Robinson Crusoé (Saint-Hyacinthe)/Troisième partie

La bibliothèque libre.
Traduction par Thémiseul de Saint-Hyacinthe.
Texte établi par Charles-Georges-Thomas Garnier (2p. 13-242).


TROISIÈME PARTIE

L’histoire de ma vie vérifie parfaitement l’ancien proverbe qui dit, qu’un vase de terre ne perd jamais l’odeur dont il a été d’abord imbu. Après avoir lutté trente-cinq ans avec une variété de malheurs, dont les exemples sont fort rares, j’avois joui pendant sept ans de tout ce que l’abondance & la tranquillité du corps & de l’esprit ont de plus agréable ; mon âge étoit déjà fort avancé, & j’avois appris, par une longue expérience, que rien n’étoit plus propre à rendre l’homme heureux que la médiocrité. Qui n’eût pas cru que, dans cette agréable situation, ce goût né avec moi pour les voyages & pour les aventures, seroit évaporé avec le feu de ma jeunesse, & qu’à l’âge de soixante-un ans, je serois au-dessus de tous les caprices capables de tirer quelqu’un de sa patrie ?

D’ailleurs, le motif ordinaire qui nous détermine à ce parti, ne pouvoit plus avoir lieu chez moi ; il ne s’agissoit plus de faire fortune ; &, à parler sagement, j’étois dans un état où je ne devois pas me croire plus riche par l’acquisition de cent mille livres de plus ; j’avois du bien suffisamment pour moi & mes héritiers : il s’augmentoit même de jour en jour ; car ma famille étant petite, je ne pouvois pas dépenser mes revenus, à moins que de me donner des aires au-dessus de ma condition, & de m’accabler d’équipages, de domestiques, & d’autres ridicules magnificences, dont j’avois à peine une idée, bien loin d’en faire les objets de mon inclination. Ainsi, le seul parti qu’un homme sage auroit pris à ma place, eût été de jouir paisiblement des présens de la providence, & de les voir croître sous ses mains.

Cependant, toutes ces considérations n’avoient pas la force nécessaire pour me faire résister long-tems au penchant que j’avois de me perdre de nouveau dans le monde. C’étoit comme une véritable maladie ; & sur-tout le desir de revoir mon île, mes plantations, la colonie que j’y avois laissée, ne me laissoit pas un moment de repos ; c’étoit l’unique sujet de mes pensées pendant le jour, & de mes rêves pendant la nuit ; j’en parlois tout haut, même quand je ne dormois pas, & rien au monde ne me l’ôtoit de l’esprit ; tous mes discours se tournoient tellement de ce côtélà, que ma conversation en devenoit ennuyeuse, & je me donnois par-là un ridicule dont je m’appercevois fort bien sans me tenir en état de l’éviter.

Au sentiment de plusieurs personnes sensées, tout ce que le peuple raconte sur les spectres & sur les apparitions, n’est dû qu’à la force de l’imagination déréglées & destituées du secours de la raison ; ces promenades des esprits & des lutins, sont de pures chimères. Le souvenir vif qu’on a quelquefois de ses amis, & de leurs discours, saisit d’une telle manière l’imagination dans certaines circonstances, qu’on croit les voir réellement, leur parler, & entendre leurs réponses. C’est ainsi, selon ces habiles gens, que le cerveau frappé peut prendre l’ombre pour la réalité même.

Pour moi je puis dire que jusqu’ici je ne sais point, par ma propre expérience, s’il y a véritablement des esprits qui apparoissent après avoir été separé des corps : je ne décide pas non plus que ce ne sont que des vapeurs qui offusquent un cerveau malade : mais je sais fort bien que dans ce tems-là j’étois la dupe de mon imagination à un tel point, & qu’elle me transportoit si fort hors de moi-même, que quelquefois je pensois être véritablement devant mon château, entouré de toutes mes fortifications, & voir distinctement mon espagnol, le père de Vendredi, & les scélérats anglois que j’avois laissés dans mes domaines. Je dis plus, je parlois souvent à ces personnages chimériques, & quoiqu’éveillé, je les regardois fixement comme des gens qui étoient réellement devant mes yeux. Cette illusion alloit plusieurs fois si loin, que ces images fantastiques me jetoient dans des frayeurs réelles. Dans un songe que j’eus un jour, l’espagnol & le vieux sauvage me firent une relation si particulière & si vive de plusieurs trahisons des trois rebelles anglois, que c’étoit la chose du monde la plus surprenante. Ils me racontèrent que ces perfides avoient fait le projet de massacrer tous les Espagnols, & qu’ils avoient brûlé toutes leurs provisions pour les faire mourir de faim. C’étoient des choses dont je n’avois jamais entendu parler, & qui n’avoient pas une entière réalité ; mais que, sur la foi de ce rêve, je ne pus m’empêcher pourtant de croire absolument véritables, jusqu’à ce que je fusse pleinement convaincu du contraire. J’avois rêvé en même tems que, sensible aux accusations des Espagnols, j’examinois ces scélérats, & je les condamnois à être pendus tous trois. On verra en son lieu ce qu’il y avoit de réel dans cette vision ; mais quelle que fût la cause qui me l’offrit à l’imagination, elle n’approchoit que trop de la vérité, quoiqu’elle ne fût pas vraie en tout au pied de la lettre, & la conduite de ces diable incarnés avoit été tellement abominable que, si à mon retour dans l’île je les avois fait punir de mort, je leur aurois fait justice, sans pouvoir passer pour criminel, ni devant Dieu, ni devant les hommes.

Quoi qu’il en soit, je vécus plusieurs années dans cette situation, sans trouver le moindre agrément, le moindre plaisir en aucune chose, à moins qu’elle n’eût quelque relations à mon bisarre penchant. Mon épouse voyant avec quelle impétuosité toutes mes idées me portoient vers des projets si déraisonnables, me dit une nuit, qu’à son avis ces mouvemens irrésistibles venoient de la providence, qui avoit déterminé mon retour dans cette île, & qu’elle ne voyoit rien qui pût m’en détourner que ma tendresse pour elle & pour mes enfans ; qu’elle étoit sûre que, si elle venoit à mourir, je prendrois ce parti sans balancer ; mais que, la chose étant résolue dans le ciel, elle seroit au désespoir d’y mettre un obstacle elle seule. J’étois si attentif à ce discours, & je la regardois si fixement qu’elle perdit contenance, & qu’elle s’arrêta tout court. Je lui demandai pourquoi elle ne continuoit pas à me dire tout ce qu’elle pensoit là-dessus ; mais je m’apperçus qu’elle avoit le cœur si plein, que les larmes commençoient à lui couler des yeux. Parlez donc, ma chere, lui dis-je, souhaitez-vous que je m’en aille ? Non, répondit-elle, il s’en faut de beaucoup ; mais si vous y êtes résolu, plutôt que de vous en détourner, je suis prête à vous accompagner ; car, quoique je trouve ce parti fort incompatible avec votre âge, & fort mal assorti à l’état de votre fortune, si la chose doit être absolument, je ne suis pas d’humeur à vous abandonner ; vous êtes obligé de le faire, si ce désir si violent vous vient du ciel ; vous ne sauriez y résister sans manquer à votre devoir, & je manquerois au mien, si je ne prenois le parti de vous suivre.

Ces tendres paroles de ma femme dissipèrent un peu mes vapeurs, & me firent réfléchir, d’une manière plus calme, sur la nature de mon dessein ; je me mis devant les yeux tout ce qu’il y auroit d’extravagant pour un homme de mon âge, de se précipiter de nouveau, sans aucun motif plausible, dans les hasards dont j’étois sorti si heureusement, & dans des misères qui auroient été suivies d’une vie parfaitement heureuse, pourvu que moi-même j’eusse bien voulu n’y pas répandre de l’amertume.

Je considérai, qu’outre qu’il n’y a que la jeunesse & la pauvreté capables d’inspirer de pareils desseins, j’avois une épouse, & un enfant qui alloit bientôt être suivi par un autre ; que j’avois tout ce que je pouvois désirer, & j’étois assez vieux pour songer à me séparer pour jamais de ce que j’avois acquis plutôt qu’à accumuler. Pour ce qui regarde l’avertissement intérieur du ciel, auquel ma femme attribuoit mon dessein, je n’en étois pas trop convaincu ; & après avoir lutté pendant long-tems avec la force de mon imagination, j’en devins enfin le maître, comme je crois qu’on peut faire toujours en pareil cas, pourvu qu’on le veuille sérieusement. Je réussis peu-à-peu à me tranquilliser par les raisonnemens dont je viens de faire mention ; mais ce qui y contribua le plus, c’est le dessein que je pris de me donner de l’occupation, & de me chercher quelques affaires propres à ne me pas laisser le loisir de livrer mon imagination à ces idées capricieuses ; car je m’étois apperçu que jamais mon cerveau n’en étoit rempli que quand j’étois dans l’oisiveté, & que je n’avois pas sur quoi exercer l’activité naturelle de mon esprit.

Conséquemment, à cette nouvelle résolution, j’achetai une métairie dans le comté de Bedford, dans le dessein de m’y retirer : la maison étoit jolie, & les campagnes qui étoient autoir, étoient fort propres à être améliorées. Rien ne me convenoit mieux, puisque naturellement j’avois beaucoup de goût pour l’agriculture & pour tous les soins qu’il faut se donner pour accroître les revenus d’une terre. D’ailleurs, ma maison de campagne étoit éloignée de la mer ; ce qui m’empêchoit de renouveler mes folies par le commerce de gens de mer, & par le récit de tout ce qui regardoit les pays lointains.

M’y étant établi avec ma famille, j’achetai des charrues avec tout ce qu’il faut pour cultiver les terres ; je me fournis de charrettes, d’un charriot, de chevaux, de vaches, de brebis ; & me mettant à travailler avec application, je me vis en six mois de tems un véritable gentilhomme campagnard. Je me donnai tout entier à diriger mes laboureurs, à planter, à faire des enclos, & je crus mener la vie la plus fortunée que la nature puisse fournir à un homme qui, après de longs embarras, cherche un asyle contre de nouvelles infortunes.

Je cultivois ma propre terre ; je n’avois point de rentes à payer ; j’étois le maître de planter, d’arracher, de bâtir, de jeter bas, comme je le trouvois à propos : tout ce que je recueillois étoit pour moi-même, & toutes mes améliorations étoient pour le bien de ma postérité. Je ne songeois plus à reprendre le cours de ma vie errante, & me trouvant exempt de tout chagrin, je croyois véritablement avoir attrapé cette heureuse médiocrité, dont mon père m’avoit si souvent fait l’éloge. Les douceurs que je goûtois alors dans la vie, me rappeloient souvent dans l’esprit ces vers d’un poëte :

Éloigné des cours & des vices,
Ici, du siécle d’or, je trouve le destin.
La jeunesse en nos champs est libre de caprices,
Et la vieillesse est sans chagrin.

Je fus troublé dans cette félicité par un seul coup imprévu de la providence, dont son-seulement le funeste effet étoit irrémédiable, mais dont les conséquences encore me replongèrent dans mes fantaisies plus profondément que jamais. Cette funeste disposition à courir le monde ressembloit chez moi à une maladie qui est dans le sang, & qui, retenue pendant quelque tems par les remèdes, s’empare du corps avec une violence irrésistible. Le coup dont je parle étoit la perte de mon épouse.

Mon but n’est pas ici de faire son panégyrique, d’entrer dans le détail de ses bonnes qualités, & de faire la cour au beau sexe, en composant une harangue à l’honneur de ma femme. Je dirai seulement qu’elle étoit le soutien de toutes mes affaires, le centre de tous mes projets, l’auteur de toute ma félicité, puisque par sa prudence elle m’avoit détourné de l’exécution de mes desseins chimériques. Ses tendres discours avoient fait de plus utiles impressions sur moi, qu’autrefois ma propre raison, les larmes d’une mère, les sages préceptes d’un père éclairé, & les prudens conseils de mes amis n’auroient été capables d’en faire sur mon esprit. Je m’étois félicité mille fois de m’être laissé gagner par sa douceur & par son attachement pour moi ; & par sa mort je me considérois comme un homme déplacé dans le monde, privé de tout secours & de toute consolation.

Dans ce triste état je me voyois aussi étranger dans ma patrie que je l’étois dans le Brésil lorsque j’y abordai : & quoiqu’environné de mes domestiques, je me trouvois presque aussi seul que je l’avois été dans mon île. Je ne savois quel parti prendre ; je voyois autour de moi tous les hommes occupés, les uns à gagner leur vie par le travail le plus rude, les autres à se perdre dans de ridicules vanités, ou à s’abîmer dans les vices les plus honteux, sans atteindre les uns & les autres à la félicité que tout le monde se propose pour unique but. Je voyois les riches tomber dans le dégoût du plaisir par l’habitude de s’y livrer ; & s’amasser, par leurs débauches, un trésor fatal de douleur & de remords : je voyois le pauvre, au contraire, employer toutes ses forces pour gagner de quoi se soutenir, & roulant dans un cercle perpétuel de peines & d’inquiétudes, ne travailler que pour vivre, & ne vivre que pour travailler.

Ces réflexions me firent ressouvenir de la vie que j’avois menée autrefois dans mon petit royaume, où je n’avois semé qu’autant de bled qu’il m’en falloit pour un an, & où je n’avois pas daigné ramasser de grands troupeaux, parce qu’ils ne m’étoient pas nécessaires pour ma nourriture ; enfin, où je laissois moisir l’argent sans l’honorer d’un seul de mes regards pendant plus de vingt années.

Si de toutes ces considérations j’avois tiré le fruit vers lequel la raison & la réflexion me guidoient, j’aurois appris à chercher une félicité parfaite ailleurs que dans les plaisirs de cette vie ; j’aurois tourné mes idées vers une fin fixe où tend tout ce qui nous arrive sur la terre, & à laquelle la vie présente doit servir de préparatif ; en un mot, j’aurois dû songer à un bonheur dont il est de notre intérêt de nous assurer la possession, & dont nous pouvons dès-à-présent goûter les prémices.

Mais avec mon épouse j’avois perdu mon guide ; j’étois comme un vaisseau sans gouvernail que les vents balottent à leur gré ; ma tête s’ouvroit de nouveau aux courses & aux aventures ; tous mes amusemens innocens, mes terres, mon jardin, ma famille, mon bétail, qui m’avoient donné une occupation si satisfaisante, n’avoient plus rien de piquant pour moi. C’étoit de la musique pour un homme qui n’avoit point d’oreilles, & des mets pour un malade dégoûté & sans appétit. Cette triste insensibilité, pour tout ce qui m’avoit procuré quelque tems auparavant les plus doux plaisirs, me fit prendre le parti d’abandonner la campagne, & de retourner à Londres.

Le même ennui m’y accompagne : je n’y avois aucune affaire ; j’y courois çà & là, sans dessein, comme un homme désœuvré, de qui on peut dire qu’il est absolument inutile parmi tous les êtres créés, & dont la vie & la mort doivent être également indifférentes pour les autres hommes.

C’étoit aussi, de toutes les situations de la vie humaine, celle pour laquelle j’avois le plus d’aversion, accoutumé comme j’étois depuis ma plus tendre jeunesse à une vie active. A mon avis, les paresseux sont la lie du genre humain ; aussi je croyois ma conduite présente infiniment moins conforme à l’excellence de ma nature, que celle que j’avois tenue dans mon île, en employant un mois entier pour faire une planche.

Au commencement de l’année 1693, mon neveu, que j’avois élevé pour la mer, & à qui j’avois donné un vaisseau à commander, revint d’un petit voyage qu’il avoit fait à Bilbao, le premier qu’il eût fait en qualité de maître. M’étant venu voir, il me dit que certains marchands lui avoient proposé de faire, pour eux, un voyage dans les Indes & à la Chine : Eh bien ! mon oncle, continua-t-il, feriez-vous si mal de venir avec moi ? je me fais fort de vous faire revoir votre île, car j’ai ordre de toucher au Brésil.

Rien, à mon avis, n’est une preuve plus sensible d’une vie à venir, & de l’existence d’un monde invisible, qu’un certain concours des causes secondes avec les idées qui nous roulent dans l’esprit, sans que nous les communiquions à personne.

Mon neveu ignoroit parfaitement jusqu’à quel point mon penchant de courir le monde s’étoit ranimé, & je ne savois rien de mon côté de sa nouvelle entreprise. Cependant, le même matin, sans que je m’attendisse à sa visite, je m’étois occupé à comparer mes desirs avec toutes les circonstances de la condition où je me trouvois, & j’avois pris à la fin la résolution que voici : Je voulois aller à Lisbonne pour consulter mon vieux capitaine portugais sur mes desseins, & s’il les trouvoit sensés & praticables, je voulois m’assurer d’une patente qui me permît de peupler mon île, & d’y emmener avec moi une Colonie. A peine me fus-je fixé à cette pensée, que voilà précisément mon neveu qui entre, & qui me propose d’y aller avec lui.

Sa proposition me jeta d’abord dans une profonde rêverie, & après l’avoir regardé attentivement pendant une minute : Quel malin esprit, lui dis-je, vous envoye ici pour me fourrer dans la tête cette malheureuse idée ? Il parut d’abord étonné de ces paroles ; mais s’appercevant cependant que je n’avois pas un fort grand éloignement pour ce projet, il se remit : Comment dont, monsieur, me dit-il : cette proposition est-elle si fort à rejeter ? Il est assez naturel, ce me semble que vous souhaitiez de revoir vos petits états, où vous avez régné autrefois avec plus de facilité que n’en goûtent vos frères les autres monarques.

En un mot, le projet répondoit avec tant de justesse à la disposition de mon esprit, que j’y consentis, & que je lui dis que, s’il accordoit avec ses marchands, par rapport à ces voyages, j’étois résolu de le suivre, pourvu que je ne fusse pas obligé d’aller plus loin que mon île.

Mais, monsieur, me dit-il, je n’espère pas que vous ayez envie d’y être laissé & d’y vivre de nouveau à votre vieille manière. Pour dire tout, répondis-je, ne pouvez-vous pas me reprendre en revenant des Indes ? Il me répliqua qu’il n’y avoit point d’apparence que ses marchands lui permissent de faire ce détour avec un vaisseau chargé, puisqu’il pouvoit allonger le voyage de plusieurs mois : d’ailleurs, dit-il, si j’avois le malheur de faire naufrage, vous seriez précisément dans la même & triste situation dont vous vous être tiré avec tant de bonheur.

Il y avoit beaucoup de bon-sens dans cette objection ; mais nous trouvâmes un moyen pour remédier à cet inconvénient ; ce fut d’embarquer avec nous toutes les pièces formées d’une grande chaloupe, & quelques charpentiers qui pussent, en cas de besoin, les joindre ensemble, & y donner la dernière main dans l’île, ce qui me faciliteroit de passer de-là dans le continent.

Je ne fus pas long-tems à prendre ma dernière résolution, car les importunités de mon neveu s’arrangeoient si bien avec mon inclination, qu’aucun motif au monde ne fut capable de la contre-balancer. D’un autre côté, ma femme étant morte, il n’y avoit personne qui s’intéressât assez à mes affaires pour me détourner de ce dessein, excepté ma vieille veuve, qui fit tout son possible pour m’arrêter par la considération de mon âge, de ma fortune, de l’inutilité d’un voyage si dangereux, & sur-tout de mes petits anfans. Mais tous ses discours ne servirent de rien ; je lui dis que mon desir de voyager étoit invincible, & que les impressions qu’il faisoit sur mon esprit étoient si peu communes, que, si je restois chez moi, je croirois désobéir aux ordres de la providence. Me voyant tellement affermi dans ma résolution, elle mit non-seulement fin à ses conseils, mais elle me donna toutes sortes de secours pour faire mes préparatifs & mes provisions, pour régler mes affaires de famille & l’éducation de mes enfans.

Pour ne rien négliger à cet égard, je fis mon testament, & laissois mes biens en de si bonnes mains, que j’étois persuadé que mes enfans ne perdroient rien de ce côté-là, quelque accident qui pût m’arriver ; & pour la manière de les élever, je m’en remis entièrement à ma bonne veuve, à qui je destinai en même-tems un petit revenu suffisant pour vivre à son aire. J’ai vu dans la suite que jamais bienfait ne fut mieux employé, qu’une mère ne pouvoit pas avoir des soins plus tendres pour ses propres enfans, & qu’il n’étoit pas possible de se conduire avec plus de prudence. Cette bonne dame vécut assez long-tems pour me voir de retour, & pour sentier de nouveaux effets de ma reconnoissance.

Mon neveu fut prêt à mettre à la voile au commencement de Janvier 1694, & je m’embarquai avec mon fidèle Vendredi dans les Dunes, le 18, ayant avec moi, outre ma chaloupe démontée, une cargaison considérable de toutes sortes de choses nécessaires pour ma colonie, dans le dessein de tout garder dans le vaisseau, si je ne trouvois pas mes sujets dans un état convenable.

Premièrement, j’avois avec moi quelques valets, que j’avois envie de laisser dans mon île, & de les y faire travailler pour mon compte pendant que j’y serois ; à ceux permis d’y rester, ou de me suivre quand je prendrois la résolution d’en sortir. Il y avoit parmi eux deux charpentiers, un serrurier & un autre garçon fort ingénieux, qui, quoique tonnelier de son métier, étoit un machiniste universel. Il étoit fort adroit à faire des roues, & des moulins à bras pour moudre le bleb : de puis, il étoit tourneur & potier, & capable de faire, dans la perfection, toutes sortes d’ouvrages en bois ou en terre ; en un mot, il méritoit fort bien le nom de Factotum,, que nous lui donnâmes.

Outre ceux-là, je menois avec mois un tailleur qui, s’étant offert d’aller aux Indes avec mon neveu, en qualité de passager, consentit ensuite de s’établir dans ma colonie ; c’étoit un garçon fort adroit, & que je trouvai, dans l’occasion, d’un fort grand service, par rapport à plusieurs choses même éloignées de son métier ; car, comme j’ai déjà dit, rien n’enseigne mieux les mécaniques que la nécessité.

Ma cargaison, autant que je puis m’en souvenir, consistoit dans une assez grande quantité de toiles, & de petites étoffes minces propres à habiller les Espagnol, que je m’attendois de trouver dans mon île ; & il y en avoit assez, selon mon calcul, pour les tenir propres pour plus de sept ans. Si l’on ajoute toutes les autres choses nécessaires pour les couvrir, comme gants, chapeaux, souliers, bas ; il y en avoit environ pour trois cents livres sterling, y compris tout ce qu’il falloit pour des lits, & la batterie de cuisine, pots, chaudrons, & du cuivre pour en faire un plus grand nombre. J’y avois joint à peu près 500 liv. pesant de fer travaillé, comme clous, outils de toutes sortes, crochets, gonds, ferrures, &c.

Je ne dois pas oublier une centaine d’armes à feu de réserver, mousquets, fusils, pistolets, beaucoup de plomb de tout calibre, & deux pièces de canon de bronze, & comme il m’étoit impossible de prévoir les dangers où ma colonie pouvoit être engagée un jour, j’avois encore chargé le vaisseau d’une centaine de barils de poudre à canon, d’épées, de sabres, & de plusieurs fers de piques & de hallebardes. Outre cela, je priai mon neveu de prendre avec lui deux petits canons de tillac, avec le nombre qu’il lui en falloit, afin de les laisser dans l’île, s’il étoit nécessaire d’y bâtir un fort & de se mettre en défense contre quelque ennemi. Cette précaution n’étoit pourtant pas inutile, comme j’eus lieu de le penser en y arrivant, & l’on verra par la suite de cette histoire, qu’il n’en falloit pas moins, si l’on vouloit se maintenir dans la possession de l’île.

Ce voyage réussit beaucoup mieux que les autres que j’avois faits par mer, & par conséquent je ne serai pas fort souvent obligé d’arrêter, par le récit de quelques accidens fâcheux, le lecteur impatient apparemment de savoir l’état où se trouvoit ma colonie. Il est vrai cependant que nous eûmes d’abord des vents contraires, & quelques autres contre-tems, qui firent durer le voyage plus que je n’avois espéré. Mon voyage de Guinée avoit été jusques-là l’unique dont je fusse revenu comme je l’avois projeté ; ce qui me fit croire que je serois toujours malheureux dans mes courses : ma destinée étoit de n’être jamais content à terre, & d’avoir toujours des infortunes en mer.

Les vents contraires, qui nous poussèrent au commencement vers le nord, nous forcèrent à entrer dans le port de Gollowart en Irlande ; & nous y retinrent pendant vingt-trois jours ; mais nous avions cet agrément dans ce petit désastre, que les vivres y étoient abondantes, & à bon marché ; en sorte que, bien loin de diminuer nos provisions, nous eûmes occasion de les augmenter. J’y fis embarquer plusieurs cochons & veaux, avec deux vaches, que j’avois dessein, si nous avions eu un heureux passage, de débarquer dans mon île : mais je fus obligé d’en disposer autrement.

Nous remîmes à la voile le cinq de Février avec un vent frais qui dura pendant plusieurs jours, sans aucune mauvaise rencontre, excepté un accident qui vaut bien la peine d’être rapporté dans toutes ses circonstances. Le soir du vingt Février vous vîmes entrer le matelot qui étoit en sentinelle ; il nous dit qu’il avoit vu de loin un éclat de lumière suivi d’un coup de canon ; & immédiatement après, un mousse vint nous dire que le Bosseman en avoit entendu un second.

Là-dessus nous montâmes tous sur le tillac, où, pendant quelques momens, nous n’entendîmes rien ; mais peu de minutes après nous découvrîmes une grande lumière, & nous conjecturâmes de-là que c’étoit un grand incendie.

Nous eûmes d’abord recours à notre estime, qui nous fit convenir unanimement qu’il ne pouvoit y avoir de ce côté là aucune terre dans l’espace de cinq cents lieues ; car le feu paroissoit à l’ouest nord-ouest pour nous. Nous conclûmes de-là, que le feu devoit avoir pris à quelque vaisseau ; les coups de canon qu’on venoit d’entendre nous persuadèrent que nous n’en étions pas loin, & nous étions sûrs qu’en suivant notre cours, nous en approchions, parce que de moment à autre la flâme nous paroissoit plus grande. Cependant, le tems se trouvoit nebuleux, nous ne pûmes rien voir que du feu : mais une demi-heure après, poussés par un vent favorable, quoiqu’assez petit, & le tems s’étant un peu éclairci, nous apperçumes distinctement un grand vaisseau dévoré par le feu, au beau milieu de la mer.

Je fus sensiblement touché de ce triste spectable, quoique rien ne m’intéressât aux personnes qui étoient en danger, que les liens ordinaires de l’humanité. Ces sentimens de compassion furent extrêmement réveillés en moi par le souvenir de l’état où j’étois, lorsque le capitaine portugais me prit dans son bord au milieu de l’océan : état qui n’étoit pas, à beaucoup près, aussi déplorable que la situation où se devoient trouver ceux du vaisseau en question, s’il n’y avoit aucun autre bâtiment qui allât avec eux de conserve. J’ordonnai dans le moment qu’on fît feu de cinq canons, l’un immédiatement après l’autre, afin de leur faire savoir qu’il y avoit près de-là un navire prêt à les secourir, & qu’ils fissent leurs efforts pour se sauver de notre côté dans leur chaloupe ; car quoique nous pussions voir leur vaisseau par le moyen de la flâme, il ne leur étoit pas possible de nous appercevoir à cause de l’obscurité de la nuit.

Nous mîmes à la cappe pendant quelque tems ; & en attendant le jour, nous laissâmes aller le vaisseau du côté où nous découvrîmes le bâtiment embrasé : mais pendant cette manœuvre nous vîmes, avec une grande frayeur, quoique nous eussions lieu de nous y attendre, le navire sauter en l’air, & quelques momens après le feu s’éteindre, apparemment à cause que le reste du vaisseau étoit allé à fond. C’étoit un spectacle terrible & affligeant, sur-tout par la compassion qu’il nous donna de ces pauvres malheureux qui devoient être tous détruits par le flâmes, ou bien errer avec leur chaloupe dans le vaste océan ; c’est de quoi les ténèbres ne nous permirent pas de juger. La prudence voulut pourtant que je supposasse le second cas ; & pour les guider du mieux qu’il me fut possible, je fis descendre des lanternes de tous les côtés du vaisseau, & tirer le canon pendant toute la nuit, afin de leur faire connoître qu’ils n’étoient pas loin de nous.

Le lendemain, environ à huit heures, nous découvrîmes, par le moyen de nos lunettes d’approche, deux chaloupes accablées de monde, & nous apperçûmes que ces pauvres gens, ayant le vent contraire, faisoient force de rames, & que nous ayant vus, ils faisoient toutes sortes de signaux pour se faire voir de nous.

Nous leur donnâmes à notre tour le signal ordinaire de venir à bord, & en même tems nous fîmes plus de voiles, pour nous mettre plus à portée. En moins d’une demi-heure, nous les joignîmes & les laissâmes tous entrer dans le vaisseau. Ils étoient pour le moins au nombre de soixante, tant hommes que femmes, & petits enfans ; & il y avoit parmi eux plusieurs passagers.

Nous apprîmes que le vaisseau sauté en l’air étoit de trois cents tonneaux, allant de Québec dans la rivière de Canada, vers la France ; & le maître nous raconta au long toutes les particularités de ce désastre.

Le feu avoit commencé par l’imprudence du timonier, dans la gésole ou cabinet où l’on met la boussole, les chandelles, &c. Tout le monde étant accouru au secours, on l’avoit cru absolument éteint ; mais on s’apperçut dans la suite que quelques étincelles étoient tombées dans certains endroits du vaisseau, où il étoit impossible d’atteindre. De-là il avoit gagné la quille, d’où il s’étoit répandu par tout le corps du bâtiment avec une telle violence, que ni le travail ni l’industrie n’avoient été capables de le maîtriser. Le seul parti qui leur étoit resté à prendre, avoit été d’abandonner le navire : par bonheur ils avoient deux chaloupes assez grandes, & un petit esquif, qui ne leur pouvoit servir qu’à mettre des provisions & de l’eau fraîche. Dans cette situation, toute leurs consolation étoit d’être échappés du feu, sans pouvoir espérer raisonnablement de se sauver, étant à une si grande distance de terre. Le seul bonheur, dont ils pouvoient se flatter, étoit de trouver quelque bâtiment en mer qui voulût bien les prendre sur son bord. Ils avoient des voiles, des rames, une boussole, & ils se préparoient à retourner vers Terre-Neuve[1], avec un vent favorable ; toute la provision qu’ils avoient, n’étoit suffisante tout au plus que pour les empêcher de mourir de faim pendant douze jours, dans lequel espace de tems, s’ils avoient le vent favorable, ils espéroient de venir jusqu’au banc de ce pays-là, & de s’y soutenir par le moyen de la pêche, jusqu’à ce qu’il pussent venir à terre ; mais ils avoient à craindre tant de hasards, de tempêtes, de vents contraires, de pluies capables de les engloutir, que, s’ils se sauvoient, ce ne pouvoit être que par une espèce de miracle.

Au milieu de leurs délibérations, étant presque tous désespérés, ils avoient entendu avec une joie inexprimable un coup de canon, suivi de quatre autres : leur courage en avoit été tout ranimé, &, conformément à mon intention, ils avoient compris par là qu’ils étoient à la portée d’un vaisseau qui leur offroit du secours.

Là-dessus ils avoient mis bas les mâts & leurs voiles, parce que le vent ne leur permettoit pas de nous approcher, & quelque tems après, leurs espérances avoient été redoublées, par la vue de nos lumières & par nos coups de canon qui se suivoient par intervalles pendant toute la nuit : ils avoient tiré aussi trois coups de mousquet ; mais nous ne les avions point entendus à cause du vent contraire. Ils avoient mis pourtant leurs rames à l’eau pour s’empêcher du moins d’être emportés par les vents, & afin que nous pussions les approcher plus facilement. A la fin ils s’étoient apperçus avec une satisfaction inexprimable que nous les avions en vue.

Il m’est impossible de dépeindre les gesticulations surprenantes, les extases, & les postures variées avec lesquelles ces pauvres gens exprimoient la joie qu’ils sentoient d’une délivrance si peu attendue. L’afflication & la crainte peuvent être décrites assez facilement ; des soupirs, des larmes, des cris, quelques mouvemens de la tête & des mains en font toute la variété ; mais un excès de joie, sur-tout d’une joie subite, emporte l’homme à un nombre infini d’extravagances opposées l’une à l’autre.

Quelques-uns de ces pauvres gens étoient noyés de larmes ; d’autres, furieux, déchiroient leurs habits, comme s’ils avoient été dans le plus cruel désespoir ; les uns paroissoient fous à lier, ils couroient çà & là, frappoient du pied & se tordoient les mains ; les autres dansoient, chantoient faisoient des éclats de rire, & poussoient des cris de joie ; ceux-ci étoient tout stupéfaits, étourdis & incapables de prononcer une parole : ceux-là étoient malades, & sembloient prêts à tomber en foiblesse. Enfin le moindre nombre faisoit le signe de la croix, & remercioit dieu de sa délivrance.

Je ne rapporte par cette dernière circonstance pour donner mauvaise opinion d’eux ; je ne doute pas que dans la suite ils n’ayent rendu graces au ciel du fond de leur ame : mais ils étoient au commencement si passionnés, qu’ils n’étoient pas les maîtres de leurs mouvemens & de leurs pensées ; ils étoient plongés dans une espèce de frénésie, & il y en avoit peu parmi eux qui eussent assez de force d’esprit pour être modérés dans leur joie.

Il se peut bien que leur tempérament contribuât à l’excès de leurs transports ; c’étoient des François, peuple plus vif, plus passionné, & plus propre que tout autre à aller aux extrémités contraires, à cause du feu qui excite leurs esprits animaux. Je ne suis pas assez philosophe pour raisonner là-dessus à fond : mais je puis dire que je n’avois jamais vu une pareille expression de joie. Rien n’en approche davantage, que les extravagances où se laisser emporter mon fidèle Vendredi en trouvant son père[2] lié dans le canot ; j’avoue encore, qu’il y avoit quelque chose de semblable dans la surprise du capitaine anglois & de ses deux compagnons que je délivrai[3] autrefois des mains des traîtres qui vouloient les abandonner dans mon île ; mais dans le fond, tout cela n’est pas comparable à ce que je remarquai dans cette occasion-ci.

Il faut observer encore, que toutes ces extravagances n’éclatoient pas séparément dans ces François, de la manière que je l’ai dépeint. Elles se succédoient rapidement avec toute cette variété dans chaque individu ; celui qui dans un moment paroissoit étourdi & stupide comme un homme frappé de la foudre, se mettoit l’instant d’après à danser, à sauter, & à crier comme un fous ; tantôt il s’arrachoit les cheveux, déchiroit ses habits, & les fouloit aux pieds, comme un habitant des petites-maisons ; tantôt il versoit un torrent de larmes, le cœur lui manquoit, il tomboit en défaillance ; & si on ne l’avoit secouru, la mort auroit suivi la violence de tous ces mouvemens. Il n’en étoit pas ainsi de quelques-uns, ou du moindre nombre, mais de presque tous autant qu’ils étoient, &, si je m’en souviens bien, notre chirurgien fut obligé d’en saigner une trentaine.

Il y avoit deux prêtres parmi eux, l’un encore jeune, l’autre avancé en âge ; & ce qu’il y a de plus surprenant, le plus vieux étoit le moins sage. Dès qu’il mit le pied sur le bord de notre vaisseau, il tomba tout roide, comme s’il étoit mort. Notre chirurgien mit d’abord en œuvre des remèdes propres à le faire revenir à lui, étant le seul dans le vaisseau qui lui crût encore un souffle de vie ; ensuite lui ayant frotté le bras pour le réchauffer, & pour y faire venir le sang ; il le saigna. Le sang ne coula d’abord que goutte à goutte ; mais il sortit ensuite avec plus de liberté. Trois minutes après le bon-homme ouvrit les yeux, & dans un quart-d’heure de tems il parla, & fut entièrement rétabli. Dès que le sang fut arrêté, il commença à se promener, en nous assurant qu’il se portoit bien, & le chirurgien trouva bon de lui donner un verre de liqueur cordiale. Après un quart d’heure d’intervalle, quelques François vinrent dans la chambre où le chirurgien étoit occupé à saigner une femme, disant que le prêtre avoit absolument perdu l’esprit ; peut-être qu’ayant réfléchi avec trop d’attention sur le changement subit de son état, cette réflexion l’avoit jeté dans une nouvelle extase de joie, & ses esprits s’étoient mis à couler avec trop de rapidité pour que les vaisseaux fussent capables de les conduire comme il faut : là dessus son sang étoit devenu chaud & fiévreux, & certainement il avoit acquis en moins de rien toutes les qualités requises pour habiter l’hôpital des fous. Le chirurgien ne trouva pas à propos de redoubler la saignée ; mais il lui donna quelque chose pour l’assoupir ; ce qui opéra quelque tems après, & le lendemain il s’éveilla également sain de corps & d’esprit.

Le jeune prêtre modéra ses passions avec une grande fermeté, & nous donna le véritable modèle d’un esprit sensé, & maître de lui-même. Dès qu’il fut à notre bord, il se prosterna pour rendre graces à dieu de son heureuse délivrance : je fus assez malheureux de le troubler dans cette louable action, le croyant évanoui. Il leva la tête pour me dire d’un air fort tranquille, qu’il étoit occupé à témoigner sa reconnoissance à dieu : Je vous conjure, ajouta-t-il, de me permettre de continuer encore quelques momens, j’aurai l’honneur ensuite de vous remercier comme celui à qui, après le ciel, je suis redevable à vie.

