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Rollan Pied-de-Fer/2

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Texte établi par La Sylphide,  (p. 7-11).



II.



I
l y avait alors en Bretagne des symptômes de rébellion imminente. Les états avaient refusé hautement, et à plusieurs reprises, de reconnaître l’autorité illégale des intendants royaux ; le peuple murmurait et réclamait ses anciennes franchises, sans trop savoir, comme d’habitude, ce en quoi consistait l’objet de ses réclamations. Outre ces deux oppositions avouées et marchant au soleil, il en était une autre, sorte de franc-maçonnerie, dès longtemps organisée, et dont l’origine pouvait remonter aux premiers jours de la réunion du duché au royaume : les Frères bretons avaient des adeptes dans toutes les castes, mais se recrutaient surtout parmi les gentilshommes. Leur but était en apparence le maintien des privilèges de la province ; mais la plupart allaient plus loin, et voulaient qu'on proclamât l’indépendance de la province.

Les Frères bretons, un œil fixé sur Paris, l’autre sur l’Angleterre, attendaient avec impatience l’occasion d’engager la lutte. Ils ne doutaient en aucune façon du succès ; leur unique embarras était le choix d’un duc. Il y avait alors grand nombre de familles tenant, soit par agnation, soit par alliance, au vieux trône ducal. Rohan, Rieux, Goello, Avangour, pouvaient faire valoir des droits presque égaux ; après eux, venaient les Penneloz de Kermel, descendance prétendue des vicomtes de Porhoët ; les Botherel, les Fergent de Coatander, et une foule d’autres maisons que des titres contestables, parfois une simple ressemblance de nom, portaient à se mettre sur les rangs. Entre tous ces prétendants, trois seulement avaient des chances, c'est-à-dire des partisans. Les Rohan étaient trop sérieusement occupés à Paris, par les intrigues de la Fronde, pour voir clair à ce qui se passait en Bretagne ; les Rieux, cette superbe race, se tenaient à l'écart avec un silencieux dédain. Restaient donc Julien d’Avaugour, unique héritier du nom ; Reine de Goëllo, fille du dernier comte de Vertus, et Gauthier de Penneloz, commandeur de Kermel. Celui-ci, devenu chef de famille par la mort de son aîné, postulait à Rome et près du conseil de l’ordre, à Malte, pour obtenir l’annulation de ses vœux.

Julien, chevalier d’Avaugour, avait un fort parti ; ses preuves étaient simples et claires : il écartelait de Bretagne, et ne portait point, comme les Goello, la barre de bâtardise en son écusson. Personnellement, c’était un noble et vaillant jeune homme ; il avait beauté, hardiesse, fortune et générosité, ces vertus nécessaires du chef de parti ; mais sa jeunesse s'était passée en Allemagne et à Paris ; ses ennemis demandaient s’il n'avait point dérogé ainsi à sa qualité de Breton. Bien peu le connaissaient. Lorsqu’il revint à Rennes en 1647, accompagné de Rollan Pied-de-Fer, il ne se fit voir à personne, et gagna presque aussitôt le château de Goello. Le commandeur y résidait en ce moment avec sa pupille, Reine de Goello : on crut que Julien d’Avaugour désirait s’ aboucher avec son rival. Le crédit de ce dernier reposait entièrement sur sa qualité de tuteur de l'hé- ritière de Vertus. Gauthier de Penneloz, en effet, après avoir, d'autorité, pris la place de son frère mort, s'était haté d'annoncer hautement son mariage avee Reine; la jenne file, disait-il. l'avait choisi librement pour époux, et attendait impatiemment que la décision de la cour de Rome permit de passer outre au mariage. Par cette manoeuvre, le commandeur réunissait sous sa ban- nière les créatures des Penneloz et les partisans de la maison de Verlús.

