Rochefort

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Rochefort
Célébrités contemporainesA. Quantin, imprimeur-éditeur.

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


R O C H E F O R T


PAR


EDMOND BAZIRE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883


ROCHEFORT



Vers le milieu de 1865, le public parisien s’arrachait les chroniques d’un écrivain nouveau, qui, tout en se renfermant dans les limites assignées par le gouvernement impérial à la presse qui ne payait pas caution, trouvait le moyen, très littéraire, d’atteindre les institutions et les personnages du temps. Institutions fortes et personnages puissants. Napoléon III triomphait. Ses ministres, ses fonctionnaires, ses courtisans, ses amours, — jusqu’à son frère adultérin — possédaient de redoutables influences. Rire d’une femme distinguée par le maître était grave. Plaisanter le calembour d’un membre dissimulé de la famille pouvait conduire loin. Ridiculiser un portefeuille ou un sous-préfet était gros de conséquences. Au lendemain de l’arbitrage réclamé par l’Autriche et l’Italie, à la veille de l’Exposition universelle, déjà en préparation, nul n’osait élever la voix.

Et cependant quelqu’un parla.

Ce fut une révélation. Un style alerte, tout hérissé de pointes, mouvementé, d’une verve inconnue, égaya les polémiques. Il était défendu d’exprimer une opinion en politique, en économie, en socialisme, en philosophie, en religion, en science… (Voir le monologue de Figaro).

Restaient les salons, les cabinets particuliers, les opérettes.

Les opérettes ! — Justement, M. de Morny cultivait ce genre décolleté, sous le pseudonyme de Saint-Remi. Et ce conseiller intime des Tuileries entendit siffler à ses oreilles les premières flèches décochées. Les dévotes de l’entourage espagnol éprouvèrent des ennuis cuisants. Puis ce fut le tour des financiers et des spéculateurs ; puis les gens à l’échine flexible y passèrent ; puis la magistrature inspirée ; puis d’autres serviteurs que le trône et l’autel ordinairement protègent, — à cause de la protection qu’ils accordent eux-mêmes à l’autel et au trône : passe-moi l’encens, je te passerai la myrrhe.

On s’émut.

Quel était ce trouble-fête subitement apparu ? Les traits qu’il lançait blessaient, effrayaient, consternaient. Eh quoi ! ne retombaient-ils pas sur des hauteurs réputées inaccessibles ? Le ministère s’inquiétait. D’où venait cet ennemi ? Pourquoi ouvrait-il cette guerre ? Comment signait-il ?

Cet ennemi descendait de la plus vieille noblesse berrichonne, rajeunie et régénérée par le sang d’une mère plébéienne.

Il ouvrait cette guerre par conscience et par indignation.

Il signait Henri Rochefort.


Les célébrités, dès leur éclosion, attirent les biographes. Henri Rochefort alluma les curiosités. Sa vie passée fut vite scrutée et contée. Il était né le 31 janvier 1831, à Paris, rue de Grenelle-Saint-Honoré, 38. Son père, ancien secrétaire général de Pile Bourbon, avait quitté l’administration pour la littérature dramatique et le journalisme. Il avait signé des articles du Drapeau blanc et des pièces de théâtre gaies, qui lui valurent une réputation. C’était un vaillant homme, d’humeur frondeuse, d’esprit ardent et vif, indépendant. Son indépendance, il la prouva dans son mariage avec une roturière, Mlle Nicole Morel. Plus tard, bien plus tard, le fils, à son tour, ne craignit pas d’affirmer une indépendance semblable, en faisant le contraire de ce qu’avait fait son père. Le noble s’alliant à la bourgeoisie eut ce pendant : le libre penseur s’inclinant devant la catholique moribonde. Qui estime l’un estimera l’autre.

J’anticipe, excusez-m’en.

Les parents n’étaient pas riches. Il s’en fallait. En revanche, ils étaient nombreux. Quand arriva la vingtième année, — en 1851 — sans aucune vocation pour la médecine, à laquelle on le destinait, Henri Rochefort obtint un emploi à l’Hôtel de Ville. Un très petit emploi. Cent francs par mois. Et il avait à aider tout un monde : comme fils, comme frère, comme père ! Sept personnes à nourrir. C’était rude, mais c’était bon.

