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Rollan Pied-de-Fer/4

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Texte établi par La Sylphide,  (p. 19-26).



IV.



S
ur un geste de Rollan, le commandeur s’arrêta. Le courrier sourit avec calme.

— Messire Gauthier, dit-il, je crois que nous ne nous entendons pas.

Le commandeur revint aussitôt, triomphant. Il voyait déjà Rollan à ses pieds, implorant son aide, et se demandait s’il ne valait pas mieux profiter de la détresse de cet homme pour s’en faire une créature, que de l’écraser tout à fait.

— Que veux-tu m'apprendre encore ? demanda-t-il d’un ton radouci.

— Rien ; je veux seulement vous faire souvenir. Vous oubliez trop vite qu’il n'y a plus ici de vilain : nous sommes tous deux égaux et gentilshommes : Avaugour et Penneloz.


— Pauvre fou ! dit le commandeur en haussant les épaules.

— Je me trompe, en effet, reprit Rollan ; il est entre nous une différence : je suis puissant ; vous êtes faible.

— Sur ma parole, s’écria Gauthier en éclatant de rire, voici notre situation respective merveilleusement définie !… Maître, tu es habile charlatan, et sais tirer bon parti d'une pitoyable cause. Intrépide et rusé comme tu parais l'être, je ne donnerais pas un écu tournois de ma tête, si tu possédais certains titres…

Gauthier s'arrêta ; sa physionomie se rembrunit. Rollan passa négligemment la main sous le revers de son pourpoint.

— Mais tu ne les as pas, poursuivit le commandeur en reprenant son sourire ; tu ne peux pas les avoir : Dieu ou l'enfer seuls…

Il n’acheva pas ; sa bouche resta béante et convulsivement agitée : Rollan avait retiré sa main et montrait l’étui de métal trouvé dans les vêtements de Julien d’Avaugour. D’un coup d'œil le commandeur reconnut cet objet ; un blasphème sourd s’arrêta dans son gosier ; il frissonna de tous ses membres.

— Qui t’a donné cela ? s’écria-t-il en s’élançant pour saisir l’étui.

Rollan le repoussa et fit jouer le ressort.