Julien et lui n'étaient point étrangers l'un à l'autre, ils s'étaient trouvés ensemble à Paris, où Gauthier de Penneloz avait conduit sa pupille en 164 1. Reine de Goello, à peine agée de seize ans, s'était livrée avec une joie d'enfant aux plaisirs de la cour. Pendant dix-huit mois, ce ne furent que bals et fêtes.où elle ne manquait pas de rencontrer le chevalier d'Araugour. Julien soutenait noblement son nom : il était cavalier de haute mine, et passait à bon droit pour brave: ses équi- pages faisaient envie aux plus galants. Reine fut heureuse de voir un gentilhomme de Bretagne, son cousin, briller au milieu de la première cour du monde; sans se l'avouer, elle l'aima; Julien l'avait devancée. Mais l'intelligence des deux amants ne levait pas tous les obstacles. Reine crai- gnait son tuteur, et savait qu'il ne consentirait jamais à cette union; elle alla jusqu'à supplier Julien de ne tenter aucune démarche près du commandeur. Dans cette conjoncture, une seule voie restait ouverte : on ne faisait point sa maitresse d'une Goello: Reine et Julien se marièrent secrètement.

Ce fut vers cette époque que Rollan Pied-de-Fer quitta la Bretagne. Le chevalier d'Avaugour avait besoin d'un homme sûr et complétement dévoué; il fit choix de son frère de lait. Rollan reçut la confidence du chevalier; il mit à le servir son zèle et son ardeur ordinaire, mais on au- rait pu voir que, dans le cœur du courrier, une mystérieuse répugnance combattait, cette fois, son habitude de dévouement. C'est que Rollan aimait, lui aussi, Reine de Goello; non pas, il est vrai, de cet amour qui vit d'espoir et marche, lent ou rapide, vers un but, mais d'une adoration lointaine, Limorée: culte du vassal pour la noble dame, culte muet, religieux, mais jaloux. Reveur et poète, comme tous les hommes de solitude, il avait vu souvent, lorsque sa vagabonde profession le con- duisait vers Goello, il avait vu aux fenêtres du manoir une jeune fille seule et pensive; il s'arrêtait alors; caché dans le feuillage, il contemplait l'enfant durant de longues beures. Quand elle dispa- raissait, le courrier reprenait sa route; mais il emportait au fond du cœur l'image de la jeune fille, et cette romanesque pass'on lui tenait lieu de tout autre amour. Lorsqu'il retrouva celte jeune fille dans l'épouse que s'était choisie le chevalier, son seigneur et son frère, il fut blessé à l'âme; néanmoins il n'hésita pas. Grâce à lui, le mariage fut célébré; grâce à lui encore, les époux pu- rent se voir avec sécurité.

Toutes les nuits, un gentilhomme richement vêtu se tenait dans l'ombre, à quelques pas de la porte du Louvre. A l'heure où le bal se fait fumultueux, Julien d'Avaugour et sa femme dispa- raissaient. Alors le gentilhomme, dont les habits étaient exactement ceux de Julien, montait les degrés et se mêlait à la fête : c'était Rollan. Une ressemblance réelle, aidée par la complète con- formité de costumes, favorisait la ruse : nul ne s'apercevait de l'absence du chevalier. Cela dura une année. Un soir, au bout de ce temps, seigneurs et dames venaient d'entrer au Louvre; Anne d'Autriche donnait bal. Pendant que les violons du roi exécutaient le menuel en vogue, il se passait, à l'angle de l'une des immenses galeries, une scène étrange : une femme, le visage voilé d'un demi-masque, tombait pamée entre les bras d'un gentilhomme.

— Sauvez-moi disait-elle.

Le gentilhomme, à ces mots, saisit un moment où nul regard n'épiait ses mouvements, et couvrit la femme de son manteau; quelques secondes après, elle était étendue sur les coussins d'un car- rosse,

— Hélas, mon Dieu! disait Reine de Goello; Monsieur mon tuteur va tout savoir: je suis perdue!

— J'ai tout prévu, répondait Julien, qui entourait sa jeune femme des soins les plus tendres et es plus empressés.

Le carrosse s'arrêta au portail de l'hôtel d'Avaugour, un médecin fut appelé. Le chevalier reçut dans ses bras un enfant du sexe masculin, que l'on nomma Arthur; Reine, épuisée, prosque mourante, regagna péniblement l'hôtel de son lateur.