J’étois fort mortifié de l’avoir interrompu, & non-seulement je le laissai en repos, mais j’empêchai les autres de troubler sa dévotion.

Après être demeuré dans cette posture pendant quelques minutes, il vint me joindre, & d’une manière tendre & grave en même tems, les yeux pleins de larmes, il me remercia, & rendit graces à dieu de s’être servi de moi pour sauver la vie à tant d’autres misérables. Je lui répondis que j’étois charmé de lui avoir donné cette occasion de marquer sa reconnoissance envers dieu, que je n’avois rien fait que ce que la raison & l’humanité devoient inspirer à tous les hommes, & que je croyois devoir de mon côté remercier dieux de ce qu’il s’étoit servi de moi pour conserver tant de créatures faites à son image.

Après cette conversation, cet homme de bien fit tous ses efforts pour calmer les passions de ses compatriotes, par des exhortations, des prières, des raisonnemens, enfin par tout ce qui étoit capable de leur faire renfermer leur joue dans les bornes de la modération. Il réussit assez bien avec quelques-uns ; la plupart ne se possédoient pas assez pour profiter de ses leçons.

J’ai voulu mettre toutes ces particularités par écrit, parce que le lecteur pourra apprendre par-là à guider ses passions. Un excès de joie emporte l’homme plus loin que les transports de la douleur, de la colère & de la rage ; & j’ai vu dans cette occasion combien il faut veiller sur ces mêmes passions, de quelque nature qu’elles puissent être ; puisque les emportemens de joue ne sont pas moins dangereux pour nous que les autres mouvemens de cœur, qui passent pour les plus dangereux.

Nous fûmes un peu dérangés le premier jour par l’extravagance de nos hôtes ; mais après leur avoir donné des logemens que notre vaisseau étoit en état de fournir, & après qu’ils eurent bien dormi, tout fut tranquille, & nous les vîmes tout autres.

Ils nous donnèrent toutes les marques de reconnoissance, que les sentimens & la politesse sont capable de dicter à un peuple qui naturellement donne dans l’excès de ce côté-là. Le capitaine & un de mes religieux me vinrent voir le lendemain, pour me dire qu’ils souhaitoient fort de me parler, aussi-bien qu’à mon neveu, qui commandoit le vaisseau, afin de nous consulter sur leur sort. Dès que mon neveu fut venu, ils commencèrent par nous dire, que tout ce qu’ils avoient au monde n’étoit pas capable de nous récompenser du service important que nous leur avions rendu. Le capitaine pris alors la parole, & me dit, qu’ils avoient sauvé de l’argent, qu’ils avoient dans leurs chaloupes d’autres choses de prix sauvées des flames à la hâte, & qu’ils avoient ordre de nous offrir tout cela, si nous voulions bien l’accepter ; qu’ils nous conjuroient seulement de les mettre à terre en quelque endroit d’où il leur fût possible de gagner la France.

Mon neveu parut d’abord assez porté à accepter leurs présens, quitte à voir après ce qu’il pourroit faire en leur faveur ; mais j’eus assez de pouvoir sur lui pour l’en détourner, sachant ce que c’est que d’être abandonné dans un pays étranger sans argent. Je me ressouvins que, si le[4] capitaine portugais en avoit usé de cette manière avec moi, & m’avoit fait acheter son bienfait de tout ce que j’avois au monde, je serois mort de faim, à moins que de rentrer dans un esclavage pareil à celui que j’avois souffert en Barbarie, & peut-être pire, puisqu’il n’est pas trop sûr qu’un Portugais soit un meilleur maître qu’un Truc.

Je répondis donc au capitaine françois, que, si nous l’avions secouru lui & ses gens dans leur malheur, nous n’avions fait que ce que l’humanité vouloit bien que nous fissions pour notre prochain, & que nous souhaitions qu’on nous fît de même en pareille extrémité. « Nous sommes persuadés, lui dis-je, que vous nous auriez donné la même assistance, si vous aviez été dans notre situation, & nous dans la vôtre, & que vous nous l’auriez donnée sans aucune vue d’intérêt. Nous vous avons pris sur notre bord, monsieur, poursuivis-je, pour vous conserver, & non pas pour jouir de vos dépouilles ; & je ne trouverois rien de plus barbare, que de vous mettre à terre après vous avoir pris les pauvres reste que vous avez arrachés aux flâmes : ce seroit vous sauver la vie pour vous tuer ensuite nous-mêmes ; ce seroit vous empêcher de vous noyer, pour vous faire mourir de faim : ne croyez donc pas que je permette qu’on accepte la moindre chose de ce que votre reconnoissance vous porte à nous offrir. Pour ce qui regarde le parti que vous nous proposez de vous mettre à terre, la chose est d’une grande difficulté : notre vaisseau est destiné pour les Indes Orientales, quoique nous nous soyons détournés considérablement de notre cours du côté de l’ouest, dirigés sans doute par la providence pour vous tirer d’un danger si terrible : nous ne sommes pas les maîtres de changer notre route de propos délibéré, pour l’amour de vous : mon neveu le capitaine n’en pourroit jamais répondre devant les propriétaires, à qui il s’est engagé de continuer son voyage, après avoir touché au Brésil. Tout ce qu’il nous est possible de faire pour vous, c’est de prendre notre route du côté où nous pouvons nous attendre à rencontrer des navires qui retournent des Indes Occidentales, & de vous procurer par)là le moyen de passer en Angleterre ou en France. »

La première partie de ma réponse étoit si pleine d’humanité, & de générosité même, que ces messieurs ne pouvoient qu’en être extrémement satisfaits : mais il n’en étoit pas ainsi par rapport au reste, & les passagers sur-tout étoient fort consternés par la crainte d’être obligés d’aller avec nous jusqu’aux Indes Orientales. Ils me conjurèrent que, puisque nous étions tellement dérivés du côté de l’ouest avant que de les rencontrer, j’eusse du moins la bonté de suivre le même cours jusqu’au banc de Terre-Neuve, où peut-être ils pourroient louer quelque bâtiment pour retourner au Canada d’où ils étoient partis.

Je trouvois cette proposition raisonnable, & j’étois fort porté à la leur accorder ; je considérois que de traîner tout cet équipage jusqu’aux Indes, ne seroit pas seulement un parti triste & insupportable pour ces pauvres gens ; mais qu’il pourroit entièrement ruiner notre voyage, en faisant une brêche irréparable dans nos provisions. Je ne croyois pas d’ailleurs enfreindre le contrat que mon neveu avoit fait avec ses marchands, en me prêtant à un accident imprévu. Certainement ni les loix de la nature, ni les loix révélées ne pourroient nous permettre d’abandonner à une mort presqu’inévitable un si grand nombre de gens, & puisque nous les avions pris à notre bord, notre propre intérêt, aussi-bien que le leur, nous obligeoit à les mettre quelque part à terre. Je consentis donc à suivre notre route, comme ils le souhaitoient, & si les vents rendoient la chose impossible, je leur promis de les débarquer à la Martinique, dans les Indes Occidentales.

Le tems cependant continua à être beau avec un vent assez vigoureux qui resta quelque tems entre le nord-est, & le sud-est ; ce qui nous fit manquer plusieurs occasions d’envoyer nos gens en Europe. Il est vrai que nous rencontrâmes plusieurs vaisseaux destinés pour l’Europe : mais ils avoient lutté si long tems avec les vents contraires qu’ils n’osèrent se charger de passagers, de peur de mourir de faim tous ensemble. De cette manière nous fûmes forcés de pousser notre voyage jusqu’à ce qu’une semaine après nous arrivâmes aux bancs de Terre-Neuve. C’est-là que nous mîmes nos François dans une barque, qu’ils avoient louée en pleine mer, pour les mettre à terre, & pour, de-là, les conduire en France, s’il leur étoit possible de trouver-là assez de provisions pour les avitailler.

Le seul passager françois qui resta à notre bord, étoit le jeune prêtre, qui ayant appris que notre dessein étoit d’aller aux Indes, souhaita de faire voyage avec nous, & d’être mis à terre sur la côte de Coromander. J’y consentis avec plaisir.

Cet homme-là me revenoit extraordinairement, & non sans raison, comme on verra dans la suite. D’ailleurs, quatre matelots s’engagèrent avec nous ; c’étoit de braves gens, qui nous furent d’un grand service.

De-là nous prîmes la route des Indes Occidentales, en faisant cours du côté du sud, & du sud-quart à l’est, sans avoir beaucoup de vent, pendant une vingtaine de jours. Nous étions dans cette situation, quand nous rencontrâmes de nouveau de quoi exercer notre humanité sur un objet tout aussi déplorable que le premier.

Le 19 de Mars 1695, nous trouvant dans la latitude septentrionale de 27 degrés, 5 minutes, & faisant cours sud-est & sud-est quart au sud, nous découvrîmes un grand vaisseau venant à nous. Nous ne pûmes pas d’abord le voir distinctement ; mais en étant plus près, nous apperçûmes qu’il avoit perdu le perroquet du grand mât, le mât d’artimon, & le beau-pré. Il tira d’abord un coup de canon, pour nous faire savoir qu’il étoit en détresse. Nous avions un vent frais nord-nord-est, & en peu de tems nous fûmes à portée de l’arraisonner.

Nous apparîmes qu’il étoit de Bristol, & qu’il revenoit des Barbades ; mais qu’aux Barbades mêmes il avoit été jeté hors de la route, par un furieux ouragan, quelques jours avant qu’il fût prêt à mettre à la voile ; & dans le tems que le capitaine & le premier contre-maître étoient à terre ; de manière qu’outre la violence de la tempête, il avoit manqué au vaisseau des gens capables de le conduire. Il avoit été attaqué par un second orage, qui l’avoit absolument dérouté du côté de l’ouest, & réduit dans le triste état où nous le rencontrâmes. L’équipage s’étoit attendu de découvrir les îles de Bahama, mais il s’en étoit vu éloigné & jeté vers le sud-est, par un vent gaillard de nord-nord-est, qui étoit précisément celui que nous avions alors : & n’ayant qu’une voile au grand mât, & une autre quarrée attachées à une espèce de mât d’artimon dressée à la hâte, il n’avoit pas eu le moyen de serrer le vent ; de sorte, qu’ils avoient fait tous les efforts possibles pour atteindre les îles Canaries.

Ce qui mettoit le comble au malheur de ces gens, c’est qu’outre la fatigue que leur avoient donné ces deux tempêtes, ils mouroient de faim. Il ne leur restoit pas une seule once de pain, ou de viande, depuis plus d’onze jours, & leur seule consolation étoit qu’ils n’avoient pas entièrement consommé leur eau, & qu’ils avoient encore environ un demi-tonneau de farine. Pour du sucre il leur en restoit abondamment ; outre sept barils de rum. Ils avoient dévoré une assez grande quantité de confitures.

Il y avoit à bord, comme passagers, un jeune homme avec sa mère, & une servante. Croyant le vaisseau prêt à mettre à la voile, ils s’étoient embarqués par malheur le soir avant ce terrible ouragan, & n’ayant plus rien de leurs provisions particulières, ils s’étoient trouvés dans une situation plus déplorable que les matelots, qui, réduits à la dernière extrémité eux-mêmes, n’avoient pas été susceptibles de compassion. On peut juger s’il est facile de décrire la malheureuse situation où s’étoit trouvée cette infortunée famille.

Peut-être n’aurois-je jamais su cette particularité, si, le tems étant doux & la mer calme, ma curiosité ne m’avoit porté à aller à bord de ce malheureux navire. Le second contre-maître, qui étoit forcé, dans cette extrémité, de prendre le commandement du vaisseau, étant venu à notre bord, m’avoit parlé de ces passagers, comme de gens qu’il croyoit morts ; il n’en avoit pas entendu parler depuis plus de deux jours, parce qu’il avoit eu peur de s’en informer, puisqu’il n’étoit pas en état de les soulager dans leur misère.

Nous fîmes d’abord tous nos efforts pour donner à ce malheureux équipage tout le secours qui nous fut possible, & j’avois assez de pouvoir sur l’esprit de mon neveu pour le porter à les avitailler entièrement, quand même nous aurions été par-là dans la nécessité d’aller dans la Virginie, ou sur quelqu’autre côté de l’Amérique, faire de nouvelles provisions pour nous-mêmes. Mais heureusement nous ne fûmes pas obligés de pousser notre charité jusques-là.

Ces pauvres gens étoient alors exposés à un nouveau danger ; & il y avoit tout à craindre de leur gourmandise. Le contre-maître nous en amena six dans la chaloupe, qui paroissoient autant de squélettes, & qui avoient à peine la force de remuer leurs rames. Il étoit lui-même à moitié mort, n’ayant rien réservé pour lui, & s’étant contenté de la même portion, qui avoit été données pour la subsistance du moindre matelot.

En menant quelques mets devant lui, je l’avertis d’en manger avec lenteur & avec sobriété ; mais à peine en eut-il mangé trois bouchées qu’il commença à se trouver mal. Il fut assez prudent pour s’arrêter d’abord, & notre chirurgien lui prépara un bouillon propre à lui servir de remède, & de nourriture en même tems ; il fut mieux dès qu’il l’eut pris. Je n’oubliois pas cependant ses compagnons, à qui je donnois aussi de quoi manger. Ils le dévorèrent véritablement, étant si affamés, qu’ils en avoient contracté une espèce de rage, qui les empêchoit d’être en aucune manière maîtres d’eux-mêmes. Il y en eut même deux qui mangèrent avec tant d’avidité que le jour suivant ils en faillirent mourir.

Ce spectacle étoit extrêmement touchant pour moi, & me rappeloit dans l’esprit la misère à laquelle je m’attendis autrefois, en mettant le pied sur le rivage de mon île, sans avoir la moindre provision, & sans m’appercevoir d’aucun moyen de trouver des vivres pour une seule journée ; exposé d’ailleurs, à ce que je croyois, à servir bientôt moi-même, de nourriture aux bêtes féroces.

Pendant tout le tems que le contre-maître étoit occupé à me réciter tout le détail de la misère de l’équipage, mes pensées rouloient sans discontinuation sur le sort des trois passagers, la mère, le fils & la servante, dont il n’avoit rien entendu dire pendant deux jours, & que la disette extrême de ses propres gens l’avoit forcé à négliger, selon son propre aveu. Je compris par-là qu’à la fin il ne leur avoit donné aucune nourriture, & j’en concluois qu’ils devoient tous trois être morts de faim.

Je retins là-dessus le contre-maître, que nous appellions alors le capitaine, à notre bord, avec ses gens pour qu’ils reprissent vigueur par de bons alimens ; & songeant en même tems à rendre le même service au reste de l’équipage, je fis conduire à leur navire notre contre-maître avec la chaloupe montée de douze hommes, & chargée d’un sac plein de pain, & de six grosses pièces de bœuf. Notre chirurgien donna ordre à mes matelots de faire bouillir cette viande en leur présence, & de placer des sentinelles dans la chambre du cuisinier pour détourner ces gens affamés de dévorer la viande toute crûe, ou de l’arracher du pot avant qu’elle fût cuite comme il faut, & de le leur en donner d’abord qu’une petite portion. C’est cette sage précaution qui leur conserva la vie ; & si on avoit été négligent à cet égard, ils se seroient tués par le moyen de ces mêmes alimens, qui leur étoient donné pour les empêcher de mourir.

J’ordonnai en même-tems à notre contre-maître d’aller dans la chambre des passager, pour voir dans quel état ils étoient, & pour leur donner les rafraîchissemens nécessaires, s’ils éoient encore en vie. Le chirurgien l’avoir pourvu pour cet effet d’une grande écuelle pleine de son bouillon préparé, qui avoit fait tant de bien à notre pauvre contre-maître, & qui, selon lui, étoit capable de les rétablir par degrés.

Peu satisfait encore de toutes ces mesures, & ayant grande envie de voir de mes propres yeux le triste spectacle que ce vaisseau pouvoit me fournir d’une manière plus vive que ne pourroit jamais le faire aucun récit, je pris avec moi celui que nous appellions alors le capitaine du vaisseau, & je suivis nos gens avec sa chaloupe.

Je trouvai tous ces pauvres affamés dans une espèce de sédition, & prêts à arracher la viande du chaudron par force ; mais mon contre-maître, faisant son devoir, avoit placé un garde à la porte de la chambre du cuisinier ; & voyant qu’il ne faisoit rien par ses exhortations, il employa la violence pour faire du bien à ces gens en dépit d’eux-mêmes. Il eut pourtant la condescendance de faire tremper suffisamment quelques biscuit dans le pot, & de leur en faire donner à chacun un, pour appaiser un peu la fureur de leur appétit : les priant de croire que c’étoit pour leur propre conservation qu’il ne leur en donnoit que peu à la fois. Mais tout cela n’avoit pas été capable de les appaiser : si je n’y étois pas survenu avec leurs propres officiers, & si à mes exhortations je n’avois pas ajouté la terrible menace de ne leur donner rien, s’ils ne se tenoient en repos, je crois en vérité qu’ils auroient forcé la chambre du cuisinier, & qu’ils auroient arraché la viande du chaudron. On pouvoit voir parfaitement bien dans ce cas, que ventre affamé n’a point d’oreilles. Nous les appaisâmes pourtant, & commençant à les nourrir par degrés, nous leur permîmes à la fin de manger tout leur soul, & tout alla mieux que je n’eusse pensé.

Pour la misère des passager, elle étoit tout autrement terrible que celle de l’équipage. Comme les matelots avoient eu d’abord peu de chose pour eux-mêmes, ils leur avoient donné des portions extrêmement petites ; à la fin ils les avoient absolument négligés ; de manière que depuis six ou sept jours, ils n’avoient eu rien du tout à manger, & fort peu de chose les deux ou trois jours qui avoient précédé. La pauvre mère, à ce que l’équipage nous rapporta, étoit une femme de bon sens & très-bien élevée, qui ayant épargné pour son fils, avec une tendresse véritablement maternelle, tout ce qu’elle pouvoit, avoit enfin perdu toutes ses forces. Quand notre contre-maître entra dans sa chambre, il la vit assise à terre, appuyée contre un des côtés du vaisseau, entre deux chaises liées ensemble, la tête enfoncée entre ses épaules, & semblable à un cadavre, quoiqu’elle ne fût pas tout-à-fait mort. Il fit tout ce qu’il put pour la faire revenir à elle, & pour lui fortifier le cœur, il lui mit un peu de bouillon dans la bouche avec une cuiller ; elle s’efforça enfin de parler. Elle entendit ce qu’il lui disoit ; mais en lui faisant signe que ce secours venoit trop tard pour elle, elle lui montra du doigt son fils, comme si elle vouloit le prier d’en avoir soin.

Touché pourtant d’une pitié extraordinaire pour cette tendre mère, il fit tous ses efforts pour lui faire avaler un peu de bouillon, &, à ce qu’il crut, il en fit descendre dans son estomac deux ou trois cuillerées : je doute fort qu’il en fut bien sûr : quoiqu’il en soit, il ne prit que des peines inutiles, puisque la nuit d’après elle mourut.

Le jeune-homme, dont elle avoit conservé la vie aux dépens de la sienne, n’étoit pas dans une extrémité tout-à-fait aussi grande ; il étoit cependant étendu roide dans un petit lit, & sembloit à moitié mort. Il avoit dans sa bouche une piece d’un vieux gant, dont il avoit mangé le reste. Néanmoins étant jeune, & ayant plus de force que sa mère, le contre-maître réussit à lui faire avaler quelque chose, & il sembla se ranimer ; mais lorsque quelques momens après il lui en fit avaler trois ou quatre cuillerées, le pauvre garçon en eut mal au cœur, & les rendit immédiatement après.

Pour la pauvre servante elle étoit toute étendue auprès de sa maîtresse, comme si elle étoit tombée en apoplexie ; elle luttoit avec la mort. Tous ses membres étoient tors ; d’une de ses mains elle avoit saisi le pied d’une chaise, & le tenoit si ferme qu’on eut bien de la peine à lui faire lâcher prise : son autre bras étoit tout étendu au-dessus de sa tête, & ses deux pieds étoient appuyés avec force contre une table. En un mot, elle sembloit être à l’agonie ; mais elle n’étoit pas morte.

Cette pauvre fille n’étoit pas seulement affoiblie par la famine, & effrayée par le pensée d’une mort prochaine ; mais, comme nous apprîmes encore dans la suite par les gens du vaisseau, elle étoit extrêmement inquiette pour sa maîtresse, qu’elle voyoit mourante depuis quelques jours, & pour qui elle avoit tout l’attachement imaginable.

Nous ne savions comment faire avec cette malheureuse fille : car lorsque notre chirurgien, homme savant & expérimenté, lui eut rendu, pour ainsi dire, la vie ; il eut une seconde cure à faire par rapport à son cerveau, qui paroissoit pendant plusieurs jours absolument renversé.

Quiconque lira ce tragique accident, doit songer qu’il n’est pas possible, quelque humanité que l’on ait, de faire sur mer ce que l’on auroit pu faire sur terre, où l’on reste quelquefois trois semaines. Il s’agissoit ici de donner du secours à ce malheureux équipage, mais non pas de rester avec lui ; & quoiqu’il désirât fort d’aller de conserve avec nous pendant quelques jours, cependant nous n’avions pas le loisir d’attendre un vaisseau qui avoit perdu ses mâts. Néanmoins, lorsque le capitaine nous conjura de l’aider à dresser un perroquet au grand mât, & un autre à son artimon, nous voulûmes bien mettre à la cappe pendant trois ou quatre jours. Ensuite après lui avoir donné cinq ou six tonneaux de bœuf, un de lard, une bonne provision de biscuits, de la farine & des pois, & avoir pris pour paiement trois caisses de sucre, une quantité assez grande de rum, & quelques pièces de huit, nous les quittâmes en prenant dans notre bord, à leur instante prière, un prêtre, avec le jeune-homme, la servante, & tout ce qui leur appartenoit.

Le jeune homme étoit un garçon de dix-sept ans, bien fait, modeste, & fort raisonnable. Il paroissoit accablé de la mort de sa mère, ayant encore depuis peu perdu son père dans les Barbades.

Il s’étoit adressé au chirurgien pour me prier de le prendre dans mon vaisseau, & de le tirer d’avec ceux qu’il appeloit les meurtriers de sa mère. Aussi peut-on dire qu’ils l’étoient en quelque sorte ; car ils auroient pu épargner de leur portion quelque petite chose pour soutenir la vie de cette misérable veuve, quand ce n’auroit été que de quoi l’empêcher de mourir de faim : mais la faim ne connoît ni l’humanité, ni parenté, ni amitié, ni justice. Elle est sans pitié, & incapable de remords.

Le chirurgien avoit beau lui mettre devant les yeux la longueur du voyage, qui devoit le séparer de tous ses amis, & qui pouvoir le rejeter dans un aussi mauvais état que celui dont il venoit de sortir ; il dit qu’il lui étoit indifférent de quel côté il allât, pourvu qu’il se séparât de ce cruel équipage, & que le capitaine (c’est de moi qu’il entendoit parler, ne connoissant pas encore mon neveu), seroit trop honnête homme pour lui donner le moindre chagrin, après lui avoir sauvé la vie ; que pour la servante, si elle revenoit dans son bon sens, elle nous suivroit volontiers partout, & qu’elle recevroit comme un grand bienfait la permission d’entrer dans notre navire.

Le chirurgien me fit cette proposition d’une manière si pathétique, que je l’acceptai, & que je les prix tous deux avec tout leur bien, excepté onze pièces de sucre, où il étoit impossible d’atteindre : mais comme le jeune-homme en avoit une reconnoissance, je fis signer un billet au commandant, par lequel il s’engageoit d’aller, dès qu’il seroit arrivé à Bristol, chez un certain M. Roger, parent du jeune homme, & marchand de cette ville, & de lui donner une lettre de ma part, avec tout ce qui avoit appartenu à la défunte veuve. Mais il est apparent que toutes ces précautions ont été inutiles ; car je n’ai jamais appris que ce vaisseau fut arrivé à Bristol. Il est très-probable, qu’étant si fort endommagé, & faisant eau de plusieurs côtés, il ait coulé à fond à la première tempête.

Nous étions d’abord à la latitude de dix-neuf degrés trente-deux minutes, & nous avions eu jusqu’alors un voyage assez heureux par rapport au tems, excepté qu’au commencement nous avions eu des vents contraires. Mon dessein n’est pas de fatiguer le public du récit de quelques incidens peu considérables, comme changement de vents, ouragans, beau-tems & pluies, &c. Pour m’accommoder à l’impatiente curiosité du lecteur, je dirai que je découvris mon île le 10 Avril 1695. Ce ne fut pas sans de fort grandes difficultés que je la trouvai ; j’y étois entré autrefois, & j’en étois sorti du côté du sud-est vers le Brésil : mais faisant notre route alors entre l’île & le continent, & n’ayant point de carte de cette côte, ni aucune marque particulière à laquelle je pusse la reconnoître, je la vis sans savoir que ce fût elle.

Nous croisâmes pendant long-tems de côté & d’autre ; nous mîmes pied à terre dans plusieurs îles situées à l’embouchure du fleuve Orénoque ; mais sans parvenir à notre but ; j’appris seulement, en suivant ces côtes que j’avois été autrefois dans l’erreur, en croyant que la terre que je découvrois étoit le continent. C’étoit une île fort longue, ou plutôt une longue suite d’îles situées vis-à-vis du grand espace qu’occupe l’embouchure de ce fleuve. Les sauvages qui abordoient de tems en tems à mon île, n’étoient pas proprement des caraïbes, mais des insulaires, & d’autres barbares qui habitoient les lieux les plus proches de moi. Je visitai en vain, comme j’ai dit, plusieurs de ces îles ; j’en trouvai quelques-unes habitées & d’autres désertes. Dans une, entr’autres, je vis quelques espagnols ; & je crus d’abord que c’étoient ceux que j’avois fait venir dans mes domaines ; mais en leur parlant je sus qu’ils avoient près de-là une petite chaloupe dans une petite baie, & qu’ils étoient venus là pour aller chercher du sel ; & quelques huitres à perles : en un mot, j’appris qu’ils n’étoient point de mes sujets, & qu’ils appartenoient à l’île de la Trinité, qui est plus du côté du nord de dix ou onze degrés de latitude.

Enfin allant d’une île à l’autre, tantôt avec le vaisseau, & tantôt avec la chaloupe du vaisseau françois, qui étoit parfaitement bonne, & qu’on nous avoit cédée avec plaisir, je vins au côté méridional de mon île, & d’abord j’en reconnus toute la figure. Je mis aussi-tôt mon vaisseau à l’ancre dans une rade sûre vis-à-vis de la petite baie, près de laquelle étoit mon ancienne habitation.

Dès que j’eus fait cette découverte, j’appellai Vendredi, & je lui demandai s’il savoit où il étoit. Il se mit à regarder fixement pendant quelque tems, & puis frappant de joie ses mains l’une contre l’autre ; il s’écria : oui, oui, oh ! voilà, oh ! voilà ! & montrant du doigt mon château, il commença à chanter & à faire des gambades comme un fou : j’avois même bien de la peine à l’empêcher de sauter dans la mer, & d’aller à terre à la nâge.

Eh bien ! Vendredi, lui dis-je, qu’en dis-tu ? trouverons-nous quelqu’un ou non ? ton père y sera-t-il ? Au nom de son père, le pauvre garçon, dont le cœur étoit si sensible, parut tout troublé, & je vis les larmes couler de ses yeux en abondance. Qu’y a-t-il donc, Vendredi, lui dis-je ? es-tu affligé parce qu’il y a apparence que tu verras ton père ? « Non, non, non, non, répondit-il, en secouant la tête, moi ne le voir plus. Eh ! que sais-tu mon enfant ? lui dis-je. Oh ! répartit-il, lui mort long-tems, lui beaucoup vieux homme ». La chose n’est pas encore sûre, lui dis-je : mais enfin crois-tu que nous trouverons quelqu’autre de nos gens ? Il avoit sans doute les yeux meilleurs que moi : car quoique nous fussions à une demi-lieue de terre, montrant du doigt la colline qui étoit au-dessus de mon château, il s’écria : moi voir, moi voir beaucoup d’hommes, là, là & là. Je tournai les yeux vers cet endroit ; mais je ne vis rien, pas même avec ma lunette d’approche, ce qui venoit probablement de ce que je ne l’avois pas dirigée avec justesse. Il ne laissoit pas d’avoir raison, comme je compris le lendemain en examinant la chose : ils avoient été cinq ou six en cet endroit pour voir le vaisseau ne sachant qu’en penser.

Dès que Vendredi m’eut dit qu’il voyoit des gens, je fis mettre pavillon anglois & tirer deux coups de canon, pour leur faire entendre que nous étions amis, & un demi-quart d’heure après nous vîmes une fumée s’élever du côté de la petite baie. J’ordonnai en ce moment qu’on mît la chaloupe en mer avec un drapeau blanc en signe de paix, & prenant Vendredi avec moi & le jeune prêtre, je me fis mettre à terre. C’étoit de prêtre françois dont j’ai déjà fait mention plusieurs fois. Je lui avois fait un récit exact de la manière dont j’avois vécu dans cette île, sans oublier aucune particularité, tant par rapport à moi, qu’à l’égard de ceux que j’y avois laissés, & cette histoire lui avoit donné une fort grande envie de m’accompagner. J’avois de plus seize hommes bien armés dans ma chaloupe, de peur de rencontrer quelques nouveaux hôtes qui ne fussent pas de mes sujets ; mais heureusement cette précaution se trouva peu nécessaire.

Comme nous allions vers le rivage dans le tems que la marée étoit presque haute, nous entrâmes tout droit dans une petite baie, & le premier homme sur lequel je fixai mes yeux, étoit l’espagnol à qui j’avois sauvé la vie : j’en reconnus parfaitement bien les traits ; pour son habit, j’en ferai la description dans la suite. J’ordonnai d’abord que tout le monde restât dans la chaloupe, & que personne ne me suivît à terre ; mais il n’y eut pas moyen de retenir Vendredi. Ce tendre fils avoit découvert son père à une si grande distance des autres espagnols, qu’il ne me fut pas possible de le voir ; & il est certain que, si on avoit voulu l’empêcher d’aller à terre, il se seroit jetté dans le mer, pour y aller à la nâge. A peine y avoit-il mis le pied, qu’il vola du côté du sauvage avec la vîtesse d’une flèche qu’un bras vigoureux fait sortir d’un arc. L’homme le plus ferme n’auroit pas pu s’empêcher de jeter quelques larmes en voyant les transports de joie où ce pauvre garçon s’abandonna en joignant son père. Il l’embrassa, le baisa, le prit entre ses bras pour le mettre à terre sur le tronc d’un arbre, le regarda fixement pendant plus d’un quart d’heure, comme un homme qui considère avec étonnement un tableau extraordinaire ; ensuite il se mit près de lui, le baisa de nouveau, se remit sur ses pieds, & continua à le regarder avec attention, comme s’il étoit enchanté de le voir.

Le lendemain ses tendres extravagances prirent un autre cours. Il se promena avec lui plusieurs heures sur le rivage, en le tenant pas la main, comme si c’étoit une demoiselle, & de tems en tems il lui alloit chercher quelque chose dans la chaloupe, tantôt un morceau de sucre, tantôt un verre de liqueur, & tantôt un biscuit ; enfin tout ce qu’il croyoit capable de faire plaisir au bon vieillard.

L’après-dînée il s’y prit encore d’une nouvelle manière : il mit le bon-homme à terre, & commença à danser autour de lui avec mille postures, plus burlesques les unes que les autres, & en même tems il lui parloit, & lui racontoit, pour le divertir, quelques particularités de ses voyages. En un mot, si la même tendresse filiale pouvoit être trouvée parmi les chrétiens, on pourroit dire en quelque sorte qu’il n’y a rien de plus inutile que le quatrième commandement.

Mais laissant là toute digression, j’en viens à la manière dont je fus reçus par les habitans de l’île. Je n’aurois jamais fait, si je voulois raconter en détail toutes les civilités que me firent les espagnols. Le premier, que je reconnoissois parfaitement bien, comme j’ai déjà dit, s’approcha de la chaloupe portant un drapeau de paix, & accompagné d’un de ses compatriotes. Non seulement il ne me reconnut pas d’abord ; mais il n’avoit pas seulement la pensée que ce pût être moi, avant que je lui eusse parlé. Comment ! Signor, lui dis-je d’abord en portugais, vous ne me reconnoisez pas ? Il ne me répondit pas un mot ; mais donnant son fusil à son compagnon, il ouvrit les bras, & vint m’embrasser, en disant plusieurs choses en espagnol dont je n’entendois qu’une partie. Il me serra entre ses bras, & me demanda mille pardons de n’avoir pas reconnu ce visage qu’il avoit considéré autrefois comme celui d’un ange envoyé du ciel pour lui sauver la vie. Il disoit encore un grand nombre d’autres belles choses, que la politesse espagnole fournissoit à son cœur véritablement reconnoissant ; & ensuite se

tournant vers son compagnon, il lui ordonna de
faire venir toute la bande. Il me demanda si j’avois

envie de me promener vers mon château, afin qu’il eût le plaisir de m’en remettre en possession, sans avoir la satisfaction pourtant de m’y montrer les augmentations & les embellissemens que je devois naturellement m’attendre.

Je le voulus bien ; mais il me fut aussi impossible de trouver ma demeure, que si je n’y avois jamais été. Ils avoient planté un si grand nombre d’abres, ils les avoient arrangés d’une manière si bisarre, & les avoient placés si près l’un de l’autre, qu’étant extrêmement crûs pendant les dix années de mon absence, ils rendoient mon château absolument inaccessible. On n’en pouvoit approcher que par des chemins si tortueux, que c’étoit un vrai labyrinthe pour tout autre que pour les habitans.

Quand je lui demandai, quelle raison l’avoit porté à faire tant de fortifications ; il me dit que j’en verrois assez la nécessité, quand il m’auroit donné un détail de tout ce qui s’étoit passé depuis l’arrivée des espagnols dans mon île. « Quoiqu’alors, poursuivoit-il, je fusse dans une grande consternation de votre départ, je ne laissai pas d’être charmé de votre bonheur, qui vous avoit procuré si à propos un bon navire pour vous tirer de ce désert. J’ai eu fort souvent, continua-t-il, certains mouvemens dans l’esprit qui me persuadoit que vous y reviendriez un jour. Mais je dois avouer, que rien ne m’est jamais arrivé dans le cours de ma vie de plus triste & de plus mortifiant, que d’apprendre votre départ, quand j’ai conduit ici mes compatriotes. »

Il me dit encore, qu’il avoit une longue histoire à nous conter, touchant les trois barbares que j’avois laissés dans l’île. Il entendoit par-là les trois matelots séditieux, & il m’assura que les espagnols s’étoient trouvés moins à leur aise avec eux, qu’avec les sauvages parmi lesquels ils avoient mené une si triste vie, excepté que les premiers étoient moins à craindre à cause de leur petit nombre. « Mais, dit-il, en faisant le signe de la croix, s’ils avoient été plus nombres, il y a du tems que nous serions dans le purgatoire. J’espère, monsieur, ajouta-t-il, que vous apprendrez sans chagrin, qu’une nécessité absolue, & le soin de notre propre conservation, nous a forcés de les désarmer, & de nous les assujettir. Vous nous pardonnerez cette action assurément, quand vous saurez que non seulement ils ont voulu être nos maîtres, mais encore nos meurtriers ». Je lui répondis, que j’avois déjà craint tout, de la scélératesse de ces drôles, en quittant l’île, & que j’aurois fort souhaité de le voir auparavant de retour avec ses compagnons, & de les mettre en possession de l’île, en leur soumettant les anglois, comme ils ne l’avoient que trop mérité ; que j’étois ravi qu’ils y eussent songé pour moi, bien loin d’y trouver à redire, & que je ne savois que trop que c’étoient des coquins opiniâtres, incorrigibles, & capables de toutes sortes de crimes.

Pendant ce discours nous vîmes approcher l’homme qu’il avoit envoyé pour avertir ses compagnons, de mon arrivée. Il étoit suivi de onze espagnols, qu’à leur habillement il étoit impossible de prendre pour tels. Il commença par nous faire connoître les uns aux autres ; il se tourna d’abord de mon côté en me disant : Monsieur, voilà quelques-uns de ces gentils hommes qui vous sont redevables de la vie, & ensuite il leur dit qui j’étois, & quelle obligation ils m’avoient. Là-dessus ils s’approchèrent tous l’un après l’autre, non comme une troupe de simples matelots qui voudroient faire connoissance avec un homme de mer comme eux, mais comme des ambassadeurs pour haranguer un monarque, ou un conquérant. Toutes leurs manières étoient obligeantes & polies, avec un noble mélange de gravité majestueuse, qui donnoit un air de bienséance & de grandeur à leur soumission même. Je puis protester qu’ils savoient beaucoup mieux leur monde que moi, & que j’étois fort embarrassé sur la manière de recevoir leurs complimens, bien loin de me sentir en état de leur rendre la pareille.

L’histoire de leur arrivée & de leur conduite dans l’île est tellement remarquable ; il y a tant d’incidens qui ont de la liaison avec ce que j’ai rapporté dans ma première partie, que je ne saurois m’empêcher de la donner ici toute entière avec toutes les particularités, qui me paroissent extraordinairement intéressantes.

Je m’en vaie en lier tous les faits autant que ma mémoire me le permettra, d’une manière historique, sans troubler davantage la tête du lecteur d’un nombre infini de dis-je, dit-il, répartis-je, répondit-il, qui ne servent qu’à faire languir la narration.