— Voilà mes titres, dit-il. 306 LA SYLPHIDE. D Réponds s'écria encore Gauthier de Pennelez, qui lui saisit violemment le bras, lui, Julien, est-il donc revenu? Il est mort. - Alors, tu as le pouvoir d'un dénon! murmura le commandeur, dont l'esprit était en proie à la confusion la plus complète. Voici mème, reprit Rollan, en choisissant un parchemin parmi les autres, voici l'acte qui me donne et confère, au nom de la confrérie, le titre de connétable de Bretagne. Ces derniers mots semblèrent frapper le commandeur comme un trail de lumière. Sa tête se releva; les rides de son front disparurent; tous ses traits, bouleversés naguère, reprirent instan- tanément une apparence de calme diplomatique. - - Quoi! demanda-t-il, les lettres patentes aussi ? Rollan approcha le parchemin; le commandeur le parcourut en affectant une grande cu- riosité. En effet, dit-il avec toutes les marques du plus vif dépit, l'acte est authentique ; voici jusqu'à ma propre signature! Maitre, de quelque source que vous teniez ces titres, vous avez là de fortes armes. Malheur à qui lutterait contre vous ! Puis, donnant à sa voix une inflexion de franchise insinuante, il ajouta : - Pour moi, je me rends et m'avoue vaincu d'avance; je fais mieux réunis, les partisans d'Arangour et de Penneloz forment la majorité des états comme celle de la population; sans savoir quels sont vos projets, je vous propose mon aide et mon amitié. Rollan garda le silence. Le commandeur, croyant qu'il hésitait, ôta son gant et lui tendil la main. Le courrier recula d'un pas. - -Gauthier de Penneloz, dit-il d'une vois grave, en se dressant de toute sa hauteur; étant en péril de mort, j'ai juré que, si Dieu me prêtait vie, Julien d'Avangour, mon seigueur et mon frère serait vengé. Je tiendrai mon serment. Mais l'heure n'est pas venue; j'ai présentement un autre devoir à remplir point de paix; guerre ou trève, je vous laisse le choix. Un fugitif et imperceptible sourire erra sur la lèvre du commandeur. - Trêve! s'écria-t-il avec empressement; contre un ennemi tel que vous, mon cousin, la guerre vient toujours assez tôt. Les deux interlocuteurs s'avancèrent ensemble vers la porte; sur le seuil, le commandeur s'in- clina, el dit avec une gaieté feinte, sous laquelle perçait une baineuse et narquoise arrière pensée: Si nul autre que moi, désormais, ne vous conteste votre qualité, vous mourrez chevalier d'Avaugour, messire Rollan Pied-de-Fer... Je prie Dieu qu'il vous garde. Quelques secondes après, enfourchant son cheval, qu'un page tenait en bride à la porte exté- rieure, Gauthier ajoutait à part lui: Merci pour ta trève, insolent vassal! En récompense, je veux te garder ma parole: il ne tiendra pas à moi que tu ne meures gentilhomme, el sous peu. A peine de retour à son hotel, le commandeur, sans perdre le temps à faire préparer ses équi- pages, donna quelques ordres concernant Reine de Goello et partit pour Paris, suivant les traces de MM. de Gondy et de Pontchartrain. Pendant les quelques jours qui suivirent, Rollan ne manqua pas d'assister aux séances des etats; cette période fut marquée par plusieurs mesures vigoureuses, prises par l'assemblée, dans l'intérêt de la conservation des franchises bretonnes. Bientôt Rollan, connu de tous sous son nom J'emprunt, dut perdre toute inquiétude : l'espèce de notoriété publique qu'il s'était acquise, jointe a l'existence entre ses mains de litres incontestables, mettait son usurpation à l'abri de toutes al- taques Jean de Rieux lui-même, revenant sur son assertion première, et niant l'identité du Bevalier d Avaugour, eut trouvé, malgré sa renommée de vérarité scrupuleuse, plus de contra- dicteurs que d'adhérens. Reine de Goëllo attendait toujours la venue du chevalier, son époux. Au temps où Gauthier de Penneloz espérait encore une décision favorable de la cour de Rome, touchant l'annulation de ses varus, il avait, en demandant la main de sa pupille, annoncé vaguement la mort de Julien d'A- vaugour; mais la jeune femme avait repoussé bien loin ce qu'elle croyait être un grossier men- songe. Son amour était grand et sincère; le temps avail peine à tuer son espoir. La dame d'Avaugour n'avait point entretenu son époux depuis plus de deux années. Le sou- venir de ees nocturnes rendez-vous, où le bonheur légitime s'embellissait de tous les charmes du mystère, lui revenait sans cesse. Elle connaissait le noble coeur de Julien, et ne craignait point Source gallico.bnf.fr/Bibliothèque nationale de Franco LA SYLPHIDE. 