Le courrier attendait, comme d'ordinaire, à la porte du Louvre, lorsque M. d'Araugour sortit, portant Reine dans ses bras; Rollan monta le grand escalier et lit son entrée dans les salons. La ressemblance des deux frères de lait, sans être parfaite, élait, nous l'avons dit, remarquable; aux Jeux des gens qui n'avaient point soupçon de la supercherie, cette ressemblance pouvait aise- ment faire illusion. Mais il y avait au Louvre un homme que son intérêt, sinon sa passion, devait rendre plus clairvoyant. Le commandeur de Kermel faisait tous les soirs le brelan de M. le prince; sa plus grande crainte en ce monde était de voir sa pupille se prendre d'amour pour Julien, ce qui eüt rompu brusquement toutes ses mesures et donné gain de cause au chevalier. Gauthier de Penneloz, exclusivement occupé, en apparence, des fêtes de madame la reine-mère, et des grands seigneurs de la Fronde, ne perdait pas de vue ses ambitieux espoirs; il travaillait secrèteinent sans relache."La présence continuelle de Julien, ou plutôt de Rollan qui affectait de rester sans cesse à portée de son regard, le rassura d'abord, sa passion pour le jeu aidant; d'un autre côté, Mlle de Goello, confiée en entrant aux soins d'une dame de la reine, lui in- spirait peu d'inquiétudes; pourtant, à la longue, cette persistance même que mettait M. d'Avau- gour à ne point se mêler aux danses fit réfléchir le commandeur. Il avait remarqué qu'à un cer- lain moment de la nuit le chevalier disparaissait, pour revenir aussitôt, il est vrai; mais, après son refour, quelque chose était changé dans sou maintien; M. d'Avaugour était bien encore un seigneur de riche taille et de galante tournure, mais il semblait porter moius fièrement ses plumes et son velours. Comme le faux chevalier avait soin de se tenir à distance, regardant distraitement quelque jeu d'hombre, ou se laissant aller à la réverie, Gauthier garda quelque temps ses soupçons sans pouvoir les éclaircir; mais enfin, la nuit même où Reine de Goéllo avait été prise des douleurs de l'enfantement, l'inquiétude du commandeur, parvenue à son comble, lui fit jeter là les cartes plus tôt que de coutume. Il s'approcha vivement de M. d'Avaugour, qui, appuyé au mur, dans l'embrasure d'une fenêtre, n'eut pas le temps de l'éviter. Le commandeur ne dit pas une pa- role; du premier regard il avait découvert la feinte. Furieux, il fit le tour des salons et des galeries, cherchant partout sa pupille, et ne la trouvant, bien entendu, nulle part. De guerre lasse, il descendit, demanda son carrosse, et ordonna qu'on bralát le pavé jusqu'à son hôtel.

A cette heure, la fille des comtes de Verlus élait encore chez M. d'Avaugour. Si l'ordre du commandeur eût été exécuté, c'en était fait du secret de Reine; mais, tandis que le commandeur parcourait les salons, Rollan était descendu, lui aussi; une bourse pleine passa des poches de sou pourpoint dans la main du cocher, auquel il fit la leçon. Par suite, Gauthier de Penneloz, pendant la majeure partie de la nuit, se démena furibond, au fond de son carrosse, sans pouvoir faire entendre raison à ce valet, qui, sans nul doute, ivre mort, s'obstinait à chercher l'hôtel de son maitre partout, excepté en son-lieu.

Rentré enfin chez lui, le commandeur se fit annoncer chez Reine; celle-ci reposait; n'osan! fouler aux pieds, malgré sa colère, ce sentiment qui faisait un sanctuaire de la retraite d'une femme, il rongea son frein jusqu'au jour. Mais on doit croire qu'il ne fut point complètement la dupe de tout ce manege, car, huit jours après, ses équipages reprenaient la route de Bretagne, et la pauvre Reine, les farmes aux yeux, envoyait de loin un dernier adieu au Louvre, théâtre de son éphémère bonheur.

