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Roméo et Juliette (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Roméo et Juliette
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome VII : Les amants tragiques
Paris, Pagnerre, 1868
p. 237-376
Antoine et Cléopâtre Troisième histoire tragique


LA
TRÈS EX-
cellente et lamentable
Tragédie de Roméo et Juliette
Nouvellement corrigée, augmentée et amendée :
Comme elle a été souventefois jouée publiquement par les
serviteurs du très honorable
Lord Chambellan.



LONDRES
Imprimé par Thomas Creede pour Cuthbert Burby et mis
en vente à sa boutique près la Bourse
1599


PERSONNAGES (34) :
LE PRINCE de Vérone.
PARIS, jeune seigneur.
MONTAGUE,
CAPULET,
chefs des deux maisons ennemies.
UN VIEILLARD, oncle de Capulet.
ROMÉO, fils de Montague.
MERCUTIO, parent du prince et ami de Roméo.
TYBALT, neveu de Capulet.
FRÈRE LAURENCE, moine franciscain.
FRÈRE JEAN, religieux du même ordre.
BALTHAZAR, page de Roméo.
SAMSON,
GRÉGOIRE,
valets de Capulet.
ABRAHAM, valet de Montague.
PIERRE, valet de la nourrice.
UN APOTHICAIRE.
LE CLOWN.
trois musiciens.
un page.
un officier.
LADY MONTAGUE, femme de Montague.
LADY CAPULET, femme de Capulet.
JULIETTE, fille de Capulet.
LA NOURRICE.
citoyens de vérone ; seigneurs et dames, parents des deux familles ; masques, gardes, guetteurs de nuit, gens de service.


La scène est tantôt à Vérone, tantôt à Mantoue.


CHŒUR.

Deux familles, égales en noblesse,
Dans la belle Vérone, où nous plaçons notre scène,
Sont entraînées par d’anciennes rancunes à des rixes nouvelles
Où le sang des citoyens souille les mains des citoyens.
Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies
A pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d’amoureux
Dont la ruine néfaste et lamentable
Doit ensevelir dans leur tombe l’animosité de leurs parents.
Les terribles péripéties de leur fatal amour
Et les effets de la rage obstinée de ces familles
Que peut seule apaiser la mort de leurs enfants,
Vont en deux heures être exposés sur notre scène.
Si vous daignez nous écouter patiemment,
Notre zèle s’efforcera de corriger notre insuffisance (35).

SCÈNE I.
[Vérone. Une place publique.]
Entrent Samson et Grégoire, armés d’épées et de boucliers.
SAMSON.

Grégoire, sur ma parole, nous ne supporterons pas leurs brocards.

GRÉGOIRE.

Non, nous ne sommes pas gens à porter le brocart.

SAMSON.

Je veux dire que, s’ils nous mettent en colère, nous allongeons le couteau.

GRÉGOIRE.

Oui, mais prends garde qu’on ne t’allonge le cou tôt ou tard.

SAMSON.

Je frappe vite quand on m’émeut.

GRÉGOIRE.

Mais tu es lent à t’émouvoir.

SAMSON.

Un chien de la maison de Montague m’émeut.

GRÉGOIRE.

Qui est ému, remue ; qui est vaillant, tient ferme ; conséquemment, si tu es ému, tu lâches pied.

SAMSON.

Quand un chien de cette maison-là m’émeut, je tiens ferme. Je suis décidé à prendre le haut du pavé sur tous les Montagues, hommes ou femmes.

GRÉGOIRE.

Cela prouve que tu n’es qu’un faible drôle ; les faibles s’appuient toujours au mur.

SAMSON.

C’est vrai ; et voilà pourquoi les femmes étant les vases les plus faibles, sont toujours adossées au mur ; aussi, quand j’aurai affaire aux Montagues, je repousserai les hommes du mur et j’y adosserai les femmes.

GRÉGOIRE.

La querelle ne regarde que nos maîtres et nous, leurs hommes.

SAMSON.

N’importe ! je veux agir en tyran. Quand je me serai battu avec les hommes, je serai cruel avec les femmes. Il n’y aura plus de vierges !

GRÉGOIRE.

Tu feras donc sauter toutes leurs têtes ?

SAMSON.

Ou tous leurs pucelages. Comprends la chose comme tu voudras.

GRÉGOIRE.

Celles-là comprendront la chose, qui la sentiront.

SAMSON.

Je la leur ferai sentir tant que je pourrai tenir ferme, et l’on sait que je suis un joli morceau de chair.

GRÉGOIRE.

Il est fort heureux que tu ne sois pas poisson ; tu aurais fait un pauvre merlan. Tire ton instrument ; en voici deux de la maison de Montague.

Ils dégainent.
Entrent Abraham et Balthazar.
SAMSON.

Voici mon épée nue ; cherche-leur querelle ; je serai derrière toi.

GRÉGOIRE.

Oui, tu te tiendras derrière pour mieux déguerpir.

SAMSON.

Ne crains rien de moi.

GRÉGOIRE.

De toi ? Non, morbleu.

SAMSON.

Mettons la loi de notre côté et laissons-les commencer.

GRÉGOIRE.

Je vais froncer le sourcil en passant près d’eux, et qu’ils le prennent comme ils le voudront.

SAMSON.

C’est-à-dire comme ils l’oseront. Je vais mordre mon pouce en les regardant, et ce sera une disgrâce pour eux, s’ils le supportent (36).

ABRAHAM, à Samson.

Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ?

SAMSON.

Je mords mon pouce, monsieur.

ABRAHAM.

Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ?

SAMSON, bas, à Grégoire.

La loi est-elle de notre côté, si je dis oui ?

GRÉGOIRE, bas, à Samson.

Non.

SAMSON, haut, à Abraham.

Non, monsieur, ce n’est pas à votre intention que je mords mon pouce, monsieur ; mais je mords mon pouce, monsieur.

GRÉGOIRE, à Abraham.

Cherchez-vous une querelle, monsieur ?

ABRAHAM.

Une querelle, monsieur ? Non, monsieur !

SAMSON.

Si vous en cherchez une, monsieur, je suis votre homme. Je sers un maître aussi bon que le vôtre.

ABRAHAM.

Mais pas meilleur.

SAMSON.

Soit, monsieur.

Entre au fond du théâtre Benvolio, puis, à distance, derrière lui, Tybalt.
GRÉGOIRE, à Samson.

Dis meilleur ! Voici un parent de notre maître.

SAMSON, à Abraham.

Si fait, monsieur, meilleur !

ABRAHAM.

Vous en avez menti.

SAMSON.

Dégainez, si vous êtes hommes !

Tous se mettent en garde.

Grégoire, souviens-toi de ta maîtresse botte !

BENVOLIO, s’avançant, la rapière au poing.

Séparez-vous, imbéciles ! rengainez vos épées ; vous ne savez pas ce que vous faites.

Il rabat les armes des valets.
TYBALT, s’élançant, l’épée nue, derrière Benvolio.

— Quoi ! l’épée à la main, parmi ces marauds sans cœur ! — Tourne-toi, Benvolio, et fais face à ta mort.

BENVOLIO, à Tybalt.

— Je ne veux ici que maintenir la paix ; rengaine ton épée, — ou emploie-la, comme moi, à séparer ces hommes.

TYBALT.

— Quoi, l’épée à la main, tu parles de paix ! Ce mot, je le hais, — comme je hais l’enfer, tous les Montagues et toi. — À toi, lâche !

Tous se battent. D’autres partisans des deux maisons arrivent et se joignent à la mêlée. Alors arrivent des citoyens armés de bâtons (37).
PREMIER CITOYEN.