307 l'inconstance: sans doute, il était retenu loin de la Bretagne; peut-être avait-il découvert l'by- pocrisie du commandeur, et attendait l'époque prochaine de sa majorité, à elle, pour déclarer le mariage secret. Néanmoins, à mesure que passaient les jours et les semaines, l'inquiétude entrait dans le cœur de Reine. Qu'était devenu ce fils qu'e le n'avait vu qu'une seule fois? Julien, pen- dant son court séjour à Goello, avait parlé de l'enfant, mais trop peu pour rassurer le craintif amour d'une mère, et Rollan Pied-de-Fer, l'ami fidèle, infatigable, qui servait de messager aux deux époux, avait disparu pour Reine, dès l'époque de l'arrivée en Bretagne du chevalier d'A- vaugour. Depuis, elle n'avait point quitté Rennes, où le commandeur avait fixé sa résidence, après l'assemblée générale des Frères Bretons, tenue au manoir des comtes de Vertus. C'est là que nous retrouvons la dame d'Avaugour; le commandeur, en parlant pour Paris. l'avait reléguée à son propre château de Goello. Seule avec ses femmes et Baer, le vieux con- cierge, elle passait ses jours dans la tristesse, à peine soutenue par un reste d'espérance. Un soir qu'elle était à sa fenêtre, révant, comme d'habitude, au temps de son bonheur, elle entendit un brait dans le feuillage, au delà du saut de Vertus: un homme sortit de l'ombre, se découvrit et agila son feutre. Reine poussa un cri, et se rejeta en arrière, la main sur son caur pour en con lenir les battements: elle avait eru reconnaitre Julien d'Avaugour. Descendant précipitammeul, elle ordonna qu'on baissat le pont-levis. Baër hésita; il avait reçu du commandeur ordre formel de tenir le château fermé à tout venant; mais un geste impérieux de sa maitresse fit taire ses scrupules. Le vieillard ent peur, tant il y avait de soudaine autorité dans la pose de la jeune femme, de puissance hautaine et irrésistible dans son regard: à l'occasion, ce môle sang des souverains de Bretagne se révélait sous la guimpe d'une demoiselle, comme sous le haubert d'un chevalier. Le pont levis fut baissé Rollan franchit le seuil. Le courrier poursuivait son œuvre avec une inébranlable persévérance. Quand il avait vu son identité suffisamment reconnue aux états, il avait quitté Rennes, pour se rendre au bourg de Hédé, dans la maison d'Anne Marker. Là, le premier visage qu'il rencontra fut celui de Corentin Bras, son adversaire dans le duel nocturne que nous avons raconté au commencement de cette histoire. Le rustre recula, chahi. - Vivant... et gentilhomme! s'écria-t-il en se signant. Chut! dit Rollon, qui mit un doigt sur sa bouche. J'ai vu d'étranges choses au trou de Vertus, mon coñipère, el Salan, parmi d'autres secrets, m'a enseigné le moyen de faire taire les gens qui se souviennent de trop loin. - Monseigneur!... balbulia Corentin. www Va-t'en, et ne reviens point tant que je serai dans cette maison. Corentin s'éloigna aussitôt, mais il se retourna maintes fois pour jeter un regard curieux et craintif sur ce manant que l'enfer avait fait grand seigneur. Le lendemain, on se répétait dans le bourg de Hédé une histoire de plus, touchant la tradition du saut de Vertus. Plus d'un jeune gars se promit de tenter quelque jour l'aventure, pour gagner, lui aussi, une épée et un pour- point de velours. Il y eut entre Rollan et Aune une scène de douleur et d'amertume. La jeune fille avait fail comme Reine de Goello; elle avait traité de fable le récit de Corentin, et attendait toujours son fiancé. A sa vue, elle se précipita, rouge de bonheur; puis elle s'arrêta confuse el indécise: ce riche costume l'effrayait. - Anne, dit Rollan, je viens chercher l'enfant que je vous confiai autrefois. - Le chercher, répéta la jeune fille; vous venez le chercher! Comme Rollan gardait le silence, elle baissa la tête; une larme vint se suspendre aux longs cils de sa paupière. L'enfant est ici, reprit-elle; ma mère et Corentin voulaient l'exposer à la charité des pas- sants; moi, j'aurais mieux aimé mourir... Le courrier fit un pas vers elle; une pensée subite le retint. Annc, je vous remercie, dit-il ; je savais que vous étiez une bonne et généreuse fille. Au geste de Rollan, Anne avait tendu sa joue; ces froides paroles la glacèrent jusqu'au fond du cœur. - Le temps presse, reprit le courrier je n'ai point le loisir de m'arrêter. Oh! pourquoi vous ai-je vu! s'écria la jeune fille, dont les sanglots contenus éclatèrent; pourquoi vous ai-je vu, vous qui deviez m'oublier sitôt ! Rollan se détourna pour cacher son angoisse. En ce moment, son courage fléchit peut-être, car il aimait Anne de toute la puissance de son cœur; mais il se souvint à temps de la tâche tracée. Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France

