ce bateau approcha, & il ne paroissoit nullement praticable que nous y entrassions, ni qu’il nous abordât, quand enfin les rameurs faisant les derniers efforts, & exposant leur vie pour sauver la nôtre, nous leur jetâmes de l’arrière une core avec une bouhée, & lui donnâmes une grande longueur. Eux, bravant & la peine & le danger, s’en saisirent, & nous après les avoir tirés jusques sous la poupe, nous nous mîmes dans leur bateau c’est envain que nous aurions prétendu & les uns & les autres aborder à leur vaisseau : ainsi tous convinrent qu’il falloit nous laisser flotter, mais tourner la pointe tant que nous pourrions vers la terre, & notre maître promit que si leur bateau étoit endommagé en touchant le sable, il en tiendroit compte au maître de leur vaisseau. Donc, partie en ramant, partie en suivant le gré du vent, nous déclinâmes au nord presque jusqu’à Winterson-Ness.

Il n’y avoit guères plus d’un quart d’heure que nous avions quitté notre vaisseau, lorsque nous le vîmes couler à fond, & c’est alors que j’ai appris, pour la première fois, ce qu’on entendoit par couler à fond en termes de marine, mais j’avoue franchement que j’avois la vue un peu trouble, & qu’à peine pouvois-je discerner les choses quand les matelots me dirent que le bâtiment enfonçoit : car dès les moment que je m’étois mis, ou plutôt qu’ils m’avoient mis dans le bateau, j’étois comme un homme pétrifié, tant à cause de la peur qui m’avoit saisi, que de ce que j’anticipois par mes réflexions toutes les horreurs de l’avenir.

Pendant ce tems-là, nos gens faisoient force de rames pour approcher de terre tant que nous pourrions ; & lorsque le bateau étoit au-dessus des vagues, d’où l’on avoit une vaste découverte, nous voyions grand nombre de personnes qui accouroient le long du rivage, pour nous assister dès que nous serions proche. Mais nous n’avancions que peu vers la terre & même nous ne pouvions pas aborder jusqu’à ce que nous eussions passé le fanal de Winterton ; car au delà la côte s’enfonce à l’Ouest du côté de Cromer, & ainsi elle brisoit un peu la violence du vent. Ce fut en cet endroit, & non sans de grandes difficultés, que nous descendîmes tous heureusement à terre. De là, nous allâmes à pied à Yarmouth, où nous fûmes traités d’une manière capable de soulager des infortunés, c’est-à-dire, avec beaucoup d’humanité ; soit de la part du magistrat, qui nous assigna de bons quartiers ; soit par des marchands particuliers, & des propriétaires de vaisseaux, qui nous donnèrent assez d’argent, ou pour aller à Londres, ou pour retourner à Hull, si nous le jugions à propos.

C’est alors que je devois avoir le jugement de prendre le chemin de Hull pour m’en retourner à la maison. C’est la route qu’il m’auroit fallu tenir pour devenir heureux ; & mon père, qui étoit un emblême de celui dont il est parlé dans la parabole de l’évangile, auroit même tué le veau gras : car ayant appris que le vaisseau sur lequel je m’étois embarqué avoit fait naufrage dans la rade d’Yarmouth, il fut long-tems avant de savoir que je n’avois pas été noyé.

Mais ma mauvaise destinée m’entraînoit avec une force irrésistible ; & quoique souvent la raison & le jugement criassent tou haut, qu’il falloit m’en retourner chez moi, je ne pouvois pourtant m’y résoudre. Je ne sais quel nom donner à ceci, & je ne prétends pas affirmer que c’est un décret inviolable qui nous pousse à être les instrumens de notre propre malheur, & à nous lancer dans le précipice qui est à nos pieds, & devant nos yeux : mais véritablement il falloit que je fusse en quelque sorte destiné à une misère certaine & inévitable, pour prendre un parti si directement contraire à de solides raisonnemens & à ma propre conviction, & dont le danger extrême que j’avois couru dès le commencement, en deux tempêtes consécutives, & qui étoit une leçon pathétique, auroit dû me détourner.

Mon camarade, qui avoit contribué à mon endurcissement, & qui étoit le fils du mâitre, étoit maintenant bien plus découragé que moi. La première fois qu’il me parla à Yarmouth, (ce qui n’arriva que le second ou le troisième jour, parce que nous étions partagés en différens quartiers de la ville), je m’apperçus qu’il avoit changé de ton : il me demanda d’un air fort mélancolique & en secouant la tête, comment je me portois ; & dit à son père qui j’étois, & que je m’étois mis de ce voyage pour un essai, dans le dessein d’en faire d’autres. Le père se tournant de mon côté d’un air grave et touché : Jeune homme, dit-il, vous ne devez plus retourner sur mer : vous devez prendre ceci pour une marque certaine & visible, qu’il ne faut pas que vous fréquentiez cet élément. Monsieur, lui dis-je, pourquoi cela ? est-ce que vous renoncez à la mer ? Mon cas, répliqua-t-il, est bien différent ; je suis marinier de profession, c’est ma vacation ; il est de mon devoir de la remplir. Au lieu que vous n’avez entrepris ce voyage que pour essayer, & vous voyez quel avant-goût la providence vous a donné de ce à quoi vous vous devez attendre, en cas que vous persistiez ; peut-être êtes vous la cause de tout ce qui nous est arrivé,comme fut autrefois Jonas sur le vaisseau de Tarsis. Car enfin, ajouta-t-il, qui êtes-vous, je vous prie, & pour quel sujet vous étiez-vous embarqué ? Sur cela je lui fis une partie de mon histoire ; mais il m’interrompit sur la fin ; & s’emportant d’une étrange manière, il s’écria : qu’avois-je donc fait, pour mériter d’avoir un tel malheureux ? Non, je ne voudrois pas pour tous les biens du monde monter derechef sur un vaisseau où vous seriez. C’étoit-là, comme j’ai déjà dit, un vrai emportement ; mais où le chagrin de la perte qu’il avoit soufferre avoit beaucoup de part, & où il passoit des limites de son autorité. Quoi qu’il en soit, il me parla ensuite avec beaucoup de gravité ; il m’exhorta à m’en aller chez mon père, à ne pas tenter davantage la providence, à reconnoître que le viel étoit visiblement courroucé contre moi : & enfin, jeune homme, dit-il, sachez que si vous ne vous en retournez, vous ne trouverez partout que mauvais succès & que désastre, jusqu’à ce que les paroles de votre père se vérifient en vous.

Je lui répondit fort peu de choses ; nous nous séparâmes bientôt après, & je ne l’au jamais vu depuis, ni ne sais quelle route il prit. Quant à moi, comme j’avois quelqu’argent dans ma poche, je m’en allois parterre à Londres. Là, aussi bien qu’en chemin, j’eus de grand débats avec moi-même sur le genre de vie que je devois prendre ; savoir, si je m’en irois à la maison ou bien sur mer.

Pour ce qui étoit du premier article, la honte rejetoit bien loin les plus saines pensées qui se présentoient à mon esprit. Je m’imagineois d’abord que je serois montré au doigt dans tout le voisinage, & que j’aurois honte de paroître, non devant mon père & ma mère seulement, mais même devant qui que ce soit. D’où j’ai souvent pris occasion de remarquer combien est perverse & brutale l’humeur ordinaire de la plupart des hommes, & surtout des jeunes gens, qui, au lieu de se guider par la raison en telles occasions, ont à la fois honte de pécher & honte de se repentir ; rougissant non pas de l’action qui doit les faire passer pour des insensés, mais de l’amendement, qui seul leur peut mériter le titre de sages.

Cependant je demeurai quelque tems dans cet état d’irrésolution, ne sachant ni quel parti, ni quel genre de vie j’embrasserois. Je continuois d’avoir une répugnance invincible à m’en retourner chez nous ; à mesure que le tems se passoit, le souvenir de ma dernière détresse s’effaçoit de mon imahination, & s’il me venoit quelques légers desirs de retour, ils s’amortissoient tellement, qu’enfin j’en perdis tout-à-fait la pensée, & je cherchai à faire un voyage.

Cette influence maligne qui m’avoit premièrement entraîné hors de la maison de mon père, & qui m’avoit inspiré le dessein bisarre & téméraire de pousser ma fortune, qui s’étoit emparé de moi, jusqu’à me rendre sourd aux avis, aux remontrances, & même aux ordres de mon père ; cette influence, dis-je, quoi qu’elle fût, me fit concevoir de toutes les entreprises la plus funeste. Je m’embarquai sur un vaisseau qui alloit aux côtes de l’Afrique, ou, pour parler le langage ordinaire des matelots, pour un voyage de Guinée.

Dans toutes ces aventures, ce fut un malheur pour moi que je ne m’embarquasse pas en qualité de simple matelot ; car sur ce pied, j’aurois, à la vérité, travaillé plus fort que de coutume ; mais en même tems j’aurois appris la marine, & me serois rendu capable de devenir pilote, ou lieutenant, & peut-être maître d’un vaisseau. Mais, en ceci, comme en toute autre chose, j’étois destiné à choisir le plus mauvais parti ; & me sentant de l’argent dans la poche, & de bons habits sur le corps, je ne voulois point aller à bord, qu’en habit de gentilhomme : de cette manière je n’y avois aucun emploi, ni ne me mettois en état d’en avoir.

Dès que je fus arrivé à Londres, je fus assez heureux pour tomber en bonne compagnie ; chose qui n’arrive pas à un jeune homme aussi libertin & mal avisé que je l’étois : le diable ne manque pas de tendre des pièges ; mais je fus assez heureux que de n’y pas donner. La première personne avec laquelle je fis connoissance, fut un maître de vaisseau, lequel avoit été sur la côte de Guinée, &, ayant eu un fort heureux succès, étoit résolu d’y retourner. Cet homme trouva du plaisir à ma conversation, qui n’étoit pas tout-à-fait désagréable en ce tems-là, & m’entendant dire que j’avois envie de voir le monde, il me proposa de m’embarquer avec lui pour le même voyage ; que je ne serois pas obligé de faire la moindre dépense ; que je mangerois avec lui, & serois son compagnon, que si je voulois emporter quelque chose avec moi, je jouirois de tous les avantages que peut procurer le commerce ; & que peut-être le gain qui m’en reviendroit, ne frusteroit pas mes espérances.

J’embrassai l’offre, & me liant d’étroite amitié avec le capitaine, qui étoit un honnête homme & allant droit, j’entrepris de faire le voyage avec lui. Je mis à l’aventure une somme, qui étoit, à la vérité, petite, mais qui se multiplia considérablement par la probité & le désintéressement du capitaine. Elle montoit en tout à quarante livres sterlings, que j’employai en quincailleries, suivant son conseil. J’avois amassé cet argent avec l’assistante de quelques-uns de mes parens, qui avoient correspondance avec moi, & qui, comme je crois, avoient engagé mon père & ma mère à contribuer pareille somme, à ma première aventure.

Je puis dire, que, de tous mes voyages, celui-ci est le seul qui m’ait réussi ; j’en suis redevable à la bonne foi & à la générosité de mon ami le capitaine, car parmi plusieurs autres avantages que j’avois avec lui, j’eus encore celui d’apprendre passablement les mathématiques, & les règles de navigation, à tenir un compte de la course du vaisseau, & à faire mes observations : enfin je m’acquis des connoissances absolument nécessaires à un marinier ; & s’il se plaisoit à m’enseigner, je me plaisois à apprendre : tellement que ce voyage me rendit à la fois & matelot & marchand. En effet, j’en rapportai cinq livres & neuf onces de poudre d’or pour mon aventure, ce qui me valut à Londres environ trois cens livres sterling. Ce succès m’inspira de vastes projets, qui depuis causèrent ma ruine entière.

Quelque fortuné que je fusse en ce voyage, je n’y fus cependant pas exempt de disgraces. Entre autres choses, j’y étois toujours malade, & j’eus une fiévre ardente, causée par les chaleurs du climat ; car notre principal commerce se faisoit sur une côte qui s’étend depuis le quinzième degré de latitude septentrionnale jusques à la ligne.

Enfin j’étois devenu marchand de Guinée ; mais pour mon malheur, ce bon ami, le capitaine du vaisseau, étoit mort peu de jours après notre arrivée. Néanmoins je me résolus à refaire le même voyage, & me rembarquai sur le même vaisseau avec un homme qui la première fois en avoit été le pilote, &, cette seconde, en avoit le commandement. Jamais navigation ne fut plus malheureuse que celle-ci : car quoique je ne portasse pas avec moi moins de cent pièces de l’argent que j’avois gagné, & que j’en eusse encore laissé deux autres cens entre les mains de la veuve de mon ami défunt, laquelle en usa avec beaucoup d’équité, il ne laissa pas de m’arriver d’étranges malheurs. Le premier fut, qu’en faisant route vers les Canaries, ou plutôt entre ces isles & les côtes d’Afrique, nous fûmes surpris à la pointe du jour par un corsaire turc de Salé, qui nous donna la chasse avec toutes ses voiles. De notre côté, nous mîmes au vent toutes celles que nous avions, & que nos mâts pouvoient porter, pour nous sauver : mais voyant qu’il gagnoit sur nous, & qu’au bout de quelques heures il ne manqueroit pas de nous avoir atteints, nous nous préparâmes au combat. Nous avions à bord douze canons ; l’écumeur en avoit dix-huit. Sur les trois heurs après midi, il fut à notre portée, commença l’attaque, & fit une méprise ; car au lieu de nous prendre en arrière, comme c’étoit son dessein, il fit une décharge sur un de nos côtés : ce que voyant, nous y pointâmes huit de nos canons pour soutenir son attaque, & lâchâmes une bordée qui le fit reculer ; ce ne fut pourtant qu’après nous l’avoir rendue, & en faisant jouer la mousquerie, qui étoit de deux cens hommes. Cependant nos gens se tenoient fermes ; aucun d’eux n’avoit été touché. Il se prépara à renouveler le combat, & nous à le soutenir. Mais étant venu de l’autre côté à l’abordage, soixante des siens se jetèrent sur notre pont, & commencèrent à jouer de la hache coupant & taillant mâts & cordages. De notre côté nous les recevions à coups de mousquets, de demi piques, de grenades & autres choses semblables ; en sorte que nous lugubre de notre histoire, le vaisseau étant désemparé, trois de nos gens tués, & huit autres blessés, nous fûmes contraints de nous rendre, & emmenés prisonniers à Salé, qui est un port appartenant aux maures.

Les traitemens qu’on me fit là ne furent point si terribles que je l’aurois cru d’abord, & je ne fus point emmené avec le reste de nos gens loin dans le pays, au lieu où l’empereur fait sa demeure : mais le capitaine du corsaire me garda pour sa part de la prise, comme étant jeune & agile, & par conséquent tout propre pour lui. Un changement de condition si étrange, qui de marchand me faisoit esclave, m’abîma de douleur. Je me ressouvins du discours vraiment prophétique de mon père qui m’avois prédit que je serois misérable, & que je n’aurois personne pour me secourir dans ma misère. Ne connoissant pas un plus haut période de calamité, il me paroissoit que la prédiction étoit entièrement accomplie, que la main de dieu s’étoit appesantie sur moi, & que j’étois perdu sans ressource. Mais hélas ! ceci n’étoit qu’un échantillon des maux que je devois souffrir, comme on le verra dans la suite de cette Histoire.

Comme mon nouveau patron, ou, si vous voulez, mon nouveau maître, m’avoit emmené avec lui dans la maison ; j’espérois aussi qu’il me prendroit avec lui, lorsqu’il iroit en mer, que sa destinée seroit tôt ou tard d’être pris par un vaisseau de guerre espagnol ou portugais, & que de cette manière je recouvrerois ma liberté ; mais cette espérance s’évanouit bientôt ; car lorsqu’il s’embarqua, il me laissa à terre, pour soigner son petit jardin & pour faire les fonctions ordinaires d’un esclave dans la maison ; & quand il fut de retour de sa course, il m’ordonna de coucher dans sa cabane pour prendre garde au vaisseau.

Étant à bord, je ne pensois à autre chose qu’à m’échapper, & à la manière dont je m’y prendrois pour cela ; mais après y avoir bien médité, je ne trouvois aucun expédient qui pût satisfaire un esprit raisonnable, ni qui fût tant soit peu plausible ; car je n’avois personne à qui je pusse me communiquer, ni qui voulût s’embarquer avec moi ; nul compagnon d’esclavage ; pas un seul Anglois, Irlandois ou Écossois : j’étois le seul de cette nation ; tellement que pendant deux ans entiers je ne vis point la moindre apparence de pouvoir exécuter un tel projet, quoique j’en récréasse souvent mon imagination.

Au bout de deux ans, il se présenta une occasion assez singulière, qui réveilla en moi la pensée que j’avois conçue dès long-tems ; de travailler au recouvrement de ma liberté. Comme mon patron restoit à terre plus long-tems que de coutume, & qu’il n’équipoit point son vaisseau, & cela faute d’argent, à ce que j’appris, il ne manquoit point deux ou trois la semaine de sortir avec la grande chaloupe, pour pêcher dans la rade. Alors il me menoit avec lui, aussi-bien qu’un jeune Maresco, pour ramer dans le bateau ; nous lui donnions tous deux du divertissement, & je me montrai fort adroit à la pêche : enfin il étoit si content, que quelquefois il m’envoyoit avec un Maure de ses parens & le jeune Maresco, pour lui pêcher un plat de poisson.

Il arriva qu’une fois étant allé pêcher le matin dans un grand calme, il s’éleva tout-à-coup un brouillard si épais, qu’il nous déroba la vue de la terre, quoique nous n’en fussions pas éloignés d’une demi-lieue : nous nous mêmes à ramer sans tenir de route certaine ; nous travaillâmes tout le jour & toute la nuit suivante : le lendemain au matin nous nous trouvâmes en pleine mer ; au lieu de nous approcher du rivage, nous nous en étions éloignés tout au moins de deux lieues ; mais nous retournâmes à bon port, quoique ce ne fût pas sans beaucoup de peine & même sans quelque danger ; car le vent commençoit à être un peu fort, & sur-tout nous avions une grande faim.

Cet accident rendit notre patron plus précautionné pour l’avenir. Il résolut donc de n’aller plus à la pêche sans un compas & quelques provisions, d’autant qu’il avoit en sa disposition le grand bateau du vaisseau Anglois qu’il avoit pris sur nous. Ainsi il ordonna à son charpentier, qui étoit aussi un esclave anglois, de construire au milieu de ce bateau une cahute semblable à celle d’une barque, laissant suffisamment d’espace derrière & devant ; là, pour manier le gouvernail & haler la grande voile ; ici, pour le maniement libre de deux personnes, qui pussent par conséquent alpestrer[2] ou enverguer, & faire toute la manœuvre. Ce bateau singloit avec une voile latine ou triangulaire, laquelle portoit par dessus la cabane, qui étoit fort basse, le capitaine avoit assez de place pour y coucher avec un ou deux esclaves ; pour une table, pour de petites armoires à mettre telles liqueurs qu’il voudroit, & particulièrement son pain, son riz & son café.

Il sortoit souvent avec ce bateau pour aller à la pêche ; & comme j’avois l’adresse de lui attraper beaucoup de poisson, il n’alloit jamais sans moi.

Or il arriva qu’il avoit fait partie avec deux ou trois maures qui étoient de quelque distinction dans ce lieu-là, pour sortir un jour avec ce bateau afin de pêcher & se récréer. À cet effet il avoit fait des provisions extraordinaires, qu’il fit embarquer la veille dans le bateau, & il m’ordonna de tenir tout prêts trois fusils avec du plomb & de la poudre, qu’il y avoit à bord du vaisseau, parce qu’ils avoient dessein de prendre le plaisir de la chasse aussi bien que celui de la pêche.

Je préparai toutes choses conformément à ses ordres. Le lendemain au matin je l’attendois dans le bateau, que j’avois bien lavé, & rendu plus propre, & où j’avois arboré les flammes & les pendants : en un mot, je n’avois rien oublié de ce qui pouvoit contribuer à bien recevoir ses hôtes, lorsque je vis venir mon patron tout seul, qui me dit que ses convives avoient remis la partie à une autre fois, à cause de quelques affaires qui leur étoient survenues. Il m’ordonna en même tems d’aller avec le bateau, accompagné, comme de coutume, de l’homme & du jeune garçon, pour lui prendre du poisson, parce que ses amis devoient souper chez lui, & il m’enjoignit de le porter à sa maison aussi-tôt que j’en aurois attrapé : à quoi je me disposai d’abord d’obéir.

Ce moment fit renaître mon premier dessein de m’affranchir de mon esclavage : je considérois que j’étois sur le point d’avoir un petit vaisseau à mon commandement : & dès que mon maître se fut retiré, je commençai à me préparer, non pas à une pêche, mais à un voyage, quoique je ne susse, ni ne pensasse pas même quelle route je prendrois. En effet celle qui devoit m’éloigner de ce triste séjour, quelle qu’elle fût, me paroissoit toujours assez favorable.

La première démarche que je fis, ce fut de m’adresser à ce maure, sous le spécieux prétexte de pourvoir à notre subsistance pour le tems que nous serions à bord. Je lui dis donc qu’il ne nous falloit pas présumer de manger du pain de notre patron : il me répondit que j’avois raison : ainsi il alla chercher un panier de biscuit de leur façon, & trois jarres d’eau fraîche, qu’il apporta à bord. Je savois l’endroit où étoit placée la cave, dont la structure me faisoit bien voir que c’étoit une prise faite sur les anglois. J’en allai tirer les bouteilles, & les portai au bateau dans le tems que le maure étoit à terre ; circonstance qui lui donneroit à juger qu’elles avoient été là auparavant pour l’usage de notre maître. J’y transportai encore une grande pièce de cire, pesant plus de cinquante livres, avec un paquet de ficelle, une hache, un marteau ; toutes lesquelles choses nous furent dans la suite d’un grand usage, & surtout la masse de cire pour faire des chandelles. Je tendis à mon homme un autre piège, dans lequel il donna tout bonnement, & voici comment. Son nom étoit Ismaël ; et c’est ce qu’ils appelent en ce pays-là Muli ou Mœli : Mœli, lui dis-je, nous avons ici les fusils de notre patron : ne pourriez-vous pas nous procurer de la poudre & du menu plomb ? car nous pourrions très-bien tuer des alcamies (qui est une espèce d’oiseaux aquatiques) pour nous autres ; & je sais qu’il a laissé à bord du vaisseau les provisions de la Sainte-Barbe. Oui dà, répliqua-t-il, j’en vais chercher ; & conformément à sa parole, il apporta bientôt deux poches de cuir, l’une fort grande, où il y avoit environ une livre & demie de poudre, & même davantage ; l’autre pleine de plomb avec quelques balles : celle-ci pesoit bien cinq ou six livres, & nous mîmes tout cela dans le bateau. De mon côté, j’avois trouvé de la poudre dans la chambre du capitaine, & j’en remplis une des grandes bouteilles que j’avois trouvées dans la cave, après avoir versé dans une autre le peu qui restoit dedans. Nous étant ainsi pourvus de toutes les choses nécessaires, nous mîmes à la voile, & sortîmes du port pour aller à la pêche. Le château qui est à l’entrée du port savoit qui nous étions, & ne pris pas connoissance de notre sortie. À peine étions-nous à une mille du port, lorsque nous amenâmes notre voile, & nous assîmes pour pêcher. Le vent souffloit nord nord est, & par conséquent étoit contraire à mes desirs, car s’il eût été sud, j’aurois été assuré de gagner les côtes d’Espagne, & du moins de me rendre dans la baie de Cadix. Mais de quelque côté que vînt le vent, ma résolution étoit de quitter cette horrible demeure, & d’abandonner le reste au destin.

Nous pêchâmes long-tems sans rien prendre ; car lorsque je sentois un poisson à mon hameçon, je n’avois garde de le tirer hors de l’eau, de peur que le maure ne le vît. Alors je lui dis : ceci ne vaut rien qui vaille : notre bon maître n’entend pas raillerie, il veut être bien servi ; il faut aller plus loin. Lui, qui n’entendoit point malice, opina de même, & étant allé à la proue, il alpestra les voiles. Moi qui étois au gouvernail, je conduisis le bateau près d’une lieue plus loin ; après quoi je fis amener[3], faisant mine de vouloir pêcher. Mais tout-à-coup laissant le timon au petit garçon, je m’avançai vers la proue, où le maure étoit, & faisant comme si je me baissois pour amasser quelque chose qui étoit derrière lui, je le saisis par surprise ; & lui passant les bras entre les deux cuisses, je le lançai tout net hors du bord dans la mer. D’abord il revint au-dessus de l’eau, car il nageoit comme un canard ; il m’appela, il me supplia de le recevoir à bord, protestant de me suivre d’un bout du monde à l’autre si je voulois. Il nageoit avec tant de vigueur derrière le bateau, qu’il m’alloit bientôt atteindre, parce qu’il ne faisoit que peu de vent : ce que voyant, je cours à la cahute, j’en tire un des fusils, je le couche en joue, & lui parlai de la sorte : écoutez, mon ami, je ne vous ai point fait de mal, ni ne vous en ferai point, pourvu que vous restiez en repos. Vous savez assez bien nager pour gagner le rivage ; la mer est calme : hâtez-vous d’en profiter pour faire le chemin que vous avez d’ici à terre, & nous nous quitterons bons amis : mais si vous approchez de mon bord, je vous décharge un coup de fusil à la tête ; car je suis résolu d’avoir ma liberté. À ces mots, il ne répliqua rien, se retourna d’un autre côté, & se mit à nager vers la côte. C’étoit un excellent nageur ; ainsi je ne doute point qu’il n’y ait aisément abordé.

Je me serois déterminé à noyer le petit garçon, & j’aurois été bien aise de garder le maure avec moi ; mais il n’étoit pas sûr de me fier à lui. Après que je m’en fus défait de la manière que je viens de dire, je me tournai vers le petit garçon, qui s’appelloit Xuri : Xuri, lui dis-je, si vous me voulez être fidèle, je ferai votre fortune ; mais à moins que vous ne me le promettiez en mettant la main sur votre face, & que vous ne me juriez par Mahomet & par la barbe de son père, il faut que je vous jette aussi dans la mer. Ce petit garçon me fit un sourire, & me parla si innocemment, qu’il m’ôta tout sujet de défiance ; ensuite il fit serment de m’être fidèle, & d’aller avec moi partout où je voudrois.

Tandis que le maure, qui étoit à la nâge, fut à la portée de ma vue, je ne changeai point de route, aimant mieux bouliner contre le vent, afin qu’on crût que j’étois allé vers le détroit. En effet, l’on ne se seroit jamais imaginé qu’un homme dans son bon sens pût prendre d’autre parti, ni que nous ferions voile au sud, vers des régions toutes barbares, où des nations entières de nègres nous envelopperoient, selon toutes les apparences, avec leurs canots, pour nous égorger, où nous ne pourrions prendre terre sans nous exposer à être dévorés par des bêtes féroces, ou par des hommes sauvages, plus cruels que les bêtes mêmes.

Mais dès qu’il commença à faire un peu sombre, & que je vis que la nuit approchoit, j’altérai ma course, & mis le cap droit au sud-quart au sud-est, tirant un peut vers l’est, pour ne pas trop m’écarter de terre, & comme j’avois un vent favorable, & que la surface de la mer étoit riante & paisible, je fis tant de chemin, que je crois que le lendemain sur les trois heures après midi, lorsque je découvris premierement la terre, je pouvois être à cent cinquante milles de Salé vers le sud, bien au-delà des domaines de l’empereur de Maroc, ou de quelqu’un des rois ses voisins ; car nous n’y vîmes ame du monde.

Cependant je redoutois fort les maures, & j’avois si grande peur de tomber entre leurs mains, que je ne voulus ni m’arrêter, ni prendre terre, ni mouiller l’ancre ; mais je continuai ma course pendant cinq jours entiers que dura ce vent favorable, au bout duquel tems le vent changea, & devint sud. Alors je conclus, que si j’avois à mes trousses aucun bâtiment de Salé, il cesseroit de me donner la chasse. Ainsi je me hasardai à approcher de la côte : je jetai l’ancre à l’embouchure d’une petite rivière, dont j’ignorois le nom, la latitude, le pays par où elle passoit, les peuples qui en habitoient les bords : je ne vis, ni ne me souciois de voir aucune personne ; ce dont j’avois plus de besoin, étoit de l’eau fraîche. Ce fut sur le soir que nous entrâmes dans cette petite baie : je résolus, dès aussi-tôt qu’il feroit nuit, d’aller à la nâge, & de reconnoître le pays. Mais la nuit étant venue, nous entendîmes un bruit si épouvantable, causé par les hurlemens & les rugissemens de certaines bêtes sauvages, dont nous ne savions pas l’espèce, que le pauvre petit garçon faillit à en mourir de peur, & me supplia instamment de ne vouloir point débarquer jusqu’à ce qu’il fût jour. Je me rendis à sa prière, & je lui dis : « non, Xuri, je ne veux point débarquer maintenant ; mais aussi, ajoutai-je, le jour pourra-nous faire voir des hommes, qui sont aussi à craindre que ces lions. » Alors, reprit-il en riant, nous tirer à eux un bon coup de fusil, pour faire eux prendre fuite ; car Xuri n’avoit pas appris un langage plus pur, en conversant avec nos esclaves. Cependant j’étois bien aise de voir qu’il eût si bon courage, & pour le fortifier encore davantage, je lui donnai un petit verre de liqueur, que je tirai de la cave de notre patron. Après tout, l’avis de Xuri étoit bon ; aussi le suivis-je : nous jetâmes notre petite ancre, & nous demeurâmes coi, car il n’étoit pas possible de dormir, parce que, quelque tems après, nous apperçûmes des animaux d’une grosseur extrême, & de plusieurs sortes, auxquels nous ne savions quel nom donner, qui descendoient vers le rivage, & couroient dans l’eau, où ils se lavoient & se vautroient pour se rafraîchir ; & ils poussoient des cris si horribles, que de mes jours je n’ouïs rien d’approchant.

Xuri étoit dans une frayeur terrible, &, à ne point mentir, je n’en étois pas trop exempt. Mais ce fut bien pis, quand nous entendîmes un de ces animaux énormes, qui venoit à la nâge vers notre bateau. À la vérité nous ne le pouvions pas voir ; mais il étoit aisé de connoître, au bruit de ses nazeaux, que ce devoit être une bête prodigieusement grosse & furieuse. Xuri disoit que c’étoit un lion, & cela pouvoit bien être ; & le pauvre garçon me crioit de lever notre ancre, & de nous enfuir à force de rames. Mais je lui répondis que cela n’étoit pas nécessaire, qu’il suffiroit bien de filer notre cable avec une bouhée, de nous écarter en mer, & qu’il ne pourroit nous suivre fort loin. Je n’eus pas plutôt achevé ces paroles, que j’apperçus cet animal, quel qu’il fût, qui n’étoit pas à plus de deux toises loin de moi ; ce qui m’effraya un peu, mais enfin je courus d’abord à l’entrée de la cabane, où je pris mon fusil, & tirai dessus, sur quoi il se tourna bien vîte d’un autre côté, & s’en retourna au rivage en nâgeant.

Mais il est impossible de donner une juste idée des cris & des hurlemens affreux qui s’élevèrent tant au bord de la mer, que plus avant dans les terres, au bruit & au retentissement de mon coup de fusil ; & il y a quelque apparence que ces animaux n’avoient jamais rien entendu de semblable auparavant. Cela me fit voir clairement qu’il n’y avoit pas moyen de se hasarder sur cette côte pendant la nuit : il ne me paroissoit pas même qu’il y eût aucune sûreté à le faire pendant le jour ; car de tomber entre les mains des Sauvages, ou bien entre les griffes des tigres & des lions, c’est une chose qui nous auroit été également funeste, ou du moins que nous redoutions également.

Quoi qu’il en soit, nous étions obligés de prendre terre quelque part, pour faire aiguade ; car nous n’avions pas une pinte d’eau de reste. Mais savoir quel tems & quel lieu choisir pour cela, c’étoit la difficulté. Xuri me dit que, si je le laissois aller à terre avec une jarre, il se faisoit fort de découvrir de l’eau, s’il y en avoit, & qu’il m’en apporteroit. Je lui demandai la raison pourquoi il y vouloit aller ; s’il ne valoit pas mieux que j’y allasse moi même, & qu’il restât à bord ? Il me répondit avec tant d’affection que je l’en aimai toujours depuis : c’est, dit-il en son langage corrompu, c’est que si les Sauvages hommes ils viennent, eux mangent moi, & puissiez sauver vous. « Eh bien ! répondis-je, eh bien ! mon cher Xuri, nous irons tous deux ; si les Sauvages viennent nous les tuerons, & nous ne leur servirons de proie ni l’un ni l’autre. » Après cela, je lui donnai à manger un morceau de biscuit, & lui fis boire un petit verre de liqueur, de celle que me fournissoit la caisse de notre Patron dont j’ai déjà parlé : nous hâlâmes le bateau aussi près du rivage que nous le jugeâmes convenable, & nous descendîmes à terre, ne portant avec nous que nos armes, & deux jarres pour puiser de l’eau.

Je n’osois m’écarter du bateau jusqu’à le perdre de vue, de crainte que les Sauvages ne descendissent le long de la rivière avec leurs canots : mais le petit garçon ayant découvert un lieu enfoncé à près d’un mille avant dans les terres, il s’y en alla en trottant : quelque tems après je le vis revenir courant de toutes ses forces. La pensée me vint qu’il étoit poursuivi par quelque Sauvage, ou épouvanté par quelque bête féroce ; j’accourus à son secours ; mais quand je fus assez proche, je vis quelque chose qui lui pendoit à l’épaule ; c’étoit une bête qu’il avoit tirée, & qui ressembloit à un liévre, avec cette différence, qu’elle étoit d’une autre couleur, & qu’elle avoit les jambes plus longues. Enfin la viande en étoit fort bonne ; & cet exploit nous causa beaucoup de joie ; mais celle qui transportoit le pauvre Xuri, venoit de ce qu’il avoit trouvé de l’eau, sans avoir vu de Sauvages ; & c’étoit pour m’annoncer cette bonne nouvelle, qu’il s’étoit si empressé.

Nous vîmes ensuite qu’il n’étoit point nécessaire de nous donner tant de peine pour avoir de l’eau ; car nous trouvâmes que la marée ne montoit que fort peu dans la rivière, & que lorsqu’elle étoit basse, l’eau étoit douce un peu au-dessus de l’embouchure ; ainsi nous remplîmes nos jarres, nous nous régalâmes du liévre que nous avions tué, & nous nous disposâmes à reprendre notre route, laissant cette contrée sans y avoir remarqué les traces d’aucune créature humaine.

Comme j’avoir déjà fait un voyage à cette côte auparavant, aussi savois-je bien que les Isles Canaries & celles du Cap-Vert n’en étoient pas éloignées. Mais n’ayant aucun des instrumens propres à prendre la latitude tant de notre situation que de celle des Isles, & que d’ailleurs ma mémoire ne me fournissoit aucune lumière sur le dernier article, je ne savois où les aller chercher, ni dans quel endroit il me faudroit précisément larguer pour y diriger ma course. Sans tous ces obstacles, j’aurois pu aisément gagner quelqu’une de ces Isles : mais mon espérance étoit qu’en suivant la côte, jusqu’à ce que j’arrivasse à cette partie où les Anglois font leur commerce, je rencontrerois quelqu’un de leurs vaisseaux, allant & venant à l’ordinaire, lequel voudroit bien nous recevoir & nous tirer de la misère.

Autant que j’en puis juger par le calcul que j’ai fait, il falloit que le lieu où nous étions alors, fût cette région, qui, située entre les terres de l’Empereur de Maroc d’un côté, & la Nigritie de l’autre, est entièrement déserte & seulement habitée par des bêtes féroces. Il y avoit autrefois des Nègres, qui l’ont abandonné depuis, & se sont retirés plus avant du côté du Sud, de peur des Maures ; ceux-ci ne se sont pas souciés d’y demeurer à cause de sa stérilité : & ce qui pouvoit également éloigner les uns & les autres, c’est la quantité prodigieuse de tigres, de lions, de léopards & d’autres animaux furieux qui infestent le pays ; ensorte que les Maures n’y vont jamais que pour chasser, & cela au nombre de deux ou trois mille hommes à la fois. En effet, dans l’étendue de près de cent milles, nous ne voyions que de vastes déserts pendant le jour, & nous n’entendions qu’hurler & rugir pendant la nuit.

Il me sembla plus qu’une fois, que je voyois de jour le mont Picot de l’Isle Teneriffe, l’une des Canaries : j’avois grande envie de mettre au large, pour essayer si je ne pourrois pas l’atteindre ; c’est ce que je voulus faire par deux fois ; mais toujours les vents contraires, & la mer trop enflée pour mon petit bâtiment, me forçoient à rebrousser. Cela me fit résoudre à continuer mon premier dessein qui étoit de côtoyer.