— À l’œuvre les bâtons, les piques, les pertuisanes ! Frappez ! Écrasez-les ! — À bas les Montagues ! à bas les Capulets !

Entrent Capulet, en robe de chambre, et lady Capulet.
CAPULET.

— Quel est ce bruit ?… Holà ! qu’on me donne ma grande épée.

LADY CAPULET.

— Non ! une béquille ! une béquille !… Pourquoi demander une épée ?

CAPULET.

— Mon épée, dis-je ! le vieux Montague arrive — et brandit sa rapière en me narguant !

Entrent Montague, l’épée à la main, et lady Montague.
MONTAGUE.

— À toi, misérable Capulet !… Ne me retenez pas ! lâchez-moi.

LADY MONTAGUE, le retenant.

— Tu ne feras pas un seul pas vers ton ennemi (38).

Entre le prince, avec sa suite.
LE PRINCE.

— Sujets rebelles, ennemis de la paix ! — profanateurs qui souillez cet acier par un fratricide !… — Est-ce qu’on ne m’entend pas ?… Holà ! vous tous, hommes ou brutes, — qui éteignez la flamme de votre rage pernicieuse — dans les flots de pourpre échappés de vos veines, — sous peine de torture, obéissez ! Que vos mains sanglantes — jettent à terre ces épées trempées dans le crime, — et écoutez la sentence de votre prince irrité !

Tous les combattants s’arrêtent.

— Trois querelles civiles, nées d’une parole en l’air, ont déjà troublé le repos de nos rues, — par ta faute, vieux Capulet, et par la tienne, Montague ; — trois fois les anciens de Vérone, — dépouillant le vêtement grave qui leur sied, — ont dû saisir de leurs vieilles mains leurs vieilles pertuisanes, — gangrenées par la rouille, pour séparer vos haines gangrenées. — Si jamais vous troublez encore nos rues, — votre vie payera le dommage fait à la paix. — Pour cette fois, que tous se retirent. — Vous, Capulet, venez avec moi ; — et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi, — pour connaître notre décision ultérieure sur cette affaire, — au vieux château de Villafranca, siége ordinaire de notre justice. — Encore une fois, sous peine de mort, que tous se séparent (39) !

Tous sortent, excepté Montague, lady Montague et Benvolio.
MONTAGUE.

— Qui donc a réveillé cette ancienne querelle ? — Parlez, neveu, étiez-vous là quand les choses ont commencé ?

BENVOLIO.

— Les gens de votre adversaire et les vôtres se battaient ici à outrance quand je suis arrivé ; — j’ai dégainé pour les séparer ; à l’instant même est survenu — le fougueux Tybalt, l’épée haute, — vociférant ses défis à mon oreille, — en même temps qu’il agitait sa lame autour de sa tête et pourfendait l’air — qui narguait son impuissance par un sifflement. — Tandis que nous échangions les coups et les estocades, — sont arrivés des deux côtés de nouveaux partisans qui ont combattu — jusqu’à ce que le prince soit venu les séparer (40).

LADY MONTAGUE.

— Oh ! où est donc Roméo ? l’avez-vous vu aujourd’hui ? — Je suis bien aise qu’il n’ait pas été dans cette bagarre.

BENVOLIO.

— Madame, une heure avant que le soleil sacré — perçât la vitre d’or de l’Orient, — mon esprit agité m’a entraîné à sortir ; — tout en marchant dans le bois de sycomores — qui s’étend à l’ouest de la ville, — j’ai vu votre fils qui s’y promenait déjà ; — je me suis dirigé vers lui, mais, à mon aspect, — il s’est dérobé dans les profondeurs du bois. — Pour moi, jugeant de ses émotions par les miennes, — qui ne sont jamais aussi absorbantes que quand elles sont solitaires, — j’ai suivi ma fantaisie sans poursuivre la sienne, — et j’ai évité volontiers qui me fuyait si volontiers (41).

MONTAGUE.

— Voilà bien des matinées (42) qu’on l’a vu là — augmenter de ses larmes la fraîche rosée du matin — et à force de soupirs ajouter des nuages aux nuages. — Mais, aussitôt que le vivifiant soleil — commence, dans le plus lointain orient, à tirer — les rideaux ombreux du lit de l’Aurore, — vite mon fils accablé fuit la lumière, il rentre, — s’emprisonne dans sa chambre, — ferme ses fenêtres, tire le verrou sur le beau jour, — et se fait une nuit artificielle. — Ah ! cette humeur sombre lui sera fatale, — si de bons conseils n’en dissipent la cause.

BENVOLIO.

— Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle ?

MONTAGUE.

— Je ne la connais pas et je n’ai pu l’apprendre de lui.

BENVOLIO.

— Avez-vous insisté près de lui suffisamment ?

MONTAGUE.

— J’ai insisté moi-même, ainsi que beaucoup de mes amis ; — mais il est le seul conseiller de ses passions ; — il est l’unique confident de lui-même, confident peu sage peut-être, — mais aussi secret, aussi impénétrable, — aussi fermé à la recherche et à l’examen — que le bouton qui est rongé par un ver jaloux — avant de pouvoir épanouir à l’air ses pétales embaumés — et offrir sa beauté au soleil ! — Si seulement nous pouvions savoir d’où lui viennent ces douleurs, — nous serions aussi empressés pour les guérir que pour les connaître.

Roméo paraît à distance.
BENVOLIO.

— Tenez, le voici qui vient. Éloignez-vous, je vous prie, — ou je connaîtrai ses peines, ou je serai bien des fois refusé.

MONTAGUE.

— Puisses-tu, en restant, être assez heureux — pour entendre une confession complète !… Allons, madame, partons !

Sortent Montague et lady Montague.
BENVOLIO.

— Bonne matinée, cousin !

ROMÉO.

— Le jour est-il si jeune encore ?

BENVOLIO.

— Neuf heures viennent de sonner.

ROMÉO.

Oh ! que les heures tristes semblent longues ! — N’est-ce pas mon père qui vient de partir si vite ?

BENVOLIO.

— C’est lui-même. Quelle est donc la tristesse qui allonge les heures de Roméo ?

ROMÉO.

— La tristesse de ne pas avoir ce qui les abrégerait.

BENVOLIO.

— Tu es amoureux ?

ROMÉO.

Je suis éperdu…

BENVOLIO.

D’amour !

ROMÉO.

— Des dédains de celle que j’aime.

BENVOLIO.

— Hélas ! faut-il que l’amour, si doux en apparence, — soit si tyrannique et si cruel à l’épreuve ?

ROMÉO.

— Hélas ! faut-il que l’amour, malgré le bandeau qui l’aveugle, — trouve toujours, sans y voir, un chemin vers son but (43) !… — Où dînerons-nous !… Ô mon Dieu !… Quel était ce tapage ?… — Mais non, ne me le dis pas, car je sais tout ! — Ici on a beaucoup à faire avec la haine, mais plus encore avec l’amour… — Amour ! Ô tumultueux amour ! Ô amoureuse haine ! — Ô tout, créé de rien ! — Ô lourde légèreté ! vanité sérieuse ! — Informe chaos de ravissantes visions ! — Plume de plomb, lumineuse fumée, feu glacé, santé maladive ! — Sommeil toujours éveillé qui n’est pas ce qu’il est ! — Voilà l’amour que je sens et je n’y sens pas d’amour… — Tu ris, n’est-ce pas ?

BENVOLIO.

Non, cousin : je pleurerais plutôt.

ROMÉO.

