Rochambeau en Amérique/01

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Rochambeau en Amérique d’après des documens inédits
Jusserand

Revue des Deux Mondes tome 19, 1914


ROCHAMBEAU EN AMÉRIQUE
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

I
AVANT YORKTOWN

La guerre d’Amérique durait depuis cinq ans ; depuis deux ans, un traité d’alliance, ayant pour unique objet d’assurer « la liberté, la souveraineté et l’indépendance absolue et illimitée des Etats-Unis, » « nous liait aux « insurgens ; » succès et revers alternaient : Brooklyn, Trenton, la Brandywine, Saratoga. Tout récemment, la nouvelle était venue de la double victoire sur terre et sur mer de d’Estaing à la Grenade et on avait illuminé. Les lumières étaient à peine éteintes qu’on apprenait le sanglant échec du même d’Estaing à Savannah. Le pays s’inquiétait de la durée d’une guerre dont, après tant de labeur, l’issue demeurait Incertaine.

Lorsque, dans les premiers mois de 1780, le bruit se répandit qu’un grand effort définitif allait être tenté, qu’il ne s’agissait plus d’envoyer aux Américains une escadre, mais une armée, et que la fin du drame était proche, l’enthousiasme fut immense. Tout le monde voulait partir. On allait passer les mers, visiter des pays inconnus, secourir un peuple épris d’indépendance, qui luttait pour une cause sainte, et dont tous nos volontaires louaient les vertus : le peuple qui avait pour chef Washington et que Franklin représentait à Paris. Une ardeur de croisés enflammait la jeunesse française, et l’expédition projetée était en effet la plus importante que la France eût lancée outre-mer depuis le temps des lointaines croisades. Il s’agissait vraiment d’une cause sainte ; celle de la liberté, mot magique et qui faisait alors battre les cœurs. « Pourquoi la liberté est-elle si rare ? disait Voltaire. Parce qu’elle est le premier des biens. »

Cet enthousiasme désintéressé frappait le raisonnable Franklin qui écrivait un peu plus tard : « C’est vraiment là une nation généreuse… Aller leur dire que leur commerce bénéficiera de notre succès et qu’il est de leur intérêt de nous aider, revient à leur dire : Aidez-nous et nous ne vous en aurons aucune obligation. Des gens de chez nous ont parfois tenu ici (à Paris) de ces propos déplacés et inconvenans. Il n’en est résulté nul bien. »

Tous ceux qui purent obtenir d’embarquer étaient convaincus qu’ils assisteraient à des événemens mémorables, probablement sans exemple, et il se trouva qu’en effet ils devaient assister à la campagne qui, avec celle de Hastings, où fut décidé en 1066 le sort de l’Angleterre et celle de Bouvines, qui fit de nous, en 1214, une grande nation, allait être l’un des trois faits d’armes les plus gros de conséquences auxquels des Français aient jamais pris part. Un résultat caractéristique de cet état d’esprit est que tous notaient leurs impressions, dessinaient, tenaient des journaux. Jamais, tout en faisant la guerre, on n’a tant écrit. Ces notes subsistent en quantité considérable, et de toutes mains, car la passion de narrer était commune aux gens les plus divers : journaux et mémoires de chef d’armée comme Rochambeau ou de chef d’état-major, comme Chastellux, membre de l’Académie française, adaptateur de Shakspeare, auteur d’une Félicité publique qui, disait Franklin, le montrait « véritable ami de l’humanité ; » récits d’aumônier de régiment comme l’abbé Robin, de viveur sceptique comme Lauzun, le nouveau don Juan, dont les récits de bataille alternent avec les ressouvenirs d’amour, beau, impertinent, licencieux, excellent soldat, audacieux et endurant, et destiné, ainsi que plusieurs de ses compagnons, à l’échafaud révolutionnaire ; journaux d’officiers divers comme le comte de Deux-Ponts, le prince de Broglie, qu’attendait lui aussi l’échafaud, le comte de Ségur, fils du maréchal, plus tard académicien et ambassadeur, Mathieu-Dumas, futur ministre de la Guerre d’un futur roi de Naples qui s’appellerait Joseph Bonaparte, Axel de Fersen, aide de camp de Rochambeau, qui devait organiser la fuite à Varennes et mourir massacré dans son pays, notes, cartes et dessins du baron Cromot-Dubourg, autre aide de camp, journal aussi, parmi beaucoup d’autres, de modeste commissaire des guerres comme Blanchard, qui donne une note à part, voit ce que d’autres ne voient pas et dont le ton de subalterne contraste avec la superbe des seigneurs ses compagnons.

De page en page, en tournant les feuillets, on voit paraître, sans parler de La Fayette, Kosciusko et des premiers enthousiastes, bien des noms qui commençaient à peine à sortir de l’ombre et dont plusieurs n’y sont plus jamais rentrés : Berthier, La Pérouse, La Touche-Tréville, les frères Lameth, Bougainville, Custine, le Bouillé de la fuite à Varennes, le La Clochetterie du combat de la Belle-Poule, le Duportail, qui serait ministre de la Guerre sous la Constituante, Saint-Simon, qui n’était pas encore saint-simonien, Suffren, sur l’escadre de qui naviguait le futur directeur Barras, alors officier au régiment de Pondichéry. Toute la France était vraiment représentée, un peu celle du passé, beaucoup celle de l’avenir.

Quantité de ces journaux ont été imprimés (celui de Cromot-Dubourg seulement en traduction anglaise), d’autres sont perdus ; plusieurs demeurent inédits, si bien qu’après tout ce qui a déjà paru et tant d’excellens travaux, il demeure possible de refaire, en suivant, pour partie, de nouveaux guides et en utilisant de nouveaux documens, le grand voyage qui mena nos compatriotes de Brest à Newport et de Newport à Yorktown. La masse des papiers de Rochambeau, qui n’ont été que partiellement utilisés, sont conservés à la Bibliothèque du Congrès à Washington ; le journal inédit dont la même bibliothèque possède une copie, tenu par l’aide de camp, Louis, baron de Closen, excellent observateur, gai, brave cœur, d’une bonne humeur qui grandit quand les désagrémens s’accroissent, donne une note juvénile en contraste avec la dignité sereine des rapports et des mémoires de ses chefs ; de curieux renseignemens sont fournis encore par plusieurs lettres, inédites aussi, écrites par Washington[1] de sa magistrale écriture, régulière et sans ratures, d’homme tranquille, aux nerfs calmes, à la volonté sûre. Enfin le gouvernement anglais a généreusement ouvert ses archives, de sorte que, tant par les récriminations publiées à Londres après le désastre, que par les dépêches maintenant accessibles, on peut savoir ce qui se disait dans New York et hors de New York, dans les redoutes de Yorktown et dans les tranchées françaises et américaines entourant la place.


I

Le lieutenant général Jean-Baptiste-Donatien de Vimeur, comte de Rochambeau, âgé de cinquante-cinq ans, l’aîné de Washington de sept années, était dans sa maison de Paris au commencement de mars 1780, malade et sur le point de partir pour son château de Rochambeau en Vendômois ; les chevaux de poste étaient prêts, quand il reçut la nuit, dit-il dans ses Mémoires, « un courrier qui lui apportait l’ordre d’aller à Versailles recevoir ceux de Sa Majesté. » Depuis quelque temps, le bruit courait que le grand effort allait être tenté ; la nouvelle lui en fut confirmée, avec celle qu’il aurait le commandement de l’armée envoyée au secours des Américains.

C’était une tâche extraordinaire. Il s’agissait de gagner le Nouveau Monde avec un corps d’armée entassé sur de lourds transports, d’éviter les flottes anglaises, de combattre en pays à peu près inconnu, aux côtés de gens qui ne l’étaient pas moins, en qui, jusqu’à une époque toute récente, nous avions vu des ennemis et non des alliés, et pour une cause qui jusque-là n’avait guère rencontré d’adhérens à Versailles, celle de la liberté républicaine.