Pour le faire succinctement & clairement, il faut que je fasse quelques pas en arrière, & que je rappelle au souvenir du lecteur les circonstances dans lesquelles se trouvèrent ces gens à mon départ de l’île. On n’aura pas oublié peut-être que j’avois envoyé un espagnol, & le père de Vendredi, que j’avois sauvé tous deux des dents des cannibales, pour aller dans un grand canot chercher dans le continent les autres espagnols, & pour les transporter dans l’île, afin de les tirer du triste état où ils étoient, & de trouver avec eux le moyen de revenir parmi les chrétiens.

Dans ce tems-là je n’avois pas plus de raisons pour m’attendre à ma délivrance, que je n’en avois vingt ans auparavant, de voir la moindre apparence de l’arrivée d’un vaisseau anglois, par le moyen duquel je pusse me tirer de ma triste situation. Par conséquent, lorsque mes gens revinrent, ils ne purent qu’être extraordinairement étonnés en voyant que je m’en étois allés, & que j’avois laissé dans l’île trois étrangers en possession de tout ce qui m’appartenoit : leur surprise fut d’autant plus grande, qu’ils s’attendoient à le partager avec moi.

Pour le voyage qu’avoit fait mon espagnol avec le pere de Vendredi, il me dit qu’il n’y avoit rien de fort particulier, le tems s’étant trouvé fort doux & la mer calme. Ses compagnons, comme il est aisé de croire, furent charmés de le revoir ; aussi étoit-il le principal d’entr’eux; & leur commandant, depuis que le capitaine du vaisseau dans lequel ils avoient fait naufrage, étoit mort. Ils furent d’autant plus surpris de le voir, qu’ils savoient qu’il étoit tombé entre les mains des sauvages, & qu’ils supposoient qu’il en avoit été dévoré, selon leur affreuse coutume.

L’histoire qu’il leur fit de sa délivrance, & de la manière dont je l’avois pourvu, pour le transporter commodément, leur parut un songe : leur étonnement étoit semblable, à ce qu’ils m’ont dit ensuite, à celui des fils de Jacob, quand Joseph se fit connoître à eux, & leur raconta son élévation dans la cour du roi d’Egypte. Mais lorsqu’il leur montra les provisions qu’il leur apportoit pour le voyage, les armes, la poudre & le plomb, ils furent tirés de leur surprise ; ils se formèrent une idée juste de leur sort, & firent tous les préparatifs nécessaires pour passer dans mon île.

Leur premier soin fut d’avoir des canots, & étant obligés de passer les bornes de la probité, en trompant leurs amis les sauvages, ils leur empruntèrent deux grandes barques, sous prétexte d’aller se divertir en mer, ou d’aller à la pêche.

C’est dans ces canots qu’ils s’embarquèrent le lendemain. Il ne leur falloit pas beaucoup de tems pour emballer leurs richesses, n’ayant ni bagage, ni habits, ni vivres, ni rien en un mot que ce qu’ils avoient sur le corps, & quelques racines dont ils étoient accoutumés de se servir au lieu de pain.

Mes deux envoyés ne furent absens en tout que pendant trois semaines, & dans cet intervalle je trouvai l’occasion de me tirer de l’île, comme j’ai rapporté au long dans ma première partie, laissant mon domaine en proie à trois scélérats, les plus effrontés, les plus déterminés, & les plus difficiles à aménager qu’on auroit pu trouver dans tout le monde. Mes espagnols ne s’en apperçurent que trop à leurs dépens.

La seule chose équitable que firent ces coquins, ce fut de donner d’abord ma lettre aux espagnols, & de leur mettre mes provisions entre les mains, comme je leur avois ordonné. Ils leur remirent encore un grand écrit très-circonstancié, contenant mes directions sur la manière dont j’avois songé à ma subsistance & à mes commodités, pendant mon séjour dans l’île. Il contenoit la manière dont j’avois fait mon pain, élevé mes chêvres apprivoisées, semé mon bled, seché mes raisins, fait mes pots ; en un mot, toute ma conduite dans cette déplorable situation.

Non seulement ils livrèrent cet écrit aux espagnols, dont deux savoient assez d’anglois pour en profiter, mais ils leur donnèrent toutes sortes de secours ; & dans le commencement il regna entre mes deux peuples une assez grande union. Ils partagèrent d’abord avec eux mon château, & vivoient en frères avec les espagnols, dont le chef avoit déjà une idée de ma manière de vivre ; ce qui le rendoit capables de ménager toutes les affaires de la colonie avec le secours du père de Vendredi.

Pour les anglois, ils étoient trop grands seigneurs pour se mêler d’une occupation si basse ; ils ne songeoient qu’à parcourir l’île, à tuer des perroquets, & à tourner des tortues ; & quand le soir ils revenoient au logis, ils trouvoient le souper tout prêt, graces aux soins des espagnols.

Ceux-ci s’en seroient fort consolés, si les autres avoient seulement voulu les laisser en repos ; mais ils n’étoient pas gens à vivre long-tems en paix : ils n’avoient pas la moindre envie de songer au bien de cette petite république, & ils ne vouloient pas souffrir que les autres les déchargeassent de ce soin ; semblables au chien du jardinier qui ne vouloit pas manger lui-même, ni permettre que les autres mangeassent.

Leurs différens, d’abord peu considérables, ne valent pas la peine d’être rapportés ; mais tout d’un coup la scélératesse de mes coquins éclata le plus extraordinairement qu’il est possible d’imaginer. Ils se mirent à faire une guerre ouverte aux espagnols avec toute l’insolence imaginable, d’une manière contraire à la raison, à leurs intérêts, à la justice & même au sens commun, n’ayant pas seulement le moindre prétexte pour pallier la brutalité de leur conduite.

Il est vrai que je n’en ai su d’abord toutes les particularités que des espagnols, qui étoient, pour ainsi dire, leurs accusateurs, & dont le témoignage pouvoit être suspect ; cependant quand j’eus le loisir des les examiner sur tous les points de l’accusation, ils n’en osèrent nier un seul.

Mais avant que d’aller plus loin, il faut que je supplée ici à une négligence, dont j’ai été coupable dans ma première partie, en oubliant d’instruire le lecteur d’une particularité qui a une grande liaison avec ce qui va suivre. Voici ce que c’est.

Dans le moment que nous allions lever l’ancre pour quitter mon île, il arriva une petite querelle dans le vaisseau anglois, & il étoit fort à craindre que l’équipage n’en vînt à une seconde sédition.

La chose en seroit venue là peut-être, si le capitaine, s’animant de tout son courage, & assisté de moi & de ses autres amis, n’avoit pris par force deux des plus opiniâtres, & s’il ne les avoit fait mettre dans les fers, en les menaçant, comme des rebelles qui retomboient une seconde fois dans le même crime, & qui excitoient les autres par leurs discours séditieux, de les tenir en prison jusqu’à ce qu’il les fît pendre en Angleterre.

Quoique le capitaine n’eût pas cette intention, il effraya par-là plusieurs matelots coupables de la première mutinerie, & ils persuadèrent à tout le reste qu’on les amusoit seulement par de bonnes paroles, mais qu’on les mettroit entre les mains de la justice dans le premier port d’Angleterre où le vaisseau entreroit.

Le contre-maître en eut vent, & nous en avertit ; sur quoi il fut résolu, que moi qui passois toujours pour un homme de conséquence, j’irois leur parler avec le contre-maître, & que je les assurerois que, s’ils se comportoient bien pendant le reste du voyage, il ne seroit jamais parlé du passé. Je m’acquittai de cette commission, & je leur donnai ma parole d’honneur, qu’ils n’avoient rien à craindre du ressentiment du capitaine. Ce procédé les appaisa, sur-tout quand ils virent relâchés à mon intercession les deux mutins à qui on avoit mis les fers aux pieds.

Cependant cette affaire nous empêcha de faire voile pendant cette nuit, & le vent s’étant abbatu, nous sûmes le lendemain que les prisonniers qu’on avoit relâches avoient volé chacun un mousquet, & quelques autres armes, comme aussi apparemment de quoi tirer, & que s’étant glissés dans la pinace, ils s’étoient sauvés à terre pour se joindre aux autres mutins, leurs dignes compagnons.

Dès que nous eûmes fait cette découverte, je fis mettre la chaloupe en mer, avec le contre-maître & douze hommes, pour chercher ces coquins ; mais ils ne se trouvèrent pas non plus que les trois autres ; car ils avoient tous fui ensemble dans les bois, dès qu’ils avoient vu approcher la chaloupe.

Le contre-maître étoit sur le point de les punir, une fois pour toutes, de leurs mauvaises actions, en détruisant la plantation, & en brûlant tout ce qui pouvoit les faire subsister ; mais n’osant pas le faire sans ordre, il laissa tout dans l’état où il l’avoit trouvé, & se contenta de revenir au vaisseau en ramenant la pinace.

Par cette nouvelle recrue, le nombre des anglois dans l’île montoit jusqu’à cinq : mais les trois premiers étoient si supérieurs en méchanceté aux nouveaux venus, qu’après avoir vécu deux jours avec eux, ils les chassèrent de la maison pour aller pourvoir à leur propre subsistance, & pendant quelque tems ils poussèrent la dureté jusqu’à leur refuser la moindre nourriture. Tout cela se passa avant l’arrivée des espagnols.

Quand ceux ci furent venus dans l’île, ils firent tous leurs efforts pour porter ces trois bêtes féroces à se réconcilier avec leurs compatriotes, & à les reprendre dans leur demeure, pour faire une seule famille ensemble ; mais ces scélérats ne voulurent pas seulement en entendre parler.

Ainsi les deux malheureux furent forcés de faire bande à part ; & voyant qu’il n’y avoit que l’industrie & l’application qui fussent capables de les faire subsister à leur aise, ils établirent leur demeure dans la partie septentrionale de l’île, mais un peu du côté de l’ouest, de peur des sauvages, qui d’ordinaire débarquoient dans l’île du côté de l’est.

C’est là qu’ils construisirent deux cabanes ; l’une pour eux, & l’autre pour leur magasin, & les espagnols leur ayant donné du bled pour semer, & une partie des pots que je leur avois laissés, ils se mirent à creuser, à planter, & à faire des enclos, d’après le modèle que je leur avois prescrit ; & dans peu de tems ils se trouvèrent dans une condition assez supportable. Quoiqu’ils n’eussent d’abord ensemencé qu’une très-petite portion de terre, ils eurent assez de bled pour avoir du pain ; & comme un des deux avoit été second cuisinier dans le vaisseau, il étoit fort habile à faire des soupes, des puddings, & d’autres mets, autant que leur riz, leur lait & leur viande pouvoient y fournir.

Ils étoient dans cette situation, quand les trois coquins, dont j’ai parlé, les virent insulter, uniquement pour se divertir. Ils leur dirent que c’étoit à eux que l’île appartenoit, & que le gouverneur leur en avoit donné la possession ; que personne n’y avoit le moindre droit qu’eux, & qu’ils ne bâtiroient point de maison sur leur terrein à moins que de leur en payer les rentes, ou que le diable y auroit part.

Les pauvres gens s’imaginèrent d’abord qu’ils vouloient railler ; ils leur demandèrent s’ils vouloient entrer, pour voir à leur aise les beaux palais qu’ils avoient bâtis, & pour s’expliquer sur les rente qu’ils demandoient. L’un, voulant badiner à son tour, leur dit que, s’ils étoient les maîtres du terrein, il espéroit que, s’ils faisoient valoir leurs terres comme il faut, ils voudroient bien leur accorder quelques années de franchise, à l’exemple des autres seigneurs, & il les pria de faire venir un notaire pour dresser un contrat. Un de mes trois marauds, en jurant & en blasphêmant, répondit qu’ils alloient voir si tout ceci n’étoit qu’une raillerie, & s’approchant d’un feu que ces bonnes gens avoient fait pour apprêter leur dîner, il prend un tison, le jette dans une des cabanes, & y met le feu. Elle auroit été consumée, si un des propriétaires n’avoir couru à ce coquin, ne l’avoit éloigné par force de sa pauvre hutte, & n’avoit éteint le feu en marchant dessus : encore eut-il bien de la peine à réussir.

Ce scélérat étoit dans une telle rage, en voyant le mauvais succès de sa barbarie, qu’il s’avança sur celui qui en étoit la cause, avec une perche qu’il tenoit dans la main, & il l’auroit assommé, si celui-ci n’avoit évité le coup adroitement. Son compagnon voyant le danger où il étoit, vint d’abord à son secours. Ils saisirent chacun un fusil, & celui qui avoit été attaqué le premier jeta son ennemi à terre d’un coup de crosse, avant que les deux autres scélérats fussent à portée, & voyant les deux autres se préparer à les insulter, ils se joignirent, & leur présentant les bouts de leurs fusils, ils les menacèrent de leur mettre la bourre dans le ventre, s’ils ne se retiroient.

Les autres avoient des armes à feu : mais un des honnêtes gens, plus hardi que son camarade, & désespéré par le danger où il se trouvoit, leur dit, que, s’ils faisoient la moindre mine de les coucher en joue, ils étoient morts, & leur commanda, avec fermeté, de mettre bas les armes. Ils n’en firent rien ; mais voyant les autres si déterminés, ils en vinrent à une capitulation, & consentirent à s’en aller, pourvu qu’on leur laissât emporter leur compagnon blessé. Il l’étoit effectivement & dangereusement même ; mais c’étoit sa propre faute. One peut dire que les deux attaqués, voyant leur avantage, avoient eu tort de ne les pas désarmer réellement, comme ils étoient les maîtres de le faire, & de ne pas aller ensuite raconter toute leur aventure aux espagnols. Car dans la suite les trois malheureux ne songèrent qu’à avoir leur revanche, & ils le dissimulèrent si peu, qu’ils ne voyoient jamais les autres sans les en menacer.

Il les persécutèrent nuit & jour, & à différentes reprises ils foulèrent aux pieds leur bled, tuèrent à coup de fusil trois boucs & une chèvre que ces pauvres gens élevoient pour leur subsistance ; en un mot, ils les traitèrent avec tant de cruauté & de barbarie, que ceux-ci, poussés à bout, prirent la résolution désespérée de les combattre à la première occasion. Dans ce dessein, ils prirent le parti d’aller au château où les trois coquins demeuroient avec les espagnols, & de leur livre le combat en honnêtes gens, en présence des étrangers.

Pour exécuter cette entreprise, ils se levèrent le matin avant le jour, & s’étant approchés du château, ils se mirent à appeller les trois scélérats par leurs noms, & dirent à un espagnol, qui leur répondit, qu’ils avoient à leur parler en particulier.

Il étoit arrivé justement, le jour d’auparavant, que les deux espagnols avoient rencontré dans le bois un de ces anglois honnêtes gans, & qu’ils avoient entendu de terribles plaintes sur les affronts & les dommages qu’ils avoient reçus de leurs barbares compatriotes, qui avoient miné leur plantation, détruit leur moisson, & tué leur bétail ; ce qui étoit capable des les faire mourir de faim, si les espagnols ne les recouroient.

Ces derniers étant de retour au logis, & se trouvant à table avec les scélérats, prirent la liberté de les censurer, quoique d’une manière douce & honnête. L’un d’eux leur demanda comment ils pouvoient être si cruels & si inhumains à l’égard de leurs pauvres compatriotes, qui ne les avoient jamais offensés, & qui ne songeoient qu’à trouver, de quoi subsister ; quelle raison ils pouvoient avoit pour leur en ôter les moyens qui leur avoient coûté des travaux si fatigans ?

Un des anglois répliqua brusquement que ces gens n’avoient rien à faire dans l’île, qu’ils y étoient venus sans permission, que la terre ne leur appartenoit pas, & qu’il ne souffriroit absolument pas qu’ils y bâtissent, ni qu’ils y fissent des plantations. Mais, seigneur anglois, dit l’espagnol d’un ton fort modéré, ils ne doivent pas mourir de faim. « Qu’ils meurent de faim, & qu’ils aillent à tous les diables, répondit l’anglois, comme un vrai barbare. Ils ne bâtiront ni ne planteront point ici. » Que voulez-vous donc qu’ils fassent, seigneur anglois, répliqua cet honnête homme ? « Ce que je veux qu’ils fassent, dit l’autre animal féroce, qu’ils soient nos esclaves, & qu’ils travaillent pour nous ». Mais quelle raison avez-vous pour attendre cette soumission d’eux ? Vous ne les avez pas achetés de votre argent, & vous n’avez pas le moindre droit de les réduire à l’esclavage. Le même coquin lui répondit que l’île leur appartenoit à eux trois, que le gouverneur la leur avoit laissée, & que personne n’y avoit la moindre chose à dire qu’eux : que, pour le faire voir, ils alloient brûler les huttes de leurs ennemis, & que, quelque chose qu’il pût arriver, ils n’y souffriroient ni leurs cabanes, ni leurs plantations.

S’il est ainsi, seigneur, dit l’espagnol, nous devrions être vos esclaves aussi. « Vous avez raison, répliqua l’impudent coquin ; nous comptons bien là-dessus, & vous vous en appercevrez bientôt ». Cet insolent discours étoit relevé par une centaine d’imprécations placées éloquemment dans les endroits les plus convenables. L’espagnol se contenta d’y répondre par un souris moqueur, & ne daigna pas seulement lui dire le moindre mot.

Cette conversation cependant avoit échauffé la bile à ces coquins, & se levant avec fureur, l’un d’entr’eux (nommé Guillaume Atkins) dit aux autres : allons, morbleu, finissons avec ces chiens-là ; démolissons leur château, & ne souffrons pas qu’ils tranchent du maître dans nos domaines.

Là-dessus ils s’en allèrent tous trois, chacun armé d’un fusil, d’un pistolet, & d’un sabre, en disant à demi-bas mille choses insolentes sur la manières dont ils espéroient de traiter les espagnols à leur tour, dès qu’ils en trouveroient l’occasion. Mais ceux-ci ne les entendirent qu’imparfaitement : ils parurent juger seulement qu’il les menaçoient pour avoir pris le parti des anglois honnêtes gens.

On ne sait pas trop bien ce qu’ils firent pendant toute cette nuit ; mais il est apparent qu’ils parcoururent tout le pays pendant quelques heures, & qu’enfin fatigués, ils s’étoient mis à dormir dans l’endroit que j’appelois autrefois ma maison de campagne, sans s’éveiller d’assez bon matin pour exécuter leurs projets abominables.

On sut après que leur but avoit été de surprendre les deux anglois dans le sommeil, de mettre le feu à leur cabane pendant qu’ils y seroient couchés, & de les y brûler, ou de les tuer lorsqu’ils voudroient en sortir pour éviter le feu. La malignité dort rarement d’un profond sommeil, & je m’étonne qu’ils n’eurent pas la force de se tenir éveillés pour exécuter leur barbare dessein.

Cependant les autres ayant en même-tems résolu une entreprise contr’eux, mais plus digne de braves gens que l’incendie & le meurtre, il arriva fort heureusement pour les uns & pour les autres, que ceux de la cabane étoient déjà en chemon avant que ces coquins sanguinaires vinssent à leur demeure.

Quand ils arrivèrent, ils trouvèrent la hutte vide. Atkins, qui étoit le plus déterminé, cria à ses camarades : voici le nid, mais les oiseaux s’en sont envolés ; que le diable les emporte. Là-dessus ils s’arrêtèrent pendant quelques instans pour deviner la raison qui pouvoit avoir obligé leurs ennemis de sortir de si bonne heure, & ils convinrent tous que les espagnols devoient leur avoir donné connoissance du danger où ils alloient être exposés. Après cette conjecture, ils se donnèrent la main tous trois, & s’engagèrent par des sermens horribles, à se venger de ceux qui les avoient trahis. Immédiatement après, ils se mirent à travailler sur les huttes des pauvres anglois, ils les abattirent toutes deux, & n’en laissèrent pas une pièce entière ; de manière qu’à peine pouvoit-on connoître la place où elles avoient été ; ils en réduisirent, pour ainsi dire, en poussière tous les meubles, & en répandirent tellement les débris au long & au large, qu’ensuite ces bonnes gens trouvèrent plusieurs de leurs ustensiles à une demi-lieue de leur habitation.

Après cette expédition, ils attachèrent tous les arbres que leurs ennemis avoient plantés, l’enclos dans lequel ils tenoient leur bétail & leur blé ; en un mot, ils saccagèrent tout aussi parfaitement qu’auroit pu le faire une horde de tartares.

Pendant ce bel exploit les deux anglois étoient allés pour les chercher & pour les combattre par-tout où ils les trouveroient ; & quoiqu’ils ne fussent que deux contre trois, il est certain qu’il y auroit eu du sang répandu ; car ils étoient tous également déterminés, & incapables de s’épargner en aucune manière.

Mais la providence fut plus soigneuses de les séparer, qu’ils n’étoient ardens à se joindre ; car comme ils avoient voulu se croiser à dessein, lorsque les trois étoient allés du côté des huttes, les deux marchoient du côté du château ; & lorsque ces derniers se furent mis en chemin pour les chercher, les trois étoient revenus du côté de ma vieille demeure. Nous allons voir dans le moment la différence qu’il y eut dans le procédé des uns & des autres.

Les trois revinrent vers les espagnols la fureur peinte sur le visage, & échauffés de l’expédition qu’ils avoient faite avec tant d’animosité : ils se vantèrent hautement de leur action, comme si elle avoit été la plus héroïque du monde, & l’un d’entr’eux avançant sur un des espagnols d’un air arrogant, il lui saisit le chapeau, & le lui faisant pirouetter sur la tête, il lui dit insolemment, en lui riant au nez : Et vous, seigneur, nous vous donnerons la même sauce, si vous n’avez pas soin d’avoir du respect pour nous.

L’Espagnol quoique doux & fort honnête, étoit un homme aussi courageux qu’on puisse l’être ; d’ailleurs il étoit adroit & robuste au suprême degré. Après avoir regardé fixement celui qui venoit de l’insulter avec si peu de raison, il alla vers lui d’un pas fort grave, & du premier coup de poing il le jeta à terre, come un bœuf qu’on assomme ; sur quoi un autre anglois, aussi insolent que le premier, lui tira un coup de pistolet. Il ne le tua pourtant pas, les balles passèrent au travers de ses cheveux, mais l’une lui toucha le bout de l’oreille & le fit saigner beaucoup.

L’Espagnol voyant couler son sang abondamment, crut être blessé plus dangereusement qu’il ne l’étoit ; & quoique jusques-là il eût agi avec toute la modération possible, il commença à s’échauffer, & crut qu’il étoit tenu de montrer à ces scélérats qu’ils avoient tort de se jouer à d’aussi braves gens qu’eux : il arracha le fusil à celui qu’il avoit jeté à terre, & il alloit faire sauter la cervelle au coquin qui l’avoit voulu tuer, quand les autres espagnols se montrant, le prièrent de ne point tirer sur lui, & se jetant sur mes drôles, les désarmèrent, & les mirent hors d’état de leur nuire.

Quand ces marauds se virent sans armes, & les espagnols autant animés contr’eux que les anglois, ils commencèrent à mettre de l’eau dans leur vin, & à les prier avec assez de douceur de leur rendre leurs armes. Mais considérant l’inimitié qu’il y avoit entr’eux & les deux habitans des huttes, & persuadés que le meilleur moyen d’empêcher qu’ils n’en vinssent aux mains ensemble, étoit de laisser ceux-ci désarmés, ils leur dirent qu’ils n’avoient point intention de leur faire le moindre mal, & qu’ils continueroient à leur donner toute sorte d’assistance, s’ils vouloient vivre paisiblement ; mais qu’ils ne trouvoient pas à propos de leur rendre leurs armes, pendant qu’ils étoient animés contre leurs propres compatriotes, & qu’ils avoient même déclaré ouvertement leur dessein de faire esclaves tous les espagnols.

Ces gens abominables, hors d’état d’entendre raison & d’agir raisonnablement, voyant qu’on leur refusoit leurs armes, sortirent de cet endroit, la rage dans le cœur, & menaçant qu’ils sauroient bien se venger des espagnols, quoiqu’on leur eût ôté leurs armes à feu. Mais ceux-ci méprisant leurs bravades, leur dirent de prendre garde à ne rien entreprendre contre leurs plantations & contre leur bétail ; que s’ils étoient assez hardis pour le faire, ils les tueroient comme des bêtes féroces par-tout où ils les trouveroient ; & que, si après une telle hostilité, ils tomboient vifs entre leurs mains, il les pendroient sans quartier.

Ces menaces ne leur firent rien rabattre de leur fureur, & ils s’en allèrent jetant feu & flâmes, & jurant de la manière du monde la plus terrible.

A peine les avoit-on perdu de vue, que voilà nos deux autres, tout aussi enragés qu’eux, mais à bien plus juste titre ; car ayant été à leur plantation, & la voyant détruite de fond-en-comble, ils avoient de justes raisons pour s’emporter contre leurs barbares ennemis. Ils ne trouvèrent que difficilement le tems de raconter leur malheur aux espagnols, tant ceux-ci s’empressoient de les informer de leur propre aventure. Il faut avouer que c’étoit une chose très-extraordinaire de voir ainsi trois insolens insulter dix-neuf braves gens, sans recevoir la moindre punition.

Il est vrai que les espagnols les méprisoient, sur-tout après les avoir désarmés, & rendu par-là leurs menaces vaines. Mais les anglois étoient plus animés, & résolurent d’en tirer vengeance, quoiqu’il en pût arriver.

Cependant les espagnols les appaisèrent en leur disant que, puisqu’ils leur avoient ôté leurs armes, ils ne pouvoient pas permettre qu’on les attaquât & qu’on les tuât à coups de fusil. De plus, l’espagnol qui étoit alors comme gouverneur de l’île, les assura qu’il leur procureroit une satisfaction entière. Car, dit-il, il ne faut pas douter qu’ils ne reviennent à nous quand leur fureur aura eu le tems de se ralentir, puisqu’ils ne sauroient subsister sans notre secours, & nous vous promettons en ce cas qu’ils vous satisferont, à condition que, de votre côté, vous vous engagiez à n’exercer aucune violence contr’eux, que pour votre propre défense.

Les deux anglois s’y accordèrent, mais avec beaucoup de peine : les espagnols leurs protestèrent qu’ils n’avoient point d’autre dbut que d’empêcher l’effusion du sang parmi eux, & de les rendre tous plus heureux. « Car, dirent-ils, nous ne sommes pas si nombreux, qu’il n’y ait de la place ici pour nous tous, & c’est une grande pitié que nous ne puissions être tous amis ». Ces paroles les adoucirent à la fin entièrement ; ils s’engagèrent à tout ce que les espagnols voulurent, & restèrent quelques jours avec eux à cause que leur propre habitation avoit été détruite.

Environ cinq jours après, les trois vagabonds, las de se promener & à moitié morts de faim, ne s’étant soutenus que par quelques œufs de tourterelles, revinrent vers le château, & voyant le commandant espagnol avec deux autres se promener sur le bord de la petite baie, ils s’en approchèrent d’une manière assez soumise, & lui demandèrent en garce & avec humilité, d’être reçus de nouveau dans la famille. Mon honnête homme d’espagnol les reçut gracieusement : mais il leur dit qu’ils avoient agi avec leurs propres compatriotes d’une manière si grossière, & avec ses gens à lui d’une manière si brutale, qu’il lui étoit impossible d’accorder leur demande, sans délibérer là-dessus auparavant avec les anglois & les autres espagnols ; qu’il alloit dans le moment leur en faite la proposition, & qu’il leur donneroit réponse dans une demi-heure. La faim leur fit paroître la condition d’attendre une demi-heure hors du château, extrêmement dure ; & n’en pouvant plus, ils supplièrent le gouverneur de leur faire apporter un peu de pain, ce qu’il fit : il leur envoya en même tems une grosse pièce de chevreau & un perroquet rôti, & ils mangèrent le tout avec un très-grand appétit.

Après avoir attendu le résultat de la délibération pendant la demi-heure stipulée, on le fit entrer, & il y eut une grande dispute entr’eux & leurs compatriotes qui les accusoient de la ruine totale de leur plantation, & du dessein de les assassiner. Comme ils s’en étoient vantés auparavant, ils ne purent pas le nier alors. Les chef des espagnols fit le médiateur, & comme il avoit porté les deux anglois à ne point attaquer les trois autres pendant qu’ils seroient désarmés & hors d’état de leur nuire, aussi il obligea les trois scélérats d’aller rebâtir les cabanes ruinées, l’une précisément comme elle avoit été, & l’autre plus spacieuse ; à faire de nouveaux enclos, à planter de nouveaux arbres, à semer du blé pour remplir celui qu’ils avoient ruiné : en un mot, à remettre tout dans l’état où ils l’avoient trouvé, autant qu’il leur étoit possible ; car il n’étoit pas faisable de suppléer exactement au blé qui étoit déjà fort avancé, & aux arbres qui avoient déjà commencé à croître considérablement.

Ils se soumirent à toutes ces conditions ; & comme on leur donnoit des vivres en abondance, ils commencèrent à vivre paisiblement, & toute la colonie étoit fort unie. Il n’y manquoit rien, sinon qu’il étoit impossible de porter les trois vagabonds à travailler pour eux-mêmes.

Néanmoins les espagnols furent assez obligeans pour leur déclarer que, pourvu qu’ils ne troublassent plus le repos de la société, & qu’ils voulussent prendre à cœur le bien général de la plantation, ils travailleroient pour eux avec plaisir, & qu’ils leur permettroient de se promener à leur fantaisie, d’être aussi fainéans qu’ils le trouveroient à propos. Tout alla parfaitement bien pendant un mois ou deux ; après quoi les espagnols furent assez bons de leur rendre leurs armes, & de leur donner la même liberté dont ils avoient joui auparavant.

Huit jours après cet acte de générosité de la part des espagnols, ces scélérats, incapables de la moindre reconnoissance, recommencèrent leurs insolences, & se mirent dans la tête le dessein du monde le plus affreux. Ils ne l’exécutèrent pourtant pas alors, à cause d’un accident qui mit toute la colonie également en danger, & força les uns & les autres à renoncer à tout ressentiment particulier, pour songer à leur propre conservation.

Il arriva pendant une nuit que le gouverneur ou le chef des espagnols ne put fermer les yeux, de quelque côté qu’il se tournât. Il se portoit très-bien par rapport au corps, comme il m’a dit ; mais il se sentoit agité par des pensées tumultueuses, quoique parfaitement éveillé ; son cerveau étoit plein d’images de gens qui se battoient & qui se tuoient les uns les autres. En un mot étant resté quelque tems au lit dans cette inquiétude, & sentant son agitation redoubler de plus en plus, il se leva. Comme ils étoient tous couchés sur des tas de peaux de chèvres, placées dans de petites couches qu’ils avoient dressées pour eux-mêmes, & non pas dans des branles comme moi, ils avoient peu de chose à faire pour se lever. Il ne leur faloit que se dresser sur leurs pieds, & mettre un juste-au-corps & leurs escarpins, & ils étoient en état de sortir & de vaquer à leurs affaires.

S’étant donc ainsi levé, l’espagnol sortit ; mais l’obscurité l’empêchoit de rien voir d’une manière distincte ; d’ailleurs il étoit empêché par les arbres que j’avois plantés, & qui, étant parvenus à une grande hauteur, lui barroient la vue ; de sorte qu’il ne pouvoit que regarder en haut & remarquer que le ciel étoit serein & parsemé d’étoiles. Il n’entendoit point le moindre bruit, & là-dessus il prit le parti de se recoucher. Mais c’étoit encore la même chose ; il ne pouvoit ni dormir, ni se tranquiliser l’esprit ; il sentoit toujours ame également troublée sans en appercevoir la moindre raison.

Ayant fait quelque bruit en se levant & en se couchant, en sortant & en rentrant, un de ses gens s’éveilla, & demanda qui étoit celui qui faisoit du bruit : sur quoi le gouverneur lui dépeignit la situation où il se trouvoit. Écoutez donc, lui dit l’espagnol ; de tels mouvemens ne sont pas à négliger, je vous en assure. Il y a certainement quelque malheur qui nous pend sur la tête. Où sont les anglois ? poursuivit-il. Il n’y a rien à craindre de ce côté-là, répondit le gouverneur ; ils sont dans leurs huttes. Il est apparent que depuis leur dernière mutinerie les espagnols s’étoient réservé mon château, & qu’ils avoient logé les anglois dans un quartier à part d’où ils ne pouvoient pas venir à eux sans qu’ils y consentissent.

N’importe, répondit l’espagnol ; il y a ici quelque chose qui ne va pas bien, j’en suis sûr par ma propre expérience. Je suis très-convaincu ajoûta-t-il, que nos esprits ont de la communications avec des esprits dégagés de la matière, qui habitent le monde invisible, & qu’ils en reçoivent des avertissemens avantageux, pourvu qu’ils s’en veuillent servir. Allons, dit-il, sortons d’ici, examinons tout ; & si nous n’y trouvons rien qui puisse justifier vos appréhensions ; je vous conterai une histoire fort convenable au sujet, & qui vous convaincra de la vérité de mon opinion.

En un mot, ils allèrent ensemble sur la colline, d’où j’avois autrefois reconnu le pays en pareil cas en y montant par le moyen d’une échelle que je tirois après moi, afin de parvenir jusqu’au second étage. Comme ils étoient alors en grand nombre dans l’île, ils ne s’avisèrent pas de toutes ces précautions ; ils s’y en furent tout droit par le bois ; mais ils furent bien surpris en remarquant de cette hauteur une lumière venant de quelque feu, & en entendant la voix de plusieurs hommes.

Dans toutes les occasions où j’avois vu les sauvages débarquer dans mon île, j’avois pris tout le soin imaginable pour leur cacher que l’île étoit habitée ; & quand ils venoient à le découvrir, je le leur faisois sentir d’une manière assez rude, que ceux qui s’en échappoient n’en pouvoient pas donner un récit fort exact, & que les seuls qui m’avoient vun & qui s’en étoient allés en état de le raconter, étoient les trois sauvages qui, dans notre dernière rencontre, s’étoient sauvés dans un des trois canots, & dont la fuite m’avoit fort allarmé.

Il n’étoit pas possible à ma colonie de savoir si les sauvages étoient abordés à l’île dans un si grand nombre, & s’ils avoient quelque dessein contre elle sur le rapport de ces trois, ou si c’étoit par la même raison qui les y avoit fait venir autrefois. Mais quoi qu’il en soit, il n’y avoit pour elle que deux partis à prendre, ou de se cacher soigneusement & de prendre toutes les mesures possibles pour laisser ignorer à ces cannibales que l’île étoit habitée, ou de tomber sur eux avec tant de vigueur qu’il n’en échappât pas un seul : ce qui ne se pouvoit faire qu’en coupant le chemin à leurs barques. Malheureusement mes gens n’eurent pas cette présence d’esprit ; ce qui troubla leur tranquillité pendant un tems considérables.

On croira facilement que leur gouverneur & les deux hommes, surpris de ce qu’il voyoient, s’en retournèrent dans le moment pour éveiller leurs camarades, & pour les instruire du danger qui les menaçoit. Ils prirent d’abord l’allarme ; mais il fut impossible de leur persuader de se tenir clos & couverts. Ils sortirent d’abord pour voir de leurs propres yeux ce dont il s’agissoit.

Le mal n’étoit pas grand tant qu’il faisoit obscur, & ils eurent tout le loisir pendant quelques heures de considérer les sauvages, par le moyen de la lumière répandue de trois feux qu’ils avoient faits sur le rivage à quelque distance l’un de l’autre. Ils ne pouvoient pas comprendre quel étoit le dessein de ces gens, & ils ne savoient à quoi se résoudre eux-mêmes. Les ennemis étoient en grand nombre ; & ce qu’il y avoit de plus chagrinant, c’est que, bien loin d’être ensemble, ils étoient séparés en plusieurs bandes assez éloignées l’une de l’autre.

Ce spectacle jeta les Espagnols dans une terrible consternation ; ils les voyoient roder par-tout, & appréhendoient fort que par quelque accident, ils ne vinssent à découvrir leur habitation, ou qu’ils ne fussent assurés par quelque marque que le lieu étoit peuplé. Ils craignoient sur-tout pour leur troupeau, qui ne pouvoit pas être détruit sans les mettre en danger de mourir de faim.

Pour prévenir ce désastre, ils détachèrent d’abord deux Espagnols & trois Anglois, avec ordre de chasser tout le troupeau dans la grande vallée où étoit ma grotte, & de le faire entrer dans la grotte même s’il étoit nécessaire.

Ils résolurent en même tems, s’il arrivoit que les sauvages s’assemblassent tous en une seule troupe, & s’éloignassent de leurs canots, de tomber sur eux quand ils seroient une centaine. Mais c’est à quoi il ne falloit pas s’attendre ; il y avoit entre leurs petites bandes la distance d’une grande demi-lieue ; &, comme il parut ensuite, elles étoient de deux nations différentes.

Après s’être arrêtes quelque tems pour délibérer sur le parti le plus sûr qu’il y avoit à prendre dans cette conjoncture, ils résolurent d’envoyer le vieux sauvage, père de Vendredi, pour reconnoître pendant qu’il faisoit encore obscur, & pour se mêler avec eux, afin de savoir leur dessein. Le bon vieillard l’entreprit volontier ; & s’étant mis nud comme la main, il partit dans le moment. Après deux heures d’absence, il vint rapporter qu’il avoit trouvé que c’étoient deux partis différens de deux nations qui étoien en guerre l’une contre l’autre ; qu’ils avoient donné une grande bataille dans leur pays, & qu’ayant fait quelques prisonniers de côté & d’autre, ils étoient venus par hasard dans la même île pour faire leur festin, & pour se divertir ; que dès qu’ils s’étoient découverts mutuellement, leur joie avoit été extrêmement troublée, & qu’ils paroissoient dans une si grande rage, qu’il ne falloit pas douter qu’ils ne se battissent de nouveau à l’approche du jour. Il n’avoit pas vu d’ailleurs la moindre apparence qu’ils soupçonnassent l’île d’être habitée, & qu’ils s’attendissent à y trouver d’autres gens que leurs ennemis. À peine ce bonhomme eut-il fini son rapport, qu’un terrible bruit fit comprendre à nos gens que les deux armées en étoient aux mains, & que le combat devoit être furieux.