Il le déclare volontiers.

Sans ce stimulant, eût-il travaillé ? Sa conviction profonde se fût-elle exprimée, son originalité se fût-elle traduite ? Tout ce qu’il a écrit était latent dans sa tête. La fortune n’eût-elle pas immobilisé ce capital ? Il fut pauvre. Tant mieux : sans sa pauvreté, nous ne le connaîtrions peut-être pas.

Bienheureux les pauvres d’esprit, assure l’Écriture : l’Écriture a raison. Les pauvres qui ont de l’esprit sont bien heureux, puisqu’ils sont forcés de s’en servir, — et de nous en servir.

L’Hôtel de Ville produisait peu. Il n’avait que l’avantage de produire des relations. Beaucoup d’écrivains futurs pâlissaient sur les paperasses de cette maison du peuple, qui est dirigée généralement par un ami des monarchies ou tout au moins des ministères. Il y eut des rencontres. L’un d’eux collaborait au Charivari. La critique dramatique était libre. Rochefort, présenté par son camarade de bureau, Gabriel Guillemot, je crois, en fut chargé. Il fut remarqué tout de suite. Le premier coup d’aile l’emporta. Et le Figaro d’alors, à l’affût de talents et comptant d’ailleurs sur cette vérité qu’un bon ténor égale une bonne recette, lui offrit ses colonnes. C’est de là que partirent les premiers coups à l’adresse du monstre impérial.

L’enquête des curieux et de la police réunis n’apprit rien de plus, si ce n’est que Rochefort à ses succès de polémiste joignait les succès du théâtre, et que, derrière la plume qui fouaillait les mœurs, il y avait toute prête une épée qu’il maniait crânement.

Ce terrible homme avait tout pour séduire en notre pays : il savait rire, il savait se battre, il savait se dévouer, il savait haïr. Et ce qui nous enthousiasmait, à cette époque où nous étions tout jeunes, c’est que nous partagions sa haine du bonapartisme, son dévouement à l’idéale république, et que ce dévouement et cette haine étaient, chez lui, servis par une gaieté chevaleresque. Une plume démouchetée, quelle belle arme !

Il passa au Soleil, que créa le vieux Millaud. Il continua à sabrer — littérairement — le pouvoir. Sa popularité s’étendait : le Figaro le rappela. Ah ! les jolies chroniques, enlevées, légères, aiguës, frémissantes ! Comme nous applaudissions, nous tous, les lecteurs, et comme nous répétions nos lectures pour qu’on les répétât !

Un jour, nous sûmes que le satirique avait le droit de toucher la politique. Je me rappelle ce numéro de journal, marchandé, disputé, arraché. La police criait : « Circulez ! » Nous ne circulions pas. C’était le journal qui circulait. Les bons souvenirs ! Sur le colosse couronné, des coups de marteau sonnaient. Le premier article de Rochefort — on supprimait son prénom déjà — c’était la trompette de Jéricho. Trois ans après, les murailles s’écroulaient.

M. de Villemessant, qui ne détestait pas particulièrement le héros de Décembre, et qui aimait particulièrement sa propriété, eut peur en ce moment. Il reçut des conseils qui le persuadèrent, remercia son étoile et fit disparaître rapidement de sa feuille compromise le pamphlétaire en vogue.

Mais il l’engagea à fonder la Lanterne.

Il fit bien.

Cette œuvre saine devait éclater pour notre honneur. Elle fut comme un écho familier des Châtiments, que la frontière hérissée de bicornes empêchait de venir à nous et qui grondaient au loin dans l’exil. Les Persigny pâlirent, les Pinard se recroquevillèrent, l’Espagne se jeta sur un prie-dieu. — Le peuple applaudit. Je ne ferai pas l’histoire de ces attroupements devant les kiosques, de ces brochures pour lesquelles une foule qui s’aimait se colletait ; je ne reproduirai pas les mots devenus historiques qui, du boulevard Montmartre, gagnaient la province et, de la province, gagnaient l’étranger. La conscience vengée se réjouissait. Contre Bonaparte, l’arme était trouvée : ce petit despote que Pianori avait visé, qu’Orsini avait manqué, contre qui M. Ranc avait conspiré, succombait accablé par cet engin, le seul qu’il méritât : le ridicule.