— Bonne âme !… et de quoi ?

BENVOLIO.

De voir ta bonne âme si accablée.

ROMÉO.

Oui, tel est l’effet de la sympathie. — La douleur ne pesait qu’à mon cœur, et tu veux l’étendre sous la pression — de la tienne : cette affection que tu me montres — ajoute une peine de plus à l’excès de mes peines. — L’amour est une fumée de soupirs ; — dégagé, c’est une flamme qui étincelle aux yeux des amants ; — comprimé, c’est une mer qu’alimentent leurs larmes (44). — Qu’est-ce encore ? La folie la plus raisonnable, — une suffocante amertume, une vivifiante douceur !… — Au revoir, mon cousin.

Il va pour sortir.
BENVOLIO.

Doucement, je vais vous accompagner : — vous me faites injure en me quittant ainsi.

ROMÉO.

— Bah ! je me suis perdu moi-même ; je ne suis plus ici ; — ce n’est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs.

BENVOLIO.

— Dites-moi sérieusement qui vous aimez.

ROMÉO.

— Sérieusement ? Roméo ne peut le dire qu’avec des sanglots.

BENVOLIO.

Avec des sanglots ? non ! — Dites-le-moi sérieusement.

ROMÉO.

— Dis donc à un malade de faire sérieusement son testament ! — Ah ! ta demande s’adresse mal à qui est si mal ! — Sérieusement, cousin, j’aime une femme.

BENVOLIO.

— En le devinant, j’avais touché juste.

ROMÉO.

— Excellent tireur !… j’ajoute qu’elle est d’une éclatante beauté.

BENVOLIO.

— Plus le but est éclatant, beau cousin, plus il est facile à atteindre.

ROMÉO.

— Ce trait-là frappe à côté ; car elle est hors d’atteinte — des flèches de Cupidon ; elle a le caractère de Diane ; — armée d’une chasteté à toute épreuve, — elle vit à l’abri de l’arc enfantin de l’Amour ; — elle ne se laisse pas assiéger en termes amoureux, — elle se dérobe au choc des regards provocants (45) — et ferme son giron à l’or qui séduirait une sainte. — Oh ! elle est riche en beauté, misérable seulement — en ce que ses beaux trésors doivent mourir avec elle (46) !

BENVOLIO.

— Elle a donc juré de vivre toujours chaste ?

ROMÉO.

— Elle l’a juré, et cette réserve produit une perte immense. — En affamant une telle beauté par ses rigueurs, — elle en déshérite toute la postérité. — Elle est trop belle, trop sage, trop sagement belle, — car elle mérite le ciel en faisant mon désespoir. — Elle a juré de n’aimer jamais, et ce serment — me tue en me laissant vivre, puisque c’est un vivant qui te parle.

BENVOLIO.

— Suis mon conseil ; cesse de penser à elle.

ROMÉO.

— Oh ! apprends-moi comment je puis cesser de penser.

BENVOLIO.

— En rendant la liberté à tes yeux : — examine d’autres beautés.

ROMÉO.

Ce serait le moyen — de rehausser encore ses grâces exquises. — Les bienheureux masques qui baisent le front des belles, — ne servent, par leur noirceur, qu’à nous rappeler la blancheur qu’ils cachent. — L’homme frappé de cécité ne saurait oublier — le précieux trésor qu’il a perdu avec la vue. — Montre-moi la plus charmante maîtresse : — que sera pour moi sa beauté, sinon une page — où je pourrai lire le nom d’une beauté plus charmante encore ? — Adieu : tu ne saurais m’apprendre à oublier.

BENVOLIO.

— J’achèterai ce secret-là, dussé-je mourir insolvable !

Ils sortent.

SCÈNE II.
[Devant la maison de Capulet.]
Entrent Capulet, Pâris et le Clown.
CAPULET.

— Montague est lié comme moi, — et sous une égale caution. Il n’est pas bien difficile, je pense, — à des vieillards comme nous de garder la paix (47).

PÂRIS.

— Vous avez tous deux la plus honorable réputation ; — et c’est pitié que vous ayez vécu si longtemps en querelle… — Mais maintenant, monseigneur, que répondez-vous à ma requête ?

CAPULET.

— Je ne puis que redire ce que j’ai déjà dit. — Mon enfant est encore étrangère au monde ; — elle n’a pas encore vu la fin de ses quatorze ans : — laissons deux étés encore se flétrir dans leur orgueil, — avant de la juger mûre pour le mariage.

PÂRIS.

— De plus jeunes qu’elles sont déjà d’heureuses mères.

CAPULET.

— Trop vite étiolées sont ces mères trop précoces… — La terre a englouti toutes mes espérances ; Juliette seule, — Juliette est la reine espérée de ma terre. — Courtisez-la, gentil Pâris, obtenez son cœur ; — mon bon vouloir n’est que la conséquence de son assentiment ; — si vous lui agréez, c’est de son choix — que dépendent mon approbation et mon plein consentement… (48) — Je donne ce soir une fête, consacrée par un vieil usage, — à laquelle j’invite ceux que j’aime ; vous — serez le très-bienvenu, si vous voulez être du nombre. — Ce soir, dans ma pauvre demeure, attendez-vous à contempler — des étoiles qui, tout en foulant la terre, éclipseront la clarté des cieux. — Les délicieux transports qu’éprouvent les jeunes galants — alors qu’Avril tout pimpant arrive sur les talons — de l’imposant hiver, vous les ressentirez — ce soir chez moi, au milieu de ces fraîches beautés en bouton. — Écoutez-les toutes, voyez-les toutes, — et donnez la préférence à celle qui la méritera. — Ma fille sera une de celles que vous verrez, — et, si elle ne se fait pas compter, elle peut du moins faire nombre. — Allons, venez avec moi…

Au clown.

Holà, maraud ! tu vas te démener — à travers notre belle Vérone ; tu iras trouver les personnes — dont les noms sont écrits ici, et tu leur diras — que ma maison et mon hospitalité sont mises à leur disposition.

Il remet un papier au clown et sort avec Pâris.
LE CLOWN, seul, les yeux fixés sur le papier.

Trouver les gens dont les noms sont écrits ici (49) ? Il est écrit… que le cordonnier doit se servir de sa verge, le tailleur de son alêne, le pêcheur de ses pinceaux et le peintre de ses filets ; mais moi, on veut que j’aille trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, quand je ne peux même pas trouver quels noms a écrits ici l’écrivain ! Il faut que je m’adresse aux savants… Heureuse rencontre !

Entrent Benvolio et Roméo.
BENVOLIO.

— Bah ! mon cher, une inflammation éteint une autre inflammation ; — une peine est amoindrie par les angoisses d’une autre peine. — La tête te tourne-t-elle ? — tourne en sens inverse, et tu te remettras… — Une douleur désespérée se guérit par les langueurs d’une douleur nouvelle ; — que tes regards aspirent un nouveau poison, — et l’ancien perdra son action venimeuse.

ROMÉO, ironiquement.

— La feuille de plantain est excellente pour cela (50).

BENVOLIO.

— Pour quoi, je te prie ?

ROMÉO.

Pour une jambe cassée.

BENVOLIO.

— Ça, Roméo, es-tu fou ?

ROMÉO.

— Pas fou précisément, mais lié plus durement qu’un fou ; je suis tenu en prison, mis à la diète, — flagellé, tourmenté et…

Au clown.

Bonsoir, mon bon ami.

LE CLOWN.

Dieu vous donne le bonsoir !… Dites-moi, monsieur savez-vous lire ?

ROMÉO.