Ce dernier point était le plus surprenant de tous, tellement que même les Indiens amis de la France qui vinrent visiter Rochambeau à son campement de Newport lui demandèrent comment il se pouvait faire qu’un roi aidât les sujets d’un autre roi révoltés contre « leur père. » C’est, répondit Rochambeau, que ce roi a été un père dénaturé, et que le nôtre a jugé de son devoir de « protéger la liberté naturelle que Dieu a donnée à l’homme. »

Cette réponse à « messieurs les sauvages » est caractéristique ; elle montre quelle force latente surmonta les obstacles et comment notre nation put demeurer, du commencement à la fin, fidèle à la cause américaine, approuver un traité d’alliance qui, nous imposant d’immenses risques, nous interdisait toute conquête, et se réjouir enfin d’une paix qui, à l’issue d’une guerre victorieuse, n’ajoutait rien à nos territoires. La haine de l’Angleterre, avivée pourtant par les cruelles conditions du traité de Paris qui avait scellé en 1763 la perte du Canada, eut beaucoup moins de part dans nos déterminations que ne prétendent maints auteurs peu portés à voir en beau notre rôle. Ce sentiment était vif, il est vrai, chez plusieurs des chefs, mais non chez tous, vif aussi chez un certain nombre d’officiers, mais, là encore, non chez tous. Dans la masse de la nation, dont l’opinion réclamait si énergiquement une politique proaméricaine, il en allait différemment. La cause des insurgens était populaire parce qu’elle était associée aux idées de liberté ; on ne regardait pas au-delà. On oublie souvent que ce moment n’était pas en France une période d’anglophobie, mais d’anglomanie. Necker, si influent et qui tenait alors les cordons de la bourse, était anglophile ; de même Montbarey, ministre de la Guerre, de même Lauzun, qui s’arracha pourtant à ses amours pour aller commander en Amérique sa fameuse légion. Tout ce qui était anglais était admiré et imité, mœurs, littérature, philosophie, sports, habits, institutions parlementaires, Shakspeare que Le Tourneur venait de traduire sous le patronage du Roi et de la Reine, mais par-dessus tout, écrit Ségur, « la liberté aussi tranquille que fière de tous les citoyens de la Grande-Bretagne. »

C’est toujours le mot qui revient. Liberté, philanthropie, droits naturels, telles étaient les formules magiques qui faisaient battre les cœurs. Toute la France, lit-on dans la Correspondance de Grimm et Diderot, était pénétrée d’un « grand amour de l’humanité, » éprise « de ces maximes générales et exagérées qui enthousiasment la jeunesse, qui la feraient courir au bout du monde, abandonner père, mère, frère, pour secourir un Lapon, un Hottentot. » Les idées de Montesquieu, Rousseau, Voltaire, d’Alembert triomphaient, et les penseurs libéraux voyaient dans les Américains des propagateurs de leurs doctrines. Le général Howe ayant occupé New York en 1776, Voltaire écrivait à d’Alembert : « Les troupes du docteur Franklin ont été battues par celles du roi d’Angleterre. Hélas ! on bat les philosophes partout. La raison et la liberté sont mal reçues dans ce monde. »

Une immense aspiration grandissait en France pour plus d’égalité, moins de privilèges, des vies plus simples chez les grands, moins dures chez les petits, le savoir plus accessible, la libre discussion des intérêts communs. Dès ce temps, l’opinion publique était puissante et n’était pas formée par l’avis isolé de quelques-uns. Il ne faut pas oublier qu’entre la fin de la révolution américaine et le commencement de la nôtre, il ne s’écoula que six ans ; entre la constitution américaine et la française, quatre ans. Dans le temps même de la campagne de Yorktown, Necker publiait son fameux Compte Rendu, qu’il adressait, non pas au Roi, mais à la Nation. Six ans après la guerre d’Amérique, le 24 janvier 1789, le Roi prescrivait la rédaction des fameux Cahiers, voulant que, « des extrémités de son royaume et des habitations les moins connues, chacun fût assuré de faire parvenir jusqu’à lui ses vœux et ses réclamations. » Et les cahiers, demandant des libertés fort semblables à celles des Américains, vinrent en effet des points les plus reculés, œuvre de tout le monde, de quasi-paysans parfois qui s’excusaient de leur orthographe et de leur grammaire. Les lettres et notes des volontaires de la Révolution, fils de paysans ou d’ouvriers, surprennent par les masses d’idées générales et de vues d’ensemble qui y fourmillent. Ce n’était donc pas une indication sans portée que Franklin avait donnée au Congrès, lorsqu’il lui écrivit de Paris : « Le penchant unanime de la nation est manifestement en notre faveur. »

Un autre trait frappant dans la masse des récits que nous avons de cette campagne contre les Anglais, est le peu de place que, comme nation, ils y occupent. La note dominante est l’enthousiasme pour les Américains, non la haine pour leurs ennemis. En France, écrivait Ségur, « malgré l’habitude d’une longue obéissance au pouvoir arbitraire, la cause des Américains insurgés fixait toutes les attentions et excitait un intérêt général. De toute part l’opinion pressait le gouvernement royal de se déclarer pour la liberté républicaine et semblait lui reprocher sa lenteur et sa timidité. » D’une revanche sur les Anglais, pas un mot. Personne, chez nous, disait encore Ségur, « ne songeait à une révolution quoiqu’elle se fit dans les opinions avec rapidité. Montesquieu avait rendu à la clarté du jour les titres des anciens droits des peuples, si longtemps enfouis dans les ténèbres. Les hommes mûrs étudiaient les lois de l’Angleterre. » Résumant les mobiles des nouveaux croisés qui « partaient pour la guerre au nom de la philanthropie, » il en trouvait deux : « L’un très raisonnable et très réfléchi, celui de bien servir son Roi et sa patrie… l’autre plus exalté, un véritable enthousiasme pour la cause de la liberté américaine. » Les ministres hésitaient à cause de l’immensité du risqué, mais ils furent « entraînés peu à peu par le torrent. » Au cours de la traversée, seuls les chefs connaissaient exactement le but de l’expédition ; quelques officiers crurent un moment qu’on irait faire campagne ailleurs qu’en Amérique. Mathieu-Dumas note dans son journal ses appréhensions : « Surtout j’avais épousé de cœur la cause de l’indépendance américaine et ce n’eût été qu’avec le plus grand regret que j’eusse renoncé à combattre pour leur liberté. » Des Anglais ici encore, pas un mot ; ce qu’il souhaitait, comme tant d’autres, était moins de se battre contre les Anglais que pour les Américains.

Se rendant compte de la grandeur du péril, le gouvernement royal avait cherché, pour commander l’expédition, un soldat de ferme vouloir et sain jugement, qui comprendrait Washington et en serait compris, tiendrait en main les enthousiastes qu’il aurait à commander et éviterait les folles aventures ; l’heure des d’Estaing était passée, il fallait en finir ; Rochambeau fut choisi.

Le futur maréchal de France avait été destiné d’abord à la prêtrise par la seule raison qu’il était fils cadet, et il allait être tonsuré quand, son aîné étant mort, M. de Crussol, évoque de Blois, qui surveillait ses études religieuses, vint lui en donner la nouvelle en ces termes : « Il faut oublier tout ce que je vous ai dit jusqu’à ce jour ; vous devenez l’aîné de votre famille et il faut servir votre patrie avec le même zèle que vous auriez pu servir Dieu dans l’état ecclésiastique. »

Le jeune homme fut donc soldat, fit à seize ans ses premières armes en Allemagne sous le maréchal de Saxe, devint colonel à vingt-deux, au même âge que Washington, et reçut à Laufeldt ses deux premières blessures dont il faillit mourir. A la tête du fameux régiment d’Auvergne, « Auvergne sans tache, » il prit part aux principales batailles de la guerre de Sept ans et notamment à la victoire de Klostercamp en 1760, où Auvergne sans tache eut cinquante-huit officiers et huit cents soldats hors de combat, et où d’Assas trouva une mort glorieuse en accomplissant un ordre donné par Rochambeau. Lui-même fut de nouveau grièvement blessé, mais, soutenu par deux chasseurs, il put demeurer à son poste jusqu’à la fin.

Sur les mêmes champs de guerre combattaient, dans les rangs ennemis ou dans les nôtres, nombre d’officiers destinés à jouer eux aussi un rôle dans la campagne d’Amérique : sorte de répétition générale du grand drame futur. A la seconde bataille de Minden, en 1759, où le père de La Fayette fut tué et où Rochambeau couvrit la retraite, lord Cornwallis apprenait son métier dans l’armée anglaise, et avec lui, mais moins brillamment, lord George Germain, futur secrétaire des Colonies et organisateur malheureux de la défense britannique. A Johannisberg dans la même guerre, Clinton, qui devait commander en chef à New York, était blessé ; tandis que çà et là se distinguaient comme officiers de notre armée Bougainville, de retour de Ticonderoga, et qui n’était pas encore marin, Chastellux, déjà colonel et pas encore académicien, La Luzerne, pas encore diplomate et qui allait être le second ministre de France aux Etats-Unis où son nom n’est pas oublié.