308 - plus. - LA SYLPHIDE. Je n'ai rien oublié, dit-il; Dieu m'est témoin que je vous aime; mais je ne m'appartiens A une autre, vous ! murmura la pauvre jeune fille en tombant sur un siège. - A une autre... Oui, prononça Rollan avec effort. Anne trouva dans sa fierté de femme la force de s'éloigner. - Je vais chercher l'enfant, dit-elle. Rollan la suivit du regard; quand il fut seul, un sanglot convulsif souleva sa poitrine. - Ayez pitié de moi, mon Dieu I murmura-t-il; le bonheur était là ! Puis, recevant l'enfant des mains de la jeune fille qui revenait, il prit en silence le chemin de la porte. Sur le seuil, il se retourna : - Anne, dit il d'une voix brisée, nous ne devons plus nous revoir sur cette terre. Priez pour moi et ne me maudissez pás. Dieu m'a imposé une rude tiche, et je n'ai que les forces d'un homme... Soyez heureuse, ma fille. Adieu! L'instant d'après on entendait son pas précipité sur la pelouse de la cour. Anne se pencha pour saisir un dernier bruit: on n'entendait plus rien. - C'est bien lui, pourtant! s'écria Corentin, en se montrant tout à coup derrière la porte ou il s'était caché durant cette scène: il n'y a point au monde d'antre homme que Rollan Pied-de- Fer pour courir comme cela. Le diable n'aura pas voulu de lui. Rollan prit en effet sa course au seuil de la maison d'Anne Marker, et ne s'arrêta que sur le tertre de Goêllo. 11 avait cru tromper ainsi son émotion, mais lorsqu'il franchit le pont-levis, la sueur qui baignait son front n'était point le produit de la fatigue: Rollan venait de consommer son sacrifice; il avait repoussé le bonheur longtemps rêvé par lui, ce bonheur calme, obscur, intime; le lecteur verra plus tard ce qu'il avait pris en échange. En entrant dans l'appartement de Reine, il mit un genou en terre. - Madame, dit-il, voici votre enfant. Il déposa le jeune Arthur endormi dans les bras de sa mère. Celle-ci, d'abord tout entière à la joie, couvrait son fils de baisers. - Comme il lui ressemble! disait-elle; comme il est beau! Puis se rapprochant vivement de Rollan, qui la contemplait en silence, elle ajouta : Et lui? quand dois-je le revoir ? Le courrier secoua tristement la tête. - Madame, dit-il en montrant Arthur, Dieu ne vous a pas tout enlevé. Une pâleur livide monta aux joues de la dame d'Avaugour. Mort? demanda-t-elle d'une voix si faible, que Rollan eut peine à l'entendre. -Assassiné, Madame. Reine chancela el lomba évanouie. Une heure après, la dame d'Avaugour était demi-couchée dans un vaste fauteuil; ses yeux étaient encore pleins de larmes. Debout devant elle, se tenait Rollan; il parlait avec respect, mais d'unc voix ferme et pressante. Mattre, je plains votre audacieuse folie, dit enfin Reine avec fierté; l'héritier d'àvaugour et de Goello n'achètera point à si haut prix la protection d'un vassal. Le front de Rollan se couvrit de rougeur. Madame, dit-il avec tristesse, ce serait de ma part un condamnable orgueil que de vous dire: Je pardonne; pourtant, je ne mérite point votre insulte. Je sais près d'ici une pauvre en- fant qui pleure et m'appelle; je lui ai dit, ce soir, adieu pour jamais. Cette enfant, je l'aime, Madame; je l'aime!... mais monseigneur Julien d'Avaugour me nommait son frère, et j'ai fait un serment. Mais vous n'y pensez pas, maître! s'écria Keine ébranlée par la persistance solennelle du courrier; que je prenne un autre époux, moi!... - A Dieu ne plaise, Madame! vous ne m'avez pas compris. Oh! vous pouvez avoir confiance en moi, qui fus l'ami du chevalier pendant sa vie, et qui, après sa mort... pardon pour cette parole, Madame... donne tous mes espoirs de bonheur pour l'avenir de son enfant. Ecoutez et jugez : Ici Rollan répéta devant Reine ce qu'il avait dit à Jean de Rieux, la veille de la première séance des états L'effet fut le même : à mesure qu'il parlait, le visage de la jeune femme s'éclair- cissait el s'animait de plus en plus. - Rollan, dit-elle enfin, je vous prie de me pardonner; vous êtes un généreux ami; agissez pour le mieux; je mets ma personne et celle de mon fils à voire garde. Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France LA SYLPHIDE. 