Oui, ma propre fortune dans ma misère.

LE CLOWN.

Peut-être avez-vous appris ça sans livre ; mais, dites-moi, savez-vous lire le premier écrit venu ?

ROMÉO.

Oui, si j’en connais les lettres et la langue.

LE CLOWN.

Vous parlez congrûment. Le ciel vous tienne en joie.

Il va pour se retirer.
ROMÉO, le rappelant.

Arrête, l’ami, je sais lire.

Il prend le papier des mains du valet et lit :

« Le signor Martino, sa femme et ses filles ; le comte Anselme et ses charmantes sœurs ; la veuve du signor Vitruvio ; le signor Placentio et ses aimables nièces ; Mercutio et son frère Valentin ; mon oncle Capulet, sa femme et ses filles ; ma jolie nièce Rosaline ; Livia ; le signor Valentio et son cousin Tybalt ; Lucio et la vive Héléna. »

Rendant le papier.

Voilà une belle assemblée. Où doit-elle se rendre ?

LE CLOWN.

Là-haut.

ROMÉO.

Où cela ?

LE CLOWN.

Chez nous, à souper.

ROMÉO.

Chez qui ?

LE CLOWN.

Chez mon maître.

ROMÉO.

J’aurais dû commencer par cette question.

LE CLOWN.

Je vais tout vous dire sans que vous le demandiez : mon maître est le grand et riche Capulet ; si vous n’êtes pas de la maison des Montagues, je vous invite à venir chez nous faire sauter un cruchon de vin… Dieu vous tienne en joie !

Il sort.
BENVOLIO.

— C’est l’antique fête des Capulets ; — la charmante Rosaline, celle que tu aimes tant, y soupera, — ainsi que toutes les beautés admirées de Vérone ; — vas-y, puis, d’un œil impartial, — compare son visage à d’autres que je te montrerai, — et je te ferai convenir que ton cygne n’est qu’un corbeau.

ROMÉO.

— Si jamais mon regard, en dépit d’une religieuse dévotion, — proclamait un tel mensonge, que mes larmes se changent en flammes ! — et que mes yeux, restés vivants, quoique tant de fois noyés, — transparents hérétiques, soient brûlés comme imposteurs ! — Une femme plus belle que ma bien-aimée ! Le soleil qui voit tout — n’a jamais vu son égale depuis qu’a commencé le monde !

BENVOLIO.

— Bah ! vous l’avez vue belle, parce que vous l’avez vue seule ; — pour vos yeux, elle n’avait d’autre contrepoids qu’elle-même ; — mais, dans ces balances cristallines, mettez votre — bien-aimée en regard de telle autre beauté — que je vous montrerai toute brillante à cette fête, — et elle n’aura plus cet éclat qu’elle a pour vous aujourd’hui.

ROMÉO.

— Soit ! J’irai, non pour voir ce que tu dis, — mais pour jouir de la splendeur de mon adorée.

Ils sortent.

SCÈNE III.
[Dans la maison de Capulet.]
Entrent Lady Capulet et la Nourrice.
LADY CAPULET.

— Nourrice, où est ma fille ? Appelle-la.

LA NOURRICE.

— Eh ! par ma virginité de douze ans, — je lui ai dit de venir…

Appelant.

Allons, mon agneau ! Allons, mon oiselle ! — Dieu me pardonne !… Où est donc cette fille ?… Allons, Juliette !

Entre Juliette.
JULIETTE.

— Eh bien, qui m’appelle ?

LA NOURRICE.

Votre mère.

JULIETTE.

Me voici, madame. — Quelle est votre volonté ?

LADY CAPULET.

— Voici la chose… Nourrice, laisse-nous un peu ; — nous avons à causer en secret…

La nourrice va pour sortir.

Non, reviens, nourrice ; — je me suis ravisée, tu assisteras à notre conciliabule. — Tu sais que ma fille est d’un joli âge.

LA NOURRICE.

— Ma foi, je puis dire son âge à une heure près.

LADY CAPULET.

— Elle n’a pas quatorze ans.

LA NOURRICE.

Je parierais quatorze de mes dents, — et, à ma grande douleur je n’en ai plus que quatre, — qu’elle n’a pas quatorze ans… Combien y a-t-il d’ici à la Saint-Pierre-ès-Liens.

LADY CAPULET.

Une quinzaine au moins ?

LA NOURRICE.

— Au moins ou au plus, n’importe ! — Entre tous les jours de l’année, c’est précisément — la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens qu’elle aura quatorze ans. — Susanne et elle, Dieu garde toutes les âmes chrétiennes ! — étaient du même âge… Oui, à présent, Susanne est avec Dieu ; — elle était trop bonne pour moi ; mais, comme je disais, — la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens elle aura quatorze ans ; — elle les aura, ma parole. Je m’en souviens bien. — Il y a maintenant onze ans du tremblement de terre ; — et elle fut sevrée, je ne l’oublierai jamais, — entre tous les jours de l’année, précisément ce jour-là ; — car j’avais mis de l’absinthe au bout de mon sein, — et j’étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier ; — Monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue… — Oh ! j’ai le cerveau solide !… Mais, comme je disais, — dès qu’elle eut goûté l’absinthe au bout — de mon sein et qu’elle en eut senti l’amertume, il fallait voir comme la petite folle, — toute furieuse, s’est emportée contre le téton ! — Tremble, fit le pigeonnier ; il n’était pas besoin, je vous jure, — de me dire de décamper… — Et il y a onze ans de ça ; — car alors elle pouvait se tenir toute seule ; oui, par la sainte croix, — elle pouvait courir et trottiner tout partout ; — car, tenez, la veille même, elle s’était cogné le front ; — et alors mon mari, Dieu soit avec son âme ! — c’était un homme bien gai ! releva l’enfant : — Oui-dà, dit-il, tu tombes sur la face ?Quand tu auras plus d’esprit, tu tomberas sur le dos ; — n’est-ce pas, Juju ? Et, par Notre Dame, — la petite friponne cessa de pleurer et dit : Oui ! — Voyez donc à présent comme une plaisanterie vient à point ! — Je garantis que, quand je vivrais mille ans, — je n’oublierais jamais ça : N’est-ce pas, Juju ? fit-il ; — et la petite folle s’arrêta et dit : Oui !

LADY CAPULET.

— En voilà assez ; je t’en prie, tais-toi.

LA NOURRICE.

— Oui, madame ; pourtant je ne peux pas m’empêcher de rire — quand je songe qu’elle cessa de pleurer et dit : Oui ! — Et pourtant je garantis qu’elle avait au front une bosse aussi grosse qu’une coque de jeune poussin — un coup terrible ! et elle pleurait amèrement. — Oui-dà, fit mon mari, tu tombes sur la face ? — Quand tu seras d’âge, tu tomberas sur le dos ; n’est-ce pas, Juju ? Et elle s’arrêta et dit : Oui (51) !

JULIETTE.

— Arrête-toi donc aussi, je t’en prie, nourrice !

LA NOURRICE.

— Paix ! j’ai fini. Que Dieu te marque de sa grâce ! — Tu étais le plus joli poupon que j’aie jamais nourri ; — si je puis vivre pour te voir marier un jour, — je serai satisfaite.

LADY CAPULET.

— Voilà justement le sujet — dont je viens l’entretenir… Dis-moi, Juliette, ma fille, — quelle disposition te sens-tu pour le mariage ?

JULIETTE.

— C’est un honneur auquel je n’ai pas même songé.

LA NOURRICE.

— Un honneur ! Si je n’étais pas ton unique nourrice, — je dirais que tu as sucé la sagesse avec le lait.