Après que nous eûmes quitté cet endroit-là, nous fûmes souvent contraints de prendre terre pour faire aiguade : une fois entr’autres, qu’il étoit. de bon matin, nous vînmes mouiller sous une petite pointe de terre qui étoit assez élevée ; & comme la marée montoit, nous attendions tranquillement qu’elle nous portât plus avant. Xuri, qui avoit, à ce qu’il paroît, les yeux plus perçans que moi, m’appela tout bas, & me dit que nous ferions mieux de nous éloigner du rivage ; « Car, continua-t-il, ne voyez-vous pas le monstre effroyable qui est étendu, & qui dort sur le flanc de ce monticule ? » Je jetai les yeux du côté qu’il montroit du doigt ; & véritablement je vis un monstre épouvantable ; car c’étoit un lion d’une grosseur énorme & terrible, couché sur le penchant d’une éminence, & dans un petit enfoncement qui le mettoit à l’ombre. « Xuri, dis-je alors, allez à terre & vous le tuerez. » Xuri parut tout effrayé de ce que je lui proposois, & me fit cette réponse : Moi tuer lui ! hélas’ lui croqueroit moi d’un morceau. Enfin je ne parlai pas davantage de cela ; mais je lui dis de ne point faire de bruit. Nous avions trois fusils ; je commençai par prendre le plus grand, qui avoit presque un calibre de mousquet, j’y mis une bonne charge de poudre, & trois grosses balles, & le posa à côté de moi : j’en pris un autre que je chargeai à deux balles ; & enfin le troisième, dans lequel je fis couler cinq chevrotines. Ensuite reprenant celui qui avoit été chargé le premier, je mets du tems à bien mirer, & je vise à la tête de l’animal ; mais comme il étoit couché de manière qu’une de ses pattes lui passoit pardessus le muzeau, les balles l’atteignirent autour du genou, & lui cassèrent l’os de la jambe. Il se leva d’abord en grondant ; mais sentant sa jambe cassée, il retomba, & puis il se releva encore sur les trois jambes, se mettant à rugir d’une force épouvantable. J’étois un peu surpris de ne l’avoir point blessé à la tête ; mais enfin je me saisis sur le champ du second fusil ; &, quoiqu’il commençât à se remuer & à détaler, je lui déchargeai un autre coup, qui lui donna dans la tête ; & j’eus le plaisir de le voir tomber mort roide, ne faisant que peu de bruit, mais se débattant comme étant aux abois. Alors Xuri prend courage, & demande que je le laisse aller à terre, je le lui permets ; ainsi il se jette dans l’eau sans balancer, tenant un petit fusil d’une main, il nâge de l’autre jusqu’au rivage, s’avance tout près de l’animal, & lui applicant à l’oreille le bout du fusil, lâche un troisième coup, qui l’acheva.

À la vérité, cette expédition nous donnoit du divertissement, mais non pas de quoi manger, & il me fâchoit bien de perdre trois charges de poudre & de plomb sur une bête qui ne nous seroit bonne à rien. Néanmoins Xuri dit qu’il en vouloit tirer quelque chose. Ainsi il vint à bord, & me pria de lui donner la hache. Je lui demandai ce qu’il en vouloit faire ? Et il me répondit : moi couper sa tête. Quoi qu’il en soit, cette exécution se trouva au-dessus de ses forces ; & il se contenta de lui couper une patte, qu’il apporta, & qui étoit d’une grosseur monstrueuse.

Je fis pourtant réflexion que sa peau pourroit bien ne nous être pas tout-à-fait inutile, & cela me fit résoudre à l’écorcher, si j’en pouvois venir à bout. Ainsi Xuri & moi nous nous mîmes après ; mais Xuri s’y entendoit le mieux de nous deux, & je savois fort peu comment m’y prendre. Cette opération nous occupa toute la journée ; mais aussi nous enlevâmes le cuir, & l’ayant étendu par-dessus notre cabane, le soleil le sécha en deux jours ; je m’en servis dans la suite en guise de matelas.

Au partir de-là, nous fîmes voile vers le Sud durant dix ou douze jours dans discontinuer, épargnant fort nos provisions, qui commençoient à diminuer, & ne prenant terre qu’autant de fois que nous en avions besoin pour aller chercher de l’eau. Mon dessein étoit de pouvoir parvenir à la hauteur de la rivière Gambia, autrement Sénéga, c’est-à-dire, aux environs du Cap-Vert, où j’espérois trouver quelque bâtiment Européen ; que si j’étois frustré de cette espérance, je ne savois quelle route prendre, si ce n’étoit de me mettre en quête des Isles, ou bien de me livrer à la merci des Nègres. Je savois que tous les vaisseaux qui partent d’Europe pour la Guinée, le Bresil, ou les Indes Orientales, mouillent à ce Cap ou à ces Isles ; en un mot, je ne voyois dans ma destinée que cette alternative, ou de rencontrer quelque vaisseau, ou de périr.

Quand nous eûmes continué notre course pendant dix jours de plus, comme je l’ai déjà dit, j’apperçus que la côte étoit habitée, & nous vîmes, en deux ou trois endroits, des gens qui se tenoient sur le rivage pour nous voir passer : nous pouvions même voir qu’ils étoient noirs & nuds. J’avois envie de débarquer, & d’aller à eux ; mais Xuri, qui ne me donnoit jamais que de sages conseils, m’en dissuada ; néanmoins je voguai près de terre, afin que je pusse leur parler. En même tems ils se mirent à courir le long du rivage je remarquai qu’ils n’avoient point d’armes, excepté un d’entr’eux, qui portoit à la main un petit bâton que Xuri disoit être une lance, & qu’ils savoient jeter fort loin, & avec beaucoup d’adresse. Ainsi je me tins en distance, & leur parlai par signes le mieux que je pus. En ce langage muet, je leur demandai entr’autres quelque chose à manger ; eux me firent entendre d’arrêter mon bateau, & qu’ils m’iroient chercher de la viande. Là-dessus j’abaissai le haut de ma voile, & nous calâmes. Cependant il y en eut deux qui coururent un peu loin dans les terres, & qui, en moins d’une demi-heure, furent de retour. Ils apportoient avec eux deux morceaux de viande, & du grain tel que ce pays-là en pouvoit produire ; mais nous ne savions ni quelle sorte de viande, ni quelle sorte de bled c’étoit, & toutefois nous étions fort contens de les accepter. Il s’agissoit de savoir avec quelle précaution s’en emparer ; car je n’étois pas d’humeur à les joindre à terre ; & de leur côté, ils avoient peur de nous. Ils prirent un bon biais & pour les uns & pour les autres ; c’est qu’ils apportèrent ce qu’ils avoient à nous donner, sur le rivage, & l’ayant mis à terre, se retirèrent, & se tinrent loin de-là, jusqu’à ce que l’étant allés chercher, nous l’emportâmes à bord ; après quoi ils revinrent au rivage comme auparavant.

Comme nous n’avions rien à leur donner, notre reconnoissance se borna d’abord à leur faire plusieurs signes pour les remercier. Mais il se présenta sur la champ même une occasion favorable de les obliger extrêmement. Car comme nous étions près de terre où nous avions amené, voici deux animaux puissans qui descendoient des montagnes vers la mer, dont l’un poursuivoit l’autre, à ce qu’il paroissoit, avec beaucoup de chaleur ; si c’étoit le mâle qui étoit après la femelle, & s’ils étoient en amour ou en fureur, c’est ce que nous ne saurions dire ; je ne déciderai pas non plus que ce fût une chose ordinaire, où qu’il y eût de l’extraordinaire ; mais je croirois plutôt le dernier, premièrement parce que ces vêtes voraces paroissent rarement, sinon de nuit ; & secondement, parce que ces peuples sembloient en être terriblement effrayés, & sur-tout les femmes. L’homme qui avoit une lance ou un dard à la main, ne s’enfuyoit pas, mais bien les autres. Néanmoins ces animaux ne firent point mine de se jeter sur les Nègres ; car ils coururent droit à la mer, se plongèrent dans l’eau, & se mirent à nâger ça & là, comme s’ils n’eussent cherché qu’à se jouer. À la fin l’un d’eux commença à venir de notre côté, & s’en approchoit déjà beaucoup plus que je ne m’y attendois d’abord ; mais j’étois tout prêt à le recevoir ; car j’avois chargé mon fusil avec toute la diligence possible, & je dis à Xuri de charger les deux autres. Dès qu’il fut à ma portée, je lâchai mon coup, & lui donnai droit dans la tête ; d’abord il alla au fond de l’eau, mais aussi-tôt il se releva ; ensuite il se débattit long-tems ; aussi étoit-il aux abois ; car comme il s’efforçoit de gagner le rivage, il mourut à mi-chemin, tant à cause de la plaie mortelle qu’il avoit reçue, que de l’eau qui l’étouffoit.

L’étonnement où le feu & le bruit du fusil jetèrent ces pauvres créatures, est au-dessus de tout ce que je puis dire. Quelques-uns faillirent à en mourir de peur, & tombèrent à la renverse. Mais quand ils virent que l’animal étoit mort, qu’il étoit allé au fond, & que je leur faisois signe de venir au rivage, le cœur leur revint, ils s’approchèrent & se mirent à chercher la bête. L’eau qui étoit teinte de son sang me la fit découvrir, & par le moyen d’une corde que je lui fis passer autour du corps, & que je leur donnai à hâler, ils la tirèrent dehors. Il se trouva que c’étoit un léopard des plus curieux, parfaitement bien marqueté, & d’une beauté admirable. Les nègres ne pouvant pas s’imaginer avec quoi je l’avois pu tuer, levoient les mains vers le ciel, pour témoigner leur surprise.

L’autre animal, épouvanté du feu qu’il avoit vu, aussi bien que du coup qu’il avoit entendu, se hâta vers le rivage en nageant, & de là s’enfuit aux montagnes d’où ils étoient venus, sans que je pusse discerner à une telle distance ce que c’étoit. Je vis bien d’abord que les nègres aboient envie d’en manger la chair : ainsi j’étois bien aise de me faire un mérite auprès d’eux ; & quand je leur eu fait connoître par signes qu’ils la pouvoient prendre, ils m’en témoignèrent mille remerciemens. Ils se jetèrent dessus sans différer, & quoiqu’ils n’eussent point de couteaux, ils ne laissèrent pas de lever la peau avec un morceau de bois pointu, & cela beaucoup plus aisément que nous ne l’aurions pu faire avec un couteau. Ensuite ils m’en offrirent ma part ce que je refusai, leur donnant à entendre que j’étois bien aise de leur en faire un présent, mais que je m’en réservois la peau. Ils me l’envoyèrent de bonne foi, ajoutant à cela une grande quantité de leurs provisions, que j’acceptai, toutes inconnues qu’elles m’étoient. Ensuite je leur fis signe pour avoir de l’eau & leur montrai une de mes jarres, la tournant sans dessus dessous, pour faire voir qu’elle étoit vide & que j’avois besoin qu’on me la remplît. Sur le champ ils appelèrent quelques uns des leurs, & il vint deux femmes, portant ensemble un gros vaisseau de terre qui paroissoit cuite au soleil. Elles le posèrent fur le sable & se retirèrent comme firent ceux qui nous avoient apporté des provisions auparavant. J’envoyai Xuri à terre avec les trois jarres qu’il remplit. Les femmes étoient toutes nues aussi bien que les hommes.

Je me voyois avec une quantité d’eau suffisante : j’avois outre cela des racines dont je ne connoissois pas trop la qualité, & dû blé tel quel. Avec ces provisions je prends congé des nègres, nés bons amis ; je remets à la voile, & continue ma course au Sud pendant onze jours ou environ, durant lesquels je ne me mis point en peine d’approcher de terre. Au bout de ce terme je vis que le Continent s’allongeoit bien avant dans la mer : c’étoit justement vis-à-vis de moi, à quatre ou cinq lieues de distance : il faisoit un grand calme & je fis un long détour à larguer pour pouvoir gagner la pointe : j’en vins à bout, & lorsque je la doublai j’étois à deux lieues du Continent, voyant distinctement d’autres terres à l’opposite. Alors je conclus, ce qui étoit bien vrai, que j’avois d’un côté le Cap-Verd, & de l’autre les Isles qui en portent le nom. Je ne savois pourtant pas encore auquel des deux je devois me tourner : car s’il survenoit un vent un peu fort, je pouvois bien manquer l’un & l’autre.

Dans cette perplexité je devins rêveur. J’entrai dans la cabane, laissant à Xuri le soin du gouvernail, & je m’assis. Mais tout-à-coup ce petit garçon s’écria : Maître, maître, je vois un vaisseau à la voile : & il paroissoit si effrayé, qu’il ne se possédoit pas ; assez simple pour s’imaginer que c’étoit un bâtiment que son maître avait envoyé à notre poursuite, dans le tems que j’étois très-assuré que la distance des lieux ne nous permettoit plus de rien craindre de ce côté là. Je sortis avec précipitation de la cabane ; & non-seulement je vis le vaisseau, mais encore je reconnus qu’il étoit Portugais. Je le pris d’abord pour un de ceux qui trafiquent en nègres aux côtes de la Guinée : mais quand j’eus remarqué la route qu’il tenoit, je fus bientôt convaincu qu’il alloit ailleurs, & qu’il n’avoit pas dessein de s’approcher de terre davantage. C’est pourquoi je fis force de voiles & de rames pour avancer en haute mer, dans le dessein de leur parler s’il étoit possible.

Après avoir fait tout ce qui dépendoit de moi, je trouvai que je ne pourrois pas aller à leur rencontre, & qu’ils me laisseroient derrière, avant que je pusse leur donner aucun signal. Mais dans le moment que j’avois épuisé toutes les ressources de mon art pour hâter ma course, & que je commençois à perdre espérance, il parut qu’ils m’avoient apperçu avec leurs lunettes d’approche, & que nous prenant pour le bateau de quelque vaisseau Européen qui avoit péri, ils mettoient moins de voiles qu’auparavant, pour nous donner le tems de les aller joindre. Cela me donna bon courage, & comme j’avois à bord le pendant de mon patron, je le suspendis en écharpe à nos cordages, pour leur faire entendre par ce signal, que nous étions en détresse, & je tirai là-dessus un coup de fusil. Ils remarquèrent fort bien l’un & l’autre ; car ils me dirent après qu’ils avoient apperçu la fumée, quoiqu’ils n’eussent point entendu le coup. À ces signaux, ils calèrent leurs voiles, & ils eurent l’humanité de s’arrêter pour moi, de sorte qu’en près de trois heures de tems je me rendis près d’eux.

Ils me demandèrent, en portugais, en espagnol & en françois, qui j’étois : mais je n’entendois aucune de ces langues. À la fin, un matelot écossois, qui étoit à bord, m’adressa la parole. Je lui répondis que j’étois anglois de nation, & que je m’étois sauvé de l’esclavage des maures de Salé. Alors ils m’invitèrent à bord & m’y reçurent fort généreusement avec tout ce qui m’appartenoit.

On peut bien juger que c’étoit une joie indicible que celle que je ressentis de me voir ainsi délivré d’une condition aussi misérable & aussi désespérée que l’avoit été la mienne. D’abord j’offris tout ce que j’avois au capitaine du vaisseau pour témoignage de ma reconnoissance ; mais il déclara généreusement qu’il ne vouloit rien prendre de moi ; qu’au contraire tout ce que j’avois me seroit dûment délivré au Brésil : car, dit-il en m’apostrophant, lorsque je vous ai sauvé la vie, je n’ai rien fait que ce que je serois bien-aise qu’on me fît à moi-même : & qui sçait si je ne suis point destiné à être réduit un jour à une semblable condition ? Outre qu’après vous avoir mené dans un pays aussi éloigné du vôtre que l’est le Brésil, si je venois à vous prendre tout ce que vous avez, vous y mourriez dans l’indigence, & je ne ferois autre chose que de vous ôter la vie que je vous aurois donnée. Non, non, continua-t-il, signor, Inglese, c’est-à-dire, monsieur l’anglois, je veux vous transporter en ce pays purement par charité ; & ces choses-la vous serviront à acheter de quoi subsister, & à faire votre retour.

Si cet homme parut charitable dans les offres qu’il me fit, il ne se montra pas moins équitable ni moins exact à les remplir, jusque-là qu’il ne s’en écarta pas d’un seul iota ; car il ordonna à tous les matelots que nul ne fût assez hardi pour toucher à rien de ce qui m’appartenoit ; ensuite il prit le tout en dépôt, & m’en donna après, un inventaire fidèle, pour que je le pusse recouvrer, sans en exclure mes trois jarres de terre.

Quant à mon bateau, qui étoit très-bon, (ce qu’il connoissoit bien lui-même) il me proposa de l’acheter de moi, pour le faire servir au vaisseau ; & me demanda ce que j’en voulois avoir ? Je lui répondis qu’il avoit été si généreux en toutes choses à mon égard, que je ne voulois point apprécier le bateau, mais que je l’en faisois l’arbitre : sur quoi il me dit qu’il me feroit de sa main une obligation de quatre-vingt pièces de huit, lesquelles il me paieroit au Brésil ; & qu’y étant arrivés, s’il se trouvoit quelqu’un qui en offrît davantage, il me le seroit bon. Outre cela il m’offrit soixante autres pièces de huit, pour mon garçon Xuri ; mais j’avois de la peine à les accepter, non que je ne fusse bien aise de le laisser au capitaine ; mais je ne pouvois me résoudre à vendre la liberté de ce pauvre garçon, qui m’avoit assisté si fidèlement au recouvrement de la mienne. Néanmoins après que je lui eus découvert mon scrupule ; il m’avoua qu’il le trouvoit raisonnable, & me proposa cet expédient ; c’est qu’il lui feroit une obligation de sa main, par laquelle il seroit tenu de l’affranchir dans dix ans, s’il se vouloit faire chrétien. Sur cela je livrai Xuri au capitaine, d’autant plus volontiers que celui-là goûtoit les propositions de celui-ci.

Nous eûmes une navigation heureuse jusqu’au Brésil, & au bout d’environ vingt-deux jours nous arrivâmes à la baie de tous les Saints. Je me vis alors délivré pour une seconde fois de la plus misérable de toutes les conditions de la vie : ce qui me restoit à faire, c’étoit de considérer comment je disposerois désormais de ma personne.

Je ne saurois trop préconiser la générosité avec laquelle le capitaine me traita. Premièrement il ne voulut rien prendre pour mon passage : d’ailleurs il me donna vingt ducats pour la peau du léopard, & quarante pour celle du lion ; il ordonna qu’on me rendît ponctuellement tout ce que j’avois à bord, & acheta tout ce que je voulois bien vendre, comme caisse de bouteilles, deux de mes fusils, & un morceau de cire ; car j’avois fait des chandelles d’une partie. En un mot, je fis de ma cargaison environs deux cent vingt pièces de huit. Je débarquai au Brésil avec un tel fonds.

Peu de tems après mon débarquement je fus recommandé par le capitaine à un fort honnête-homme, tel qu’il étoit lui-même, lequel avoit ce qu’ils appellent vulgairement un Ingeino, c’est-à-dire, une plantation, & une manufacture de sucre. Je vécus quelque tems dans sa maison, & par ce moyen, je m’instruisis de la maniere de planter & de faire le sucre. Or voyant combien les planteurs vivoient commodément, & combien vîte ils devenoient riches, je résolus, si je pouvois obtenir une licence, de m’y établir & de devenir planteur comme les autres ; bien entendu cependant que je rechercherois le moyen de me faire remettre l’argent que j’avois laissé à Londres. À ces fins, je me pourvus d’une espèce de lettre de naturalisation, en vertu de laquelle je fis marché pour de la terre qui étoit encore vacante, & dont je mesurai l’étendue à celle de mon argent. Après cela je formai un plan pour ma plantation & pour mon établissement, proportionnant l’un & l’autre aux fonds que je me proposois de recevoir d’Angleterre.

J’avois un voisin portugais, qui étoit né à Lisbonne de parens anglois ; son nom étoit Wells, & ses affaires étoient à-peu-près dans la même situation que les miennes. Je l’appelle mon voisin, parce que sa plantation touchoit la mienne, & que nous vivions fort paisiblement lui & moi. Nous n’avions qu’un petit fond l’un & l’autre, & ne plantâmes, à proprement parler, que pour notre subsistance durant près de deux ans. Mais au bout de ce terme nous commençâmes à faire du progrès, & notre terre prénoit déjà une bonne forme ; tellement que la troisième année nous plantâmes du tabas, & eûmes chacun une grande pièce de terre toute prête pour y planter des cannes l’année d’après. Mais nous avions besoin d’aide ; & je sentois plus vivement que je n’avois encore fait, combien j’avois eu tort de me défaire de mon garçon Xuri.

Mais hélas ! il n’étoit pas surprenant que j’eusse fait ma, mois qui ne faisois jamais bien : je ne voyois aucun remède à ma peine, que dans la continuation de mon travail : je me donnois à une occupation bien éloignée de mon génie, & toute contraire au genre de vie qui faisoit mes délices, pour lequel j’avois abandonné la maison de mon père, & méprisé ses bons avis. Mais bien plus, j’entrois précisément dans cette condition mitoyenne de la vie, ou, si vous voulez, le premier étage de la bourgeoisie, que mon père m’avoit autrefois recommandé. N’aurois-je pas mieux fait de demeurer chez moi, & de m’épargner la peine de parcourir le monde ? Souvent je me tenois à moi-même ce langage : « je pouvois faire en Angleterre ce que je fais ici, travailler auprès de mes parens & de mes amis, aussi-bien que parmi des étrangers & des sauvages ; que me sert-il d’avoir traversé de vastes mers, d’avoir parcouru mil six cent & tant de lieues ? étoit-ce pour venir dans un désert affreux, & si reculé, que je fusse obligé de rompre tout commerce avec les parties du monde où je suis tant soit peu connu ? »

De cette manière je ne réfléchissois guères sur ma condition, que pour m’en affliger. Il n’y avoit que ce voisin avec qui je conversois de tems en tems ; nul ouvrage ne se pouvoit faire que par le travail de mes mains ; & j’avois coutume de dire que je vivois comme un homme qui auroit fait naufrage contre une Isle déserte, & qui s’en verroit le seul habitant. Mais quand les hommes sont assez injustes pour comparer leur état présent à un autre qui est plus mauvais, n’est-il pas bien juste que la providence les condamne à faire un échange dans la suite, pour les convainces de leur félicité passée par leur propre expérience ? & ne méritois-je pas bien que je fusse un jour ce même homme que je me représentois vivant misérablement dans une Isle purement déserte, puisque j’étois assez injuste pour faire souvent comparaison de lui à moi, dans l’état de vie où je me trouvois alors, & où je n’avois qu’à persévérer pour devenir extrêmement riche & heureux ?

J’avois pris en quelque façon toutes les mesures nécessaires pour conduire la plantation, avant le départ du capitaine du vaisseau, qui m’avoit reçu à son bord en pleine mer, & qui s’étoit montré mon ami affectionné. Il demeura pendant trois mois tant à charger son vaisseau qu’à faire les préparatifs de son voyage. Un jour comme je lui parlois du petit fonds que j’avois laissé à Londres, il me donna ce bon & fidèle avis : « monsieur l’anglois, me dit-il, si vous voulez me donner une lettre adressée à la personne qui a votre argent à Londres, avec ordre d’envoyer vos effets à Lisbonne, à telles personnes que je vous indiquerai, & en marchandises convenables à ce pays-ci, je vous promets moyennant la grâce de dieu, de vous en rapporter le produit à mon retour : mais comme les choses humaines sont toujours sujettes à la vissicitude & aux contre-tems, je vous conseille de ne donner vos ordres que pour cent livres sterling, que vous dites être la moitié de votre fonds, & de les aventurer pour une première tentative, afin que si elles arrivent à bon port, vous puissiez faire venir le reste par la même voie ; & si vous avez le malheur de les perdre, vous aurez encore l’autre moitié pour y avoir recours en cas de besoin ».

Il y avoit dans ce conseil tant de sagesse, & tant de marques d’amitié en même tems, que je fus d’abord convaincu que je ne pouvois pas mieux faire que de le suivre : c’est pourquoi je préparai une lettre en forme de déclaration pour la dame à qui j’avois laissé le maniement de mon argent, & une procuration pour le capitaine portugais, telle qu’il la desiroit.

J’écrivis à cette dame veuve du capitaine anglois, une relation exacte de mes aventures, de mon esclavage, de ma fuite, la manière dont j’avois rencontré en haute mer le capitaine portugais, sa conduite généreuse à mon égard, l’état où je me trouvois actuellement, avec toutes les instructions nécessaires pour me faire tenir mon argent. Quand cet honnête homme de capitaine fut arrivé à Lisbonne, il trouva moyen par l’entremise de quelques marchands anglois qui y demeuroient, d’envoyer non-seulement mon ordre, mais encore mon histoire toute entière à un marchand de Londres, qui en fit un rapport fidèle & pathétique à la veuve. Celle-ci non contente de délivrer l’argent, envoya du sien propre un présent de vingt-cinq livres au capitaine portugais, à cause de l’humanité & de la charité qu’il avoit exercées à mon égard.

La marchand de Londres ayant converti ces cent livres sterling en marchandises d’Angleterre, les envoya à Lisbonne, telles qu’elles lui avoient été demandées par le capitaine, & celui-ci me les apporta heureusement au Brésil. Il y avoit, entr’autres toutes sortes d’ouvrages de fer & d’ustensiles nécessaires pour ma plantation : lesquelles choses me furent d’un grand service, & il les avoit comprises parmi les autres, de son chef, sans que je lui en eusse donné commission ; car j’étois trop peu expérimenté dans le métier pour y avoir pensé.

Je fus transporté de joie lorsque cette cargaison arriva, & je crus ma fortune faite. Le capitaine, qui vouloit bien être mon pourvoyeur, & qui en remplissoit si dignement les fonctions, avoit employé les vingt-cinq livres sterling, dont ma bonne amie lui avoit fait un présent, à me louer un serviteur pour le terme de six ans, qu’il m’amena ; & jamais il ne voulut rien accepter de moi en considération de tant de services, qu’un peu de tabac qui étoit de mon propre crû.

Autre chose à remarquer ; c’est que toutes mes marchandises étant des manufactures d’Angleterre, telles que des draps, des étoffes, des bayers, & autres choses extraordinaires estimées & recherchées dans ce pays-là, je trouvai le secret de les vendre à un prix très-haut ; en sorte que je puis bien dire, qu’après cela j’avois plus de quatre fois la valeur de ma premiere cargaison, & je me voyois pour lors infiniment plus avancé que mon pauvre voisin, quant au fait de ma plantation : car d’abord je m’achetois un esclave nègre, & un serviteur européen ; j’entends un autre que celui que le capitaine m’avoit amené de Lisbonne.

Mais le mauvais usage que nous faisons de la prospérité, devient souvent la source de nos plus grands malheurs : c’est ce qui se vérifia en moi. L’année suivante j’eus toutes sortes de succès dans ma plantation ; je levai dans ma propre terre cinquante gros rouleaux de tabac, outre ce dont j’avois disposé parmi mes voisins, pour mon nécessaire ; & ces cinquante rouleaux, pesant chacun plus de cent livres, étoient bien conditionnés & tout prêts pour le retour de la flotte de Lisbonne. Alors voyant mes affaires & mes richesses s’accroître également, je commençais à rouler dans ma tête quantité de projets & d’entreprises, qui passoient ma portée ; mais qui causent souvent la ruine des personnes les plus capables pour les affaires.

Si j’eusse voulu continuer le genre de vie que je menois alors, je pouvois encore aspirer à tous ces grands avantages, en vue desquels mon père m’avoit si sérieusement recommandé une vie retirée, & dont il m’avoit donné une idée si sensible dans le portrait ressemblant qu’il me traça de l’état mitoyen. Mais j’étois né pour toute autre chose : je devois derechef travailler de dessein prémédité à me plonger dans la misère ; sur-tout j’allois augmenter le nombre de mes fautes, & par conséquent fournir une plus ample matière aux reproches que j’aurois le loisir de me faire un jour au milieu de mes accablemens. Tous ces désastres ne provenoient que de la passion effrénée que j’avois d’errer par le monde : passion favorite, à laquelle je lâchois aveuglément la bride, lors même qu’elle étoit manifestement contraire à mes intérêts les plus chers, qu’elle rompoit toutes les mesures de ma bonne fortune, & qu’elle gâtoit, pour ainsi dire, tous les chemins que la providence sembloit m’ouvrir pour me conduire à mon devoir & à mon bonheur.

C’est précisément la faute que j’avois commise en m’enfuyant de la maison de mon père, & déjà je ne pouvois avoir de repos, que je ne tombasse dans une seconde toute semblable ; j’étois tenté de m’en aller, & d’abandonner les espérances que j’avois de devenir un homme riche, d’une expérience consommée dans ma nouvelle plantation, sans que je pusse alléguer pour cela d’autre raison, qu’un desir téméraire & démesuré de m’élever avec plus de rapidité que ne le permettoit la nature de la chose. Ainso je me précipitai pour la seconde fois dans le gouffre de misère le plus profond où l’homme puisse tomber sans qu’il lui en coûte la santé ou même la vie.

Or, pour procéder par degrés à cet endroit particulier de mon histoire, vous devez supposer qu’ayant vécu près de quatre ans dans le Brésil, & commençant à gagner considérablement & à prospérer dans ma nouvelle plantation, non seulement j’avois appris le langage du pays, mais qu’outre cela j’avois fait connoissance & lié amitié avec mes compagnons de plantation, comme aussi avec les marchands de Saint-Salvador, qui étoit notre port de mer : que dans les discours que j’avois tenus avec eux, je leur avois souvent rendu compte de mes deux voyages à la côte de Guinée, de la manière de trafiquer en nègres, & de la facilité avec laquelle on y pouvoit charger de la poudre d’or, des graines de Guinée, des dents d’éléphant, & autres choses ; &, qui plus est, des nègres en grand nombre : le tout pour des bagatelles, comme des petits lits, de la quincaillerie, des couteaux, des ciseaux, des haches, des pièces de glaces, & autres choses semblables.

On ne manquoit jamais d’écouter attentivement ce que je disois sur ce chapitre ; mais sur-tout l’article de l’achat des nègres, dont le trafic n’étoit encore qu’ébauché ; mais qui, tel qu’il étoit, avoit toujours été dirigé par l’assemblée, ou si vous voulez, par une assemblée formée par les rois d’Espagne & de Portugal, & qui entroit dans les comptes du gouvernement public, en sorte qu’il ne s’amenoit que peu de nègres, qu’on achetoit à un prix excessif.

Un jour je me trouvai en compagnie avec des marchands & propriétaires de plantations de ma connoissance, & leur ayant parlé fort sérieusement sur ce sujet, il arriva que trois d’entr’eux vinrent me trouver le lendemain au matin, & me dirent qu’ils avoient beaucoup réfléchi sur l’entretien que j’avois eu avec eux le soir précédent, & qu’ils venoient me proposer une chose qu’ils me confioient sous le secret. Je leur promis de le garder ; & après ce préliminaire, ils déclarèrent qu’ils avoient envie d’équiper un vaisseau pour la Guinée ; qu’ils avoient tous des plantations aussi-bien que moi ; & que rien ne leur faisoit plus de tort, que le besoin extrême où ils étoient d’esclaves : que, comme c’étoit un commerce qu’on ne pouvoit pas continuer, parce qu’il n’étoit pas praticable de vendre publiquement les nègres quand ils étoient arrivés, leur dessein n’étoit que de faire un seul voyage, de débarquer les nègres secrettement, & de les distribuer ensuite dans leurs propres plantations ; qu’en un mot il s’agissoit de savoir sir je voulois aller à bord du vaisseau en qualité de super-cargo ou commis, pour prendre soin de ce qui concernoit le négoce sur la côte de Guinée ; que dans le partage des nègres j’aurois une portion égale à celle des autres, & que je serois dispensé de contribuer ma quote-part du fonds qu’on leveroit pour cette entreprise.

Il faut avouer que ces propositions étoient fort avantageuses pour tout homme manquant d’établissement, & qui n’auroit pas eu à cultiver une plantation qui lui appartînt en propre, qui eût de très-belles apparences, & fût assurée d’un bon fonds. Mais quant à moi, qui m’étois déjà poussé, qui me voyois si joliment établi, qui n’avois plus rien à faire qu’à continuer pendant trois ou quatre ans sur le même pied que j’avois commencé, & qu’à faire venir d’Angleterre mes autres cent livres sterling, qui dans ce tems-là, & avec ce petit renfort, n’aurois presque pas pu manquer de devenir riche de trois ou quatre mille livres sterling, sans compter combien une telle somme auroit multiplié dans la suite ; que je pensasse, dis-je, à un tel voyage, c’étoit la plus grande folie qu’un homme pût commettre dans de pareilles conjonctures.

Mais comme j’étois né pour être l’architecte de mon propre malheur, il me fut aussi impossible de résister à leur offre, qu’il me l’avoit été autrefois de réprimer les desirs extravagans qui firent avorter tous les bons conseils de mon père. En un mot, je leur dis que je partirois de tout mon cœur, s’ils vouloient bien se charger du soin de ma plantation pendant mon absence, & en disposer selon que je l’ordonnerois, si je venois à périr. C’est ce que tous me promirent & à quoi ils s’obligèrent par contrat. Je fis donc un testament en forme, par lequel je disposois de ma plantation & de mes effets, en cas de mort, constituant mon héritier universel, le capitaine du vaisseau qui m’avoit sauvé la vie, comme j’ai déjà dit ci-dessus ; mais l’obligeant à disposer de mes effets suivant cette classe, c’est-à-dire qu’il garderoit pour lui la moitié de mes acquisitions, & feroit embarquer l’autre moitié pour l’Angleterre.

Enfin je pris toutes les précautions imaginables pour mettre mes biens en sûreté, & pour pourvoir à l’entretien de ma plantation. Que si j’eusse employé seulement une partie de cette prudence à étudier mes véritables intérêts, & à peser ce que je devois faire, & ce que je ne devois pas faire, il est certain que je ne me serois pas éloigné un moment d’un établissement aussi avantageux que l’étoit le mien. Je n’aurois pas cédé tout ce que je devois raisonnablement espérer d’un état florissant, & je n’aurois pas entrepris un voyage sur mer, pour y courir les risques ordinaires, sans compter en particulier les infortunes dont j’avois lieu de croire que j’étois personnellement menacé.

Mais on me pressoit, & j’aimois mieux suivre les fausses lueurs de ma fantaisie que les lumières de ma raison. Le vaisseau étant donc équipé, la cargaison embarquée, & toutes choses faites comme nous en étions convenus mes associés & moi, j’allai à bord, pour mon malheur, le premier Septembre mil six cent cinquante-neuf, qui étoit le même jour auquel je m’étois embarqué à Hull, huit ans auparavant, pour devenir rebelle aux ordres de mes parens, & traître à ma propre cause.

Notre vaisseau étoit d’environ cent vingt tonneaux, il portoit six canons & quatorze hommes, en y comprenant le maître, fort garçon & moi. Nous ne l’avions pas chargé d’autres marchandises que de quincailleries propres pur notre commerce, telles que des pièces de glaces, des coquilles, & sur-tout de petits miroirs, des couteaux, des ciseaux, des haches, & quelques matelas.

Le même jour que j’allai à bord, nous mîmes à la voile, faisan cours au nord le long de la côte, dans le dessein de tourner vers celle d’Afrique, quand on seroit parvenu au dix ou douzième degré de latitude septentrionale : ce qui étoit, comme il paroît, la route ordinaire qu’on tenoit en ce tems là. Nous eûmes un fort bon tems tout le long de la côte, à la réserve qu’il faisoit excessivement chaud. Quand nous fûmes avancés à la hauteur du cap Saint-Augustin, nous nous éloignâmes en mer, & perdant bientôt la terre de vue, nous mîmes le cap de même que si nous eussions voulu aller à l’isle de Fernand de Noronha ; mais nous la laissâmes & les autres adjacentes à l’est, continuant notre route vers le nord-est quart au nord, tellement que nous passâmes la ligne, après une navigation d’environ douze jours : & suivant notre dernière estime, nous étions sous le septième degré & douze minutes de latitude septentrionale lorsqu’il s’éleva un violent ouragan qui nous désorienta entièrement : il commença au sud-est, devint à-peu-près nord-ouest, puis se fixa au nord-est, d’où il se déchaîna d’une manière si terrible, que nous ne fîmes autre chose pendant douze jours de suite que dériver forcés d’obéir aux ordres du destin & à la fureur des vents. Je n’ai pas besoin de dire que durant tout ce tems-là je m’attendois chaque jour à être enseveli dans les flots : & il n’y avoit qui que ce soit sur le vaisseau qui osât se flatter d’en échapper.

Cet orage, outre la frayeur qui en est toujours inséparable, nous coûta encore trois personnes ; l’un mourut de la fièvre ardentes, & les deux autres, dont l’un étoit le petit garçon, tombèrent dans la mer. Le vent s’étant un peu abattu sur la fin du douzième jour, le maître fit une estime le mieux qu’il put, & trouva qu’il étoit aux environs de l’onzième degré de latitude septentrionale ; mais qu’il y avoit une différence de vingt-deux degrés de latitude à l’ouest du cap Saint-Augustin : de sorte qu’il avoit jeté vers la côte de la Guinée, ou partie septentrionale du Brésil, au-delà de la rivière des amazones, tirant vers celle d’Orenoque, appelée communément la grande rivière. Il commença donc à me consulter, pour savoir quelle route nous prendrions. Le vaisseau avoit été fort tourmenté & faisoit beaucoup d’eau ; ainsi il opinoit à la partie orientale, d’où nous étions partis.

J’étois d’un avis tout contraire, & après avoir examiné ensemble une carte marine de l’Amérique, nous conclûmes qu’il n’y avoit aucune terre habitée où nous puissions avoir recours, & qui fût plus proche de nous que dans l’enceinte des Caribes : c’est pourquoi nous résolûmes de faire voile vers la Barbade, où nous espérions qu’en prenant le large, pour éviter le golfe du Mexique, nous pourrions aisément arriver dans quinze jours de tems ; au lieu qu’il n’étoit presque pas possible de faire mon voyage à la côte d’Afrique sans quelque assistance, tant pour le vaisseau que pour nous mêmes.