Très jeune encore, Rochambeau avait contracté un de ces mariages, si nombreux au XVIIIe siècle, comme dans tous les siècles, dont les mémoires et chroniques ne disent rien, parce qu’ils furent ce qu’ils devaient être, des mariages heureux. Il épousa en 1749, Mlle Telles d’Acosta, de qui il écrivait bien des années après : « Elle a fait mon bonheur toute ma vie, et j’espère de mon côté avoir fait le sien par la plus tendre amitié qui n’a jamais varié un instant pendant près de soixante ans. » Leur fils, dès sa jeunesse compagnon d’armes du général, officier à quatorze ans, et qui allait l’accompagner en Amérique, devait mourir, général lui-même, à Leipzig en 1813, tué à la « bataille des Nations. »


II

Instruit à Versailles de ce qui était attendu de lui, Rochambeau s’empressa d’oublier son « rhumatisme inflammatoire, » et commença ses préparatifs, réunissant des informations, causant avec ceux qui connaissaient l’Amérique, notant dans ses grands registres vêtus de parchemin vert, et qui furent de l’expédition, les principaux renseignemens ainsi obtenus, s’adressant à lui-même une foule de recommandations pratiques sur ce qu’il ne fallait pas oublier de prendre, par exemple : « une quantité de pierres à fusil, à cause de la pénurie des Américains… beaucoup de farines et de biscuit ; mettre de la brique en lest pour les fours, tâcher d’apporter et de ne rien demander aux Américains qui manquent de tout… une copie de l’atlas apporté de Philadelphie par M. de La Fayette… l’imprimerie portative qu’avait M. d’Estaing, commode pour les proclamations et relations avec les alliés. » Il faut ajouter, et l’événement prouva l’utilité de cette remarque, « un train d’artillerie de siège. » D’autres notes, de portée générale, ne devaient pas être perdues de vue pendant toute la campagne, celle-ci par exemple : « Rien sans la marine prépondérante. »

Recommandation est adressée par ses soins aux commissaires chargés de l’embarquement, de veiller à ce que tous les effets et les denrées de même nature ne soient pas mis sur le même bâtiment, de façon que, dans le cas où il arriverait accident à quelque navire, les denrées et effets d’aucune catégorie ne fussent pas perdus en totalité.

Quant à la question d’émolumens, Rochambeau écrivit au ministre qu’il s’en remettait à lui pour la régler : « Ni moi ni les miens ne demanderons rien de ridicule ; nous voudrions pouvoir faire cette guerre à nos frais. » Mais le Gouvernement ne voulut pas qu’il pût être gêné, faute de ressources, et il lui attribua la somme alors considérable de douze mille livres par mois et de quatre mille par mois pour les généraux sous ses ordres.

A Brest où il s’était maintenant rendu, Rochambeau trouva que les navires étaient moins nombreux qu’on n’attendait, si bien que la première division de son armée pouvait seule prendre passage sur la flotte commandée par le chef d’escadre, chevalier de Ternay. C’était une grande déconvenue. Il prescrivit qu’on choisît du moins les hommes les plus robustes et que, pour avoir plus de monde, on abandonnât les chevaux, donnant lui-même l’exemple. « Je crois inutile de vous mander, écrivait-il au prince de Montbarey, qu’il n’y aura pas un cheval d’embarqué ; que je me sépare avec le plus grand chagrin de deux chevaux de bataille que je ne remplacerai jamais, mais que je ne veux pas avoir à me reprocher qu’ils aient tenu la place de vingt hommes de plus qu’on aurait pu embarquer. » Officiers, soldats, munitions, artillerie, vêtemens de rechange et même imprimerie sont enfin à bord ; on est serré ; on se tasse ; tout ira bien. « Les troupes, écrit encore Rochambeau au ministre, ne seront pas surpressées et chaque soldat tient, suivant la règle des voyages lointains, la place de deux tonneaux. »

Quand tous furent à bord, toutefois, formant un total de 5 000 hommes, le maximum était si réellement atteint que nombre de jeunes officiers, portant les plus beaux noms et qui accouraient de jour en jour dans l’espoir de participer à l’extraordinaire expédition, durent être renvoyés. La flotte était déjà en haute mer, lorsqu’un cutter la rejoignit apportant à Rochambeau les dernières lettres du ministre ; sur le bateau se trouvaient les deux fils du Gouverneur de l’hôtel de la Guerre, suppliant qu’on les emmenât : « Messieurs Berthier nous sont venus joindre hier, écrit le général à Montbarey, ils nous ont remis vos lettres… Ils nous ont joints en veste et en cotte de toile, s’offrant à passer avec nous comme matelots. » Impossible de les prendre : « Ces pauvres jeunes gens sont intéressans et au désespoir, mais le chevalier de Ternay ne sait véritablement pas où les fourrer. » Renvoyés à terre, ils s’arrangèrent néanmoins peu après pour rejoindre l’armée française d’Amérique, et c’est ainsi qu’Alexandre Berthier commença dans la campagne de Yorktown cette carrière militaire qu’il devait terminer comme maréchal de France et prince de Wagram.

Toute sorte de circonstances fâcheuses retardèrent le départ qu’il importait d’effectuer avant que les Anglais fussent prêts : tempêtes, vents contraires, abordage de deux navires. « Heureusement, écrit Rochambeau avec sa bonne humeur accoutumée, il pleut aussi sur Portsmouth. » Enfin, le 2 mai, la flotte de sept vaisseaux de ligne et trois frégates convoyant trente-six transports prit le large : « Nous primerons Graves, qui doit partir de Plymouth du même vent, » écrivait encore le général qui, à cette heure solennelle, ajoutait avec une pointe d’émotion : « Je recommande les suites de cette expédition à l’amitié de mon cher et ancien camarade et au zèle de mon ministre pour le bien de l’Etat. »

En mer maintenant, pour une traversée de deux ou trois mois peut-être, avec la perspective de calmes, de tempêtes, de scorbut, de fâcheuses rencontres ; rien que de normal dans tout cela, et on le prend gaiement. A bord du grand Duc-de-Bourgogne de quatre-vingts canons, battant le pavillon amiral, Rochambeau ajoute de temps en temps quelque paragraphe à un long rapport qui est une sorte de journal, assurant le ministre, quinze jours après le départ, que tout continue de bien aller : « Je ne crois pas qu’il y ait d’autres malades que ceux qui le sont de la mer, parmi lesquels le marquis de Laval et mon fils jouent le principal rôle. » Il prépare ses instructions pour le débarquement des troupes.

Sur les navires de moindres dimensions, la vie était plus dure, et de nombreux tableaux, peu flattés, nous en sont parvenus grâce aux journaux tenus en si grande abondance par les officiers de l’armée, celui en particulier de ce jeune capitaine au Royal Deux-Ponts, Louis, baron de Closen, futur aide de camp de Rochambeau. On le voit confesser au début, mais sans excès de sentimentalité, qu’il eut un moment le cœur serré à l’idée d’une absence qui pourrait être longue, et de sa séparation surtout « d’une charmante jeune fiancée, remplie d’esprit et de grâces… Il fallait cependant, dit-il, prendre son parti, car mon état ne permet pas de se laisser entraîner par trop de sensibilité. Me voilà donc entièrement résigné. » Sa compagnie prit passage sur la Comtesse-de-Noailles de trois cents tonneaux (l’Écureuil n’en avait que cent quatre-vingts ; notre moderne France en a vingt-cinq mille ; chaque officier avait reçu cinquante francs extra pour se munir de ce qui lui conviendrait en vue de la navigation et jugea que c’était peu ; mais trouva que c’était beaucoup quand il voulut caser à bord ses emplettes ; enfin « après bien des peines, paroles (écus par-ci par-là), chacun de nous parvint à se procurer ses petites commodités dans ces sabots tant détestés. » Closen, pour sa part, s’était muni de « sucre, citrons et syrops en quantité. »

Il y a quarante-cinq hommes d’équipage « dont moitié Bretons, moitié Provençaux, » qui, parlant leur dialecte et peu « accoutumés aux commandemens de leurs officiers mariniers, » les comprennent imparfaitement ; d’où fausse manœuvre qui envoie la Comtesse-de-Noailles en plein dans le Conquérant. Grand émoi ; va-t-on les laisser derrière et manqueront-ils l’expédition ? Par bonheur « il n’y eut que le beaupré, les chaudières et la figure de la charmante comtesse qui furent mis en morceaux. » On répare en toute hâte. M. de Deux-Ponts (le colonel du régiment) promet quinze louis aux ouvriers, si le bateau est prêt le lendemain à midi. « Encore une circonstance plus rassurante, c’est que M. de Kersabiec, officier de marine très entendu…, fut chargé de surveiller les ouvriers. » Il ne les quitta pas « et les anima par des distributions extraordinaires. J’étais fort lié avec toute sa famille, ayant passé les quartiers d’hiver à Saint-Pol-de-Léon : le souvenir m’en plaît encore. » Dès le lendemain, tout est réparé : « Après onze heures l’aimable comtesse fut reconduite, sans tête il est vrai, comme il y en a tant d’autres, au-delà de la chaîne du port. » On put se mettre en route avec l’escadre : les hautes fortifications dominant le port, les villages semés le long de la rade, tant de voiles courbées sous un vent « joli-frais, » le ciel clair : « ces différens objets réunis formaient le plus beau tableau possible au moment de notre départ… Tous les vaisseaux en marche donnèrent un coup d’œil vraiment imposant. »