La cour fut hautaine d’abord, haussa les épaules, fuma des cigarettes. Il paraissait de bon goût de mépriser ces plaisanteries. En commun, à table, dans les petits salons dont Mme de Galliffet était le charme et M. de Gal liffet le héros, les éclats de rire partaient comme des fusées. Mais, rentrée dans ses appartements, l’impératrice sanglotait. Mme de Galliffet avait des appréhensions. M. de Galliffet disait : « C’est grave ! » — Il ne sentait pas qu’il devenait général.

Coïncidence étrange : il y eut, contre l’auteur de la revue hebdomadaire qui soulevait tant de bonne humeur, des provocations qu’on ne saurait accuser d’être intempestives : insultes, calomnies, violences. Il fallait bien le tirer de son sang-froid. Un Stamir lui roula dans les jambes. Un Marchal de Bussy lui mordit les talons. On essaya d’emplir sa brochure de communiqués, peu passionnants pour l’abonné, qui n’adorait nullement le style de la Vie de César. Finalement, on employa ce moyen catégorique : la saisie. Malheureusement — ou heureusement — Rochefort, lassé de tant d’infamies successives, se fâcha, et une après-midi, dédaignant de frapper les subalternes déchaînés à sa poursuite, s’en alla demander raison — à un imprimeur ignoré — des ordures qu’il confiait à ses presses. L’imprimeur fut insolent et fut corrigé. La magistrature n’espérait pas davantage. Elle s’empara de l’affaire et condamna la victime qui avait riposté. C’était dans l’ordre.

Le 13 août 1868, Rochefort était frappé d’une peine utile aux intérêts impériaux : Un an d’emprisonnement, 10,000 francs d’amende et privation des droits civils et politiques.

Dame, cela signifiait : « Tu n’écriras plus. Tu ne seras pas député. Nous sommes débarrassés de toi. »

Rochefort était en Belgique. Il écrivait. Les comités électoraux songeaient à lui. L’empire n’était pas débarrassé.

Les embarras, tout au contraire, ne faisaient que commencer.

Victor Hugo, en recevant le proscrit à Bruxelles, ouvrit les bras, l’embrassa, et dit :

— Voilà mon troisième fils !

Cette parole était faite pour enlever le souvenir des persécutions passées et pour rendre légères les persécutions prochaines. L’exil pesait peu dans cette famille où tout était grand et bon, et la lutte avait ses encouragements et ses compensations.

La Lanterne paraissait régulièrement. Tous les dimanches, l’empereur en avait la primeur avant son déjeuner. Les coups étaient rudes, et le chef de l’État ne les sentait pas seul sur ses épaules. Ses associés, en même temps que lui, étaient atteints. L’empereur avait des doublures ; les doublures gémirent. La mode et l’étiquette exigeaient que nul ne se rebiffât. L’un pourtant, moins minutieux ou plus brave, celui qui mourut au Bourget glorieusement, le fils du garde des sceaux, Baroche, réclama une réparation. Un duel fut décidé, duel de deux partis, plutôt que de deux hommes. M. Baroche eut la cuisse traversée, la poitrine effleurée, le côté droit troué. La rencontre avait été formidable ; on s’était mesuré corps à corps, impétueusement. Ceux qui assistaient les adversaires témoignèrent du courage déployé. Mais ce fut l’impérialiste qui eut le dessous, et le républicain qui s’entendit acclamer. Il est vrai que, le contraire se fût-il produit, l’impérialiste eût-il été victorieux, l’empire était quand même vaincu. Être vaincu, c’était sa destinée.

La Lanterne brillait toujours. Seulement, les difficultés de l’introduire en France s’accroissaient. Les ruses s’usaient, à la longue ; les fausses partitions de musique, les colis de chocolat, les chiens savants, les douaniers improvisés, les bustes creux de l’auguste souverain… : mèches éventées ! Les porteurs étaient arrêtés, les brochures confisquées, les délinquants condamnés, et la bonne parole n’arrivait plus à sa destination. Que faire ? Le Rappel naquit, et Rochefort devint le collaborateur des Vacquerie, des Meurice, que nous voyons encore sur la brèche, — de Charles et de François-Victor Hugo, morts, hélas ! si jeunes, en plein épanouissement de talent. Dès l’origine, la feuille vaillante était visée ; faubourg Montmartre, rue de Valois, le peuple courait et le casse-tête courait après le peuple. Il y eut interdiction de la vente sur la voie publique. Qu’importait ? Nous envahissions les libraires. Il y eut des charges d’agents féroces ? Qu’importait ? Nous ripostions. Il y eut des emprisonnements subis. Qu’importait ? Les prisonniers chantaient la Marseillaise. La chute de l’empire, en 1868, était joyeuse. Nous ne soupçonnions pas l’abîme de 1870, où le désespoir et la rancune nous allaient entraîner.