LADY CAPULET.

— Eh bien, songez au mariage dès à présent ; de plus jeunes que vous, — dames fort estimées, ici à Vérone même, — sont déjà devenues mères ; si je ne me trompe, — j’étais mère moi-même avant l’âge — où vous êtes fille encore. En deux mots, voici : — le vaillant Pâris vous recherche pour sa fiancée (52).

LA NOURRICE.

— Voilà un homme, ma jeune dame ! un homme — comme le monde entier… Quoi ! c’est un homme en cire !

LADY CAPULET.

— Le parterre de Vérone n’offre pas une fleur pareille.

LA NOURRICE.

— Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par excellence (53).

LADY CAPULET.

— Qu’en dites-vous ? Pourriez-vous aimer ce gentilhomme ? — Ce soir vous le verrez à notre fête ; — lisez alors sur le visage du jeune Pâris, — et observez toutes les grâces qu’y a tracées la plume de la beauté ; — examinez ces traits si bien mariés, — et voyez quel charme chacun prête à l’autre ; — si quelque chose reste obscur en cette belle page, — vous le trouverez éclairci sur la marge de ses yeux. — Ce précieux livre d’amour, cet amant jusqu’ici détaché, — pour être parfait, n’a besoin que d’être relié !… — Le poisson brille sous la vague, et c’est la splendeur suprême — pour le beau extérieur de recéler le beau intérieur ; — aux yeux de beaucoup, il n’en est que plus magnifique, le livre — qui d’un fermoir d’or étreint la légende d’or ! — Ainsi, en l’épousant, vous aurez part à tout ce qu’il possède, — sans que vous-même soyez en rien diminuée.

LA NOURRICE.

— Elle, diminuer ! Elle grossira, bien plutôt. Les femmes s’arrondissent auprès des hommes !

LADY CAPULET, à Juliette.

— Bref, dites-moi si vous répondrez à l’amour de Pâris.

JULIETTE.

— Je verrai à l’aimer, s’il suffit de voir pour aimer : — mais mon attention à son égard ne dépassera pas — la portée que lui donneront vos encouragements.

Entre un valet.
LE VALET.

Madame, les invités sont venus, le souper est servi ; on vous appelle ; on demande mademoiselle ; on maudit la nourrice à l’office ; et tout est terminé. Il faut que je m’en aille pour servir ; je vous en conjure, venez vite.

LADY CAPULET.

— Nous te suivons, Juliette, le comte nous attend.

LA NOURRICE.

— Va, fillette, va ajouter d’heureuses nuits à tes heureux jours.

Tous sortent.

SCÈNE IV.
[Une place sur laquelle est située la maison de Capulet.]
Entrent Roméo, costumé en pélerin ; Mercutio, Benvolio, avec cinq ou six masques ; des gens portant des torches et des musiciens.
ROMÉO.

— Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous excuser — ou entrer sans apologie ?

BENVOLIO.

— Ces harangues prolixes ne sont plus de mode. — Nous n’aurons pas de Cupidon aux yeux bandés d’une écharpe, portant un arc peint à la tartare, — et faisant fuir les dames comme un épouvantail ; pas de prologue appris par cœur et mollement débité — à l’aide d’un souffleur pour préparer notre entrée. — Qu’ils nous estiment dans la mesure qu’il leur plaira ; — nous leur danserons une mesure, et nous partirons.

ROMÉO.

— Qu’on me donne une torche ! Je ne suis pas en train de gambader ! — Sombre comme je suis, je veux porter la lumière (54).

MERCUTIO.

— Ah ! mon doux Roméo, nous voulons que vous dansiez.

ROMÉO.

— Non, croyez-moi : vous avez tous la chaussure de bal — et le talon léger : moi, j’ai une âme de plomb — qui me cloue au sol et m’ôte le talent de remuer.

MERCUTIO.

— Vous êtes amoureux (55) ; empruntez à Cupidon ses ailes, — et vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire essor.

ROMÉO.

— Ses flèches m’ont trop cruellement blessé — pour que je puisse m’élancer sur ses ailes légères ; enchaîné comme je le suis, — je ne saurais m’élever au-dessus d’une immuable douleur ; je succombe sous l’amour qui m’écrase.

MERCUTIO.

— Prenez le dessus et vous l’écraserez : — le délicat enfant sera bien vite accablé par vous.

ROMÉO.

— L’amour, un délicat enfant ! Il est brutal, — rude, violent ; il écorche comme l’épine.

MERCUTIO.

— Si l’amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ; — écorchez l’amour qui vous écorche, et vous le dompterez.

Aux valets.

— Donnez-moi un étui à mettre mon visage !

Se masquant.

— Un masque sur un masque ! Peu m’importe à présent — qu’un regard curieux cherche à découvrir mes laideurs ! — Voilà d’épais sourcils qui rougiront pour moi !

BENVOLIO.

— Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, — que chacun ait recours à ses jambes (56) !

ROMÉO.

— À moi une torche ! Que les galants au cœur léger — agacent du pied la natte insensible. — Pour moi, je m’accommode d’une phrase de grand-père : — je tiendrai la chandelle et je regarderai… — À vos brillants ébats mon humeur noire ferait tache.

MERCUTIO.

— Bah ! la nuit tous les chats sont gris ! — Si tu es en humeur noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier — de cet amour où tu patauges — jusqu’aux oreilles… Allons vite. Nous usons notre éclairage de jour…

ROMÉO.

— Comment cela ?

MERCUTIO.

Je veux dire, messire, qu’en nous attardant — nous consumons nos lumières en pure perte, comme des lampes en plein jour… — Ne tenez compte que de ma pensée : notre mérite — est cinq fois dans notre intention pour une fois qu’il est dans notre bel esprit.

ROMÉO.

— En allant à cette mascarade, nous avons bonne intention, — mais il y a peu d’esprit à y aller.

MERCUTIO.

Peut-on demander pourquoi ?

ROMÉO.

— J’ai fait un rêve cette nuit.

MERCUTIO.

Et moi aussi.

ROMÉO.

— Eh bien ! qu’avez-vous rêvé ?

MERCUTIO.

Que souvent les rêveurs sont mis dedans !

ROMÉO.

— Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité.

MERCUTIO.

— Oh ! je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite. — Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, — pas plus grande qu’une agate — à l’index d’un alderman, — traînée par un attelage de petits atomes — à travers les nez des hommes qui gisent endormis. — Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; — la capote, d’ailes de sauterelles ; — les rênes, de la plus fine toile d’araignée ; les harnais, d’humides rayons de lune. — Son fouet, fait d’un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge. — Son cocher est un petit cousin en livrée grise, — moins gros de moitié qu’une petite bête ronde — tirée avec une épingle du doigt paresseux d’une servante. — Son chariot est une noisette, vide, — taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, — carrossier immémorial des fées. — C’est dans cet apparat qu’elle galope de nuit en nuit — à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour, — sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, — sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d’honoraires, — sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! — Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, irritée — de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. — Tantôt elle galope sur le nez d’un solliciteur, — et vite il rêve qu’il flaire une place ; — tantôt elle vient avec la queue d’un cochon de la dîme — chatouiller la narine d’un curé endormi, — et vite il rêve d’un autre bénéfice ; — tantôt elle passe sur le cou d’un soldat, — et alors il rêve de gorges ennemies coupées, — de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles, — de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours — battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille, — et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, — et se rendort. C’est cette même Mab — qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux — et dans les poils emmêlés durcit ces nœuds magiques — qu’on ne peut débrouiller sans encourir malheur. — C’est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, — les étreint et les habitue à porter leur charge — pour en faire des femmes à solide carrure. — C’est elle (57)…

ROMÉO.