La vie de tous les jours commence sur le petit bâtiment ; on a peine à s’y faire d’abord, tant on est entassé, mais on s’habitue : « Le bourdonnement d’une aussi nombreuse société » est un sensible désagrément ; « ajoutez-y les exhalaisons et autres mauvaises odeurs de passagers, tant des hommes que de quelques chiens, et l’on concevra le peu d’agrément de pareille cohue dans un aussi petit sabot goudronné. » Closen a la chance de n’être pas malade, s’installe dans son coin, et, dès ce moment jusqu’à la fin, s’amuse à observer la vie autour de lui, apprend à faire le point, trace des portraits de ses compagnons et notamment du capitaine, loup de mer de la vieille sorte qui avait une égale confiance dans l’efficacité des cantiques et des jurons : « On dit deux fois par jour la prière sur le pont à chaque bord, cela n’empêche pas qu’il y ait beaucoup d’irréligion parmi les marins ; j’ai même souvent entendu notre capitaine jurer et pester tout le jargon des vaisseaux pendant qu’il priait et chantait :


Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours,
Et quand ma dernière heure
Viendra, guidez mon sort,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort. »


Divers incidens rompent la monotonie du voyage. Le 18 juin, la Surveillante capture un corsaire ennemi, ce qui est une joie, mais il fournit la nouvelle de la capitulation du général Lincoln et de la prise de Charleston par les Anglais, ce qui donne à réfléchir. Rien ne montre mieux la différence entre les navigations de jadis et de maintenant que ce menu fait que, tout en voguant, on se livre au plaisir de la pêche : à bord de la Comtesse-de-Noailles on attrape des poissons volans qui sont « fort tendres et délicieux à manger ; on les grille au beurre frais comme les goujons. » Une occasion s’offre de combattre, avec la supériorité du nombre, six navires de guerre anglais ; on se canonne même quelque peu ; mais Ternay, fort sagement et malgré le mécontentement de tout son monde, refuse de s’engager à fond et continue sa route : « Son convoi, dit Closen, lui était trop à cœur, connaissant l’importance de notre expédition et ses ordres précis portant de faire arriver notre armée le plus tôt possible, pour qu’il n’écartât point toutes les instances des jeunes officiers de marine qui, à ce qu’on m’a raconté, ont beaucoup clabaudé contre, ainsi que la plupart des officiers de terre qui n’entendent rien aux affaires de mer. » L’événement justifia complètement Ternay de « clabauderies » qui se renouvellent encore de temps en temps contre sa mémoire, dans les livres modernes, car Graves, qui avait pour mission de l’arrêter lui et ses lourds transports, ne le manqua que de vingt-quatre heures, atteignant New York où il unit ses forces à celles d’Arbuthenot, au moment même où nos navires trouvaient abri à Newport. Le plus léger retard eût pu être fatal.

Il fallait d’autant mieux se garder qu’à l’approche des côtes, on avait trouvé le brouillard. « Il n’y a rien de si triste et de si inquiétant en mer que les temps brumeux, écrit sentencieusement Closen. Outre que les abordages dans une si nombreuse flotte sont fort aisés, chacun pour les éviter cherche à gagner sur les flancs, et, de cette manière, il arrive souvent qu’on s’écarte trop du centre. » Pour éviter ces dangers, ordre était « de faire battre tous les quarts d’heure des roulemens, ou de faire tirer des pétards de fusils. Les vaisseaux de guerre tiraient des coups de canon et jetaient des fusées ; on ne devait en outre jamais filer plus de trois nœuds pendant la brume, afin que chaque vaisseau pût à peu près conserver son voisin. » En dépit de quoi l’Ile-de-France disparaît et on en est fort inquiet ; on ne la revoit plus de tout le voyage ; mais elle reparut plus tard à Boston. Les « ordres avant le débarquement, » rédigés par Rochambeau à bord du Duc-de-Bourgogne et dont il fit porter copie aux chefs des différens corps, étaient clairs et péremptoires : « Le corps de troupes que Sa Majesté envoie en Amérique est auxiliaire des États-Unis ses alliés, et aux ordres du général Washington. On lui rendra les honneurs de maréchal de France ainsi qu’au Président du Congrès, » ce qui évitait toute querelle de préséance, personne dans l’armée ou la flotte n’ayant rang pareil. « À grade et ancienneté égale, l’officier des États-Unis prendra le commandement… Les troupes du Roi céderont dans tous les cas la droite et le pas aux troupes alliées ; les troupes françaises ajouteront à leurs cocardes du noir qui est la couleur des États-Unis de l’Amérique ; » et l’on voit en effet dans les musées, celui de Fraunces’ tavern[2] par exemple, de vieux chapeaux d’alors aux cocardes blanches et noires. « L’intention de Sa Majesté est qu’il y ait un concert et une harmonie parfaite entre les généraux et les officiers des deux nations. On observera la discipline la plus sévère et la plus exacte à tous égards… Il est défendu de prendre un morceau de bois, une botte de paille, aucune espèce de légumes, que de gré à gré et en payant… Toutes fautes de mutinerie, de désobéissance, d’insubordination, de mauvaise volonté, d’ivrognerie brutale et carillonneuse… seront punies selon les ordonnances de coups de plat de sabre. » Même les « fautes légères de malpropreté, d’étourderie » seront punies. « Pour rendre la peine plus sensible au soldat français, il ne fera point de service pendant sa détention. »

L’armée, mais non la flotte, était aux ordres de Washington. Les instructions de Ternay spécifiaient, toutefois, que son escadre n’était pas directement placée sous le commandement du général américain, mais qu’il devrait aller « au-devant de tout ce qui pourrait faciliter les opérations des États-Unis » et prêter les bâtimens de notre flotte « dans toutes les occasions où leur secours serait réclamé. » On était certainement parti de bon cœur, avec le désir de ne pas offusquer, mais bien d’aider de toutes ses forces.


III

Le 11 juillet, la flotte atteignit Newport dans le Rhode Island après une traversée de soixante-dix jours, ce qui faisait plus de temps que n’en avait mis Christophe Colomb, mais n’avait rien d’anormal ; l’abbé Robin, aumônier de l’armée, arrivait plus tard après en avoir fait une de quatre-vingt-cinq jours, tout pénétré d’admiration pour « ces machines énormes avec lesquelles les hommes se jouent ainsi des flots : » énormité très relative. « C’étaient, dit Closen, des cris de joie sans fin ! » La troupe, « par l’encombrement des hommes à bord, » nourrie de viandes salées et de légumes secs, rationnée pour l’eau qui, sur la Comtesse-de-Noailles, s’était corrompue en cours de route (on la remplaçait de temps en temps par du vin, mais cela « échauffe beaucoup »), avait grandement souffert ; le scorbut avait fait ses ravages habituels ; six à sept cents soldats et un millier de marins en étaient atteints ; plusieurs étaient morts.

On se trouvait maintenant dans l’inconnu. De quoi cet inconnu serait-il fait ? Rochambeau n’avait que sa première division ; allait-il être attaqué sur-le-champ par les Anglais qui avaient à New York des forces navales et militaires supérieures ? Et quelle serait l’attitude des Américains eux-mêmes ? Tout le monde était pour eux en France, mais bien peu les connaissaient. La Fayette en disait merveilles, mais il était jeune et enthousiaste. Les habitans du pays, leur armée, leur chef Washington répondraient-ils à ses descriptions ? Le jeu de la guerre qu’il s’agissait de jouer était, en outre, des plus difficiles, devant se dérouler sur un immense échiquier, qui comprenait le Nord et le Sud, Boston, New York, Charleston, et avec cela « les Iles, » c’est-à-dire Cuba et les Antilles, et ce qui s’y passait et qui pouvait avoir de si sérieuses conséquences pour les opérations continentales, devait être constamment imaginé ou supposé, faute de nouvelles. Pire que tout le reste : la réputation des Français demeurait en Amérique ce que les satires, caricatures et pamphlets anglais l’avaient faite. « Il est difficile, dit l’abbé Robin, de s’imaginer l’idée des Américains avant la guerre, sur le compte des Français ; ils les regardaient comme asservis sous le joug du despotisme, livrés aux préjugés, superstitieux, presque idolâtres dans leur culte, et comme des espèces de machines légères, difformes, incapables de solidité et de consistance, occupées uniquement de friser leur chevelure, de se colorer le visage, sans délicatesse, sans foi. » Comment seraient reçus des milliers de ces machines ?