309 - Merel, merci, ma noble dame! s'éria Rollan, qui se remit à genoux. Notre ennemi est fort, mais le Ciel est pour nous, puisqu'il me donne votre confiance; l'écusson d'Avaugour sera relevé. Gauthier de Penneloz, pendant cela, ne perdait point son temps. A peine arrivé à Paris, au lieu de se mettre en quête de MM. de Gondy et de Pontchartrain, il se rendit immédiatement auprès du cardinal-ministre. Dans l'antichambre, il rencontra M. de Gondy qui sortait fort mécontent du cabinet: il avait demandé un corps de troupes considérable, et Son Eminence avait accueilli cette ouverture par le refus le plus péremptoire. Par le fait, en ce moment, M. le cardinal avait plus d'occupations qu'il n'en fallait pour oublier les récalcitrants de Bretagne; s'il eût, par ha- sard, possédé des soldats de reate, la Fronde qui se faisait de plus en plus inquiète lui aurait sur- le-champ fourni les moyens de les utiliser. Le propre neveu d'Albert de Gondy, Jean-François, si fameux depuis sous le nom de cardinal de Retz, remuait alors Paris de fond en comble. Ensuite venaient MM. de Beaufort et de Longueville, M. le Prince, et tant d'autres que Son Eminence en perdait la tète. Le duc de Retz salua en passant le commandeur, lui raconta en peu de mots le résultat négatif de son audience, et lui souhaita ironiquement meilleur succès. Gauthier de Penneloz fut introduit à son tour; le ministre le reçut d'un air froid; mais, dės les premiers mots, la physionomie de Son Eminence changea brusquement; un sourire satisfait vini se poser sur sa lèvre et ne la qnitta plus. C'est que, au lieu d'une armée, Gauthier de Pen- neloz ne demandait qu'un ordre de la cour et quelques sergents; il ne s'agissait plus avec lui de combattre une province rehelle, mais d'arrêter un coupable de haute trahison. Le coupable était Julien d'Avaugour; les preuves ne manqueraient pas pour motiver son arrestation, et, au besoin, fuire tomber sa tête: le chevalier d'Avaugour portait sur sa personne un acte, signé des princi- paux mécontents, qui l'instituait chef d'une ligue formée pour arracher la Bretagne à la légitime domination de Sa Majesté Très-Chrétienne. Gauthier donna les détails les plus précis sur l'or- ganisation et les forces des Frères Bretons, et appuya principalement sur cette circonstance que, Julien mort, la confrérie tomberait d'elle-même. Il ne s'arrêta pas là; passant à cette question, insoluble en apparence, l'intronisation d'un administrateur de l'impôt, Gauthier prétendit avoir un expedient infaillible pour faire évanouir la difficulté. Le cardinal accueillit cette annonce avec un plaisir évident; la Bretagne, jusqu'alors, avait été pour la couronne une sorte de nue pro- priété; or, le gouvernement du roi avait plus que jamais besoin d'argent. Gauthier entra dans une argumentation détaillée et suffisamment plausible, d'où il résultait que les intendants royaux étaient repoussés surtout parce que Sa Majesté faisait choix, pour occuper cette charge, de gens étrangers à la province. - - Que Votre Eminence choisisse an Breton, dit Gauthier en terminant, et je lui réponds du succès. Le Cardinal fit un signe de tête équivoque: il voyait enfin où le commandeur en voulait venir. L'audience se prolongea quelques minutes encore; quand Gauthier sortit, il était radieux. Le lendemain il partit en compagnie de M. de Gondy; ils avaient licence de prendre, sur leur route, partie des sergenteries d'Anjou et de Normandie, voire quelques troupes des garnisons voisines de la frontière. Le commandeur avait, en outre, dans son coffre de voyage, la commission du- ment signée d'intendant royal pour la province de Bretagne. Nos deux seigneurs allaient gaiement, ne doutant point du succès, et se promettant grande joie de la confusion de leurs adversaires, A Rennes, Gauthier de Penneloz trouva une nouvelle qui modéra notablement son allégresse. La veille, avait eu lieu à l'église cathédrale de Saint-Mélaine, une solennelle cérémonie: les états de Bretagne ayant soustrait d'autorité à la tutelle illégale du commandeur de Kermel l'héritière des comtes de Vertus, celle-ci, déclarée majeure, avait rendu public un mariage secret antérieur. Le peuple de Rennes, idolâtre du sang de ses anciens maitres, avait crié de bon cœur Noël pour Avaugour et Goello. Les deux époux avaient été installés, en grande pompe, à l'hôtel de Vertus, fief de Reine de Goello. Cet événement inattendu renversait de nouveau fons les projets du commandeur; sa fureur ne conuut point de bornes lorsqu'il apprit l'existence d'un héritier male âgé de cinq ans ; déjà il allait avoir à rendre compte de l'immense domaine de sa pupille entre les mains d'un ennemi. L'ordre de la cour lui devenait inutile. Cet ordre, en effet, n'était exécutable qu'après la disso- lution de l'assemblée, à cause de l'inviolabilité attachée à la qualité de membre des états; d'ici là, Gauthier devrait se dess-isir des biens de Verlus; or, ses prodigalités pendant son séjour à Paris, l'or qu'il avait jeté à pleines mains en Bretagne pour se faire des créatures, avaient absorbé dès longtemps son propre patrimoine en entier : rendre, c'était pour lui tomber dans le dénument le plus absolu. Cette perspective l'effraya au point de lui faire oublier toute prudence. Tandis que Supplément à lu 200 livraison. Source gallica bnt.T/Bibilothèque nationale de France • 310 LA SYLPHIDE. le duc de Relz, M. de Coetlogon et autres, employaient la soirée à relever le courage du parti français et préparaient leurs