Le père de Vendredi employa toute son éloquence à persuader à nos gens de se tenir en repose, & de ne pas se montrer. Il leur dit que c’étoit en cela seul que consistoit leur sûreté, que les sauvages ne manqueroient pas de se tuer les uns les autres, & que ceux qui échapperoient du combat, s’embarqueroient tout aussi-tôt. Cette prédiction fut accomplie dans toutes ses circonstances.

Mes gens cependant ne voulurent point entendre raison, particulièrement les Anglois, qui sacrifiant leur prudence à leur curiosité, sortirent tous pour aller voir le combat. Ils ne laissèrent pas néanmoins de se servir de quelque précaution ; & au lieu d’avancer à découvert pardevant leur habitation, ils prirent un détour par le bois & se placèrent avantageusement dans un endroit où ils pouvoient voir tout ce qui se passoit sans être apperçus, à ce qu’ils pensoient. Mais la suite fit croire qu’ils avoient été découverts par les sauvages.

La bataille cependant étoit aussi terrible qu’opiniâtre, & si je puis ajoûter foi aux Anglois, il paroissoit dans un des partis une bravoure extraordinaire, une fermeté invincible, & beaucoup d’adresse à ménager le combat. Il dura deux heures avant qu’on pût voir de quel côté se déclareroit la victoire. Alors la troupe la plus proche des Anglois commença à s’affoiblir, à se mettre en désordre, & à s’enfuir peu de tems après.

Nos gens craignoient fort que quelques-uns des fuyards ne se jetassent, pour se dérober à la fureur de leurs ennemis, dans la caverne qui étoit devant leur habitation, & qu’ainsi ils ne découvrissent involontairement que le lieu étoit habité. Ils craignoient bien plus encore que les victorieux ne les y suivissent, & là-dessus ils résolurent de se tenir avec leur armes au-dedans du retranchement, de faire une sortie sur tous ceux qui voudroient entrer dans la caverne, dans l’intention de les tuer tous, & de les empêcher de donner des nouvelles de leurs découvertes. Leur dessein étoit de ne se servir pour cet effet que de leurs sabres, ou des crosses de leurs fusils, de peur de faire du bruit & d’en attirer par-là un plus grand nombre.

La chose arriva précisément comme ils s’y étoient attendus ; trois d’entre les vaincus s’enfuyant de toutes leurs forces, & traversant la baie, vinrent directement vers cet endroit, ne songeant à autre chose qu’à chercher un sayle dans ce qui leur paroissoit un bois épais. La sentinelle de mes gens vint aussi-tôt les avertir, en ajoûtant, à leur grande satisfaction, que les vainqueurs ne les poursuivoient pas, & sembloient ignorer de quel côté ils s’étoient sauvés, sur-quoi le gouverneur Espagnol, trop humain pour souffrir qu’on massacrât ces pauvres fugitifs, ordonna à trois de nos gens de passer par-dessus la colline, de se glisser derrière eux, de les surprendre, & de les faire prisonniers : ce qui fut fait.

Le reste du peuple s’enfuit du côté de leurs canots, & se mit en mer. Pour les victorieux, ils ne les poursuivirent pas avec beaucoup d’ardeur, & s’étant tous mis ensemble, ils jetèrent deux grands cris pour célébrer leur triomphe, selon toutes les apparences. Le même jour, à peu-près à trois heures de l’après-dînée, ils rentrèrent dans leurs barques, & de cette manière ma colonie s’en vit délivrée, & ne revit pas ces hôtes incommodes de plusieurs années.

Après qu’ils se furent tous retirés, les Espagnols sortirent de leur embuscade pour aller examiner le champ de bataille. Ils y trouvèrent à-peu-près une trentaine de morts, dont quelques-uns avoient été tués par de grandes flèches qu’on leur voyoit encore dans le corps ; mais la plupart avoient perdu la vie par des coups terribles de certains sabres de bois, dont mes gens trouvèrent seize ou dix-sept sur la place, avec autant d’arcs & de javelots. Ces sabres étoient d’une grosseur & d’une pesanteur terrible, & il falloit avoir une force extraordinaire pour les manier comme il faut. La plupart de ceux qui avoient été tués par ces instrumens avoient la tête brisée, &, comme l’on dit, en marmelade. D’autres avoient les jambes & les bras cassés ; ce qui marque clairement qu’ils se battent avec la dernière animosité. Nous n’en trouvâmes pas un qui ne fût roide mort. Car la coutume est parmi eux de faire tête à l’ennemi, quoique blessé, jusqu’à la dernière goutte de leur sang, & les victorieux ne manquent jamais d’emporter leurs propres blessés, & ceux d’entre les ennemis que leurs blessures empêchent de prendre la fuite.

Cet accident apprivoisa mes Anglois, pendant quelque tems : ce spectacle leur avoit donné de l’horreur, & ils trembloient à la seule idée de ces cannibales, entre les mains desquels ils ne pouvoient tomber sans être tués comme ennemis, & sans leur servir de nourriture comme un troupeau de bétail. Ils m’avouèrent ensuite que la pensée d’être mangés en guise de bœuf ou de mouton, quoique ce malheur ne pût leur arriver qu’après leur mort, avoit alors quelque chose pour eux de si effroyable, qu’ils en avoient horreur ; & que pendant plusieurs semaines, les images affreuses qui leur rouloient dans l’esprit, les avoient presque rendus malades.

Ils furent quelque tems de suite fort traitables, & vaquèrent aux affaires communes de la colonie. Ils plantoient, semoient, faisoient la moisson, comme s’ils avoient vécu dès leur enfance dans ce lieu : mais cette bonne conduite n’eut point de durée, & ils prirent bientôt de nouvelles mesures pour se venger de leurs compatriotes, & se précipitèrent eux-mêmes dans de grands malheurs.

Ils avoient fait trois prisonniers, comme j’ai dit : c’étoient de jeunes gens, alertes & robustes, qui les servirent en qualité d’esclaves, & qui leur furent d’une grande utilité. Mais ils ne s’y prirent pas, pour gagner leur cœur, de la même manière dont j’avois usé avec Vendredi. Ils négligèrent de les rendre sensibles à l’humanité avec laquelle ils leur avoient sauvé la vie. Bien loin de leur donner quelques principes de religion, ils ne songèrent pas seulement à les civiliser, & à leur inspirer une conduite raisonnable par des instructions sages & accompagnées de douceur. Ils les nourrissoient, mais en recompense ils les employoient au travail le plus rude, & ils ne s’en faisoient servir que par force. De cette manière ils ne pouvoient pas compter sur eux quand il s’agiroit de hazarder leur vie pour leurs maîtres ; au lieu que Vendredo étoit homme à se précipiter dans une mort certaine, pour me tirer du danger.

Quoi qu’il en soit, toute la colonie paroissoit liée alors par une sincère amitié ; le péril commun en ayant banni pour un tems toute animosité particulière. Dans cette situation, ils se mirent unanimement à délibérer sur leurs intérêts, & la première chose qui leur parut digne d’attention, ce fut d’examiner, si, instruits par l’expérience que le côté de l’île qu’ils occupoient étoit le plus fréquenté par les sauvages, ils ne feroient pas bien de se retirer dans un endroit plus éloigné, tout aussi propre à leur fournir abondamment de quoi vivre, & infiniment plus capable de mettre en sûreté leur bled & leur bétail.

Après beaucoup de raisonnement pour & contre ce projet, on résolut de ne point changer de demeure, parce qu’il pourroit arriver un jour que le vieux gouverneur leur envoyât quelqu’une de sa part, qui ne pourroit que les chercher en vain, s’ils s’éloignoient de son ancienne demeure ; & qui les croiroit tous péris, s’il voyoit son château détruit : ce qui les priveroit à jamais de tout le secours que j’aurois la bonté de leur donner. Mais pour leur bled & leur bétail, ils tombèrent d’accord de les reculer dans la vallée où étoit ma grotte, & où il y avoit une grande étendue de fort bonne terre. Cependant après y avoir pensé plus mûrement, ils changèrent de dessein, & prirent la résolution de n’envoyer dans cette vallée qu’une partie de leur bétail, & de n’y semer que la moitié de leur bled, afin que, si par quelque désastre une partie en étoit détruite, le reste pût être hors d’insulte, & leur fournir le moyen de réparer leur perte.

D’ailleurs ils prirent un parti fort prudent à mon avis, par rapport à leurs prisonniers. Ce fut de leur cacher soigneusement le bétail qu’ils avoient dans cette vallée, & la plantaiton qu’ils avoient trouvé à propos d’y faire. Sur-tout ils ne les laissèrent jamais approcher de la grotte, qu’ils considéroient comme un asyle sûr, en cas d’extrême nécessité, & où ils avoient caché les deux barils de poudre que je leur avois laissés en partant.

Comme j’avois mis mon château à couvert par un retranchement, & par un bois assez épais, ils virent aussi-bien que moi que toute la sûreté consistoit à n’être pas découverts, & conséquemment ils résolurent de rendre leur habitation invisibles de plus en plus. Pour cet effet, voyant que j’avois planté des arbres à une assez grande distance de l’entrée de ma demeure, ils suivirent le même plan, & en couvrirent toute l’étendue qu’il y avoit entre mon bocage & le côté de la baie où autrefois j’avois abordé avec mes radeaux. Ils poussèrent leur plantation jusqu’à l’endroit marécageux que la marée inondoit, sans laisser le moindre lieu commode pour y débarquer, ni la moindre trace qui pût le faire entreprendre.

J’ai déjà dit que les arbres de cette espèce croissent en fort peu de tems, & comme ils les plantoient beaucoup plus grands & plus avancés que je ne l’avois fait, n’ayant que le dessein de mettre des pallissades devant ma fortification, à peine avoient-ils été en terre pendant trois ou quatre ans, qu’étant fort près l’un de l’autre, ils firent une haie impénétrable à la vue même. À l’égard de ceux que j’avois plantés, & dont le tronc étoit de la grosseur d’une cuisse d’homme ils en mirent un si grand nombre de jeunes, & les placèrent si serrés, que pour pénétrer par force dans le château il auroit fallu une armée entière pour s’y faire une entrée à coups de hache ; car à peine un petit chien auroit-il pu passer au travers.

Ils firent la même chose des deux côtés de mon habitation, & par derrière ; & ils couvrirent d’arbres toute la colline, ne se laissant pas à eux-mêmes la moindre sortie, sinon par le moyen de mon échelle qu’ils tiroient après eux pour monter sur le second étage de cette hauteur, précisément comme je m’y étois pris autrefois moi-même. Ainsi, quand l’échelle n’y étoit pas, il falloit des aîles ou du sortilège pour rendre quelqu’un capable de venir à eux.

Il n’y avoit rien de là qui ne fput parfaitement bien imaginé ; & ils virent ensuite que toutes ces précautions n’avoient pas été inutiles. Je fus convaincu par-là que, comme la prudence humaine est autorisée par la providence divine, ainsi c’est la direction de la providence qui la met à travailler ; & si nous voulions bien en écouter la voix, je suis sûr que ce seroit le moyen d’éviter un grand nombre de désastres, auxquels notre négligence est accoutumée d’assujettir notre vie.

Ils vécurent de cette manière deux années de suite dans une parfaite tranquillité, sans recevoir la moindre visite de leurs incommodes voisins. Il est vrai qu’un matin ils eurent une allarme bien chaude. Elle leur fut donnée par quelque Espagnols, qui ayant été de fort bonne-heure du côté occidental de l’île, où je n’avois jamais mis le pied, de peur d’être découvert, avoient été surpris par la vue d’une vingtaine de canots qui paroissoient sur le point d’aborder ; ils étoient revenus au logis à toutes jambes dans une grande consternation, & ils avoient averti leurs camarades du danger qui paroissoit les menacer.

Là-dessus ils se tinrent clos & couverts, pendant tout ce jour, & le jour suivant, ne sortant que la nuit pour aller à la découverte ; mais heureusement pour eux l’allarme étoit fausse, les sauvages n’étoient pas débarqués, ils avoient apparemment poussé plus loin pour exécuter quelqu’autre entreprise.

Peu de tems après, ces Espagnols eurent avec les trois Anglois une nouvelle querelle, dont voici la cause. Un d’entr’eux, le plus violent de tous les hommes, enragé comme un esclave, de ce qu’il n’avoit pas bien fait quelque ouvrage qu’il lui avoit donné, & qu’il avoit marqué quelque dépit, lorsqu’il avoit voulu le redresser, saisit une hache, non pas pour le punir, mais pour le tuer.

Il avoit envie de lui fendre la tête ; mais la rage ne lui permettant pas de bien diriger son coup, il tomba sur l’épaule du pauvre homme ; sur quoi un des Espagnols, croyant qu’il lui avoit coupé un bras, accourut pour le prier de ne pas massacrer ce malheureux, & pour l’en empêcher par force, s’il étoit nécessaire. Ce furieux là-dessus se jeta sur l’Espagnol lui-même en jurant qu’il le tueroit en la place du sauvage ; mais l’autre évita le coup, & avec une pelle qu’il avoit à la main, (car ils étoient tous occupés au labourage, ) il le terrassa. Un autre Anglois voyant son compagnon à terre, se rua sur l’Espagnol, & le terrassa à son tour. Deux autres Espagnols vinrent au secours de celui-ci, & le troisième Anglois se rangea du côté des deux autres. Ils n’avoient point d’armes à feu, ni les uns ni les autres, mais assez de haches, & d’autres outils propre à s’assommer. Il est vrai qu’un des Anglois avoit un sabre caché sous ses habits, avec lequel il blessa les deux Espagnols, qui étoient venus pour seconder leurs compagnons. Là-dessus toute la colonie fut en confusion, & les Anglois furent faits prisonniers tous trois. On délibéra d’abord sur ce qu’on en feroit. Ils avoient déjà excité tant de troubles, ils étoient si furieux, & de plus de si grands fainéans, qu’ils étoient pernicieux à cette petite société, sans lui être en aucune maniere utiles ; d’ailleurs c’étoient des traîtres & des perfides, à qui le crime ne coûtoit rien.

Le gouvernement leur déclara ouvertement, que s’ils étoient de son pays, ils les feroit tous pendre sans quartier, puisque les loix de tous les gouvernemens tendent à la conservation de la société, & qu’il est juste d’en ôter tous ceux qui tâchent de la détruire ; mais qu’étant Anglois, il vouloit les traiter avec la plus grande douceur, en considération d’un homme de leur nation, à qui ils devoient tous la vie, & qu’ils les abandonneroient au jugement de leurs deux compatriotes.

Là-dessus un de ces derniers se leva, & pria qu’on le dispensât de cette commission, puisqu’ils seroient obligés en conscience à les condamner à être pendus. Ensuite il conta comment Guillaume Atkins leur avoit fait la proposition de se joindre tous cinq, pour assassiner les Espagnols pendant leur sommeil.

Je gouverneur entendant une entreprise si horrible, se tourna vers le scélérat qu’on venoit d’accuser ; comment donc, seigneur Atkins, lui dit-il, vous nous avez voulu assassiner tous tant que nous sommes ? Qu’avez-vous à répondre à celà ? Ce malheureux étoit si éloigné de le nier, qu’il en convint effrontément, en jurant qu’il étoit encore dans le même dessein.

Mais, Atkins, reprit l’Espagnol, qu’est-ce que nous vous avons fait pour mériter un pareil traitement, & que gagneriez-vous en nous massacrant ? Que faut-il que nous fassions pour vous en empêcher ? Pourquoi faut-il que vous nous mettiez dans la nécessité, ou de vous tuer, ou d’être tués par vous ? Vous avez grand tort de nous mettre dans cette cruelle situation.

La manière calme & douce dont l’Espagnol prononça ces paroles, fit croire à Atkins qu’il se mocquoit de lui ; sur quoi il se mit dans ne telle fureur, que, s’il avoit eu des armes, & s’il n’avoit pas été retenu par trois hommes, il est à croire qu’il auroit tué le gouverneur au milieu de toute la compagnie.

Cette rage inconcevable les obligea à considérer sérieusement quel parti ils prendroient à l’égard de ces furieux. Les deux Anglois, & l’Espagnol qui avoit empêché la mort de l’esclave, opinèrent qu’il en falloit prendre un, pour servir d’exemple aux autres ; & que ce devoit être celui qui dans le moment avoit voulu faire deux meurtres avec sa hache. Il est effectivement apparent qu’il avoit eu ce dessein là ; car il avoit si cruellement blessé le pauvre sauvage, qu’on croyoit impossible qu’il en réchappât.

Le gouverneur néanmoins ne fut pas de cet avis là ; il répéta encore que c’étoit à un Anglois qu’ils étoient tous redevables de la vie, & qu’il ne consentiroit pas à la mort d’un seul, quand ils auroient massacré la moitié de ses gens. Il ajoûta que, s’il étoit assassiné lui-même par un Anglois, il emploieroit ses dernières paroles à les prier de lui faire grace.

Il insista là-dessus avec tant de force, qu’il fut inutile de l’en dissuader ; & comme d’ordinaire l’opinion qui tend le plus vers la clémence, prévaut dans un conseil, quand elle est soutenue avec vigueur, ils entrèrent tous dans le sentiment de cet honnête homme. Il falloit pourtant songer aux moyens d’empêcher l’exécution de la barbare entreprise des criminels, & de délivrer une fois pour toutes cette petite société de ses appréhension si bien fondées. On délibéra là-dessus avec beaucoup d’attention, & l’on convint à la fin unanimement de ces articles.

» Qu’ils seroient désarmés, & qu’on ne leur permettoit pas d’avoir ni fusil, si poudre, ni plomb, si sabre, ni aucune chose capable de nuire.

» Qu’il seroit défendu, tant aux Espagnols qu’aux Anglois, de leur parler, ou d’avoir le moindre commerce avec eux.

» Qu’ils seroient chassés pour toujours de la société ; permis à eux de vivre, où, & de quelle manière ils le trouveroient à propos.

» Qu’ils se tiendroient toujours à une certaine distance du château, & que, s’ils commettoient le moindre désordre dans la plantation, le bled, ou le bétail appartenant à la société, il seroit permis de les tuer comme des chiens, par-tout où on les trouveroit. »

Le gouverneur, dont l’humanité étoit au-dessus de tout éloge, ayant réfléchi sur le contenu de leur sentence, se tourna du côté des deux Anglois, & les pria de considérer que ces malheureux ne pouvoient pas avoir d’abord du grain & du bétail ; que par conséquent il falloit leur donner quelques provisions pour ne les pas réduire à mourir de faim. On en convint, & on résolut de leur donner suffisamment du bled pour subsister pendant huit mois, & pour avoir de quoi semer, afin qu’ils en eussent après ce tems-là de leur crû. On y ajouta six chèvres, qui donnoient du lait, quatre boucs, & six chevreaux destinés en partie à leur nourriture, & en partie à servir de commencement à un nouveau troupeau. On y ajoûta encore tous les outils nécessaires, six haches, un maillet & une scie ; mais à condition qu’ils s’engageroient par un serment solemnel, à ne les employer jamais contre leurs compatriotes, ni contre les Espagnols, & qu’ils ne songeroient de leur vie à leur causer le moindre dommage.

C’est ainsi qu’ils furent chassés de la société, pour aller s’établir à part. Ils s’en allèrent d’un air très-mécontent, sans vouloir prêter le serment qu’on exîgeoit d’eux avec tant de justice. Ils dirent qu’ils alloient chercher un endroit pour s’établir, & pour y faire une plantation ; & on leur donna quelque peu de vivres, mais point d’armes ni d’outils.

Quatre ou cinq jours après ils revinrent de nouveau pour chercher des provisions, & ils indiquèrent au gouverneur l’endroit qu’ils avoient marqué pour y demeurer, & pour y planter. C’étoit un lieu fort convenable, dans l’endroit le plus éloigné de l’île, du côté du nord-est, peu éloigné de la côte où j’avois abordé dans mon premier voyage, après avoir été emporté par les courans en pleine mer.

C’est-là qu’ils se bâtirent deux jolies cabanes sur le modèle de mon château, au pied d’une colline déjà environnée de quelques arbres de plusieurs côtés ; de manière qu’en y plantant un petit nombre d’autres, ils se mettoient entièrement à couvert, à moins qu’on ne les cherchât avec beaucoup de soin. Ils demandèrent quelques peaux de chèvres pour leur servir de lits & de couvertures, & elles leur furent données. Étant alors d’un humeur plus pacifique, ils s’engagèrent solemnellement à ne rien entreprendre contre la colonie ; & à cette condition, on leur donna tous les outils dont on pouvoit se passer. On y ajoûta des pois, du millet, & du riz, pour semer ; en un mot, tout ce dont ils pouvoient avoir besoin, excepté seulement des armes & des munitions.

Ils vécurent dans cet état environ six mois, & ils firent leur moisson, qui étoit peu considérable, parce qu’ayant tant d’autres choses à faire, ils n’avoient eu le loisir que de défricher un fort petit terrein.

Quand ils se moirent à faire des planches & des pots, ils furent terriblement embarrassés, & ils ne firent rien qui vaille. Ce fut une nouvelle peine pour eux, quand la saison pluvieuse vint, n’ayant point de cave pour mettre leur grain à couvert & pour le tenir sec ; ce qui faillit à le gâter absolument. Cet inconvénient les humilia assez pour leur faire demander le secours des Espagnols, qui le leur accordèrent très-volontiers. Dans l’espace de quatre jours ils en creusèrent une dans un des côtés de la colline, suffisamment grande pour mettre leur grain & leurs autres provisions à l’abri, mais c’étoit peu de chose comparée à la mienne, sur-tout dans l’état où elle fut, lorsque les Espagnols l’eurent élargie considérablement, & qu’ils y eurent ajouté plusieurs appartemens.

Environ neuf mois après cette séparation, il prit un nouveau caprice à ces coquins dont les suites jointes à celles de leurs crimes passés, les mirent dans un grand danger, aussi bien que toute la colonie. Fatigués de leur vie laborieuse, sans la moindre espérance d’une plus heureuse situation pour l’avenir, ils se mirent en tête de faire un voyage dans le continent d’où les sauvages étoient venus : & cela pour essayer de faire quelques prisonniers propres à les décharger du travail le plus rude.

Ce projet n’étoit pas si mauvais, s’ils s’y étoient pris avec modération ; mais ces malheureux ne faisoient rien sans qu’il y eût quelque crime, ou dans le projet, ou dans l’exécution. À mon avis, ils étoient sous une espèce de malédiction du ciel, qui, pour les punir de leurs crimes, leur en laissoit faire de nouveaux, dont il les châtioit par de nouvelles catastrophes. Du moins mon sentiment est que, si l’on ne veut pas admettre que des crimes visibles s’attirent dans le monde des châtimens visibles, il est difficile d’accorder ce qui arrive dans le monde, avec la justice divine. Dans l’occasion dont il s’agit ici, la chose parut évidemment ; leur criminelle mutinerie les engagea dans leurs autres forfaits ; & les réduisit dans le triste état où ils se trouvèrent dans la suite. Au lieu d’avoir quelques remords du premier crime, ils y en ajoûtèrent d’autres, comme, par exemple, la monstrueuse cruauté de blesser un pauvre esclave, qui peut-être n’avoit pas fait ce qu’on lui avoit ordonné, parce que la chose lui étoit impossible, & de le blesser de manière à l’estropier pour toute sa vie. Je ne parle pas de l’intention de le tuer, dont il est difficile de douter quand on considère leurs affreux projet de tuer de sang-froid tous les Espagnols, pendant qu’ils seroient endormis.

Pour reprendre le fil de mon histoire, ces trois compagnons en scélératesse vinrent un matin à mon château, en demandant, avec beaucoup d’humilité, qu’ils leur fût permis de parler aux Espagnols. Ceux-ci le voulant bien, les trois Anglois leur dirent qu’ils étoient fatigués de leur manière de vivre, qu’ils n’étoient pas assez adroits pour faire les choses qui leur étoient nécessaires, & que n’ayant aucun secours, pour en venir à bout, ils mourroient de faim indubitablement ; que si les Espagnols leur vouloient permettre de prendre un des canots qui avoient servi à les transporter, & leur donner des armes & des munitions pour pouvoir se défendre, ils iroient chercher fortune dans le continent ; & qu’ainsi ils les délivreroient de l’embarras de leur fournir des provisions.

Les Espagnols n’auroient pas été fâchés d’en être défaits ; mais ils ne laissèrent pas de leur représenter charitablement qu’ils alloient se perdre de propos délibéré, & qu’ils savoient par leur propre expérience, sans avoir besoin d’un esprit de prophétie, qu’ils devoient s’attendre à mourir de misère dans le continent.

Ils répondirent, d’une manière déterminée, qu’il périroient tous dans l’île : car ils ne pouvoient ni ne vouloient travailler ; & que s’ils avoient le malheur d’être massacrés, ils mettroient par-là fin à toutes leurs misères ; que dans le fond ils n’avoient ni femmes ni enfans qui perdissent quelque chose par leur mort ; en un mot, qu’ils étoient résolus de partir, quand on leur refuseroit des armes.

Les Espagnols leur répliquèrent avec beaucoup d’honnêteté, que, s’ils vouloient suivre ce dessein absolument ils ne permettroient pas qu’ils le fissent sans avoir de quoi se défendre ; & que, malgré la disette d’armes à feu où ils étoient eux-mêmes, ils leur donneroient deux mousquets, un pistolet, un sabre & trois haches ; ce qui étoit tout ce qu’il leur falloit.

Les trois aventuriers acceptèrent l’offre. On leur donna du pain pour plus d’un mois, autant de chevreau frais qu’ils en pouvoient manger, pendant qu’ils seront bon ; un grand panier rempli de raisins secs, un pot rempli d’eau fraîche, & un jeune chevreau en vie. Avec ces provisions ils se mirent hardiment dans un canot, quoique le passage fût au moins large de quarante milles d’Angleterre.

Il est vrai que la barque étoit assez grande pour porter une vingtaine d’hommes ; & par conséquent, elle étoit plutôt embarrassante dans cette occasion, que trop petite ; mais comme ils avoient un vent frais & la marée favorable, ils la manièrent assez bien. Ils avoient mis, en guise de mât, une grande perche, avec une voile de quatre peaux de chèvres sechées & cousues ensemble. De cette sorte ils quittèrent le rivage de fort bonne grace, & les Espagnols leur souhaitèrent un bon voyage sans s’attendre à les revoir jamais.

Ceux qui étoient restés dans l’île, Anglois & Espagnols, ne pouvoient s’empêcher de se féliciter de tems en tems, de la manière paisible dont ils vivoient ensemble, depuis que ces gens intraitables s’en étoient allés ; & leur retour étoit la chose du monde où ils s’attendoient le moins ; quand, après une absence de vingt-deux jours, une des Anglois, s’occupant dans sa plantation, apperçut tout d’un coup trois étranger avançant de leur côté, avec des armes à feu.

D’abord l’Angloi se mit à fuir comme le vent, & tout effrayé il fut dire au gouverneur Espagnol que c’en étoit fait d’eux, & qu’il y avoit des étrangers qui étoient débarqués dans l’île, sans qu’il pût dire quels gens c’étoient. L’Espagnol après avoir réfléchi pendant quelques momens, lui demanda ce qu’il vouloit dire par-là ; qu’il ne savoit pas quels gens c’étoient, & que ce devoient être assurément des sauvages. Non, non, répondit l’Anglois ; ce sont des gens habillés, avec des armes à feu. » Eh bien ! dit l’Espagnol, de quoi vous troublez vous donc, si ce ne sont pas des sauvages ? Ils sont donc nos amis ; car il n’y a point de nation chrétienne au monde qui ne soit plutôt portée à nous faire du bien que du mal. »

Pendant qu’ils étoient dans cette conversation, voilà les Anglois qui, se tenant derrière les arbres nouvellement plantés, se mettent à crier de toutes leurs forces. On reconnut d’abord leur voix, & la première surprise fit aussi-tôt place à une autre.

On commença à s’étonner d’un si prompt retour, dont il étoit impossible de deviner la cause.

Avant de les faire entrer, on trouva bon de les questionner sur l’endroit où ils avoient été & sur ce qu’ils y avoient fait. Ils répondirent en peu de mots, qu’ils avoient fait le passage en deux jours de tems ; qu’ils avoient vu sur le rivage où ils avoient dessein d’aborder, une prodigieuse quantité d’hommes qui paroissoient allarmés de les voir, & qui se préparoient à les recevoir à coups de flèches & de javelots, s’ils avoient osé mettre pied-à-terre ; qu’ils avoient rasé les côtes du côté du nord, l’espace de six ou sept lieues, & qu’ils s’étoient apperçus que ce que nous prenions pour le continent, étoit une île ; que bientôt après ils avoient découvert une autre île à main droite du côté du nord, & beaucoup d’autres du côté de l’ouest ; & qu’étant résolus d’aller à terre à quelques prix que ce fût, ils étoient passés du côté d’une de ces îles occidentales, & y avoient débarqué hardiment ; qu’ils avoient trouvé le peuple fort honnête & fort sociable, & qu’ils en avoient reçu plusieurs racines & quelques poissons secs ; les femmes paroissoient disputer aux hommes le plaisir de leur fournir des vivres, qu’elles étoient obligées de porter sur leur tête pendant un assez long chemin.

Ils restèrent là quatre jours, & demandèrent par signes, du mieux qu’ils purent, quelles nations il y avoit là aux environs. On leur fit entendre que c’étoient des peuples cruels, habitués à manger les hommes ; mais que pour eux, ils ne mangeoient ni hommes ni femmes, excepté les prisonniers de guerre, dont la chair leur fournissoit un festin de triomphe.

Les Anglois leurs demandèrent de la même manière quand ils avoient eu un pareil festin. Ils firent comprendre qu’il y avoit deux mois, en étendant la main du côté de la lune, & montrant deux de leurs doigts. Ils y ajoutèrent que leur grand roi avoit deux cens prisonniers qu’il avoit faits dans une bataille, & qu’on les engraissoit pour le festin prochain. Les Anglois parurent là-dessus fort curieux de voir ces prisonniers ; mais les sauvages les entendant mal, s’imaginèrent qu’ils souhaitoient d’en avoir quelques-uns pour les manger ; & montrant du doigt le couchant & ensuite l’orient, ils leur firent entendre qu’ils leur en apporteroient le lendemain.

Ils tinrent leur parole, & leur amenèrent cinq femmes & onze hommes, dont ils leur firent présent ; de la même manière que nous amenons vers quelque port de mer, des bœufs & des vaches pour avitailler un vaisseau.

Quoique mes scélérats eussent donné dans notre île les plus grandes marques de barbarie, l’idée seule de manger ces prisonniers leur fit horreur. Le grand nombre de ces pauvres gens étoit embarrassant : cependant ils n’osèrent refuser un présent de cette valeur ; ç’auroit été faire un cruel affront à cette nation sauvage. Ils se déterminèrent enfin à l’accepter, & donnèrent en récompense à ceux qui le leur avoient fait une de leurs haches, une vieille clef, un couteau & cinq ou six balles de fusil, qui leur plaisoient fort, quoiqu’ils en ignorassent l’usage. Ensuite les sauvages liant les pauvres captifs les mains derrière le dos, les portèrent eux-mêmes dans le canot.

Les Anglois furent obligés de quitter le rivage dans le moment, de peur que, s’ils fussent restés à terre la bienséance ne les eût forcés à tuer quelques-uns de ces pauvres gens, à les mettre à la broche, & à prier ceux qui avoient eu la générosité de les pourvoir de cette belle provision.

Ayant donc pris congé des gens de l’île, avec toutes les marques de reconnoissance qu’il est possible de faire par signes, ils remirent en mer, & s’en retournèrent vers la première île, où ils donnèrent la liberté à huit de leurs prisonniers, trouvant le nombre qu’ils en avoient trop grand pour ne leur être pas à charge.

Pendant le voyage, ils firent de leur mieux pour lier quelque commerce avec leurs sauvages ; mais il fut impossible de leur faire comprendre quelque chose. Ces gens s’étoient si fortement mis dans l’esprit qu’ils alloient bientôt servir de pâture à leurs possesseurs, qu’ils croyoient que tout ce qu’on leur disoit, & tout ce qu’on leur donnoit, tendoit uniquement à ce triste but.

On commença d’abord par les délier ; ce qui leur fit pousser des cris terribles, sur-tout aux femmes, comme si elles avoient déjà le couteau sous la gorge. Car, à s’en rapporter aux coutumes de leur pays, ils ne pouvoient qu’en conclure qu’on les alloit égorger dans le moment.

Leurs appréhensions n’étoient guère moindres quand on leur donnoit à manger. Ils s’imaginoient que c’étoit dans le dessein de conserver leur embonpoint pour les manger avec plus de volupte. Si les Anglois fixoient les yeux particulièrement sur quelqu’une de ces misérables créatures, celui sur qui ces regards tomboient s’imaginoit tout aussi-tôt qu’on le trouvoit le plus gras & le plus propre à être mis en pièces le premier. Lors même qu’ils furent arrivés à notre île, & qu’on les traitoit avec beaucoup de douceur, ils s’attendoient tous les jours, pendant quelque tems, à servir de dîner ou de souper à leurs maîtres.

Lorsque les trois aventuriers eurent fini le merveilleux journal de leur voyage, le gouverneur leur demanda où étoient leurs nouveaux domestiques. Et ayant appris qu’ils les avoient amenés dans une de leurs cabanes, & qu’ils venoient exprès pour demander des vivres pour eux, il résolut de s’y transporter avec tous les Espagnols, & les deux Anglois honnêtes, en un mot avec toute la colonie, sans oublier le père de Vendredi.

Ils les trouvèrent dans la hutte, tous liés ; car leurs maîtres avoient jugé nécessaire d’user de précaution, de peur que, pendant leur absence, ils reprissent le parti de se sauver avec le canot. Ils étoient assis à terre, tout nuds comme la mains. Il y avoit trois hommes âgés d’environ trente à trente-cinq ans, tous bien tournés, & ayant la mine d’être adroits & robuste. Le reste consistoit en cinq femmes, parmi lesquelles il y en avoit deux de trente ou quarante ans, deux de vingt-cinq ou vingt-six ans, & une grande fille bien faite de seize ou dix-sept ans : elles étoient toutes bien proportionnées pour la taille & pour les traits, mais d’une couleur un peu tannée : il y en avoit deux, qui, si elles avoient été parfaitement blanches, auroient pu passer pour de belles femmes à Londres même : elles avoient quelque chose d’extrêmement gracieux dans l’air du visage, & toute leur contenance étoit fort modeste : ce qui fut sur-tout remarquable après qu’on les eût habillées, quoique dans le fond leurs habits ne fussent guères propres à relever les agrémens du beau sexe.

La vue de toutes ces nudités parut pécher extrêmement contre la bienséance, particulièrement aux Espagnols, qui, outre leur modération, leur intégrité & la douceur de leur naturel, se distinguoient encore par leur modestie ; d’ailleurs ils avoient toute la pitié possible de ces pauvres gens, les voyant dans la plus triste situation, & dans la plus mortelle inquiétude qu’on puisse s’imaginer, puisqu’ils s’attendoient à chaque moment à être traînés hors de la cabane pour être assommés, & pour servir d’un mets délicat à leurs maîtres.

Pour tâcher de les tranquilliser, ils ordonnèrent au vieux sauvage, père de Vendredi, d’aller voir s’il en connoissoit quelqu’une, & s’il entendoit quelque chose à leur langage. Le bon-homme le fit, les regarda fort attentivement, mais n’en reconnut pas un seul. Il avoit beau parler, personne ne comprit rien à ses paroles ni à ses signes, excepté une des femmes.

C’en étoit assez pour répondre au but des Espagnols, & pour les assurer que leurs maîtres étoient chrétiens, qu’ils avoient en horreur les festins de chair humaine, & qu’ils pouvoient être sûrs qu’on ne les égorgeroit pas.

Dès-qu’ils en furent instruits, ils marquèrent une joie extraordinaire par milles postures comiques toutes différentes ; ce qui faisoit voir qu’ils étoient de différentes nations.

Les femme qui faisoit l’office d’interprète eut ordre de leur demander s’ils vouloient bien être esclaves, & travailler pour les hommes qui les avoient amenés pour leur sauver la vie : sur quoi ils se mirent tous à danser, & à prendre l’un une chose, l’autre une autre, & à les porter vers la cabane, pour marquer qu’ils étoient prêts à rendre à leurs maîtres toutes sortes de services.

Le gouverneur, craignant que ces femmes ne donnassent occasion à de nouvelles querelles, & peut être à quelques effusions de sang, demanda aux trois Anglois ce qu’ils avoient résolu de faire de ces personnes, & s’ils avoient intention de les employer comme servantes ou comme femmes ; l’un & l’autre, répondit un d’eux : » Je ne prétends pas vous en empêcher, répartir l’Espagnol ; vous en êtes les maîtres : mais je crois qu’il est juste, pour éviter des désordres, que vous n’en preniez chacun qu’une seule, & que vous vous y teniez sans avoir aucun commerce avec les autres. Je sais bien que je ne suis pas qualifié pour vous marier légitimement ; mais il me paroît raisonnable que, pendant que vous serez ici ; vous viviez avec la femme qui vous sera tombée en partage, comme si elle étoit réellement votre épouse, & que vous la mainteniez comme telle, en l’empêchant de son côté d’avoir aucun commerce scandaleux avec tout autre hommes. » Cette proposition leur parut à tous si juste & si équitable, qu’ils l’acceptèrent sans la moindre difficulté.