Rochambeau fit le nécessaire. D’abord, en prévision d’une attaque anglaise à laquelle on s’attendait chaque jour, il se fortifia en toute hâte. « Il avait, écrit Mathieu-Dumas, reconnu lui-même les principaux points de défense, fait élever le long de la passe des batteries de gros calibre et de mortiers, établi des grilles pour rougir les boulets. » Pendant les premiers jours, dit Closen, « nous n’étions pas tout à fait à notre aise… Mais heureusement, messieurs les Anglais furent très aimables et nous en fûmes quittes pour de fortes inquiétudes qui tourmentèrent notre marine bien plus que l’armée de terre. » Deux semaines après, Rochambeau pouvait écrire au ministre que, si Clinton venait, il serait bien reçu, et plus tard encore, réclamant sa deuxième division dont il était sans nouvelles : « En deux mots, monsieur, sir Henry Clinton et moi nous en sommes sur la cérémonie, à qui fera la première visite. Si nous ne nous levons pas plus matin que les Anglais et que les secours qu’on leur annonce d’Europe arrivent avant notre seconde division, ils nous feront une visite que j’aimerais mieux leur faire à New York. »

Quant à la réputation des Français, Rochambeau et ses officiers étaient unanimes : elle changerait si une discipline exemplaire était maintenue pendant la campagne. Il n’est pas de point auquel ils donnèrent plus d’attention. Ecrivant au prince de Montbarey, un mois après le débarquement, Rochambeau pouvait lui dire : « Je réponds de la discipline de l’armée ; pas un homme n’a sorti de son camp, pas un chou de pris, pas une plainte, » et, écrivant au Président du Congrès vers le même moment : « J’espère qu’on aura rendu compte à Votre Excellence de la discipline des troupes françaises ; il n’y a pas eu une plainte, et il n’a pas manqué un homme à l’appel. Nous sommes vos frères ; nous nous conduirons comme tels avec vous ; nous nous battrons contre vos ennemis, à vos côtés, comme une seule et même nation. » Mentionnant dans ses Mémoires la visite des « sauvages, » anciens amis de la France qui vinrent à notre camp, il dit qu’ils ne « marquèrent aucune surprise à la vue des canons, des troupes et de leurs exercices ; mais ils ne revenaient pas de voir les pommiers chargés de fruits au-dessus des tentes que les soldats occupaient depuis trois mois. » Cette discipline, conclut le général, « était due au zèle des généraux, des officiers supérieurs et particuliers et surtout au bon esprit du soldat qui ne s’est jamais démenti. »

Avec les officiers français des Antilles, la plupart anciens compagnons d’armes et amis personnels, Rochambeau, à peine débarqué, renoua par lettres ses relations. Cette correspondance, en majeure partie inédite, fournit de vives peintures de la vie qu’on menait alors aux îles. Sans nouvelles, la plupart du temps, du reste du monde, ignorant ce qui se passait en France, en Amérique, sur mer, et même parfois dans l’île voisine, se demandant ce que faisait Rodney, tâchant de deviner quel point il allait attaquer afin d’en fortifier la garnison, ces Français de France, souffrant des fièvres, ayant parfois leurs flottilles malmenées ou détruites par les cyclones[3], jouaient leur difficile jeu de cache-cache, avec une inlassable fermeté. Ils envoient leurs lettres en duplicata ou triplicata, au hasard des bateaux qui passent, donnent à Rochambeau des nouvelles de la Cour, quand ils en ont, apprennent au bout d’un an, à l’automne de 1781, que leurs lettres d’octobre 1780 ont été reçues par le général en juin d’avant. Le marquis de Bouille, qui devait se couvrir de gloire à Brimstone Hill, et qui est surtout connu maintenant pour son rôle dans la fuite à Varennes, écrit dans des termes affectueux et n’oublie pas d’ajouter les souvenirs de sa vaillante femme qui l’a accompagné à la Martinique. Le marquis de Saint-Simon, si fameux depuis par ses théories et pour avoir été le premier maître d’Auguste Comte, écrit de Saint-Domingue à Rochambeau pour lui dire combien il voudrait être, lui aussi, de l’expédition et servir sous ses ordres : « Je serais ravi d’être sous votre commandement et je quitterais volontiers pour cela celui en chef que j’ai ici. » Il donne au général, dans la même lettre, un très intéressant aperçu de Cuba, toute proche de son poste de Saint-Domingue, et d’où il revenait : « Cette colonie a l’air infiniment plus considérable qu’aucune des nôtres, habitée par tous les propriétaires, de sorte que la ville a plutôt l’air d’une ville d’Europe qu’une des colonies, et la société y est nombreuse et a l’air de l’opulence. Si l’Espagne étendait et facilitait son commerce, l’Ile de Cuba deviendrait excessivement riche en peu de temps ; les lois prohibitives sont si fortes, les peines si rigoureuses qu’elles endorment partout l’industrie. »

Un post-scriptum de la même lettre montre quel était le sentiment habituel vis-à-vis de Rochambeau chez les officiers qui avaient servi sous ses ordres : « Montbrun, qui a la fièvre depuis longtemps, me charge de vous assurer de son respectueux attachement ; dit qu’il vous a écrit deux fois, que votre silence l’afflige beaucoup, qu’une marque de bonté et de souvenir de votre part serait le meilleur fébrifuge qu’il puisse avoir ; tous vos anciens subordonnés d’Auvergne pensent comme cela par attachement pour vous, et je ne le cède à aucun sur cet article. »

La passion de Rochambeau pour son devoir de soldat, son désintéressement, son sang-froid, son énergie dans le commandement, sa bonne humeur au milieu des périls, lui avaient gagné le cœur de foule d’officiers, pendant que sa brusquerie, son ton péremptoire, une sévérité cachant sa réelle bonté, chaque fois que le service était en jeu, lui avaient valu pas mal d’ennemis, moindres gens toutefois que ses admirateurs. Dans l’affectueuse lettre par laquelle il mit fin à quelques froissemens survenus d’abord entre lui et « son cher fils La Fayette, » il lui dit, faisant un retour sur sa carrière militaire : « Si j’ai été assez heureux pour conserver la confiance des soldats français jusqu’ici… c’est que, sur 15 000 hommes à peu près qui ont été tués ou blessés sous mes ordres, dans les différens grades et les actions les plus meurtrières, je n’ai pas à me reprocher d’en avoir fait tuer un seul pour mon propre compte. » Il semblait, disait Ségur dans ses Mémoires, « formé tout exprès pour s’entendre avec Washington et pour servir avec des républicains. Ami de l’ordre, des lois et de la liberté, son exemple encore plus que son autorité nous forçait tous à respecter avec les plus grands scrupules les droits, les propriétés et les mœurs de nos alliés. »


IV

Rien sans ma seconde division, se disait Rochambeau. Dans ses dernières lettres, au moment de quitter la France, il avait pressé le Gouvernement de la lui envoyer quinze jours au plus après son propre départ. « Ce convoi, avait-il écrit à Montbarey, arrivera bien plus sûrement en partant vite avec deux vaisseaux, que dans un mois sous l’escorte de trente vaisseaux, s’ils étaient dans ce port, quand une fois les Anglais seront en face, vis-à-vis. » Et encore, embarqué sur le Duc-de-Bourgogne : « Au nom de Dieu, monsieur, pressez-nous cette seconde division… nous allons partir. » Mais les semaines et les mois s’écoulaient sans qu’on apprit rien de la seconde division. Washington avec son ardent patriotisme, La Fayette avec son juvénile enthousiasme, suppliaient Rochambeau de tout risquer quand même, pour prendre New York, la grande forteresse des ennemis et le centre de leur pouvoir. « Je pense, répondait Rochambeau, que notre général (Washington) ne veut pas que nous fassions ici le tome II de Savannah, » et il demeurait d’autant plus inquiet qu’avec le va-et-vient des recrues et les engagemens à court terme, Washington, écrivait-il, « commande tantôt 15 000 hommes tantôt 5 000. » Il se décida en octobre à expédier en France son fils, alors colonel du régiment de Bourbonnais. L’envoyé, qui jouissait d’une excellente mémoire, avait, en prévision d’une capture possible, avec jet de ses dépêches à la mer, pris la précaution, d’en apprendre le texte par cœur. Un des meilleurs marins de la flotte fut choisi pour le transporter. Comme des forces anglaises supérieures montaient la garde à la sortie du port, le commandant attendit quelque nuit de tempête où la surveillance serait moins étroite ; au bout de huit jours, il en survint une ; l’Amazone risqua de passer, fut reconnue, mais tardivement, chassée par les Anglais, perdit ses mâts, les répara et atteignit Brest en sûreté. Le marin qui s’était si bien tiré de cette aventure et qu’attendait une fin tragique à Vanikoro, portait le nom, célèbre depuis, de La Pérouse.

Les jours passaient, tristes jours pour la cause américaine. Une fois la nouvelle venait qu’un des généraux sur qui on comptait le plus, fameux pour ses services sur terre et sur les lacs, Benedict Arnold, avait trahi et passé aux Anglais ; un autre jour, que Gates avait été battu à Camden et Kalb tué. En décembre, Ternay mourut. En janvier, les soldats de la ligue de Pennsylvanie se révoltèrent ; mal nourris, peu vêtus, non payés, maintenus sous les drapeaux longtemps après le terme de leur engagement[4], ils se portèrent, dit Closen, « à cette extrémité, » indignés du sort qui leur était fait : « en Europe, on le serait à moins. » Le danger fut grand, mais dura peu. Invités par l’ennemi à changer de parti et toucher une belle solde, ils répondirent : « Nous sommes d’honnêtes soldats réclamant justice de nos compatriotes ; nous ne sommes pas des traîtres. » Sur la marge d’un récit français de ces événemens publié à Paris en 1787, Clinton, commandant en chef des forces anglaises, a griffonné nombre d’observations demeurées inédites. Elles sont en français ou quelque chose d’approchant. En face du passage où est contée cette anecdote, il a écrit : « Est bien dit et c’est dommage qu’il n’est pas vrai. » Nous ne savons ; mais une chose est sûre : c’est conformément à cette réponse, faite ou non, qu’agirent les révoltés. Grâce au prestige de Washington, l’ordre régna bientôt, mais l’alarme avait été profonde, comme le montrent les instructions données par lui au colonel Laurens, envoyé maintenant à Versailles avec une mission pareille à celle du colonel Rochambeau. L’émotion causée par les derniers événemens se reflète dans sa dépêche : « La patience de l’armée américaine est presque à bout… la grande majorité des habitans est encore attachée fermement à la cause de l’indépendance ; » mais il faut que la France envoie d’immédiats et importans secours en argent, hommes et navires (15 janvier 1781).