Paix, paix, Mercutio, paix. — Tu nous parles de riens !

MERCUTIO.

En effet, je parle des rêves, — ces enfants d’un cerveau en délire, — que peut seule engendrer l’hallucination, — aussi insubstantielle que l’air, — et plus variable que le vent qui caresse — en ce moment le sein glacé du nord, — et qui tout à l’heure, s’échappant dans une bouffée de colère, — va se tourner vers le midi encore humide de rosée !

BENVOLIO.

— Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous-mêmes : — le souper est fini et nous arriverons trop tard.

ROMÉO.

— Trop tôt, j’en ai peur ! Mon âme pressent — qu’une amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile, — aura pour date funeste — cette nuit de fête, et terminera — la méprisable existence contenue dans mon sein — par le coup sinistre d’une mort prématurée. — Mais que celui qui est le nautonnier de ma destinée — dirige ma voile !… En avant, joyeux amis !

BENVOLIO.

— Battez, tambours !

Ils sortent.

SCÈNE V.
[Une salle dans la maison de Capulet.]
Entrent plusieurs valets.
PREMIER VALET.

Où est donc Laterrine, qu’il ne m’aide pas à desservir ? Lui, soulever une assiette ! Lui, frotter une table ! Fi donc !

DEUXIÈME VALET.

Quand le soin d’une maison est confié aux mains d’un ou deux hommes, et que ces mains ne sont même pas lavées, c’est une sale chose.

PREMIER VALET.

Dehors les tabourets !… Enlevez le buffet !… Attention à l’argenterie…

À l’un de ses camarades.

Mon bon, mets-moi de côté un massepain ; et, si tu m’aimes, dis au portier de laisser entrer Suzanne Lameule et Nelly… Antoine ! Laterrine !

TROISIEME VALET.

Voilà, mon garçon ! présent !

PREMIER VALET.

On vous attend, on vous appelle, on vous demande, on vous cherche dans la grande chambre.

TROISIEME VALET.

Nous ne pouvons pas être ici et là… Vivement, mes enfants ; mettez-y un peu d’entrain, et que le dernier restant emporte tout (58).

Ils se retirent.
Entrent le vieux Capulet, puis, parmi la foule des convives, Tybalt, Juliette et la nourrice ; enfin, Roméo, accompagné de ses amis, tous masqués. Les valets vont et viennent.
CAPULET.

— Messieurs, soyez les bienvenus ! Celles de ces dames qui ne sont pas — affligées de cors aux pieds vont vous donner de l’exercice !… — Ah ! ah ! mes donzelles ! qui de vous toutes — refusera de danser à présent ? Celle qui fera la mijaurée, celle-là, — je jurerai qu’elle a des cors ! Eh ! je vous prends par l’endroit sensible, n’est-ce pas ?

À de nouveaux arrivants.

— Vous êtes les bienvenus, messieurs… J’ai vu le temps — où, moi aussi, je portais un masque et où je savais — chuchoter à l’oreille des belles dames de ces mots — qui les charment : ce temps-là n’est plus, il n’est plus, il n’est plus (59) !

À de nouveaux arrivants.

— Vous êtes les bienvenus, messieurs… Allons, musiciens, jouez ! — Salle nette pour le bal ! Qu’on fasse place ! et en avant, jeunes filles !

La musique joue. Les danses commencent. Aux valets.

— Encore des lumières, marauds. Redressez ces tables, — et éteignez le feu ; il fait trop chaud ici…

À son cousin Capulet, qui arrive.

— Ah ! mon cher, ce plaisir inespéré est d’autant mieux venu… — Asseyez-vous, asseyez-vous, bon cousin Capulet ; — car vous et moi, nous avons passé nos jours de danse. — Combien de temps y a-t-il depuis le dernier bal où vous et moi — nous étions masqués ?

DEUXIÈME CAPULET.

Trente ans, par Notre-Dame !

PREMIER CAPULET.

— Bah ! mon cher ! pas tant que ça ! pas tant que ça ! — C’était à la noce de Lucentio. — Vienne la Pentecôte aussi vite qu’elle voudra, — il y aura de cela quelque vingt-cinq ans ; et cette fois nous étions masqués.

DEUXIÈME CAPULET.

— Il y a plus longtemps, il y a plus longtemps : son fils est plus âgé, messire ; — son fils a trente ans.

PREMIER CAPULET.

Pouvez-vous dire ça ! — Son fils était encore mineur il y a deux ans (60).

ROMÉO, à un valet, montrant Juliette.

— Quelle est cette dame qui enrichit la main — de ce cavalier, là-bas ?

LE VALET.

Je ne sais pas, monsieur.

ROMÉO.

Oh ! elle apprend aux flambeaux à illuminer ! — Sa beauté est suspendue à la face de la nuit — comme un riche joyau à l’oreille d’une Éthiopienne ! — Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour la terre ! — Telle la colombe de neige dans une troupe de corneilles (61), — telle apparaît cette jeune dame au milieu de ses compagnes. — Cette danse finie, j’épierai la place où elle se tient, — et je donnerai à ma main grossière le bonheur de toucher la sienne. — Mon cœur a-t-il aimé jusqu’ici ? Non ; jurez-le, mes yeux ! — Car jusqu’à ce soir, je n’avais pas vu la vraie beauté.

TYBALT, désignant Roméo.

— Je reconnais cette voix ; ce doit être un Montague…

À un page.

— Va me chercher ma rapière, page ! Quoi ! le misérable ose — venir ici, couvert d’un masque grotesque, — pour insulter et narguer notre solennité ? — Ah ! par l’antique honneur de ma race, — je ne crois pas qu’il y ait péché à l’étendre mort !

PREMIER CAPULET, s’approchant de Tybalt.

— Eh bien ! qu’as-tu donc, mon neveu ? Pourquoi cette tempête ?

TYBALT.

— Mon oncle, voici un Montague, un de nos ennemis, — un misérable qui est venu ici par bravade — insulter à notre soirée solennelle.

PREMIER CAPULET.

— N’est-ce pas le jeune Roméo ?

TYBALT.

C’est lui, ce misérable Roméo !

PREMIER CAPULET.

— Du calme, gentil cousin ! laisse-le tranquille ; — il a les manières du plus courtois gentilhomme ; — et, à dire vrai, Vérone est fière de lui, comme d’un jouvenceau vertueux et bien élevé. — Je ne voudrais pas, pour toutes les richesses de cette ville, — qu’ici, dans ma maison, il lui fût fait une avanie. — Aie donc patience, ne fais pas attention à lui, — c’est ma volonté ; si tu la respectes, — prends un air gracieux et laisse là cette mine farouche — qui sied mal dans une fête.

TYBALT.

— Elle sied bien dès qu’on a pour hôte un tel misérable ; — je ne le tolérerai pas !

PREMIER CAPULET.

Vous le tolérerez ! — Qu’est-ce à dire, monsieur le freluquet ! J’entends que vous le tolériez… Allons donc ! — Qui est le maître ici, vous ou moi ? Allons donc ! — Vous ne le tolérerez pas ! Dieu me pardonne ! — Vous voulez soulever une émeute au milieu de mes hôtes ! — Vous voulez mettre le vin en perce ! vous voulez faire l’homme !

TYBALT.

— Mais, mon oncle, c’est une honte.

PREMIER CAPULET.