Dans ce dessein nous changeâmes notre course, & nous prîmes le cap nord quart à l’ouest, afin de pouvoir atteindre quelqu’une des isles habitées par les Anglois, où j’avois espérance de recevoir du secours. Mais notre voyage étoit déterminé autrement ; car étant dans la latitude du douzième degré & dix-huit minutes, nous fûmes assaillis d’une seconde tempête, qui nous emporta avec la même impétuosité que la première vers l’ouest, & nous écarta si loin de tous les lieux où regne le commerce de la société humaine, que, si nous venions à sauver nos vies de la rage des eaux, il y avoit beaucoup plus d’apparence que nous serions dévorés par les Savuages, plutôt que de pouvoir jamais retourner en notre pays.

Dans cette extrémité, le vent souffla toujours avec violence, & le jour commençant à paroître, un de nos gens s’écria, terre. À peine fûmes-nous sortis de la cabane pour voir ce que c’étoit, & dans quelle région du monde nous nous trouvions, que le vaisseau donna contre un banc de sable ; son mouvement cessa tout-à-coup, les vagues y entrèrent avec tant de précipitation, que nous nous attendions à périr sur l’heure ; & nous nous serrions contre les bords du bâtiment, pour nous mettre à couvert des coups & de la fureur des flots.

Il n’est pas aisé de représenter, ni même de concevoir la consternation de l’ame en pareil cas, à quiconque ne s’y est jamais trouvé. Nous ne savions ni le climat où nous étions, ni la terre contre laquelle nous avions été poussés ; si c’étoit isle ou continent ; si elle étoit habitée ou déserte. Et comme la fureur des vents, quoiqu’un peu diminuée, étoit encore fort grande, nous ne pouvions pas seulement espérer que le vaisseau demeurât quelques minutes sans se briser en morceaux, à moins qu’un calme ne survînt tout-à-coup par une espèce de miracle. En un mot, nous étions immobiles, nous regardant les uns les autres, attendant la mort à chaque moment, & nous préparant pour l’autre monde, d’autant qu’il n’y avoit que peu ou rien à faire pour nous en celui-ci. La seule chose qui pouvoit encore un peu nous rassurer, c’est que, contre notre espérance, le vaisseau ne fût pas encore brisé, & que le maître disoit que le vent commençoit à s’abattre.

Mais bien que le tems parût devenir moins chargé, néanmoins la manière dont le vaisseau avoit échoué, vu qu’il s’étoit enfoncé trop avant dans le sable, pour espérer de l’en dégager, rendoit notre situation véritablement déplorable, & il ne nous restoit plus qu’à voir si nous pourrions nous sauver. Un peu avant la tempête nous avions un bateau qui suivoit notre arrière ; mais en premier lieu il s’y étoit fait une fente à force de heurter notre gouvernail, & ensuite il s’étoit fracassé, & avoit ou coulé à fond, ou dérivé çà & là par la mer, en sorte que nous n’avions plus d’espérance de ce côté-là. Nous avions bien encore une chaloupe à bord, mais nous ne savions pas trop comment la mettre en mer : cependant il n’y avoit plus de tems à perdre ; car nous croyions à tout moment que le vaisseau alloit se dissoudre, & quelques-uns disoient qu’il étoit déjà entamé.

En même tems notre pilote prot la chaloupe ; le reste de nos gens se mit à le seconder, & à la fin on la descendit à côté du vaisseau : nous nous mîmes tous dedans, étant au nombre de onze personnes ; nous recommandâmes nos ames à la miséricorde divine, & puis abandonnâmes le reste au courroux des ondes. Car quoique l’orage se fût relâché considérablement, toutefois la mer s’élevoit à une hauteur épouvantable contre les terre ; & pour parler le langage des Hollandois, qui la comparent à une bête féroce, lorsqu’elle est irritée, on pouvoit bien l’appeler de Wilde Zee.

C’est alors que le danger étoit proche & effroyable ; car nous voyions tous clairement que la mer étoit si enflée que notre chaloupe ne pourroit pas tenir contre, & que nous serions infailliblement submergés ; d’ailleurs nous n’avions point de voile, & quand même nous en aurions eu, nous n’aurions pas pu nous en servir. Nous nous mîmes à ramer de toutes nos force pour aller à terre, mais avec un visage consterné, comme des gens qui alloient au supplice. En efet aucun de nous ne pouvoit ignorer que la chaloupe viendroit près de la côte, y essuyeroit des coups si rudes, qu’elle seroit bientôt partagée en mille pièces. Quoi qu’il en soit, nous priâmes dieu de tout notre cœur pour le salut de nos ames ; mais en même tems le vent nous poussant vers la terre, nous travaillions à tour de bras pour le seconder, & pour hâter notre perte.

Nous ne savions nullement de quelle sorte étoit le rivage, si c’étoit du roc ou du sable, s’il étoit élevé ou bas. La seule chose qui auroit pu raisonnablement nous donner quelque petite ombre d’espérance, c’auroit été de tomber dans quelque baie, dans quelque golfe, ou dans l’embouchure d’une rivière, d’y entrer par un grand coup du hasard, & de nous mettre à l’abri du vent, ou peut être encore de trouver une eau calme. Mais il n’y avoit aucune apparence à rien de semblable : bien loin de là, la terre, à mesure que nous approchions, nous paroissoit encore plus redoutable que la mer.

Après avoir ramé ou plutôt dérivé l’espace d’une lieue & demie, suivant le compte que nous faisions, une vague furieuse, semblable à une montagne, s’en vint roulant à notre arrière ; c’étoit nous avertir d’attendre le coup de grace. En effet elle se rua sur nous avec tant de furie, qu’elle renversa tout d’un coup la chaloupe ; & nous séparant les uns des autres aussi bien que du bateau, à peine nous donna-t-elle le tems d’invoquer le nom de dieu par une seule exclamation ; car dans le moment nous fûmes tous engloutis.

Il n’y a pas d’expression qui puisse retracer ici quelle étoit la confusion de mes pensées lorsque j’allai au fond de l’eau : car quoique je nâgeasse fort bien, je ne pus point cependant me dégager assez pour respirer, jusqu’à ce que la vague m’ayant poussé ou plutôt emporté bien avant vers le rivage, elle se brisa & me laissa presque à sec, & à demi mort, à cause de l’eau que j’avois avalée. Voyant la terre plus proche de moi que je ne l’aurois cru, j’eus assez de présence d’esprit & l’haleine assez bonne pour me lever sur mes jambes, & m’en servir le mieux que je pus, pour tâcher d’avancer du côté de la terre, avant qu’une autre vague revînt & me ressaisît. Mais je reconnus bientôt qu’il étoit impossible d’en venir à bout ; car regardant derrière moi, je vis la mer à mes trousses, mais haute & furieuse, comme une ennemie redoutable avec laquelle je ne pouvois aucunement mesurer mes forces. Tout ce que j’avois à faire, c’étoit de retenir mon haleine, & de m’élever si je pouvois au-dessus de l’eau : de cette manière je pouvoir nager, conserver la liberté de la respiration, & voguer vers le rivage. Ce que je craignois le plus, c’étoit que ce flot, après m’avoir poussé vers la terre en venant, ne me rejetât ensuite dans la mer en s’en retournant.

Celui qui vint fondre sur moi la seconde fois, me couvrit d’abord d’une masse d’eau de vingt ou trente pieds de hauteur ; je sentois que j’étois entraîné bien loin du côté de la terre avec une force & une rapidité extrême ; en même tems je retenois mon haleine, & je m’aidois encore en nâgeant de toutes mes forces. Mais j’étois prêt d’étouffer à force de me contraindre, quand je me sentis monter en haut, & tout-à-coup je me trouvai la tête & les mains hors de l’eau ; ce qui me soulagea sur le champ, & quoique cet intervalle ne durât pas deux secondes, il ne laissa pas de me faire un grand bien, me donna le tems de respirer, & redoubla mon courage ; je fus derechef couvert d’eau, mais non pas si long-tems, que je ne pusse tenir bon, & m’appercevant que la mer s’étoit brisée, & qu’elle commençoit à retourner, je m’élançai en avant tant que je pus pour ne me laisser point entraîner, & je sentis que je prenois pied. Je demeurai sans rien faire pendant quelques momens, tant pour reprendre ma respiration, que pour attendre que les eaux se fussent retirées, & puis je courus vers le rivage avec toute la vîtesse dont j’étois capable. Cet effort n’étoit pas suffisant pour me délivrer de la fureur des ondes qui venoient fondre sur moi de nouveau ; elles m’enlevèrent deux autres fois, & me portèrent en avant, comme elles avoient déjà fait, le rivage étant tout uni.

Peu s’en fallut que le dernier de ces deux assauts dont je viens de donner la description ne me fût fatal ; car la mer m’ayant entraîné comme auparavant, me mit à terre, ou pour mieux dire, me jeta contre un rocher, & cela si rudement, que j’en perdis le sentiment, & le pouvoir d’agir pour ma délivrance ; car le coup ayant porté sur mon flanc & sur ma poitrine, m’ôta entièrement la respiration pour un tems, & si la mer fût revenue à la charge sans intermission, j’aurois été indubitablement suffoqué. Mais je revins à moi un peu avant son retour, & voyant que j’en allois être enseveli, je résolus de m’attacher à un morceau de roc, & dans cette posture de retenir mon haleine jusqu’à ce que les eaux fussent retirées ; déjà les vagues n’étoient plus si hautes qu’au commencement, parce que la terre étoit proche, & je ne quittai point prise qu’elles n’eussent passé & repassé par-dessus moi. Après quoi je pris un autre effort, qui m’approcha si fort de terre, que la vague qui vint ensuite, me couvrit véritablement ; mais elle ne m’enleva pas ; en sorte que je n’eus plus qu’à exercer une seule fois mes jambes pour mettre fin à ma carrière & prendre terre, où étant arrivé, je montai sur le haut du rivage, & je m’assis sur l’herbe à l’abri de l’insulte & de la fureur des eaux.

Me voyant ainsi en toute sûreté, je commençai par lever les yeux au ciel, & rendre graces à dieu de ce que j’avois sauvé ma vie dans un cas où il n’y avoit que quelques momens qu’elle étoit désespérée. Je crois que c’est une chose tout-à-fait impossible ; que de peindre au vif les transports & l’extase où se trouve l’ame qui se voit sauvée de la sorte, & arraché, pour ainsi dire, des entrailles du sépulcre. Je ne m’étonne donc plus d’une coutume qu’on a, qui est que, lorsqu’un malfaiteur a la corde au col, qu’il est lié, qu’il est sur le point de perdre la vie, & que sur ces entrefaites on lui apporte sa grace, je ne m’étonne pas, dis-je, qu’on lui amène un chirurgien pour lui tirer du sang, en même tems qu’on lui annonce cette nouvelle, de peur que la surprise qu’elle lui causeroit, ne bannît de son cœur les esprits animaux, & qu’elle ne lui fût funeste : car

La surprise qui naît de joie ou de douleur,
Suspend les fonctions de l’esprit & du cœur.

Je me promenois au bord de la mer, levant les mains vers le ciel, l’esprit absorbé dans la contemplation de ma délivrance, faisant mille gestes & mille figures que je ne saurois rapporter, réfléchissant sur mes camarades, qui tous avoient été noyés, & que j’étois le seul qui me fusse sauvé ; car depuis notre naufrage je ne pus jamais voir aucun d’eux, non pas même la moindre trace, excepté trois de leurs chapeaux, un bonnet, deux souliers dépareillés.

Je tournai les yeux du côté du vaisseau qui avoit échoué ; mais la mer étoit si écumante & si courroucée, d’ailleurs il étoit à une distance si grande, qu’à peine pouvois-je le voir ; ce que considérant : grand dieu ! disois-je, comment est-il possible que je sois venu à terre ?

Après avoir soulagé mon esprit, par ce qu’il y avoit de consolant dans ma condition, je commençai à regarder autour de moi, afin de voir en quelle sorte de lieu j’étois, & par où il me falloit débuter. Je sentis bientôt diminuer mon allégresse, & je trouvai que ma délivrance étoit d’une affreuse espèce : car j’étois mouillé, & je n’avois point d’habits pour me changer ; j’avois faim, & je n’avois rien à manger ; j’avois soif, & je n’avois rien à boire ; j’étois foible, & je n’avois rien pour me fortifier ; je ne voyois pas même la moindre apparence de quoi que ce fût, sinon de mourir de faim, ou d’être dévoré par les bêtes féroces ; & ce qu’il y a de plus affligeant pour moi, c’est que je n’avois aucune arme pour pouvoir chasser, & tuer quelques animaux pour ma subsistance, ou pour me défendre contre toute créature qui voudroit m’ôter la vie pour soutenir la sienne ; en un mot, je n’avois rien sur moi qu’un couteau, une pipe, & un peu de tabac dans un boîte : c’étoit-là toute ma provision, ce qui jeta mon esprit dans de terribles angoisses ; en sorte que durant quelque tems je courus ça & là comme un insensé. La nuit approchoit, & je commençai à considérer quel seroit mon sort, si cette terre nourrissoit des bêtes dévorantes, sachant bien que ces
Grand Dieu ! comment est-il possible que je sois venu à terre.
animaux rodent toutes les nuits pour chercher leur proie.

L’unique remède qui se présentoit à tout cela pour le tems présent, c’étoit de monter sur un certain arbre, dont le branchage étoit fort épais, semblable à un sapin, mais épineux, qui croissoit près de-là, & où j’avois résolus de passer toute la nuit, en attendant le genre de mort qu’il me faudroit subir le lendemain ; car jusqu’alors l’arrêt m’en paroissoit irrévocable. Je marchai environ un demi quart de mille loin du rivage, pour voir si je ne trouverois point d’eau douce, pour boire ; j’eus le bonheur d’en trouver, ce qui me donna une joie sans pareille. Après avoir bu & m’être mis un peu de tabac dans la bouche pour prévenir la faim, je m’en allai à l’arbre, sur lequel je montai, & cherchai à me mettre si bien que je ne tombasse pas, si je venois à dormir : j’avois à la main un bâton court, comme un bon tricot, que j’avois coupé pour me servir de défense : avec cela je pris mon logement. Comme j’étois extrêmement fatigué, je tombai dans un profond sommeil où je goûtai tant de douceur, & réparai tellement mes forces, que je ne pense pas en avoir eu de plus salutaire, ni qu’il y ait beaucoup de gens qui puisse passer une si bonne nuit, dans une si méchante conjoncture.

Il faisoit grand jour lorsque je m’éveillai ; le tems étoit clair, la tempête dissipée, & la mer n’étoit plus courroucée ni enflée comme auparavant. Ce qui me surprit extrêmement, ce fut de voir que par la hauteur de la marée le vaisseau eût été enlevé pendant la nuit de dessus le banc de sable, où il avoit été engravé ; & qu’il eût dérivé jusques tout près du rocher dont j’ai parlé ci-dessus, ou je m’étois si cruellement meurtri en heurtant contre. Il y avoit environ un mille de l’endroit où j’étois jusques-là ; & comme le bâtiment paroissoit encore reposer sur sa quille, j’aurois bien souhaité d’être à bord, afin d’en tirer du moins pour mon usage quelques unes des choses les plus nécessaires.

Dès que je fus descendu de l’appartement que je m’étois choisi dans l’arbre, je regardai encore autour de moi, & la première chose que je découvris fut la chaloupe, que le vent & la marée avoient jetée sur la côte à environ deux milles de moi à main droite. Je marchai le long du rivage, aussi loin que je pus pour aller jusques-là ? mais je trouvai un bras de mer d’environ un demi-mille de largeur entre moi & la chaloupe, tellement que je m’en retournai sur mes pas, laissant la chose cette fois-là, parce que mes desirs étoient bien plus tournés du côté du vaisseau, où j’espérois trouver actuellement de quoi fournir à ma subsistance.

Un peu après midi je vis que la mer étoit fort calme, & la marée si basse, que je pouvois avancer jusqu’à un quart de mille du vaisseau : & ce fut pour moi un renouvelement de douleur ; car je voyois clairement que, si nous fussions restés à bord, nous aurions été sains et saufs, je veux dire, que du moins nous serions tous venus heureusement à terre ; & je n’aurois pas été si misérable que de me voir, comme j’étois alors, dénué de toute consolation & de toute compagnie. Ces réflexions m’arrachèrent des larmes ; mais comme elles n’apportoient qu’un foible remède à mes maux, je résolus d’aller au vaisseau si je pouvois. Il faisoit une chaleur extrême ; je me dépouillai de mes habits ; & je me jetai dans l’eau. Mais quand je fus arrivé au pied du bâtiment, je trouvai plus de difficulté à monter dessus, que je n’en avois encore surmonté : car comme il reposoit sur terre,& qu’il étoit hors de l’eau d’une grande hauteur, il n’y avoit rien à ma portée que je pusse saisir. J’en fis deux fois le tour à la nâge ; à la seconde, j’apperçus ce que je m’étonnois de n’avoir pas vu la première ; c’étoit un bout de corde qui pendoit à l’avant, de telle façon, qu’après beaucoup de peine je m’en saisis, & par ce moyen, je grimpai sur le château-gaillard. Quand je fus-là, je vis que le vaisseau étoit entr’ouvert, & qu’il y avoit beaucoup d’eau à fond de cale ; mais qu’étant posé sur le flanc du banc, dont le sable étoit ferme, il portoit sa poupe extrêmement haut, & la proue si bas, qu’elle en étoit presque dans l’eau. De cette manière le point étoit tout-à-fait exempt d’eau, & tout ce qu’il renfermoit étoit sec ; car vous pouvez bien compter que la première chose que je me mis à fait, fut de chercher par-tout, & de voir ce qui étoit gêté, ou ce qui étoit bon. Premiérement, je trouvai que toutes les provisions du vaisseau étoient séches, & qu’elles ne se sentoient pas de l’eau ; comme j’étois très-disposé à manger je m’en allai à la source, où je remplis mes poches de biscuit, & je me mis à en manger à mesure que j’étois à faire d’autres choses ; car je n’avois pas de tems à perdre. Je trouvai aussi du rum[4] dans la chambre du capitaine, & j’en bus un bon coup ; de quoi j’avois bon besoin pour m’encourager à soutenir la vue des souffrances que j’aurois à essuyer.

Il ne m’auroit de rien servi de demeurer les bras croisés, & de perdre le tems à souhaiter ce que je ne pouvois aucunement obtenir. Cette extrémité excita mon application. Nous avions à bord plusieurs vergues, un ou deux mâts du perroquet, qui étoient de réserve, & deux ou trois grandes barres de bois : je pris la résolution de les mettre en œuvre ; & je lançai hors du bors tout ce qui n’étoit point trop pesant pour le pouvoir ménager ; les ayant séparément attachés à une corde, afin qu’ils ne dérivassent point. Cela fait, je descendis du côté du bâtiment, & les tirant à moi, j’en attachai quatre ensemble par les deux bouts, le mieux qu’il me fut possible, donnant à mon ouvrage la forme d’un radeau, & après y avoir posé en travers deux ou trois planches fort courtes, je trouvai que je pouvois bien marcher dessus ; mais qu’il ne pourroit pas porter une grosse charge, à raison de sa trop grande légereté. C’est pourquoi je retournai au travail, & avec la scie du charpentier je partageai une des vergues de beilles en trois pièces en longueur, & je les ajoutai à mon radeau après beaucoup de peine & de travail. Mais l’espérance de me fournir des choses nécessaires, me servoit d’aiguillon pour faire bien au-delà de ce dont j’aurois été capable en toute autre occasion.

Déjà mon radeau étoit assez fort pour porter un poids raisonnable ; il ne s’agissoit plus que de voir de quoi je le chargerois, & comment préserver cette charge de l’insulte des eaux de la mer ; mais je ne m’arrêtai pas beaucoup à cette considération, & d’abord je mis dessus toutes les planches que je pus trouver ; ensuite, après avoir bien considéré ce dont j’avois le plus de besoin, je commençai par prendre trois coffres de matelot, que j’avois ouverts en forçant les serrures, & que j’avois ensuite vidés ; & puis je les descendis avec une corde sur mon radeau. Dans le premier je mis des provisions, savoir du pain, du riz, trois fromages d’hollande, cinq pièces de bouc séché, laquelle viande faisoit notre principale nourriture, & un petit reste de bled d’Europe, qu’on avoit mis à part pour entretenir quelques volailles que nous avions embarqués avec nous, mais qui depuis long-tems avoient été tuées. Il y avoit aussi une certaine quantité d’orge & de froment mêlés ensemble : mais à mon grand regret je vis que cela avoit été mangé & gâté par les rats. Quant à la boisson, je trouvai plusieurs caisses de bouteilles qui étoient à notre maître, dans lesquelles il y avoit quelques eaux cordiales, & environ vingt-quatre de Rack : j’arrangeai ceci séparément, parce qu’il n’étoit pas nécessaire, ni même possible de les mettre dans le coffre. Pendant que j’étois occupé à faire ces choses, je m’apperçus que la marée commençoit à monter, quoique paisiblement, & j’eus la mortification de voir mon habit, ma veste & ma chemise, que j’avois laissés sur le rivage, flotter & s’en aller au gré de l’eau : pour ce qui est de ma culotte, qui n’étoit que de toile, & qui étoit ouverte à l’endroit des genoux, je ne la quittai pas, non plus que mes bas, pour nâger jusqu’à bord : quoi qu’il en soit, cet accident me fit aller à la quête des hardes, & je ne fus pas long-tems à fouiller, pour voir que je pouvois aisément réparer ma perte avec usure : mais je me contentai de prendre ce dont je ne pouvois absolument me passer pour le présent, parce qu’il y avoit d’autres choses que j’avois beaucoup plus à cœur. De ce nombre étoient des outils pour travailler quand je serois à terre ; & après avoir long-tems cherché, je trouvai enfin le coffre du charpentier. Ce fut un trésor pour moi, mais un trésor beaucoup plus précieux que ne l’auroit été pour lors un vaisseau tout chargé d’or : je le descendis, & le posai sur mon radeau tel qu’il étoit, sans perdre de tems à regarder dedans ; car je savois en gros ce qu’il contenoit.

La chose que de desirois le plus après celle-là, c’étoit de la munition & des armes. Il y avoit dans la chambre du Capitaine deux fusils fort bons, & deux pistolets ; je m’en saisis d’abord, comme aussi de quelques cornets à poudre, d’un petit sac de plomb & de deux vieilles épées rouillées. Je savois qu’il y avoit quelque part trois barils de poudre ; mais je ne savois pas en quel endroit notre canonnier les avoit serrés. À la fin pourtant je les déterrai, après avoir visité coins & recoins. Il y en avoit un qui avoit été mouillé, les deux autres étoient secs & bons, & je les plaçai avec les armes sur mon radeau. Alors je crus m’être muni d’assez de provisions ; il ne me restoit plus de souci que pour les conduire jusqu’à terre ; car, je n’avois ni voile, ni rame, ni gouvernail, & la moindre bouffée survenant, pouvoit submerger ma cargaison toute entière.

Trois choses relevoient mes espérances ; en premier lieu, la mer qui étoit tranquille ; en second, la marée qui montoit & portoit à terre ; & en troisième lieu, le vent, qui, tout foible qu’il étoit, ne laissoit pas d’être favorable. Je trouvai encore deux ou trois rames à moitié rompues, & dépendantes de la chaloupe, qui me servirent de renfort, & deux scies, une bisaigue, avec un marteau, (outre ce qui étoit déjà dans le coffre du charpentier) que j’ajoutai à ma cargaison ; après quoi je me mis en mer. Mon radeau vogua très-bien l’espace d’environ un mille ; seulement je m’apperçus qu’il dérivoit un peu de l’endroit où j’avois pris terre auparavant ; cela me fit juger qu’il y avoit un courant d’eau, & par conséquent j’espérois de trouver une baie, ou une rivière, qui me tiendroit lieu de Port, pour débarquer ma cargaison.

La chose étoit comme je me l’étois imaginé ; je découvris vis-à-vis de moi une petite ouverture de terre, vers laquelle je me sentois entraîner par le cours violent de la marée ; ainsi je gouvernai mon radeau le mieux que je pus, pour lui faire tenir le fil de l’eau, mais en même tems je faillis à faire un second naufrage ; & si un tel malheur me fût arrivé, je crois véritablement qu’il m’auroit donné une atteinte mortelle. Cette côte m’étoit tout-à-fait inconnue ; ainsi je m’en allai toucher sur le sable d’un bout de mon bateau, & comme il flottoit de l’autre bout, peu s’en falloit que ma cargaison ne glissât toute de ce côté là, & qu’elle ne tombât dans l’eau. Je faisois tout mon possible pour retenir les coffres dans leur place, en m’appuyant contre ; mais mes forces n’étoient point suffisantes pour dégager le radeau ; je n’osois pas même quitter la posture où j’étois & soutenant la charge, de tous mes efforts, je restai dans cette attitude près d’une demi-heure, durant lequel tems le montant me relevoit peu à peu, & me mit enfin dans un parfait niveau. Quelques momens après, l’eau qui continuoit de croître, fit flotter mon radeau, que je poussai avec ma rame dans le canal, & ayant avancé un peu plus haut, je me vis à l’embouchure d’une petite rivière, ayant la terre de chaque côté, & un courant ou flux rapide qui montoit. Cependant je cherchois des yeux sur l’un & l’autre bord, une place propre à prendre terre ; car je ne me souciois point d’entrer plus avant dans la rivière, & l’espérance que j’avois de découvrir quelque vaisseau, me détermina à ne point m’éloigner de la côte.

Enfin j’apperçus à main droite un petit réduit, vers lequel je conduisis mon radeau avec beaucoup de peine & de difficulté, je m’approchai tant que, comme je touchois au fond de l’eau avec ma rame, je pouvois aisément me pousser tout à fait dedans ; mais en le faisant, je courois une seconde fois le risque de submerger tout mon magasin ; car le bord étant d’une pente assez roide & escarpée, je ne pouvois débarquer que dans une place, où mon train, lorsqu’il viendroit à toucher, seroit si élevé par un bout, & si enfoncé par l’autre, que je serois en danger de tout perdre. Tout ce que je pus faire, ce fut d’attendre que la marée fut tout-à-fait haute, me servant cependant de ma rame en guise d’ancre, pour arrêter mon train, & en tenir le flanc appliqué contre le bord, près d’un morceau de terre plat & uni, que j’espérois que l’eau couvriroit. Ce moyen me réussit ; mon radeau prenoit environ un pied d’eau, & dès que je m’apperçus que j’en avois assez, je le jetai sur cet endroit plat & uni, où je l’amarrai en enfonçant dans la terre mes deux rames rompues contre le côté, l’une à un bout, l’autre à l’autre bout, & je demeurai de cette manière jusqu’à ce que la marée se fût abaissée, & qu’elle laissât mon train avec ce qu’il portoit, à sec & en toute sûreté.

Après cela, la première chose que je fis, ce fut d’aller reconnoître le pays, & de chercher un lieu propre pour ma demeure, de même que pour serrer mes effets, & les mettre en sûreté contre tout accident. J’ignorois encore si ce terrein étoit dans le Continent ou bien dans une Isle, s’il étoit habité ou inhabité, si j’avois quelque chose à craindre des bêtes sauvages, ou non. Il n’y avoit pas plus d’un mille de-là à une montagne très-haute & très-escarpée, qui sembloit porter son sommet par-dessus une chaîne de plusieurs autres, qu’elle avoit au Nord. Je pris un de mes fusils & un de mes pistolets, avec un cornet de poudre, & un petit sac de plomb ; armé de la sorte, je m’en allai à la découverte jusqu’au haut de cette montagne, où étant arrivé après beaucoup de fatigue & de sueur, je vis alors combien seroit triste ma destinée ; car je reconnus que j’étois dans une Isle, entourée par-tout de la mer, sans pouvoir découvrir d’autres terres, que quelques rochers fort éloignés de-là, & deux petites Isles beaucoup moindres que celle-ci, située à près de trois lieues à l’Ouest.

Je trouvai de plus, que l’Isle où je me voyois réduit, étoit stérile, & j’avois tout lieu de croire qu’il n’y avoit point d’habitans, à moins que ce ne fussent des bêtes féroces ; je n’en voyois cependant aucune, mais bien quantité d’oiseaux, dont je ne connoissois ni l’espèce, ni l’usage que j’en pourrois faire, quand je les aurois tués. En revenant de-là, je tirai un oiseau fort gros, que je vis posé sur un arbre au bord d’un grand bois : je crois que c’étoit le premier coup de fusil qui eût été tiré dans ce lieu-là depuis la création du Monde. Je ne l’eus pas plutôt lâché, qu’il s’éleva de tous les endroits du bois, un nombre presqu’infini d’oiseaux de plusieurs sortes, avec un bruit confus, causés par les cris & les piaulemens différens qu’ils faisoient chacun selon leur espèce qui m’étoit entièrement étrangère. Quant à l’oiseau que je tuai, je le pris pour une sorte d’épervier ; car il en avoit la couleur & le bec ; mais non pas les éperons ni les serres ; sa chair étoit comme de la charogne, & ne valoit rien du tout.

Content de cette découverte, je revins à mon radeau, & me mis à travailler pour le décharger. Ce travail m’occupa le reste du jour, & la nuit étant venue, je ne savois que faire de ma personne, ni quel lieu choisir pour reposer ; car je n’osois dormir à terre, ne sachant si des bêtes féroces ne pourroient pas venir me dévorer ; quoique je trouva dans la suite qu’il n’y avoit rien de tel à craindre.

Néanmoins je me barricadai le mieux que je pus avec les coffres & les planches que j’avois amenés à terre, & je me fis une espèce de hutte pour me loger cette nuit-là. Pour ce qui est de la nourriture que l’Isle fournissoit, je ne concevois pas encore d’où elles pourroit venir, si ce n’est que j’avois vu deux ou trois animaux faits comme des liévres, courir hors du bois où je tirai l’oiseau.

Je me figurai alors que je pourrois encore tirer du vaisseau bien des choses qui me seroient utiles, particulièrement des cordages, des voiles, & autres choses qui se pouvoient transporter à terre ; je résolus donc de faire un autre voyage à bord si je pouvois ; & comme je n’ignorois pas que la première tourmente qui s’exciteroit, briseroit sûrement le bâtiment en mille pièces, je renonçai à toute autre entreprise, jusqu’à ce que j’eusse exécuté celle-ci. Alors je tins conseil, (j’entends à part moi), savoir si je retournerois avec le même train ; mais la chose ne me parut pas praticable ; je conclus donc d’aller comme la première fois, quand la marée seroit basse ; c’eest aussi ce que je fis, avec cette différence seulement que je me dépouillai avant de sortir de ma hutte, ne gardant sur moi qu’une chemise déchirée, des caleçons, & une paire d’escarpins aux pieds.

Je me rendis au bâtiment, comme j’avois fait la première fois, & j’y préparai un second train. Mais l’expérience du premier m’ayant rendu plus habile, je ne fis pas celui-ci si lourd, & je ne le surchargeai point. Je ne laissai pourtant pas d’emporter plusieurs choses qui me furent très-utiles ; premièrement, je trouvai dans le magasin du Charpentier deux ou trois sacs pleins de clous & de pointes, une grande tariere, une douzaine & plus de haches, une pierre à aiguiser, qui est un instrument d’un très-grand usage ; je mis à part tout cela, avec plusieurs choses qui dépendoient du canonnier, nommément deux ou trois leviers de fer, deux barils de balles, sept mousquets, un autre fusil de chasse, une petite addition de poudre, un gros sac de dragées, & un grand rouleau de plomb ; mais ce dernier étoit si pesant, que je n’eus pas la force de le soulever assez pour le faire passer par-dessus les bords du vaisseau.

Outre ces choses, j’enlevai tous les habits que je pus trouver, avec une voile de surcroît du perroquet de misaine, un branle, un matelas, & quelques couvertures. Je chargeai tout ce que je viens de détailler sur mon second train, & je le conduisis à terre avec un succès qui contribua extrêmement à me fortifier dans mes disgraces.

Tandis que je fus éloigné de terre, je craignois qu’au moins mes provisions ne fussent dévorées par les bêtes ; mais quand je retournai, je ne trouvai aucune marque d’irruption, sinon qu’il y avoit un animal semblable à un chat sauvage, assis sur un des coffres, lequel, quand il me vit approcher, s’enfuît à quelques pas de-là, puis s’arrêta tout court ; il ne paroissoit ni décontenancé, ni effrayé ; & il me regardoit fixement, comme s’il eût eu quelque envie de s’apprivoiser avec moi ; je lui présentai le bout de mon fusil, mais comme il ne savoit pas de quoi il s’agissoit, il ne s’en ébranla point, si ne se mis aucunement en devoir de prendre la fuite ; voyant cela, je lui jetai un morceau de biscuit, quoiqu’à dire vrai je n’en fusse pas fort prodigue ; car ma provision n’étoit pas bien grosse ; mais vous noterez s’il vous plaît que ce n’étoit qu’un petit morceau, & je crus ne pas faire grande brêche à mon magasin ; quoi qu’il en soit, l’animal ne dédaigna pas le présent que je lui offris ; il accourut dessus, le flaira, & puis l’avala : il prit si bien la chose, qu’il me fit connoître, par son air content, qu’il étoit disposé à en accepter une autre dose ; mais je l’en tins quitte : & voyant qu’il ne gagnoit rien à revenir à l’offrande, il prit congé de moi.

Comme c’étoient de grands & de pesans tonneaux que ceux où notre poudre étoit renfermée, j’avois été obligé de les défoncer pour l’en tirer petit à petit, & de la charger sur mon train par plusieurs paquets ; ce qui avoit tiré la chose en longueur ; mais me voyant à terre malgré cela avec toute ma cargaison, je commençai à travailler à me faire une petite tente avec la voile que j’avois, & des piquets que je coupai pour cet effet ; & dans cette tente, j’aportai tout ce que je savois qui se gâteroit à la pluie, ou au soleil ; après cela, je me fis un rempart des coffres vides & des tonneaux, que je plaçai les uns sur les autres tout autour de ma tente, pour la fortifier contre tout assaillant de quelque espèce qu’il pût être.

Cela étant fait, je barricadai la porte de la tente avec des planches en dedans, & un coffre vide, dressé sur un bout en dehors, & après avoir posé mes pistolets à mon chevet, couché mon fusil auprès de moi, je me mis au lit pour la première fois, & je dormis fort tranquillement toute la nuit ; car j’étois las & accablé, pour n’avoir dormi que fort peu la nuit d’auparavant, & pour avoir rudement travaillé tout le jour, soit à aller chercher à bord tant de provisons, soit à les débarquer.

Le magasin que j’avois alors de toutes sortes de choses, étoit, je pense, le plus gros qui se soit jamais amassé pour une seule personne ; mais je n’étois pas encore content ; car je m’imaginois que, tandis que le vaisseau resteroit droit sur sa quille, comme il faisoit, il étoit de mon devoir d’en aller tirer tout ce que je pourrois. Ainsi je m’en allois chaque jour à bord pendant la marée basse, & j’en rapportois tantôt une chose tantôt une autre ; mais entr’autres la troisième fois que j’y allai, j’enlevai tout ce que je pus des agrès, les petites cordes, & le fil de carrelet que je trouvai, une pièce de canevas de surcroît, pour raccommoder les voiles dans l’occasion, & le barril de poudre qui avoit été mouillé ; & enfin toutes les voiles depuis la plus grande jusqu’à la plus petite : mais avec cette circonstance, que je fus obligé de les couper en plusieurs morceaux & d’en porter le plus que je pourrois à chaque reprise ; car elles ne pouvoient plus servir pour voiles, mais seulement pour amples canevas.

Mais la chose qui me fit le plus de plaisir dans tout mon butin, c’est qu’après avoir fait cinq ou six voyages de la manière que je viens de dire, & que je croyois qu’il n’y avoit plus rien dans le batiment qui valût la peine de s’en embarrasser, je trouvai encore un grand tonneau de biscuit, trois bons barrils de rum, ou d’eau-de-vie, une boîte de cassonade, & un muid de fleur de farine très-belle. L’agréable surprise où me jeta cette trouvaille fut d’autant plus grande, que je ne m’attendois pas du tout à trouver aucune provision, que l’eau n’eût entièrement gâtée ; je vidai au plus vîte le tonneau de biscuit, j’en fis plusieurs parts, & je les enveloppai dans des morceaux de voiles, que je taillai précisément pour cela, & enfin je transportait cette charge à terre, avec autant de bonheur que les autres.

Le lendemain je fis un autre voyage ; & comme j’avois dépouillé le vaisseau de tout ce qui étoit portable, & qui se pouvoit soulever aisément, je commençai alors à me mettre après les cables ; je débutai par le plus gros, que je coupai en plusieurs pièces proportionnées à mes forces, tellement que je les pusse remuer ; j’amoncelai deux cables & une hansière, & toute la ferraille que ke pus arracher. Ensuite ayant coupé la vergue de beaupré, & celle de misaine, pour me faire un grand radeau, je mis dessus cette charge lourde & pesante que je venois de me préparer, & je voguai. Mais ici mon bonheur commença à m’abandonner ; car ce radeau étoit si pesant & surchargé, qu’étant entré dans le petit réduit où j’avois débarqués mes autres provisions, & ne pouvant pas les gouverner aussi absolument que j’avois fait les autres, il renversa, & me jeta dans l’eau avec toute ma cargaison. quant à moi, le mal n’étoit pas grand, car j’étois proche de terre ; mais pour ce qui est de ma cargaison, il s’en perdit une bonne partie, sur tout du fer, dont je m’étois promis de faire un bon usage ; néanmoins la marée devenue basse, je tirai à terre la plûpart des pièces de cables, & quelques unes de fer, quoique à la vérité avec un travail infini, puisque j’étois obligé pour cela de plonger dans l’eau, exercice qui me fatigua beaucoup. Après cet exploit je ne manquai point d’aller à bord une fois chaque jour, & d’en apporter tout ce que je pouvois.