À dater de cet instant, les fonctions de Rollan près du chevalier d'Avaugour prirent un caractère tout autre. Il s'était fait violence pour accepter le douteux office que nous venons de le voir rem- plir; son âme était fière autant que put l'ètrefjamais àme de gentilhomme; il fallut pour le dé- terminer une circonstance qui eût influé sur un autre en sens diametralement contraire: sou amour pour Reine deGoëllo. Lié au chevalier par un de ces dévouements sans bornes qui prennent racine parfois au coeur des Bretons de hon sang et ne finissent qu'avec la vie, il se complut dans la pensée de son double sacrifice; il fit faire à la fois son orgueil et son amour. D'ailleurs, pour un ami fidèle et intelligent comme était Rollan,. il y avait en tout ceci un côté sérieux; Julien loyal et passionné, ne voyait dans Reine que sa maitresse et sa femme, Rolla n voyait aussi en elle un marchepied pour arriver au trône de Bretagne. Le courrier d'Avaugour n'était point, au fond du cœur, partisan de la scission absolue; son jugement droit et supérieur lui disait que cette chimère, réalisée par hasard, serait pour son pays une source féconde de malheur; il ser- vait d'autant plus volontiers le chevalier, qu'il avait cru découvrir en lul le germe d'une politique Semblable. Il travaillait donc, chef de parti, autant et plus que Julien lui-même, mais dépouillé de toutes vues personnelles, pour son frère qu'il aimait, et avant tout pour la Bretagne et la con- servation de ses libertés menacées.

Après le départ du commandeur, il reprit la veste collante et l'étroite ceinture de cuir du courrier. Deux fois par mois on aurait pu le rencontrer, cheminant sur la route de Bretagne, et dépassant par la rapidité de sa marche les coches les mieux attelés. A Reunes et dans les assem blées centrales des Frères Bretons, il ne se montrait jamais; c'est sur les paysans et les gentils- hommes campagnards qu'il exerçait son influence. Pour la haute noblesse, Rollan avait un puis- sant et actif suppléant dans la personne de Jean, sire de Châteauneuf, cadet de la maison de Rieux. Ce dernier avait longuement et souvent conféré avec le courrier; il s'était rallié à sa politique et donnait son aide au chevalier d'Avaugour, dans la persuasion que celui-ci, une fois dé- barrassé de ses rivaux, modifierait ses prétentions. Jean de Rieux tenait Rollan Pied-de-Fer en haute estime; seul, il eût pu dire les grands services que le courrier rendait à la cause bretonne!

Julien d'Avaugour quilta Paris vers la fin de 1647, Il avait hate de se rapprocher de Reine, dont il n'avait point eu de nouvelles depuis un au; il voulait aussi compter par lui-même ses partisans, et engager au besoin la bataille. La cour n'avait pas le moindre soupçon de ses desseins: M. le cardinal était trop empêché pour songer aux diverses factions qui se partageaient une province éloignée; pour les gens de la Fronde, ils eussent été plus disposés à servir les ré. voltés qu'à préter leurs épées pour réprimer la rébellion. Le moment était donc favorable.

Rollan Pied-de-Fer avait précédé le chevalier de quelques jours. Il était chargé du jeune fils de Reine de Goello, qu'il confia, comme nous avons vu, aux soins de la dame Marker et de sa fille Anne. Une fois entrés dans la province, M. d'Avaugour et Rollan rompirent, en apparence, tous rapports. Le courrier, dont la popularité était immense dans les bourgs et petites villes de la basse Bretagne, devait passer jusqu'au dernier moment pour un zélateur pur de l'association, non pour l'affidé de l'un des. prétendants. Une seule fois, il eut un entretien avec son frère de lait; ce fut à Rennes, et pour le mettre en garde contre le commandeur qui savait tout. Ensuite, Rollan, dans son infatigable zèle, partit et poursuivit l'accomplissement de sa tache. Il ne devait plus revoir Julien d'Avaugour.