Allons, allons, — vous êtes un insolent garçon. En vérité, — cette incartade pourrait vous coûter cher : Je sais ce que je dis… — Il faut que vous me contrariiez !… Morbleu ! c’est le moment (62) !…

Aux danseurs.

— À merveille, mes chers cœurs !…

À Tybalt.

Vous êtes un faquin… — Restez tranquille, sinon…

Aux valets.

Des lumières ! encore des lumières ! par décence !

À Tybalt.

— Je vous ferai rester tranquille, allez !

Aux danseurs.

De l’entrain, mes petits cœurs !

TYBALT.

— La patience qu’on m’impose lutte en moi avec une colère obstinée, — et leur choc fait trembler tous mes membres… — Je vais me retirer ; mais cette fureur rentrée, — qu’en ce moment on croit adoucie, se convertira en fiel amer.

Il sort.
ROMÉO, prenant la main de Juliette.

— Si j’ai profané avec mon indigne main — cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : — permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, — d’effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.

JULIETTE.

— Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main — qui n’a fait preuve en ceci que d’une respectueuse dévotion. — Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; — et cette étreinte est un pieux baiser.

ROMÉO.

— Les saintes n’ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?

JULIETTE.

— Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.

ROMÉO.

— Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. — Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.

JULIETTE.

— Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.

ROMÉO.

— Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l’effet de ma prière.

Il l’embrasse sur la bouche.

— Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.

JULIETTE.

— Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu’elles ont pris des vôtres.

ROMÉO.

— Vous avez pris le péché de mes lèvres ? Ô reproche charmant ! — Alors rendez-moi mon péché.

Il l’embrasse encore.
JULIETTE.

Vous avez l’art des baisers.

LA NOURRICE, à Juliette.

— Madame, votre mère voudrait vous dire un mot (63).

Juliette se dirige vers lady Capulet.
ROMÉO, à la nourrice.

— Qui donc est sa mère ?

LA NOURRICE.

Eh bien, bachelier, — sa mère est la maîtresse de la maison, — une bonne dame, et sage et vertueuse ; — j’ai nourri sa fille, celle avec qui vous causiez ; — je vais vous dire : celui qui parviendra à mettre la main sur elle — pourra faire sonner les écus.

ROMÉO.

C’est une Capulet ! — Ô trop chère créance ! Ma vie est due à mon ennemie (64) !

BENVOLIO, à Roméo.

— Allons, partons : la fête est à sa fin.

ROMÉO, à part.

— Hélas ! oui, et mon trouble est à son comble.

CAPULET, aux invités qui se retirent.

— Çà, messieurs, n’allez pas nous quitter encore : — nous avons un méchant petit souper qui se prépare… — Vous êtes donc décidés ?… Eh bien, alors je vous remercie tous… — Je vous remercie, honnêtes gentilshommes, bonne nuit (65). — Des torches par ici !… Allons, mettons-nous au lit !

À son cousin Capulet.

— Ah ! ma foi, mon cher, il se fait tard : — je vais me reposer.

Tous sortent, excepté Juliette et la nourrice.
JULIETTE.

— Viens ici, nourrice : quel est ce gentilhomme, là-bas ?

LA NOURRICE.

— C’est le fils et l’héritier du vieux Tibério.

JULIETTE.

— Quel est celui qui sort à présent ?

LA NOURRICE.

— Ma foi, je crois que c’est le jeune Pétruchio.

JULIETTE, montrant Roméo.

— Quel est cet autre qui suit et qui n’a pas voulu danser ?

LA NOURRICE.

Je ne sais pas.

JULIETTE.

— Va demander son nom.

La nourrice s’éloigne un moment.

S’il est marié, — mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial.

LA NOURRICE, revenant.

— Son nom est Roméo ; c’est un Montague, — le fils unique de votre grand ennemi.

JULIETTE.

— Mon unique amour émane de mon unique haine ! — Je l’ai vu trop tôt sans le connaître et je l’ai connu trop tard. — Il m’est né un prodigieux amour, — puisque je dois aimer un ennemi exécré !

LA NOURRICE.

— Que dites-vous ? que dites-vous ?

JULIETTE.

Une strophe que vient de m’apprendre — un de mes danseurs.

Voix au-dehors appelant Juliette.
LA NOURRICE.

Tout à l’heure ! tout à l’heure !… — Allons nous-en ; tous les étrangers sont partis.

Entre le chœur.
LE CHŒUR.

Maintenant, le vieil amour agonise sur son lit de mort,
Et une passion nouvelle aspire à son héritage.

Cette belle pour qui notre amant gémissait et voulait mourir,
Comparée à la tendre Juliette, a cessé d’être belle.
Maintenant Roméo est aimé de celle qu’il aime :
Et tous deux sont ensorcelés par le charme de leurs regards.
Mais il a besoin de conter ses peines à son ennemie supposée,
Et elle dérobe ce doux appât d’amour sur un hameçon dangereux.
Traité en ennemi, Roméo ne peut avoir un libre accès
Pour soupirer ces vœux que les amants se plaisent à prononcer,
Et Juliette, tout aussi éprise, est plus impuissante encore
À ménager une rencontre entre les amoureux.
Mais la passion leur donne la force, et le temps, l’occasion
De goûter ensemble d’ineffables joies dans d’ineffables transes.

Il sort (66).

SCÈNE VI.
[Une route aux abords du jardin de Capulet.]
Roméo entre précipitamment.
ROMÉO, montrant le mur du jardin.

— Puis-je aller plus loin, quand mon cœur est ici ? — En arrière, masse terrestre, et trouve ton centre.

Il escalade le mur et disparaît.
Entrent Mercutio et Benvolio.
BENVOLIO.

— Roméo ! mon cousin Roméo !

MERCUTIO.

Il a fait sagement. — Sur ma vie, il s’est esquivé pour gagner son lit.

BENVOLIO.

— Il a couru de ce côté et sauté par-dessus le mur de ce jardin. — Appelle-le, bon Mercutio.

MERCUTIO.

Je ferai plus : je vais le conjurer… — Roméo ! caprice ! frénésie ! passion ! amour ! — apparais-nous sous la forme d’un soupir ! — Dis seulement un vers, et je suis satisfait ! — Crie seulement hélas ! accouple seulement amour avec jour ! — Rien qu’un mot aimable pour ma commère Vénus ! — Rien qu’un sobriquet pour son fils, pour son aveugle héritier, — le jeune Abraham Cupido, celui qui visa si juste, — quand le roi Cophétua s’éprit de la mendiante (67) !… — Il n’entend pas, il ne remue pas, il ne bouge pas. — Il faut que ce babouin-là soit mort : évoquons-le (68). — Roméo, je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, — par son front élevé et par sa lèvre écarlate, — par son pied mignon, par sa jambe svelte, par sa cuisse frémissante, — et par les domaines adjacents : — apparais-nous sous ta propre forme !

BENVOLIO.

— S’il t’entend, il se fâchera.

MERCUTIO.

— Cela ne peut pas le fâcher ; il se fâcherait avec raison, — si je faisais surgir dans le cercle de sa maîtresse un démon — d’une nature étrange que je laisserais en arrêt — jusqu’à ce qu’elle l’eût désarmé par ses exorcismes. — Cela serait une offense : mais j’agis en enchanteur — loyal et honnête ; et, au nom de sa maîtresse, — c’est lui seul que je vais faire surgir.

BENVOLIO.

— Allons ! il s’est enfoncé sous ces arbres — pour y chercher une nuit assortie à son humeur. — Son amour est aveugle, et n’est à sa place que dans les ténèbres.

MERCUTIO.