Il y avoit déjà treize jours que j’étois à terre, & que j’avois fait onze voyages à bord du vaisseau : durant ce tems-là j’en avois enlevé tout ce qu’au monde une personne seule est capable d’enlever ; mais je crois que, si le tems calme eût continué, j’aurois amené à terre tout le bâtiment, pièce à pièce. Je voulus y retourner la douzième fois : comme je m’y préparois, je trouvai que le vent commençoit à se lever ; cela n’empêcha pourtant pas que je ne m’y rendisse durant la marée basse ; & quoique j’eusse souvent fouillé & refouillé par toute la chambre du Capitaine, avec tant d’exactitude, que je croyois qu’il n’y avoit plus rien à trouver, je découvris cependant une armoire avec des tiroirs dedans, dans l’un desquels je trouvai deux ou trois rasoirs, une petite paire de ciseaux, & dix ou douze couteaux, avec autant de fourchettes ; dans un autre, il y avoit environ trente-six livres sterling en espèces, les unes étant monnoie d’Europe, les autres du Brésil, moitié en or, moitié en argent, & entr’autres quelques pièces de huit.

À la vue de cet argent, je souris en moi-même, & il m’échappa tout haut cette apostrophe : « Ô vanité des vanités, m’écriai-je ! métal imposteur, que tu es d’un vil prix à mes yeux ! À quoi es-tu bon ? Non, tu ne vaux pas la peine que je me baisse pour te ramasser ; un seul de ses couteaux est plus estimable que les trésors de Crésus , je n’ai nul besoin de toi, demeure donc où tu es, ou plutôt va-t-en au fond de la mer, comme une créature indigne de voir le jour ». Après avoir donné un libre cours à mon indignation, je me ravisai pourtant tout-à-coup, & prenant cette somme avec les autres ustensiles que j’avois trouvés dans l’armoire, j’empaquetai le tout dans un morçeau de canevas. Je pensois déjà à faire un radeau, quand je m’apperçus que le ciel se couvroit & qu’il commençoit à fraîchir. Au bout d’un quart-d’heure un vent fort souffla de la côte ; & sur le champ me fit faire réflexion que ce seroit une idée chimérique de vouloir faire un radeau avec un vent qui éloignoit de terre, & que mon plus court parti étoit de m’en retourner avant que le flux commençât, si je ne voulois dire adieu pour toujours à la terre. En conséquence de ce raisonnement, je me mis dans l’eau, & je traversai à la nâge cette plage qu’il y avoit entre le vaisseau & les sables ; mais ce ne fut pas sans beaucoup de peine, tant à cause du poids des choses que je portois sur moi, que de l’agitation de la mer, car le vent s’éleva si brusquement qu’il y eut une tempête avant même que la marée fût haute.

Mais j’étois déjà arrivé chez moi, à l’abri de l’orage, & posté dans ma tente, au centre de mes richesses. Il fit un gros tems toute la nuit ; & le matin, quand je voulus regarder en mer, je vis qu’il ne paroissoit plus de vaisseau. La surprise où je fus d’abord, fit bientôt place à ces réflexions consolantes, savoir que je n’avois point perdu de tems, que je n’avois épargné ni soin ni peine pour en tirer tout ce qui me pouvoit être de quelque utilité, & que, quand même j’aurois eu plus de loîsir, à peine y avoit il encore quelque chose que je pusse emporter de toutes celles qui restoient à bord.

Dès-lors je ne pensai plus ni au vaisseau, ni à ce qui m’en pourroit provenir, excepté ce que la mer pourroit jeter de ces débris sur le rivage, comme en effet, elle en jeta plusieurs morceaux dans la suite ; mais ils ne me servirent pas de grand’chose.

Toutes mes pensées ne tendoient plus qu’à me mettre en sûreté contre les Sauvages qui pourroient venir, ou bien contre les bêtes féroces, supposé qu’il y en eût dans l’Isle. Or, il me passoit dans l’esprit plusieurs idées différentes, concernant la manière de l’exécution, & l’espèce d’habitation que je me construirois, ne sachant si je me creuserois une cave, ou si je me dresserois une tente ; pour conclusion, je résolus d’avoir l’une & l’autre, & la description de tout l’édifice ne sera peut-être pas hors de propos.

J’avois d’abord reconnu que la place où j’étois ne seroit pas propre pour mon établissement ; en premier lieu, parce que le terrein en étoit bas & marécageux, & j’avois tout sujet de croire qu’il n’étoit pas sain ; en second lieu, parce qu’il n’y avoir point d’eau douce près de-là ; c’est pourquoi je pris le parti de me chercher une pièce de terre plus convenable. qu’il vînt quelque vaisseau à ma portée, je n’omisse rien de ce qui pouvoit favoriser ma délivrance, dont l’attente n’étoit pas encore tout-à-fait bannie de mon cœur.

Comme j’étois en quête d’une place ainsi conditionnée, je trouvai une petite plaine située au pied d’une colline élevée, dont le front étoit roide, & sans talus, de même que le frontispice d’une maison, tellement que rien ne pouvoit venir sur moi du haut en bas ; dans la façade de ce rocher, il y avoit un endroit creux, qui s’enfonçoit un peu avant, assez semblable à l’entrée ou à la porte d’une cave ; mais il n’y avoit en effet aucune caverne, ni aucun chemin qui allât dans le rocher.

C’est sur l’esplanade, justement devant cette enfonçure, que je résolus de planter le piquet. La plaine n’avoit pas plus de cent verges de largeur, elle s’étendoit environ une fois plus en long, & formoit devant mon habitation une espèce de tapis vert, qui se terminoit en descendant régulièrement de tous côtés dans les bas lieux vers la mer. Cette situation étoit au Nord-Nord-Ouest de la colline, tellement qu’elle me mettoit tous les jours à l’abri de la chaleur jusqu’à ce que j’eusse le soleil à l’Ouest quart au Sud-Ouest, ou environ, qui est à peu près l’heure de son coucher dans ces climats.

Avant de dresser ma tente, je tirai au-devant de l’enfonçure un demi-cercle, qui prenoit environ dix verges dans son demi-diamètre depuis le rocher à la circonférence, & vingt de diamètre depuis un bout jusqu’à l’autre.

Dans ce demi-cercle je plantai deux rangs de fortes palissades que j’enfonçai dans la terre, jusqu’à ce qu’elles fussent fermes comme des piliers, le gros bout sortant de terre de plus de la hauteur de cinq pieds & demi, & pointu par le haut : il n’y avoit pas plus de six pouces de distance de l’un à l’autre rang.

Ensuite je pris les pièces de cables, que j’avois coupées à bord du vaisseau, & les rangeai les unes sur les autres dans l’entre-deux du double rang, jusqu’au haut des palissades, ajoutant d’autres pieux d’environ deux pieds & demi, appuyés contre les premiers, & leur servant d’accoudoirs en dedans du demi-cercle. Cet ouvrage étoit si fort qu’il n’y avoit ni homme ni bête qui pût le forcer ou passer par-dessus ; il me coûta beaucoup de tems & de travail, principalement pour couper les palissades dans les bois, les porter sur la place, & les enfoncer dans la terre.

Je fis, pour entrer dans la place, non pas une porte, mais une petite échelle, avec laquelle je passois par-dessus mes fortifications : & quand j’étois dedans, j’enlevois & je retirois l’échelle après moi. De cette manière je me croyois parfaitement défendu & bien fortifié contre tous aggresseurs quelconques ; & par conséquent je dormois en toute sûreté pendant la nuit ; ce qu’autrement je n’aurois pu faire ; quoiqu’à la vérité la suite du tems fît assez voir qu’il n’étoit nullement besoin de tant de précautions contre les ennemis que je croyois devoir redouter.

C’est dans ce retranchement, ou, si vous voulez, dans cette forteresse, que je transportai mes provisions, mes munitions, en un mot, toutes mes richesses, dont je vous ai donné ci-devant un compte fidèle. Je m’y érigeai une grande tente, que je fis double pour me garantir des pluies, qui sont excessives dans cette région pendant certain tems de l’année. Je dressai donc premièrement une tente médiocre, secondement une plus grande par-dessus, & ensuite je couvris le tout d’une toile goudronnée, que j’avois sauvée avec les voiles. Dès-lors je cessai pendant long-tems de coucher dans le lit que j’avois apporté à terre, aimant mieux dormir dans un branle qui étoit très-bon, c’étoit celui dont se servoit le Pilote de notre vaisseau.

Je portai dans ma tente toutes les provisions qui se pouvoient gâter à la pluie, & ayant de la sorte renfermé tous mes biens dans l’enceinte de mon domicile, j’en bouchai l’entrée que j’avois laissée ouverte jusqu’ici ; tellement que je passois & repassois avec une échelle, comme je l’ai écrit ci-dessus.

Quand j’eus fait cela, je commençai à creuser bien avant dans le roc, & portant la terre & les pierres que j’en tirois à travers ma tente ; je les jetois ensuite au pied de la palissade, tellement qu’il en résulta une sorte de terrasse, qui éleva le terrein d’environ un pied & demi en dedans. Ainsi je me fis une caverne, qui étoit comme le celier de ma maison, justement derrière ma tente.

Il m’en coûta un long & pénible travail avant que je pusse mettre la dernière main à ces différens ouvrages ; c’est ce qui m’oblige à reprendre quelques faits qui occupèrent mon esprit durant ce tems-là. Un jour, lorsque je ne m’étois encore que figuré le plan de ma tente & de ma cave, il arriva qu’un nuage sombre & épais, s’étant formé dans l’air, il en tomba un orage de pluie ; soudain il fit un éclair, & bientôt après un grand coup de tonnerre ; ce qui en est l’effet naturel ; je ne fus pas tant frappé de l’éclair, que je le fus d’une pensée qui passa dans mon ame avec la promptitude de ce météore. « Ah ! dis-je en moi-même, que deviendra ma poudre ? Sans elle, avec quoi me défendrai-je ? Comment pourvoirai-je à ma nourriture sans elle ? » Enfin j’étois plus mort que vif, lorsque je fis réflexion que toute ma poudre pouvoit sauter en un instant ? Et il s’en falloit bien que j’eusse autant de souci concernant ma propre personne ; quoiqu’à la vérité, si la poudre eût pris feu, je n’aurois jamais su d’où partoit le coup fatal.

Cela fit tant d’impression sur mon esprit, que quand l’orage fut passé, je suspendis mes fortifications & mes travaux, pour me mettre à faire des sacs & des boîtes à resserrer ma poudre, afin qu’après en avoir fait plusieurs paquets dispersés çà & là, l’un ne fît pas prendre feu à l’autre, & que je ne pusse pas la perdre tout à la fois. Je mis bien quinze jours à finir cet ouvrage, & je crois que ma poudre, dont la quantité montoit à environ cent quarante livres, ne fut pas divisée en moins de cent paquets. Quant au baril qui avoit été mouillé, je n’en appréhendois aucun accident ; ainsi je le plaçai dans ma nouvelle caverne, que j’eus la fantaisie d’appeler ma cuisine ; & pour le reste, je le cachai dans des trous de rochers, que j’eus grand soin de remarquer, & où il étoit exempt d’humidité.

Durant le tems que je mis à faire ceci, je ne laissois passer aucun jour sans aller dehors au moins une fois, soit pour me divertir, soit pour tâcher de tuer quelque pièce de gibier, ou encore pour reconnoître, autant que je pourrois, ce que l’Isle produisoit. La première fois que je sortis, je reconnus bientôt qu’il y avoit des boucs, ce qui me causa beaucoup de joie mais cette joie fut tempérée par une circonstance mortifiante pour moi ; c’est que ces animaux étoient si sauvages, si rusés, & si légers à la course, qu’il n’y avoit rien au monde de plus difficile que de les approcher. Cette difficulté ne me découragea pourtant pas, ne doutant nullement que je n’en pusse tirer de tems en tems, comme il arriva en effet bientôt après ; car lorsque j’eus remarqué leurs allées & leurs venues, voici comment je m’y pris. J’observai que lorsque j’étois dans les vallées, & que je les voyois sur les rochers, ils prenoient d’abord l’épouvante, & s’enfuyoient tous avec une vîtesse extrême : mais s’ils étoient à paître dans les vallées, & que je fusse sur les rochers, ils ne remuoient pas, ni ne prenoient pas seulement garde à moi. De-là je conclus que par la position de leur optique, ils avoient la vue tellement tournée en bas, qu’ils ne voyoient pas aisément les objets qui étoient élevés au-dessus d’eux : ce qui fut cause que dans la suite je pris la méthode de commencer ma chasse par monter toujours sur les rochers, afin d’être plus haut placé qu’eux, & alors j’en tirois souvent à plaisir. Du premier coup que je tirai fur ces animaux, je tuai une chèvre qui avoit auprès d’elle un petit chevreau encore tettant, dont je fus véritablement mortifié ; quand la mère fut tombée, le petit resta ferme auprès d’elle, jusqu’à ce que j’allasse la ramasser ; je la chargeai ensuite sur mes épaules, & tandis que je l’emportois, le petit me suivit jusqu’à mon clos : là je mis bas la chèvre, puis prenant le chevreau entre mes bras, je le portai par-dessus la palissade dans l’espérance de l’apprivoiser ; mais il ne voulut point manger, ce qui m’obligea à le tuer & le manger moi-même. Cette venaison me nourrit pendant long-tems ; car je vivois avec épargne & ménageois mes provisions ; & sur-tout mon pain, autant qu’il étoit possible.

Voyant que j’avois fixé mon habitation, je trouvai qu’il étoit absolument nécessaire de me faire un endroit & des provisions pour du feu. Mais ce que je fis à cette fin-là, la manière dont j’élargis ma caverne, les aisances & commodités que j’y ajoutai ; c’est ce que je dirai amplement en son lieu. Il faut maintenant que je rende quelque compte de ce qui me regarde personnellement, & des pensées qui agitoient diversement mon esprit, comme on peut bien croire, au sujet d’un genre de vie si étrange.

Ma condition se présentoit à mes yeux sous une image terrible. Car comme je n’avois fait naufrage contre cette Isle, qu’après avoir dérivé par une violence tempête, & après avoir été à quelques centaines de lieues loin de la course ordinaire du commerce des hommes, j’avois grande raison d’attribuer cet événement à un arrêt particulier de la Justice Divine, qui me condamnoit à terminer une triste vie dans un si triste sejour. Tandis que j’étois à faire ces réflexions, un torrent de larmes ruisseloit le long de mes joues ; quelquefois aussi je me plaignois à moi-même de ce que la Providence procurait ainsi la ruine entière de sa créature, & qu’elle pût tellement retirer son secours , appesantir sa main, & l’accabler enfin entièrement, qu’à peine la raison vouloit-elle qu’une telle vie méritât aucune reconnoissance.

Mais ces pensées étoient toujours contre-balancées par d’autres qui leur succédoient, & qui faisoient voir que j’avois tort. Un jour, entr’autres, me promenant le long de la mer, ayant mon fusil sous le bras, j’étois fort pensif au sujet de ma condition présente ; quand la raison, qui fait le pour & le contre, vint répliquer aux murmures qui m’étoient échappés : « Eh bien ! disois-je tout bas, je suis dans une misérable condition, il est vrai ; mais où sont mes compagnons ? N’étions-nous pas onze dans le bateau ? où sont les dix autres ? D’où vient qu’ils n’ont pas été sauvés, & moi perdu ? Pourquoi ai-je été le seul épargné ? Lequel vaut mieux d’être ici ou d’être là ? (en même tems je montrois la mer avec le doigt). Ne faut-il pas considérer les choses du bon & du mauvais côté ? Et les biens dont nous jouissons ne doivent-ils pas nous consoler des maux qui nous affligent ?

Ensuite je considérois combien j’étois avantageusement pourvu pour ma subsistance ; quel seroit mon sort, s’il ne fût pas arrivé, par un coup qui n’arrivera pas de cent fois une, que le vaisseau flottât du banc où il avoit premièrement donné pour dériver tellement vers la terre, que j’eusse le tems d’en tirer tout ce que j’avois par devers moi. Qu’aurois-je fait, si j’avois été obligé de demeurer dans la même condition dans laquelle j’avois abordé dans l’Isle, sans les choses nécessaires pour me procurer les besoins de la vie ? « Que deviendrois-je ? m’écriai-je tout haut dans ce soliloque, que deviendrois-je sans mon fusil, par exemple, sans munitions pour aller à la chasse, sans outils pour travailler, sans habits pour me couvrir, sans lit pour reposer, sans tente pour habiter ? Je jouissois alors de ces choses, j’en étois fourni d’une quantité suffisante, & j’avois en main le moyen de me pourvoir d’une manière à me passer un jour de mon fusil, quand une fois mes munitions seroient consommées ; tellement que j’aurois, selon toutes les apparences, de quoi subsister tout le tems de ma vie. Car j’avois prévu, dès le commencement, comment je pourrois remédier à tous les accidens qui m’arriveroient, non seulement en cas que mes munitions vinssent à manquer, mais encore quand ma santé seroit ruinée, ou mes forces épuisées.

J’avoue cependant qu’il ne m’étoit pas encore venu dans l’esprit que je pouvois perdre mes munitions tout d’un coup, j’entends que ma poudre pouvoit sauter en l’air par le feu du ciel, & c’est pour cela que cette idée seule me consternoit si fort, toutes les fois que l’éclair ou le tonnerre la rappeloient, comme je l’ai dit plus haut.

À présent donc que je dois exposer fur la scène la représentation d’une vie taciturne, d’une vie telle qu’on n’a peut-être jamais ouï parler de rien de semblable en ce monde, je remonterai jusqu’au commencement, & je la continuerai par ordre. C’étoit le trentième de Septembre que je mis pied à terre pour la première fois, & de la façon que j’ai racontée ci-dessus, dans cette Isle affreuse, dans le tems que le soleil, étant dans l’équinoxe d’automne, dardoit presque perpendiculairement ses rayons sur ma tête ; car je comptois, suivant mon estime faite, être dans la latitude de neuf degrés & vingt-deux minutes au Nord de la ligne.

Quand j’eus demeuré là dix ou douze jours, il me vint dans l’esprit que je perdrois ma supputation de tems, faute de cahiers, de plumes, d’encre, & que je ne pourrois plus distinguer les Dimanches des jours ouvriers, si je n’y trouvois remède. Pour prévenir cette confusion, j’érigeai près du rivage, à l’endroit où j’avois pris terre la première fois, un grand poteau quarré & croisé avec cette inscription : Je suis venu dans cette Isle le 30 Septembre 1659. Sur les côtés de ce poteau, je marquois chaque jour un cran, tous les sept jours j’en marquois un doublement grand ; & tous les premiers du mois, un autre, qui surpassoit doublement celui du septième jour. Et de cette matière, je tenois mon calendrier, ou mon calcul de semaines, de mois & d’années.

Il faut observer que dans ce grand nombre de choses que je tirai du vaisseau dans les différens voyages que j’y fis, & que j’ai déjà rapportés, il s’en trouva beaucoup de moins considérables à la vérité que celle que j’ai insérées, mais qui pour cela ne m’étoient point d’un moindre usage ; comme, par exemple, des plumes, de l’encre & du papier, plusieurs pièces que je trouvai dans la cabanes du Capitaine, du Pilote & du Charpentier ; trois ou quatre compas, des instrumens de mathématiques, des cadrans, des lunettes d’approche, des cartes, & des livres de navigation, toutes lesquelles choses je mis pêle-mêle sans me donner le tems d’examiner ce qui pourroit me servir ou non : je trouvrai aussi trois Bibles fort bonnes, que j’avois reçues avec ma cargaison d’Angleterre, & que j’avois pris soin de mettre parmi mes hardes lorsque je partis du Brésil : outre cela, quelques livres Portugais, & entr’autres deux ou trois livres de prières à la Catholique Romaine, & plusieurs autres, que j’eus grand soin de serrer. Il ne faut pas non plus oublier que nous avions dans le vaisseau deux chats & un chien, dont l’histoire fameuse pourra bien trouver quelque place, & donner du relief à celle-ci ; j’emportai les deux chats avec moi; & pour le chien il sauta de lui-même du vaisseau dans la mer, & vint me trouver à terre le lendemain que j’y eus amené ma première cargaison. Pendant plusieurs années il fit auprès de moi les fonctions d’un serviteur & d’un camarade fidèle ; il ne me laissoit jamais manquer de ce qu’il étoit capable d’aller chercher ; il employoit toutes les souplesses de l’instinct pour me faire bonne compagnie : il n’y a qu’une seule chose que j’aurois fort désiré, mais dont je ne pus point venir à bout, c’étoit de le faire parler. J’ai déjà observé que j’avois trouvé des plumes, de l’encre & du papier ; je ferai voir que je tins un compte exact de toutes choses, aussi long-tems que dura mon encre ; mais quand elle fut finie : la chose ne fut plus possible, parce que je ne pus trouver aucun moyen d’en faire de nouvelle, ou rien autre chose pour y suppléer.

Cela me fait songer que nonobstant ce gros magasin que j’avois amassé, il me manquoit encore quantité de choses : de ce nombre étoit premièrement l’encre, comme je viens de dire, ensuite une bêche, une pioche, & une pelle pour fouïr & pour transporter la terre, des aiguilles, des épingles, & du fil : pour ce qui est de la toile, j’appris en peu de temps à m’en passer sans beaucoup de peine.

Ce manquement d’outils étoit cause que je n’allois que lentement dans tout ce que je faisois, & il se passa près d’un an tout entier avant que j’eusse achevé ma petite palissade ou mon enclos. Les pieux, dont elle étoit formée, pesant si fort, que c’étoit tout ce que pouvois faire que de les soulever ; il me falloit tant de tems pour les couper dans les bois, pour les façonner, & sur-tout pour les conduire jusqu’à ma demeure, qu’un seil me coûtoit quelquefois deux jours tant pour le couper que pour le transporter, & un troisième pour l’enfoncer dans la terre. Pour ce dernier travail, je me servois au commencement, d’une grosse pièce de bois : dans la suite je m’imaginai qu’il seroit plus commode de me servir d’un levier de fer ; c’est ce qu’il me fut facile de trouver, & que j’employai en effet ; mais malgré ce secours, je ne laissai pas de trouver que c’étoit un rude & long exercice que celui d’enfoncer les palissades.

Mais je n’avois pas sujet de me rebuter de la longueur d’un ouvrage quel qu’il fût : je ne devois aucunement être chiche de tems, & je ne vois pas à quoi je l’aurois pu employer si cet ouvrage eût été terminé, à moins que d’aller faire la visite de l’isle pour chercher de la nourriture ; & c’est aussi ce que je faisois tous les jours.

Je commençai alors à considérer sérieusement ma condition, & à peser les circonstances dont elle étoit accompagnée. Je couchai par écrit l’état de mes affaires, non pas tant pour le laisser à mes successeurs (car il n’y avoit pas d’apparence que j’eusse beaucoup d’héritiers) que pour divertir de mon esprit les pensées différentes qui venoient en foule l’accabler tous les jours. La force de ma raison commençoit à se rendre maîtresse de l’abattement de mon cœur ; & pour la seconder de tous mes efforts, je fis un état des biens & des maux qui m’environnoient, comparant les uns aux autres, afin de me convaincre qu’il y avoit des gens encore plus malheureux que moi. Je conduisis cet examen avec toute l’impartialité d’un homme qui voudroit faire un calcul fidèle de ce qu’il a déboursé & de ce qu’il a reçu.

Le mal.

Je suis dans une isle affreuse, contre laquelle j’ai fait naufrage, & sans aucune espérance d’en sortir.

Le bien.

Mais je suis en vie, & je n’ai pas été noyé comme l’ont été tous les autres qui étoient avec moi sur le vaisseau.

Le mal.

J’ai été décimé & séparé en quelque manière du reste du monde pour être misérable.

Le bien.

Mais j’ai été séparé du reste de l’équipage, pour être soustrait aux bras de la mort ; & celui qui m’a délivré de la mort, peut aussi me délivrer de cette condition.

Le mal.

Je suis dans une solitude horrible, & banni de toute société humaine.

Le bien.

Mais je ne souffre pas la famine, je ne suis pas en danger de périr dans un lieu stérile, & qui ne produit rien pour la nourriture.

Le mal.

Je n’ai point d’habits pour me couvrir.

Le bien.

Je suis dans un climat chaud, où je ne pourrois point porter d’habits, quand même j’en aurois.

Le mal.

Je suis sans défense, & je ne pourrois pas résister à la violence des hommes ou des bêtes.

Le bien.

Mais j’ai été jeté dans une isle où je ne vois aucune bête sauvage, capable de me faire du mal, comme j’en ai vu sur la côte d’Afrique ; & quel seroit mon sort, si j’avois échoué contre cette côte ?

Le mal.

Je n’ai pas une seule personne avec qui parler, ni dont je puisse attendre le moindre secours.

Le bien.

Mais la providence, par une espèce de miracle, a envoyé le vaisseau assez près de terre, pour que j’y pusse aller chercher quantité de choses qui non seulement me font subsister présentement, mais qui me mettent encore en état de pourvoir à mes besoins pour un long avenir, & même pour tous le tems de ma vie.

Enfin, le tout bien & dûment considéré, il en résultoit une conséquence dont la vérité est incontestable ; c’est qu’il n’y a pas de condition si misérable dans la vie où il n’y ait quelque chose de positif ou de négatif, qui doit être regardé comme une faveur de la providence. Et l’expérience d’un état le plus affreux où l’homme puisse être réduit en ce monde, fournit à tous cette belle leçon, qu’il est toujours en notre pouvoir de trouver quelque sujet de consolation, qui, dans l’examen des biens & des maux, fasse pencher la balance du bon côté.

J’accoutumois déjà un peu mon esprit à supporter ma condition ; j’avois quitté l’habitude de regarder en mer pour voir si je ne découvrirois aucun vaisseau, & cessant de perdre mon tems en choses vaines, & souvent chagrinantes, je voulus désormais l’employer tout entier à m’accommoder, & à me procurer les adoucissemens possibles dans ce genre de vie.

J’ai déjà décrit mon habitation que j’avois placée au pied d’un rocher, & qui étoit une tente entourée d’un double rang de fortes palissades, fourrées de cables. Mais je pourrois bien maintenant donner à ma cloison le nom de muraille : car je l’avois effectivement murée en dehors d’un renfort de gazon de deux pieds d’épaisseur ; & au bout d’un an & demi ou environ, j’ajoutai des chevrons, qui prenant du haut de la palissade, appuyoient contre le rocher, & que je garnis & entrelaçai de branches d’arbres & autres matériaux que je pus trouver, pour me garantir des pluies, qui, en certains tems de l’année, me paroissoient être bien violentes.

J’ai aussi raconté comment j’avois renfermé mes effets, tant dans cet enclos que dans la cave qui étoit derrière moi : mais il faut encore observer que tout cela n’étoit dans le commencement qu’un tas confus de meubles & d’outils, qui, faute d’être bien arrangés, tenoient toute la place ; de sorte qu’il ne m’en restoit pas pour me remuer. C’est pourquoi je me mis à élargir ma caverne & à travailler sous terre ; car le rocher étoit large & graveleux, & cédoit assez facilement au travail que j’y faisois. Ainsi me voyant suffisamment en sûreté du côté des bêtes féroces, j’avançai mes travaux dans le roc à main droite ; & ensuite tournant encore une seconde fois à droite, je parvins à me faire jour à travers, pour pouvoir sortir par une porte qui fût indépendante de ma palissade ou de mes fortifications.

Cet ouvrage ne fournissoit pas seulement une espèce de porte de derrière à ma tente & à mon magasin pour y avoir une entrée & une sortie, mais encore il me donnoit de l’espace pour ranger mes meubles. C’est alors que je m’appliquai à fabriquer ceux qui m’étoient les plus nécessaires ; & je commençai par une chaise & une table ; sans ces deux commodités, je ne pouvois pas bien jouir du peu de douceurs qui me restoient encore dans la vie ; je ne pouvois pas écrire, par exemple, si à mon aise, ni manger avec tant de satisfaction sans une table.

Je mis donc la main à l’œuvre ; & je ne puis m’empêcher de remarquer, que la raison est le principe & l’origine des mathématiques ; aussi n’y a-t-il point d’homme qui, à force de mesurer chaque chose en particulier & d’en juger selon les règles de la raison, ne puisse avec le tems se rendre maître dans un art méchanique. Je n’avois manié de mes jours aucun outil, & cependant par mon travail, par mon application, par mon industrie, je trouvai à la fin qu’il n’y avoit aucune des choses qui me manquoient, que je n’eusse pu faire, si j’avois eu les outils propres pour cela ; sans outils même je fis plusieurs ouvrages ; & avec le secours d’une hache & d’un rabot seulement, je vins à bout de quelques-uns, ce qui n’étoit peut-être jamais arrivé auparavant : mais c’est aussi ce qui me coûta un travail infini. Si, par exemple, je voulois avoir une planche, je n’avois d’autre moyen que celui de couper un arbre, le poser devant moi, le tailler des deux côtés jusqu’à le rendre suffisamment mince, & l’applanir ensuite avec mon rabot. Il est bien vrai que par cette méthode je ne pouvoir faire qu’une planche d’une arbre entier ; mais à cela, non plus qu’au tems & à la peine prodigieuse que je mettois à la faire, il n’y avoit aucun remède que la patience. D’ailleurs, mon tems ou mon travail étoit si peu précieux, qu’autant valoit-il que je l’employasse d’une manière que de l’autre.

Néanmoins je me fis une chaise & une table, comme je l’ai dit. C’est par-là que je commençai, & je me servis pour cela des morceaux de planches, que j’avois amenés sur mon radeau. Mais quand j’eus fait des planches, je fit de grandes tablettes de la largeur d’un pied & demi, que je plaçai l’une au-dessus de l’autre tout le long d’un côté de ma caverne, pour y mettre mes outils, mes cloux, ma ferraille, en un mot, pour arranger séparément toutes choses, & les pouvoir trouver aisément. J’enfonçai pareillement des chevilles dans la muraille du rocher, pour pendre mes fusils & autres meubles qui pouvoient être suspendus. Tellement que quiconque auroit vu ma caverne, l’auroit prise pour un magasin général de toutes les choses nécessaires : le bon ordre y regnoit, faisoit d’abord trouver sous ma main ce que je cherchois ; & cela, joint à la bonne quantité dont j’étois pourvu, me causoit beaucoup de satisfaction.

C’est pour lors que je commençai à tenir un journal de tout ce que je faisois ; car il est certain que dans les commencemens j’étois trop accablé, non pas du travail, mais des troubles de l’esprit, pour faire un journal supportable, & qui ne fût pas rempli de choses fades & insipides. Par exemple, voici comment j’aurois débuté : le 30 Septembre je vomis d’abord à cause de la quantité d’eau salée que j’avois avalée ; & ayant un peu recouvré mes esprits, je ne rendis point graces à Dieu de ma délivrance, comme j’aurois dû le faire, mais je me mis à courir çà & là, comme un perdu, tantôt serrant les mains l’une contre l’autre, tantôt me frappant la tête & le visage : en même tems je faisois de terribles lamentations sur mon malheur, & m’écriois tout haut : je suis perdu, hélas ! je suis perdu. Ce manège dura jusqu’à ce que m’étant bien tourmenté & épuisé, je fut obligé de m’étendre & de me coucher à terre pour me reposer ; mais je n’osois pas dormir, crainte d’être dévoré.

Quelques jours après ceci, que j’avois été à bord du vaisseau, & que j’en avois tiré tout ce que j’avois pu, il me prit encore envie de monter sur le sommet d’une petite montagne, & là de regarder en mer, dans l’espérance de découvrir quelque voile : il me sembla que j’en voyois une, je me berçai de cette espérance, & après avoir regardé si long-tems & si fixement que je ne pouvois plus voir, l’objet s’évanouit, & moi je m’assis à terre pour pleurer comme un enfant, & de la sorte augmenter ma misère par ma sottise. Mais enfin ayant surmonté en quelque façon toutes ces foiblesses, me voyant établi dans mon domicile, pourvu de meubles, avec une chaise & une table de surcroît, le tout aussi bien conditionné que j’avois pu, je commençai à tenir un journal que je continuai autant que dura mon encre.

Or ce début vous paroît sans doute assez fastidieux ; & je ne doute pas que vous ne préfériez celui-ci ; mais l’exactitude m’obligera à vous répéter plusieurs particularités dont je vous ai déjà parlé.




JOURNAL.

Le 30 Septembre de l’an 1659. Après avoir fait naufrage durant une horrible tempête, qui depuis plusieurs jours emportoit le bâtiment hors de sa route, moi malheureux Robinson Crusoé; seul échappé de tout l’équipage, que je vis périr devant mes yeux, étant plus mort que vif, je pris terre dans cette Isle infortuné ; ce qui fût cause que j’ai cru pouvoir à juste titre l’appeler l’Isle de désespoir.

Je passai tout le reste du jour à m’affliger de l’état affreux où j’étois réduit, n’ayant ni alimens, ni retraite, ni habits, ni armes, dénué de toute espérance de recevoir du secours, m’attendant à être la proie des bêtes féroces, la victime des Sauvages, ou le martyre de la faim, ne voyant en un mot devant moi que l’image de la mort. À l’approche de la nuit, je montai sur un arbre de peur des animaux sauvages, de quelque espèce qu’ils pussent être ; mais la pluie qu’il fit toute la nuit ne m’empêcha pas de dormir d’un profond sommeil.

Le premier Octobre. Je fus surpris de voir le matin que la vaisseau avoit flotté avec la marée, & qu’il avoit été porté beaucoup plus près du rivage qu’il n’étoit auparavant. D’un côté, c’étoit un sujet de consolation pour moi de le voir dresser sur sa quille, & tout entier ; j’espérois que, si le vent venoit à s’abattre, je pourrois aller à bord, & trouver de quoi manger, & en tirer plusieurs choses pour fournir tant aux nécessités, qu’aux commodités de la vie ; d’un autre côté, ce spectacle renouveloit la douleur de la perte de mes camarades ; je m’imaginois que, si nous fussions demeurés à bord, nous aurions pu sauver le vaisseau, ou du moins une bonne partie de ceux qui le montoient & qui avoient été noyés, & que nous aurions peut-être construit un bateau des débris, pour nous transporter en quelqu’autre région. Une partie de cette journée se passa à me tourmenter par mille réflexions ; mais enfin voyant que le vaisseau étoit presque à sec, je marchai sur le sable aussi loin que je pus, & je me mis à la nage pour aller à bord. Il continua de pleuvoir pendant ce jour ; mais il ne faisoit point de vent.

Depuis le premier Octobre jusqu’au vingt-quatre. Tous ces jours furent employés à faire plusieurs voyages pour tirer du vaisseau ce que je pouvois & que je conduisois ensuite à terre sur des radeaux avec la marée montante. Il plut encore beaucoup pendant tout ce tes, quoiqu’avec plusieurs intervalles de beau tems ; mais, à ce qui paroît, c’étoit la saison des pluies.

Le 24, je renversai mon radeau, & tous les effets qui étoient dessus ; mais comme ce n’étoit pas un lieu profond, & que la charge étoit de choses pesantes pour la plupart, j’en recouvrai une grande partie dans la basse marée.

Le 25, il fit une pluie qui dura toute la nuit & tout le jour, accompagnée de tourbillon de vent, qui s’élevoient de tems en tems avec violence, & qui mirent le vaisseai en pièces, tellement qu’il n’en paroissoit plus rien que les débris ; encore n’étoit-ce que sur la fin du reflux. Je m’occupai cette journée à serrer les effets que j’avois sauvés, de crainte qu’ils ne se gâtassent à la pluie. Le 26 Octobre, je me promenai presque pendant tout le jour, cherchant une place propre à fixer mon habitation, ayant fort à cœur de me mettre en sûreté contre les attaques nocturnes des hommes cruels, ou des bêtes sauvages. Vers la nuit je plantai le piquet dans un endroit convenable au pied d’un rocher, & je tirai un demi-cercle pour marquer les limites de mon campement, que je me résolus de fortifier d’un ouvrage composé de deux rangs de palissades, dont l’entre-deux étoit comblé de cables, & le dehors de gazons.

Depuis le 26 jusqu’au 30, je travaillai fort & ferme à porter mes effets dans mon habitation nouvelle, quoiqu’il plût excessivement durant une partie de ce tems-là.

Le 31 au matin, je sortis avec mon fusil pour aller par l’Isle à la découverte & à la chasse. Je tuai une chèvre, dont le chevreau me suivit jusques chez moi ; mais comme il ne vouloit point manger, je fur obligé de le tuer pareillement.

Le premier Novembre, je dressai ma tente au pied d’un rocher, je la fis aussi spacieuse que je pus, la soutenant sur des piquets que je plantai, & auxquels je suspendis mon branle. J’y couchai pour la première nuit.

Le 2 Novembre, je plaçai tous mes coffres, toutes les planches, & toutes les pièces de bois dont j’avois composé mes radeaux, autour de moi, & je m’en fis un rempart, tant soit peu en dedans du cercle que j’avois marqué pour ma forteresse.