Les trois Anglois se trouvèrent même d’une humeur assez douce alors ; ils demandèrent aux Espagnols s’ils n’avoient pas envie d’en prendre quelques-unes pour eux. Ils répondirent tous que non. Les uns disent qu’ils avoient des femmes en Espagne ; & les autres, qu’ils n’avoient pas envie de se joindre à des femmes qui n’étoient pas chrétiennes : en un mot, ils déclarèrent tous qu’ils avoient la conscience trop délicate pour avoir le moindre commerce avec elles : ce qui est un exemple d’une vertu si rigide, que je n’en ai pas rencontré un pareil dans tous mes voyages.

Enfin, les cinq Anglois convinrent d’en prendre chacune une, & ainsi ils vécurent d’une manière toute nouvelle. Les Espagnols & le père de Vendredi continuèrent à demeurer dans ma vieille habitation, qu’ils avoient élargie considérablement en dedans. Ils avoient avec eux les trois esclaves qui avoient été pris, lorsque les sauvages s’étoient donné bataille : c’étoit-là, pour ainsi dire, la capitale de la colonie, dont les autres tiroient des vivres, & toutes sortes de secours, selon que la nécessité l’exigeoit.

Peut-être n’y a-t-il rien de plus merveilleux dans toute cette histoire, que la facilité avec laquelle se fit le choix des femmes dont j’ai parlé, parmi ces cinq compagnons presque tous également insolens, & difficiles à gouverner. Il est étonnant sur-tout qu’il n’arrivât pas que deux s’attachassant à la même personne, puisqu’il y en avoit deux beaucoup plus aimables que les autres. Il est vrai qu’ils trouvèrent un assez bon biais pour éviter les querelles ; car, ayant mis les cinq femmes ensemble dans une des huttes, ils s’en furent tous dans l’autre, & tirèrent au sort à qui choisiroit le premier.

Ce qu’il y a encore de plus particulier, c’est que celui à qui il échut de choisir avant tous les autres, étant entré dans la cabane où se trouvoient ces femmes toutes nues, il prit celle qui passoit avec raison pour la moins agréable de toutes, puisqu’elle étoit la plus laide & la plus vieille, ce qui excita de grands éclats de rire parmi les quatre aussi-bien que parmi les Espagnols. Mais il raisonnoit mieux qu’entre tous, & comprit que dans ce choix il ne falloit pas seulement avoir égard à l’agrément, mais encore au secours qu’ils pouvoient tirer de leurs femmes dans l’économie de leurs affaires ; & effectivement le succès le justifia, & sa femme fit voir qu’elle étoit la meilleure, & la plus utile de toute la troupe.

L’affaire n’étoit pas tout-à-fait aussi divertissante pour les pauvres prisonnières ; car lorsqu’elles se virent de cette manière toutes ensemble, & qu’on les venoit chercher une à une, leurs anciennes frayeurs se renouvellèrent avec plus de force, & elles crurent fermement que le moment d’être dévorées étoit venu alors. Conformément à cette terrible prévention, lorsque le premier matelot entra pour emmener la plus vieille, les autres poussèrent les cris les plus lamentables, & environnèrent leur pauvre compagne pour l’embrasser, & prendre congé d’elle. Elle le firent avec de si grands transports de douleur, qu’elle auroient touché le cœur le plus dur, & il fut impossible aux Anglois de les tirer de l’opinion qu’on les alloit tuer sans délai, jusqu’à ce qu’on eût fait venir le père de Vendredi, qui leur apprit que les cinq hommes avoient volonté d’en prendre chacun une pour en faire sa femme.

Lorsque cette cérémonie fut faite, & que la frayeur des nouvelles mariées fut un peu appaisée, les Anglois se mirent à travailler ; & aidés par les Espagnols, ils bâtirent en peu d’heures cinq nouvelles cabanes pour y loger, les autres étant, pour ainsi dire, toutes remplies de leurs meubles, de leurs outils, & de leurs provisions. Les trois vauriens avoient choisi l’endroit le plus éloigné, & les deux autres le plus voisin de mon château ; mais les uns & les autres vers le nord de l’île ; de manière qu’ils continuèrent à faire bande à part, & qu’il y avoit dans mon île le commencement de trois villes différentes.

Pour remarquer ici combien il est difficile aux hommes de pénétrer les secrets de la providence divine, il arriva justement que les deux honnêtes gens eurent en partage les femmes qui avoient le moins de mérite : au lieu que les trois scélérats, qui n’étoient bons à rien, incapables de faire du bien aux autres, & à eux-mêmes ; en un mort, qui ne valoient presque pas la peine d’être pendus, échurent à des femmes adroites, diligentes, industrieuses, & parfaitement bonne ménagères, je ne veux pas dire par-là que les autres fussent d’un mauvais naturel ; elle étoient toutes cinq également douces, patientes, tranquilles & soumises, plutôt comme esclaves, que comme femmes. Je veux seulement faire entendre que les deux dont il s’agit ici, étoient moins habiles que les autres, moins laborieuses & moins propres.

Je dois faire ici encore une remarque à l’honneur d’un esprit appliqué, & à la honte d’un naturel paresseux & négligent. Lorsque j’allai voir les différentes plantations, & la manière dont chaque petite colonie les ménageoit, je trouvai que celle des Anglois, honnêtes gens, surpassoit tellement celle des trois vauriens, qu’il n’y avoit pas la moindre comparaison à faire. Il est vrai que les uns & les autres avoient cultivé autant de terre qu’il étoit nécessaire pour y semer du bled suffisamment ; mais d’ailleurs, rien n’étoit plus aisé que de remarquer une très-grande différence dans la manière dont chaque petite colonie s’y étoit prise pour rendre les terres fertiles, & pour les enfermer dans des enclos.

Les deux honnêtes gens avoient planté autour de leur cabane une quantité prodigieuse d’arbres qui la rendoient inaccessible, & qui en cachoient la vue, & quoique leur plantation eût été deux fois ruinée, la première fois par leurs propres compatriotes, & la seconde par les sauvages, comme on va le voir, tout étoit rétabli déjà & aussi florissant que jamais. Leurs vignes étoient arrangées comme si elles étoient nées dans le pays où elles sont d’ordinaire, & les raisins en étoient aussi bons que ceux de l’île, quoique leurs vignes fussent beaucoup plus jeunes que celles des autres pour les raisons que je viens d’alléguer. De plus, ils s’étoient fait une retraite dans le plus épais du bois, par un travail assidu ils s’étoient creusé une cave qui leur servit extrêmement dans la suite pour y cacher leur famille, quand ils furent attaqués par les barbares. Ils avoient planté tout autour un si grand nombre d’arbres, qu’elle étoit inaccessible, sinon par de petits chemins qu’ils étoient seuls capables de trouver.

Pour les trois vauriens, quoique leur nouvel établissement les eût fort civilisés, en comparaison de leur brutalité passé, & qu’ils ne donnassent plus de si fortes marques de leur humeur mutine & querelleuse, il leur restoit toujours un des caractères d’un cœur vicieux, je veux dire la paresse. Il est vrai qu’ils avoient semé du bled, & qu’ils avoient fait des enclos ; mais ils avoient parfaitement vérifié ces paroles de Salomon : Je passai dans la vigne du paresseux, & elle étoit toute couverte d’épines. Quand les Espagnols vinrent pour voir la moisson de ces trois Anglois, ils ne la purent découvrir qu’à peine, à travers les mauvaises herbes. Il y avoit dans leur haie plusieurs trous, que les boucs sauvages y avoient faits pour manger les épis, & quoiqu’ils les eussent bouchés comme ils l’avoient pu, cela s’appeloit fermer l’écurie après que le cheval a été volé.

La plantation des deux autres, au contraire, avoit par-tout un air d’application & de succès. On ne découvroit pas une mauvaise herbe entre leurs épis, ni la moindre ouverture dans leur haie. Ils vérifoient cet autre passage de Salomon : La main diligente enrichit : tout germoit, tout croissoit chez eux : ils jouissoient d’une pleine abondance ; ils avoient plus de bétail que les autres, plus de meubles, plus d’ustensiles, & en même tems plus de moyens de se divertir.

Il est vrai que les femmes des trois premiers étoient très-propres, très-adroites, qu’elles ménageoient parfaitement tout ce qui regardoit l’économie intérieure, & qu’ayant appris la manière Angloise de faire la cuisine, d’une des deux autres Anglois qui avoit été second cuisinier du vaisseau, elles donnoient fort proprement à manger à leurs maris ; au lieu qu’il avoit été impossible d’y dresser les deux autres femmes ; mais en récompense, le second cuisinier s’en acquittoit très-bien lui-même, sans négliger aucune de ses autres occupations. Celle des trois autres n’étoit que d’aller roder par toute l’île, de chercher des œufs de tourterelles, de pêcher & de chasser ; en un mot, ils s’occupoient de tout, excepté à ce qui étoit nécessaire. En récompense, ils vivoient comme des gueux ; au lieu que la manière de vivre des autres étoit agréable & aisée.

J’en viens à présent à une scène tragique différente de tout ce qui étoit arrivé auparavant à la colonie & à moi-même ; en voici le récit fidèle & circonstancié.

Il arriva un jour, de fort bon matin, que cinq ou six canots pleins de sauvages abordèrent sans doute dans la vue ordinaire de faire quelque festin. Cet accident étoit devenu si familier à la colonie, qu’elle ne s’en mettoit plus en peine, & qu’elle ne songeoit qu’à se tenir cachée, persuadée que, si elle n’étoit pas découverte par les sauvages, ils se rembarqueroient dès qu’ils auroient mangé leurs provisions, puisqu’ils n’avoient pas la moindre idée des habitans de l’île. Celui qui avoit fait une pareille découverte se contentoit d’en donner avis à toutes les différentes plantations, afin qu’on se tînt clos & couvert en plaçant seulement une sentinelle pour les avertir du rembarquement des sauvages.

Ces mesures étoient justes, sans doute : mais un désastre imprévu les rendit inutiles, & faillit être la ruine de toute la colonie, en la découvrant aux barbares. Dès que les canots des sauvages eurent remis en mer, les Espagnols sortirent de leurs niches, & quelques-un d’entre eux eurent la curiosité d’aller examiner le lieu du festin. À leur grand étonnement, ils y trouvèrent trois sauvages étendues à terre, & ensevelis dans un profond sommeil ; apparemment ils s’étoien tellement remplis de leurs mets horribles, qu’ils s’étoient mis à dormir comme des bêtes, sans vouloir se lever lorsque leurs compagnons avoient été prêts à partir : ou bien ils s’étoient peut-être égarés dans les bois, & ils n’étoie pas venus assez à tems pour se rembarquer avec les autres.

Quoi qu’il en soit, les Espagnols en étoient fort embarrassés, & le gouverneur, consulté sur cet accident, étoit tout aussi embarrassé que les autres. Ils avoient des esclaves autant qu’il leur en falloit, & ils n’étoient pas d’humeur à tuer ceux-ci de sang-froid. Les pauvres gens ne leur avoient pas fait le moindre tort, & ils n’avoient aucun sujet de guerre légitime contre eux qui pût les autoriser à les traiter en ennemis.

Je dois rendre ici cette justice à ces Espagnols, que, malgré tout ce qu’on raconte des cruautés que cette nation a exercées dans le Mexique & dans le Pérou, je n’ai de ma vie vu, dans aucun pays, dix-sept hommes, de quelque nation que ce fût, si modestes, si modérés, si vertueux, si civils & d’un si bon naturel. Ils n’étoient pas susceptibles de la moindre inhumanité, ni d’aucune passion violente, & cependant ils avoient tous une valeur extraordinaire, & une noble fierté.

La douceur de leur tempérament, & l’empire qu’ils avoient sur leurs passions, avoient suffisamment paru dans la manière dont ils s’étoient conduits avec les trois Anglois ; & dans ce cas-ci, ils donnèrent la plus belle preuve imaginable de leur humanité & de leur justice.

Le parti le plus naturel qu’il y avoit à prendre, c’étoit de se retirer, & de donner par-là le tems à ces Indiens de s’éveiller & de sortir de l’île ; mais une circonstance rendoit ce parti inutile. Ces pauvres gens n’avoient point de barque, & s’ils se mettoient à roder par l’île, ils pouvoient découvrir les plantations, & par-là, causer la ruine de la colonie.

Là-dessus, voyant que ces malheureux sauvages continuoient toujours à dormir, ils résolurent de les éveiller & de les faire prisonniers. Ces pauvres gens furent extrêmement surpris quand ils se virent saisis & liés, & ils furent agités d’abord par les mêmes craintes qu’on avoit remarquées dans les femmes de nos Anglois, car il semble que ces peuples s’imaginent que leur coutume de manger les hommes est généralement répandue par toutes les nations. Mais on les délivra bientôt de ces frayeurs, & on les mena, dans le moment même, à une des plantations.

Par bonheur on ne les conduisit pas à mon château ; ils furent d’abord menés à ma maison de campagne, qui étoit la ferme principale, & ensuite on les transporta à l’habitation des deux Anglois.

Là, on les fit travailler, quoiqu’ils n’eussent pas grand’chose à faire pour eux : & n’y prenant pas garde de si près, parce qu’ils n’en avoient guères besoin, ou qu’ils les trouvoient incapables de bien apprendre le labourage, ils s’apperçurent un jour qu’un des trois s’étoit échappé, & quelque recherche qu’on en fît, on n’en entendit plus parler dans la suite.

Tout ce qu’ils purent croire quelque tems après, c’est qu’il avoit trouvé le moyen de revenir chez lui avec les canots de quelques sauvages qui, par les motifs ordinaires, avoient fait deux mois après quelque séjour dans l’île.

Cette pensée les effraya extrêmement ; ils en conclurent, avec beaucoup de raison que, si ce drôle revenoit parmi ses compatriotes, il ne manqueroit pas de les informer que l’île étoit habitée. Par bonheur il n’avoit jamais été instruit du nombre des habitans, & de leurs différentes plantations. Il n’avoit jamais vu ni entendu l’effet de leurs armes à feu, & ils n’avoient eu garde de lui découvrir aucune de leurs retraites, telle que ma grotte dans la vallée, & la cave que les Anglois s’étoient creusée eux-mêmes.

La première certitude qu’ils eurent de n’avoir que trop bien conjecturé, c’est que deux mois après, six canots remplis chacun de sept, huit, ou dix sauvages, virent raser la côte septentrionale de l’île, où ils n’étoient jamais venu auparavant, & qu’ils y débarquèrent une heure après le lever du soleil, à un mille de distance de l’habitation des deux Anglois, où avoit demeuré l’esclave en question.

Si toute la colonie s’étoit trouvée de ce côté-là, le mal n’auroit pas été grand ; &, selon toutes les apparences, aucun des ennemis n’auroit échappé. Mais il n’étoit pas possible à deux hommes d’en repousser une cinquantaine, & de les combattre avec succès.

Les deux Anglois les avoient découverts en mer à une lieue de distance, & par conséquent il se passa une grosse heure avant qu’ils fussent à terre ; & comme ils avoient débarqué à un mille de leur habitation, il leur falloit du temps pour revenir jusques-là. Nos pauvres Anglois, ayant toute la raison imaginable de se croire trahis, prirent d’abord le parti de garotter les deux qui leur restoient, & d’ordonner à deux des trois autres qui avoient été emmenés avec les femmes, & qui avoient donné à leurs maîtres des marques de leur fidélité, de conduire dans la cave susdite les deux nouveaux venus avec les femmes, & tous les meubles dont ils pouvoient se charger. Ils leur commandèrent encore de tenir là ces deux sauvages pieds & poings liés jusqu’à nouvel ordre.

Ensuite voyant tous les sauvages débarqués venir droit du côté de leurs huttes, ils ouvrirent leur enclos, où leurs chèvres apprivoisées étoient gardées : ils les chassèrent toutes dans les bois, aussi bien que les chevreaux, afin que les ennemis s’imaginassent qu’ils avoient été toujours sauvages. Mais l’esclave qui étoit leur guide, les avoit trop bien instruits pour en être les dupes ; car ils continuèrent leur marche directement vers la demeure des deux Anglois.

Après que ceux-ci eurent mis de cette manière en sûreté leurs femmes & leurs ustensiles, ils envoyèrent le troisième esclave qui étoit venu dans l’île avec les femmes, vers les Espagnols, pour les aller avertir au plus vîte du danger qui les menaçoit, & pour leur demander un prompt secours. En même tems ils prirent leurs armes & leurs munitions, & se retirèrent dans le même bois où étoit la cave qui servoit d’asyle à leurs femmes. Ils s’arrêtèrent à quelque distance de-là, pour voir, s’il étoit possible, le chemin que prendroient les sauvages.

Au milieu de leur retraite, ils virent d’une colline un peu élevée toute la petite armée de leurs ennemis approcher de leurs cabanes, & un moment après ils les virent dévorés des flâmes de tous côtés, ce qui leur donna la plus cruelle mortification. C’étoit pour eux une perte irréparable, du moins pour fort long-tems.

Ils s’arrêtèrent pendant quelque-tems sur cette petite colline, jusqu’à ce qu’ils virent les sauvages se répandre par-tout comme une troupe de bêtes féroces, & rodant pour trouver quelque butin, sur-tout pour déterrer les habitans, dont il étoit aisé de voir qu’ils avoient connoissance.

Cette découverte fit sentir aux Anglois qu’ils n’étoient pas en sûreté dans le lieu où ils se trouvoient, parce qu’il étoit fort naturel de penser que quelques-uns des ennemis enfileroient cette route ; & dans ce cas, ils auroient pu y venir en trop grand nombre pour pouvoir leur résister.

Pour cette raison, ils trouvèrent à propos de pousser leur retraite une demi-lieue plus loin ; s’imaginant que plus les sauvages se répandroient au long & au large, & plus leurs pelotons seroient petits.

Ils firent leur première halte à l’entrée d’une partie du bois fort épaisse, où se trouvoit le tronc d’un vieux arbres fort touffu & entièrement creux. Ils s’y mirent l’un & l’autre, résolus d’attendre là l’événement de toute cette triste aventure.

Ils ne s’y étoient pas tenus long-tems, quand ils apperçurent deux sauvages s’avancer tout droit de ce côté-là, comme s’ils les avoient découverts & les alloient attaquer ; & à quelque distance ils en virent trois autres, suivie de cinq autres encore, & tenant tous la même route. Outre ceux-là, ils virent à une plus grande distance sept autres sauvages qui prenoient un chemin différent, car toute la troupe s’étoit répandue dans l’île, comme des chasseurs qui battent le bois pour faire lever le gibier.

Les pauvres Anglois se trouvèrent alors dans un grand embarras, ne sachant pas qu’il valoit mieux s’enfuir, ou garder leur poste ; mais après une courte délibération, ils considérèrent que si les ennemis continuoient à roder par-tout de cette manière, avant l’arrivée du secours, ils pourroient bien découvrir la cave, ce qu’ils regardoient comme le dernier des malheurs. Ils résolurent donc de les attendre ; & s’ils étoient attaqués par une troupe trop forte, de monter jusqu’au haut de l’arbre, d’où ils pouvoient se défendre tant que leurs munitions dureroient, quand même ils se trouveroient environnés de tous les sauvages qui étoient débarqués, à moins qu’ils ne s’avisassent de mettre le feu à l’arbre.

Ayant pris ce parti, ils considèrent encore s’il feroit bon de faire d’abord feu sur les deux premiers, ou s’ils attendroient la venue des trois pour séparer ainsi les premiers d’avec les cinq qui suivoient les trois du milieu. Ce parti leur parut le meilleur, & ils résolurent de laisser passer les deux premiers, à moins qu’ils ne vinssent les attaquer. Ils furent confirmés dans cette résolution par le procédé de ces deux sauvages qui prirent un peu du côté de l’arbre, en avançant vers une autre partie du bois ; mais les trois & les cinq qui les suivoient, continuèrent leur chemin directement vers eux, comme s’ils avoient été instruits du lieu de leur retraite.

Comme ils se suivoient tous l’un après l’autre, les Anglois qui trouvoient bon de ne tirer qu’un à un, crurent qu’il n’étoit pas impossible d’abattre les trois premiers d’un seul coup. Là-dessus celui qui devoit tirer le premier, mit trois ou quatre balles dans son mousquet, & le plaçant dans un trou de l’arbre très-propre à assurer le coup, il attendit qu’ils fussent venus à trente verges de distance pour ne les pas manquer.

Pendant que l’ennemi avançoit, ils virent distinctement, parmi les trois premiers, leur esaclave fugitif, & ils résolurent qu’il n’échapperoit pas, quand ils devroient tirer l’un immédiatement après l’autre. Ainsi, l’un se tint prêt pour ne le pas manquer, si par hasard il ne tomboit pas du premier coup.

Mais le premier savoit viser trop juste pour perdre sa poudre ; il fit feu, & en toucha deux de la bonne manière. Le premier tomba roide mort, la balle lui ayant passé tout au travers de la tête. Le second, qui étoit l’esclave fugitif, avoit la poitrine percée d’outre en outre, & tomba par terre, quoiqu’il ne fût pas tout-à-fait mort ; pour le troisième, il n’avoit qu’une légère blessure à l’épaule, causée apparemment par la même balle qui étoit passée par le corps du second. Cependant, effrayé mortellement, il s’étoit jeté à terre, en poussant des cris & des hurlemens épouventables.

Les cinq qui les suivoient, plus étonnés du bruit, qu’instruits du danger, s’arrêtèrent au commencement. Les bois avoient rendu le bruit mille fois plus terrible par les échos qui le rendoient de toutes parts, & les oiseaux se levant de tous côtés, y mêloient toutes sortes de cris, chacun selon sa différente espèce. en un mot, c’étoit précisément la même chose que lorsque la première fois de ma vie j’avois tiré un coup de fusil dans l’île.

Cependant, voyant que tout étoit rentré dans le silence, & ne sachant pas de quoi il s’agissoit, ils s’avancèrent sans doute sans donner la moindre marque de crainte ; mais quand ils furent venus à l’endroit où leurs pauvres compagnons avoient été si maltraités, ils se pressèrent tous autour du sauvage blessé, & lui parloient apparemment, en le questionnant touchant la cause de son malheur, sans savoit qu’ils étoient exposés au même danger.

Il leur répondit, sans doute, qu’un éclat de feu, suivi d’un affreux coup de tonnerre, descendu du ciel, avoit tué deux de ses camarades, & l’avoit blessé lui-même. Cette réponse du moins étoit fort naturelle ; car, comme il n’avoit vu aucun homme près de lui, & qu’il n’avoit jamais entendu un coup de fusil, bien loin d’en connoître les terribles effets, il lui étoit difficile de faire quelque autre conjecture là-dessus. Ceux qui le questionnoient étoient certainement aussi ignorans que lui ; sans cela, ils ne se seroient pas amusés à examiner, d’une manière si tranquille, la destinée de leurs compagnons, sans s’attendre à un sort pareil.

Nos deux Anglois étoient bien fâchés, comme ils m’ont dit, de se voirobligés de tuer tant de pauvres créatures humaines, qui n’avoient pas la moindre idée du péril qui les menaçoit de si près ; cependant, y étant forcés par le soin de leur propre conservation, & les voyant tous, pour ainsi dire, sous leur pouvoir, ils résolurent de leur lâcher une décharge générale ; car le premier avoit tous le tems nécessaire pour recharger son fusil. Ils convinrent ensemble les différens côtés où ils viseroient pour rendre l’exécution plus terrible, & faisant feu en même tems, ils tuèrent & blessèrent quatre de leur troupe, & le cinquième, quoiqu’il ne fût touché en aucune manière, tomba à terre, avec le reste, comme mort de peur ; de manière que nos gens s’imaginèrent les avoir tous tués.

Cette opinion les fit sortir hardiment de l’arbre sans avoir rechargé, ce qui étoit une démarche fort imprudente ; & ils furent bien étonnés, en approchant de l’endroit, d’en voir quatre en vie, parmi lesquels il y en avoit deux blessés assez légèrement, & un autre sain & sauf. Cette découverte les obligea à donner dessus avec la crosse du fusil. Ils dépêchèrent d’abord l’esclave qui étoit la cause de tout ce désastre, & un autre qui étoit blessé au genou. Ensuite le sauvage qui n’avoit pas reçu la moindre blessure, se mit à genoux devant eux, tendant les mains vers le ciel, & par un murmure lamentable, & d’autres signes aisés à comprendre, il demanda la vie ; pour les paroles qu’il prononçoit, elles leur étoient absolument inintelligibles.

Ils lui répondirent par signes, de s’asseoir au pied d’un arbre, & un des Anglois ayant par hasard sur lui une corde, lui lia les pieds & les mains, & le laissant là dans cette situation, ils se mirent l’un & l’autre aux trousses des deux premiers, avec toute la vivacité possible, craignant qu’ils ne découvrissent la cave qui cachoit leurs femmes, & tout le bien qui leur restoit. Ils les eurent en vue une fois, mais à une grande distance. Ce qui leur plaisoit fort pourtant, c’étoit de les voir traverser une vallée du côté de la mer, par un chemin qui étoit tout-à-fait à l’opposite de la cachette pour laquelle ils craignoient si fort. Satisfaits de cette découverte, ils s’en retournèrent vers l’arbre où ils avoient laissé leur prisonnier ; mais ils ne l’y trouvèrent point. Les cordes dont il avoit été lié, étoient à terre au pied du même arbre, & ils crurent qu’il avoit été trouvé & délié par les autres sauvages.

Ils étoient alors dans un aussi grand embarras qu’auparavant, ne sachant quelle route prendre ni où étoit l’ennemi, ni en quel nombre. Là-dessus ils prirent le parti de s’en aller vers la cave, pour voir si tout y étoit en bon état, & pour calmer la frayeur de leurs femmes qui, quoique sauvages elles-mêmes, craignoient mortellement leurs compatriotes, parce qu’elles connoissoient parfaitement leur naturel.

Y étant arrivés, ils virent que les Indiens avoient été dans le bois, & fort près de l’endroit en question, mais qu’ils ne l’avoient pas déterré. Il ne faut pas s’en étonner ; les arbres y étoient si touffus & si serrés, qu’il n’étoit pas possible d’y pénétrer sans un guide qui connût les chemins ; &, comme nous l’avons vu, celui qui conduisoit les Indiens étoit là-dessus aussi ignorant qu’eux.

Nos Anglois trouvèrent dont toutes choses comme ils le souhaitoient ; mais leurs femmes étoient dans une terrible frayeur : dans le même tems ils virent arriver à leur secours sept Espagnols : les dix autres, avec leurs esclaves & le père de Vendredi, avoient fait un petit corps pour défendre la ferme, que j’appelle ma maison de campagne, & où ils avoient leur bled & leur bétail ; mais les sauvages ne s’étoient pas étendu jusques-là. Ces sept Espagnols étoient accompagnés de l’esclave que les Anglois leur avoient envoyé, & du sauvage qu’ils avoient laissé lié au pied de l’arbre. Ils virent alors qu’il n’avoit pas été délié par ses compagnons, mais bien par les Espagnols, qui avoient été dans cet endroit, où ils avoient vu sept cadavres, & ce pauvre malheureux, qu’ils avoient trouvé bon d’emmener avec eux. Il fut pourtant nécessaire de le lier de nouveau, & de lui faire tenir compagnie aux deux qui étoient restés, lorsque le troisième, auteur de tout le mal, avoit fait son escapade.

Les prisonniers commencèrent alors à leur être à charge, & ils craignoient si fort qu’ils n’échappassent, qu’ils résolurent une fois de les tuer tous, persuadés qu’ils y étoient contraints par l’amour qu’ils se devoient à eux-mêmes. Le gouverneur espagnol ne voulut pourtant pas y consentir, & ordonna, en attendant mieux, qu’on les envoyât à ma vieille grotte, dans la vallée, avec deux Espagnols pour les garder & pour leur donner la nourriture nécessaire. On le fit, & ils restèrent-là toute la nuit suivante, liés & garottés.

Les deux Anglois voyant les troupes auxiliaires des Espagnols, en furent si fort encouragés, qu’ils ne voulurent pas en rester-là ; ils prirent avec eux cinq Espagnols ; & ayant à eux tous, cinq mousquets, un pistolet, & deux bâtons à deux bouts, ils partirent aussi-tôt pour aller à la chasse des sauvages. Ils s’en furent du côté de l’arbre, où ils virent sans peine qu’il en étoit venu d’autres depuis ce tems-là, & qu’ils avoient faits quelques efforts pour emporter leurs compagnons qui y avoient perdu la vie, puisqu’en ayant traîné deux assez loin de-là, ils avoient été obligés de se désister de leur entreprise. De-là ils avancèrent vers la colline qui avoit été leur premier poste, & d’où ils avoient eu la mortification de voir leurs maisons en feu. Ils eurent le déplaisir de les voir encore toutes fumantes, mais ils ne découvrirent aucun de leurs ennemis.

Ils résolurent alors d’aller, avec toute la précaution possible, vers leurs plantations ruinées ; mais en chemin faisant, étant à portée de voir le rivage de la mer, ils virent distinctement les sauvages empressés à se jeter dans leurs canots pour se retirer de cette île, qui leur avoit été si fatale.

Ils furent d’abord fâchés de les laisser partir sans les saluer encore d’une bonne décharge ; mais en examinant la chose avec plus de sang-froid, ils furent ravis d’en être quittes.

Ces pauvre Anglois étant ruinés alors pour la seconde fois, & privés de tout le fruit de leur travail, les autres s’accordèrent tous à les aider à relever leurs habitations, & à leur donner tous les secours possibles. Leurs trois compatriotes mêmes, qui, jusques-là, n’avoient pas marqué la moindre inclination pour eux, & qui n’avoient rien su de toute cette affaire, parce qu’ils s’étoient établis du côté de l’est, vinrent offrir leur assistance, & travaillèrent pour eux pendant plusieurs jours avec beaucoup de zèle. De cette manière, en fort peu de tems, ces pauvres Anglois furent de nouveau en état de subsister par eux-mêmes.

Deux jours après, la colonie eut la satisfaction de voir trois canots des Indiens portés sur le rivage, & près de-là, deux hommes noyés ; ce qui fit croire, avec beaucoup de fondement, que les ennemis avoient eu une tempête en mer, & que quelques-unes de leurs barques avoient été renversées ; cela étoit confirmé par un vent violent qu’on avoit senti dans l’île, la nuit même d’après le départ des ennemis.

Cependant, si quelques-uns étoient péris par la tempête, il en restoit assez pour informer leurs compatriotes de ce qu’ils avoient fait, & de ce qui leur étoit arrivé, & pour les porter à une seconde entreprise, où ils pourroient employer assez de forces pour n’en avoir pas le démenti.

Il est vrai qu’ils n’étoient pas en état d’ajouter des particularités fort essentielles au récit que leur guide avoit fait des habitans. Ils n’avoient vu eux-mêmes aucun homme ; & leur guide étant mort, il n’étoit pas impossible qu’ils ne commençassent à révoquer en doute la fidélité de son rapport. Du moins rien ne s’étoit offert à eux, capable d’en confirmer la vérité.

Cinq ou six mois se passèrent avant qu’on entendît parler dans l’île de quelque nouvelle entreprise des sauvages ; & mes gens commençoient à espérer que les Indiens avoient oublié leurs malheureux succès, ou bien qu’ils désespéroient de les réparer, quand tout-à-coup ils furent attaqués par une flotte formidable de tout au moins vingt-huit canots remplis de sauvages armés d’arcs & de flêches, de massues, de sabres de bois & d’autres pareilles armes. Leur nombre étoit si grand, qu’il jeta toute la colonie dans la plus terrible consternation. Comme ils débarquèrent vers le soir dans la partie orientale de l’île, nos gens eurent toute cette nuit pour consulter sur ce qu’ils avoient à faire. Sachant que leur sûreté avoit consisté entièrement à n’être pas découverts, ils crurent qu’ils y étoient portés alors par des motifs d’autant plus forts, que le nombre de leurs ennemis étoit plus grand.

Conformément à cette opinion, ils résolurent d’abord d’abattre les cabanes des deux Anglois, & de renfermer le bétail dans la vieille grotte ; car ils supposoient que les sauvages tireroient tout droit de ce côté-là, pour jouer encore le même jeu, quoiqu’ils fussent abordés à plus de deux lieues de l’habitation de ces deux Anglois infortunés.

Ensuite ils emmenèrent tout le bétail qui étoit dans ma vieille maison de campagne, & qui appartenoit aux Espagnols ; en un mot ils ôtèrent, autant qu’il fut possible, tout ce qui étoit capable de faire croire l’île habitée. Le jour d’après ils se postèrent de bon matin, avec toutes leurs forces, devant la plantation des deux Anglois, pour y attendre l’ennemi de pied ferme.

La chose arriva précisément comme ils l’avoient conjecturé. Les sauvages laissant leurs canots près de la côte orientale de l’île, s’avancèrent sur le rivage, directement vers le lieu en question, au nombre d’environ deux cent cinquante, selon que nos gens en pouvoient juger.

Notre armée étoit fort petite en comparaison ; &, ce qui étoit le plus fâcheux, il n’y avait pas de quoi lui fournir suffisamment d’armes.

Voici le compte des hommes.

Dix-sept espagnols, 17
Cinq anglois, 5
Le père de Vendredi 1
Trois esclaves venus dans l’île avec les femmes sauvages, & qui s’étoient montrés fort fidèles, 3
Trois autres esclaves qui servoient les espagnols, 3
Nombre total, 29

Pour armer ces combattans, il y avoit :

Onze mousquets, 11
Cinq pistolets, 5
Trois fusils de chasse, 3
Cinq fusils que j’avois ôtés aux matelots mutins en les désarmant, 5
Deux sabres, 2
Trois vieilles hallebardes, 3
Nombre total, 29

Pour en tirer tout l’usage possible, ils ne donnèrent point d’armes à feu aux esclaves ; mais ils les armèrent chacun d’une hallebarde, ou d’un bâton à deux bouts, avec une hache. Chaque combattant européen en prit une aussi. Il y avoit encore deux femmes qu’il ne fut pas possible de détourner d’accompagner leurs maris au combat. On leur donna les arcs & les flêches que les Espagnols avoient prises des sauvages à la bataille qui s’étoit donnée dans l’île, il y avoit quelque tems, entre deux différentes troupes d’Indiens. On donna encore une hache à chacune de ces amazones.

Le gouverneur espagnol, dont j’ai déjà parlé si souvent, étoit généralissime ; & Guillaume Atkins, qui, quoiqu’un terrible homme quand il s’agissoit de commettre quelque crime, étoit cependant plein de valeur, commandoit sous lui. Les sauvages avancèrent sur les nôtres comme des lions ; & ce qu’il y avoit de fâcheux, c’est que nos gens ne pouvoient pas tirer le moindre secours du lieu où ils étoient postés, exceptés Guillaume Atkins, qui, dans cette occasion rendit de grands services, étoit caché avec six hommes derrière quelques broussailles, comme d’une garde avancée, avec ordre de laisser passer les premiers des ennemis, de faire feu ensuite au beau milieu de la troupe, & de se retirer après, avec toute la promptitude possible, en faisant un détour dans le bois pour se placer derrière les Espagnols, qui avoient une rangée d’arbres devant eux.

Les sauvages s’avançant par petits pelotons sans aucun ordre, Atkins en laissa passer une cinquantaine, & voyant que le reste faisoit une troupe aussi épaisse que dérangée, il fit faire feu à trois de ses gens qui avoient chargé tous leurs fusils de six ou sept balles, à peu près du calibre d’un pistolet. Il n’est pas possible de dire combien ils en tuèrent & blessèrent ; mais leur surprise & leur consternation n’est pas exprimable. Ils étoient dans un étonnement & dans une frayeur terrible d’entendre un bruit si inouï, & de voir leurs gens tués & blessés, sans en pouvoir découvrir la cause ; quand Atkins lui-même & les trois autres firent une nouvelle décharge dans le plus épais de leur bataillon ; & en moins d’une minute, les trois premiers ayant eu le tems de charger de nouveau leurs fusils, leur donnèrent une troisième décharge.

Si alors Atkins & ses gens s’étoient retirés immédiatement, comme on le leur avoit ordonné, ou si les autres avoient été à portée de continuer le feu, les sauvages étoient défaits indubitablement ; car la consternation dans laquelle ils étoient, venoit principalement de ce qu’ils s’imaginoient que c’étoient les dieux qui les tuoient par le tonnerre & par la foudre. Mais Guillaume Atkins s’arrêtant-là pour recharger de nouveau, les tira d’erreur. Quelques-uns des ennemis les plus éloignés, le découvrirent, & le vinrent prendre par derrière, & quoiqu’Atkins fît encore feu sur ceux-là deux ou trois fois, & qu’il en tuât une vingtaine, il fut cependant blessé lui-même ; un de ses gens anglois fut tué à coup de flèches, & le même malheur arriva quelque tems après à un Espagnol, & à un des esclaves qui étoient venus dans l’île avec les épouses des Anglois. C’étoit un garçon d’une bravoure étonnante ; il s’étoit battu en désespéré, & il avoit dépêché lui seul cinq ennemis, quoiqu’il n’eût d’autres armes qu’un bâton à deux bouts & une hache.

Nos gens étant pressés de cette manière-là, & ayant souffert une perte si considérable, se retirèrent vers une colline dans le bois, & les Espagnols, après avoir fait trois décharges, firent la retraite aussi.