Le lendemain, un messager du commandeur arriva à Rennes, où Julien gardait encore l'in- cognito. Il portait une lettre pleine d'assurances amicales et de caresses: Gauthier de Pennelox suppliait Julien de le venir trouver au château de Goello, et lui donnait à entendre qu'il désirait ardemment faire alliance avec lui pour le bien de la cause commune. Le chevalier, confiant comme toutes les, âmes généreuses, se mit incontinent en chemiu: Il fut reçu à bras ouverts; il vit Reine, les yeux du commandeur semblaient rayonner de bonhomie en contemplant l'accord des deux jeunes gens. Le second jour, il y eut au château assemblée générale des seigneurs- membres de l'association. Jamais on ne vit plus forte et vaillante réunion; on eût dit une élite faite exprès dans les états. Après un conseil, où pas un miol ne fut prononcé touchant la rivalité du commandeur et de Julien, ce dernier fut investi, à l'unanimité, des fonctions de chef pro- visoire, avec le titre de connétable de Bretagne; on lui en fournit sur l'heure lettres patentes. En mėme temps il reçut mission de retourner à Paris pour négocier un emprunt près de MM. de Rohan. Sur le point de se séparer, l'assemblée prêta serment entre les mains de messer Yves de Gevezé, évêque de Dol.

Julien voulait monter incontinent à cheval, mais le commandeur affecta un tel ravisserment de le voir à la tête des affaires de sa province, il s'expliqua avec tant d'indignation sur le prétendu mauvais vouloir que certains lui prêtalent, à l'encontre de son aimé cousin d'Avaugour, que le che- valier se luissa persuader: tous les seigneurs partirent; lui seul de:neura au château de Goëllo.

Gauthier de Penneloz l'accabla de courtoises attentions, et montra dans sa conduite une defi- rence qui semblait presque du respect. Quand le spir fut arrivé, au moment où Julien parlait déjà de se mettre définitivement en route, le commandeur le prit par la main en souriant et le conduisit à l'appartement de Reine.

— Mon cousin, dit-il avec douceur, la tendresse toute paternelle que m'inspire ma noble pupille m'a rendu clairvoyant. Peut-être avais-je droit, de sa part et de la vôtre, à plus de confiance. Vous n'avez pas cru devoir me faire d'aveus; je ne vous en blame poiut, mais j'ai deviné votre -secret: vous vous aimez,

Reine rougit et baissa les yeux; Julien regarda le commandeur avec une inquiétude menaçante. Celui-ci continua en adoucissant de plus en plus son sourire :

— À quoi bon feindre encore? vous m'avez mal jugé, mon cousin d'Avangour, et vous, Reine, vous me faites une cruelle injure. Votre bonheur a toujours été mon soin le plus cher. Jadis, j'avais espéré... Mais ne parlons point de moi... Me voici prêt à consentir à votre union.

Julien se précipita et serra la main de son généreux rival; Reine, confuse, mais radieuse, pou- vait à peine croire à tant de bonheur,

-Pardieu! monsieur de Kermel, s'erria Julien, nous avons manqué de confiance en effet, mais je veux mourir si pareil reproche peut nous être adressé à l'avenir... Et tenez, il faut que vous le sachiez tout de suile, Reine est dame d'Avaugour devant Dieu. Nous fumes dumont mariés par un prêtre, lors de votre séjour à l'aris.

Une paleur subite et fugitive monta au front du commandeur de Kermel; mais il ne pordit point son sourire.

— Enfants dit-il d'une vois paternelle; et c'est de moi que vous vous cachiez !

Reine avait les yeux pleins de larmes.

— Oh! merci! dit-elle; merci et pardon, Monsieur!

— Pardon en effet, mille fois, et de grand cœur, Monsieur mon cousin, reprit Julien. Puisque désormais vous voulez bien ne point y mettre obstacle, je déclarerai publiquement notre mariage au retour, et mon fils viendra tenir sa place au château de Goéllo.

— Votre fils s'écria vivement le commandeur.

Ses sourcils, qui s'étaient involontairement froncés, l'éclair de haine et de courroux qui brilla tout à coup dans son regard, auraient pu donner l'éveil au chevalier, si, tout entier à sa joie, il n'eût été occupé à baiser amoureusement la main de sa jeune fenime. Gauthier de Penneloz fit sur lui-même un effort violent, et reprit aussitôt son masque.

— Le sang de Vertus, dit-il en s'inclinant, sera toujours reçu comme il convient au château de Goello... A bientôt donc la fête des épousailles, mon cousin d'Avaugour!