Le 3, je sortis avec mon fusil, & je tuai deux oiseaux semblables à des canards, & qui étoient un très-bon manger. L’après-dînée je me mis à travailler pour me faire une table.

Le 4 au matin, je continuai une régle, que je me fis une loi d’observer désormais chaque jour : c’étoit d’avoir mon tems pour travailler, pour m’aller promener avec mon fusil, pour dormir, & pour mes petits divertissemens ; j’ordonnai la chose de la manière qui suit. Le matin j’allois dehors avec mon fusil pour deux ou trois heures, s’il ne pleuvoit pas ; ensuite je m’employois à travailler jusqu’à environ onze heures, & après cela je mangeois ce que la providence & mon industrie m’avoient préparé ; à midi, je me couchois pour dormir jusqu’à deux heures, parce qu’il faisoit extrêmement chaud à cette heure-là ; & enfin je retournois au travail sur le soir. Je mis le travail tout entier de cette journée & de la suivante à faire une table ; car je n’étois alors qu’un pauvre ouvrier, quoique dans la suite le tems & la nécessité me rendirent bientôt parfaitement expert dans la méchanique ; & c’est mon sentiment, que tout homme qui se seroit trouvé en ma place, ne seroit pas devenu moins habile sous ces deux grands maîtres.

Le 5 Novembre, j’allai dehors avec mon fusil & mon chien, & je tuai un chat sauvage : la peau en étoit douce, mais la chair ne valoit rien du tout à manger : j’écorchois tous les animaux que je tuois, & j’en conservois la peau. En m’en revenant le long de la côte je vis plusieurs oiseaux de mer, qui m’étoient inconnus, mais je fus surpris, & presque effrayé, à la vue de deux ou trois veaux marins, qui, pendant que j’étois à les considérer, ne sachant pas encore ce que c’étoit, se jetèrent dans la mer, & m’échappèrent pour lors.

Le 6, après ma promenade du matin, je me mis à travailler après ma table, & je la finis : il est vrai que je ne la trouvai pas faite à ma fantaisie, mais aussi je ne fus pas long tems sans apprendre à en corriger les défauts.

Le 7, le tems commença à se mettre au beau. Je ne travaillai à autre chose qu’à me faire une chaise durant les 7e, 8e, 9e, 10e, & une partie du 12e. Je ne parle pas du 11, parce que c’étoit le Dimanche, suivant mon Calendrier : j’eus bien de la peine à donner à cet ouvrage une forme reconnoissable, encore ne m’agréoit-il point du tout, quoique je l’eusse mis en pièces plusieurs fois avant d’y mettre la dernière main. Notez que dans peu je négligeai l’observation du Dimanche ; parce qu’ayant omis de graver le cran qui le désignoit, j’oubliai l’ordre des jours.

Le 13 Novembre, il fit une pluie qui me rafraîchit extrêmement, & qui fit un grand bien à la terre : mais le tonnerre & les éclairs dont elle étoit accompagnés, me causèrent des frayeurs terribles au sujet de ma poudre. Dès que ce fracas fut passé, je pris la résolution de partager ma provision de poudre en tout autant de petits paquets que j’en pourrois faire, pour la mettre en toute sureté.

Le 14, le 15 & le 16, j’employai ces trois jours à faire de petites boîtes carrées qui pouvoient tenir une livre de poudre ou deux tout au plus. Et après les avoir remplies, je les plaçai dans plusieurs endroits différens, les assurant & les éloignant les unes des autres autant qu’il étoit possible. Je tuai en l’un de ces trois jours, un oiseau qui étoit bon à manger ; mais je ne sais comment l’appeler.

Le 17. Je commençai à creuser le rocher qui étoit derrière ma tente pour me mettre plus au large & plus à mon aise. Notez qu’il me manquoit trois choses fort nécessaires pour cet ouvrage ; savoir, une pioche, une pelle & une brouette, ou bien un panier ; c’est pourquoi je discontinuai mon travail : je me mis à ruminer comment je ferois pour suppléer à ce défaut, & pour me fabriquer des outils. Pour ce qui est de la pioche, je remédiois à son manquement avec les léviers de fer qui étoient assez propres pour cela, quoiqu’un peu pesans ; mais quant à la pelle, qui étoit le seconde chose qui me manquoit, elle m’étoit d’un besoin si absolu, que sans cela, je ne pouvois effectivement rien faire, & pourtant je ne savois pas encore de quel stratagème user pour y pourvoir.

Le 18 Novembre. Le lendemain en cherchant dans les bois, je trouvai une espèce d’arbre, qui, s’il n’étoit pas le même que les Brasiliens appellent l’arbre de fer à cause de son extrême dureté, lui ressembloit beaucoup. J’en coupai une pièce avec beaucoup de difficulté, après avoir endommagé une hache ; & ce ne fut pas à moins de frais que je la portai jusqu’au lieu de mon domicile ; car elle étoit aussi extrêmement pesante.

La dureté excessive du bois, jointe à la manière dont j’étois obligé de m’y prendre, fut cause que je mis un long tems à construire cette machine. Mais enfin petit à petit je lui donnai la forme d’une pelle ou d’une bèche ; elle avoit la queue exactement comme celles dont on se sert en Angleterre ; mais comme le plat n’en étoit pas garni de fer tout autour, elle ne pouvoit pas tant durer ; cependant elle ne laissa pas de suffire aux usages auxquels j’avois dessein de la faire servir : au reste je ne pense pas qu’on ait jamais employé ni de tels moyens, ni tant de tems à faire une pelle.

Il me manquoit encore une autre chose, qui étoit un panier, ou bien une brouette. Je ne pouvois en aucune manière faire un panier, n’ayant pas, ou ne sachant du moins pas qu’il y eût dans l’isle ni saule, ni osier, ni autre tel arbre dont les branches fussent propres à faire ces sortes d’ouvrages. Pour ce qui est de la brouette, il me sembloit que j’en viendrois bien à bout, excepté pourtant la roue dont je n’avois aucune notion, & pour la fabrication de laquelle je ne me sentois pas le moindre talent : d’ailleurs je n’avois rien pour forger l’essieu de fer qui doit passer dans le moyeu ; ainsi je fus obligé de me désister de ce dernier moyen ; & pour porter hors de ma caverne la terre que j’abattois en bêchant, je me servis d’un instrument assez semblable à l’oiseau dont se servent les manœuvres pour porter le mortier.

La façon de ce dernier instrument ne me coûta pas tant de peine, que celle de la pelle ; mais l’un & l’autre, joints à l’essai inutile que je fis pour voir si je pourrois venir à bout d’une brouette, ne me tinrent pourtant pas moins de quatre jours tout entiers, excepté ma promenade du matin, que je manquois aussi rarement de faire avec mon fusil, qu’à en revenir sans apporter au logis quelque chose de bon à manger.

Le 23 Novembre. Mon autre travail ayant été interrompu jusqu’ici, parce que je m’étois occupé à faire des outils, je le repris dès qu’ils furent achevés, travaillant chaque jour autant que mes forces & les regles que je m’étois prescrites pour la distribution de mon tems me le permettoient. Je mis dix-huit jours à élargir & à allonger tellement ma caverne que je pusse y serrer commodément tous mes effets.

Notez que j’en fis un lieu assez spacieux pour me servir de magasin, de cuisine, de salle à manger, & de cellier ; pour l’appartement où je logeois ; c’étoit ma tente, si vous en exceptez certains jours de la mauvaise saison, auxquels il pleuvoit si terriblement que je n’y étois pas bien à couvert. Et c’est ce qui m’obligea dans la suite à tendre, sur tout cet espace qui renfermoit ma palissade, de longues perche en guise de chevrons, accoudées contre le roc, & de les couvrir de glayeuls, & de larges feuilles ; ce qui ressembloit assez à du chaume.

Le 10 Décembre. Je regardois déjà ma voûte comme achevée, lorsqu’il se détacha tout-à-coup une grande quantité de terre du haut de l’un des côtés, laquelle fit un tel fracas, que j’en fus extrêmement effrayé ; & ce n’étoit pas sans raison ; car si je me fusse trouvé dessous, je n’aurois de mes jours eu besoin d’un autre enterrement. J’eus beaucoup à faire pour reparer ce désastre ; car il me falloit premièrement emporter la terre qui étoit tombée, & ensuite, ce qui étoit plus important, il falloit étançonner la voûte, pour prévenir un accident pareil.

Le 11. Je travaillai à cela, & je dressai deux étaies, qui portoient contre le faîte avec deux morceaux de planche en croix sur chacune. Je finis cet ouvrage le lendemain ; & non content de ce que j’avois fait, je continuai pendant près d’une semaine d’ajouter d’autres étaies semblables aux premières, qui assurèrent tout-à-fait ma voûte, & qui, formant un rang de piliers, sembloient partager ma maison en deux appartemens.

Le 17. Dès ce jour, jusqu’au vingtième, je m’occupai à placer des tablettes, & à planter des cloux contre les étançons, pour suspendre tout ce qui pouvoit être suspendu ; & dès-lors, je pus me vanter qu’il y avoit de l’ordre & de l’arrangement dans ma demeure.

Le 20 Décembre. Je commençai à porter mes meubles dans ma caverne, à garnir ma maison, & à faire une tablette de cuisine pour apprêter mes viandes ; je me servis de planches pour cet effet ; mais cette marchandise commençoit à devenir rare.

Le 24. Il plut beaucoup tout le jour & toute la nuit. Il n’y eut pas moyen de sortir.

Le 25. Il plut encore tout le jour.

Le 26. Il ne fit point de pluie, & l’air & la terre, ayant été rafraîchis, sembloient donner à la nature un visage serein qu’elle n’avoit pas auparavant.

Le 27. Je tuai un chevreau, & j’en estropiai un autre, que j’attrapai après, & que j’amenai en lesse au logis : dès que je fus arrivé, je raccommodai sa jambe cassée, & la lui bandai. Notez que j’en pris un tel soin, qu’il survécut, & devint bientôt aussi fort de cette jambe-là que de l’autre : mais après l’avoir gardé long-tems, il s’apprivoisa avec moi, & il paissoit sur la verdure, qui étoit dans mon enclos, sans jamais s’enfuir. C’est alors que me vint la premiere pensée d’entretenir des animaux privés, afin d’avoir de quoi me nourir, quand une fois ma poudre & mon plomb seroient consommés.

Le 28, le 29, & le 30 Décembre. Il fit de grandes chaleurs qui n’étoient modérées par aucun vent : il n’étoit pas possible d’aller dehors, sinon sur le tard, que j’allois chercher de quoi manger.

Le 1 Janvier 1660. Il fit encore grands chaud ; mais je sortis de grand matin & vers le soir avec mon fusil. Cette dernière fois, m’étant avancé dans les vallées qui sont à-peu-près au centre de l’Isle, je vis qu’il y avoit grande abondance de boucs ; mais ils étoient extrêmement sauvages & de difficile accès ; & je résolus d’essayer une fois d’amener mon chien, pour voir s’il ne les pourroit point chasser vers moi.

Le 2 . Je me mis en campagne avec mon chien, selon que j’avois projeté la veille, & je le mis après les boucs : mais je vis que je m’étois trompé dans mon calcul ; car ils se joignirent de tous côtés, faisant tête contre lui ; & il fut assez prudent pour connoître le danger, & ne vouloit pas en approcher.

Le 3. Je commençai mes fortifications, ou, si vous voulez, mon mur ; & comme j’avois toujours quelque soupçon d’être attaqué, je n’oubliai rien pour rendre l’ouvrage bien épais & bien fort.

Notez que, comme je vous ai déjà fait la description de cette muraille, l’omets expréssément ici ce qui en étoit écrit dans le Journal. Il suffit seulement d’observer que je n’employai pas moins de tems que depuis le 3 de Janvier jusqu’au 14 Avril à la faire & à la rendre complette, quoiqu’elle n’eût plus pas vingt-quatre verges d’étendue, formant un demi-cercle, qui prenoit depuis un endroit du roc, & aboutissoit à un autre, & qui occupoit environ huit verges dans son diametre, à le tirer de l’entrée de ma cave jusqu’au point opposé de la circonférence.

Je me fatiguai beaucoup dans cet intervalle de tems durant lequel je me vis traversé par la pluie, je ne dirai pas par plusieurs jours, mais quelquefois des semaines entières & des mois. Il est vrai que je ne me croyois point en sûreté, jusqu’à ce que cette muraille fût finie, & il est aussi difficile de croise que d’exprimer avec quel travail j’étois obligé de faire chaque chose, mais surtout d’apporter les palissades de la forêt, & de les enfoncer dans la terre : car je les avois faites beaucoup plus grosses qu’il n’étoit nécessaire.

Quand cette muraille fut finie, & que je l’eus revêtue d’une autre, que j’élevai en dehors avec du gazon, je me persuadai que quand même il viendroit quelques gens aborder à cette isle, ils ne s’appercevroient pas qu’il y eût là une habitation. Et je fus bien heureux de m’y être pris de la sorte, comme je le ferai voir dans la suite dans une occasion fort remarquable.

Cependant je faisois tous les jours ma tournée dans les bois pour tirer quelque gibier, à moins que la pluie ne m’en empêchat ; & dans ces promenades réitérées je faisois souvent des découvertes qui m’étoient avantageuses, tantôt d’une chose, tantôt d’une autre.

Je trouvai, par exemple, une espèce de pigeons fuyards, qui ne nichent point sur les arbres, comme font les ramiers, mais bien dans les trous de rochers, à la manière de ceux de colombier : je pris quelques-uns de leurs petits à dessein de les nourrir & de les apprivoiser ; j’en vins à bout ; mais étant devenus vieux, ils s’envolèrent tous & ne revinrent plus, & peut-être que ce qui donna lieu premièrement à cela, fût le défaut de nourriture, car je n’avois pas de quoi leur remplir le jabot. Quoi qu’il en soit, je trouvois leurs nids aisément, & je prenois leurs petits, qui étoient des morceaux délicats.

Cependant je m’appercevois dans l’administration de mon ménage, qu’il me manquoit bien des choses, que je crus au commencement qu’il me seroit impossible de faire ; & cela étoit en effet vrai de quelques-unes, par exemple je ne pus jamais venir à bout d’achever un tonneau & d’y mettre des cercles ; j’avois un ou deux petits barils, comme je l’ai dit plus haut, mais je n’eus point de capacité pour en construire un modèle, malgré tous les efforts que je fis pour cela pendant plusieurs semaines : il me fut impossible de mettre les fonds, ou de joindre assez les douves ensemble pour y faire tenir l’eau ; ainsi j’abandonnai encore ce projet.

Une autre chose qui me manquoit, c’étoit de la chandelle, & il m’étoit si incommode de m’en passer, que je me voyois obligé d’aller au lit dès qu’il faisoit nuit : ce qui arrivoit ordinairement à sept heures. Et cela me fit souvenir de la masse de cire dont je fis des chandelles dans mon aventure d’Afrique ; mais je n’en avois pas alors un seul petit morceau. L’unique remède dont je pus m’aviser pour tempérer ce mal, fut que, quand j’avois tué un bouc, j’en conservois la graisse ; ensuite je fis sécher au soleil un petit plat de terre que je m’étois façonné ; & prenant du fil de carrelet pour me servir de mèche, je trouvai le moyen de me faire une lampe, dont la flame n’étoit point si lumineuse que celle de la chandelle, & répandoit une sombre lueur. Au milieu de tous mes travaux, il m’arriva que, fouillant parmi mes meubles, je trouvai un sac, dont j’ai fait quelque mention, & qui avoit été rempli de grain pour entretenir de la volaille, non pas pour ce voyage, mais pour un précédent, qui étoit, comme je pense, celui de Lisbonne au Brésil : ce qui restoit de blé avoit été rongé par les rats, & je n’y voyois plus rien du tout que des cosses & de la poussière. Or comme j’avois besoin du sac pour autre chose, (& c’étoit si je ne me trompe, pour y mettre de la poudre, lorsque je la partageai de crainte des éclairs) je l’allai vider, & en secouer les cosses & les restes au pied du rocher, à côté de mes fortifications.

Cela arriva peu de tems avant les grandes pluies dont je viens de parler, & je fis si peu d’attention à ce que je faisois, lorsque je jetai dehors cette poussière, qu’après un mois de tems ou environ, il ne m’en restoit pas le moindre souvenir lorsque j’apperçus par ci par-là quelques tiges qui sortoient de la terre : je les pris d’abord pour des plantes que je ne connoissois point. Mais quelque tems après je fus étonné de voir dix ou douze épis qui avoient poussé, & qui étoient d’un orge vert, parfaitement bon, & de la même espèce que celui d’Europe, & qui plus est, aussi beau qu’il en croisse en Angleterre.

Il est impossible d’exprimer quel fut mon étonnement, & la diversité des pensées qui me vinrent dans l’esprit à cette occasion. Jusqu’ici la religion n’avoit pas eu plus de part dans ma conduite, que de place dans mon cœur ; je n’avois regardé tout ce qui m’étoit arrivé que comme un effet du hasard ; c’est tout au plus s’il m’échappoit quelquefois de dire à la légère, comme font naturellement bien des gens, que dieu étoit le maître, sans songer aux fins que se propose sa providence, ou à l’ordre qu’elle observe à régler en ce bas monde les événemens. Mais après que j’eus vu croître de l’orge dans un climat que je savois n’être nullement propre pour le bled, dans le tems sur-tout que j’ignorois la cause de cette production, je fus saisi d’étonnement, & je me mis dans l’esprit que dieu avoit fait croître ce bled miraculeusement, sans le concours d’aucune semence, & qu’il avoit opéré ce prodige uniquement pour me faire subsister dans ce misérable désert.

Cette idée toucha mon cœur, jusqu’à faire couler les larmes de mes yeux ; je me félicitois d’être si heureux, que la nature voulût bien faire de tels efforts en ma faveur : & ma surprise augmenta encore, lorsque je vis d’autres tiges nouvelles qui poussoient auprès des premières tout le long du rocher, & que je reconnus être des tiges de riz, parce que j’en avois vu croître en Afrique, dans le tems que j’y étois à terre.

Non seulement je crus que la providence m’envoyoit ce présent ; mais ne doutant point que sa libéralité ne s’étendît encore plus loin, je m’en allai visiter tout le voisinage, & tous les coins des rochers, qui m’étoient déjà suffisamment connus, pour chercher une plus grande quantité de ces productions miraculeuses : mais c’est ce que je ne trouvai point. Enfin, je rappelai dans ma mémoire que j’avois secoué en tel endroit un sac où il y avoit eu du grain pour les poulets ; le miracle disparut. J’avoue que ma pieuse reconnoissance envers dieu s’évanouit, aussi-tôt que j’eus découvert qu’il n’y avoit rien que de naturel dans cet événement. Cepandant il étoit extraordinaire & imprevu, & n’exigeoit pas moins de gratitude, que s’il eût été miraculeux ; car, que la providence eût dirigé les choses de manière qu’il restât douze grains entiers dans un petit sac abandonné aux rats, tous les autres grains ayant été mangés ; que je les eusse jetés précisément dans un endroit où l’ombre d’un grand rocher les fit germer d’abord, & que je n’eusse pas vidé le sac dans un lieu où ils auroient aussi-tôt été brûlés par le soleil, ou bien noyés par les pluies : c’étoit une faveur aussi réelle, que s’ils fussent tombés du ciel.

Je ne manquai pas, comme vous pouvez vous imaginer, de recueillir soigneusement ce bled dans la bonne saison, qui étoit à la fin du mois de Juin, & serrant jusqu’au moindre grain, je résolus de le tout semer, dans l’espérance qu’avec le tems j’en aurois assez pour faire mon pain. Quatre ans se passèrent avant que j’en puisse tâter : encore en usois-je sobrement, comme je le ferai voir en son lieu ; car celui que je semai la première fois, fut presque tout perdu, pour avoir mal pris mon tems, en le semant justement dans la saison séche ; ce qui fut cause qu’il périt, ou du moins il n’en vint que très-peu à perfection : mais nous parlerons de cela en sa place.

Outre cet orge, il y eut encore une trentaine d’épis de riz, que je conservai avec la même soin, & pour un semblable usage, avec cette différence pourtant, que le dernier me servoit tantôt de pain, & tantôt de mets, car j’avois trouvé le secret de l’apprêter sans le mettre en pâte. Mais il est tems de reprendre notre journal.

Je travaillai bien constamment pendant trois ou quatre mois à bâtir ma muraille, & la fermai le 14 d’Avril, m’en ménageant l’entrée avec une échelle pour passer par-dessus, & non par une porte, de peur qu’on remarquât de loin mon habitation.

Le 16 Avril. Je finis mon échelle, avec laquelle je montai sur mes palissades ; ensuite je l’enlevai & la mis à terre en dedans de l’enclos, qui étoit tel qu’il me le falloit : car il y avoit un espace suffisant, & rien n’y pouvoit entrer qu’en passant par-dessus la muraille.

Dès le lendemain que cet ouvrage fut achevé, je faillis à voir renverser subitement tous mes travaux, & à perdre moi-même la vie : voici comment la chose se passa. Comme je m’occupois derrière ma tente, je fus tout-à-coup épouvanté de voir que la terre s’ébouloit du haut de ma voûte, & de la cime du rocher qui pendoit sur ma tête ; deux des piliers que j’avois placés dans ma caverne, craquèrent horriblement ; & n’en sachant point encore la véritable cause, je crus qu’il n’y avoit rien de nouveau, mais qu’il pourroit bien tomber une bonne quantité de matériaux, comme il étoit déjà arrivé une fois. De peur d’être enterré dessous, je m’enfuis au plus vîte vers mon échelle, & ne m’y croyant pas encore en sûreté, je passai par-dessus la muraille, pour m’éloigner & pour me dérober à des morceaux entiers du rocher, que je croyois à tout moment devoir fondre sur moi. À peine avois-je le pied à terre, de l’autre côté de ma palissade, que je vis clairement qu’il y avoit un tremblement de terre horrible. Trois fois le terrein où j’étois trembla sous mes pieds ; entre chaque reprise il y eut un intervalle d’environ huit minutes ; & les trois secousses furent si prodigieuses, que les édifices les plus solides & les plus forts qui soient sur la face de la terre, en auroient été renversés. Tout le côté d’un rocher, situé environ à un demi-mille de moi, tomba avec un bruit qui égaloit celui du tonnerre. L’Océan même me paroissoit ému de ce prodige, & je crois que les secousses étoient plus violents sous les ondes que dans l’Isle.

Le mouvement de la terre m’avois donné des soulevemens de cœur, comme auroit fait celui d’un vaisseau battu de la tempête, si j’avois été sur mer ; je n’avois rien vu ni entendu dire de semblable : & l’étonnement dont j’étois saisi, glaçoit le sang dans mes veines, & suspendoit en quelque façon toutes les puissances de mon ame. Mais le fracas causé par la chûte du rocher vint frapper mes oreilles, & m’arracher de l’état insensible où j’étois plongé, pour me remplir d’horreur & d’effroi, en ne me laissant entrevoir que de terribles objets ; une montagne, entr’autres, toute prête à s’abîmer sur ma tente & sous son propre poids, & à ensevelir dans ses ruines toutes mes richesses. Cette pensée rejeta mon ame dans sa première léthargie.

Voyant ensuite que trois secousses n’étoient suivies d’aucune autre, je commençai à reprendre courage, & néanmoins je n’osois pas encore passer par-dessus ma muraille de peur d’être enterré tout vif ; mais je demeurai sans me bouger, assis à terre, dans l’affliction, & dans l’incertitude de ce que je devois faire. Durant tout ce tems, je n’avois aucune pensée sérieuse de religion, si ce n’est que je prononçois de tems en tems du bout des lèvres ce formulaire : seigneur, ayez pitié de moi ; encore cette ombre de religion ne dura-t-elle guères, & s’évanouit aussi vîte que le danger.

L’air s’obscurcissoit, & le ciel se couvroit de nuages, comme s’il alloit pleuvoir. Bientôt après le vent s’éleva peu-à-peu, & alla si fort en augmentant, qu’en moins d’une demi-heure, il souffla un ouragan furieux. À l’instant vous auriez vu la mer blanchie de son écume, le rivage inondé des flots, les arbres arrachés du sein de la terre, & tous les ravages d’une affreuse tempête. Elle dura près de trois heures, ensuite elle alla en diminuant ; au bout de trois autres heures il fit calme, & il commença à pleuvoir extrêmement fort.

Cependant j’étois dans la même situation de corps & d’esprit, quand tout-à-coup je fis réflexion que ces vents & cette pluie étant une suite naturelle du tremblement de terre, il falloit que ce dernier fût épuisé, & que je pouvois bien me hazarder à retourner dans ma demeure. Ces pensées réveillèrent mes esprits, & la pluie aidant encore à me persuader, j’allai m’asseoir dans ma tente ; mais je n’y fus pas long-tems, que j’appréhendai qu’elle ne fût renversée par la violence de la pluie ; ainsi je fus forcé de me retirer dans ma caverne, quoiqu’en même tems je tremblasse de peur qu’elle ne s’écroulât sur ma tête.

Ce déluge m’obligea à faire un trou au travers de mes fortifications, comme un ruisseau, pour faire écouler les eaux, qui, sans cela, auroient inondé ma caverne. Quand j’eus demeuré à l’abri pendant quelque tems, & que je vis que le tremblement de terre étoit passé, mon esprit commença à se trouver dans une meilleure assiette ; & pour soutenir mon courage, qui en avoit assurément grand besoin, je m’en allai à l’endroit où étoit ma petite provision, pour me fortifier d’un trait de rum ; mais alors, comme en toute autre occasion, j’en usai fort sobrement, sachant très-bien que, quand mes bouteilles seroient une fois à sec, il n’y auroit plus moyen de les remplir.

Il continua de pleuvoir toute la nuit & une partie du lendemain, tellement qu’il n’y eut pas moyen de mettre le pied dehors : mais comme je me possédois beaucoup mieux, je commençai aussi à réfléchir sur le meilleur parti que j’avois à prendre, concluant que, l’Isle étant sujette à des tremblemens, il ne falloit aucunement faire ma demeure dans une caverne ; mais songer à me bâtir une cabane dans un lieu découvert & dégagé, où je me fortifierois d’une muraille telle que la premiere, pour me mettre en garde contre tous animaux, hommes ou bêtes, pleinement convaincu que, si je restois dans le même endroit, il ne manqueroit pas de me servir de sépulcre.

Ces raisonnemens me firent penser à ôter ma tente du lieu où je l’avois dressée, qui étoit au pied d’un rocher escarpé, lequel, s’il venoit à être secoué une seconde fois, tomberoit certainement sur moi. Les deux jours suivans, qui étoient les 19 & 20 Avril, je n’eus l’esprit occupé d’autre chose que de l’endroit que je choisirois pour y transférer ma demeure.

Cependant la crainte d’être enterré tout vif faisoit que je ne dormois jamais tranquillement ; celle que j’avois de coucher hors de ma forteresse, dans un lieu tout ouvert & sans défense, étoit presque aussi grande : mais quand je regardois tout autour de moi, que je considérois le bel ordre où j’avois mis toutes choses, combien j’étois agréablement caché, combien j’avois peu à craindre les irruptions, certes je sentois beaucoup de répugnance à déménager.

De plus, je me représentois que je serois long-tems à faire de nouveaux ouvrages, & qu’il me falloit risquer de rester où j’étois, jusqu’à ce que j’eusse formé une espèce de campement, & que je l’eusse suffisamment fortifié pour y prendre mes logemens en toute sûreté. De cette manière, je me mis l’esprit en repos pour un tems, & je pris la résolution de mettre incessamment la main à l’œuvre pour me construire une muraille avec des palissades & des cables comme j’avois fait la première fois, de renfermer mes travaux dans un petit cercle, & d’attendre, pour déloger jusqu’à ce qu’ils fussent finis & perfectionnés. C’est le 21 que cela fut arrêté dans mon conseil privé.

Le 22 Avril. Dès le grand matin, je songeai aux moyens de mettre mon dessein à exécution : mais je me trouvai fort en arrière du côté de mes outils ; j’avois trois bisaigues, & une multitude de haches, parce que nous en avions embarqué une provision pour trafiquer avec les indiens ; mais ces instrumens, à force de charpenter & de couper du bois dur & noueux, avoient le taillant tout denté & émoussé ; & quoique j’eusse une pierre à aiguiser, je n’avois cependant par le secret de la faire tourner pour m’en pouvoir servir. Cet obstacle intrigua beaucoup mon esprit, & fut pour moi ce qui seroit un grand point de politique à l’égard d’un homme d’état, & la condamnation ou l’absolution d’un criminel à l’égard d’un juge. à la fin pourtant j’inventai une roue attachée à un cordon pour donner le mouvement à la pierre avec mon pied, tandis que j’aurois les deux mains libres. Notez que je n’avois jamais vu une telle invention en Angleterre, ou du moins je n’avois point du tout remarqué comment elle étoit pratiquée, quoiqu’elle soit fort commune, à ce que j’ai pu voir depuis. D’ailleurs, ma pierre étoit fort grosse & fort lourde ; & cette machine me coûta une semaine entière de travail pour la rendre parfaite & achevée.

Les 28 & 29 Avril. J’employai ces deux jours à aiguiser mes outils, la machine que j’avois inventée pour tourner la pierre jouant à merveille.

Le 30. M’appercevant depuis long-tems que mon pain diminuoit considérablement, j’en fis la revue, & je me réduisis à un biscuit par jour ; ce qui étoit pour moi un brisement de cœur.

Le 1 Mai. Regardant le matin vers la mer pendant la basse marée, je vis quelque chose d’assez gros sur le rivage, & cela ressembloit assez à un tonneau : quand je me fus approché de l’objet, je vis qu’un petit baril & deux ou trois morceaux des débris du vaisseau, avoient été poussés à terre par le dernier ouragan. Je regardai du côté du vaisseau, & il me parut être beaucoup plus hors de l’eau qu’il n’étoit auparavant. J’examinai le baril qui étoit sur le rivage, & je trouvai que c’étoit un baril de poudre, mais qu’il avoit pris l’eau, & que la poudre étoit toute collée, & dure comme une pierre. Néanmoins je le roulai plus avant par provision, pour l’éloigner de l’eau, & j’allai ensuite aussi près du vaisseau que je le pouvois sur le sable.

Quand je fus proche, je trouvai qu’il avoit étrangement changé de situation. Le château d’avant, qui auparavant étoit enterré dans le sable, paroissoit pour lors élevé de plus de six pieds : la poupe qui avoit été mise en pièces, & séparée du reste par la tempête, dès que j’eus achevé d’y fouiller la dernière fois, sembloit avoir été balottée, & se montroit toute sur un côté, avec de si hauts monceaux de sable devant elle, qu’au lieu que ci-devant je n’en pouvois pas approcher d’un demi-mille qu’à la nâge, il m’étoit aissé d’aller au pied jusqu’au-dessus, quand le reflux s’étoit épuisé. D’abord je fus surpris d’une telle situation ; mais bientôt je conclus qu’elle avoit été causée par le tramblement de terre, & comme par les secousses de ce tremblement le vaisseau s’étoit brisé & entr’ouvert beaucoup plus qu’il ne l’étoit auparavant, de même aussi il venoit tous les jours à terre quantité de choses que la mer détachoit, & que les vents & les flots faisoient peu-à-peu rouler jusques sur le sable.

Ceci me fit entièrement quitter la pensée de changer d’habitation, & ma principale occupation, ce jour-là, fut d’essayer si je ne pourrois point pénétrer dans le vaisseau ; mais je vis que c’étoit une chose à laquelle je ne devois pas m’attendre, parce que le ventre du bâtiment étoit comblé de sable jusqu’au bord. Néanmoins comme l’expérience m’avoit appris à ne désespérer de rien, je résolus de mettre en pièces tout ce que je pourrois des restes, me persuadant que ce que j’en tirerois, me serviroit à quelqu’usage.

Le 3 Mai. Je me mis à travailler avec ma scie, & je coupai de part en part un morceau de poutre, qui soutenoit une partie du demi-pont ; après cela j’écartai & j’ôtai le plus de sable que je pus du côté le plus haut ; mais la marée survint, & m’obligea de finir pour ce jour-là.

Le 4. J’allai à la pêche, mais je n’attrapai pas un seul poisson que j’osasse manger, ce qui me dégoûta de ce passe-tems : comme j’étois sur le point de quitter, j’attrapai un petit dauphin. J’avois une grande ligne faite de fil de corde ; mais je n’avois point d’hameçon, & néanmoins je prenois assez de poissons, & tout autant que j’en pouvois consommer. Tout l’apprêt que j’y faisois, c’étoit de le sécher au soleil, après quoi je le mangeois.

Le 5. J’allai travailler sur les débris ; je coupai une autre poutre, & tirai du pont trois grosses planches de sapin, que je liai ensemble, & fis flotter avec la marée jusqu’au rivage.

Le 6. Je travaillai sur les débris d’où j’enlevai plusieurs ferrailles : cela me coûta un long & pénible travail : j’arrivai fort las au logis, & j’avois quelqu’envie de renoncer à ces corvées.

Le 7. Je retournai aux débris sans avoir le dessein d’y travailler ; mais je trouvai que la carcasse s’étoit élargie & affaissée sous le poids de sa charge, depuis que j’avois coupé ses deux poutres ; que plusieurs endroits du bâtiment étoient détachés du reste, & que la cale étoit si découverte que je pouvois voir dedans ; mais elle regorgeait de sable & d’eau.

Le 8. J’allai aux débris, & je portai avec moi un levier de fer pour démanteler le point, qui pour lors étoit tout-à-fait exempt d’eau & de sable : j’enlevai deux planches, que je conduisis encore avec la marée. Je laissai le levier sur la place pour le lendemain.

Le 9. Je me rendis aux débris avec le levier, je pénétrai plus avant dans le corps du bâtiment ; je sentis plusieurs tonneaux, que je remuai bien, mais je ne pus point les défoncer. Je sentis pareillement le rouleau de plomb d’Angleterre, & je le soulevois bien un peu, mais il étoit un peu trop pesant pour l’emporter.

Les 10, 11, 12, 13, 14 Mai. J’allai tous ces jours aux débris, & j’en tirai plusieurs pièces de charpente, nombre de planches, & deux ou trois cents livres pesant de fer.

Le 15. Je portai avec moi deux haches pour essayer si je ne pourrois point couper un morceau de plomb roulé, en y appliquant le taillant de l’une, que je tâcherois d’enfoncer en frappant avec la tête de l’autre. Mais comme il étoit environ un pied & demi enfoncé dans l’eau, je ne pouvois donner aucun coup qui portât & qui fît impression.

Le 16. Il fit beaucoup de vent la nuit, & la carcasse du bâtiment en parut encore plus fracassée qu’auparavant : mais je demeurai si long-tems dans les bois à chercher des nids de pigeons pour ma cuisine, que je me laissai prévenir par la marée ce jour-là, & elle m’empêcha d’aller aux débris.

Le 17. J’apperçus quelques morceaux des débris qui avoient été portés à terre, à une distance de près de deux milles : je voulus aller voir de quoi il s’agissoit ; il se trouva que c’étoit une pièce de la poupe, mais trop pesant pour que je la pusse emporter.

Le 24 Mai. Je travaillai sur les débris, jusqu’à ce jour inclusivement, & à force de jouer du levier pendant tout cet intervalle, j’ébranlai si fort la carcasse, que la première marée qu’il y eut accompagné de vent, fit flotter plusieurs tonneaux, & deux coffres de matelots. Mais comme le vent souffloit de terre, rien ne vint au rivage ce jour-là, excepté des morceaux de bois, & un tonneau plein de porc du Brésil, que l’eau salée & le sable avoient entièrement gâté.

Je continuai ce travail jusqu’au quinzième Juin, sans pourtant déroger au tems nécessaire pour chercher ma nourriture, & que j’avois fixé à la haute marée durant ces allées & ces venues, afin que je pusse être toujours prêt pour la basse. J’avois de cette manière amassé du merrin, des planches & du fer en assez grande quantité pour construire un bateau, si j’avois su comment m’y prendre. J’avois encore enlevé, pièce par pièce, près de cent livres de plomb roulé.

Le 16 Juin. En marchant vers la mer, je trouvai une tortue qui étoit la première que j’eusse vue dans l’île : mais j’avois été si long-tems sans découvrir aucun de ces animaux, que c’étoit plutôt un effet du malheur que de la rareté de leur espèce ; car je trouvai depuis, que je n’aurois eu qu’à aller de l’autre côté de l’île pour en voir des milliers chaque jour ; mais peut-être aussi que cette découverte m’auroit coûté bien cher.

Le 17 Juin. J’employai ce jour à apprêter ma tortue ; je trouvai dedans soixante œufs ; & comme depuis mon abord dans cet affreux séjour, je n’avois pas goûté d’autre viande que celle d’oiseau & de bouc, sa chair me parut la plus savoureuse & la plus délicate du monde.

Le 18. Il plut tout le jour, & je restai au logis. La pluie me sembloit froide, & je me sentois tout frilleux ; chose que je savois n’être point ordinaire dans cette latitude.

Le 19. Je me trouvai fort mal, & frissonnant comme s’il eût fait un grand froid.

Le 20. Je n’eus point de repos toute la nuit ; mais j’eus une fièvre accompagnée de grandes douleurs de tête.

Le 21. Je fus fort mal, & j’eus des frayeurs mortelles de me voir réduit à cette misérable condition, que d’être malade & destitué de tout secours humain. Je fis ce qui ne m’étoit pas encore arrivé depuis la tempête dont nous avions été accueillis à la sortie de la rivière d’Humber ; ce fut de prier Dieu, mais d’une manière si sèche, qu’à peine savois-je ce que je disois, ni pourquoi je le disois, tant ma tête étoit brouillée.