Le nombre des ennemis étoit terrible, & ils se battoient tellement en désespérées, que, quoiqu’il y en eût une cinquantaine de tués & autant de blessés au moins, ils ne laissoient pas d’enfoncer nos gens sans se mettre en peine du danger, & leur envoyoient continuellement des nuées de flèches. On observa même que leurs blessés, qui étoient encore en état de combattre, en devenoient plus furieux, & qu’ils étoient plus à craindre que les autres.

Lorsque nos gens commencèrent leur retraite, ils laissèrent leurs morts sur le champ de bataille, & les sauvages maltraitèrent ces cadavres de la manière du monde la plus cruelle, leur cassant les bras, les jambes et la tête, avec leurs massues & leurs sabres de bois, comme de vrais barbares qu’ils étoient.

Voyant que nos gens s’étoient retirés, ils ne songèrent pas à les suivre ; mais s’étant rangés en cercle, selon leur coutume, ils poussèrent deux grands cris en signe de victoire. Leur joie fut pourtant modérée, peu après, par plusieurs de leurs blessés, qui tombèrent à terre, & qui perdirent la vie à force de perdre du sang.

Le gouverneur ayant retiré sa petite armée sur un tertre un peu élevé, Atkins, tout blessé qu’il étoit, fut d’avis qu’on marchât, & qu’on donnât de nouveau avec toutes les forces unîes. Mais le gouverneur lui répliqua : » Seigneur Atkins, vous voyez de quelle manière désespérées leurs blessés combattent ; laissons-les en repos jusqu’à demain ; tous ces malheureux seront tous roides de leurs blessures, ils seront trop affoiblis par la perte de leur sang, pour en venir aux mains de nouveau, & nous aurons meilleur marché du reste ».

C’est fort bien dit à vous, seigneur, répliqua Atkins, avec une gaieté brusque ; mais parbleu il en sera de moi précisément comme des sauvages ; je ne serai bon à rien demain, & c’est pour cela que je voudrois recommencer la danse pendant que je suis encore échauffé. « Vous parlez en brave homme, seigneur Atkins, répartit l’Espagnol, & vous avez agi de même ; vous avez fait votre devoir, & nous nous battrons pour vous demain, si vous n’êtes pas en état d’être de la partie. Attendons jusqu’à demain, je crois que ce sera le parti le plus sage. »

Néanmoins, comme il faisoit un fort beau clair de lune, & que nos gens savoient que les sauvages étoient dans un grand désordre, courant confusément de côté & d’autre, près de l’endroit où étoient leurs morts & leurs blessés, ils résolurent de tomber sur eux pendant la nuit, persuadés que s’ils pouvoient donner une seule décharge avant que d’être découverts, leurs affaires iroient bien. L’occasion étoit très-favorable, car un des Anglois près de l’habitation duquel le combat avoit commencé, savoit un moyen sûr pour les surprendre. Il fit faire à nos gens un détour dans le bois, du côté de l’ouest, puis tournant du côté du sud, il les mena si près du lieu où étoit le plus grand nombre des sauvages, qu’avant d’avoir été vus, ou entendus, huit d’entre eux firent une décharge sur les ennemis avec un succès terrible. Une demi-minute après, huit autres les saluèrent de la même manière, & répandirent parmi eux une si grande quantité de grosse dragée, qu’il y en eut un grand nombre de tués & de blessés ; &, pendant tout ce tems-là, il ne leur fut pas possible de découvrir d’où venoit ce carnage, & de quel côté ils devoient fuir.

Les nôtres ayant chargé leurs armes de nouveau, avec toute la promptitude possible, se partagèrent en trois troupes, résolus de tomber sur les ennemis tous à la fois. Dans chaque petite troupe il y avoit huit personnes, car ils étoient en tout vingt-quatre, si l’on compte les deux femmes qui, pour le dire en passant, combattirent avec toute la fureur imaginable.

Ils partagèrent les armes à feu également à toutes les troupes, comme aussi les hallebardes & les bâtons à deux bouts. Ils vouloient laisser les femmes derrière ; mais elles dirent qu’elles étoient résolues de mourir avec leurs maris. S’étant mis ainsi en bataille, ils sortirent du bois en poussant un cri de toutes leurs forces. Les sauvages tinrent tous ferme ; mais ils étoient dans la dernière consternation, en entendant nos gens pousser leurs cris de trois différens côtés. Ils étoient assez courageux pour nous combattre s’ils nous avoient vus, & effectivement, dès que nous approchâmes, ils tirèrent plusieurs flêches, dont l’une blessa le pauvre père de Vendredi, mais pas dangereusement. Nos gens ne leur donnèrent guère de tems, & se ruant sur eux, après avoir fait feu de trois côtés différens, ils se mêlèrent avec eux, & à coups de crosses, de sabres, de haches & de bâtons à deux bouts, ils remuèrent si bien les mains, que les ennemis se mirent à hurler affreusement & à s’enfuir, l’un d’un côté & l’autre de l’autre, ne songeant plus qu’à se dérober à des ennemis si terribles.

Nos gens étoient fatigués de les assommer, & il ne faut pas en être surpris, puisque dans les deux actions ils en avoient tué ou blessé mortellement cent quatre-vingt tout au moins. Les autres saisis d’une frayeur inexprimable, couroient par les collines & les vallées avec toute la rapidité que la peur pouvoit ajouter à leur vîtesse naturelle.

Comme nous ne nous mettions guère en peine de les poursuivre, ils gagnèrent tous le rivage sur lequel ils avoient débarqué, mais ce n’étoit pas là encore la fin de leur malheur, car il faisoit cette nuit un terrible vent qui, venant du côté de la mer, les empêchoit de quitter le rivage. La tempête continua pendant toute la nuit, & quand la marée monta, leurs canots furent poussés si avant sur le rivage, qu’il auroit fallu une peine infinie pour les remettre à flot, & quelques-uns en heurtant contre le sable, ou les uns contre les autres, avoient été mis en pièces.

Nos gens, quoique charmés de leur victoire, eurent peu de repos tout le reste de la nuit ; mais s’étant rafraîchis du mieux qu’il leur étoit possible, ils prirent le parti de marcher vers cette partie de l’île où les sauvages s’étoient retirés. Ce dessein les força de passer au travers du champ de bataille, où ils virent plusieurs de leurs malheureux ennemis encore en vie, mais hors d’espérance d’en revenir : spectacle désagréable pour des cœurs bien placés ; car une ame véritablement grande, quoique forcée par les loix naturelles à détruire ses ennemis, est fort éloignée de se réjouir de leurs malheurs.

Il ne leur fut pas nécessaire de s’inquiéter à l’égard de ces pauvres sauvages, car leurs esclaves eurent soin d’en finir les misères à grands coups de haches.

Ils parvinrent enfin à un endroit où ils virent les restes de l’armée des sauvages qui consistoit encore dans une centaine d’hommes. Ils étoient assis à terre, le menton appuyé sur les genoux, & la tête soutenue par les deux mains.

Dès que nos gens furent éloignés d’eux de la distance de deux portées de mousquet, le gouverneur ordonna qu’on tirât deux mousquets sans balles pour leur donner l’allarme, & pour voir leur contenance. Il avoit envie de découvrir par-là s’ils étoient d’humeur à se battre encore, ou s’il étoient entièrement découragés par leur défaite. C’est selon ce qu’il découvriroit qu’il vouloit prendre ses mesures.

Ce stratagême réussit ; car dès que les sauvages eurent entendu le premier coup, & qu’ils virent le feu du second, ils se levèrent sur leurs pieds avec toute la frayeur imaginable, & ils s’enfuirent vers le bois, en faisant une sorte de hurlement que nos gens n’avoient pas encore entendu jusques-là, & dont ils ne purent pas deviner le sens. D’abord nos gens auroient mieux aimé que le tems eût été tranquille, & que leurs ennemis eussent pu se rembarquer ; mais ils ne considéroient pas alors que leur retraite pût être la cause d’une nouvelle expédition, & qu’ils seroient peut-être revenus avec des forces auxquelles il n’auroit pas été possible de résister, ou bien qu’ils auroient pu revenir si souvent, que la colonie, uniquement occupée à les repousser, auroit été obligée de périr de faim.

Guillaume Atkins qui, malgré sa blessure, n’avoit pas voulu quitter la partie, donna le meilleur conseil de tous ; il étoit d’avis de se servir de la frayeur des ennemis pour les couper d’avec leurs barques, & pour les empêcher de regagner jamais leur patrie.

Ils consultèrent long-tems là-dessus ; quelques uns s’opposoient à cette opinion, craignant que l’exécution de ce projet ne poussât les barbares désespérés à se cacher dans le bois, ce qui forceroit les nôtres à leur donner la chasse comme à des bêtes féroces, les empêcheroit de travailler, pour ne s’occuper qu’à garder leur bétail & leurs plantations, & les feroit vivre dans des inquiétudes continuelles.

Atkins répondit qu’il valoit mieux avoir affaire à cent hommes qu’à cent nations, & qu’il falloit absolument détruire, & les canots, & les ennemis, s’ils vouloient n’être pas détruits eux-mêmes ; en un mot, il leur montra si bien l’utilité de son sentiment, qu’il y entrèrent tous. Ils mirent aussi-tôt la main à l’œuvre, & ayant ramassé du bois sec, ils essayèrent de mettre quelques-uns des canots en feu ; mais ils étoient trop mouillés. Néanmoins le feu en gâta tellement les parties supérieures, qu’il n’étoit plus possible de s’en servir.

Quand les Indiens eurent remarqué le dessein de nos gens, quelques-uns d’entr’eux sortirent du bois, & s’approchant, ils se mirent à genoux, en criant : Oa, Oa, Waramoka, & en prononçant quelques autres paroles, dont les nôtres ne purent rien entendre ; mais comme ils étoient dans une posture suppliante, les cris qu’ils poussoient étoient destinés, sans doute, à prier que l’on épargnât leurs canots, & qu’on leur permît de s’en retourner.

Mais nos gens étoient alors absolument persuadés que l’unique moyen de conserver la colonie étoit d’empêcher qu’aucun des sauvages ne retournât chez lui ; persuadés que s’il en échappoit une seul, pour aller raconter la triste aventure de ses camarades, c’étoit fait d’eux. Ainsi, faisant signe aux barbares qu’il n’y avoit point de quartier pour eux, ils poussèrent leur pointe, en détruisant toutes les barques que les tempêtes avoient épargnées. À la vue de ce spectacle, les sauvages qui étoient dans le bois firent des hurlemens épouvantables, que les nôtres entendirent distinctement & ensuite ils se mirent à courir dans l’île comme des hommes qui avoient perdu l’esprit. Ce qui troubla beaucoup nos gens, indéterminés sur ce qu’ils devoient faire pour se délivrer de ces misérables.

Les Espagnols même, malgré toute leur prudence, ne considéroient pas qu’en portant ces sauvages au désespoir, ils devoient placer des gardes auprès de leurs plantations. Il est vrai qu’ils avoient mis leurs troupeaux en sûreté, & qu’il étoit impossible aux Indiens de trouver la capitale de l’île ; je veux dire mon vieux château, non plus que ma grotte dans la vallée ; mais malheureusement ils déterrèrent la grande ferme, la mirent toute en pièces, ruinèrent l’enclos & la plantation qui étoit à l’entour, foulèrent le bled aux pieds, arrachèrent les vignes, & gâtèrent les raisins qui étoient en maturité ; en un mot, ils firent des dommages inestimables, quoiqu’ils n’en profitassent pas eux-mêmes.

Nos gens étoient, à la vérité, en état de les combattre par-tout où ils les trouveroient ; mais ils étoient fort embarrassés sur la marnière de leur donner la chasse. Quand ils les trouvoient un à un, ils les poursuivoient en vain ; ils trouvoient aisément leur sûreté dans la vîtesse extraordinaire de leurs pieds ; & d’un autre côté, nos gens n’osoient pas aller un à un pour les surprendre, de peur d’être environnés & accablés par le nombre.

Ce qu’il y avoit de meilleur, c’est que les sauvages n’avoient point d’armes ; leurs arcs leur étoient inutiles, faute de flêches & de matérieux, pour en faire de nouvelles ; & ils n’avoient aucune armes tranchante parmi toute leur troupe.

L’extrémité à laquelle ils étoient réduits étoit certainement déplorable ; mais la situation dans laquelle ils avoient mis la colonie, n’étoit guères meilleure. Car quoique nos retraites fussent conservées, nos provisions étoient ruinées pour la plupart ; notre moisson étoit détruite, & la seule ressource qui restoit étoit le bétail qui étoit dans la vallée, près de la grotte, un petit champ de bled qui étoit aussi de ce côté-là, & les plantations de Guillaume Atkins & de son camarade ; car l’autre avoit perdu la vie dans la première action, par une flèche qui lui avoit percé la tête sous la temple. Il est à remarquer que c’étoit le même scélérat inhumain qui avoit donné cet affreux coup de hache au pauvre esclave, & qui avoit projeté ensuite de faire main-basse sur tous les Espagnols.

À mon avis, ces gens furent alors dans un cas plus triste que je n’avois été depuis que je m’avisai de semer du millet & du riz, & que je commençai à réussir à apprivoiser des chêvres. Ils avoient dans les indiens une centaine de loups dans l’île, qui dévoroient tout ce qu’ils pouvoient trouver, & qu’il étoit impossible d’atteindre.

La première chose dont ils purent convenir dans cet embarras, c’étoit de pousser les ennemis vers le sud-ouest, dans l’endroit le plus reculé de l’île, afin que si d’autres sauvages abordoient dans ces entrefaites, il ne pussent pas découvrir ceux-ci. Il résolurent encore de les harasser continuellement, d’en tuer autant qu’ils pourroient pour en diminuer le nombre, & s’ils puvoient réussir à semer, & de les faire vivre de leur propre travail.

Conformément à ces résolutions, ils les poursuivirent avec tant de chaleur, & les effrayèrent tellement par leurs armes à feu, dont le seul bruit faisoit tomber les indiens à terre, qu’ils s’éloignoient de plus en plus ; leur nombre diminuoit de jour en jour, & enfin ils furent réduits à se cacher dans les bois & dans les cavernes, où plusieurs périrent misérablement de faim, comme il parut dans la suite, par leurs cadavres qu’on trouva.

La misère de ses pauvres gens remplit les nôtres d’une généreuse compassion, surtout le gouverneur espagnol, qui étoit l’homme du monde qui avoit le cœur le mieux placé & le plus digne d’un homme de naissance. Il proposa aux autres de tâcher de prendre un des sauvages pour lui faire entendre l’intention de la colonie, & pour l’envoyer parmi les siens, afin de les faire venir à une capitulation qui assurât les sauvages de la vie, & la colonie, du repos qu’ils avaient perdu depuis la dernière invasion.

Ils furent assez long-tems avant de pouvoir parvenir à leur but ; mais enfin la disette les ayant affoiblis, on en saisit un. Il étoit au commencement tellement accablé de son malheur, qu’il ne voulut ni manger ni boire ; mais voyant qu’on le traitoit avec douceur, & qu’on avoit l’humanité de lui donner ce qu’il falloit pour sa subsistance, sans lui faire le moindre chagrin, il revint de ses frayeurs, & se tranquilisa peu-à-peu.

On lui amena le père de Vendredi, qui entroit souvent en conversation avec lui, & qui l’assuroit de l’intention qu’on avoit, non-seulement de sauver la vie à lui & à tous ses compagnons, mais encore de leur donner une partie de l’île, à condition qu’ils se tiendroient dans leurs propres limites, sans en sortir jamais pour causer le moindre dommage à la colonie. Il lui promit aussi qu’on leur donneroit du grain pour ensemencer des terres, & qu’on leur fourniroit du pain, en attendant qu’ils fussent en état d’en faire pour eux-mêmes. De plus, il lui ordonna d’aller parler à ses compatriotes, & de leur déclarer que, s’ils ne vouloient pas accepter des conditions si avantageuses, ils seroient tous détruits.

Les malheureux sauvages, extrêmement humiliés par leur misère, & réduits au nombre d’environ trente-sept, reçurent cette proposition sans balancer, & demandèrent qu’on leur donnât quelques alimens. Là-dessus douze espagnols & deux anglois bien armés, marchèrent vers l’endroit où les indiens se trouvoient alors, avec trois esclaves & le père de Vendredi. Ces derniers lui portoient une bonne quantité de pain, quelques gâteaux de riz séché au soleil & trois chevreaux en vie. On leur ordonna de se placer au pied d’une colline pour manger ensemble ; ce qu’ils firent avec toutes les marques possibles de reconnoissance, & dans la suite ils se montrèrent les observateurs les plus religieux de leur parole, qu’il est possible de trouver parmi les hommes. Ils ne sortoient jamais de leur territoire que quand ils étoient obligés de venir demander des vivres & des conseils pour diriger leur plantation.

C’est encore dans ce même endroit qu’ils vivoient quand je suis rentré dans l’île, & que je leur ai rendu une visite.

On leur avoit enseigné à semer du bled, à faire du pain, à traire des chèvres, &c. & rien ne leur manquoit que des femmes pour faire bientôt un peuple dans les formes. On leur avoit assigné une partie de l’île bordée de rochers par derrière, & de la mer par-devant. Elle étoit située du côté du sud-est, & ils avoient autant de terres fertiles qu’il leur en falloit ; elles étoient étendues d’un mille & demi en largeur, & d’environ quatre en longueur.

Nos gens leur enseignèrent ensuite à faire des pelles de bois, comme j’en faisois autrefois pour moi-même, & firent présent à toute la troupe de douze haches & de trois couteaux ; avec ces outils ils facilitoient leur travail & vivoient avec toute la tranquillité & avec toute l’innocence qu’on pouvoit désirer.

Après la fin de cette guerre, la colonie jouit d’une tranquillité parfaite, par rapport aux sauvages, jusqu’à ce que je revins la voir deux années après. Les canots des sauvages ne laissoient pas d’y aborder de tems en tems pour faire leur repas inhumains ; mais comme ils étoient de différentes nations, & qu’ils n’avoient apparemment jamais entendu parler de ce qui étoit arrivé aux autres, ils ne firent aucune recherche dans l’île pour trouver nos sauvages ; & quand ils l’auroient fait, ç’auroit été un grand hasard s’ils les avoient trouvés.

C’est ainsi que j’ai donné un récit fidèle & complet de tout ce qui étoit arrivé de considérable à ma colonie pendant mon absence. Elle avoit extrêmement civilisé les indiens, & leur rendoit de fréquentes visites ; mais elle leur défendoit, sous peine de la vie, de la venir voir à leur tour de peur d’en être trahie.

Ce qu’il y a de remarquable encore, c’est que nos gens avoient enseigné aux sauvages à faire des paniers & d’autres ouvrages d’osier : mais bientôt ils avoient surpassé leurs maîtres. Ils savoient faire, en ce genre, les choses du monde les plus curieuses, des tamis, des cages, des tables, des gardes-mangers, des chaises, des lits, &c. étant extrêmement ingénieux dès qu’on leur avoit une fois donné l’idée de quelque chose.

Mon arrivée fut d’un grand secours à ces pauvres gens, puisque je les pourvus abondamment de couteaux, de ciseaux, de pelles, de bêches, de pioches ; en un mot de tous les outils dont ils pouvoient avoir besoin. Ils s’en servirent bientôt avec beaucoup d’adresse, & ils eurent assez d’industrie pour se faire des maisons entières d’un tissu d’osier ; ce qui, malgré son air comique, étoit d’une grande utilité contre la chaleur & contre toutes sortes de vermines.

Cette invention plut tant à mes gens, qu’ils firent venir les sauvages, pour faire la même chose pour eux ; & quand je fus voir la colonie des deux anglois, leurs huttes parurent de loin à mes yeux être de grandes ruches. Pour Guillaume Atkins, qui commençoit à devenir sobre, industrieux, appliqué, il s’étoit fait une tente d’ouvrage de vanier, qui passoit l’imagination. Elle avoit cent vingt pas de circuit ; les murailles en étoient aussi serrées que le meilleur panier ; elles consistoient en trente deux compartimens fort épais, & de la hauteur de sept pieds. Il y avoit au milieu une autre hutte qui n’avoit pas au-delà de vingt-deux pas de contour. Elle étoit beaucoup plus forte & plus épaisse que la tente extérieure ; la figure en étoit octogone, & chacun des huit coins étoit soutenu d’un bon poteau. Sur le haut de ces poteaux, il avoit posée de grandes pièces de même ouvrage, jointes ensemble par des chevilles de bois ; ces pièces servoient de base à huit solives qui faisoient le dôme de tout le bâtiment, & qui étoient parfaitement bien unies, quoiqu’au lieu de clous, il n’eût que quelques chevilles de fer qu’il avoit trouvé moyen de faire avec de la vieille ferraille que j’avois laissée dans l’île.

Certainement ce drôle faisoit voir une grande industrie dans plusieurs choses où il n’avoit jamais eu occasion de s’appliquer. Il se fit non seulement une forge, avec deux soufflets de bois & de fort bon charbon, mais encore une enclume de médiocre grandeur, dont il avoit trouvé la matière dans un lever de fer, ce qui lui donna le moyen de forger des crochets, des gâches de serrure, des chevilles de fer, des verroux & des gonds.

J’en reviens à son bâtiment : après avoir dressé le dôme de sa tente intérieure, il remplit les vides entre les solives, d’ouvrages de vanier aussi bien tissus qu’il fût possible. Il le couvrit d’un second tissu de paille de riz ; & sur le tout il mit encore des feuilles d’un certain arbre, fort larges ; ce qui rendoit tout le toît aussi impénétrable à la pluie, que s’il avoit été couvert de tuiles, ou d’ardoises : il fit tout cela lui-même, hormis l’ouvrage de vanier, que les sauvages avoient tissu pour lui.

La tente extérieure formoit comme une espèce de galerie couverte, & de ses trente-deux angles de solives s’étendoient les poteaux qui soutenoient le dôme, & qui étoient éloignés du circuit, de l’espace de vingt pieds, de manière qu’il y avoit entre les murailles extérieures & intérieures, une promenade large de vingt pieds à peu près.

Il partagea tout l’intérieur en six appartemens par le moyen de ce même ouvrage de vanier, mais plus proprement tissu & plus fin que le reste. Dans chacune des ces six chambres de plan pied, il y avoit une porte, par laquelle on entroit par la tente du milieu, & une autre qui donnoit dans la galerie extérieure, qui étoit aussi partagée en six pièces égales, non-seulement propres à servir de retraite, mais encore de décharge. Ces six espaces n’emportoient pas toute la circonférence, & les autres appartemens qu’il y avoit dans la tente extérieure, étoient arrangés de la manière que voici. Dès qu’on étoit entré par la porte de dehors, on avoit tout droit devant soi un petit passage qui menoit à la porte de la maison intérieure ; à chaque côté du passage il y avoit une muraille d’ouvrage de vanier, avec une porte par où l’on entroit, dans une espèce de magasin large de vingt pieds & long de quarante, & de-là dans un autre un peu moins long. De manière que dans la tente extérieure il y avoit dix belles chambres, dans six desquelles on ne pouvoit entrer que par les appartemens de la tente intérieure, dont elles étoient, pour ainsi dire, les cabinets. Les autres quatre, comme je viens de dire, étoient de grands magasins, deux d’un côté, & deux de l’autre du passage qui menoit de la porte de dehors à celle de la maison intérieure.

Je crois qu’on n’a jamais entendu parler d’un pareil ouvrage de vanier, ni d’une hutte faite avec autant de propreté & d’arrangement. Cette grande ruche servoit de demeure à trois familles ; savoir, à celle d’Atkins, de son compagnon, & de la femme du troisième Anglois qui avoit perdu la vie dans la dernière guerre, & qui avoit laissé sa veuve avec trois enfans sur les bras.

Les autres en usèrent parfaitement bien avec cette famille, & lui fournirent, avec une charité libérale, tout ce dont elle avoit besoin, du grain, du lait, des raisins secs, &c. S’ils tuoient un chevrau, ou s’ils trouvoient une tortue, elle en avoit toujours sa part ; de manière que tous ensemble ils vivoient assez bien, quoique, comme j’ai déjà dit, il s’en fallût de beaucoup qu’ils n’eussent la même application que les Anglois qui faisoient une colonie à part.

Il y avoit une particularité dans la conduite de tous les Anglois, que je ne dois pas passer sous silence. La religion étoit une chose absolument inconnue parmi eux. Il est vrai qu’ils se faisoient souvenir assez souvent les uns les autres, qu’il y avoit un Dieu, en jurant à la manière des gens de mer ; mais cette espèce d’hommage qu’ils rendoient à la divinité, étoit fort éloigné d’être un acte de dévotion, & leurs femmes, pour être mariées à des chrétiens, n’en étoient pas plus éclairées. Ils étoient eux-mêmes fort ignorans dans la religion, & par conséquent fort incapables d’en donner quelque idées à leurs femmes. Toutes les lumières qu’elles avoient acquises par le mariage, c’est que leurs maris leur avoient enseigné à parler l’Anglois passablement, comme aussi à leurs enfans, qui étoient environ au nombre de vingt, & qui apprenoient à s’énoncer en Anglois, dès qu’ils étoient en état de former des sons articulés, quoiqu’ils s’en acquitassent d’abord d’une manière assez burlesque, aussi-bien que leurs mères.

Parmi tous ces enfans, il n’y en avoit pas un qui passât l’âge de six ans quand j’arrivai. À peine y en avoit-il sept que les Anglois avoient mené ces dames sauvages dans l’île. Elles étoient toutes fécondes, l’une plus, l’autre moins ; celle qui étoit tombé en partage au second cuisinier du vaisseau, étoit grosse alors pour la sixième fois ; il n’y en avoit pas une qui ne fut douce, modérée, laborieuse, modeste & prompte à secourir ses compagnes ; elles étoient sur-tout extrêmement soumises à leurs maîtres, que je ne puis appeler leurs maris que très-improprement. Il ne leur manquoit plus rien que d’être instruites dans le christianisme, & mariées légitimement : elles y parvinrent bientôt par mes soins, ou du moins par une conséquence de mon arrivée dans l’île.

Ayant donné ainsi l’histoire générale de la colonie, & pareillement des cinq rébelles Anglois, il me reste à entrer en quelque détail touchant les Espagnols, qui constituoient le corps le plus puissant de mes sujets, & dont l’histoire est remarquable par des particularités dignes d’attention.

Ils m’informèrent, dans plusieurs de nos conversations, de la situation où ils s’étoient trouvés parmi les sauvages. Ils me dirent naturellement qu’ils n’avoient pas songé seulement à chercher dans l’industrie quelque secours contre la misère ; & que, quand même, ils auroient été si fort accablés par le fardeau de leurs infortunes, si abîmés dans le désespoir, qu’ils s’étoient abandonnés nonchalamment à la résolution de se laisser mourir de faim.

Un homme fort grave & fort sensé d’entre eux, me dit qu’il sentoit bien qu’ils avoient eu tort ; puisqu’un homme sage, au lieu de se laisser entraîner à sa misère, doit tirer du secourd de tous les moyens que lui offre la raison, pour adoucir le malheur présent, & pour se préparer une délivrance entière pour l’avenir. La douleur, continua-t-il, est la passion du monde la plus insensée & la plus inutile ; elle ne roule que sur des choses passées, qu’on ne peut rappeler, & qui, d’ordinaire, sont sans remède ; elle ne se tourne presque jamais du côté de l’avenir ; & bien loin de nous faire réfléchir sur les moyens de finir nos malheurs, elle y met le comble, au lieu de les rendre supportables. Là-dessus il m’allégua un proverbe espagnol qu’il m’est impossible de citer mot à mot, mais dont j’ai fait le proverbe que voici :


Être troublé dans le trouble,
C’est rendre le trouble double.

Il porta ensuite ses réflexions sur toutes les commodités que je m’étois autrefois procurées dans ma solitude, & sur les soins infatigables par lesquels, d’un état plus triste que le leur n’avoit jamais été, j’en avois su faire un plus heureux que n’étoit le leur dans le tems mêmes qu’ils se trouvoient tous ensemble dans l’île.

Il me dit encore qu’il avoit remarqué avec étonnement que les Anglois avoient plus de présence d’esprit dans l’infortune, que tout autre peuple qu’il eût jamais rencontré ; & que sa nation, & la Portugaise, étoient les gens du monde les plus malheureux quand il s’agissoit de lutter contre l’adversité ; puisqu’après avoir fait inutilement les efforts ordinaires pour se tirer du malheur, leur premier pas étoit toujours le désespoir, sous lequel ils restoient affaissés, sans avoir la force d’esprit de former le moindre dessein propre à mettre fin à leurs calamités.

Je lui répondis qu’il y avoit une grande différence entre leur cas & le mien, puisqu’ils avoient été jetés à terre sans aucune chose nécessaire pour subsister. Qu’en effet, mon malheur avoit été accompagné de ce désavantage, que j’étois seul ; mais qu’en récompense, les secours que la providence m’avoit mis entre les mains en poussant les débris du vaisseau si près du rivage, auroient été capables de ranimer le courage de l’homme du monde le plus foible. Seigneur, répartit l’Espagnol, si vous avions été dans votre situation, nous n’aurions jamais tiré du vaisseau la moitié des choses utiles que vous sûtes en tirer ; nous n’aurions jamais eu l’esprit de faire un radeau pour les porter à terre, ou de le faire aborder à l’île sans voiles & sans rames. Nous ne nous en serions pas avisés tous ensemble, bien loin qu’un seul d’entre nous eût été capable de l’entreprendre & de l’exécuter. Je le conjurai là-dessus de mettre des bornes à ses complimens, & de continuer le récit de leur embarquement dans l’endroit où ils avoient si mal passé leur tems. Il me dit que malheureusement ils étoient abordés dans une île où il y avoit du monde sans provisions, & que s’ils avoient été assez sensés pour remettre en mer, & aller vers une île peu éloignée de-là, ils auroient trouvé des provisions sans habitans. Que les Espagnols de l’île de la Trinité y ayant été fréquemment, n’avoient rien négligé pour la remplir de boucs & de cochons ; que d’ailleurs, les tourterelles & les oiseaux de mer y étoient dans une si grande abondance, que s’ils n’y avoient pas trouvé du pain, du moins ils n’auroient jamais pu manquer de viande. Dans l’endroit où ils avoient abordé, au contraire, ils n’avoient eu que quelques herbes & quelques racines sans goût & sans suc, dont la charité des sauvages les avoit pourvus, encore fort sobrement, parce que ces bonnes gens n’étoient pas en état de les nourrir mieux ; à moins qu’ils n’eussent voulu avoit part à leurs festins de chair humaine.

Les Espagnols me firent encore le récit de tous les moyens qu’ils avoient employés pour civiliser les sauvages, leurs bienfaiteurs, & pour leur donner des sentimens & des coutumes plus raisonnables que ceux qu’ils avoient hérités de leurs ancêtres ; mais tous leurs soins avoient été inutiles. Les sauvages avoient trouvé fort étrange que des gens qui étoient venus là, pour chercher de quoi vivre, voulussent se donner les airs d’instruire ceux qui leur procuroient de quoi subsister ; selon eux, il ne falloit se mêler de donner ses idées aux gens, que quand on pouvoit se passer d’eux.

Les Espagnols avoient été exposés souvent à de terribles extrémités, étant quelquefois absolument sans vivres. L’île où le malheur les avoit portés, étoit habitée par des sauvages indolens, & par conséquent plus pauvres & plus misérables que d’autres peuples de cette même partie du monde. En récompense, ceux-ci étoient moins barbares & moins cruels que ceux qui étoient plus à leur aise.

Mes Espagnols trouvoient pourtant dans la triste situation où ils avoient été, une démonstration évidente de la sagesse & de la bonté de la providence qui dirige les événemens. Car si, animés par la misère & par la disette qui les accabloient, ils avoient cherché un pays plus abondant, cette précaution même les auroit détournés de la route de se délivrer par mon moyen.

Les sauvages, à ce qu’ils me racontèrent encore, avoient voulu, pour prix de leur hospitalité, les conduire avec eux à la guerre. Il est vrai qu’ils avoient des armes à feu, & s’ils n’avoient pas eu le malheur de perdre leurs munitions, non-seulement ils auroient été en état de rendre des services considérables à leurs hôtes, mais encore de se faire respecter par leurs amis & par leurs ennemis. Mais n’ayant ni poudre ni plomb, obligés pourtant de suivre leurs bienfaiteurs dans les combats, ils y étoient plus exposés que les sauvages eux-mêmes. Ils n’avoint ni arcs, ni flèches, & ils ne savoient pas faire usage de ces sortes d’armes que leur amis auroient pu leur fournir. Ainsi, ils étoient forcés à rester dans l’inaction, en butte aux dards des ennemis, jusqu’à ce que les deux armées se serrassent de près. Alors, effectivement ils étoient d’un grand service. Avec trois hallebardes qu’ils avoient, & avec leurs mousquets, dans le canon desquels ils mettoient des morceaux de bois pointus au lieu de bayonnettes, ils rompoient quelquefois des bataillons entiers. Il ne laissoit pas d’arriver fort souvent, qu’environnés par une grande multitude d’ennemis, ils ne se sauvoient d’une grêle de flèches que par une espèce de miracle. Mais enfin, ils avoient su se garantir de ce danger, en se couvrant tout le corps de larges boucliers de bois couverts de peaux de certains animaux sauvages dont ils ne savoient pas le nom. Un jour cependant le malheur avoit voulu que cinq d’entr’eux fussent jetés à terre par les massues des sauvages, ce qui avoit donné occasion à l’ennemi d’en faire un prisonnier ; c’étoit précisément l’Espagnol que j’avois eu la satisfaction d’arracher à la cruauté de ses vainqueurs. Ses compagnons l’avoient cru mort dans le commencement ; mais en apprenant qu’il avoit été pris, ils auroient hasardé volontiers leur vie tous, tant qu’ils étoient, pour le délivrer.

Dans le tems que ces Espagnols avoient été terrassés, les autres les avoient renfermés au milieu d’eux sans les abandonner, jusqu’à ce qu’ils fussent revenus à eux-mêmes. Alors, faisant tous ensemble un petit bataillon, ils s’étoient fait jour au travers de plus de mille sauvages renversant tout ce qui s’opposoit à eux, & procurant à leurs amis une victoire entière, mais peu satisfaisante pour eux-mêmes par la perte de leur compagnon.

On peut juger par-là, quelle avoit été leur joie en revoyant leur ami qu’ils avoient cru dévoré par les sauvages, la plus mauvaise espèce d’animaux féroces. Cette joie étoit parvenue au plus haut degré, par la nouvelle qu’il y avoit près de-là un chrétien assez humain pour former le dessein de finir leurs malheurs, & capable de l’exécuter.

Ils me firent encore la description la plus pathétique de la surprise que leur avoit donnée le secours que je leur avois envoyé ; le pain, sur toute chose, qu’ils n’avoient pas vu depuis tant d’années. Ils l’avoient béni mille & mille fois, comme un aliment descendu du ciel, & en le goûtant ils y avoient trouvé le plus restaurant de tous les cordiaux. Plusieurs autres choses que je leur avois envoyées pour leur subsistance, leur avoient causé à-peu-près le même ravissement.

Mes Espagnols, en me faisant ce récit, trouvoient des termes pour exprimer leurs sentimens ; mais ils n’en avoient point pour donner une idée de la joie qu’avoit excitée dans leur ame la vue d’une barque & de pilotes tout prêts à les tirer de cette île malheureuse, & à leur faire voir le lieu & la personne desquels ce secours leur étoit venu. Ils me dirent seulement que les extravagances où les avoit portés une délivrance si peu attendue, n’avoient été guères éloignées d’une véritable frénésie ; que leur passion, qui étouffoit presque toutes les facultés de leur ame, s’étoit frayé plusieurs toutes différentes, pour éclater dans l’une d’une telle manière, dans l’autre d’une manière toute opposés ; que les unes s’étoient évanouis, que les autres avoient pleuré, & que quelques-uns étoient devenus pour un tems absolument fous.

Ce portrait me toucha beaucoup, & me rappela les transports de Vendredi en rencontrant son père ; ceux des François qui s’étoient sauvés à bord de leur navire embrâsé ; ceux de cet équipage que mon secours avoit empêchés de mourir de faim, & sur-tout la manière dont j’avois été saisi moi-même, en quittant le désert dans lequel j’avois vécu pendant vingt-huit ans. C’est ainsi que d’ordinaire nous nous intéressons aux sentimens d’autrui, à proportion que nous y reconnoissons nos propres sentimens.

Ayant donné ainsi une idée de l’état où je trouvai ma colonie, il est tems que j’entre dans le détail de ce que je fis pour elle, & de la situation où je la laissai en sortant de l’île. Ces gens étoient persuadés, aussi bien que moi, qu’ils ne seroient plus importunés par les visites des sauvages, & que s’ils revenoient, ils étoient en état de les repousser, quand ils seroient deux fois plus nombreux qu’auparavant. Ainsi, il n’y avoit rien à craindre de ce côté-là. Un point plus important que je traitai avec l’Espagnol, que j’appele gouverneur, c’étoit leur demeure dans l’île. Mon intention n’étoit pas d’en emmener un seul avec moi : aussi n’étoit-il pas juste de faire cette grace à quelques-uns, & de laisser là les autres, qui auroient été au désespoir d’y rester, si j’eusse diminué leur nombre.

Je leur dis donc à tous que j’étois venu pour les établir dans l’île, & non pour les en faire sortir ; que dans ce dessein, j’avois fait des dépenses considérables, afin de les pourvoir de tout ce qui étoit nécessaire pour leur subsistance, & pour leur sûreté : que de plus, je leur amenois des personnes non-seulement propres à augmenter avantageusement leur nombre, mais encore à leur rendre de grands services, étant artisans, & capables de faire pour la colonie mille choses nécessaires qui lui avoient manqué jusqu’à présent.