batteries pour engager la lutte avec avanlage, le commandeur in- troduisait secrètement dans la ville les soldats et les hommes des sergenteries normandes. Il ne songeait plus à celle charge d'intendant qu'il avait si vivement désirée : se défaire de l'homme qui rendait, par sa présence, son premier crime inutile, voilà quelle était son unique pensée. Durant la nuit, l'hôtel de Goello fut cerné à petit bruit; Rollan sortait de grand matin d'ordinaire pour conférer avec Jean de Rieux, avant de se rendre aux états; les estafiers du commandeur se je- tèrent sur lui à dix pas de l'hôtel, et, au nom du roi de France, lui demandèrent son épée. Rollan se vil perdu; la rue était déserte encore; il était seul coutre cinquante hommes bien armés. Sans essayer une défense inutile, le courrier donna son épée, et prit le chemin de la Tour-le-Båt, an- cien palais ducal, servant alors de prison. La route était longue; l'escorte se batait, craignant de rencontrer quelque bourgeois matinal; le chef, portant un casque à visière fermée, recomman- dait de temps à autre un silence absolu. Rollan avait, dès l'abord, reconnu dans cet homme Gau- tbier de Penneloz lui-même; par un geste rapide et inaperçu il avait touché sa poitrine; les titres étaient là; mesurant sa situation d'un coup d'œil, il vit qu'une seule chance de salut lui restait. L'escorte devait passer sous les fenêtres de l'hôtel de Châteauneuf; Jean de Rieux se promenait parfois sur la terrasse en attendant la venue du courrier. Du plus loin qu'on aperçut les murs grisâtres du vicil édifice, Rollan jeta un avide regard vers la terrasse; elle était solitaire. Le cour- rier sentit le découragement envahir son ame; néanmoins il tenta un dernier effort: malgré les injures et les voies de fait de son escorle, il ralentit sa marche; les sergents le trainèrent d'abord, puis. quatre d'entre eux le saisirent et le portèrent, cela dura quelques minutes; Rollan levait sur la terrasse un regard furtif et plein d'angoisse; personne ne paraissait. Enfin l'escorte dépassa l'hôtel; Rollan baissa la tête et n'opposa plus de résistance. Une dernière fois il se retourna au moment où un angle de la rue allait masquer la demeure de Jean de Rieux: un homme, accoudé sur la balustrade de la terrasse, regardait de loin le passage des soldats. Rollan poussa un cri per- çaut; l'homme tressaillit et se pencha en avant. L'escorte se rua aussitôt sur le courrier, mais ces mots, prononces d'une voix retentissante, traversèrent l'espace et parvinrent aux oreilles de Jean de Rieux: -Y Araugour est prisonnier des gens du roi ! La séance de ce jour avait élé fixée par MM. de Gondy, de Coětlogon et le commandeur, pour lenter un coup décisif; suivant toute apparence, l'intendance de l'impôt allait être enfin établie. Dès le malin, le duc de letz et le lieutenant de roi, suivis de leurs adhérents, occupèrent la grand'salle, déterminés à voter dès qu'ils seraient en nombre, afin d'enlever par surprise cette mesure si opiniâtrement contestée. Les partisans de l'indépendance bretonne n'étaient point pré- venus; d'un autre côté, la minorité française se fortiflait maintenant de toutes les voix acquises à Gauthier de Penneloz: si ce dernier eût été à son poste, peut-être l'interminable bataille aurait- elle été gagnée cette fois par la France; mais le commandeur ne venait pas. Au moment où, fatigué de l'attendre, Albert de Gondy se levait pour mettre sur le tapis la proposition, un llot de gen- tilshommes indépendants, ayant à leur tête le sire de Châteauneuf, se précipita dans la salle, Jean de Rieux était pale; sous ses sourcils froncés, ses yeux brillaient d'un sombre éclat. Il traversa d'un pas rapide toute l'étendue de la salle, et vint se placer en face d'Albert de Gondy. - - Moi, Jean de Rieux, dit-il en se couvrant, en mon nou et de mon autorité, je vous fais pri- sonnier, Monsieur le duc. En même temps il appuya sa main sur l'épaule du maréchal pair de France. Ce geste et ces paroles furent suivis d'un inoment de stupeur. Puis le clergé se leva en masse. ainsi que la portion française du tiers et de la noblesse, pour protester contre cet acte inoui, commis dans l'enceinte inviolable des états. M. de Gondy avait dégainé; mais le sire de Château neuf, le désarmant sans effort, le retint près de lui dans l'attitude d'un captif. - Messire, s'écria le lieutenant de roi, en s'avançant l'épée nue; je vous requiers de cesser sur l'heure ce scandale ! - Arrière I dit Jean de Rieus; parlez, s'il vous plait, à distance... ou plutôt, écoulez. Quand la loi cesse de protéger la noblesse du royaume, la noblesse reprend son droit de se defendre elle- mėme. J'ai parlé en mon nom, parce que, en l'absence de mon cousin d'Avaugour et de MM. mes aines de Rieux, je prétends prendre sous ma seule responsabilité mes actes el ceux que je provo- querai ultérieurement; mais M. le duc, en réalité, n'est pas tant mon prisonnier que l'olage de la province insultée: notre plus saint privilege vient d'être outrageusement mis en oubli. Au nom du roi, des gens portant l'uuiferme de France ont porté la main sur un membre des états ! Source gallca.bnf.fr/Blollochèque nationale de France _ LA SYLPHIDE. 