En Belgique, calme absolu. Rochefort patientait. Il se partageait entre le travail, l’amitié du poète éternel de la Légende des siècles et son goût très fin pour les œuvres d’art. Il accomplissait religieusement sa besogne honnête et attendait, sans défaillance, que le chemin de la patrie fut déblayé.

Les élections pour le Corps législatif approchaient. Un décret les avait fixés au 23 mai 1869. Les républicains, jusqu’alors timides, s’éveillaient. Ils comprenaient que le terrain bien labouré leur préparait une moisson plus facile qu’à la précédente législature. D’ailleurs, on avait besoin, à la Chambre, d’une opposition moins platonique que celle qu’avaient menée, avec éloquence, sans doute, mais sans fougue, en orateurs diserts plutôt qu’en combattants décidés, les hommes qui sont restés dans l’histoire sous l’appellation célèbre des Cinq. Les collèges agités rêvaient davantage. Il était naturel que le nom de Rochefort fût désigné le premier. Il le fut. Des étudiants lui offrirent de représenter la septième circonscription. Il accepta, comme c’était son devoir. Certes, des journaux intéressés niaient son éligibilité. Il fut aisé de démontrer que son éligibilité n’était pas contestable. L’empire tremblait. Quel champion opposer à ce champion ? Vainement on parcourut la liste des dévouements. Aucun dévouement n’était à la hauteur de la tâche. La dynastie manquait de supériorités.

Tout à coup, un concurrent surgit. Les Tuileries se réjouirent. Enfin ! On avait donc un homme, un allié, qui n’était pas tout à fait démonétisé !

Cet homme, cet allié s’appelait Jules Favre. Eh ! nous avons, quoi qu’on en prétende, cette qualité de ne pas oublier ceux qui nous ont servis d’abord. Nous hésitons à ouvrir les yeux sur les défaillances, sur les ambitions, sur les conversions. Et, quand même, devant les conversions, les ambitions, les défaillances, le souvenir des générosités du passé nous émeut et nous invite à des indulgences coupables. Rochefort eut beau compter de loin toute l’armée jeune et vaillante qui portait son drapeau, la campagne fut inutilement conduite avec une conviction profonde et une ardeur inoubliable par M. Delattre ; — il succomba. L’empire eut ce succès : Jules Favre élu ! Non sans ballottage, ni sans pression, ni sans sommations armées. Rochefort eut pour lui Victor Hugo, Louis Blanc, la démocratie. Jules Favre eut la police. Le vainqueur n’est pas celui qu’on envia.

La revanche ne devait pas tarder.

M. Gambetta, choisi à la fois par Paris et par Marseille, avait opté pour Marseille. Belleville était vacant ; Belleville appela Rochefort. Et Rochefort quitta la terre hospitalière, traversa la frontière, fut arrêté, relâché par crainte de l’émeute, qui menaçait. Il parut dans les réunions publiques, parla, marcha d’ovations en ovations…

Je fus le témoin de cette popularité. Dès qu’on soupçonnait sa présence, les vivats montaient, les chants se croisaient.

Était-il reconnu ? les bras se tendaient, les mains cherchaient ses mains, les hourrahs le saluaient. Que de fois il se débattit contre les honneurs du triomphe ! Il n’y échappa pas toujours.

Bien plus, lui ressembler était un titre à l’acclamation. Un soir, à la Villette, à la porte d’une salle où le candidat était annoncé, un jeune homme se tenait. Il était très pâle, avait les joues saillantes, les yeux brillants, une moustache noire et des cheveux crépus que la bise secouait. « C’est Rochefort ! cria quelqu’un ! » Et sur-le-champ, soulevé, entraîné, transporté, le jeune homme, stupéfait, protestant, jurant qu’il y avait erreur, fut jeté sur les vitres de l’établissement que le pamphlétaire devait visiter. Il les traversa, et le plus navrant de l’aventure, c’est que le propriétaire qui ne partageait pas la méprise générale, l’invectiva, le brutalisa même, et le renvoya par le même chemin.