Le 22. Je me trouvai dans une disposition meilleure ; mais les craintes terribles que me donnoit ma maladie, portoient le trouble dans mon ame.

Le 23 Juin. Je fus derechef fort mal, ayant du froid, des tremblemens, & un violent mal de tête.

Le 24. Je fus beaucoup mieux.

Le 25. Je fus tourmenté d’une fièvre violente ; l’accès me tint sept heures ; il fut mêlé de froid & de chaud, & se termina par une sueur qui m’affoiblit beaucoup.

Le 26. Je fus mieux, & comme je n’avois point de vivres, je pris mon fusil pour en aller chercher : je me sentois extrêmement foible ; & néanmoins je tuai une chèvre que je traînai au logis avec beaucoup de difficulté : j’en grillai sur les charbons quelques morceaux que je mangeai : ç’auroit bien été mon dessein d’en étuver pour me faire du bouillon ; mais il m’en fallut passer faute de pot.

Le 27. La fièvre me reprit si violemment, qu’elle me fit garder le lit tout le jour sans boire ni manger. Je mourois de soif ; mais j’étois si foible que je n’avois pas la force de me lever pour aller chercher de l’eau. Je priai Dieu de nouveau ; mais j’étois en délire ; & en me quittant, ce délire me laissa dans un tel abattement, que je fus obligé de me tenir couché ; seulement m’écriois-je : Seigneur, tourne ta face vers moi ; Seigneur, prends pitié de moi.

Je m’imagine que je ne fis autre chose durant deux ou trois heures, jusqu’à ce que l’accès m’ayant enfin quitté, je m’endormis, & je me réveillai que bien avant dans la nuit. Quand je me réveillai, je me sentis fort soulagé, quoique bien foible & altéré : quoi qu’il en soit, il n’y avoit point d’eau dans toute ma demeure, & je fus forcé de rester au lit jusqu’au matin, que je me rendormis ; & dans ce sommeil, je fis le songe affreux que vous allez voir.

Il me sembloit que j’étois assis à terre, hors de l’enceinte de ma muraille, dans le même endroit où j’étois lors de la tempête qui suivit le tremblement, & que je voyois un homme qui, d’une noire & épaisse nuée, descendoit à terre au milieu d’un tourbillon de feu & de flâme. Depuis les pieds jusqu’à la tête, il étoit aussi éclatant que l’astre du jour, tellement que mes yeux n’en pouvoient supporter la vue sans être éblouis. Sa contenance portoit la terreur, mais une terreur que je pus bien sentir, & qu’on ne sauroit exprimer. La terre, quand il la toucha de ses pieds, me parut s’ébranler, comme elle avoit fait ci-devant pendant le tremblement ; & la région de l’air, embrâsée, paroissoit n’être plus qu’une fournaise ardente.

À peine étoit-il descendu sur ce bas élément, qu’il s’achemina vers moi, armé d’une longue pique pour me tuer : quand il fut parvenu à une certaine éminence distante de quelques pas, il me parla, & d’une voix terrible il proféra ces paroles encore plus terribles : Parce que tu ne t’es pas converti à la vue de tant de signes, tu mourras. À ces mots, il leva sa redoutable lance, & je le vis venir pour me frapper.

De toutes les personnes qui liront cette relation, aucun ne s’attendra que je sois capable de représenter les horreurs où cette vision plongea mon ame ; horreurs d’autant plus étranges, que, même durant le songe, je sentois un accablement réel : l’impression que cela fit sur mon esprit, ne passa pas comme un songe ; elle s’y grava profondément ; & après mon réveil, elle se conserva dans toute sa force, malgré les lumières du jour & de la raison.

Hélas ! à peine avois-je quelque connoissance de la divinité ; ce que j’avois appris sous mon père étoit oublié : les bonnes instructions qu’il m’avoit données autrefois avoient eu le tems de s’effacer par une débauche non interrompue de huit ans de tems, que j’avois passés à vivre & à converser avec des mariniers qui ne valoient pas mieux que moi ; c’est-à-dire, scélérats & profanes au suprême degré. Je ne sache pas que, durant un si long espace, il me soit jamais venu la moindre pensée de m’élever vers Dieu, pour admirer sa sagesse, ou de descendre au-dedans de moi-même, pour y contempler ma misère : une certaine stupidité d’ame s’étoit emparée de moi, & en avoit banni tout desir du bien, & toute sensibilité au mal ; j’avois tout l’endurcissement qu’il faut pour être un modèle de libertinage parmi les matelots de la plus méchante espèce ; n’ayant aucun sentiment, ni de crainte de Dieu dans les dangers qui se présentoient, ni de gratitude envers lui dans les délivrances qu’il opéroit.

On n’aura pas de peine à croire ce que je viens de dire, si l’on réfléchit sur les traits précédens de mon histoire, & j’ajoute que, parmi cette foule de malheurs qui m’arrivèrent successivement, je ne m’avisai pas une seule fois que ce pouvoit être la main de dieu qui s’appesantissoit sur moi, que c’étoit une punition de mes crimes, de ma désobéissance envers mon père, ou du cours entier d’une méchante vie. Dans cette expédition désespérée que je fis sur les côtes désertes d’Afrique, il ne m’arriva nullement de réfléchir quelle seroit ma dernière fin, ni de m’adresser à dieu pour lui demander de diriger ma course, & de me couvrir du bouclier de sa providence, pour me mettre en garde contre la férocité des bêtes, & contre la cruauté des sauvages, dont j’étois entouré de toutes parts. L’être souverain n’étoit ni l’objet de mes pensées, ni la règle de ma conduite : j’agissois en pur animal, suivant l’instinct de la nature, & mettant à peine en usage les principes du sens commun.

Lorsque je fus délivré en pleine mer par le capitaine portugais, qui me reçut à son bord honorablement, & qui me traita avec équité, avec humanité, avec charité, je n’avois en moi nul sentiment de reconnoissance. Lorsque je fis naufrage sur la côte de l’isle où je fus submergé & englouti à plusieurs reprises, où je devois périr cent & cent fois, je ne sentis point ma conscience touché, & je ne regardai point la chose comme un jugement de dieu ; mais je me contentois de croire qu’il y avoit dans ces évènement de la fatalité, & de me dire souvent à moi-même que j’étois une maudite créature, & que j’étois né pour être malheureux.

Il est bien vrai que, dès que j’eus pris terre pour la première fois, & que je trouvai que tout le reste de l’équipage avoit été noyé, & que j’étois le seul qui eût été sauvé, il est bien vrai, dis-je, que j’eus alors une espèce d’extase & un ravissement de cœur, qui, assisté de l’efficace de la grace, auroit bien pu se terminer à une reconnoissance chrétienne ; mais ce fut un fruit qui avorta dans sa naissance, un lumignon aussi-tôt éteint qu’allumé, un mouvement qui dégénéra en un transport de joie charnelle, & provenant uniquement de me voir encore en vie, sans que je considérasse que le bras du tout-puissant s’étoit signalé en ma faveur ; qu’il m’avoit tiré moi seul du nombre des morts, pour me remettre à la terre des vivans : ma joie ne différoit en rien de celle de ressentent communément les matelots qui se voient à terre après avoir échappé du naufrage, qui consacrent ces premiers momens à la boisson, & qui se hâtent de noyer au plus vîte dans les verres le souvenir de tout le passé. Telle étoit ma disposition, & telle elle fut durant tout le cours de ma vie.

Quand la suite des tems & de mûres considérations m’eurent fait sentir tout le poids de ma misère, que je me représentois un naufrage étrange dans ses circonstances, affreux dans son issue ; que je me voyois séparé de tout le genre humain sans nulle apparence d’y être incorporé ; que j’envisageois mes maux parvenus à leur comble, sans en appercevoir dans l’avenir le moindre degré de diminution, dans cet état, s’il venoit à luire un petit rayon d’espérance de pouvoir substanter ma vie, & de la défendre contre la faim, c’en étoit assez pour charmer mes ennuis, pour servir de contre-poids à toutes mes afflictions ; dès-lors je commençois à me mettre l’esprit en repos ; j’étois bien éloigné de faire intervenir dans mes malheurs le courroux du ciel & la main vengeresse de dieu : mon esprit n’étoit guère accoutumé à remonter ainsi des effets à leur véritable cause.

Le bled dont j’ai fait mention dans mon journal, & que j’avois vu s’élever inopinément au pied du rocher, frappa mon ame aussi-tôt que ma vue ; il lui inspira une attention sérieuse autant de tems que l’opinion du miracle s’y maintint ; mais cette supposition ne fut pas plutôt éclipsée, qu’elle entraîna avec elle tous les bons mouvemens qu’elle avoit fait naître ; c’est ce que j’ai déjà remarqué.

Le tremblement de terre, quoique la chose du monde la plus terrible en elle-même, & la plus capable de conduire à une puissance invisible, qui seule tient en sa main les choses de cet univers, le tremblement de terre, dis-je, n’eut pas plutôt cessé, que l’émotion, la crainte, & généralement toutes les impressions qu’il avoit faites en moi, s’évanouirent : je ne pensai plus aux jugemens de dieu : je ne le regardai plus comme le juste dispensateur de mes maux, ni plus, ni moins que si j’eusse été dans la plus douce & la plus fortunée condition de la vie.

Mais dès que je me vis malade, & que la mort accompagnée de toutes ses horreurs se présenta à mes yeux pour la contempler à loisir ; quand mes forces commençoient à succomber à la violence du mal, que la nature étoit épuisée par l’ardeur de la fiévre ; c’est alors que ma conscience, depuis si long-tems assoupie, se réveilla : je commençai à me reprocher une vie qui s’étoit signalée par le crime, qui avoit armé contre moi la justice divine, qui m’en avoit attiré les coups les plus inouis, & qui me faisoit actuellement gémir sous le poids de sa vengeance.

Ces réflexions m’accablèrent dès le second ou le troisième jour de ma maladie, &, jointes à la fiévre, aussi-bien qu’aux reproches de ma conscience, elles arrachèrent de ma bouche quelques mots de prières, qui, pour n’être pas accompagnées d’un desir sincère, & d’une espérance vive, méritoient moins le nom de prières, qu’elles n’étoient effectivement le langage de la frayeur & de l’angoisse. Une confusion de pensées agitoit mon esprit ; la grandeur de mes crimes bourreloit mas conscience ; la peur ou la seule idée de mourir dans un misérable état, me faisoit monter les vapeurs au cerveau ; dans cette détresse de mon ame, ma langue articuloit je ne sais quoi d’une façon imparfaite & purement machinale ; mais ce n’étoient qu’exclamations, comme qui diroit : Grand dieu ! que je suis misérable ! si mon mal continue, je mourrai faute d’assistance : Mon dieu ! que deviendrai-je ? Après ce peu de paroles, un ruisseau de larmes coula de mes yeux, & je tombai dans un long & profond silence.

Dans cet intervalle se présentèrent à mon esprit les leçons salutaires de mon père, & puis la prédiction rapportée au commencement de cette histoire, qui disoit que, si je faisois cette fausse démarche d’aller courir par le monde, Dieu ne me béniroit pas ; & que j’aurois à l’avenir tout le loisir de réfléchir sur le mépris que j’aurois fait de ses conseils, quand peut-être il n’y auroit personne pour m’aider à en réparer la perte. « C’est à présent, m’écriai-je tout haut, c’est à présent que s’acomplissent les paroles de mon père : le bras d’un Dieu vengeur m’a atteint ; il n’y a personne pour m’assister ni pour m’entendre : j’ai rejetté la voie de la providence, qui, par sa bonté infinie, m’avoit placé dans un état de vie où je pouvois être heureux, & dont je n’ai pas voulu jouir, ni connoître le prix, malgré mes parens, que je laissai dans un deuil, qui n’avoit d’autre objet que ma folie : mais celui où je me vois aujourd’hui délaissé, n’est qu’une suite de cette même folie : j’ai refusé l’aide de mes parens, lorsqu’ils me vouloient établir dans le monde, & m’y mettre dans une position exempte de gêne & d’inquiétude ; & maintenant il me faut lutter contre des obstacles trop rudes, & peu proportionnés à la foiblesse de la nature, sans que j’aie ni assistance, ni consolation, ni conseil ». Alors je m’écriai : Grand Dieu ! viens à mon aide ; car ma détresse est grande.

Cette prière, s’il est permis de me servir de ce nom, étoit la première que j’eusse faite depuis plusieurs années. Mais retournons à notre journal.

Le 28 Juin. Me sentant un peu soulagé par le sommeil que j’avois eu, & l’accès étant tout-à-fait fini, je me levai. La frayeur où m’avoit jeté le songe, ne m’empêcha pas de considérer, que l’accès de fièvre me reprendroit le jour suivant, & qu’il falloit profiter de cet intervalle pour me refaire un peu, & préparer des rafraîchissemens ; auxquels je pourrois avoir recours lorsque le mal seroit revenu. La première chose que je fis, ce fut de verser de l’eau dans une grande bouteille quarrée, & de la mettre sur ma table près de mon lit ; & pour ôter la crudité de l’eau, j’y ajoutai environ le quart d’une pinte de rum, mêlant le tout ensemble : j’allai couper un morceau de viande de bouc, que je grillai sur des charbons, mais je n’en pus manger que fort peu. Je sortis pour me promener, mais je me trouvai foible, triste, & le cœur serré à la vue de ma pitoyable condition, redoutant pour le lendemain le retour de mon mal. Le soit je fis mon souper de trois œufs de tortue, que je fis cuire dans la braise, & que je mangeai à la coque ; & ce fut là, autant que je m’en puis ressouvenir, le premier moreceau pour lequel j’eusse encore demandé à Dieu sa bénédiction durant tout le tems de ma vie.

Après avoir mangé, j’essayai de me promener, mais je me trouvai si foible, qu’à peine pouvois-je porter mon fusil, sans lequel je ne marchai jamais : ainsi je n’allai pas loin, je m’assis à terre, & me mis à contempler la mer, qui se présentoit devant moi, & qui étoit calme & unie ; & dans cette posture il me vint à peu près dans l’esprit les pensées suivantes.

« Qu’est-ce que la terre ? qu’est-ce que la mer, sur laquelle j’ai tant vogué ? d’où cela a-t-il été produit ? Que suis-je moi-même ? que sont les autres créatures humaines & brutes, privées & sauvages ? quelle est notre origine ?

» Certainement nous avons été tous faits par une Puissance invisible, qui forma la terre & la mer, l’air & les cieux ; & quelle est cette Puissance » ?

Alors j’insérai naturellement : C’est Dieu qui a créé toutes choses. Fort bien, dis-je en moi-même, mais je n’en demeurai pas là, & par une suite nécessaire des antécédens, je continuai de la sorte : « Si Dieu a fait toutes choses, il guide ces mêmes choses, & celles qui les concernent : car assurément il faut que la Puissance qui les a faites, ait le pouvoir de les gouverner & de les diriger.

» Cela étant, rien ne peut arriver dans la vaste enceinte de ses ouvrages sans sa connoissance, ou sans son ordre.

» Or, s’il n’arrive rien sans sa connoissance, il sait que je suis ici, & que j’y suis dans un état affreux, & s’il n’arrive rien dans son ordre, il a ordonné que cela m’arrivât ».

Rien ne se présentoit à mon esprit qui pût contredire une seule de ces conclusions ; c’est pourquoi elles opérèrent en moi avec toute la force possible, & me convainquirent que Dieu avoit ordonné que toutes ces choses m’arrivassent, que c’étoit pas une dispensation de sa Providence que je me voyois réduit à une extrême misère, parce que seul il avoit en sa puissance non pas seulement moi, mais encore tout ce qui existe & tout ce qui arrive dans le monde. Incontinent je me fis cette question.

Pourquoi Dieu m’a-t-il mis à cette épreuve ? Qu’ai-je fait pour être ainsi traité ?

Dans cette recherche, je sentis soudain ma conscience se soulever comme si je venois de blasphêmer, & il me sembloit entendre une voix qui me faisoit ce reproche : « Misérable ! tu demandes ce que tu as fait ; regarde en arrière pour y contempler le passé, & pour te retracer une vie abandonné au désordre : demande plutôt qu’est-ce que tu n’as pas fait ? demande pourquoi tu n’as pas péri il y a long-tems ? D’où vient, par exemple, que tu ne te noyas pas dans la rade d’Yarmouth ? que tu ne fus pas tué dans le combat où tu fus pris par le corsaire de Salé ? que tu n’as pas été dévoré par les bêtes sauvages sur les côtes de l’Afrique ; & qu’en dernier lieu tu n’as pas été enseveli dans les flots comme le reste de l’équipage ? Après cela oseras-tu bien encore demander ce que tu as fait » ?

Ces réflexions me rendirent muet, & bien loin d’avoir aucune réplique pour me justifier auprès de moi-même, je me levai tout pensif & mélancolique, je marchai vers ma retraite, & je passai par-dessus ma muraille comme pour m’aller coucher ; mais je me sentois l’esprit dans une grande agitation, & j’étois peu disposé à dormir ; ainsi je m’assis sur ma chaise, & comme il commençoit à faire noir, j’allumai ma lampe ; déjà l’atteinte de la fièvre me donnoit de terribles inquiétudes ; & dans ce moment il me vint dans l’esprit que les Brasiliens ne prennent presque aucune autre médecine pour quelque sorte de maladie que ce puisse être, que leur tabac ; & je savois qu’il y avoit dans un de mes coffres un morceau de rouleau, dont les feuilles étoient mûres pour la plûpart, quoiqu’il y en eût quelques-unes de vertes.

Je me levai de dessus ma chaise, & comme si j’eusse été inspiré du ciel, j’allai droit au coffre qui renfermoit la guérison de mon corps & de mon ame. J’ouvris le coffre, & j’y trouvai ce que je cherchois ; savoir, le tabac ; & comme le peu de livres que j’avois conservés y étoient aussi serrés, je pris une des bibles dont il a été fait mention ci-dessus, & que je n’avois pas eu jusqu’ici le loisir, ou plutôt le desir d’ouvrir une seule fois ; je la pris, dis-je, & la portai avec le tabac sur ma table.

Je ne savois ni comment employer ce tabac pour ma maladie, ni s’il lui étoit favorable ou contraire ; mais j’en fis l’expérience de plusieurs manières différentes, comme si je n’eusse pu manquer par cette voie de rencontrer la bonne, & de réussir. Premièrement, je pris un morceau de feuille que je mis dans ma bouche, & comme le tabac étoit vert & fort, & que je n’y étois pas accoututumé, il m’étourdit extraordinairement : secondement, j’en fis tremper une autre feuille dans du rum, pour en prendre un dose une heure ou deux après en me couchant ; & en troisième lieu, j’en grillai sur des charbons ardens, & je tins mon nez sur la fumée, aussi près & aussi long-tems que la crainte de me brûler, ou de me suffoquer, le pouvoit permettre.

Dans l’intervalle de ces préparatifs, j’ouvris la Bible, & je commençais à lire : mais les fumées du tabac m’avoient trop ébranlé la tête pour continuer ma lecture : néanmoins, ayant jeté les yeux à l’ouverture du livre, les premières paroles qui se présentèrent furent celles-ci : Invoque-moi au jour de ton affliction, & je te délivrerai, & tu me glorifieras.

Ces paroles étoit fort propres pour l’état où je me trouvois, & elles firent impression sur mon esprit dans le tems de la lecture ; mais le mot de délivrer sembloit ne pas me concerner, & n’avoit aucune signification à mon égard : ma délivrance étoit une chose si éloignée, & même si impossible dans mon imagination, que je commençai à parler le langage des enfans d’Israël, qui disoient, lorsqu’on leur promit de la chair à manger : Dieu pourroit-il dresser une table dans le désert ? Et moi, aussi incrédule qu’eux, je me mis à dire : Dieu lui-même pourroit-il me délivrer de cette place ? Et comme ce ne fut qu’après bien des années qu’il se manifesta quelque sujet d’espérance, aussi ces défiances venoient-elles souvent me maîtriser ; néanmoins, les paroles que j’avois lues me touchoient, & je les méditois très-souvent. Il se faisoit tard, & le tabac, comme j’ai déjà dit, m’avoit si fort appesanti la tête, qu’il me prit envie d’aller dormir : je laissai donc brûler ma lampe dans ma caverne, de peur que je n’eusse besoin de quelque chose pendant la nuit, ensuite je m’allai coucher ; mais auparavant je fis ce que je n’avois fait de mes jours ; je me mis à genoux, je priai Dieu, le suppliant d’accomplir la promesse qu’il m’avoit faite, que, si je l’invoquois au jour de mon affliction, il me délivreroit. Après que cette prière précipitée & imparfaite fut finie, je bus le rum dans lequel j’avois infusé le tabac, & qui en étoit si imbu & si fort que j’eus beaucoup de peine à pouvoir l’avaler : incontinent cette potion me donna brusquement à la tête ; mais je m’endormis d’un si profond sommeil, que quand je me réveillai après cela, il ne pouvoit pas être moins de trois heures après midi : je dirai bien plus, c’est que je ne saurois encore m’ôter de la tête que je dormis tout le lendemain de ma médecine, toute la nuit d’après, & une partie du jour suivant ; car autrement, je ne comprends pas comment j’aurois pu me trouver court d’un jour dans mon calendrier ou calcul de jours & de semaines, comme il parut quelques années ensuite que je l’étois effectivement.

Quelle que pût être la cause de ce mécompte, je me trouvai à mon réveil extrêmement soulagé, me sentant du courage & de la joie ; quand je me levai, j’avois plus de force que le jour précédent : mon estomac s’étant fortifié, l’appétit m’étoit revenu ; en un mot, le lendemain point de fièvre du tout, & j’allai toujours de mieux en mieux. Ce jour étoit le 23.

Le 30 Juin suivant même, le train de la maladie, étoit mon bon jour ; ainsi je sortis avec mon fusil ; mais je ne me souciai point de m’éloigner trop. Je tuai une couple d’oiseaux de mer, assez semblables à des oies sauvages, je les portai au logis ; mais je ne fus point tenté d’en manger, & me contentai de quelques œufs de tortue qui étoient fort bons. Le soir je réitérai la médecine que je supposai m’avoir fait du bien, j’entends le rum, dans quoi il y avoit du tabac infusé ; j’usai pourtant de quelque restriction cette fois-ci ; c’est que la dose fut plus petite que la première, que je ne mâchai point de tabac, & que ne tins point le nez sur la fumée comme auparavant. Quoi qu’il en soit, le lendemain qui étoit le 1 Juillet, je ne fus point aussi bien que je m’y étois attendu ; j’eus quelque espèce de frissonnement ; mais à la vérité ce n’étoit que peu de chose.

Le 2. Je réitérai la médecine des trois manières ; elle me donna dans la tête, comme il étoit arrivé la première fois, & je doublai la quantité de potion.

Le 3. La fièvre me quitta pour toujours ; mais il se passa quelques semaines avant que je recouvrasse tout-à-fait mes forces. Cependant, je réfléchissois extrêmement sur ces paroles de l’écriture, je te délivrerai : l’impossibilité de ma délivrance étoit si profondément gravée dans mon esprit, qu’elle y avoit coupé racine à tout espoir. Mais pendant que je me décourageois ainsi par de telles pensées, je fis réflexion que j’avois les yeux si assidûment tournés vers ma principale délivrance, que je les détournois de dessus celle que j’avois reçue. Sur le champ je me pris moi-même à partie, & me formai ces interrogations : « N’ai-je pas été délivré d’une maladie dangereuse ? l’état pitoyable où j’étois, la peur terrible que j’en avois, l’heureuse issue qui a terminé tout cela, ne sont-ce pas des choses qui méritoient mon attention ? Dieu m’a délivré ; mais je ne l’ai pas glorifié : c’est-à-dire, je n’ai pas reconnu son bienfait ; je ne lui ai pas rendu mes actions de graces : de quel front oserois-je attendre une plus grande délivrance ? »

Ces réflexions pénétrèrent mon cœur ; je me mis incontinent à genoux, & je remerciai Dieu à haute voix de ma convalescence.

Le 4. Le matin je pris la Bible, & je commençais au nouveau testament. Je m’appliquai sérieusement à cette lecture, & me fis une loi d’y vaquer chaque matin & chaque soi, sans me fixer à un certain nombre de chapitres, mais suivant la situation de mon esprit. Je n’eus pas pratiqué cet exercice pendant long-tems, que je sentis naître en mon cœur un repentir plus profond & plus sincère de ma vie passée : l’impression de mon songe se réveilla : J’étois sensiblement ému du passage conçu en ces paroles : Toutes ces choses ne t’ont point porté à repentance. C’est cette repentance que je demandois un jour à Dieu avec affection, lorsque, par un effet de sa providence,ayant ouvert l’Écriture Sainte, je tombai sur ces mots : Il est prince & sauveur, il a été élevé pour donner repentance & rémission. À peine eus-je achevé le passage que je posai le livre, & élevant mon cœur aussi-bien que mes mains vers le ciel, avec une espèce d’extase & un transport de joie indicible, je m’écriai tout haut : Jésus, fils de David, prince & sauveur, qui a été élever pour donner repentance, donne-la-moi.

Je puis dire que cette prière fut la première de ma vie qui mérita le nom de prière : car elle fut accompagnée d’un sentiment de ma misère, & d’une espérance vive puisée dans la Sainte-Écriture, animée par la parole de Dieu même, & depuis ce tems-là je ne cessai point d’espérer que Dieu m’exauceroit un jour.

Dès-lors, le passage compris en ces termes : Invoque-moi & je te délivrerai, me parut renfermer un sens que je n’y avois pas encore trouvé. Car auparavant je n’avois l’idée d’aucune autre délivrance, que d’être affranchi de la captivité où j’étois détenu ; je veux dire l’île qui, quoique ce fut un lieu vaste & étendu, ne laissoit pas d’être pour moi une prison, & même une des plus terribles. Mais aujourd’hui je me vois éclairé d’une lumière nouvelle ; j’apprends une autre interprétation des paroles que j’avois lues : maintenant je repasse avec horreur sur une méchante vie ; l’image de mes crimes m’inspire l’épouvante, & je ne demande plus rien à Dieu, sinon qu’il délivre mon ame d’un poids sous lequel elle gémit. Quant à ma vie solitaire, elle ne m’afflige plus ; je ne prie pas seulement Dieu de vouloir m’en affranchir, je n’y pense pas, & tous les autres maux ne me touchent point en comparaison de celui-ci. J’ajoute cette dernière réflexion, pour insinuer en passant à quiconque lira cet endroit de mon ouvrage, qu’à prendre les choses dans leur vrai sens, c’est un bien infiniment plus grand de se soustraire au péché qu’à l’affliction : mais je n’étendrai pas cette matière, & je vais reprendre mon Journal.

Quoique ma condition fût encore la même, à parler physiquement, & à en juger par l’extérieur des choses, néanmoins elle étoit devenue bien plus douce & bien plus supportable aux yeux de mon esprit. Par une lecture constante des écrits sacrés, & par l’usage fréquent de la prière, mes pensées étoient dirigées vers ces objets d’une nature relevée : je sentois en secret des consolation intérieures qui m’avoient jusqu’alors été inconnues ; & comme ma santé & mes forces revenoient tous les jours, je m’employois sans cesse à me pourvoir de tout ce qui me manquoit, & à rendre ma manière de vivre autant régulière qu’il se pouvoit.

Du 4 Juillet jusqu’au 14. Mon occupation principale étoit de me promener avec mon fusil à la main : je réitérois souvent la promenade, mais je la faisois courte, comme un homme qui relevoit de maladie, & qui tâchoit peu-à-peu de se remettre : car il est difficile de comprendre combien j’étois épuisé, & à quel point de foiblesse je me voyois réduit. Le remède dont je me servis étoit tout-à-fait nouveau, & n’avoit peut-être jamais guéri de fièvre auparavant ; aussi l’expérience que j’en fis n’est pas un garant suffisant pour l’oser recommander à qui que ce soit ; parce que, si d’un côté il emporta la fièvre, de l’autre il contribua extrêmement à m’affoiblir, & il m’en resta pendant quelque tems un ébranlement de nerfs, & de fortes convulsions par tout le corps.

Ces fréquentes promenades m’apprirent à mes dépens une particularité, qui est, qu’il n’y avoit rien de plus pernicieux à la santé que de se mettre en campagne pendant la saison pluvieuse, sur-tout si la pluie étoit accompagnée d’une tempête ou d’un ouragan. Or, comme la pluie qui survenoit quelquefois dans la saison sèche, ne tomboit jamais sans orage, aussi trouvois-je qu’elle étoit beaucoup plus dangereuse, & plus à craindre que celle de Septembre ou d’Octobre.

Il y avoit près de dix mois que j’étois dans cette île infortunée ; toute possibilité d’en sortir sembloit m’être ôtée pour toujours, & je croyois fermement que jamais créature humaine n’avoit mis le pied dans ce lieu sauvage. Ma demeure se trouvoit, selon moi, suffisamment fortifiée : j’avois un grand desir de faire une découverte plus complette de l’île, & de voir si je ne pourrois point rencontrer des productions qui m’auroient été cachées jusqu’alors.

Ce fut le 15 Juillet que je commençai de faire une visite de l’Isle, le plus exactement que j’eusse encore fait. J’allai premièrement à la petite baie, dont j’ai déjà fait mention, & où j’avois abordé avec tous mes radeaux. Je marchai le long de la rivière, & quand j’eus fait environ deux milles en montant, je trouvai que la marée n’alloit pas plus loin, & que ce n’étoit plus là qu’un petit ruisseau coulant, dont l’eau étoit fort douce & fort bonne. Mais comme l’Été, ou la saison séche, régnoit en ce tems-là, il n’y avoit presque point d’eau en certains endroits ; de moin n’en restoit-il point assez pour faire un courant un peu considérable & sensible.

Sur les bords de ce ruisseau, je trouvai plusieurs prairies agréables, unies & couvertes d’une belle verdure. En s’éloignant du lit, elles s’élevoient insensiblement ; là où il n’y avoit pas d’apparence qu’elles fussent jamais inondées, c’est-à-dire, près des côteaux qui les bordoient, je trouvai quantité de tabac vert, & croissant sur une tige extrêmement haute. Il y avoit plusieurs autres plantes, que je ne connoissois point, & dont je n’avois jamais entendu parler, qui pouvoient renfermer des qualités occultes.

Je me mis à chercher de la cassave, qui est une racine dont les Américains font leur pain dans tous ces climats ; mais je n’en pus point trouver. Je vis de belles plantes d’Aloës ; mais je n’en savois pas encore l’usage : je vis plusieurs cannes de sucre, mais sauvages & imparfaites faute de culture. Je me contentai de cette découverte pour cette fois ; & je m’en revins en considérant mûrement quels moyens je pourrois prendre pour m’instruire de la vertu des plantes & des fruits que je découvrirois à l’avenir : mais après y avoir bien pensé, je ne formai aucune conclusion. Car, sans mentir, j’avois été si peu soigneux de faire mes observations, dans le tems que j’étois au Brésil, que je ne connoissois guères les plantes de la campagne, ou que du moins la connoissance que j’en avois ne pouvoit pas m’être d’un grand secours dans l’état misérable où j’étois.

Le lendemain 16 du mois, je repris le même chemin, & m’étant avancé un peu plus loin que je n’avois fait la veille, je trouvai que le ruisseau & les prairies ne s’étendoient pas plus loin, & que la campagne commençoit à être plus couverte de bois. Là je trouvai plusieurs sortes de fruits, & particulièrement des melons qui couvroient la terre, des raisins qui pendoient sur les arbres, & dont la grape riante & pleine étoit prête pour la vendange. Cette découverte me donna autant de surprise que de joie.

Mais je voulus modérer mon appétit, & profiter d’une expérience qui avoit été funeste à d’autres : car je me ressouvenois d’avoir vu mourir en Barbarie plusieurs de nos esclaves Anglois, qui, à force de manger des raisons, avoient gagné la fièvre & la dyssenterie. J’eus pourtant le sercret d’obvier à des suites si terribles, & de préparer ce fruit d’une manière excellente, en l’exposant & en le faisant sécher au soleil après l’avoir coupé, & je le gardai comme on garde en Europe ce qu’on appelle des raisins secs ; je me persuadois qu’après l’Automne ce seroit un manger aussi agréable que sain ; & mon espérance ne fut point déçue.

Je passai là toute la journée ; sur le tard je ne jugeai pas à propos de m’en retourner au logis, & je me déterminai pour la première fois de ma vie solitaire, à découcher. La nuit étant venue, je choisis un logement tout semblable à celui qui m’avoit donné retraite à mon premier abord dans l’Isle : ce fut un arbre bien touffu, sur lequel m’étant placé commodément, je dormis d’un profond sommeil. Le lendemain au matin je procédai à la continuation de ma découverte en marchant près de quatre mille, & jugeant de la longueur du chemin par celle de la vallée que je parcourois : j’allois droit au Nord, & laissois derrière & à ma droite une chaîne de monticules.

Au bout de cette marche je me trouvai dans un pays découvert, qui sembloit porter sa pente à l’Occident, un petit ruisseau d’eau fraîche ; qui sortoit d’une colline, dirigeoit son cours à l’opposite, c’est-à-dire, à l’Orient : toute cette contrée paroissoit si tempérée, si verte, si fleurie, qu’on l’auroit prise pour un jardin planté par artifice, & il étoit aisé de voir qu’il y régnoit un printems perpétuel.

Je descendis un peu sur la croupe de cette vallée délicieuse ; & après, je fis une station pour la contempler à loisir. D’abord l’admiration se saisit de mes sens ; elle suspendit quelque tems mes soucis rongeurs, pour me faire savourer en secret le plaisir de voir que tout ce que contemplois étoit mon bien ; que j’étois le Seigneur & le Roi absolu de cette région ; que j’y avois un droit de possession ; & que, si j’avois des héritiers, je pourrois la leur transmettre aussi incontestablement qu’on feroit d’un fief en Angleterre. J’y vis une grande quantité de cacaos, d’orangers, de limoniers, & de citronniers, qui tous étoient sauvages, & dont il n’y en avoit que peu qui portassent du fruit, du moins dans la saison présente. Néanmoins les limons verts, que je cueillis, étoient non-seulement agréables à manger, mais encore très-sains ; & dans la suite j’en mêlois le jus avec de l’eau, qui en recevoit beaucoup de relief, devenant par-là & plus fraîche & plus salutaire.

Je me voyois maintenant assez d’ouvrage sur les bras : il s’agissoit de cueillir du fruit & de le transporter ensuite dans mon habitation ; car j’avois résolus d’amasser une provision de raisins & de citrons pour me servir pendant la saison pluvieuse, que je savois bien qui approchoit.

Pour cet effet je fis trois monceaux, dont deux étoient de raisins & l’autre de limons & de citrons mêlés ensemble. Je tirai de chacun une petite portion pour l’emporter, & avec cela je pris le chemin de la maison, résolu de revenir au plutôt, & de me munir d’un sac ou de quelqu’autre meuble, tel que je pourrois trouver, pour enlever le reste.

Après mon voyage de trois jours, je me rendis chez moi : c’est ainsi que j’appellerai désormais ma tente & ma caverne. Mais avant que d’y arriver, mes raisins s’étoient brisés & écrasés à cause de leur grande maturité & de leur pesanteur, ensorte qu’ils ne valoient plus que peu de chose, pour ne pas dire rien du tout. Pour ce qui est des limons, ils se trouvèrent très-bons ; mais il n’y en avoit qu’un petit nombre.

Le jour suivant, qui étoit le 19, je retournais avec deux petits sacs, que j’avois faits, pour aller chercher ma récolte. Mais je fus surpris de voir que mes raisins que j’avois laissés la veille si appétissans & bien amoncelés, étoient aujourd’hui tous gâtés ; tous par morceaux, traînés & dispersés çà & là, & qu’une partie en avoit été rongée & dévorée. De-là je conclus qu’il y avoit dans le voisinage quelques animaux sauvages qui avoient fait tout ce dégât.

Enfin voyant qu’il n’y avoit pas moyen de les laisser en un monçeau, ni de les emporter dans en sac, parce que d’un côté ils seroient pressés & exprimés sous leur propre poids, & que de l’autre, ce seroit les livrer en proie aux bêtes sauvages, je trouvai une troisième méthode qui me réussit ; je cueillis donc une grand quantité de raisons, & les suspendis au bout des branches des arbres pour les sécher & les cuire au soleil ; mais quant aux limons & aux citrons, j’en emportai au logis autant qu’il en falloit pour plier sous ma charge.

en chemin faisant pour m’en retourner de ce voyage, je contemplois avec admiration la fécondité de cette vallée, les charmes de sa situation, l’avantage qu’il y auroit de s’y voir à l’abri des orages du vent d’Est, derrière ces bois & ces côteaux ; & je conclus que l’endroit où j’avois fixé mon habitation étoit sans contredit le plus mauvais de toute l’Isle. Ainsi je pensai dès-lors à déménager, & à me choisir, s’il étoit possible, dans ce séjour fertile & agréable, une place aussi forte que celle que je méditois de quitter.

J’eus long-tems ce projet en tête, & la beauté du lieu étoit cause que j’en repaissois mon imagination avec plaisir ; mais quand je vins à considérer les choses de plus près, & à réfléchir que ma vieille demeure étoit proche de la mer, je trouvai que ce voisinage pourroit donner lieu à quelque évenement favorable pour moi ; que la même destinés qui m’avoit poussé où j’étois, pourroit m’y envoyer des compagnons de mon malheur ; & que, bien qu’il n’y eût pas beaucoup d’apparence à une telle époque, néanmoins si je venois à me renfermer dans les collines & dans les bois, au centre de l’Isle, ce seroit redoubler mes entraves, & rendre mon affranchissement non-seulement peu probable, mais même impossible ; & que par conséquent je ne devois aucunement changer de demeure.