Pendant que la présence des régimens français et américains dans le Nord maintenait Clinton et ses troupes immobiles à New York, la situation dans le Sud allait empirant avec Cornwallis à la tête de forces supérieures, lord Rawdon tenant Charleston et l’exécré Arnold ravageant la Virginie.

Contre eux, les troupes commandées par Green, La Fayette, Morgan (qui avait détruit en partie la cavalerie de Tarleton à Cowpens, le 17 janvier), faisaient de leur mieux au milieu de circonstances singulièrement défavorables. Avec sa poignée d’hommes, sachant que la moindre erreur serait sa perte, La Fayette, âgé de vingt-quatre ans, hors de portée de tout secours et de tout conseil, menait une campagne où sa sagesse, sa ténacité, son coup d’œil, lui valaient l’admiration des vétérans. Irrité de toujours le trouver sur sa route, Cornwallis écrivait à Clinton : « Si je peux trouver l’occasion de m’en défaire sans avoir à perdre de temps, je n’y manquerai pas. » Mais La Fayette se refusait à lui laisser employer ainsi ses loisirs.

Pour arrêter Arnold, deux expéditions françaises furent organisées, profitant de momens où la sortie de Newport n’était pas bloquée par les Anglais : une en février sous Tilly, qui poursuivit le convoi portant Arnold aussi loin dans la rivière Élisabeth que le lui permit le tirant d’eau de ses navires et qui revint après avoir capturé le Romulus de 44 canons, quelques autres petits bâtimens, d’importans approvisionnemens destinés à Arnold et 550 prisonniers ; une autre de plus d’importance, en mars, sous le chevalier Destouches, qui avait pris à bord une partie de l’armée de Rochambeau, en vue d’un débarquement possible. Mais, malgré toutes les précautions, les Anglais eurent vent de nos intentions, et on rencontra leur flotte à la hauteur du cap Henry ; le combat, dans lequel nous eûmes 72 tués et 112 blessés, fut méritoire, mais rien de plus. Il eût pu facilement tourner au désastre ; l’ennemi avait plus de canons, et la lenteur de quelques-uns de nos navires, dont plusieurs n’étaient pas doublés de cuivre, était un sérieux désavantage. D’habiles manœuvres compensèrent cette infériorité. Le Congrès vota des remerciemens ; mais la situation demeura la même. « Voilà donc, écrit Closen, Arnold en repos, la Virginie désolée par ses incursions et M. de La Fayette trop inférieur pour pouvoir faire autre chose que de rester sur la défensive. »


V

Le jour viendrait cependant où il faudrait agir et, pour n’être pas pris au dépourvu, Rochambeau tenait son armée en haleine, lui faisait construire des fortifications et s’exercer au « simulacre de la petite guerre. » Quant à ses officiers, une bonne partie du pays étant libre d’ennemis, il les encourageait à voyager et à nouer connaissance avec ces « frères américains » pour qui ils étaient venus combattre. Ils allaient à Boston, Albany, West Point, Philadelphie. C’est à ce moment que Chastellux parcourut le pays avec plusieurs de ses camarades et réunit les matériaux de ses Voyages dans l’Amérique du Nord, dont la première édition fut imprimée, très abrégée, sur ces presses que Rochambeau s’était recommandé à lui-même de ne pas oublier : « De l’Imprimerie Royale de l’Escadre, » lit-on à la première page du volume, qui ne fut tiré qu’à vingt-trois exemplaires. L’imprimerie de l’escadre n’avait ni beaucoup de caractères ni beaucoup de papier.

Closen qui, à sa grande joie et vive surprise, avait été fait, au débarqué, membre de la « famille » de Rochambeau, c’est-à-dire nommé aide de camp du général, commença, du moment que ses nouveaux devoirs lui laissèrent des loisirs, à étudier, avec son esprit méthodique, « la constitution des treize Etats et du Congrès de l’Amérique, » c’est-à-dire les constitutions séparées que chacun d’eux s’était données, et dont Franklin, qui s’en était procuré des traductions françaises, faisait admirer à Paris les dispositions nouvelles et libérales.

Il examine le lieu où il est : « Cette île (Rhode Island) est peut-être une des plus jolies du globe. » Le séjour se prolongeant on fait des connaissances, on apprend l’anglais, on pénètre dans les sociétés américaines. Au début, c’était fort difficile, aucun Français ne comprenait aucun Américain, et l’on avait bravement recours parfois au latin, mieux connu qu’aujourd’hui : « Quid de meo, mi carissime Drowne, cogitas silentio ?… » Suit toute une longue lettre, très affectueuse, adressée au docteur Drowne, médecin à Newport, et signée « Silly, officier au régiment de Bourbonnais, » 9 septembre 1780[5]. Le sous-lieutenant de Silly compte, d’ailleurs, apprendre l’anglais pendant l’hivernage : « Inglicam linguam noscere conabor. » Les lettres sont, en effet, en anglais par la suite, mais un anglais passablement rustique. Acquérant peu à peu de sommaires notions de la langue, nos officiers se risquent à faire des visites, se rendre à des thés et des dîners. Closen note avec curiosité tout ce qu’il voit : « Il tient de l’honnêteté, toutes les fois qu’on se rencontre, de s’aborder en se donnant et se secouant mutuellement la main, à la manière anglaise. Quelqu’un arrivant dans un cercle d’hommes y fait ainsi la ronde, avec l’observation que les gens d’un rang plus distingué préviennent. » On boit énormément de thé : « Pour demander grâce, quand on a pris une demi-douzaine de tasses de thé, on pose la cuiller dessus sa tasse ; car, tant que vous ne la mettez pas ainsi, votre tasse est toujours reprise, rincée, remplie et remise devant vous. A la première, il est de coutume que la jolie verseuse (la plupart le sont) vous demande : « Is the tea suitable ? Le thé est-il à votre goût ? » — « Insipide boisson, » maugrée l’aumônier, sur qui le charme des verseuses ne peut rien. Les toasts sont aussi une coutume fort surprenante et parfois inconfortable. « On est terriblement fatigué par la quantité de santés qu’on porte (toasts). D’un bout de la table à l’autre, un gentleman vous relance, quelquefois avec un regard seulement, qui signifie de boire un verre de vin avec lui, distinction qu’on ne peut honnêtement refuser. » Au cours d’une excursion à Boston, Closen visite une assemblée de Quakers, « où malheureusement personne n’était inspiré et par conséquent l’ennui paraissait régner. » Mais la particularité qui frappe le plus le jeune capitaine est la beauté de ces jeunes femmes qui lui offraient tant de thé : « La nature a doué les femmes du Rhode Island des plus beaux traits possibles ; leur teint est blanc et clair ; leurs mains et leurs pieds généralement petits. » Les dames des autres États ne sauraient d’ailleurs être jalouses des éloges consacrés à celles du Rhode Island ; on voit par la suite du Journal que, partout où il passe, Closen est également pénétré d’admiration. Les dames de Boston excitent son enthousiasme, celles de Philadelphie tout autant ; il juge cependant ces dernières un peu trop sérieuses, ce qu’il attribue à la présence du Congrès dans leur ville.