Les deux rivaux se donnèrent une chaleureuse accolade, et Julien, achevant de s'armer, des- cendit le grand escalier du château. Il était alors nuit close. Le chevalier partait sans suite, de- vant retrouver ses équipages à Rennes.

Reine de Goello regagna son appartement et ouvrit sa fenêtre pour saluer son époux d'un dernier adieu. Elle avait entendu bruire les chaines du pont-levis; le pas d'un cheval avait fait résonner les poutres suspendues au-dessus du saut des Vertus; cependant, son regard parcourut en vain le tertre; nul cavalier ne se montrait aux alentours. Seulement, lorsque le pont se leva de nouveau, une forme svelle, se detachant d'un massif d'arbres, descendit rapidement la colline : Reine crut reconnaître la tête rasée et la taille étranglée du courrier Rollan Pied-de-Fer.

Depuis lors, on n'entendit plus parler de Julien d'Avaugour. Cette disparition donna d'abord au commandeur un grand poids dans les assemblées des Frères Bretons; mais, bien qu'il fut po- litique passable et bon homme de guerre, il n'avait su se concilier ni l'estime ni l'affection gene- rale. En outre, les deux grands projets qu'il méditait depuis si longtemps échouérent : ne pou- vant appuyer sa demande en sécularisation de ses véritables motifs, il vit son instance formelle- nient repoussée à la cour de Rome; pour Reine, dès qu'elle put comprendre que la volonté du commandeur n'avait pas changé, qu'il l'avait trompée et qu'il voulait l'épouser, elle le bannit de sa présence, en le menaçant de réclamer la protection des états. Gauthier de Penneloz, comme on a pu le deviner, n'était rien moins que loyal de sa nature; l'insuccès lui fit briser toutes digues, et le jela dans un labyrinthe d'intrigues el de trahisons. A l'époque où commence notre histoire, toujours lié d'apparence aux Frères Bretons, il se proposait déjà de vendre leurs secrets, si la cour de France voulait y nietire un prix convenable.

La confrérie, privée de son chef principal, et n'ayant plus, en réalité, pour essayer la cou- ronne ducale que la tête d'une jeune femme de dix-neuf ans, était donc bien près de sa ruine. Les conjurés s'étaient adressés aux seigneurs d'Acérac et de Sourdéac, ainés de Rieux, puis au sire de Chateauneuf; mais les Rieux, ces véritables hauts barons, qui n'avaient point, comme les Rohan, d'outrecuidantes devises à leur écusson, savaient faire tout ce que disaient vaniteusement leurs rivaux. Prince ne daigne! répondirent-ils.

Le zèle se refroidissait de toutes parts; Rollan Pied-de-Fer avait beau annoncer le retour du chevalier d'Avaugour, l'association perdait insensiblement ses plus forts soutiens; Rollan lui-même savait mieux que personne à quoi s'en tenir sur le sort de son maître, et poursuivait sa tâche sans espoir de réussir. Lui seul'aurait pu remplacer le chevalier; mais le moyen d'imposer un paysan pour chef à tant de seigneurs 1 Jean de Rieux, dont l'âme noble et grande était faite pour ap- précier le patient dévouement du courrier, le traitait avec une considération mêlée de respect; mais les autres gentilshommes, membres de l'association, ne le connaissaient pas; ils s'étonnaient même fort d'entendre le sire de Châteauneuf vanter à tout propos les services d'un simple vilain, el dire que le jour où, par déplorable fortune, Rollan serait appelé en l'autre monde, c'en se- rait fuil de la ligue des Frères Bretons, >>

Jean de Rieux avait raison, et sa confrérie n'en était que plus malade, suivant toute apparence. Nous avons vu, en effet, Rollan se précipiter dans un gouffre sans fond, tandis que sou rustique adversaire ré citait pieusement un de Profundis à son intention. Corentin avait cru sans doute faire une bien méchante plaisanterie en lui appliquant le dicton populaire : Il n'en reviendra que gentilhomme Mais, cette fois, le hasard devait choisir le côté merveilleux de l'oracle pour l'ac- complir à la lettre non-seulement le courrier revint de son ténébreux voyage;-il revint gentil- honime.