Mais pourtant j’étois devenu si amoureux d’un si bel endroit, que j’y passai presque tout le reste de Juillet : & quoiqu’après m’être ravisé j’eusse conclu à ne point changer de domicile, je ne pus m’empêcher de m’y faire une petite métairie au milieu d’une enceinte assez spacieuse, laquelle enceinte étoit composée d’une double haie bien palissadée, aussi haute que pouvois atteinte, & toute remplie en dedans de menu bois. Je couchois quelquefois deux ou trois nuit consécutives dans cette seconde forteresse, passant & repassant par-dessus la haie une échelle, comme je faisois dans la première ; & dès-lors je me regardai comme un homme qui avoit deux maisons, l’une sur la côte pour veiller au commerce & à l’arrivée des vaisseaux ; l’autre à la campagne, pour faire la moisson & la vendange. Les ouvrages & le séjour que je fis dans cette dernière, me tinrent jusqu’au premier Août.

Je ne faisois que de finir mes fortifications, & de commencer à jouir de mes travaux, quand les pluies vinrent m’en déloger, & me chasser dans ma première habitation, pour n’en pas sortir si-tôt. Car quoique dans ma nouvelle je me fusse fait une tente avec une pièce de voile, & que je l’eusse fort bien tendue, comme j’avois déjà fait dans la vieille, toutefois je n’étois pas au pied d’en rocher haut & sans pente, qui me servît de boulevart contre le gros tems, & je n’avois pas derrière moi une caverne pour me retirer quand les pluies étoient extraordinaires.

J’ai déjà dit que j’avois achevé ma métairie au commencement d’Août, & que dès ce tems-là je commençois à en goûter les douceurs. Je dirai maintenant, pour continuer mon journal, qu’au troisième jour du même mois, je trouvai les raisons que j’avois suspendus, parfaitement secs, bien cuits au soleil, & en un mot, excellens ; c’est pourquoi je commençais à les ôter de dessus les arbres ; & je fus bien avisé de m’y prendre aussi-tôt : autrement les pluies qui survinrent les auroient entièrement gâtés, & m’auroient fait perdre mes meilleures provisions d’hiver ; car j’avois plus de deux cens grappes. Il me fallut du tems pour les dépendre, pour les transporter chez moi, & pour les serrer dans ma caverne. Je n’eus pas plutôt fait toutes ces choses que les pluies commencèrent & durèrent depuis le quatorzième d’Août jusqu’à la mi-Octobre : il est bien vrai qu’elles se relâchoient quelquefois ; mais aussi elles étoient de tems en tems si violentes, que je ne pouvoir point bouger de ma caverne durant plusieurs jours.

Dans cette même saison l’accroissement soudain de ma famille me donna bien de la surprise. Il y avoit du tems que j’avois eu le chagrin de perdre un de mes chats, & je le croyois mort ; lorsqu’à mon grand étonnement il vint à mon logis escorté de trois petits, sur la fin du mois d’Août. Il est bien vrai que j’avois tué avec mon fusil une espèce d’animal, que j’ai appelé chat sauvage ; mais il me paroissoit tout différent de ceux que nous avons en Europe ; & mes petits chats étoient tout-à-fait semblables aux autres chats domestiques, & à mes deux vieux en particulier, qui n’étant qu’un couple de femelles, ne fournissoient à mon esprit que d’étranges difficultés sur cette multiplication. Mais cette race qui m’avoit intrigué dès sa naissance, faillit à m’empester dans la suite par une trop grande postérité dont je fus bientôt si infecté, que je me vis obligé de leur donner la chasse, & même de les exterminer comme une vermine dangereuse, ou comme des bêtes sauvages.

Depuis le 14 du mois d’Avril jusqu’au 26, il plut sans aucune intermission, tellement que je ne plus point sortir tout ce tems-là ; j’étois devenu fort soigneux de me garantir de la pluie. Durant cette longue retraite, je commençai à me trouver un peu court de vivres ; mais m’étant hasardé deux fois à aller dehors, je tuai à la fin un bouc, & trouvai une tortue fort grosse qui fur pour moi un grand régal. La manière dont je réglois mes repas étoit celle-ci ; je mangeois une grappe de raison pour mon déjeûner, un morceau de bouc ou de tortue grillé pour mon dîner, car par malheur je n’avois aucun vaisseau propre à bouillir ou à étuver quoi que ce soit ; & puis à souper deux ou trois œufs de tortue faisoient mon affaire.

Pour me désennuyer, & faire en même tems quelque chose d’utile dans cette espèce de prison ou me confinoit la pluie, je travaillois régulièrement deux ou trois heures pas jour, à aggrandir ma caverne, & conduisant ma sappe, peu-à-peu, vers un des flancs du rocher, je parvins à le perçer de part en part, & à me faire une entrée & une sortie libre derrière mes fortifications : mais je conçus d’abord quelque inquiétude de me voir ainsi exposé : car de la manière dont j’avois ménagé les choses auparavant, je m’étois vu parfaitement bien enclos : au lieu qu’à présent je me voyois en butte au premier agresseur qui viendroit. Il faut pourtant avouer que j’aurois de la peine à justifier la crainte qui me vint sur cet artcile ; & que j’étois trop ingénieux à me tourmenter, puisque la plus grosse créature que j’eusse encore vue dans l’isle, c’étoit un bouc.

Le 30 Septembre étoit l’anniversaire de mon funeste débarquement. Je calculai les crans marqués sur mon poteau, & je trouvai qu’il y avoit trois cent soixante-cinq jours que j’étois à terre. J’observai ce jour comme un jour de jeûne solemnel, le consacrant tout entier à des exercices religieux, me prosternant à terre avec une humilité profonde, confessant mes péchés à Dieu, reconnoissant la justice de ses jugemens sur moi, & implorant enfin sa compassion en vertu de notre divin médiateur. Je m’abstins de toute nourriture pendant douze heures, & jusqu’au soleil couchant ; après quoi, je mangeai un biscuit avec une grappe de raisin ; & terminant cette journée avec dévotion, comme je l’avois commencée, je m’allai coucher.

Jusqu’ici je n’avois observé aucun Dimanche, parce que n’ayant du commencement nul sentiment de religion dans le cœur, j’omis au bout de quelque tems de distinguer les semaines en marquant pour le dimanche un cran plus long que pour les jours ouvriers ; ainsi je ne pouvois véritablement plus discerner l’un de l’autre. Mais quand j’eus une fois calculé les jours par le nombre des crans, comme je viens de dire, je reconnus que j’avois été dans l’Isle pendant un an. Je divisai cet en en semaines, & je pris le septième de chacune pour mon dimanche : il est pourtant vrai qu’à la fin de mon calcul, je trouvai un ou deux jours de mécompte.

Peu de tems après ceci, je m’apperçus que mon encre me manqueroit bientôt ; c’est pourquoi je fus obligé de la ménager extrêmement, me contentant d’écrire les circonstances les plus remarquables de ma vie, sans fait un détail journalier des autres choses.

Je m’appercevois déjà de la régularité des saisons : je ne me laissois plus surprendre ni par la pluvieuse, ni par la sèche : & je savois me pourvoir & pour l’une & pour l’autre. Mais avant d’acquérir une telle expérience, j’avois été obligé d’en faire les frais ; & l’essai que je vais rapporter, étoit un des plus chers auxquels j’en fusse venu. J’ai dit ce-dessus, que j’avois conservé le peu d’orge & de riz, qui avoit crû d’une manière inattendue, & où je m’imaginois trouver du miracle ; il pouvoit bien y avoir trente épis de riz & vingt d’orge ; or je croyois que c’étoit le tems propre à semer ces grains, parce que les pluies étoient passés, & que le soleil étoit parvenu au midi de la Ligne.

Conformément à ce dessein, je cultivai une pièce de terre le mieux qu’il me fut possible, avec une pelle de bois, & après l’avoir partagée en deux parts, je semai mon grain. Mais tandis que j’étois à semer, il me vint en pensée, que je ferois bien de ne pas tout employer cette première fois, parce que je ne savois quelle saison étoit la plus propre pour les semailles ; c’est pourquoi je risquai environ les deux tiers de mon grain, réservant à-peu-près une poignée de chaque sorte.

Je me fus bon gré dans la suite de m’y être pris avec cette précaution. De tout ce que j’avois semé, il n’y eut pas un seul grain qui crût à un point de maturité, parce qu’aux mois suivans, qui composoient la saison séche, la terre n’ayant aucune pluie après avoir reçu la semence, elle manquoit aussi de l’humidité nécessaire pour la faire germer, & ne produisit rien du tout, jusqu’à ce que, la saison pluvieuse étant revenue, elle poussa de foibles tiges qui dépérirent.

Voyant que ma première semence ne croissoit point, & devinant aisément qu’il n’en falloit pas demander d’autre cause que la séchéresse, je cherchai un autre champ pour faire un autre essai. Je fouïs donc une pièce de terre près de ma nouvelle métairue, & je semai le reste de mon grain en Février, un peu avant l’équinoxe du printems. Cette semence ayant les mois de Mars & d’Avril, pour être humectée, poussa fort heureusement, & fournit la plus belle récolte que je pusse attendre ; mais comme cette seconde semaille n’étoit plus qu’un reste de la première, & que, ne l’osant toute risquer, j’en avois épargné pour une troisième, elle ne donna enfin qu’une petite moisson, laquelle pouvoir monter à deux picotins, l’un de riz, l’autre d’orge.

Mais l’expérience que je venois de faire me rendit maître consommé dans cette affaire, m’apprenant précisément quand il falloit semer, & qu’aussi je pouvois faire deux semailles & recueillir deux moissons.

Pendant que mon blé croissoit, je fis une découverte, dont je sus bien profiter. Dès que les pluies furent passées, & que le tems commença à se mettre au beau, ce qui arriva vers le mois de Novembre, j’allai faire un tour à ma maison de campagne, où, après une absence de quelques mois, je trouvai les choses dans le même état où je les avois laissées, & même en quelque façon améliorées. Le cercle ou la double haie que j’avois formée, étoit non-seulement entière, mais encore les pieux que j’avois faits avec des branches d’arbres que j’avois coupés là autour, avoient tous poussé & produit de longues branches, comme auroient pu faire des saules, qui repoussent généralement la première année, après qu’on les a élagués depuis la cime du tronc. Mais je ne vous saurois dire comment appeler ces arbres dont les branches m’avoient fourni des pieux. J’étois bien étonné de voir croître ces jeunes plantes ; je les taillai & les cultivai de façon qu’elles pussent toutes venir à un même niveau, s’il étoit possible. Vous ne sauriez croire combien elles prospérèrent, ni la belle figure qu’elles faisoient au bout de trois ans ; puisqu’encore que mon enceinte eût environ vingt-cinq verges de diamètre, néanmoins elles la couvrirent bientôt toute entière, & firent enfin un ombrage si épais qu’on auroit pu loger dessous durant toute la saison sèche.

Ceci me fit résoudre à couper encore d’autres pieux de la même espère, & à en faire un haie en forme de demi-cercle, pour enfermer ma muraille : j’entends celle de ma première demeure ; & c’est aussi ce que j’exécutai. Car ayant planté un double rang de ces pieux, qui devenoient des arbres, à la distance d’environ huit verges de ma vieille palissade, ils crûrent bien vîte, & servirent premièrement de couverture pour mon habitation, & dans la suite même de rempart & de défense, comme je le raconterai en son lieu.

Je trouvois dès-lors qu’on pouvois en général diviser les saisons de l’année, non pas en été & en hiver, comme on fait en Europe ; mais en tems de pluie & de secheresse, qui, se succédant alternativement deux fois l’un à l’autre, occupent ordinairement les mois de l’année selon l’ordre suivant :

La moitié de Février, Mars, La moitié d’Avril ; Tems de pluie, le soleil étant ou dans l’équinoxe, ou bien proche
La moitié d’Avril, Mai, Juin, Juillet, La moitié d’Août ; Tems sec, le soleil étant alors au nord de la ligne.
La moitié d’Août, Septembre, La moitié d’Octobre ; Tems de pluie, le soleil étant retourné au voisinage de l’équinoxe.
La moitié d’Octobre, Novembre, Décembre, Janvier, La moitié de Février ; Tems sec, le soleil étant au dus de la ligne.

Voilà le train ordinaire des saisons, quoiqu’à la vérité il souffrît quelques altérations de tems en tems, parce que la pluie duroit plus ou moins long-tems, selon la qualité ou la violence des vents qui souffloient. J’ai déjà dit que j’avois appris, à des depens, combien les pluies étoient contraire à la santé ; & c’est à cause de cela que je faisois toutes mes provisions d’avance, de crainte d’être obligé d’aller dehors pendant les mois pluvieux. Mais il ne faut pas s’imaginer que je fusse oisif dans ma retraite. J’y trouvois assez d’occupations, & je manquois encore d’une infinité de choses, dont je ne pouvois me pourvoir que par un travail rude, & une application continuelle. Par exemple, je me voulus fabriquer un panier ; je m’y pris de plusieurs manières ; mais toujours les verges que j’employois pour cela étoient si aisées à casser, que je n’en pouvoir rien faire. J’eus lieu dans cette conjoncture de me savoir bon gré de ce qu’étant encore petit garçon, je m’étois fait un plaisir sensible de fréquenter la boutique d’un vanier, qui travailloit dans la ville où mon père faisoit son domicile, & de lui voir faire ses ouvrages d’osier : semblable à la plûpart des enfans, je lui rendois de petits services ; je remarquois soigneusement la manière dont il travailloit ; je mettois quelquefois la main à l’œuvre ; & enfin j’avois acquis une pleine connoissance de la méthode ordinaire de cet art. Il ne manquoit plus que des matériaux, lorsqu’il me vint dans l’esprit, que les menues branches de l’arbre sur lequel j’avois coupé mes pieux qui avoient poussé, pourroient bien être aussi flexibles que celles du saule ou de l’osier d’Angleterre, & je résolus de l’essayer.

Dans ce dessein, je m’en allais le lendemain à ma maison de campagne, & ayant coupé quelques verges de l’arbre dont je viens de parler, je les trouvai aussi propres que je le pouvois souhaiter pour ce que je voulois faire. Ainsi je retournai bientôt après une hache pour couper une grande quantité de ces menues branches ; ce que je n’eus point de peine à faire, parce que l’arbre qui les produit étoit fort commun dans ce canton. Je les plaçai & les étendis dans mon enclos pour les secher ; & dès qu’elles furent propres à mettre en œuvre, je les portai dans ma caverne, où je m’employai pendant la saison suivante, à faire, soit pour transporter de la terre ou autre chose, soit pour serrer du fruit ; ou pour d’autres usages ; & quoique je ne les achevasse pas dans la dernière perfection, ils étoient pourtant d’assez bon service pour ce à quoi je les destinois. J’eus soin depuis ce tems-là de ne m’en laisser jamais manquer, & à mesure que les vieux dépérissoient, j’en faisois de nouveaux. Je m’attachai sur-tout à faire quelques paniers forts & profonds, pour serrer mon blé, au lieu de le mettre dans des sacs, pour le tems où je ferois une bonne récolte.

Quand je fus venu à bout de cette difficulté, je mis en mouvement les ressorts de mon imagination pour voir s’il ne seroit pas possible de suppléer au besoin extrême que j’avois de deux choses. Premièrement, je manquois de vaisseaux propres à contenir des choses liquides, n’ayant que deux petits barils, dans lesquels il y avoit encore actuellement beaucoup de rum ; ajoutez à cela quelques bouteilles de verre médiocrement grandes, les unes carrées, les autres rondes, dans lesquelles il y avoit de l’eau-de-vie ou autres liqueurs. Je n’avois pas seulement un pot à faire cuire la moindre chose, excepté une grosse marmite que j’avois sauvée du vaisseau, mais qui, à raison de sa grandeur, n’étoit point propre pour y faire du bouillon, ou étuver quelquefois un petit morceau de viande tout seul : la seconde chose que j’aurois bien voulu avoir, c’étoit une pipe à fumer du tabac ; mais cela me parut impossible pendant quelque tems, quoiqu’à la fin je trouvai une invention fort bonne pour y suppléer.

Je m’occupois tantôt à planter mon second rang de palissades, tantôt à faire des ouvrages d’osier ; & j’allois ainsi voir la fin de mon été, lorsqu’une autre affaire vint me prendre une partie de mon tems, qui m’étoit très-précieux. J’ai dit ci-dessus que j’avois un grand desir de parcourir toute l’île ; que je m’étois avancé jusqu’à la source du ruisseau, & que de-là j’avois poussé jusqu’au lieu où étoit située ma métairie, & d’où rien ne s’opposoit à la vue jusqu’à l’autre côté de l’île, & au rivage de la mer. Je voulus traverser jusques-là. Pour cet effet je pris mon fusil, une hache & mon chien, avec cela, une quantité plus qu’ordinaire de plomb & de poudre, & deux ou trois grapes de raisins, que je mis dans mon sac, & je me mis en chemin. Quand j’eus traversé toute la vallée dont j’ai déjà parlé, je découvris la mer à l’ouest, & comme il faisoit un tems fort clair, je vis distinctement la terre : je ne pouvois dire si c’étoit une île ou un continent ; mais je voyois qu’elle étoit très-haute, s’étendant de l’ouest à l’ouest-sud-ouest, & ne pouvant pas être éloignée de moins de quinze lieues.

Tout ce que je pouvois savoir de la situation de cette terre, c’est qu’elle étoit dans l’Amérique ; &, suivant toutes les estimes que j’avois pu faire, elle devoit confiner avec les pays espagnols, pouvant être toute habitée par des sauvages qui, si j’y eusse abordé, m’auroient sans doute fait subir un sort plus dur que n’étoit le mien. C’est pourquoi j’acquiesçai aisément aux dispositions de la providence, que je reconnoissois & croyois déjà régler toutes choses pour le mieux. Cette découverte ne donna nulle atteinte à mon repos ; & je me donnai bien garde de me tourmenter l’esprit par des souhaits impuissans.

Outre cela, quand j’eus mûrement considéré la chose, je trouvai que, si cette côte faisoit une partie des conquêtes espagnoles, je verrois infailliblement passer & repasser de tems à autre quelques vaisseaux ; que, si au contraire je n’en voyois jamais un seul, il falloit que ce fût la côte qui sépare la nouvelles Espagne du Brésil, & qui est une retraite de sauvages, mais des plus cruels, puisqu’ils sont antropophages, ou mangeurs d’hommes, & qu’ils ne manquent point de massacrer & de dévorer tous ceux qui tombent entre leurs mains.

J’avançois tout à loisir, en faisant ces réflexions. Ce côté de l’île me parut tout différent du mien : les paysages en étoient beaux, les champs ou les plaines toutes verdoyantes & émaillées de fleurs, les bois hauts & touffus. Je vis quantité de Perroquets, & j’aurois bien voulu en attraper un, pour l’apprivoiser & pour lui apprendre à parler. Je me donnai bien du mouvement pour cela, & à la fin j’en attrapai un jeune, que j’abattis d’un coup de bâton ; mais l’ayant relevé, j’eus soin de le mettre dans mon sein, & à force de le dorloter, je le remis & le fortifiai si bien que je l’emportai chez moi. Il se passa quelques années avant que je le pusse faire parler ; mais enfin, je lui appris à m’appeler par mon nom, d’une façon tout-à-fait familière. Il arriva dans la suite un accident, qui n’est au fond qu’une bagatelle, mais qui ne laissera pas de divertir le lecteur, & que je rapporterai en sa place.

Ce voyage me donna beaucoup de plaisir : je trouvai dans les lieux bas des animaux que je prenois les uns pour des lièvres, les autres pour des renards ; mais ils avoient quelque chose de bien différent de tous ceux que j’avois vus jusqu’alors ; & quoique j’en tuasse plusieurs, je ne succombai point à la tentation d’en vouloir manger : aussi n’avois-je pas lieu de rien risquer du côté du manger, puisque j’en avois à foison, & d’une grande bonté, nommément ces trois sortes, des boucs, des pigeons, & des tortues : à quoi, si l’on ajoute mes raisins, je défie tous les marchés de Léaden-Hall de mieux fournir une table que je le pouvois faire, à proportion de la compagnie. Et, si d’un côté mon état étoit assez déplorable, je devois de l’autre m’estimer fort heureux de ce que, bien loin d’être réduit à la disette & à la nécessité de jeûner, je jouissois d’une parfaite abondance assaisonnée de délicatesse.

Durant ce voyage je ne faisois jamais plus de deux milles ou environ par jour, à prendre par le plus court ; mais je faisois tant de tours & de détours, pour voir si je ne ferois point quelque belle découverte, que j’étois suffisamment las & fatigué toutes les fois que j’arrivois au lieu où je voulois choisir mon gîte pour toute la nuit ; & alors je m’allois nicher sur un arbre, ou bien je me logeois entre deux arbres, plantant un rang de pieux à chacun de mes côtés, pour me servir de barricades, ou du moins pour empêcher que les bêtes sauvages ne pussent venir sur moi, sans auparavant m’éveiller.

Dès que je fus venu au bord de la mer, mon admiration augmenta pour ce côté de l’île ; tout ce qui se présentoit à ma vue me confirmoit dans l’opinion où j’étois dékà, que le plus mauvais lot m’étoit échu en partage. Le rivage que j’habitois ne m’avoit fourni que trois tortues en un an & demi de tems ; au lieu que celui que j’étois à contempler en étoit couvert d’un nombre innombrable : tout y fourmilloit d’oiseaux de plusieurs sortes, dont les uns m’étoient connus de vue, les autres inconnus, la plûpart très-bons à manger, sans toutefois que j’en pusse dire le nom, excepté ceux qu’on appelle dans l’Amérique Penguins.

J’en aurois pu tuer autant que j’aurois voulu ; mais j’étois chiche de ma poudre & de mon plomb ; & je souhaitois plutôt de tuer une chèvre s’il étoit possible, parce qu’il y avoit beaucoup plus à manger. Mais quoique cette partie de la côte fût beaucoup plus abondante en boucs, que celle où j’habitois, néanmoins il étoit bien plus difficile de les approcher, parce que ce canton étoit plat & uni, ils pouvoient m’appercevoir bien plus aisément, que lorsque j’étois sur les rochers & sur les collines.

Toute charmante que fût cette contrée, je ne sentois cependant pas la moindre inclination à changer d’habitation : j’étois accoutumé à celle où je m’étois fixé dès le commencement ; & dans ce tems même auquel j’admirois mes belles découvertes, il me sembloit que j’étois éloigné de chez moi, & dans un pays étranger. Enfin, je pris ma route le long de la côte, tirant à l’est, & je crois que je parcourus bien environ douze milles : alors je plantai une grande perche sur le rivage, pour me servir de marque, & je conclus de m’en retourner au logis ; mais que la première fois que je me mettrois en chemin, pour faire un autre voyage, je prendrois à l’est de mon domicile, & qu’ainsi je ferois le tour avant de parvenir à ma marque.

Je pris pour m’en retourner un autre chemin que celui par où j’étois venu, croyant que je pourrois aisément avoir l’aspect de toute l’île, & que je ne pourrois pas manquer, en jetant la vue ça et là, de trouver mon ancienne demeure. Mais je me trompois dans ce raisonnement ; car quand je me fus avancé l’espace de deux ou trois milles dans le pays, je me trouvai dans une vallée spacieuse, mais environnée de collines tellement couvertes de bois, que je ne pouvois à nulle enseigne deviner mon chemin, à moins que ce n’eût été au cours du soleil ; encore auroit-il fallu pour cela que je susse la position de cet astre, ou l’heure du jour.

Il arriva pour surcroît d’infortune qu’il fit un tems sombre durant trois ou quatre jours que je séjournai dans cette vallée ; comme je ne pouvois point voir le soleil tout ce tems-là, j’eus le déplaisir d’y être errant & vagabond, & de me voir enfin obligé de gagner le bord de la mer, où je cherchai ma perche, & d’enfiler le même chemin que j’avois déjà fait. Ainsi je m’en retournai au logis à petites journées, supportant & le poids de la chaleur qui étoit excessive, & celui de mon fusil, de ma munition, de ma hache, & d’autres provisions.

Mon chien, dans cette caravane, surprit un jeune chevreau & le saisit : j’accourus d’abord, & fus assez diligent pour sauver ce petit animal de la gueule du chien, & de le prendre tout en vie. Je souhaitois passionnément de le transporter au logis s’il étoit possible, car j’avois souvent ruminé s’il n’y auroit pas moyen de prendre une couple de ces jeunes animaux, & de les nourrir pour former un troupeau de boucs privés, lequel, au défaut de ma poudre & de mon plomb, pourroit un jour subvenir à ma nourriture.

Je fis un collier pour cette petite bête, que je lui mis autour du col ; & avec une corde que j’y attachai, je le menai à ma suite : ce ne fut pas sans peine que je m’en fis suivre jusqu’à ma métairie ; mais quand j’y fus arrivé, je l’ renfermai, & le laissai-là ; car il me tardoit bien d’être de retour, & de me revoir chez moi après un mois d’absence.

On ne sauroit croire quelle satisfaction ce fut pour moi de revoir mon ancien foyer, & de reposer mes os dans mon lit suspendu. Le voyage que je venois de faire, sans tenir de route certaine pendant le jour, sans avoir de retraite assurée pour la nuit, m’avoit si fort lassé sur la fin, que ma vieille maison me paroissoit après cela comme un établissement parfait où rien ne manquoit. Tout ce qui étoit autour de moi m’enchantoit, & je résolus de ne jamais plus m’éloigner pour un tems considérable, tandis que ma destinée me retiendroit dans l’île.

Je gardai la maison pendant une semaine, pour goûter les douceurs du repos, & pour me refaire de mon long voyage. Cependant, une affaire de grande conséquence m’occupoit sérieusement ; c’étoit une cage que je faisois pour mon perroquet ; il commençoit déjà à être de la famille, & nous nous connoissions parfaitement lui & moi. Ensuite je pensai au pauvre chevreau, que j’avois renfermé dans l’enceinte de ma métairie, & je trouvai bon de l’aller chercher, ou du moins de lui porter à manger. Quand il eut mangé, je l’attachai comme la première fois, & je me mis à l’emmener. La faim qu’il avoit soufferte l’avoit si fort matté, & rendu si souple, qu’il me suivoit comme un chien ; & j’aurois bien pu me dispenser de le tenir attaché. J’en pris un soin particulier, ne cessant de lui donner à manger, & de le caresser tous les jours. En peu de tems il devint si familier, si gentil, si caressant, qu’il ne voulut jamais me quitter depuis, & fut aggrégé au nombre de mes autres domestiques.

La saison pluvieuse de l’équinoxe d’Automne étoit revenue. Le 30 Septembre étant l’anniversaire de mon abord dans l’Isle où j’étois depuis deux ans, & d’où je n’avois pas plus d’espérance de pouvoir sortir que le premier jour que j’y avois passé, je l’observai d’une manière aussi solemnelle que je l’avois fait l’année précédente. Je m’occupai tout le jour à m’humilier devant dieu, & à reconnoître sa miséricorde infinie, qui vouloit bien donner à ma vie solitaire des adoucissemens sans lesquels elle m’auroit été insupportable. Je remerciois humblement & de bon cœur sa divine providence de s’être manifestée à moi, & de m’avoir fait connoître que dans cette solitude je pouvois être heureux, & même plus heureux que dans une vie libre, où j’aurois à souhait le plaisir du monde & de la société ; de ce qu’il me dédommageoit abondamment des maux que je souffrois & qu’il suppléoit aux biens qui me manquoient, par la présence, par la communication de sa grace, m’assistant, me consolant, m’encourageant à attendre sa protection pour la vie présente, & une félicité sans bornes pour celle qui est à venir.

C’est alors que je reconnus plus sensiblement que je n’avois encore faot, que la vie que je menois, étoit, avec ces circonstances, plus heureuse que celle que j’avois menée pendant tout le cours de ma vie passée, durant laquelle je m’étois abandonné à toutes sortes de méchancetés & d’abominations. Mes chagrins & ma joie commençoient à changer d’objets : je concevois d’autres desirs & d’autres affections ; je faisois mes délices de choses toutes nouvelles, & différentes de celles qui m’auroient charmé au commencement de mon séjour dans l’Isle, pour ne pas dire depuis tout le tems que j’y étois.

Ci-devant, quand j’allois chasser, ou visiter la campagne, j’étois sujet à tomber dans des angoisses à la vue de ma condition, & à me pâmer subitement de douleur lorsque je considérois les forêts, les montagnes & les déserts, où, sans compagnon, & sans ressource, je me voyois renfermé par les barrières éternelles de l’Océan. Ces pensées me surprenoient souvent au milieu de mon plus grand calme : comme un orage, elles me jetoient dans le trouble & le désordre, me faisoient entrelacer mes mains l’une dans l’autre, & pleurer comme un enfant. Quelquefois ces mouvemens me prenoient au milieu de mon travail : alors je m’asseyois tout aussi-tôt, soupirant amèrement, les yeux attachés à la terre durant deux ou trois heures de suite. Et cela empiroit ma condition : car si j’avois pu lâcher la bonde à mes larmes, & exhaler ma douleur en paroles & en plaintes, j’aurois soulagé la nature en la déchargeant par-là d’un pesant fardeau.

Mais à cette heure mon esprit se repaissoit d’autres choses : la parole de Dieu avoit part à mes occupations journalières ; & de cette source émanoient toutes les consolations dont mon état présent avoit besoin. Un matin que j’étois fort triste, je pris la Bible ; & à l’ouverture du livre, je lus ces paroles : Non, non, je ne te délaisserai ni ne t’abandonnerai jamais. Il me sembla d’abord que ces paroles s’adressoient à moi, & je ne voyois pas autrement que de telles paroles pussent être tirées d’un volume immense, & à point nommé, dans le tems que je deplorois mon sort comme une personne abandonné de Dieu & des hommes. « Eh bien ! dis-je alors, si Dieu ne me délaisse point, que m’importe-t-il que tout le monde me délaisse ou non ; puisque, d’un côté, si je possédois tout le monde & que je vinsse à perdre la faveur & la grace de Dieu, mon gain, hélas ! seroit un néant, & ma perte irréparable ? »

Dès ce moment-là, je conclus en moi-même, qu’il étoit possible que je vécusse plus heureux dans cet état de solitude, que je ne serois probablement dans le commerce du monde, & dans quelque profession que ce pût être. Dans la chaleur de cette réflexion, j’allois me disposer à rendre grace à Dieu, comme d’un bienfait singulier, de m’avoir bien voulu amener en un tel lieu.

Mais je ne sais quelle puissance secrette vint heurter à ma conscience, me retin, & m’ôta la hardiesse de proférer les paroles que j’avois préméditées, pour me mettre dans la bouche cette apostrophe, que je me fis à moi-même à haute voix : « Quoi donc ! serois-je assez hypocrite pour prétendre remercier Dieu d’une chose à laquelle je puis tout au plus me soumette & me résigner ; mais dont je le prierois volontiers de vouloir bien me délivrer. Il faut donc corriger un mouvement peu réglé, & ramener la chose à un juste milieu : je ne puis pas témoigner de la reconnoissance d’être ici, il est vrai ; mais je puis rendre mes très-humbles actions de graces à la Providence, de ce qu’il lui a plu m’ouvrir les yeux par sa voie des afflictions, pour me découvrir la turpitude de ma vie passée ; pour me faire détester ma méchanceté, & pour me conduire dans les sentiers de ma pénitence. » Je n’ouvrois jamais la Bible ni ne la fermois, que je ne bénisse ardemment le Ciel d’avoir autrefois inspiré à mon ami, qui étoit en Angleterre, & à qui je n’en avois rien mandé, d’empaqueter ce saint Livre dans mes marchandises ; & de ce que depuis j’avois eu le bonheur de le sauver du naufrage.

J’étois dans cette disposition d’esprit ; quand je commençai ma troisième année, & quoique je n’importune pas le lecteur pour donner une relation aussi exacte de mes travaux durant cette années que de ceux de la première, néanmoins il faut observer en général, que je fus rarement oisif ; mais que je partageois mon tems en autant de parties que je m’étois obligé de vaquer à différentes fonctions ; tels étoient premièrement le service de Dieu, & la lecteur de l’Écriture Sainte à laquelle je vaquois régulièrement, & quelquefois trois fois par jour ; secondement, les courses que je faisois avec mon fusil, pour tuer de quoi manger, lesquelles duroient ordinairement trois heures lorsqu’il ne pleuvoit pas ; en troisième lieu, les peines qu’il falloit que je me donnasse pour apprêter, pour cuire ce que j’avois tué, ou bien pour le conserver & en faire provision : ce qui m’occupoit une bonne partie de la journée. Outre cela, il faut remarquer, que pendant tout le tems que le soleil étoit dans son apogée ou dans le voisinage de ce point, les chaleurs étoient excessives, qu’il n’étoit pas praticable de sortir ; ainsi on doit supposer que je ne pouvois pas avoir plus de trois ou quatre heures l’après-dînée ; avec cette exception cependant, que quelquefois je divertissois mes heures de chasse par celles du travail ; ensorte que je travaillois le matin & sortois avec mon fusil sur le tard.

À cette briéveté du tems destiné pour le travail, je vous prie d’ajouter la pénible difficulté de ce même travail, & les heures que le manquement d’outils, de commodités, d’habileté, m’obligeoit souvent de retrancher de mes autres occupations pour faire la moindre chose. Je vous dirai, pour preuve de cela, que je mis quarante-deux jours entiers à fabriquer une planche pour me servir de tablette dans ma caverne ; au lieu que deux scieurs, avec leurs outils & un attelier convenable, en auroient fait six d’un seul tronc & en une journée.

Voici, par exemple, comme je m’y prenois. J’allois dans les bois choisir un gros arbre, parce que la planche devoit être large. J’étois trois jours à couper cet arbre par le pied, & deux autres à l’ébranler & à le réduire à une pièce de merrein. À force de hacher, de trancher & de charpenter, j’en réduisis les deux côtés en coupeaux, jusqu’à ne lui laisser que trois pouces d’épaisseur. Il n’y a personne qui ne convienne avec moi qu’un tel ouvrage devoit être un rude exercice pour mes mains ; mais le travail & la patience m’en firent venir à bout comme de bien d’autres choses. J’ai seulement été bien aise de vous mettre devant les yeux cette particularité, pour monter en même tems la raison pour laquelle tant de tems se consumoit en de si petites choses, & qu’en effet tel ouvrage n’est qu’une bagatelle & un jeu quand on a de l’assistance & des outils, qui sans ces deux choses demanderoit un tems & un travail infini.

Mais je le répéterai encore une fois, le travail & la patience réparoient toutes les bréches, suppléoient à tous mes besoins, & me fournissoient copieusement tout ce qui m’étoit nécessaire. C’est ce qui paroîtra clairement dans la suite du discours.

Le mois de Novembre étant venu, j’attendois ma récolte d’orge & de riz. Le terrein que j’avois cultivé pour recevoir ces grains, n’étoit pas grand : la quantité que j’avois semée de chaque espèce ne montoit pas, comme j’ai déjà remarqué, à plus d’un demi-picotin, parce que j’avois perdu le fruit d’une saison, pour avoir semé pendant la sécheresse. Mais pour le présent je me promettois une bonne récolte, lorsque je m’apperçus tout d’un coup de je serois en danger de tout perdre, & de me le voir enlever par des ennemis de plusieurs sortes, dont il n’étoit presque pas possible de défendre mon champ. Les premières hostilités furent commises par les boucs, & ces autres animaux auxquels j’ai donné ci-dessus le nom de liévre, qui tous ayant une fois goûté la faveur du bled en herbe, y demeuroient campés nuit & jour, le mangeant à mesure qu’il poussoit, & cela si près du pied, qu’il étoit impossible qu’il eût le tems de se former en épis.

Je ne vis point d’autre remède à ce mal, que de fermer mon bled d’une haie qui régnât tout à l’entour. Je le fis avec beaucoup de peine & de sueur, d’autant plus que la chose étoit pressée & demandoit une grande diligence. Cependant comme la terre labourée étoit proportionnée à la semence que j’y avois mise, & par conséquent de petite étendue, je l’eus close & mise hors d’insulte dans environ trois semaines de tems. Et pour mieux donner la chasse à ces maraudeurs, j’en tirois quelques-une pendant le jour, & leur opposois mon chien pendant la nuit, le laissant attaché à un poteau justement à l’entrée de mon enclos, d’où il s’élançoit ça & là & leur aboyoit continuellement de toutes ses forces. De cette manière les ennemis furent obligés d’abandonner la place & bientôt je vis mon bled croître, prospérer & mûrir à vue d’œil.

Mais si les bêtes féroces avoient fait du dégât dans ma moisson, dès qu’elle avoit été en herbe, les oiseaux la menaçoient d’une ruine entière au moment qu’elle paroissoit couronnée d’épis ; car me promenant un jour le long de la haie pour voir comment mon bled s’avançoit, je vis que la place étoit entourée d’une multitude d’oiseaux de je ne sais combien de sortes, qui étoient aux aguets & n’attendoient pour faire la picorée que le moment auquel je serois parti. Je fis une décharge sur eux ; car je n’allois jamais sans mon fusil. Dès que le coup fut tiré, vous auriez vu dans l’air une épaisse nuée d’oiseaux que je n’avois point remarqués, & qui s’étoient tenus cachés au fond du bled.