Mais le principal objet de la curiosité de tous était le grand homme, celui dont on avait tant entendu parler avant de venir, personnification des idées nouvelles de liberté. Tous souhaitaient le voir et, dès que des permissions de voyager furent accordées, plusieurs s’arrangèrent pour aller le visiter dans son camp. Pour tous, si différens fussent-ils de rang et de caractère, l’impression fut la même et répondit à l’attente, à commencer par Rochambeau, qui le vit pour la première fois aux conférences de Hartford en septembre 1780, alors qu’il s’agissait pour les deux chefs de tracer un premier plan d’action combinée. Longtemps après la campagne, les deux soldats continuèrent d’échanger les lettres les plus affectueuses. « Du moment, écrivait Rochambeau par la suite, que notre correspondance fut directe, je n’eus plus qu’à me louer de la solidité de son jugement, de l’aménité de son style, dans une correspondance très longue, qui ne peut finir qu’avec la mort d’un de nous deux. » Chastellux, qui le vit à son camp où la musique de l’armée américaine lui joua la « Marche du Huron, » traça de lui la description bien connue qui se termine ainsi : « L’Amérique septentrionale, depuis Boston jusqu’à Charleston, est un grand livre où chaque page offre son éloge. » Ségur, venu plus tard, craignait fort de se trouver déçu, mais il n’en fut rien : « Son extérieur, dit-il, annonçait presque son histoire : simplicité, grandeur, dignité, calme, bonté, fermeté, c’étaient les empreintes de sa physionomie, de son maintien, comme celles de son caractère… Tout annonçait en lui le héros d’une république. » « J’ai vu Washington, écrit l’abbé Robin, cet homme l’âme, le soutien d’une des plus grandes révolutions qui soient jamais arrivées… Placé à la tête d’une nation où chaque individu partage l’autorité suprême…, » il a su discipliner ses troupes, « les rendre jalouses de ses éloges, leur faire craindre jusqu’à son silence, prolonger leur confiance même après ses défaites. » L’impression est pareille chez le commissaire des guerres Blanchard : « C’est son mérite qui a défendu la liberté d’Amérique et si elle en jouit un jour, c’est à lui seul qu’elle en sera redevable ! » Closen fut chargé de porter des dépêches au grand homme, et comme tous les autres fut aussitôt sous le charme. A la suite de cette mission, Washington vint le 6 mars visiter la flotte et le camp français. Il fut reçu avec les honneurs de maréchal de France, les vaisseaux étaient pavoises, les troupes, « dans la plus grande tenue, » formaient la haie de la maison de Rochambeau jusqu’au port ; les canons des batteries et de l’escadre saluèrent le « héros de la liberté. » Washington vit Destouches mettre à la voile pour son expédition de la Chesapeake ; son séjour « donna occasion à plusieurs fêtes ; les illuminations, dîners, soupers et bals se succédèrent. Il nous quitta le 13… On peut dire qu’il emporta les regrets, l’attachement, le respect et la vénération de toute notre armée. » Résumant ses impressions, le jeune aide de camp ajoutait : « Tout en lui annonce un grand homme et un cœur excellent. Jamais on ne pourra dire assez de bien de lui. »


VI

Le 8 mai 1781, après une traversée de quarante-trois jours, la Concorde arrivait à Boston, ayant à bord le comte de Barras (de la même famille que le futur Directeur), « cordon rouge et chef d’escadre, » qui allait remplacer Ternay, et le vicomte de Rochambeau apportant à son père la fâcheuse nouvelle qu’aucune seconde division ne lui serait envoyée, — « Mon fils est revenu bien seul en ce pays-ci, » écrivit, pour toute remontrance, le général au ministre de la Marine, — mais, en même temps, d’autres avis de très grande importance. Une nouvelle flotte aux ordres du comte de Grasse avait été réunie et, au moment du départ de la Concorde, venait de faire voile pour les Antilles, de sorte qu’une domination momentanée de la mer allait devenir une possibilité. En outre, « malgré la dureté des circonstances, » écrivait Vergennes à La Luzerne, et l’état déjà inquiétant de nos finances, un « nouveau subside gratuit de six millions de livres tournois » était accordé aux Américains. Des envois de fonds avaient été déjà reçus aussi par Rochambeau, un million et demi en février, avec une lettre de Necker disant : « Soyez sûr, monsieur, que tout ce qu’on demandera à la finance pour votre armée sera prêt à l’instant. » Sept millions arrivèrent peu après par l’Astrée, qui avait traversé la mer en soixante-sept jours, sans fâcheuse rencontre. En fait de troupes, six cents recrues seulement abordèrent à Boston en juin avec le Sagittaire.

Rien de plus ne devant venir, l’heure était arrivée des décisions définitives ; il fallait tenter un grand effort, le grand effort en vue duquel tout le reste avait été fait, celui qui aboutirait à la paix et à l’indépendance américaine, ou à l’humiliation d’un échec définitif. Tous se rendaient compte de la solennité du moment. La question était : En quoi doit consister ce grand effort ? Sera-ce la prise de New York ou la libération du Sud ?

Les termes du problème avaient été amplement discutés par lettres et en conférences entre les chefs, et le débat continuait. Le premier qui prit nettement son parti, cessa d’hésiter entre les avantages et inconvéniens des deux projets et déclara qu’il n’y avait pas deux plans satisfaisans mais un seul : savoir, de reconquérir le Sud, ne fut, chose singulière, ni Washington, ni Rochambeau et ne se trouvait aux États-Unis ni comme soldat, ni comme marin, mais bien comme diplomate : et, en attirant l’attention sur ce point, je ne fais que remplir le plus agréable devoir vis-à-vis d’un prédécesseur justement admiré. Cet homme de bon conseil fut La Luzerne. Dans un mémoire inédit rédigé par lui le 20 avril et envoyé à Rochambeau le 19 mai, avec une lettre explicative, priant que son travail, dont il adressait aussi copie à Barras, fût mis sous les yeux de Washington, il disait : « C’est dans la baie de la Chesapeake qu’il paraît urgent de porter toutes les forces navales du Roi, avec telle force de terre qui sera jugée utile par les généraux. Ce changement ne peut manquer d’avoir les suites les plus avantageuses pour la continuation de la campagne. » Et ces suites, fort habilement déduites, sont accompagnées de la remarque : « Si les Anglais nous suivent et qu’ils ne puissent arriver qu’après nous dans la baie, leur condition est bien différente de la nôtre ; toutes les côtes, toutes les parties intérieures du pays sont remplies de leurs ennemis. Ils n’ont ni les moyens, ni le temps d’élever, comme à New York, les ouvrages nécessaires pour les couvrir des insultes des troupes américaines et les garantir du danger où les exposerait l’arrivée d’une force supérieure. » Si le projet qu’il expose rencontre des difficultés, il faudra en former d’autres, mais il maintient que « tous ceux qui auraient pour but le soulagement des États du Sud doivent être préférés, et qu’il n’y a pas de temps à perdre pour les mettre à exécution. »

Aux conférences de Weathersfield, en Connecticut, entre Américains et Français, le 23 mai, Washington marquait encore, et non sans avancer de sérieuses raisons, sa préférence pour une attaque sur New York ; il parlait de la saison avancée et » de la grande consommation d’hommes qui résulte des longues marches dans les États du Sud, démontrée par l’expérience, » de la « difficulté des transports par terre : » tous ces motifs lui font « préférer une opération contre New York dans les circonstances présentes à un effort pour envoyer des forces dans le Sud. » Il écrivait le même jour à La Luzerne : « Notre objectif est New York. »

Mais La Luzerne ne cessait d’insister. Il écrivait à Rochambeau, le 1er juin : « La situation des États du Sud devient à chaque instant plus critique : elle est même accompagnée de beaucoup de dangers, et toute mesure qui pourra être prise pour leur assistance serait d’un avantage infini… La situation de M. le marquis de La Fayette et celle du général Green sont très embarrassantes depuis que lord Cornwallis a joint la division anglaise de la Chesapeake. Si la Virginie n’est pas secourue à temps, les Anglais auront atteint le but qu’ils se sont proposé par les mouvemens audacieux qu’ils ont faits au Sud, et ils auront réellement l’air d’avoir conquis les États méridionaux… Je vais écrire à M. de Grasse, comme vous le désirez ; de votre côté, saisissez toutes les occasions qui se présenteront et multipliez beaucoup les expéditions de vos lettres, » à cause des captures possibles ; « il n’est pas simplement désirable qu’il vienne au secours des États opprimés, la chose paraît devenir de la nécessité la plus pressante. » Il faut même, non seulement qu’il vienne, mais qu’il amène ce qu’il pourra réunir de troupes françaises aux Antilles, et ainsi serait compensée en partie l’absence de la seconde division.

Rochambeau fut vite persuadé. Avec son bon sens habituel, Washington consentit de son côté à renoncer au projet qu’il avait si longtemps chéri, non toutefois sans des regrets dont, jusqu’en juillet, sa correspondance porte encore des traces. Dès le 28 mai, Rochambeau avait écrit a de Grasse, le conjurant d’accourir avec toutes ses forces, d’apporter tout l’argent qu’il pourrait emprunter dans nos colonies, de prendre à bord le plus d’hommes possible de nos garnisons des Antilles. Le général n’avait pas oublié l’offre de Saint-Simon de venir faire campagne avec lui et comptait sur son bon vouloir ; après avoir décrit l’extrême importance de l’effort à tenter, il concluait : « Voilà l’état des affaires et de la crise très forte où se trouvent l’Amérique et spécialement les Etats du Sud dans le moment actuel. L’arrivée de M. le comte de Grasse peut tout sauver… »

Les événemens avaient pris un tel cours que le sort des Etats-Unis et le destin de plus d’une nation allaient se trouver pour quelques semaines aux mains d’un seul homme, et d’un homme grandement gêné par des instructions qui l’obligeaient, dans un temps où les marins ne pouvaient pas, comme depuis, commander aux vents et aux vagues, à se trouver à date fixe aux Antilles par suite d’arrangemens pris avec les Espagnols. Accepterait-il de courir des risques si graves et que répondrait ce maître momentané de l’avenir, François-Joseph-Paul, comte de Grasse, marin depuis l’âge de douze ans, et maintenant lieutenant général et chef d’escadre, avec de longs services, sur toutes les mers, aux Grandes Indes et aux Antilles, avec d’Orvilliers à Ouessant, avec Guichen contre Rodney dans la mer des Caraïbes, hautain, assurait-on, avec plus d’ennemis que d’amis, la seule qualité que tous lui reconnaissaient étant sa valeur ? « Notre amiral, disaient ses marins, a six pieds les jours ordinaires et six pieds six pouces les jours de bataille. »