Quelques jours après, Rochefort était proclamé collègue de M. Jules Favre.


Napoléon III, à l’ouverture des Chambres, eut le tort extrême de rire, lorsque dans la salle des États, retentit le nom de Rochefort, qu’un huissier, suivant l’usage, invitait à prêter serment. Le député de Belleville, informé de l’injure, la garda dans sa mémoire, et, dès la première occasion, en plein Corps législatif, devant la majorité des rastels, s’en vengea par une phrase sanglante, qui restera. L’aigle sur l’épaule et le lard dans le chapeau de l’aventurier de Boulogne soulevèrent les colères officielles. Mais l’hilarité populaire accueillit la boutade, et cette hilarité d’en bas épouvanta plus l’empire que les fureurs d’en haut n’épouvantèrent son implacable adversaire.

À cet esprit prompt, que le parlementarisme n’attachait guère, la tribune était insuffisante. De son banc, debout, Rochefort savait faire voler l’ironie droit au but ; le discours, où la pensée se délaye, n’était point dans ses aptitudes. Il préférait la pointe qui scintille à la jatte empoisonnée qui s’épand goutte à goutte.

Aussi revint-il au journalisme : il créa la Marseillaise. Feuille de combat, dont tous les soldats avaient pour eux la jeunesse et la flamme. On y allait bon train, de tout son cœur. Prisons, cartels, assassinats, on y bravait toutes les menaces du césar corse. Il en coûta cher à l’un des plus sympathiques des tirailleurs de la rue d’Aboukir. Victor Noir en mourut. Un Bonaparte le tua, dans un guet-apens. Quelle journée ! M. Odysse Barrot apporta l’affreuse nouvelle dans l’après-midi du 8 janvier. Nul ne le voulait croire. Noir, pourquoi ? C’était Millière et Arnould que Rochefort provoqué avait chargés de se rendre à Auteuil, chez le prince Pierre. Puis, les renseignements affluèrent. Il était impossible de n’être pas ébranlé. Le doute, qui persistait, n’était qu’une espérance suprême. Flourens et un de ses amis coururent au Palais-Bourbon. Rochefort répondit : « C’est de la folie, » On l’entraîna cependant. À la porte de l’imprimerie, un inconnu lui dit : « C’est vrai. La dépêche est en haut. » Jamais plus violente douleur ne le déchira. Quelqu’un, un enfant, un fiancé, un camarade, succombant à sa place ! Il voulait les représailles immédiates. Les représailles étaient dangereuses pour la liberté. Le sang-froid de citoyens avisés le comprit. On se réserva pour les obsèques. Là, Rochefort fut de leur avis, et dans le délire de la foule ardente, dans l’emportement des républicains héroïques, unit sa voix à celle de Delescluze pour empêcher une imprudence qui nous eût coûté la vie — ce qui n’est rien — mais qui eût prolongé la durée du régime détesté.

La veille, il avait poussé, cependant, un cri de guerre et de révolte, — et le procureur général, pressé, avait immédiatement réclamé du Corps législatif l’autorisation de le poursuivre. Réclamer, c’était obtenir. Obtenir les poursuites, c’était assurer la condamnation. Assurer la condamnation, c’était comploter l’arrestation bruyante — et peut-être la bienheureuse effervescence que le canon apaise.

Prévisions réalisées. Le 7 février, Rochefort, pris dans un traquenard, alla dormir à Sainte-Pélagie. Le lendemain, le 8, ses rédacteurs allaient dormir au Dépôt. Eux, du moins, sur le lit rond des cellules, jouissaient du sommeil bienfaisant. Aux Tuileries, l’anxiété veillait et réveillait.

Sept mois s’écoulèrent. Les prisonniers travaillaient sous des pseudonymes reconnaissables, et combattaient le plébiscite, et démasquaient les conspirations inventées, et, patriotiquement clairvoyants, se révoltaient contre la guerre des boutons de guêtre. Inutilement. L’empire sortit de France, honteux. Ils sortirent, eux, de leur cachot, la tête haute, et Rochefort, inoublié, fut porté droit de Sainte-Pélagie à l’Hôtel de Ville.