Avant de leur livrer tout ce que j’avois apporté pour eux, je leur demandai à chacun, l’un après l’autre, s’ils avoient absolument banni de leur cœur leurs anciennes animosités, & s’ils vouloient bien se toucher dans la main les uns aux autres, pour se promettre une amitié étroite, & un attachement sincère pour l’intérêt commun de toute la société.

Guillaume Atkins répondit d’une manière gaie & cordiale, qu’ils avoient eu assez de malheurs pour devenir modérés, & assez de discordes pour devenir amis ; que pour sa part il promettoit de vivre & de mourir avec les autres ; que, bien loin de nourrir quelque haine contre les Espagnols, il avouoit qu’il avoit mérité de reste tout ce qu’ils avoient fait à son égard, & que s’il avoit été à leur place, & eux dans la sienne, ils n’en auroient pas été quittes à si bon marché ; qu’il étoit prêt à leur demander pardon, s’ils le vouloient, de ses folies & de ses brutalités ; qu’il souhaitoit leur amitié de tout son cœur, & qu’il ne négligeroit aucune occasion de les en convaincre ; qu’au reste, il étoit content de ne pas revoir encore sa patrie de vingt ans.

Pour les Espagnols, ils dirent qu’en effet ils avoient dans le commencement désarmé & exilé Atkins & ses compagnons, à cause de leur mauvaise conduite, & qu’ils s’en rapportoient à moi, s’ils l’avoient fait sans raison : mais qu’Atkins avoit marqué tant de bravoure dans la grande bataille contre les sauvages, & qu’ensuite il avoit donné tant de marques de l’intérêt qu’il prenoit dans toute la société, qu’ils avoient oublié tout le passé, & qu’ils le croyoient aussi digne d’être fourni d’armes & de tout ce qui lui étoit nécessaire que tout autre ; qu’ils avoient déjà fait voir jusqu’à quel point ils étoient satisfaits de lui, en lui confiant le commandement sous leur gouverneur ; qu’ils avoient parfaitement, lui & ses compagnons, mérité leur confiance par tout ce qui peut porter les hommes à se fier les uns aux autres ; enfin, qu’ils embrassoient avec plaisir l’occasion de m’assurer qu’ils n’auroient jamais d’autre intérêt que celui de toute la colonie.

Sur ces déclarations qui paroissoient pleines de franchise & d’amitié, je les priai tous à dîner pour le lendemain ; & véritablement je leur donnai un repas magnifique. Pour le faire préparer, je fis venir à terre le cuisinier du vaisseau & son compagnon, & je leur donna pour aide le second cuisinier qui étoit dans l’île. On apporta du vaisseau six pièces de bœufs, & quatre de porc, une grande jatte de porcelaine pour y faire du punch, avec les ingrédiens nécessaires ; dix bouteilles de vin rouge de Bordeaux, & dix bouteilles de bière d’Angleterre. Tout cela fut d’autant plus agréable à mes convives, qu’ils n’avoient tâté de rien de pareil depuis bien des années.

Les Espagnols ajoutèrent à nos mets cinq chevreaux entiers, que les cuisiniers firent rôtir, & dont on envoya trois bien couverts dans le vaisseau, afin que l’équipage se régalât de viande fraîche dans le tems que mes insulaires faisoient bonne chère des provisions salées du vaisseau.

Après avoir goûté avec eux tous les plaisirs innocens de la table, je fis porter à terre toute la cargaison que j’avois destinée à mes gens ; & pour empêcher qu’il y eût des disputes sur le partage, j’ordonnai que chacun prît une portion égale de tout ce qui devoit servir à les vêtir pour lors. Je commençai par leur distribuer autant de toile qu’il leur en falloit pour avoir quatre chemises, & j’augmentai ensuite le nombre jusqu’à six, à l’instante prière des Espagnols. Rien au monde n’étoit capable de leur faire plus de plaisir ; il y avoit si long-tems qu’ils n’en avoient porté, que l’idée même leur en étoit presque sortie de la mémoire.

Je destinai les étoffes minces d’Angleterre, dont j’ai parlé ci-dessus, à leur faire faire à chacun un habit en forme de fourreau ; croyant cet habillement libre & peu serré, le plus propre pour la chaleur du climat. J’ordonnai en même tems qu’on leur en fît de nouveaux dès que ceux-ci seroient usés. Je donnai à peu près les mêmes ordres pour ce qui regardoit les escarpins, les souliers, les bas, & les chapeaux.

Il m’est impossible d’exprimer la joie & la satisfaction qui éclatoient dans l’air de tous ces pauvres gens, en voyant le soin que j’avois pris de leur fournir tant de choses utiles & commodes. Ils me dirent que j’étois leur véritable père, & que, tant que, dans un endroit si éloigné de leur patrie, ils auroient un correspondant comme moi, ils oublieroient qu’ils étoient dans un désert. Là-dessus ils déclarèrent tous qu’ils s’engageoient à ne jamais abandonner l’île sans mon consentement.

Je leur présentai ensuite les gens que j’avois amenés avec moi, sur-tout le tailleur, le serrurier, les deux charpentiers, & mon artisans universel qui leur étoit d’une plus grande utilité qu’aucune chose au monde. Le tailleur, pour leur marquer le zèle qu’il avoit pour eux, se mit d’abord à travailler, & avec ma permission, il commença par leur faire à chacun une chemise. En même tems il enseigna aux femmes la manière de manier l’aiguille, de coudre & de piquer, & les employa même sous lui à faire les chemises de leurs maris & de tous les autres.

Pour les charpentiers, il n’est pas nécessaire de dire de quelle utilité ils furent à ma colonie. Ils mirent d’abord en pièces tous mes meubles grossiers, & firent en leur place, en moins de rien, des tables fort propres, des chaises, des chalits, des buffets, &c.

Pour leur faire voir de quelle manière la nature avoit pourvu mes artisans, je menai mes charpentiers voir la maison d’Atkins. Ils m’avouèrent tous deux qu’ils n’avoient jamais vu un pareil exemple de l’industrie humaine : l’un des deux, même après avoir rêvé pendant quelques momens, se tournant de mon côté : En vérité, dit-il, cet homme n’a pas besoin de nous, il ne lui manque rien que des outils.

Ce mot me fit souvenir de produire ceux que j’avois apportés ; je distribuai à chaque homme une bêche, une pelle & un rateau, afin de suppléer par là à la charrue & à la herse. Je donnai encore à chaque petite colonie à part, une pioche, un lévier, une grande hache, & une scie, en leur permettant d’en prendre de nouveaux du magasin général, dès qu’ils seroient usés ou rompus.

J’avois mené avec moi à terre le jeune homme dont la mère étoit morte de faim, & la servante aussi. C’étoit une jeune fille douce, bien élevée & pieuse, & sa conduite charmoit tout le monde. Elle avoit vécu sans beaucoup d’agrément dans le vaisseau où il n’y avoit point d’autre femme qu’elle ; mais elle s’étoit soumise à son sort avec beaucoup de résignation. Quand elle vit l’ordre qui régnoit dans mon île, & l’air florissant qui y éclatoit par-tout, considérant qu’elle n’avoit aucune affaire dans les Indes orientales, elle me pria le la laisser dans l’île, & de l’agréger comme un membre de ma famille. Le jeune homme me fit la même prière, & j’y consentis avec plaisir. Je leur donnai un petit terrein, où on leur fit trois tentes, entourées d’ouvrages de vanie, construites à la manière de la maison d’Athkins.

Ces tentes étoient liées ensemble d’une telle manière, que chacun avoit son appartement, & que celle du milieu pouvoit servir de magasin & de salle à manger pour l’usage de l’un & de l’autre. Les deux Anglois trouvèrent à propos de changer de demeure, & d’approcher davantage de ces nouveaux venus. C’est ainsi que l’île resta toujours partagée en trois colonies.

Les Espagnols, avec le père de Vendredi & les premiers esclaves, étoient toujours dans mon vieux château sous la colline, lequel devoit passer pour la capitale de mon empire à fort juste titre. Ils l’avoient tellement étendu, qu’ils y pouvoient vivre fort au large, quoiqu’entièrement cachés, & je suis sûr qu’il n’y eut jamais au monde une petite ville dans un bois si parfaitement à l’abri de toute insulte. Mille hommes auroient parcouru toute l’île pendant un mois entier sans la trouver, à moins que d’être avertis qu’elle y étoit réellement. Les arbres qui l’entouroient étoient si serrés, & leurs branches étoient tellement entrelacées les unes dans les autres, qu’il auroit fallu les abattre pour voir le château : d’ailleurs, il étoit presque impossible de découvrir les deux petits chemins pas lesquels les habitans eux mêmes entroient & sortoient. L’un étoit tout au haut de la petite baie, à plus de deux cens verges derrière l’habitation ; l’autre, encore plus caché, menoit par-dessus la colline, par le moyen d’une échelle, comme je l’ai déjà dit plus d’une fois. Ils avoient planté encore au-dessus de la colline un bois fort épais d’un acre d’étendue, où il n’y avoit pas la moindre ouverture, excepté une fort petite entre deux arbres, par laquelle on entroit de ce côté là.

La seconde colonie étoit celle de Guillaume Atkins, de son compagnon, & de la famille de leur camarade défunt, du jeune homme & de la servante. Dans celle-là demeuroient encore les deux charpentiers, & le serrurier qui étoit d’autant plus utile à tous les habitans, qu’il étoit encore bon armurier, & capable par conséquent de tenir toujours en bon état les armes à feu. Ils avoient avec eux mon artisan universel qui valoit vingt autre ouvriers lui seul. Ce n’étoit pas seulement un garçon fort industrieux, mais encore fort gai & divertissant, en sorte qu’on trouvoit chez lui l’agréable & l’utile. Avant que de sortir de mon royaume j’eus la satisfaction de le marier avec la servante qui étoit une fille de mérite. Enfin, la troisième colonie étoit celle des deux Anglois honnêtes gens.

À propos de mariage, je ne dois pas négliger de rapporter ici les conversations que j’eus dans l’île avec mon religieux françois sur les mariages des Anglois.

Il est certain que c’étoit un catholique romain, & il est à craindre que je ne choque les protestans en parlant avantageusement de son caractère & de sa piété. Non-seulement c’étoit un papiste, mais un prêtre, & un prêtre françois. Ces qualités pourtant ne doivent pas m’empêcher de lui rendre justice ; c’étoit un homme sobre, grace, &, du côté de la morale, véritablement chrétien. Sa charité étoit exemplaire, & toute sa conduite propre à servir de modèle aux gens de bien. Personne ne doit trouver à redire, je crois, aux éloges que je lui donne malgré sa profession, & ses principes, sur lesquels il se trompoit à mon avis, & peut-être encore au sentiment de plusieurs de mes lecteurs.

La première conservation que j’eus avec lui, après qu’il eut consenti à me suivre dans les Indes, me plut extraordinairement. La religion en étoit le sujet, & il m’en parla avec toute la modération, & la politesse imaginables.

Monsieur, me dit-il, en faisant le signe de la croix, vous ne m’avez pas seulement sauvé la vie par la bénédiction du ciel, mais vous m’avez permis encore de faire ce voyage avec vous. Vous avez été assez obligeant pour me considérer comme votre ami, & pour me permettre de vous parler avec franchise. Vous voyez par mon habit de quelle religion je suis, & je puis deviner la vôtre par votre patrie. Mon devoir est sans doute de faire, en toute occasion, tous les efforts possibles pour porter les hommes dans le sein de l’église catholique, & de leur donner la connoissance de la religion que je crois la seule véritable. Mais comme je me considère ici comme un de vos domestiques ; vos bienfaits, les règles de la civilité & de la justice même me forcent à ne rien faire sans votre permission. Ainsi, monsieur, je ne prendrai jamais la liberté d’entrer en dispute sur quelque point de religion, touchant lequel nous n’avons pas les mêmes sentimens, à moins que vous ne le trouviez à propos.

Je lui répondis que je trouvois dans sa conduite autant de prudence que de modération ; qu’il étoit vrai que j’étois de ceux qu’on traite d’hérétiques dans son église, mais qu’il n’étoit pas le premier catholique romain avec lequel j’avois lié conversation, sans m’emporter à ces transports de zèle qui ne peuvent que rendre ces sortes d’entretiens grossiers & inutiles : qu’il pouvoit être persuadé que ses sentimens n’altéreroient jamais rien dans l’estime que ses bonnes qualités m’avoient donnée pour lui, & que, s’il arrivoit que nos conversations sur ces sortes de matières, produisissent quelque mécontentement, j’aurois soin que ce ne fût pas ma faute.

Il me répartir que, selon lui, il étoit aisé de bannis la dispute de toutes nos conversations ; que ce n’étoit pas son affaire de vouloir convertir ceux avec qui il parloit, & qu’il me prioit de le considérer dans nos entretiens plutôt comme un honnête-homme, que comme un religieux ; que si je voulois lui permettre quelquefois de parler avec moi sur des matières de religion, il le feroit très-volontiers, & qu’alors il étoit persuadé que je souffrirois avec plaisir qu’il défendît ses opinions le mieux qu’il lui seroit possible ; mais que sans consentement il ne tourneroit jamais la conversation de ce côté-là.

Il me dit encore qu’il étoit résolu de ne rien négliger, & en qualité de prêtre, & en qualité de simple chrétien, de tout ce en quoi il pourroit contribuer à l’utilité de l’équipage, & à l’intérêt général du vaisseau ; & que s’il ne pouvoit par prier peut-être avec nous, ni nous avec lui, il auroit du moins la consolation de prier pour nous dans toutes sortes d’occasions.

C’étoit là le tour de nos entretiens ordinaires, je trouvois dans ce religieux non-seulement un homme bien élevé, mais encore un cœur bien placé, &, si j’ose dire, du bon-sens, & une grande érudition.

Il me fit un récit très-divertissant de sa vie, & des événemens extraordinaires dont elle avoit été comme tissue. Parmi les aventures nombreuses qu’il avoit eues pendant les deux années qu’il avoit employées à voyage, la plus remarquable, à mon avis, étoit sa dernière course, dans laquelle il avoit été forcé cinq fois de changer de vaisseau ; sans que jamais aucun des cinq fût parvenu à l’endroit pour lequel il avoit été destiné.

Son premier dessein avoit été d’aller à Saint-Malo, dans un vaisseau prêt à faire ce voyage : mais forcé par les mauvais tems d’entrer dans le Tage, le navire avoit donné contre un banc, & l’on avoit été obligé d’en ôter toute la cargaison. Dans cet embarras il avoit trouvé un vaisseau prêt à faire voilé pour les îles Madères. Il s’y étoit embarqué, mais le maître n’étant pas un fort excellent marinier, & s’étant trompé dans son estime, avoit laissé dériver son navire jusqu’à Fial, où, par un heureux hasard, il avoit trouvé une bonne occasion de se défaire de sa marchandise qui consistoit en grains. Ce bonheur l’avoit fait résoudre à ne point aller aux Madères, mais à charger du sel dans l’île de Mai, & à s’en aller de-là vers Terre-Neuve.

Dans cette conjoncture mon religieux n’avoit pu que suivre la destinée du vaisseau, & le voyage avoit été heureux jusqu’aux bancs, où l’on prend le poisson. Rencontrant là un vaisseau françois, destiné pour Québec, dans la rivière du Canada, & de-là pour la Martinique, pour y apporter des vivres, il avoit cru trouver l’occasion d’exécuter son premier dessein. Mais après être arrivé à Québec, le maître du vaisseau étoit mort, & le vaisseau n’étoit pas allé plus loin. Se voyant traversé de cette manière, il s’étoit mis dans le vaisseau destiné pour la Rance, qui avoit été consumé en pleine mer, & nous l’avions reçu à bord d’un vaisseau destiné pour les Indes orientales. C’est ainsi qu’il avoit échoué tout ce suite en cinq voyages, qui étoient, pour ainsi dire, les parties d’une seule course, sans parler de ce qui lui arriva dans la suite.

Pour ne pas faire de trop longues digressions sur les aventures d’autrui, qui n’ont point de relation avec les miennes, je reviens à ce qui se passa dans mon île, par le moyen de mon religieux. Comme il étoit logé avec nous pendant tout le tems que je fus dans l’île, il me vint voir un matin que j’avois résolu d’aller visiter la colonie des Anglois, qui étoit dans l’endroit le plus éloigné de l’île. Il me dit avec beaucoup de gravité, que depuis quelques jours il avoit attendu avec impatience l’occasion de m’entretenir, espérant que ce qu’il avoit à me dire ne me déplairoit pas, parce qu’il tendoit à mon dessein général, la prospérité de ma colonie, & pour y attirer les bénédictions du ciel, dont jusqu’ici elle ne jouissoit pas autant qu’il l’auroit souhaité.

Surpris de la fin de son discours, je lui répondis d’une manière assez précipités : « comment pouvez-vous avancer, monsieur, que nous ne jouissons pas des bénédictions du ciel, nous à qui il a accordé des secours si merveilleux, & une délivrance si peu attendue, comme vous avez pu voir, par le récit que je vous en ai fait » ?

S’il vous avoit plus me répliqua-t-il d’une manière aussi prompte que modeste, d’attendre la fin de mon discours, vous n’auriez point eu lieu de vous fâcher contre moi, & de me croire assez dépourvu de sens, pour douter de l’assistance miraculeuse dont Dieu vous a favorisé. J’espère, par rapport à vous, que vous êtes en état de jouir des faveurs du ciel, parce qu’effectivement votre dessein est extrêmement bon ; mais quand il seroit encore meilleur, il peut y en avoir parmi vos gens dont les actions n’ont pas la même pureté. Vous savez que dans l’histoire des enfans d’Israël, un seul Achan, éloigna la bénédiction de dieu de tout le peuple, & l’irrita tellement, que trente-six israélites, quoiqu’ils n’eussent point de part dans le crime, furent l’objet de sa colère & de sa vengeance.

Son discours me toucha fort, & je lui dis que son raisonnement étoit juste, & que son dessein me paroissoit si sincère, & si plein de piété, que, mortifié de l’avoir interrompu, je ne pouvois que le prier de vouloir bien continuer. Persuadé que ce qu’il avoit à me dire demandoit quelque tems, je l’avertis de mon intention d’aller voir les plantations des Anglois, & je lui proposai de m’y accompagner, & de m’expliquer ses vues en chemin faisant. Il me répondit qu’il y consentoit avec d’autant plus de plaisir, que ce qu’il avoit à me dire regardoit ces m^mes Anglois. Là-dessus nous nous mîmes en chemin, & je le conjurai de me parler avec toute la franchise possible.

Avant que d’en venir à mon sujet, me dit-il, vous me permettrez bien monsieur, de poser ici quelques principes, comme la base de tout mon discours. Quoique nous différions dans quelques sentimens particuliers, tout ce que j’ai à vous dire, seroit sans fruit, si nous ne nous accordions point dans les principes généraux. Je sais bien que malheureusement nous n’admettons pas tous les mêmes dogmes, dans le cas même dont il s’agit ; mais il est certain que nous ne pouvons que tomber d’accord de certaines vérités primitives. Nous croyons l’un & l’autre qu’il y a un dieu, & que ce dieu nous ayant donné des regles pour y conformer notre culte & notre conduite, nous ne devons pas nous hasarder de propos délibéré à l’offenser, en négligeant ce qu’il nous commande, ou en faisant ce qu’il nous défend. D’ailleur, quels que soient les points particuliers de nos religions, nous admettons tous comme une vérité incontestable, que d’ordinaire la bénédiction du ciel ne fuit point la transgression volontaire & audacieuse de ses loix. Tout bon chrétien, par conséquent, est obligé de faire tous ses efforts pour tirer de leur léthargie criminelle tous ceux qui vivent sans se mettre en peine de connoître dieu & ses loix. Vos Anglois sont protestans ; mais quoique je sois catholique, leurs opinions différentes des miennes ne me déchargent pas du soin que je dois avoir de leurs ames, & je suis obligé en conscience de ne rien épargner pour les faire vivre aussi éloignés qu’il est possible d’une inimité ouverte avec leur créateur, sur-tout si vous me permettez de me mêler d’une affaire qui vous regarde directement.

Il me fut impossible jusques-là de déviner son but ; je ne laissai pas pourtant de lui accorder ses principes, de le remercier de l’intérêt qu’il vouloit bien prendre à ce qui nous regardoit, & de le prier d’entrer dans un plus grand détail, afin que je pusse comme un autre Josué ; éloigner de nous la chose maudite.

Eh bien ! monsieur, dit-il, je prendrai donc la liberté que vous voulez bien me donner. Il y a ici trois choses, ce me semble, qui doivent mettre une barrière entre vos efforts, & les bénédictions du ciel, & que je voudrois voir éloignées pour l’amour de vous & de vos sujets. Je suis sûr, monsieur, que vous ferez de mon sentiment dès que je les aurai nommées, sur-tout quand je vous aurai convaincu qu’il est aisé de venir à bout de tous ces obstacles, à votre grande satisfactions Premièrement, monsieur, continua-t-il, vous avez ici quatre Anglois qui se sont cherché des femmes parmi les sauvages, & qui en ont eu plusieurs enfans, sans s’être mariés selon le loix de dieu & des hommes : par conséquent ils doivent être considérés comme vivant jusqu’ici dans l’impureté. Vous me repondrez, monsieur, que dans cette occasion, il n’y avoit aucun ecclésiastique pour présider à la cérémonie requise pour un mariage légitime, & qu’il n’y avoit pas même de l’encre, du papier & des plumes pour dresser un contrat de mariage & pour le signer ; je suis instruit même de ce que le gouverneur Espagnol vous a raconté des conditions sous lesquelles il a permis que cette liaison se fît. Mais la précaution qu’il a prise de les faire choisir & de les obliger à s’en tenir chacun à une seule & même femme, n’établit point un mariage légitime, puisque le consentement des femmes n’y est point entré, & que les hommes se sont accordés seulement pour éviter les inimitiés & les querelles.

D’ailleurs, l’essence du mariage, poursuivit-il, ne consiste pas seulement dans le consentement mutuel de l’homme & de la femme, mais encore dans une obligation formelle & légale, qui force l’une & l’autre des parties contractantes à se reconnoître toujours dans les qualités d’époux & d’épouse. Elle engage l’homme à s’abstenir de toute autre femme, tandis que le premier contrat subsiste, & de pourvoir la sienne, aussi-bien que ses enfans, de tout ce qui leur est nécessaire autant que ses facultés peuvent le lui permettre. Ce contrat oblige la femme à remplir de son côté les mêmes ou de semblables conditions.

Pour les hommes en question, rien ne les empêche de se servir de la première occasion pour abandonner leurs femmes & leurs enfans, pour les laisser dans la misère, & pour en épouser d’autres. Peut-on dire, monsieur, continua-t-il, avec une grande chaleur, que la gloire de dieu ne souffre pas d’une liberté si peu légitime ? Croyez-vous, que tant que cette licence subsistera, la bénédiction du ciel accompagnera vos efforts, quelque bons qu’ils puissent être en eux-mêmes, & entièrement soumis à votre volonté, vivent par votre permission dans une fornication ouverte ?

J’avoue que je fus frappé de la chose, dès que les argumens de mon religieux m’eurent ouvert les yeux sur son énormité ; je compris d’abord qu’il auroit été aisé de la prévenir, malgré l’absence de toute personne ecclésiastique. Il ne s’agissoit que de faire de vive voix, un contrat, devant des témoins, de le confirmer par quelque signe, dont on auroit pu convenir unanimement, & d’engager & les hommes & les femmes à ne s’abandonner jamais, & à veiller conjointement sur leurs enfans communs : & aux yeux de dieu, ç’auroit été sans doute un mariage légitime ; par conséquent il y avoit eu une négligence impardonnable, à ne pas songer à un expédient si facile.

Je crus fermer la bouche à mon prêtre, en lui disant que tout cela s’étoit passé pendant mon absence, & que ces gens avoient déjà vécu si longtems ensemble, que si leur liaison mutuelle ne méritoit que le nom de fornication, la chose étoit sans remède.

Je vous demande pardon de ma franchise, me répliqua-t-il ; je vois bien que vous avez raison de soutenir que vous ne sauriez être coupable de tout ce qui s’est fait ici pendant votre absence ; mais ne vous flattez pas, je vous prie, de ne point être dans une obligation absolue de réformer tout ce qu’il y a d’indécent & d’illégitime. Que le passé soit imputé à qui il vous plaira : tout ce qu’il y aura de défectueux pour le futur sera à votre charge, parce que vous êtes le maître vous seul de mettre fin à tout ce qu’il y a de criminel dans cette affaire.

J’avoue à ma honte que je fus assez stupide pour ne pas encore comprendre mon religieux, & pour m’imaginer que son dessein étoit de m’obliger à les séparer ; & je lui répondis, que si je prenois de pareilles mesures, ce seroit le vrai moyen de bouleverser toute la colonie.

Non, non, monsieur, me répartit-il, étonné de ma méprise ; mon dessein n’est pas que vous sépariez ces couples, mais que vous les fassiez épouser légitimement ; & puisqu’il seroit difficile de leur faire goûter ma manière de les marier, quoique valable selon les loix de votre patrie, je vous crois qualifié devant dieux & devant les hommes pour vous en acquitter vous-même, par un contrat écrit, signé par les hommes & par les hommes, devant tous les témoins qui peuvent se trouver dans l’île. Je ne doute pas qu’un pareil mariage ne passât pour légitime chez tous les peuples de l’Europe.

J’étois surpris de trouver dans son discours tant de véritable piété, un zèle si sincère, & une impartialité si généreuse pour les intérêts de son église, enfin une si grande ardeur pour le salut de ces personnes, qu’il ne connoissoit pas seulement, bien loin d’avoir la moindre relation avec elles. Je puis dire que je n’ai jamais vu une charité plus grande & plus délicate. Prêtant sur-tout attention à ce qu’il avoit dit touchant l’expédient de les marier moi-même, dont je connoissois toute la validité, je lui dis que je tombois d’accord de tout ce qu’il venoit de dire, que je le remerciois de sa charité généreuse, & que je ferois la proposition de cette affaire à mes Anglois : mais que je ne voyois pas qu’ils dussent trouver le moindre scrupule à se faire marier par lui-même, sachant que la chose seroit aussi valable en Angleterre, que s’ils étoient mariés par un prêtre Anglican. On verra dans la suite comment se passa toute cette affaire.

Je le pressai ensuite de m’expliquer son second grief, en le remerciant de mon mieux sur les lumières qu’il m’avoit données sur le premier article.

Il me dit qu’il le feroit avec la même candeur, persuadé que je ne le trouverois pas mauvais.

Cette seconde censure avoit pour objet la négligence inexcusable des Anglois, qui ayant vécu avec leurs femmes l’espace de sept années, leur ayant enseigné à parler & à lire l’anglois, & leur voyant de la pénétration & du jugement, n’avoient pas songé à leur toucher un mot de la religion chrétienne, de l’existence d’un seul dieu, & de la manière de le servir, bien loin de les en instruire à fond, & de les désabuser de la grossière absurdité de leur idolâtrie.

Il traita cette négligence de crime atroce ; dont non-seulement ils auroient à rendre compte devant le tribunal de dieu ; mais que peut-être par une juste punition, ils ne trouveroient plus occasion de réparer ; dieu leur pouvant arracher ces femmes, dont, pour ainsi dire, il leur avoit commis le salut.

Je suis persuadé, continua-t-il, avec beaucoup de ferveur, que s’ils avoient été obligés de vivre parmi les sauvages, d’entre lesquels ils ont tiré leurs femmes, ces idolâtres auroient pris plus de peines pour les engager dans le culte du diable, qu’ils n’en ont pris pour donner à leurs prisonniers la connoissance de dieu. Quoique nous ne soyons pas de la même religion, monsieur, poursuivit-il, cependant en qualité de chrétien, nous devont être ravis de voir les esclaves du démon instruits des principes généraux du christianisme, de les voir admettre un dieu, un rédempteur, une résurrection, & une vie à venir ; dogme où nous souscrivons tous. Ils seroient du moins alors plus près de la véritable église, qu’à présent, qu’ils font une profession ouverte de l’idolâtrie & du culte du diable.

Ne pouvant plus résister à la tendresse que la vertu éclairée de cet honnête homme m’inspiroit pour lui, je le serrai entre mes bras avec passion. « Combien n’ai-je pas été éloigné, lui dis-je, de bien connoître ce qu’il y a de plus essentiel dans les vertus chrétiennes, qui consistent à aimer l’église de Jésus-Christ, & le salut du prochain ! En vérité j’ai ignoré jusqu’ici le caractère d’un vrai chrétien ». Ne parlez pas ainsi, mon cher monsieur, me répondit-il, vous n’êtes point coupable de toutes ces négligences. « Il est vrai, répliquai-je, mais je n’ai pas pris ces sortes de choses à cœur, comme vous ». Il est tems encore de remédier à tous ces inconvéniens, répartit-il ; ne soyez pas si prompt à vous condamner vous-même. « Mais que ferai-je, lui dis-je ? vous savez que mon départ ne sauroit être différé ». Hé bien ! me répondit-il, voulez-vous me permettre de parler à ces pauvres gens ? « De tout mon cœur, lui dis-je, & je ne négligerai rien pour appuyer de mon autorité tout ce que vous leur direz ». Par rapport à cela, répliqua-t-il, nous devons les abandonner à la grâce de Jésus-Christ. Notre devoir se borne à les instruire, à les exhorter, à les encourager ; si vous voulez bien me laisser faire, & si le ciel daigne bénir mes foibles efforts, je ne désespère pas de porter ces ames ignorantes dans le sein du christianisme, & de leur faire embrasser les articles fondamentaux, dont nous convenons tous ; j’espère même d’y réussir, pendant que vous serez encore dans l’île.

Je le priai alors de passer au troisième article, sur lequel il s’étoit offert de m’éclaircir. Cet article est de la même nature, me dit-il. Il s’agit de vos pauvres sauvages, qui sont devenus vos sujets, pour ainsi dire, par le droit de la guerre. C’est une maxime qui devroit être reçue de tous les chrétiens, de quelque secte qu’ils puissent être, que la connoissance de notre sainte religion doit être étendue par tous les moyens possibles, & dans toutes les occasions imaginables.

C’est sur ce principe que notre église envoye des missionnaires dans la Perse, les Indes, la Chine, & que nos prélats même s’engagent à des voyages dangereux, & à demeurer parmi des barbares & des meurtriers, pour leur donner la connoissance de dieu, & pour les porter dans le sein de l’église chrétienne. Vous avez ici toute prête l’occasion d’une pareille charité ; vous pouvez détourner de l’idolâtrie trente-six ou trente-sept pauvres sauvages, & les conduite à la connoissance de dieu, leur créateur & leur rédempteur. Pourriez-vous négliger un pareil moyen d’exercer votre piété, & de faire une bonne œuvre, qui vaut la peine qu’un chrétien y employe tout le tems de sa vie ?

Ces paroles me rendoient muet d’étonnement, & j’étois charmé de voir devant mes yeux un véritable modèle du zèle chrétien, quels que pussent être les sentimens particuliers de cet homme de bien. J’avois que jamais pareille pensée ne m’étoit venue dans l’esprit, & sans lui j’aurois été peut-être incapable toute ma vie d’en avoir de semblables. Je regardois ces sauvages comme de vils esclaves, dont nous aurions pu nous servir en cette qualité, si nous avions eu de quoi les employer ; & dont, faute de cela, nous ne devions songer qu’à nous défaire, en les transportant ailleurs, quand ils n’auroient jamais revu leur patrie.

La confusion de mes pensées dura long-tems sans que je fusse en état de répondre un mot à son discours ; il remarqua mon désordre, & me regardant d’un air sérieux : Je serois au désespoir, me dit-il, d’avoir lâché la moindre expression qui pût vous offenser. « Effectivement, lui répondis-je, je suis en colère, mais c’est contre moi-même. Je suis confus de n’avoir jamais formé quelqu’idée là-dessus, & de ne savoir pas à quoi pourra servir la notion que vous m’en donnez à présent.

» Vous savez, continuai-je, dans quelles circonstances je me trouve. Le vaisseau, dans lequel je suis, est destiné pour les Indes : il est équipé par des marchands particuliers, & ce seroit une injustice criante de l’arrêter plus long-tems ici, sachant que les provisions que consomme l’équipage, & les gages qu’il tire, jettent les marchands dans des dépenses inutiles. Il est vrai que j’ai accordé de pouvoir demeurer douze jours d’ici, & si j’y demeure plus longtems, de payer trois livres sterling par jour. Il ne m’est permis même d’allonger de cette manière-là mon séjour dans l’île, que de huit jours. Il m’est impossible par conséquent d’entreprendre un dessein si louable, à moin que de souffrir qu’on me laisse de nouveau dans l’île ; & de m’exposer, si le vaisseau réussit mal dans le voyage, à rester ici toute ma vie, à peu près dans le même état dont la providence m’a tiré d’une manière si miraculeuse ».

Il m’avoua qu’il m’en coûteroit beaucoup si je voulois exécuter cette entreprise ; mais il s’en rapportoit à ma conscience, si le salut d’un si grand nombre d’ames ne valoit pas la peine que je hasardasse tout ce que j’avois dans le monde. N’ayant pas le cœur aussi touché de cette vérité que lui ; « je conviens, monsieur, lui dis-je, que c’est quelque chose de très-glorieux que d’être un instrument dans la main de dieu, pour convertir trente-sept payens à la connoissance de Jésus-Christ. Mais vous êtes un ecclésiastique, votre vocation particulière vous porte naturellement de ce côté-là, & je m’étonne qu’au lieu de m’y exhorter, vous ne songiez pas vous-même à l’entreprendre.

À ce discours il s’arrêta tout court, se plaça devant moi, & me faisant une profonde révérence ; je rends grâces à dieu & à vous, monsieur, me dit-il, de me donner pour une œuvre si excellente, une vocation si manifeste. Si vous croyez être dispensé d’y mettre la main par la situation où vous vous trouvez, & si vous voulez bien vous en fier à moi, je m’y mettrai avec la plus grande satisfaction, & je me croirai dédommage de tous les malheurs de mon triste voyage, en me voyant employé dans un dessein si glorieux.

Pendant qu’il disoit ces choses, je découvrois dans l’air de son visage une espèce d’extase ; ses yeux brilloient d’un feu nouveau, ses joues étoient rouges, & cette couleur alloit & venoit, comme on le voit arriver à un homme agité par différentes passions. Je me tus pendant quelque tems, faute de trouver des termes propres à exprimer mes sentimens ; j’étois extraordinairement surpris de voir dans un homme tant de zèle & tant de candeur, & un zèle qui s’élevoit si fort au-dessus de la sphère du zèle ordinaire des gens de sa profession, & même de tous les autres chrétiens.

Après avoir rêvé quelque tems, je lui demandai sérieusement s’il parloit tout de bon, & s’il étoit réellement résolu de s’enfermer dans ce désert pour le reste de sa vie, peut-être uniquement pour entreprendre la conversation de ces gens, & s’il étoit capable de s’y hasarder, sans aucune espérance certaine de réussir dans cette entreprise.

Qu’appellez-vous se hasarder, me répliqua-t-il vivement ? dites-moi, je vous prie, dans quelle vue croyez-vous que j’aye pris la résolution de vous suivre dans les Indes ? « Je n’en sais rien lui dis-je ; à moins que ce ne soit pour aller prêcher l’évangile aux Indiens ». Vous devinez juste, me répondit-il ; & si je puis convertir ces trente-sept hommes à la foi de Jésus-Christ, pensez-vous que je n’aurai pas employé mon tems quand je devrois être enterré ici ? Le salut de tant d’ames ne vaut pas seulement toute ma vie, mais encore celle de vingt autres de ma profession. Oui, oui, monsieur, je bénirois toujours Jésus-Christ & la sainte Vierge, si je pouvoir être le moindre instrument du salut de tant d’ames, quand je ne devrois jamais revoir ma patrie. Mais puisque vous voulez me faire l’honneur de m’employer à ce saint ouvrage, ce qui me portera à prier pour vous tous les jours de ma vie ; j’espère que vous ne me refuserez pas une seule grâce que je vous demanderai ; c’est de me laisser Vendredi, afin de me seconder, & de me servir d’interprète ; car vous savez que sans un pareil secours il m’est impossible d’entrer en conversation avec ces pauvres gens.

Je fus fort troublé à cette demande, ne pouvant pas me résoudre à me séparer de ce fidèle domestique, pour plusieurs raisons. Il avoit été mon compagnon dans tous mes voyages, non-seulement il étoit plein de franchise, mais il m’aimoit avec toute la tendresse possible, & j’avois résolu de faire quelque chose de considérable pour sa fortune, s’il me survivoit, ce qui étoit très-présumable. D’ailleurs, comme je lui avois fait embrasser la religion protestante, il auroit couru risque de ne savoir plus à quoi s’en tenir, si l’on avoit tâché de lui donner d’autres idées ; bien persuadé que, quelque chose qu’on pût lui dire, il ne se mettroit jamais dans l’esprit, que son bon maître étoit un hérétique, & devoit être damné. De nouvelles instructions auroient pu être le vrai moyen de le faire renoncer à ses principes, & de le rejeter dans l’idolâtrie.