311 Le sire de Chateauneuf, avant de se rendre aux états, avait fait convoquer les Frères Rrelons. Tandis qu'il parlait, de nouveaux arrivants entraient sans cesse, qui tous se rangeaient à ses côtés. La partie bientôt devint inégale de nouveau, mais l'avantage était désormais aux indépendants. Cent voix irritées demandèrent à la fois le nom du captif royal. - -- Julien, chevalier d'Avaugour, prononça solennellement Jean de Rieux. - Coupable de haute trahison, voulut ajouter le lieutenant de roi. Mais un murmure se fit que la voix seule de Jean de Rieux put dominer. - Coupable ou non, dit-il en fixant son regard dédaigneux sur M. de Coetlogon, les fran- chises de l'assemblée ne peuvent souffrir de son fail... Et c'est grand' pitié de voir des gens de hauts nom el race déserter l'héritage de leurs pères, pour se rendre creur et bras à l'étranger! A ces mots, Jean de Rieux se tourna vers M. de Gondy el le somma de le suivre. - A moi, les sujets fidèles de Sa Majesté le roi! s'écria le duc de Relz. A moi, messieurs mes frères ! dit Jean de Rieux en dégaînant. Il y eut un instant d'hésitation sur les bancs français; plusieurs rapières furent tirées à demi hors du fourreau; mais un décuple rang de gentilhommes se pressait déjà autour du sire de Châteauneuf. - Done, Monsieur de Coetlogon, reprit Jean de Rieux en se mettant en marche; voici le parle- ment dissous de fait. Suivant le hou plaisir de Sa Majesté le roi, nous serons en paix ou en guerre; mais qu'il ne soit pas fait insulte au chevalier d'Avaugour, ou, par le nom de Dieu! M. le duc que voici ne vous bénira point à l'heure de sa mort. Le sire de Chateauneuf quitta la salle, entrainant le duc de Retz; toute la partie bretonne des états le suivit. Les tenants du roi de France, formant à peine le tiers de l'assemblée, res- lèrent en face de l'insulte Dagrante faite au souverain pouvoir, et de leur impuissance actuelle à venger cet outrage. - Maudit soit le commandeur de Kermel! s'écria Coetlogon, dès qu'il se vil seul avec ses fideles il faut qu'il ait été affligé de démence soudaine. Grâce à lui, nous serons obligés de subir encore les conditions de ces rustres entétés... Retirons-nous, Messieurs. Il était trop tard. Le sire de Châteauneuf, dont la rude énergie s'alliait à une grande pru- dence, avait fait ce qu'il fallait, rien de plus; ses adhérents n'étaient pas d'humeur à s'ar- refer en si beau chemin. Dès que la présence de Jean de Rieux ne les contint plus, ils se répandirent tumultueusement par la ville, criant aux armes et faisant sonner les cloches de toules les paroisses. Bientôt, la population inonda les abords de la place du palais. Quand M. de Coetlogon parul sous le vestibule, des cris de mort frappèrent de tous côtés ses oreilles. Par bonheur, le lieutenant de roi, immédiatement après la sortie du sire de Châteauneuf, avait envoyé un exprès à la Tour-le-Bat, avec ordre de remettre en liberté Julien d'Avaugour. Rollan Pied- de-Fer, libre, se montra aux regards de la foule. Des hurlements d'enthousiasme s'élevèrent aussitôl; le faux chevalier fut saisi et porté en triomphe; on oublia pour un instant les gens du roi. Mais cette effervescence joyeuse ne pouvait être que passagère; la haine ne tarda pas à re- prendre le dessus. Les fanatiques de l'indépendance, voyant la circonstance favorable, excitaient la foule sans relâche; le moment vint où les gentilshommes de la minorité, cernés par un popu- laire immense, et acculés contre la grand'porte du palais, qu'on avait refermée derrière eux, du- rent songer, non pas à se défendre, mais à vendre chèrement leur vie. ― A mort, les valets de cour! criait la basse noblesse et le peuple. M. de Coëtquen-Combourg, ennemi personnel du lieutenant de roi, avait déjà croisé le fer avec lui. Ce fut alors que Rollan Pied-de-Fer, qui était parvenu à se débarrasser de ses frénétiques porteurs, put s'élancer au milieu de la mêlée. Sur la première marche du perron, il se trouva face à face avec Jean de Rieux. - Merci de nous 1 s'écria de M. de Coetlogon à cette vue; voici venir le coup de grâce ! Mais, à l'instant même où il baissait son épée, il vit avec une indicible surprise Julien d'Avau- gour et le sire de Châteauneuf se jeter entre les deux partis et couvrir les plus malmenés parmi les Français. Le chevalier s'était croisé les bras sur la poitrine, tournant le dos au parti vaincu. A son aspect, la foule avait instinctivement reculé, mais tous les regards