En cette période terrible, son rôle fut simple : il s’assigna la mission de pousser à la résistance et rêva de l’organiser. Il eut un tort. Il crut à M. Trochu. Ses collègues de la Défense nationale l’inquiétaient. Le gouverneur de Paris — qui ne devait pas capituler lui-même — le rassurait. Il renonça à tous ses goûts, il se consacra corps et âme, avec fièvre, aux travaux que le siège imposait. Il réclama la tâche de diriger la commission des barricades, multiplia ses efforts, fut actif, énergique, déterminé. Ce qui est à regretter, c’est qu’il fut berné, que, loyal, il ne soupçonna pas les déloyautés, et que ses yeux s’ouvrirent juste quand Metz se fut rendue, quand Bazaine eut trahi. Trop tard.

Le 31 octobre éclata. Paris, indigné, exigea des élections qu’il faillit arracher. Un nouveau gouvernement fut nommé. Victoire d’une soirée. Le 1er novembre, le nouveau gouvernement était dévoré par l’ancien, qui reparut intact, sauf un de ses membres. Rochefort s"était retiré par dégoût.

Il se contenta dorénavant d’être artilleur, auprès de M. Schœlcher, dans la légion que le vieux et sûr démocrate avait formée et qui comptait tant de noms chers à la France.

Il fit ainsi son devoir, obscurément, jusqu’à cette date néfaste du 28 janvier, et le 8 février suivant, aux élections générales, Paris l’inscrivit le sixième sur la liste de ses élus.

Ce succès personnel n’était pas le seul qu’il remportait. Le Mot d’ordre, qu’il dirigeait, avait, en effet, recommandé les cinq qui le précédaient : Victor Hugo, Louis Blanc, Garibaldi, Schœlcher, Gambetta. Oui, Gambetta, dont il était alors le soutien le plus ferme, et qu’on ne recommandait pas impunément. Victor Hugo, lui-même, n’était-il pas en butte à toutes les hostilités de la réaction réveillée ?

Le séjour à Bordeaux fut bref. Victor Hugo démissionna, parce que Garibaldi n’avait pas trouvé grâce devant les zouaves du pape. Rochefort démissionna, parce que la paix honteuse était acceptée par l’Assemblée de malheur. J’ajoute à la gloire de la minorité qu’il eut vingt-quatre imitateurs.

Se déclarer, en ces jours graves, partisan de l’honneur national et de la lutte à outrance, c’était, aux yeux du Parlement naissant, provoquer à l’insurrection. Les patriotes de droite n’aiment pas le patriotisme de gauche. Rochefort, moribond des suites d’un érysipèle, apprit que son journal était supprimé par le gouverneur Vinoy. Il se guérit, rentra dans Paris, après que la Commune était proclamée et, juge sans passion, mais sans faiblesse, releva le Mot d’ordre interrompu et se dressa contre la monarchie qui s’insinuait. Il ne fut tendre ni aux puissants de la place de Grève ni aux puissants de l’hôtel des Réservoirs. Sa bouche disait la vérité.

Il indisposait, en même temps, et Paris et Versailles. Menacé par Paris, il fut pris par les Versaillais à Meaux, quand il se sauvait. C’était sa punition d’avoir été sincère. Les jolies femmes de Trianon l’eussent écharpé ; il échappa à cet écharpement pour se livrer aux conseils de guerre qui lui accordèrent ce genre de mort : la déportation dans une enceinte fortifiée.

Pourquoi dirais-je que Rochefort conserve en prévention son courage ? Pourquoi dirais-je que, condamné, dans le fort où on l’enferme, il songe à s’évader ? Pourquoi dirais-je qu’à Nouméa il accomplit le projet médité longtemps ? Les événements sont si proches, le caractère est si droit que raconter les uns, que retracer l’autre, ce serait chose inutile. Aux Chantiers, il attendait la mort. À la citadelle d’Oléron, il attendait la délivrance. Sa gaieté fut la même dans les deux circonstances. À la presqu’île Ducos, il s’installa, guettant, avec une insouciance apparente, l’heure propice du départ. Ce fut tout un roman que sa fuite. Ce roman sera écrit. Pour ma part, c’est l’homme que j’entends dessiner par des traits rapides.