Une pensée, qui me vint tout d’un coup, me tranquillisa ; je déclarai à mon religieux que je ne pouvois pas dire avec sincérité, que j’étois prêt à me défaire de Vendredi, par quelque motif que ce pût être, quoique naturellement je ne dusse pas me faire une affaire de sacrifier un domestique à cette charité à laquelle il sacrifioit sa vie même ; que ce qui m’en détournoit le plus étoit la persuasion où j’étois que Vendredi ne consentiroit jamais à me quitter, & que je ne pouvois pas l’y forcer sans une injustice criante, puisqu’il y auroit une dureté affreuse à éloigner de moi un homme qui avoit bien voulu s’engager solemnellement à ne m’abandonner jamais.

Cette réponse l’embarrassa fort ; il lui étoit impossible de communiquer ses pensées à ces pauvres sauvages, pour qui son langage étoit aussi barbare que le leur l’étoit pour lui. Pour remédier à cet inconvénient, je lui dis que le père de Vendredi avoit appris l’espagnol, qu’il l’entendoit aussi lui-même, & que par conséquent ce vieillard pouvoit lui servir d’interprète.

Il fut fort satisfait de cette ouverture ; & rien n’étoit désormais capable de le détourner de ce dessein ; mais la Providence donna un autre tour à cette affaire, & la fit réussir par un autre moyen.

Quand nous fûmes venus à l’habitation des Anglois, je les fis tous assembler, & après leur avoir mis devant les yeux tout ce que j’avois fait pour leur rendre la vie agréable, dont ils témoignèrent une grande reconnoissance, je commençai à leur parler de la vie scandaleuse qu’ils menoient ; je leur dis qu’un ecclésiastique de mes amis y avoit déjà fait réflexion, & qu’il traitoit leur conduite de criminelle & d’impie. Je leur demandai ensuite, si en contractant ces infâmes liaisons, ils étoient déjà mariés, ou non ? Ils me répondirent que deux d’entr’eux étoient veufs, & que les trois autres étoient encore garçons. Je continuai à leur demander, s’ils avoient pu en conscience avoir un commerce avec ces femmes, les appeller leurs épouses, & procréer des enfans d’elles, sans être mariés légitimement ?

Ils me répondirent, comme je m’y étois bien attendu, qu’il n’y avoit eu personne pour les marier ; mais qu’ils s’étoient engagés devant le gouverneur, à les prendre en qualité d’épouses légitimes ; & que, selon eux, dans les circonstances où ils se trouvoient alors, ce mariage étoit aussi légitime que s’il avoit été contracté devant un prêtre, & avec toutes les formalités requises.

Je leur répliquai que, sans doute, ils étoient mariés réellement par rapport à Dieu, & qu’ils étoient obligés en conscience, de regarder leurs prisonnières comme leurs légitimes épouses : mais que n’étant pas mariés selon les loix humaines, ils pouvoient, s’ils vouloient, se moquer d’un pareil mariage, & abandonner leurs femmes & leurs enfans ; ce qui mettroit leurs malheureuses familles dans un état déplorable, destituées de bien & d’amis : que pour cette raison, je ne pouvoir rien faire pour eux, à moins que d’être convaincu de la bonté de leurs intentions ; que je serois obligé de tourner toute ma charité du côté de leurs enfans. Je leur dis encore, que s’ils ne m’assuroient pas qu’ils étoient prêts à épouser ces femmes, je ne pouvois pas les laisser ensemble dans une liaison criminelle & scandaleuse, qui devoit indubitablement éloigner d’eux la bénédiction de Dieu.

Atkins, prenant alors la parole pour tous les autres, me répondit, qu’ils avoient autant d’amour pour leurs femmes, que si elles étoient nées dans leur patrie, & que rien ne les porteroit jamais à les abandonner ; que pour lui en particulier, si on lui offroit de le ramener en Angleterre, & de lui donner le commandement du plus beau vaisseau de guerre de l’armée navale, il le refuseroit, à moins qu’on ne lui permît de prendre sa famille avec lui ; & que s’il y avoit un ecclésiastique dans le vaisseau, il se marieroit dans le moment de tout son cœur.

C’étoit-là justement où je l’attendois ; le prêtre n’étoit pas avec moi alors, mais il n’étoit pas loin. Je répondis à Atkins, qu’effectivement j’avois un homme d’église avec moi, que je les voulois faire marier le lendemain, & qu’il n’avoit qu’à délibérer là-dessus avec ses camarades. Pour moi, je n’ai que faire de délibération, je suis prêt, si le ministre est prêt de son côté ; & je suis sûr que tous mes compagnons sont de mon sentiment. Je lui dis que mon ami, le ministre, étoit françois, & qu’il ne savoit pas un mot de la langue angloise ; mais que je m’offrois à lui servir d’interprète. Il ne songea pas seulement à me demander s’il étoit papiste ou protestant ; ce que j’avois extrêmement craint. Là-dessus nous nous séparâmes, je fus rejoindre mon prêtre, & Atkins alla délibérer sur cette affaire avec ses camarades.

Je communiquai au religieux la réponse que mes gens m’avoient donnée, & je le priai de ne leur en parler que quand l’affaire seroit en état d’être conclue.

Avant que je pusse encore m’éloigner de leur plantation, ils vinrent me trouver tous en corps, & me dirent qu’ils avoient mûrement considéré ma proposition ; qu’ils étoient ravis que j’eusse un homme d’église avec moi, & qu’ils étoient prêts, dès que je le trouverai bon, à me donner la satisfaction de se marier formellement : car ils étoient fort éloignés d’avoir la moindre envie de quitter leurs femmes, & ils n’avoient eu que des intentions droites, en les choisissant. Là-dessus je leur ordonnai de me venir trouver tous le lendemain, & d’instruire leurs femmes, en attendant, de la nature d’un mariage légitime, qui devoit les assurer de leurs maris, & leur ôter la crainte d’en être abandonnées, quelque chose qui pût arriver.

Il ne fut pas difficile de faire comprendre cette affaire aux femmes, & de la leur faire goûter. Ils ne manquèrent pas de venir le lendemain à mon appartement ; & je trouvai à propos alors de produire mon homme d’église. Il n’avoit ni l’habit d’un ministre Anglican, ni celui d’un prêtre françois. Il étoit habillé d’une soutane noire, liées d’une espèce d’écharpe, ce qui lui donnoit assez l’air d’un ministre habillé à la légère.

D’ailleurs, ils n’en doutèrent point dès qu’ils virent sa gravité, & le scrupule qu’il se faisoit de marier ces femmes avant qu’elles fussent baptisées, & qu’elles eussent embrassé la religion chrétienne. Cette délicatesse de conscience leur donna un respect extraordinaire pour lui.

Pour moi, je commençai à craindre qu’il ne poussât ses scrupules assez loin, pour ne les pas marier du tout ; j’avois beau l’en vouloir détourner, il me résista avec fermeté, quoiqu’avec modestie ; & enfin il refusa absolument d’aller plus loin, avant d’avoir pressé là-dessus les hommes & les femmes. J’avois peine d’abord à y consentir ; mais enfin j’en tombai d’accord, parce que je voyois la sincérité de son intention.

Il leur dit d’abord que je l’avois instruit de leur situation & de leur dessein, qu’il désiroit fort de l’accomplir, & de les marier, comme ils le souhaitoient ; mais qu’avant de le faire, il devoit absolument avoir une conversation sérieuse avec eux. Selon les loix formelles de la société, leur dit-il, vous avez vécu jusqu’ici dans un commerce illicite, & il n’y a qu’un mariage légitime, ou une séparation qui puisse mettre fin à votre conduite criminelle. Mais il y a encore une autre difficulté, qui regarde les loix du christianisme ; & il ne m’est pas permis de marier des chrétiens à des sauvages, à des idolâtre, à des payennes qui n’ont point reçu le baptême : je ne vois pas que vous ayez le tems de persuader vos femmes de se faire baptiser, & d’embrasser le christianisme, dont elles n’ont jamais peut-être entendu parler ; ce qui rend leur baptême impossible.

Je crois, continua-t-il, que vous être d’assez mauvais chrétiens vous-mêmes, que vous avez peu de connoissance de Dieu, & de ses voies : par conséquent, je crains fort que vous n’ayez pas dit grand’chose là-dessus à vos pauvres femmes. Il m’est impossible, cela étant, de vous marier, si vous ne me promettez de faire tous vos efforts pour persuader vos femmes d’embrasser notre sainte religion, & de les instruire selon votre pouvoir ; car il est absolument contraire aux principes de l’évangile, de lier des chrétiens à des sauvages ; & je serois au désespoir de me charger la conscience d’une pareille affaire.

Bon Dieu ! dit Guillaume Atkins, comment enseignerions-nous la religion à nos femmes ? Nous n’y entendons rien nous-mêmes ; d’ailleurs si nous leur allions parler de Dieu, de J. C. du Ciel & de l’Enfer, nous les ferions rire seulement, & elles nous demanderoient si nous croyons tout cela nous-mêmes ? Si nous leur répondions que nous sommes persuadés que le ciel est pour les gens de bien, & que l’enfer doit être le partage des méchans, elles nous demanderoient quel seroit notre tort, de nous qui croyons toutes ces choses, & qui sommes de si grands vauriens. Eh ! Monsieur, en voilà plus qu’il n’en faut pour les dégoûter de notre religion, aussi-tôt qu’elles en entendroit parler. Il faut avoir de la religion, si l’on veut instruire là-dessus les autres. « Atkins, lui repondis-je « je crains bien que tout ce que vous venez de dire ne soit que trop vrai ; mais cela n’empêche pas que vous ne puissiez donner quelques idées de religion à votre femme ; vous pouvez lui dire, qu’il y a un Dieu & une religion meilleure que la sienne ; qu’il y a une Être souverain, qui a fait tout & qui peut détruire tout ; qu’il récompense les bons, qu’il punit les méchans, & qu’il nous jugera selon notre conduite. Quelque ignorant que vous soyez, la nature elle-même doit vous avoir enseigné ces vérités, & je suis sûr que vous en êtes pleinement convaincu.

Vous avez raison, dit Atkins ; mais de quel front dirai-je tout cela à ma femme ? Elle me dira d’abord qu’il n’y a pas un mot de vérité en tout cela.

« Pas un mot de vérité ! lui répliquai-je brusquement » ; que prétendez-vous dire par-là ? Oui, monsieur, répliqua-t-il, elle me dira que tout cela ne sauroit être, & qu’il est impossible que dieu soit juste dans ses récompenses, & dans ses punitions, puisque je ne suis pas puni & livré au diable depuis long-tems ; moi qui ai donné tant de marques de méchanceté à ma femme même, & à toutes les personnes avec qui j’ai eu quelque commerce. Elle ne comprendra jamais comment dieu peut me laisser vivre encore, après avoir toujours agi d’une manière directement opposée à ce que je lui dois représenter, comme la vertu, & comme la règle de mes actions.

« Certainement, Atkins, lui dis-je, je crains bien que vous n’ayez raison » ; & en me tournant alors du côté de mon ecclésiastique, fort impatient de savoir le résultat de notre entretien, je lui communiquai les réponses de Guillaume.

Écoutez donc, monsieur, me dit-il, dites à Atkins que je sais un moyen sûr de le rendre un excellent prédicateur pour sa femme, c’est de se convertir lui-même ; car il faut être véritablement repentant pour prêcher avec fruit la repentance. S’il peut regarder ses péchés passés avec une véritable contrition, il sera mieux qualifié pour convertir sa femme que qui que ce puisse être. Il sera propre alors à lui persuader, que dieu est un juste juge, par rapport au bien & au mal ; mais que c’est un Être miséricordieux, dont la bonté & la patience infinie diffèrent la punition du coupable, pour lui donner le tems d’avoir recours à sa grace ; qu’il ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se repente & qu’il vive ; qu’il souffre même que les scélérats les plus abominables prospèrent long-tems dans leurs mauvais desseins, & qu’il en réserve le châtiment jusqu’à la vie à venir ; que souvent les gens vertueux ne reçoivent leur récompense, ni les méchans leur punition, que dans l’autre monde. Cette réflexion lui donnera une occasion naturelle d’enseigner à sa femme le dogme de la résurrection & du dernier jugement. Encore un coup, qu’il se repente lui-même, & je lui suis garant de la conversion de sa femme.

J’expliquai tout ce discours à Atkins, qui l’écouta d’un air fort sérieux, & qui en parut extrêmement touché, ne pouvant souffrir qu’avec peine que j’allasse jusqu’à la fin. Je sais tout cela, monsieur, me dit-il, & je sais plus encore ; mais je n’ai pas l’effronterie de parler là-dessus à ma femme, sachant de dieu, ma conscience, & ma femme même, témoigneront que j’ai vécu jusqu’ici, comme si je n’avois jamais entendu parler de dieu, d’une vie future, ou de quelqu’autre matière semblable. Pour ce que vous dites touchant ma conversation, hélas !… Là-dessus il poussa de profonds soupirs, & je voyois ses yeux se remplir de larmes.

Ah ! monsieur, reprit-il, c’est une affaire faite, il n’en faut plus parler. « Une affaire faite, Atkins, lui dis-je ! Qu’entendez-vous par là » ? Je sais bien ce que j’entends par-là, me répondit-il ; je veux dire qu’il n’en est plus tems, & cela n’est que trop vrai.

Je traduisis au prêtre mot-à-mot ce qu’Atkins venoit de dire, & ce religieux zélé, qui malgré les opinions particulières de son église, avoit tant de soin du salut d’autrui, qu’il seroit absurde de croire qu’il fût indifférent sur le sien propre, ne put s’empêcher de verser quelques larmes. Mais s’étant remis, il me pria de demander à Atkins, s’il étoit bien aise que le tems de sa conversion fût passé, ou bien s’il en étoit touché, & s’il souhaitoit sincèrement de se tromper là-dessus. Quelle demande, dit Atkins avec beaucoup de passion ! Comment est-il possible qu’un homme soit content de se trouver dans un état qui ne peut finir que par des peines éternelles ? Je suis si éloigné d’en avoir de la joie, que je crains bien que le désespoir ne me porte un jour à me couper la gorge pour mettre fin à la crainte qui me donner de si mortelles inquiétudes.

Le religieux, à qui je rapportai les tristes paroles du pauvre Atkins, demeura pensif pendant quelques momens : mais revenant bientôt de sa méditation ; s’il se trouve véritablement dans cette situation, me dit-il, assurez-le qu’il a encore le tems de se convertir, & que Jesus-Christ répandra la repentance dans son ame. Dites-lui en même tems, que personne n’est sauvé que par le mérite, & par la mort de Jesus-Christ, qui lui donne accès au trône de la grace, & que par conséquent il n’est jamais trop tard pour ceux qui y recourent sincèrement. Pense-t-il qu’un pécheur soit jamais capable de se mettre, par ses crimes, hors de la portés de la miséricorde divine ? Dites-lui encore, je vous prie, que quand il seroit vrai que la grace de dieu lassée, pour ainsi-dire, de s’offrir si souvent en vain, se retire quelquefois entièrement d’un pécheur obstiné, il n’est jamais tard pourtant pour l’implorer ; & que les ministres de l’évangile ont un ordre général de prêcher la grace au nom de Jesus-Christ, à tous ceux qui se repentent sincèrement.

Atkins m’ayant écouté avec attention, & d’une manière très-sérieuse, ne répondit rien ; mais il me dit qu’il alloit parler à sa femme ; & il se retira dans le moment même. J’adressai cependant les mêmes discours aux autres, & je remarquai qu’ils étoient tous ignorans, jusqu’à la stupidité, dans les matières de la religion, comme je l’étois lorsque je quittai mon père pour aller courir le monde. Cependant ils m’écoutèrent tous d’un air très-attentif, & ils me promirent fortement de parler à leurs femmes, & de ne négliger rien pour leur faire embrasser le christianisme.

Quand je rapportai leur réponse au prêtre, il me regarda en souriant, & en secouant la tête : Nous qui sommes les serviteurs de J. C. dit-il, nous ne pouvons qu’instruire, & exhorter ; & quand les gens reçoivent nos instructions & promettent de les suivre, nous avons fait tout ce que nous sommes capables de faire, & nous sommes obligés de nous contenter de leurs promesses. Mais croyez-moi, monsieur, continua-t-il, quels que puissent être les crimes passés de cet Atkins, je pense que c’est le seul de la troupe qui se repent sincèrement. Je ne désespère pas des autres, mais je crois cet homme-là véritablement touché des égaremens de sa vie passée. Je suis sûr que quand il parlera de religion à sa femme, il commencera par se convertir lui même : car on n’apprend jamais mieux, que quand on s’efforce d’enseigner aux autres ; & j’ai connu un homme d’une très-mauvaise conduite, & qui n’avoit qu’une notion très-superficielle de la religion, qui devint un parfaitement bon chrétien, en s’attachant à la conversion d’un Juif. Si ce pauvre Atkins commence une fois à parler à sa femme, de Jesus-Christ, je parierois ma vie, qu’il sera sensiblement touché de ses propres discours, & se repentira réellement ; ce qui pourroit avoir de très-bonnes suites.

Cependant sur la promesse que les autres Anglois lui firent, de travailler à la conversion de leurs femmes, il les maria, en attandant qu’Atkins vînt avec la sienne. Il étoit fort curieux de savoir où ce dernier s’en étoit allé ; & se tournant vers moi ; Je vous conjure, me dit-il, sortons de votre labyrinthe, pour nous promener ; je suis persuadé, que nous trouverons quelque part ce pauvre Atkins en conversation avec sa femme, & occupé à lui enseigner quelques dogmes de la religion. Je le voulus bien, je le menai par un chemin qui n’étoit connu que de moi, où les arbres étoient tellement épais qu’il étoit difficile de voir de dehors ce qui se passoit où nous étions. Quand nous fûmes venus au coin du bois, nous vîmes Atkins & sa femme assis à l’ombre, & engagés dans la conversation la plus sérieuse. J’en avertis mon religieux, & nous les considérâmes pendant quelque tems avec attention, pour juger de leurs discours par leurs attitudes.

Nous vîmes qu’il lui montroit du doigt successivement le soleil, tous les côtés du ciel, la terre, la mer, les bois, lui-mêmes & sa femme : Vous le voyez, me dit le prêtre, il lui fait un sermon, il lui dit, selon toutes les apparences, que notre dieu a fait le ciel, la terre, la mer, &c.

Immédiatement après, nous le vîmes se lever, se jeter à genoux, & tendre ses deux mains vers le ciel ; nous supposâmes qu’il parloit tout haut ; mais nous étions trop loin pour en rien entendre. Après avoir resté dans cette posture une demi-minute, il se remit auprès de sa femme, & recommença à l’entretenir. Nous la vîmes fort attentive, sans savoit si elle parloit à son tour, ou non. Pendant que son mari avoit été à genoux, j’avois vu de grosses larmes couler sur les joues du prêtre, & moi-même j’avois eu toutes les peines du monde à m’empêcher de pleurer. Ce qui nous chagrina beaucoup, c’étoit l’impossibilité d’entendre quelques expressions de sa prière.

Néanmoins nous ne voulûmes pas approcher davantage, de peur de l’interrompre, & nous nous contentâmes de certains gestes qui nous faisoient assez comprendre le sens de la conversation. S’étant assis de nouveau auprès d’elle, comme j’ai déjà dit, il continua de lui parler d’une manière très-pathétique ; il l’embrassoit de tems en tems avec passion. D’autres fois nous le voyions tirer son mouchoir, essuyer les yeux de sa femme, & la baiser de nouveau avec un transport extraordinaire. Nous le vîmes ensuite se lever tout d’un coup, lui donner la main, pour se lever aussi ; & l’ayant menée à quelques pas de-là, se mettre à genoux avec elle, & y demeurer pendant quelques minutes.

À ce spectacle, mon ami ne fut plus le maître de son zèle. Il s’écria à haute voix : Ô saint-Paul, saint-Paul, les voilà qui prient Dieu ensemble ! J’eus peur qu’Atkins ne l’entendît, & je le conjurai de se modérer pendant quelques momens, afin que nous pussions voir la fin d’une scène si touchante. Jamais je n’en avois vu de plus propre à émouvoir le cœur, & en même tems de plus agréable. Mon prêtre se retint en effet ; mais il marqua par son air, une extase de joie, de voir cette pauvre payenne, prêtre à entrer dans notre sainte religion. Tantôt il pleuroit, tantôt il faisoit des prières jaculatoires pour rendre graces à Dieu d’une preuve si manifeste du succès merveilleux de nos desseins ; quelquefois il levoit les mains vers le ciel, tantôt il faisoit le signe de la croix, tantôt il parloit tout doucement, & quelquefois haut, & ses actions de graces étoient tantôt en latin, & tantôt en françois, & souvent les pleurs étouffoient sa voix, de manière que ce qu’il disoit, ne ressembloit pas à ses sons articulés.

Je le conjurai de nouveau de se tranquilliser afin que nous puissions examiner ensemble avec attention tout ce qui se passoit sous nos yeux. La scène n’étoit pas encore finie, & après qu’ils se furent levés, nous vîmes encore Atkins adresser la parole à sa femme, avec toutes les marques d’une très-grande ferveur.

Nous conjecturâmes par ses gestes, qu’elle étoit fort touchée de ses discours ; elle levoit les mains, les croisoit sur sa poitrine, & se mettoit dans plusieurs autres attitudes convenables à un cœur touché, & à une esprit attentif. Tout cela continua pendant un demi-quart d’heure, & ensuite ils s’en allèrent, de sorte qu’il fallut mettre-là des bornes à notre curiosité.

Je me servis de cet intervalle pour parler à mon religieux, & pour lui dire que j’étois charmé de ce que nous venions de voir ; que bien que je ne fusse pas fort crédule sur ces conversions subites, je croyois pourtant qu’il n’y avoit ici que de la sincérité, quelle que pût être l’ignorance & de l’homme, & de la femme ; & que j’attendois une heureuse fin d’un si heureux commencement. « Que sait-on, dis-je, si ces deux sauvages, n’influeront pas sur la conversion de quelques autres » ?

De quelques autres ! me répondit-il précipitamment : oui, de tous autant qu’il y en a. Fiez-vous en à moi, si ces deux sauvages (car le mari ne l’a été guères mois que la femme,) se rendent à Jesus-Christ, ils ne cesseront jamais de s’attacher à la conversion des autres. Car la véritable religion est communicative, & celui qui est devenu réellement chrétien, ne laissera pas un seul payen dans l’erreur, s’il espère l’en pouvoir tirer. Je lui avouai que son sentiment étoit fondé sur un principe très-chrétien, & que c’étoit une preuve d’un grand zèle, et d’un cœur fort généreux. « Mais, mon cher ami, lui dis-je, voulez-vous bien me permettre de vous faire ici une seule difficulté ? Je ne trouve rien à dire contre la ferveur que vous marquez pour transporter ces gens du sein du paganisme dans celui de la religion chrétienne : mais quelle consolation en pouvez-vous tirer, puisque, selon vous, ils seront toujours hors des limites de l’église catholique, sans laquelle vous croyez qu’il n’y point de salut ? Convertis à la religion protestante, ils passeront chez vous pour hérétiques aussi damnables que les païens eux-mêmes ».

Il me répondit ainsi, avec beaucoup de candeur et de charité chrétienne : monsieur, je suis catholique, prêtre de l’Ordre de Saint-Benoît, & j’admets tous les dogmes de l’Église Romaine ; mais je vous dis, sans la moindre envie de vous complimenter, et sans considérer la situation dans laquelle je me trouve ici, que je ne vous regarde pas comme une homme absolument exclus de la grace de Dieu. Je ne dirai jamais, quoique je sache qu’on le croit généralement parmi nous, que vous ne sauriez être sauvé ; je n’ai garde de borner assez la miséricorde de Jesus-Christ, pour m’imaginer que vous ne sauriez être porté dans le sein de l’église par des voies qui nous sont inconnues, & je suis sûr que vous avez la même charité pour nous : Je prie continuellement que vous puissiez rentrer dans l’église par des chemins dont je laisser le choix à l’Être infiniment sage. En attendant vous confesserez, je crois, qu’en qualité de catholique, je puis faire une différence considérable entre un protestant & un payen ; entre quelqu’un qui invoque le nom de Jesus, quoique d’une manière que je ne juge pas conforme à la véritable foi, & un sauvage, un barbare, qui ne connoît ni dieu, ni christ, ni rédempteur. Si vous n’êtes pas dans les limites de l’église, vous en êtes plus près, du moins, que ceux qui n’en ont jamais entendu parler. C’est par cette raison que je me réjouis en voyant cet homme qui s’étoit livré à toutes sortes de crimes, adresser ses prières au sauveur, quoique je ne le croie pas parfaitement éclairé ; persuadé que dieu, dont toute bonne œuvre procède, achevera celle-ci en le menant un jour à la connoissance entière de la vérité ; & s’il réussit à inspirer la religion chrétienne à sa pauvre femme, je ne saurois jamais croire, qu’il périra lui-même. Ma joie est donc fondée quand je vois quelqu’un approcher de la véritable église, quoiqu’il n’y entre pas aussi-tôt que je le souhaiterois. Il faut s’en fier, pour la perfection de l’ouvrage, à Dieu qui l’achevera lorsqu’il le trouvera à propos. Je serois charmé, je vous proteste, si tous les sauvages ressembloient à cette bonne femme, dussent-ils être d’abord tous protestans ; & je croirois fermement que Dieu, ayant commencé à illuminer leur esprit, leur accorderoit de plus en plus les lumières d’en haut, & les feroit entrer à la fin dans le sein de son église.

J’étois surpris de la sincérité de ce pieux papiste, à mesure que j’étois convaincu par la force de son raisonnement ; & je me mis d’abord dans l’esprit, que si une pareille modération étoit générale parmi les hommes, nous pourrions être tous chrétiens catholiques, quelle que pût être la différence de nos sentimens particuliers, & que cet esprit de charité nous conduiroit bientôt tous aux mêmes principes. Comme il croyoit qu’une pareille tolérance nous rendroit tous catholiques, je lui dis que je m’imaginois que si tous les membres de son église étoient capables d’une charité pareille, ils seroient bientôt tous protestans : nous brisâmes-là, car nous n’entrions jamais dans la controverse.

Je voulut pourtant l’embarrasser un peu sur la tolérance ; & le prenant par la main : « Mon cher ami, lui dis-je, j’approuve fort ce que vous venez de dire ; mais certainement si vous prêchiez une pareille doctrine en Espagne ou en Italie, vous n’éviteriez jamais les griffes de l’inquisition ».

Cela pourroit bien être, me dit-il ; mais je ne crois pas qu’une pareille sévérité rende ces peuples meilleurs chrétiens : un excès de charité ne passera jamais chez moi pour hérésie.

Comme Atkins & sa femme n’étoient plus dans cet endroit, nous n’avions aucune raison pour nous y arrêter. Nous revînmes donc sur nos pas, & nous les trouvâmes déjà qui nous attendoient. Quand je les vis, je demandai au prêtre s’il trouvoit à propos que nous leur découvrissions que nous les avions vu dans le bosquet ? Ce n’étoit pas-là son avis ; il vouloit lier conversation avec Atkins, pour voir ce qu’il nous diroit de son propre mouvement. Là-dessus nous les fîmes entrer, sans permettre que personne y fût que nous trois, & voici quel fut notre entretien :


Robinson Crusoé. Je vous prie, Atkins, dites-moi quelle éducation avez-vous eue ? de quelle profession étoit votre père ?

Guillaume Atkins. Un plus honnête homme que je ne serai de ma vie ; c’étoit un ecclésiastique, monsieur.

R. Cr.. Quelle éducation vous a-t-il donnée ?

G. At. Il n’a rien négligé pour me porter à la vertu ; mais j’ai méprisé ses préceptes & ses réprimandes, comme une véritable bête féroce que j’étois.

R. Cr. Salomon dit effectivement, que celui qui méprise la correction est semblable aux bêtes.

G. At. Hélas ! monsieur, je n’ai été que trop semblable aux bêtes les plus cruelles, puisque j’ai assassiné mon propre père. Ah ! mon Dieu ! monsieur, ne parlons plus de cela ; j’ai tué mon propre père.


Le prêtre, à qui j’interprétois tout mot-à-mot, recula à ces dernières paroles, & devenant pâle comme la mort, s’écria tout haut : Ô ciel ! un parricide !


R. Cr. J’espère, Atkins, qu’il ne faut pas prendre à la lettre ce que vous venez de dire : auriez-vous tué votre père réellement ?

G. At. Il est bien vrai que je ne lui ai pas plongé un poignard dans le sein ; mais j’ai abrégé ses jours en lui ôtant toute sa consolation, & en empoisonnant tous ses plaisirs. Je l’ai tué, monsieur, par la plus noire ingratitude, par laquelle j’ai répondu à la tendresse la plus forte que jamais père eut pour son fils.

R. Cr. Tranquillisez-vous, Atkins, je ne vous ai pas fait cette question pour vous arracher l’aveu que vous venez de faire ; je prie Dieu de vous en donner un sincère repentir, comme aussi de tous vos autres péchés. Je vous l’ai faite seulement parce que je m’apperçois que quoique vous ne soyez pas extrêmement éclairé, vous ne laissez pas d’avoir une idée de la religion & de la morale, & que vous en savez plus que vous n’en avez pratiqué.

G. At. Ce n’est pas vous qui m’avez arraché cet aveu, monsieur ; c’est ma conscience. Quand nous commençons à jeter la vue sur nos péchés passés, il n’y en a point qui nous touchent plus sensiblement que ceux que nous avons commis contre des parens pleins d’indulgence pour nous. Il n’y en a point qui fassent des impressions si profondes, & qui nous accablent davantage.

R. Cr. Il y a dans votre discours quelque chose de si pathétique, Atkins, que je ne saurois l’entendre sans me troubler.

G. At. Et pourquoi vous troubleriez-vous, monsieur ? des sentimens comme les miens vous doivent être absolument étrangers.

R. Cr. Non, non, Atkins, tout ce rivage, chaque arbre, chaque colline de toute cette île, est un témoin des inquiétudes affreuses que m’a causé le souvenir de l’ingratitude que j’ai eue dans ma première jeunesse, pour les soins d’un père aussi tendre que paroît avoir été le vôtre. J’ai tué mon père aussi-bien que vous, mon pauvre Atkins ; mais je crains fort que votre repentir ne surpasse beaucoup le mien.

J’en aurois dit d’avantage si j’avois été le maître de ma douleur ; le repentir d’Atkins me paroissoit si fort l’emporter sur le mien, que je n’étois plus en état de soutenir cette conversation. Je voyois que cet homme, que j’avois appelé pour lui donner des leçons, m’en donnoit à moi de fort touchantes, auxquelles naturellement je ne devois pas m’attendre.

Le jeune prêtre, à qui je communiquai tout ce discours, en fut fort ému. Eh bien ! me dit-il, ne vous ai-je pas averti d’avance, que, dès que cet homme-là seroit converti, il deviendroit notre prédicateur ? Je vous assure, monsieur, que s’il persévère dans sa repentance, je serai inutile ici, & qu’il fera des chrétiens de tous les habitans de l’île.

Me tournant alors de nouveau du côté d’Atkins : « mais, Guillaume, lui dis-je, d’où vient que, précisément dans ce moment-ci, vos péchés vous touchent d’une si grande force ? »

G. At. Hélas ! monsieur, vous m’avez mis à un ouvrage qui m’a percé le cœur. Je vien de parler, avec ma femme, de Dieu, & de la religion, afin de lui faire goûter le christianisme ; & elle m’a fait un sermon elle-même, qui ne me sortira jamais de l’esprit, tant que je vivrai.

R. Cr. Ce n’est pas votre femme qui vous a prêché, mon cher Atkins ; mais votre conscience vous a inspiré à vous-même les argumens dont vous vous êtes servi.

G. At. Il est vrai, monsieur, ma conscience me les a inspirés avec une force à laquelle il m’a été impossible de résister.

R. Cr. Informez-nous, Guillaume, de ce qui vient de se passer entre vous & votre femme ; j’en sais déjà quelque chose.

G. At. Ah ! monsieur, il ne m’est pas possible de vous en rendre un compte exact ; quoique j’en sois pénétré, je ne saurois pourtant trouver des termes pour m’expliquer comme il faut ; mais qu’importe dans le fond ? il suffit que j’en sois touché, & que j’aie pris une ferme résolution de réformer ma vie.

R. Cr. Mais encore, Atkins, dites-nous en quelque chose ; par où avez-vous entamé la conversation ? Le cas est tout-à-fait extraordinaire certainement ; si votre femme vous a porté à une résolution si louable, elle vous a fait effectivement un excellent sermon.

G. At. J’ai débuté par la nature de nos loix sur le mariage, qui tendent à lier l’homme & la femme par des nœuds indissolubles. Je lui ai fait entendre que sans de pareilles loix, l’ordre ne pouvoir pas être maintenu dans la société ; que les hommes abandonneroient leurs familles, & qu’ils se mêleroient confusément avec d’autres femmes ; ce qui embrouilleroit toutes les successions, & rendroit tous les héritages incertains.

R. Cr. Comment ! Guillaume, vous parlez comme un docteur en droit. Mais avez-vous pu lui faire comprendre ce que c’est qu’héritages & familles ? Les sauvages n’en ont pas seulement une idée, à ce qu’on dit, & se marient sans aucun égard pour l’alliance. On m’a assuré même que parmi eux les frères se marient avec leurs sœurs, les pères avec leurs filles, & les fils avec leurs mères.

G. At. Je crois, monsieur, que vous êtes mal informé ; ma femme m’a dit au moins, que sa nation abhorre de pareils mariages ; & que dans les degrés de parenté, dont vous venez de faire mention, ils ne se marient jamais, quoiqu’ils ne soient pas aussi scrupuleux que nous, peut-être, par rapport aux degrés plus éloignés.

R. Cr. Eh bien ! que vous répondit-elle ?

G. At. Elle me dit, qu’elle trouvoit ces loix fort bonnes, qu’elles étoient meilleures que celles de son pays.

R. Cr. Mais lui avez-vu expliqué ce que c’étoit proprement que le mariage ?

G. At. Oui, & c’est par-là qu’a commencé notre dialoque. Je lui ai demandé si elle vouloit être mariée avec moi à notre manière ? Quelle manière, me dit-elle ? Je veux dire, répliquai-je, la manière que Dieu a établie pour le mariage. Cette réplique donna lieu à la conversation la plus particulière que jamais mari eut avec sa femme.


[5]
Voici le dialogue d’Atkins & de sa femme, précisément de la manière que je l’ai écrit sur le champ, à mesure qu’il me le communiquoit.


La Femme. Établie par Dieu ? Comment ? vous avez donc aussi un Dieu dans votre pays ?

Guillaume Atkins. Sans doute, ma chère, Dieu est dans tous les pays.

La F. Point du tout, votre Dieu n’est pas dans mon pays ; nous n’avions que le grand vieux Dieu Benamuchée.

G. At. Hélas ! ma pauvre enfant, je ne suis pas assez habile pour vous expliquer ce que c’est que Dieu. Il est dans le ciel, il a fait le ciel & la terre, & tout ce qui s’y trouve.

La F. Comment ! vous avez le grand Dieu dans votre pays, & vous ne le connoissez pas ? vous ne l’adorez pas ? Cela n’est pas possible.

G. At. Cela est pourtant certain, quoique nous vivions souvent comme s’il n’y avoit point de Dieu dans le ciel, & que son pouvoir ne s’étendît point jusqu’à la terre.

La F. Mais pourquoi Dieu le permet-il ? Pourquoi ne vous fait-il pas vivre mieux ?

G. At. C’est notre propre faute.

La F. Mais vous dites qu’il est grand, qu’il a un grand pouvoir, qu’il peut vous tuer, s’il veut ; pourquoi ne vous tue-t-il pas, quand vous ne le servez pas, & que vous faites du mal ?

G. At. Il est vrai qu’il auroit pu me tuer il y a long-tems, & que je devrois m’y attendre ; car j’ai été un homme indigne de vivre ; mais il est miséricordieux, & il ne nous punit pas toujours quand nous le méritons.

La F. Eh bien ! n’avez-vous pas remercié votre Dieu de sa bonté pour vous ?

G. At. Hélas ! je l’ai remercié aussi peu de sa miséricorde, que je l’ai craint pour son pouvoir.

La F. Si cela est, votre Dieu n’est pas Dieu ; je ne saurois le croire. Il est grand, il a du pouvoir, & il ne vous tue pas quand vous le fâchez ?

G. At. Faut-il donc, ma chère, que ma mauvaise conduite vous empêche de croire en Dieu ? Que je suis malheureux ! Je suis chrétien, & mes crimes empêchent les payens de le devenir !

La F. Mais comment puis-je croire que vous ayez là-haut un Dieu grand & fort, & que cependant vous ne faites point de bien ? Il faut donc qu’il ne sache pas ce que vous faites.

G. At. Vous vous trompez : il sait tout, il nous entend, il voit ce que nous faisons, il connoît nos pensées, quoique nous ne parlions pas.

La F. Cela ne se peut pas, il ne vous entend pas jurer, & dire à tout moment, Dieu me damne.

G. At. Il entend tout cela assurément.

La F. Mais où est donc son grand pouvoir ?

G. At. Il est miséricordieux ; c’est tout ce que je puis vous dire, & c’est cela qui prouve qu’il est le véritable Dieu. Il n’a point de passion comme les hommes, & c’est pour cette seule raison que sa colère ne nous consume pas, dès que nous péchons contre lui.

  1. Les Anglois l’appellent Newfound-Land.
  2. Deuxième partie.
  3. Ibid.
  4. Première partie.
  5. Tout ce que dit la femme dans ce dialogue, est en fort mauvais anglois ; j’aurois pu l’imiter en françois, comme j’ai fait dans le premier volume, en pareil cas ; mais je ne l’ai pas trouvé à propos, par ce que la matière est sérieuse, & que ce mauvais langage y répandroit quelque chose de trop badin.