Ce spectacle fut pour moi bien douloureux ; car il me présageoit la dissipation de mes espérances, la disette où j’allois tomber, la perte totale de ma récolte ; & ce qu’il y avoit de pis, c’est qu’en prévoyant ce malheur, je ne savois pas encore comment le prévenir. Toutefois je résolus de ne rien oublier pour sauver mon grain, & de faire même sentinelle nuit & jour, s’il étoit besoin. Avant toutes choses, je me portai sur les lieux pour voir le dommage qui m’avoit été fait. Ces harpies avoient à la vérité fait du dégât ; mais non pas aussi considérablement que je m’y étois attendu : la verdure des épis avoit tempéré leur avidité, & si je pouvois sauver les restes; ils me promettoient encore une bonne & abondante moisson.

Je restai-là quelques momens pour recharger mon fusil ; après quoi, me retirant un peu à l’écart, rien n’étoit plus aisé que de voir mes voleurs postés en embuscade sur tous les arbres d’alentour, comme s’ils n’épioient, pour faire leur irruption, que l’heure de mon départ. L’événement ne me permit point d’en douter : je m’éloignai de quelques pas, comme pour m’en aller tout-à-fait. À peine avois-je disparu, qu’ils descendirent derechef l’un après l’autre dans le champ de bled. J’en fus si irrité, que je n’attendis pas qu’ils y fussent assemblés en un plus grand nombre, d’autant plus qu’il me sembloit qu’on me rongeât les entrailles, & que chaque grain qu’ils avaloient me coûtoit bien la valeur d’un pain entier. Je m’avançai donc aussi-tôt près de la haie, tirai sur eux un second coup, & j’en tuai trois. C’étoit justement ce que je souhaitois passionnément ; car je les ramassai d’abord, pour rendre leur punition exemplaire, & les traiter comme on fait les insignes voleurs en Angleterre, que l’on condamne à rester attachés au gibet après leur exécution, pour donner de la terreur aux autres. Il n’est presque pas possible de s’imaginer quel bon effet que cela produisit. Les oiseaux depuis ce tems-là non-seulement ne venoient pas dans mon bled, mais encore ils abandonnèrent tout ce canton de l’Isle, & je n’en vis plus aucun dans le voisinage tout le tems que demeura l’épouvantail. J’en eus une joie extrême, vous pouvez bien croire ; & je fis ma récolte sur la fin de Décembre, qui est dans ce climat la saison propre pour la seconde moisson.

Avant de commencer cette corvée, je n’étois pas peu intrigué pour savoir comment je suppléerois à une faucille ; car il m’en falloit une pour couper le bled. Je n’eus pas d’autre parti à prendre que de m’en fabriquer une du mieux que je pus avec un des sabres, ou des coutelas que j’avois sauvés parmi les autres armes restées dans le vaisseau. Comme ma récolte avoit été peu de chose, celle-ci me coûta moins de peine à recueillir. D’ailleurs je n’y cherchai pas d’autre façon que les épis seuls ; & ensuite je les égrainai entre mes mains. Ma moisson étant achevée, je trouvai que de mon demi-picotin que j’avois semé, il m’étoit provenu près de deux boisseaux & demi d’orge ; du moins autant que je pouvois conjecturer, parce que je n’avois aucune mesure.

Ceci ne laissa pas de me donner beaucoup de courage ; c’en étoit assez pour me faire connoître que la divine Providence voudroit bien un jour ne me pas laisser manquer de pain : néanmoins je me voyois encore dans un grand embarras ; car je ne savois ni comment moudre ce grain pour en faire du pain, ni comment cuire ce pain quand même je serois parvenu à le pétrir. Toutes ces difficultés jointes au desir que j’avois d’amasser une bonne quantité de provisions, & d’avoir par devers moi un grenier qui m’assurât du pain pour l’avenir, je résolus de ne point tâter de cette récolte, mais de la conserver, & de l’employer toute entière en semence, la saison prochaine : en attendant je voulus mettre toute mon industrie & toutes les heures de mon travail à exécuter le grand dessein que j’avois de perfectionner l’art de labourer, aussi-bien que celui de goûter avec usure les fruits de mon labourage.

Je pouvois bien dire alors dans un sens propre & littéral, que je travaillois pour ma vie. Mais c’est une chose étonnante, & à laquelle je ne crois pas que beaucoup de gens fassent réflexion, que les préparatifs qu’il faut faire, le travail qu’il faut subir, les formes différentes qu’il faut donner à son ouvrage, avant de pouvoir produire dans sa perfection ce qu’on appelle un morceau de pain.

C’est ce que je reconnus à mon grand dommage, moi qui étois réduit à un état de pure nature ; & chaque jour aidoit à m’en convaincre de plus en plus, même depuis que j’eus recueilli le peu de bled qui avoit crû d’une manière si extraordinaire & si inattendue au pied du rocher.

Premièrement je n’avois point de charrue pour labourer la terre, point de bêche pour la fossoyer. Il est vrai que je suppléai à cela en me faisant une pelle de bois, dont j’ai déjà parlé : mais aussi, dans mon ouvrage, reconnoissoit-on aisément l’imperfection de cet outil. Et quoiqu’il m’eût coûté plusieurs jours à faire, néanmoins comme il n’étoit point garni de fer tout au tour, non-seulement il s’usa plutôt, mais encore cela étoit cause que j’en faisois mon ouvrage avec plus de difficulté, & moins de succès.

Mais je me résignois à tout cela, & supportois avec une patience égale, & la difficulté du travail, & le peu de succès dont il étoit suivi. Après que mon bled étoit semé, j’aurois eu besoin d’une herse ; mais n’en ayant point, je me voyois obligé de passer par-dessus ma terre avec une grosse branche d’arbre, que je traînois derrière moi, avec laquelle je grattois, pour ainsi dire plutôt que je ne hersois.

Quand mon grain étoit en herbe, ou en épis, ou en nature, de combien de choses n’avois-je pas besoin, comme je l’ai déjà insinué, pour le fermer d’un enclos, en écarter les bêtes & les oiseaux, le faucher, le sécher, le voiturer, le battre, le vanner & le serrer ! Après cela il me falloit un moulin pour moudre, un tamis pour passer la farine, un levain & du sel pour faire fermenter, un four pour cuire mon pain. Voilà bien des instrumens d’un côté, & de l’autre bien des ouvrages différens : je ferai pourtant voir que tous ceux-là me manquèrent, & que je ne manquai à aucun de ceux-ci. Mon blé m’exerçoit beaucoup ; mais aussi il m’étoit d’un plus grand secours & je le regardois comme le plus précieux de tous mes biens. Cependant tant de choses à faire & tant d’autres dont j’avois un besoin extrême, m’auroient fait perdre patience si ce n’eût été qu’il n’y avoit point de remède à cela : d’ailleurs la perte de mon tems ne devoit pas tant me tenir au cœur, parce, que de la manière dont je l’avois divisé, il y avoit une certaine partie du jour affectée à ces sortes d’ouvrages, & comme je ne voulois employer aucune portion de mon blé à faire du pain jusqu’à ce que j’en eusse une plus grande provision, j’avois par devers moi les six mois prochain pour tâcher de me fournir par mon travail & par mon industrie de tous les ustensiles propres à tourner à profit les grains que je recueillerois.

Mais auparavant il me falloit préparer un plus grand espace de terre, parce que j’avois déjà une assez bonne quantité de semence pour ensemencer plus d’un arpent. Je ne pouvois préparer la terre sans me faire une bêche. C’est aussi par où je commençai ; & il ne se passa pas moins d’une semaine entière avant que je l’eusse achevée, encore étoit-elle fort rude & mal figurée ; ensorte que mon ouvrage en devint une fois plus pénible. Mais tout cela ne fut point capable de me décourager, ni de m’empêcher de passer outre : & enfin je jetai ma semence en deux pièces de terre plates & unies, les plus proches de ma maison que je pusse trouver ; je les entourai d’une bonne haie. Cette haie étoit composée du même bois que celle de ma maison : ainsi je savois qu’elle croîtroit, & que dans un an de tems elle formeroit une haie vive, qui ne demanderoit que peu de réparations. Cet ouvrage m’occupa bien durant trois mois, parce qu’une partie de ce tems étoit la saison pluvieuse, qui ne me permettoit de sortir que rarement.

Pendant tout le tems que j’étois confiné dans ma maison par la continuation des pluies, je m’occupai de la manière que je raconterai tout à l’heure ; mais en même tems que je travaillois, je ne laissois pas de m’amuser à parler à mon perroquet : ainsi il apprit à parler lui-même, & à dire son nom & son surnom, qui étoient Perroquet mignon ; & qui furent aussi les premières paroles que j’eusse entendu prononcer dans l’isle par d’autres bouches que la mienne. Ce petit animal me servoit de compagnon dans mon travail ; & les entretiens que j’avois avec lui me délassoient souvent de mes occupations, qui étoient graves & importantes comme vous l’allez voir. Il y avoit déjà longtems que je considérois à part moi si je ne pourrois point me faire quelques vaisseaux de terre, parce que j’en avois un besoin extrême ; mais j’ignorois la méthode qu’il falloit prendre pour pourvoir à ce besoin. Néanmoins je considérois la chaleur du climat, je ne doutois presque pas que si je pouvois seulement trouver de l’argile propre, je ne pusse former un pot ; lequel étant séché au soleil, seroit assez dur & assez fort pour être manié, & pour y mettre des choses qui seroient sèches de leur nature, & voudroient être tenues telles : & comme je m’attendois bientôt à avoir une assez grande quantité de blé, de farine, & autres choses, je me proposois aussi de les serrer de la manière que je viens de dire ; & pour cet effet je résolus de me façonner quelques pots ; mais de les faire aussi grands qu’il me seroit possible, afin qu’ils pussent se tenir fermés comme des jarres, & qu’ils fussent tout prêts à recevoir les différentes choses que je voulois mettre dedans.

Le lecteur auroit pitié de moi, ou plutôt il s’en moqueroit, si je lui disois de combien de manières bizarres je m’y pris pour former ma matière : combien étrange & difforme fut la figure donnée à mes ouvrages, qui tombèrent par morceaux, les uns en dedans, les autres en dehors, parce que l’argile n’étoit pas assez ferme pour soutenir son propre poids ; combien qui fêlèrent à la trop grande ardeur du soleil, pour y avoir été exposés trop précipitamment ; combien enfin se brisèrent en les changeant de place, & avant qu’ils fussent secs, & après qu’ils le furent ! tellement que quand je me fus donné bien de la peine pour apprêter ma matière, pour la mettre en œuvre, je ne pus pas faire plus de deux vastes & vilaines machines de terre, que je n’oserois appeler jarres ; mais qui me coutèrent pourtant près de deux mois de travail.

Néanmoins comme ces deux vases s’étoient bien cuits & durcis au soleil, je les soulevai adroitement, & les mis dans deux grands paniers d’osier que j’avois faits exprès, pour les empêcher de se casser : & comme il y avoit du vide entre le pot & le panier, je le remplis tout-à-fait avec de la paille de riz & d’orge, comptant que ces deux pots se tiendroient toujours secs, que j’y pourrois premièrement serrer mon bled & peut-être aussi ma farine après l’avoir moulue.

Si j’avois mal réussi dans la combinaison des grands vases, je fus assez content du succès que j’eux à en faire bon nombre de petits, comme des pots ronds, des plats, des cruches, des terrines. L’argile prenoit sous ma main toutes sortes de figures, & elle recevoit du soleil une dureté surprenante.

Mais tout cela ne répondoit pas encore à la fin que je m’étois proposée, qui étoit d’avoir un pot de terre, capable de renfermer les choses liquides & de souffrir le feu : ce que ne pouvoit faire aucun des ustensiles dont j’étois déjà pourvu. Au bout de quelque tems il arriva, qu’ayant un bon feu pour apprêter mes viandes, je trouvai en fourgonnant dans mon foyer un morceau de ma vaisselle de terre, lequel étoit cuit, dur comme une pierre, & rouge comme une tuile. Je fus agréablement surpris de voir cela ; & je dis en moi-même, qu’assurément mes ports se pourroient très-bien cuire étant entiers, puisqu’il s’en cuisoit des morceaux séparés dans une si grande perfection.

Cette découverte fut cause que je me mis à considérer comment je ferois pour disposer tellement mon feu que j’y puisse cuire mes pots. Je n’avois aucune idée ni du genre de fourneau dont se servent les potiers, ni du vernis dont ils enduisent leur vaisselle, ne scachant pas que le plomb que j’avois étoit bon pour cela. Mais à tout hasard, je plaçai trois grandes cruches, sur lesquelles je mis trois pots, le tout en forme de pile, avec un gros tas de cendre par-dessous. Je fis alentour un feu de bois, qui flamboit si bien aux côtés & par dessus, qu’en peu de tems je vis mes vases tout rouges de part en part, sans qu’il en parut aucun de fêlé. Je les laissai demeurer dans ce degré de chaleur environ cinq ou six heures, jusqu’à ce que j’en apperçus un, qui n’étoit pas fendu à la vérité, mais qui commençoit à fondre & à couler ; car le gravier qui se trouva mêlé parmi l’argile, se liquéfioit par la violente ardeur du feu, & se seroit tourné en verre, si j’eusse continué. Ainsi je tempérai mon brasier par degrés, jusqu’à ce que les vases commençassent à perdre un peu de leur rouge ; & je fus debout toute la nuit, pour avoir l’œil dessus, de peur que le feu ne s’abattît trop soudainement. À la pointe du jour, je me vis enrichi de trois cruches, qui étoient, je ne dirai pas belles, mais très bonnes, & de trois autres pots de terre, aussi bien cuits qu’on le sauroit souhaiter, l’un desquels avoit reçu un parfait vernis de la fonte du gravier.

Je n’ai pas besoin de dire, qu’après cette expérience je ne me laissai plus manquer d’aucun vase de terre, qui me pût être utile. Mais je puis bien dire une chose, que tout le monde n’est pas obligé de savoir ; c’est que leur forme étoit extrêmement difforme. Et c’est de quoi l’on ne s’étonnera point, si l’on considère que je n’avois aucun secours, ni aucune méthode fixe pour un tel travail ; me trouvant à-peu près dans le cas des enfans, qui font des pâtés avec de la terre grasse ; ou si vous voulez, d’une femme qui s’érigeroit en pâtissière sans avoir jamais appris à manier la pâte.

Une chose si petite en elle même, ne causa jamais de joie qui égalât celle que je ressentis, lorsque je vis que j’avois fait un pot qui souffriroit le feu. Et à peine avois-je eu la patience d’attendre que mes vases fussent refroidis, lorsque j’en mis un sur le feu avec de l’eau dedans, pour faire bouillir de la viande ; ce qui me réussit parfaitement bien ; car un morceau de bouc que j’avois mis dans le pot, me fit un bon bouillon, quoique je manquasse de gruau, & de plusieurs autres ingrédiens semblables, pour le rendre aussi parfaitement bon que je l’aurois souhaité.

La chose que je desirois avec le plus d’ardeur après celle-là, c’étoit de me pourvoir d’un morceau de pierre, où je pusse piler ou battre du blé : car pour ce qui est d’un moulin, c’est une chose qui requiert tant d’art, qu’il ne m’entra pas seulement dans l’esprit d’y pouvoir atteindre. J’étois bien intrigué pour trouver comment je suppléerois à un besoin si indispensable ; en effet le métier de tailleur de pierre, est de tous les métiers celui pour lequel je me sentois le moins de talent ; outre que je n’avois aucun des outils qu’on y emploie£. Je cherchai pendant plusieurs jours une pierre qui fût assez grosse, & qui eût assez de diamètre pour la pouvoir creuser, ou pour en faire un mortier, mais je n’en trouvai aucune dans toute l’isle, excepté ce que renfermoit le corps des rochers, où fautes d’instrumens, je ne pouvois ni creuser, ni tailler, ni par conséquent en tirer quoi que ce soit. Ajoutez à cela que les rochers de l’isle n’étoient pas d’une dureté convenable, mais d’une pierre graveleuse qui s’émiétoit aisément, & qui n’auroit pu souffrir les coups d’un pesant pilon, & où le blé n’auroit pu se briser sans qu’il s’y mêlât beaucoup de gravier. Ainsi ayant perdu beaucoup de tems à chercher une pierre, je désesperai d’y réussir, & pris le partie de me mettre aux champs, pour trouver quelque gros billot qui fût d’un bois bien dur. C’est ce qu’il me fut aisé de trouver ; & prenant le plus gros que je fusse capable de remuer, je l’arrondis, & le façonnai en dehors avec ma hache & ma doloire ; ensuite je le creusai avec un travail infini, en y appliquant le feu, qui est le stratagême dont se servent les sauvages pour former leurs canots. Après cela je fis un gros & pesant pilon du bois qu’on appelle bois de fer. Je mis à part ces préparatifs, en attendant le tems de ma seconde récolte, après laquelle je me proposois de moudre, ou plutôt de broyer mon blé pour le réduire en farine & me faire du pain.

Cette difficulté surmontée, la première qui se présentoit, c’étoit de me faire un sas ou un tamis, pour préparer ma farine, & la séparer des cosses & du son ; sans quoi je ne voyois pas qu’il fût possible d’avoir du pain. La chose étoit si difficile en elle-même, que je n’avois presque pas le courage d’y penser. En effet j’étois bien éloigné d’avoir les choses requises pour faire un tamis ; car il ne me falloit pas moins qu’un beau canevas ou bien quelqu’autre étoffe transparente pour passer la farine. Ce fut-là pour moi une vraie enclouûre qui me retint dans l’inaction & dans l’incertitude pendant plusieurs mois. Tout ce qui me restoit de toile, n’étois que des guenilles : j’avois à la vérité du poil de bouc ; mais je ne savois ni comment le filer, ni le travailler au métier ; & quand même je l’aurois su, il me manquoit les instrumens propres. Tout ce que je pus faire pour remédier à ce mal, fut que je me rappelai enfin dans la mémoire qu’il y avoit parmi les hardes de nos mariniers que j’avois sauvées du vaisseau, quelques cravates faites de toile de coton. C’est à quoi j’eus recours, & avec quelques morceaux de cravates je me fis trois petits sas, mais assez propres pour mon travail. Je m’en servis pendant plusieurs années, & nous verrons en sa place ce que je leur substituai quand la nécessité ou l’occasion se présentèrent.

Ensuite venoit la boulangerie, dont les fonctions devoient s’étendre tant à pétrir, qu’à cuire au four. Mais premièrement je n’avois point de levain, & même je n’entrevoyois aucune possibilité d’acquérir une chose de cette nature : c’est pourquoi je résolus de ne m’en mettre plus en peine, & d’en rejeter jusqu’à la moindre pensée. Pour ce qui est du four, mon esprit étoit en travail pour imaginer les moyens de m’en fabriquer un. À la fin je trouvai une invention qui répondoit assez à mon dessein, & la voici. Je fis quelques vases de terre fort larges, mais peu profonds ; c’est à-dire qu’ils pouvoient avoir deux bons pieds de diamètre, sans fournir plus de neuf pouces de profondeur : je les cuisis au feu, comme j’avois fait les autres, & les mis ensuite à part. Or quand je voulois enfourner mon pain, mon début étoit de faire un grand feu sur mon foyer qui étoit pavé de briques carrées, formées & mises à ma façon : j’avoue qu’elles n’étoient pas équarries selon les règles de géométrie. Lorsque mon feu de bois étoit à-peu-près réduit en charbons au long & au large sur mon âtres, en sorte qu’il en fût couvert tout entier ; j’attendois que l’âtre fût extrêmement chaud : alors j’en écartois les charbons & les cendres en les balayant bien proprement, puis je posois ma pâte que je couvrois d’abord du vase de terre dont vous avez vu la description, & autour duquel je ramassois les charbons avec les cendres, pour y concentrer, ou même en augmenter la chaleur. De cette manière je cuisois mes pains d’orge tout aussi-bien que dans le meilleur four du monde ; & non centent de faire le boulanger, je tranchois encore du pâtissier, car je me fis plusieurs gâteaux & poudins de riz. À la vérité je n’allai pas jusqu’à ce point de perfection que de faire des pâtés : mais quand même je l’aurois entrepris, je ne sache pas ce que j’aurois pu mettre dedans, à moins que ce ne fût de la chair de bouc ou de volatile : or l’une & l’autre auroient fait triste figure dans un pâté, à moins d’être dûment assaisonnées.

On ne doit point s’étonner si j’avance que toutes ces choses m’occupèrent pendant la plus grande partie de la troisième années de mon séjour dans l’isle : car il est à remarquer qu’il y eut plusieurs intervalles de tems que j’employois à vaquer aux moissons & à l’agriculture. En effet je coupai mon blé dans la même saison, le transportai au logis du mieux que je pus, en conservai les épis dans mes grands paniers, jusqu’à ce que j’eusse le loisir de les égréner entre mes mains, parce que je n’avois ni aire ni fléau pour les battre.

Mais à présent que la quantité de mes grains augmentoit, j’avois véritablement besoin d’élargir ma grange pour les loger, car mes semailles avoient été suivies d’un si grand rapport, que ma dernière récolte monta à vingt boisseaux d’orge, & tout au moins à une pareille quantité de riz : si bien que dès-lors je me voyois en état de vivre à discrétion, moi qui depuis long-tems faisois abstinence de pain ; c’est à-dire depuis que je n’avois plus de biscuit. Je voulus voir aussi quelle quantité de blé me suffiroit pour une année, & si je ne pourrois pas me passer avec une seule semaille.

Tout bien considéré, je trouvai que quarante boisseaux étoient tout autant que j’en pouvois consommer dans un an. Ainsi je résolus de semer chaque année la quantité que j’avois semée la dernière fois, espérant qu’elle me fourniroit du pain en assez grande abondance.

Tandis que ces choses se passoient, vous pouvez bien vous imaginer que mes pensées roulèrent souvent sur la découverte que j’avois faite de la terre située vis-à-vis de l’île ; & je ne pouvois la voir que je ne sentisse quelque secrette impulsion de m’y voir débarqué, considérant que le pays où je me voyois étoit inhabité ; que celui auquel j’aspirois étoit dans le continent ; & que de quelque nature qu’il fût, je pourrois de-là passer outre, & trouver quelque moyen de m’affranchir de ma misère.

Dans tous ces raisonnemens je ne faisois point entrer en ligne de compte les dangers auxquels m’exposeroit une telle entreprise ; celui entre autres, de tomber entre les mains des sauvages, mais des sauvages plus cruels que les tigres & les lions d’Afrique ; parce que ce seroit un miracle, s’ils ne me massacroient point pour me dévorer. Je me ressouvenois encore d’avoir ouï dire que les habitans des côtes des Caribes étoient antropophages, ou mangeurs d’hommes, & je savois par la latitude, que je ne pouvois pas être fort éloigné de ce pays-là. Supposé que ces peuples ne fussent point antropophages, je n’encourrois pas moins le danger d’en être tué, s’ils venoient à m’attraper ; puisque ç’avoit été le sort de plusieurs Européens avant moi, quoiqu’ils fussent au nombre de dix, quelquefois même de vingt personnes : à plus forte raison devois je craindre pour moi, qui me voyois seul, & incapable par conséquent de faire une longue défense. Toutes ces choses, dis-je, que j’aurois dû considérer mûrement, & qui dans la suite me firent bien faire des réflexions, ne m’entrèrent pas dans l’esprit au commencement. Mais j’étois entièrement possédé du desir de traverser la mer pour prendre terre de l’autre côté.

C’est alors que je regrettai mon garçon Xuri, & le grand bateau qui cingloit avec une voile latine, ou triangulaire, & sur lequel j’avois navigué environ onze cent milles, le long des côtes d’Afrique : mais ces regrets n’aboutissoient à rien : & il me vint en pensée d’aller visiter la chaloupe de notre bâtiment, laquelle après notre naufrage avoit été portée par la tempête bien avant sur le rivage, comme je l’ai déjà dit. Je la trouvai cette seconde fois, à peu-près dans la même situation, quoiqu’un peu plus loin que la première ; & elle étoit presque tournée sans dessus dessous, flanquée contre une longue éminence de gros sable, où la violence des vents & des flots l’avoit portée, & laissée tout-à-fait à sec.

Si j’avois eu quelqu’un pour m’aider à la radouber, & la lancer ensuite dans la mer, elle m’auroit bien pu servir, & me porter aisément au Brésil ; mais j’aurois dû prévoir qu’il m’étoit aussi impossible de la retourner & de la poser sur sa quille, que de remuer l’île. Quoi qu’il en soit, je m’en allai dans les bois, où je coupai des léviers & des rouleaux que j’apportai à l’endroit du bateau, résolu d’essayer ce que je pouvois faire, me persuadant que si je le pouvois une fois dégagé de là, il ne me seroit pas difficile de réparer les dommages qu’il avoit reçus, & d’en faire un bon bateau, avec lequel je pourrois sans scrupule me hasarder sur mer.

À la vérité je ne m’épargnai aucunement dans ce travail infructueux, & je pense que je n’y employai pas moins de trois ou quatre semaines de tems. Mais enfin, voyant que mes forces étoient trop petites pour relever un si pesant fardeau, je me mis à creuser par dessous, & à employer la voie de la sape pour la faire tomber, plaçant en même tems plusieurs pièces de bois pour le ménager tellement dans sa chûte, qu’il pût tomber sur son fond.

Mais j’eus beau faire tous mes efforts, il ne me fut point possible de le redresser, ni même de me pouvoir glisser dessous, bien éloigné de l’avancer vers l’eau : ainsi, je me vis contraint de me désister de mon petit projet : & cependant, chose étrange ! tandis que les espérances que j’avois conçues de mon bateau s’évanouissoient, la démangeaison de m’exposer sur mer, pour gagner le continent, m’aiguillonnoit de plus en plus, à mesure que la chose paroissoit le moins possible.

Sur cela je me mis à faire réflexion, si, sans le concours d’instrumens & de personnes, il ne me seroit point possible de me faire, avec le tronc d’un arbre, un canot ou une gondole semblable à celles que font les habitans originaires de ce pays-là. La chose me parut non seulement praticable, mais encore facile : & l’idée seule d’un tel projet, jointe à ce que je m’imaginai d’avoir plus de commodité que les Nègres & les Américains, pour une telle exécution, me repaissoit agréablement. Mais d’un côté je ne faisois nulle attention aux inconvéniens particuliers qui me viendroient à la traverse de plus qu’aux Américains : entre autres, par exemple, le défaut de secours de qui que ce fût, pour remuer mon canot, quand une fois il seroit achevé, & pour le transporter à la mer : obstacle beaucoup plus difficile pour moi à surmonter, que le manquement de tous les outils ne l’étoit pour ces sauvages. Car à quoi me serviroit-il, qu’après avoir choisi dans les bois un arbres d’une vaste grosseur, je pusse l’abattre avec un travail infini, ensuite le charpenter & façonner en dehors avec mes outils, pour lui donner la figure d’un bateau ; de plus, le brûler ou le tailler en dedans, pour le rendre creux & complet ; à quoi, dis-je, me serviroit tout cela, s’il me falloit à la fin précisément le laisser dans l’endroit où je l’avois trouvé, faute de le pouvoir lancer à l’eau ? Mais le desir ardent de me mettre dessus, pour traverser jusqu’à la terre ferme, qui paroissoit de l’autre côté, captivoit tellement tous mes sens, que je n’eus pas le loisir de songer une seule fois où il étoit. Et sans doute qu’il m’auroit été incomparablement plus aisé de lui faire l’espace de quarante-cinq milles sur mer, que celui d’environ quarante-cinq brasses qu’il y avoit du lieu où il étoit sur terre, à celui où il auroit pu être à flot.

Je fis l’action la plus insensée qu’un homme puisse faire, à moins d’avoir perdu le sens commun, lorsque je me mis à travailler à ce bateau. Je m’applaudissois de former un tel dessein, sans déterminer si je serois capable de l’exécuter, non que je ne pensasse quelquefois à la difficulté de lancer mon bateau ; mais c’étoit une matière que je n’approfondissois point ; & je terminois tous mes doutes par cette solution extravagante : çà, ça, me disois-je en moi-même, faisons-le seulement, & quand une fois il sera achevé, nous trouverons dans notre imaginative le moyen de le mouvoir, & de le mettre à flot.

Cette méthode étoit diamétralement opposée aux règles du bon-sens ; mais enfin, mon entêtement avoit pris le dessus ; & je me mis à travailler. Je commençais par couper un cèdre. Je doute si le Liban en fournit jamais un pareil à Salomon, lorsqu’il bâtissoit le temple de Jérusalem. Le diamètre de cet arbre étoit par le bas, & près du tronc, de cinq pieds & onze pouces ; de là, il prenoit quatre pieds & onze pouces sur la longueur de vingt-deux pieds ; ensuite il alloit en diminuant jusqu’au branchage. Ce ne fut pas sans un travail immense que j’abattis cet arbre ; car je fus assidu pendant vingt jours à hacher & à tailler au pied. Je fus quinze jours de plus à l’ébrancher & en trancher le sommet vaste & spacieux ; à quoi j’employai haches & bisaigues, & tout ce que la charpenterie me pouvoit fournir de plus puissant, joint à toute la vigueur dont j’étois capable. Il me coûta un mois de travail à le façonner, & à le raboter avec mesure & proportion, afin d’en faire quelque chose de semblable au dos d’un bateau, tellement qu’il pût flotter droit & comme il faut. Je ne mis guères moins de trois mois à travailler le dedans, & à le creuser jusqu’au point d’en faire une parfaite chaloupe. Je vins même à bout de ce dernier article, sans me servir de feu & d’aucune voie que celle du marteau, du ciseau, & d’une assiduité que rien ne pouvoit ralentir, jusqu’à ce que je me visse possesseur d’un canot fort beau, & assez grand pour porter vingt six hommes, & par conséquent suffisant pour moi & toute ma cargaison.

Quand j’eus achevé cet ouvrage, j’en ressentis une joie extrême ; & à la vérité c’étoit le plus grand canot, ou la plus belle gondole que j’eusse vue de ma vie, bâtie d’une seule pièce. Mais aussi je vous laisse à penser combien de rudes coups j’avois été obligé de frapper. La seule chose qui me restoit à faire, c’étoit de le mettre en mer ; & s’il m’eût été possible d’exécuter ce dernier point, je ne fais nul doute que je n’eusse entrepris le voyage du monde le plus téméraire, & où il y auroit eu le moins d’apparence de pouvoir réussir.

Mais toutes les mesures que je pris pour le lancer à l’eau, avortèrent, quoiqu’après m’avoir coûté un travail infini. Il n’étoit cependant pas éloigné de la mer de plus de deux cents verges ; mais le premier inconvénient qui intervenoit, c’est qu’il y avoit une éminence sur mon chemin de là à la baie. Cet obstacle ne m’arrêta point ; je résolus de le lever entièrement avec la bèche, & même de faire tant, que de réduire la hauteur en pente. J’entrepris la chose, & je ne saurois dire combien je me pènai prodigieusement pour cela : il ne falloit pas avoir en vue un trésor moins précieux que celui de ma liberté, pour me soutenir dans une telle rencontre. Mais quand j’eus applani cette difficulté, je ne m’en vis pas plus avancé, car il m’étoit aussi impossible de remuer ce canot-ci, que l’autre bateau dont j’ai déjà parlé.

Alors je mesurai la longueur du terrein, & formai le projet de creuser un bassin ou un canal, pour faire venir la mer jusqu’à mon canot, puisque je ne pouvois pas faire aller mon canot jusqu’à la mer. Je commençai l’ouvrage sans délai, & dès le commencement, venant à calculer quelle en devoit être la profondeur, quelle largeur, & quelle seroit ma méthode pour le vider, je trouvai qu’avec toutes les aides que je pouvois avoir, & que je ne devois pas aller chercher hors de moi-même, il me faudroit bien dix ou douze ans de peine & de travail avant de l’avoir achevé, car le terrein étoit si élevé, que mon bassin projeté auroit dû être profond de vingt-deux pieds pour le moins dans l’endroit le plus distant de la mer. Ainsi, je me désistai encore de ce projet, quoiqu’avec bien de la répugnance.

Cela me donna un chagrin sensible, & me fit sentir, mais un peu trop tard, quelle folie il y a à entreprendre un ouvrage avant d’en avoir calculé les frais, & sans peser avec justesse si les difficultés qui se rencontrent dans l’exécution ne sont pas au-dessus de nos forces.

Au milieu de cette dernière entreprise je finis la quatrième année de mon séjour dans l’île ; & j’en célébrai l’anniversaire avec la même dévotion, & avec autant de consolation que je l’avois fait les années précédentes. Car par une étude constante de la parole de Dieu, par l’application que j’en faisois à moi & à ma condition, par le secours de la grace, j’acquis une science différente de celle que je possédois auparavant : déjà je m’entretenois de toutes autres notions des choses. Je regardois le monde comme une terre étrangère, où il n’étoit rien qui pût être l’objet de mes espérances, non plus que de mes desirs : en effet, je n’avois plus de commerce avec ce monde ; &, selon toutes les apparences, je n’en devois jamais plus avoir. Il me sembloit que je le pouvois regarder dès-lors comme nous le regarderons peut-être en l’autre monde ; je veux dire comme un lieu où j’avois autrefois vécu, mais d’où j’étois sorti ; & véritablement je pouvois bien dire ce qu’Abraham disoit au mauvais riche dans la parabole de l’évangile : Il y a un abîme de séparation entre toi & moi.

En premier lieu, je croyois me pouvoir féliciter à bon droit de ce qu’une puissante barrière me garantissoit suffisamment des maux contagieux du siècle. Je ne redoutois ni la convoitise des yeux, ni l’orgueil de la vie. Je n’avois rien à convoiter, parce que je possédois déjà toutes les choses dont j’étois actuellement capable de jouir : j’étois le seigneur du lieu : je pouvois même, si bon me sembloit, me donner le titre de roi, ou, si vous voulez, d’emprereur de tout le pays ; car tout étoit soumis à ma puissance : par-tout j’exerçois un empire despotique ; point de rival, point de compétiteur pour me disputer le commandement, ou la souveraineté : j’aurois pu amasser des magasins de bled ; mais ils ne m’auroient été d’aucun usage ; & c’est pour cela que je n’en faisois croître qu’autant que j’en avois besoin. Je pouvois avoir des tortues à discrétion ; mais il me suffisoit d’en prendre une de tems en tems, pour fournir abondamment à mon nécessaire. J’avois assez de merrein pour construire une flotte entière ; & quand ma flotte auroit été bâtie, j’aurois pu faire d’assez copieuses vendanges pour la charger de vin, & de raisins secs : mais les choses dont je pouvois faire usage, étoient les seules qui eussent de la valeur chez moi. Il ne me manquoit rien de tout ce qui étoit nécessaire pour ma nourriture & pour mon entretien : eh ! de quoi m’auroit servi le surplus ? Si j’eusse tué plus de viande que je n’en pouvois manger, il l’auroit fallu abandonner au chien ou aux vers. Si j’eusse semé plus de bled que je n’en pouvois consommer, il se seroit gâté. Les arbres que j’avois abattus restoient épars sur la terre pour y pourrir ; car je n’avois besoin de feu que pour faire ma cuisine.

En un mot, la nature des choses, & l’expérience même, me convainquirent, après de justes réflexions, qu’en ce monde-ci les choses ne sont bonnes par rapport à nous, que suivant l’usage que nous en faisons, & que nous n’en jouissons qu’autant que nous nous en servons, à la réserve néanmoins de ce que l’on peut amasser en tems & lieu pour exercer la libéralité envers les autres. Qu’on mette à la place où j’étois, par exemple, l’Harpagon du monde le plus avide, je soutient qu’il sera bientôt guéri de la passion d’avarice. En effet, j’avois du bien par-dessus les yeux, & je ne savois qu’en faire. Je ne pouvois rien desirer de plus, excepté seulement quelques petites bagatelles qui me manquoient, & qui m’auroient été néanmoins d’un grand secours. J’ai déjà fait mention d’une somme que j’avois par devers moi, tant en or qu’en argent, & qui montoit à-peu-près à trente-six livres sterling : hélas ! que ce meuble étoit inutile pour moi ! qu’il attiroit peu mon attention ! c’étoit à mes yeux quelque chose de moindre que la boue ; & je n’en faisois pas plus de cas que d’usage. Je me disois souvent à moi-même, que je donnerois volontiers une poignée de cet argent pour un nombre de pipes à fumer, du tabac, ou pour un moulinet à moudre mon bled. Que dis-je ? j’aurois donné le tout pour autant de semence de carottes qu’on en a pour six sols en Angleterre ; & j’aurois cru faire un excellent marché, si j’avois pu changer ces espèces contre une poignée de pois & de feves, & une bouteille d’encre : car dans la conjoncture où je me trouvois, il ne m’en revenoit pas le moindre avantage ni la moindre douceur ; mais elles croupissoient dans un tiroir où elles moisissoient à cause de l’humidité des saisons pluvieuses. Et même si le tiroir avoit été tout plein de diamans, ç’auroit encore été le même cas, & ils n’auroient été de nulle valeur pour moi, ne me pouvant être d’aucun service.

  1. C’est une boisson dont se régalent les Anglois. Elle est composée d’eau-de-vie, d’eau ordinaire, de jus de limon & de sucre.
  2. Deux termes de marine, dont le premier signifie, déployer ; l’autre, serrer les voiles.
  3. C’est-à-dire, abattre la vergue, ou arrêter.
  4. Espèce de liqueur qui approche fort de l’eau-de-vie, dont on se sert sur mer.