La fuite réussit. Un jour, un télégramme parvint en France : « Rochefort a quitté Nouméa avec cinq de ses amis. » Quel émoi ! On ne comptait plus l’arrêter. L’Angleterre offrait son hospitalité. La Suisse ne refusait pas la sienne. Rochefort mit le pied à Londres, salua les Anglais et se rendit à Genève. Quelques mois, il ressuscita la Lanterne. Mais la Lanterne, à quoi bon ? À égayer l’étranger, sans espoir d’éclairer les Français. Le parti fut pris bientôt. Rochefort coupa court à sa publication, et se fit correspondant du Rappel, du Mot d’ordre, du Réveil, des Droits de l’homme, successivement. Un correspondant comme il en est peu : de loin, il dirigeait toute une politique, et, s’il profita de l’amnistie, il a le droit d’affirmer qu’il travailla fortement à l’imposer.

Cependant sa collaboration par delà les frontières ne l’absorbait pas tant qu’il ne songeât à satisfaire d’autres ambitions.

Il s’attacha à grossir son bagage littéraire. Il avait écrit déjà deux romans, les Naufrageurs et les Dépravés. Il y ajouta l’Evadé, le Palefrenier, des récits de voyage, œuvres prime-sautières, d’un entrain inouï, qui dénotent l’art d’un romancier singulièrement équilibré. Ses livres ont ceci de spécial, qu’à l’intérêt de l’action qui se déroule ils joignent l’attrait de la polémique brillante, et qu’on y reconnaît, chez le conteur d’aventures imaginées, le mordant critique de faiblesses observées.

Je me souviens de cette fausse prophétie, prononcée quand Rochefort sortit de Paris :

— Rochefort ne sera plus Parisien !

Parisien ! Il le fut en Nouvelle-Calédonie. Il le fut à Saint-Martin-de-Ré. Il le fut en Suisse. Il avait emporté le boulevard Montmartre à la semelle de ses souliers.

Il le rapporta, d’ailleurs, consciencieusement, le 11 juillet 1880.


Je revois la gare de Lyon envahie, les vitres brisées, les accolades frénétiques, quand le train stoppa ; — le boulevard Beaumarchais obstrué par les voitures, où l’on s’entassait six ou huit, lorsqu’il y avait place pour deux ; — la petite cave où le triomphateur dîna pour échapper à l’enthousiasme ; — la salle sans meubles où Blanqui, Lockroy, Brébant, quelques amis intimes, attendirent le « revenant », rue du Croissant.

Le surlendemain, l’Intransigeant paraissait. Cent quatre-vingt-dix-neuf mille exemplaires se répandaient dans Paris.

La cause était gagnée.

L’Intransigeant signifiait la réconciliation. Hélas ! on ne se réconciliait pas, et l’Intransigeant signifia bientôt la revendication.

Vous me pardonnerez ces mots lourds. Je les emploie, puisqu’on les adopta.

L’Intransigeant a pour origine le projet de transformer la question politique en question sociale, ou du moins de développer cette vérité : — La République existe en théorie. Il s’agit maintenant de faire qu’elle existe en fait. Ne plus avoir de maître : c’est bien. Avoir encore des malheureux : c’est triste. — L’Intransigeant veut la République. Il mourrait pour la République, et j’entends par l’Intransigeant ceux qui le rédigent. Mais il se dévoue également aux intérêts de ce qu’un papetier célèbre appelle le plus grand nombre. Il est pour la liberté et pour la fraternité.

Rochefort, à son retour, a groupé autour de lui des hommes qui partagent ses opinions. Il a voulu mener une campagne qui frappât ceux qui la suivaient, et, lentement, progressivement, il a formé une armée vaillante et laborieuse qui se tient, — et à laquelle il tient.

Il a pour lui ce bonheur qu’il se sait séduisant. Quelquefois, il est rude, ou emporté, ou ironique ; subitement, la rudesse, l’emportement, l’ironie s’effacent. Après tout, l’idéal n’est-il pas le même ? Et les mêmes idéals entrevus, n’est-ce pas les mêmes amitiés partagées ?