étaient enflammés de colère, un menaçant murmure grondait encore. - Le premier sang qui coulera sera le mien, dit Rollan d'une voix calme et sonore. Depuis quand les bourgeois de la bonne ville de Rennes et messieurs des états font-ils métier de coupe- gorge?... Aujourd'hui que les ennemis de nos franchises peuvent compter leurs forces et les nôtres, ils sont vaincus à toujours... Qui aime la Bretague me suive 1 je vais rendre grâce à Dieu. Source gallica.bnt.fr/Bloliothèque nationale de France 312 1.A SYLPHIDE. Julien d'Avaugour exerçait sur les partisans de l'indépendance une sorte d'autorité royale ; ils étaient habitués à regarder son nom comme celui de leur maître futur. Les plus exaltés s'ar- réfèrent, croyant qu'un secret motif politique le faisait agir ainsi. Lorsque Jean de Rieux et Ini, se tenant par la main, se mirent en marcbe vers la cathédrale, tous les suivirent, envoyant aux gens du roi, en guise de suprème avanie, quelques ironiques protestations de respect. - -Messieurs, dit Albert de Gondy qui survenait en ce moment, 'mis en liberté sur l'ordre du sire de Châteauneuf, je vends à qui voudra les acheter mon duché de Retz et mes terres de Bretagne. Item, je fais serment sur mon salut de ne remettre jamais les pieds en cette sauvage ct discourtoise contrée. Un sentiment de fierté nationale se réveilla à ces derniers mots dans l'âme du marquis de Goëllogon. Sauvage, mais loyale, Monsieur le duc, dit-il; discourtoise, mais clémente. Si messieurs de la confrérie eussent agi comme on fait à Paris en semblable cas, vous ne seriez point ici pour les injurier à distance. M. de Retz tint parole; il partit le soir même et ne revint pins. Comme le lecteur a pu le voir, Gauthier de Penneloz ne parut point en tout ceci. Troublé par la crainte des conséquences possibles de cette entreprise folle, qu'il avait conçue et exécutée dans un premier mouvement de rage, mais trop avancé pour reculer désormais, il s'était retiré dans son hôtel, comptant faire partir son captif pour Paris, le lendemain. 'Tant que dura la séance des états, des valets firent le voyage du palais à l'hôtel de Kermel, rapportant au com- mandeur les incidents à mesure qu'ils avaient lieu. Parmi les messages qu'il reçut ainsi, aucun n'était de nature à calmer ses inquiétudes; le dernier annonçait la mise en liberté du chevalier. Gauthier fut atterré; puis, l'excès du péril lui rendant son audace, il se fit habiller à la håte, et prit la route de la cathédrale. Lorsqu'il arriva, Jean de Rieux et Rollan se donnaient l'accolade sur le perron, aux grands applaudissements de la foule. Gauthier s'avança le front haut; le peuple, qui ne savait point son apostasie, s'ouvrit respectueusement pour lui livrer passage. - Messieurs, dit le commandeur en montant les degrés, je viens me joindre à vous pour prier comme pour combattre; mes frères me trouveront toujours prét. Rollan le couvrit d'un regard fixe et sévère, et, se penchant à l'oreille de Jean de Rieux, il dit quelques paroles à voix basse. Gauthier devinait chaque mot, comme s'il l'eût entenda prononcer distinctement; il demeurait immobile, dans l'attitude d'un coupable qui attend son arrêt. Anx premières paroles de Rollan, le sire de Châteauneuf fit un geste de surprise et de violente in- dignation. - N'est-il pas temps de punir tant de perfidie ! s'écria-t-il en touchant son épée. Le courrier lui retint le bras. -Messire, dit-il, cet homme a mon secret, je ne veux point, pour venger un outrage personnel, compromettre le succès de mon envre. Il est impuissant désormais; laissons-le vivre jusqu'an jour où Rollan Pied-de-Fer demandera compte du sang de Julien d'Araugour. Sans s'occuper davantage de Gauthier, il franchit le seuil de la cathédrale. - Il n'a pas osé I murmura le commandeur avec un triomphant sourire; je n'ai plus rien à craindre de lui. Et il passa le seuil à son tour. La vieille église eut peine à contenir la foule qui se pressa dans sa nef ce jour-là. Un Te Deum solennel fut chanté. Nobles et bourgeois avaient motif de se ré- jouir ce jour fut en effet le commencement d'une ère pacifique et glorieuse pour la province de Bretagne. Une négociation s'entama entre Rollan, pour les états, et le cardinal; on peut dire, sans exageration, qu'ils traitèrent de puissance à puissance. Dans ses lettres à son aimé cousin, M. le chevalier d'Avaugour, plénipotentiaire des états, Son Eminence l'engageait, en termes qui ressem- blaient singulièrement à une prière, à ne point allumer le feu de la guerre civile entre les fidèles sujets du roi, lui promettant en récompense, de ne point ramener, par son fait, la question de l'intendance, qui semblait si fort mal sonnante à toutes les oreilles bretonnes. La fin à la prochaine livraison. PAUL FÉVAL. Source gallica batfr/Blöllethèque nationale de France