Que répondrait-il, que ferait-il ? Il fallait à cette époque courir la chance et se guider d’après les probabilités. C’est ce que firent Washington et Rochambeau. Dès le commencement de juin, tout était en mouvement au camp de Newport. Les troupes ne savaient pas au juste ce qui se préparait, mais c’était évidemment quelque chose de grand. Les jeunes officiers étaient dans la joie à l’idée d’une « campagne très active, » avec la perspective, dit Closen, « d’apprendre à connaître les autres provinces et la différence des mœurs, coutumes, produits et commerce des bons Américains. »

Le camp est levé et l’armée en route ; on part vers New York et le Sud dans les meilleures dispositions, prêt à combattre ou admirer selon le cas, tout ce qui se présente. « Le pays entre Providence et Bristol, note Closen, est charmant. Nous nous crûmes transportés dans l’Éden, tous les chemins étant bordés d’acacias qui étaient justement en fleur et répandaient une odeur délicieuse, presque trop forte. » Les serpens causent quelque désagrément, mais nul Eden qui n’ait les siens. On monte sur les clochers et on y a « une des plus belles vues possible. » La chaleur devient accablante et on organise des marches de nuit, commençant à deux heures du matin ; les routes se transforment en marais où l’artillerie, les caissons, les chariots portant des bateaux pour le passage des rivières s’embourbent et causent de grands retards. On avance sur une seule et immense colonne de plusieurs milles de long ; une attaque anglaise eût tout compromis ; mais il ne s’en produisit point. Le pauvre abbé Robin, mal préparé au martyre, s’attendrit sur son propre sort, craignant d’être pris par les Anglais et de devenir « la victime de ces anti-républicains ; » il dort sur le sol par une pluie torrentielle, « auprès d’un grand feu, brûlé d’un côté et inondé de l’autre. » Toutefois, il « retrouve toujours la gaité française dans ces marches pénibles. Les Américains, que la curiosité amène par milliers dans nos camps, y sont reçus, dit-il, avec allégresse ; on fait jouer pour eux nos instrumens militaires qu’ils aiment avec passion. Alors officiers, soldats, Américains, Américaines, tous se mêlent et dansent ensemble : c’est la Fête de l’Égalité ; ce sont les prémices de l’Alliance qui doit régner entre ces nations. » Washington écrit de se méfier des espions : « L’ennemi enverra des émissaires dans votre camp, vêtus en paysans, apportant des fruits et autres objets et qui prendront note de chaque mot qu’on pourrait dire. »

Beaucoup d’officiers, pour donner l’exemple, descendent de cheval, et, insoucieux des fondrières et de la chaleur, font la route à pied, tel le vicomte de Noailles, colonel en second de Soissonnais, qui parcourut ainsi la distance de 756 milles (plus de douze cents kilomètres) séparant Newport de Yorktown. Il y eut peu de maladies. « Les attentions des officiers supérieurs y ont infiniment contribué, écrit l’abbé, en ne permettant pas aux soldats de boire de l’eau qu’il n’y eût du rhum. » Il ne dit pas qu’aucun se soit révolté contre cette règle de discipline.

Le 6 juillet, s’effectua à Philipsburg, « à trois lieues, dit Rochambeau, de Kingsbridge premier poste de l’ennemi dans l’île de New York, » la jonction des deux armées, l’américaine ayant suivi, pour gagner le rendez-vous, la rive gauche de la rivière du Nord (Hudson river). Au reçu de la nouvelle, bien des semaines après, lord Germain, secrétaire d’État pour les Colonies, fut dans la joie et écrivit à Clinton qui commandait en chef : « La jonction des troupes françaises et américaines va, j’en suis convaincu, bientôt produire des dissentimens et mécontentemens, et M. Washington se trouvera dans la nécessité de les séparer, soit en détachant les Américains vers le Sud, soit en laissant les Français retourner dans le Rhode Island… J’ai confiance qu’avant cela lord Cornwallis aura donné aux habitans loyaux des deux côtés de la Chesapeake, l’occasion qu’ils recherchent depuis si longtemps de pouvoir déclarer leurs principes, et soutenir de leur effort l’autorité royale. » De semblables preuves de la perspicacité de mylord Germain abondent dans sa correspondance, pour partie inédite. Il continue, rempli de la plus vive satisfaction et parlant de la jonction avec une logique aussi sûre que Perrette de son pot au lait.

Washington, pendant ce temps, passait en revue les troupes françaises (9 juillet), et Rochambeau les américaines et, ce qui eût bien surpris lord Germain, plus ces dernières étaient mal équipées, plus la sympathie et l’admiration pour leur force de résistance était vive. « Ces braves gens, dit Closen, faisaient réellement peine à voir, presque nus, rien que des pantalons et des petites jaquettes de toile et la plupart sans bas ; mais, le croira-t-on ? de la meilleure humeur du monde et ayant la mine bien portante. » Et ailleurs : « Je suis tout à fait dans l’admiration des troupes américaines. Il est incroyable que des troupes composées de gens de tous les âges, même d’enfans de quinze ans, de blancs, de noirs, tous presque nus, sans argent et assez mal nourris, puissent marcher aussi bien et se présenter avec autant de fermeté au feu. » Rien qui annonçât cette rupture sur laquelle comptait la Perrette britannique. Témoins peu d’années après d’une autre Révolution, plus d’un de nos officiers dut se souvenir des soldats « continentaux » de 1781 en menant aux frontières, aussi pour la liberté, nos volontaires de 92.

Pas plus, du reste, qu’auparavant, de vraie haine pour ces ennemis dont on était maintenant tout proche et avec qui on venait d’avoir des premières escarmouches sanglantes. Dans l’intervalle des opérations, les rapports étaient courtois, presque amicaux par momens. Les Anglais donnaient aux Français des nouvelles d’Europe et leur passaient des journaux : « Nous apprîmes cette nouvelle (la retraite de Necker), écrit Blanchard, par les Anglais, qui envoyaient souvent des trompettes et nous faisaient passer des gazettes. Nous apprîmes par les mêmes papiers que M. de la Motte-Piquet s’était emparé d’un riche convoi. Ces pourparlers entre nous et les Anglais ne plaisaient pas aux Américains, ni même au général Washington ; ils n’étaient pas accoutumés à cette manière de faire la guerre. » On se battait véritablement pour une idée, mais, ce qui eût pu rassurer les inquiets, sans chance aucune de changement d’idée.


JUSSERAND..


  1. Quelques-unes avec l’adresse conservée : « On public service. — To His Excellency Covnt de Rochambeau, Williamsburg, Virginia. »
  2. A New York ; c’est là que Washington prit congé de ses officiers après la guerre. La taverne portait le nom de son propriétaire, un Français des Antilles, Samuel Fraunces (Francis ou François ? ), mulâtre probablement, et surnommé « Black Sam » pour la couleur de sa peau.
  3. Rodney « est parti d’ici il y a deux mois, sans que nous ayons pu deviner sa route… peut-être savez-vous mieux que moi présentement où il est…
    « Nous venons d’essuyer un coup de vent affreux qui a embrassé toutes les îles du Vent : il a fait un ravage cruel. Un convoi de 52 voiles mouillé la veille de cet événement dans la rade de Saint-Pierre de la Martinique a déradé et a disparu depuis quinze jours ; il n’en est rentré ici que 5 bâtimens ; les autres auront gagné Saint-Domingue ou auront péri. Un vaisseau anglais de 44 canons, l’Endymion, 2 frégates, le Laurel et l’Andromède de la même nation ont péri sur nos côtes ; nous en avons recueilli quelques matelots. » Bouillé à Rochambeau, Fort-Royal (Fort-de-France), 27 octobre 1780).
  4. Les promesses que formulaient dans leurs affiches les officiers recruteurs de l’armée de Washington étaient, selon l’usage, des plus alléchantes : « Grands sont les avantages assurés aux braves qui saisiront cette occasion de passer quelques années heureuses à visiter les différentes parties de ce superbe continent, en l’honorable et vraiment respectable profession de soldat, pour aller retrouver ensuite, à leur gré, leurs foyers et leurs amis, les poches PLEINES d’argent et la tête COUVERTE de lauriers. Dieu protège les États-Unis. » Les mots en majuscules sont ainsi dans l’original dont un exemplaire appartient à la Société historique de Pennsylvanie.
  5. L’original, prêté par le descendant du destinataire, est exposé dans le musée de la célèbre Fraunce’s Tavern » à New York, déjà mentionnée.