Rochefort est un père de famille qui aime sa famille, et il est aussi le camarade arrivé qui aime ses camarades. À l’Intransigeant, c’est ainsi qu’on le considère ; cet ogre est aimable, et, très souvent, le soir, il nous ravit par les saillies que lui inspire la dernière « première », ou par les souvenirs qu’il évoque si joliment, ou par les vers de Victor Hugo, qu’il possède par cœur et qu’il dit à merveille.

L’Intransigeant a cette chance de n’être ni doctrinaire, ni gourmé, ni pesant ; sans cela, Rochefort aurait, depuis longtemps, réclamé sa liberté.

Il faut résumer ce court portrait. J’ai dû, en cette vie si mouvementée qui sera probablement, dans l’avenir, le thème de plus d’un volume et de plus d’un drame, choisir les épisodes principaux.

Rochefort a de beau et de rare, — je mets à part son esprit — son inébranlable fidélité à ses convictions.

Le 24 février 1848, au lycée Saint-Louis, il entraîna toute sa classe aux barricades. Il n’y eut ni mort d’hommes ni mort d’enfants. Mais l’intention y était. Au 2 décembre, il amoncela des pavés au faubourg Saint-Martin, se battit, tira sur les conspirateurs, faillit être fusillé, se faufila, le long des murs, jusque rue Jean-Jacques-Rousseau, où sa mère, anxieuse, le pleurait. En 1863, il rencontra, dans une réunion du cinquième arrondissement, l’ami qui l’accompagnait aux jours féroces où l’empire se fondait :

« Vous êtes toujours aux bons endroits », lui dit son voisin, qu’il ne reconnaissait plus. En effet, Rochefort était toujours aux bons endroits : en prison, en exil, en enceinte fortifiée. Il restait et il est resté dans sa ligne ; il n’en a pas un instant dévié. Très libéral, et non jacobin, il n’a cessé, ne cesse de combattre pour sa liberté et la liberté des autres. Il attaqua, dans ces temps derniers, les lois ressuscitées contre les congrégations : séparer l’Église de l’État, c’est évidemment un des articles de son programme ; mais laisser attachés ces deux irréconciliables : le laïque et le clerc, lui paraît d’autant plus absurde que la guerre est déclarée entre eux. J’ai entendu des imbéciles excellents affirmer que Rochefort était acheté par des jésuites. Oh ! très cher : plusieurs millions.

La logique des attitudes a pour récompense les accusations bêtes.

Et son histoire est faite de logique. Sa polémique enflammée contre une personnalité éclatante qui n’est plus n’a pas d’autre origine que l’horreur persistante d’une domination dangereuse. Il fut violent, je ne le méconnais pas. Mais sa violence s’explique par l’anxiété qu’il ressentait pour l’avenir de la République et du pays.

Chez lui, la République et le pays passent devant tout. Un jour, après la défaite communaliste, il eut l’occasion de s’évader. Un général prussien, ancien ami de son grand-père, lui offrit de le réclamer, de le soustraire aux gendarmes conservateurs. Il refusa. Il ne supportait pas l’idée de devoir son salut à l’un des vainqueurs de la patrie.

Comment ne se fût-il pas montré impitoyable pour qui rêvait des asservissements ? De là tant de rancunes. Il devinait trop bien les aspirations secrètes. On se vengea de sa perspicacité, comme on put, par la calomnie surtout. On le représenta sous des aspects antipathiques ; vicieux, joueur, buveur, mauvais père… Regardez-le entre ses petits-enfants, ce mauvais père. Épiez ce buveur, qui n’a jamais bu que de l’eau rougie, et qui, à vingt-trois ans, entra pour la première fois dans un café. Surveillez le joueur qui ne joue pas, si ce n’est, parfois, sur les champs de courses, où il se passionne, en artiste, pour un beau cheval.

Récemment, on exhuma, à son intention, des papiers dont l’authenticité est plus que problématique. Ce n’est pas impunément qu’un talent de cette envergure est doublé d’un principe de cette fermeté.

Non ; ce virtuose exècre les variations. Il y a dix-huit années que nous suivons sa marche. Il n’a pas chancelé.

Implacable ennemi de la dictature, il l’a combattue quand elle était debout. Il la combattra jusqu’à son dernier souffle, n’existât-elle qu’à l’état de possibilité.