— Si l’amour est aveugle, il ne peut pas frapper le but… — Sans doute Roméo s’est assis au pied d’un pêcher, — pour rêver qu’il le commet avec sa maîtresse. — Bonne nuit, Roméo… Je vais trouver ma chère couchette ; — ce lit de camp est trop froid pour que j’y dorme. — Eh bien, partons-nous ?

BENVOLIO.

Oui, partons ; car il est inutile — de chercher ici qui ne veut pas se laisser trouver (69).

Ils sortent.

SCÈNE VII.
[Le jardin de Capulet. Sous les fenêtres de l’appartement de Juliette.]
Entre Roméo.
ROMÉO.

— Il se rit des plaies, celui qui n’a jamais reçu de blessures !

Apercevant Juliette qui apparaît à une fenêtre.

— Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? — Voilà l’Orient, et Juliette est le soleil ! — Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, — qui déjà languit et pâlit de douleur, — parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu’elle-même ! — Ne sois plus sa prêtresse, puisqu’elle est jalouse de toi ; — sa livrée de vestale est maladive et blême, — et les folles seules la portent : rejette-la !… — Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! — Oh ! si elle pouvait le savoir (70)… — Que dit-elle ? Rien… Elle se tait… Mais non : — son regard parle, et je veux lui répondre… Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse. — Deux des plus belles étoiles du ciel, — ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux — de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu’à ce qu’elles reviennent. — Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, — le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, — comme le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, — darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, — que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n’est plus. — Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! — Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! — Je toucherais sa joue !

JULIETTE.

Hélas !

ROMÉO.

Elle parle ! — Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car — tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, — comme le messager ailé du ciel, — quand aux yeux bouleversés — des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, — il devance les nuées paresseuses — et vogue sur le sein des airs !

JULIETTE.

— Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? — Renie ton père et abdique ton nom ; — ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer, — et je ne serai plus une Capulet.

ROMÉO, à part.

— Dois-je l’écouter encore ou lui répondre ?

JULIETTE.

— Ton nom seul est mon ennemi. — Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même (71). — Qu’est-ce qu’un Montague ? Ce n’est ni une main, ni un pied, — ni un bras, ni un visage, ni rien — qui fasse partie d’un homme… Oh ! sois quelque autre nom (72) ! — Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose — embaumerait autant sous un autre nom. — Ainsi, quand Roméo ne s’appellerait plus Roméo, — il conserverait encore les chères perfections qu’il possède (73)… — Roméo, renonce à ton nom ; — et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, — prends-moi tout entière (74).

ROMÉO.

Je te prends au mot ! — Appelle-moi seulement ton amour, et je reçois un nouveau baptême : — désormais je ne suis plus Roméo.

JULIETTE.

— Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?

ROMÉO.

Je ne sais — par quel nom t’indiquer qui je suis. — Mon nom, sainte chérie, m’est odieux à moi-même, — parce qu’il est pour toi un ennemi : — si je l’avais écrit là, j’en déchirerais les lettres.

JULIETTE.

— Mon oreille n’a pas encore aspiré cent paroles — proférées par cette voix, et pourtant j’en reconnais le son. — N’es-tu pas Roméo et un Montague ?

ROMÉO.

— Ni l’un ni l’autre, belle vierge, si tu détestes l’un et l’autre.

JULIETTE.

— Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? — Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. — Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, — si quelqu’un de mes parents te trouve ici.

ROMÉO.

— J’ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l’amour : — car les limites de pierre ne sauraient arrêter l’amour, — et ce que l’amour peut faire, l’amour ose le tenter ; — voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.

JULIETTE.

— S’ils te voient, ils te tueront.

ROMÉO.

— Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard — que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux, — et je suis à l’épreuve de leur inimitié.

JULIETTE.

— Je ne voudrais pas pour le monde entier qu’ils te vissent ici.

ROMÉO.

— J’ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. — D’ailleurs, si tu ne m’aimes pas, qu’ils me trouvent ici ! — J’aime mieux ma vie finie par leur haine — que ma mort prorogée sans ton amour.

JULIETTE.

— Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu’ici ?

ROMÉO.

— L’amour, qui le premier m’a suggéré d’y venir : — il m’a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. — Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même distance — que la vaste plage baignée par la mer la plus lointaine, — je risquerais la traversée pour une denrée pareille.

JULIETTE.

— Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; — sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, — quand je songe aux paroles que tu m’as entendue dire cette nuit. — Ah ! je voudrais rester dans les convenances ; je voudrais, je voudrais nier — ce que j’ai dit… Mais adieu, les cérémonies ! — M’aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, — et je te croirai sur parole. Ne le jure pas : — tu pourrais trahir ton serment : les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter… Oh ! gentil Roméo, — si tu m’aimes, proclame-le loyalement : — et si tu crois que je me laisse trop vite gagner — je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, — pour que tu me fasses la cour : autrement, rien au monde ne m’y déciderait… — En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, — et tu pourrais croire ma conduite légère ; — mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle — que celles qui savent mieux affecter la réserve. — J’aurais été plus réservée, il faut que je l’avoue, — si tu n’avais pas surpris, à mon insu, — l’aveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc — et n’impute pas à une légèreté d’amour cette faiblesse — que la nuit noire t’a permis de découvrir.

ROMÉO.

— Madame, je jure par cette lune sacrée — qui argente toutes ces cimes chargées de fruits !…

JULIETTE.

— Oh ! ne jure pas par la lune, l’inconstante lune — dont le disque change chaque mois, — de peur que ton amour ne devienne aussi variable !

ROMÉO.

— Par quoi dois-je jurer ?

JULIETTE.

Ne jure pas du tout ; — ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être (75), — qui est le dieu de mon idolâtrie, — et je te croirai.

ROMÉO.

Si l’amour profond de mon cœur…

JULIETTE.

— Ah ! ne jure pas (76) ! Quoique tu fasses ma joie, — je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; — il est trop brusque, trop imprévu, trop subit, — trop semblable à l’éclair qui a cessé d’être — avant qu’on ait pu dire : il brille !… Doux ami, bonne nuit ! — Ce bouton d’amour, mûri par l’haleine de l’été, — pourra devenir une belle fleur, à notre prochaine entrevue… — Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse le calme délicieux — qui est dans mon sein, arriver à ton cœur !

ROMÉO.

— Oh ! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ?

JULIETTE.

— Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?

ROMÉO.

— Le solennel échange de ton amour contre le mien.

JULIETTE.

— Mon amour ! je te l’ai donné avant que tu l’aies demandé. — Et pourtant je voudrais qu’il fût encore à donner.

ROMÉO.

— Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?

JULIETTE.

— Rien que pour être généreuse et te le donner encore. — Mais je désire un bonheur que j’ai déjà : — ma libéralité est aussi illimitée que la mer, — et mon amour aussi profond : plus je te donne, — plus il me reste, car l’une et l’autre sont infinis.

On entend la voix de la nourrice.

— J’entends du bruit dans la maison… Cher amour, adieu ! — J’y vais, bonne nourrice !… Doux Montague, sois fidèle. — Attends un moment, je vais revenir.

Elle se retire de la fenêtre.
ROMÉO.

— Ô céleste, céleste nuit ! J’ai peur, — comme il fait nuit, que tout ceci ne soit qu’un rêve, — trop délicieusement flatteur pour être réel.

Juliette revient.
JULIETTE.

— Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! — Si l’intention de ton amour est honorable, — si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, — par la personne que je ferai parvenir jusqu’à toi, — en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, — et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, — et je te suivrai, mon seigneur, jusqu’au bout du monde !

LA NOURRICE, derrière le théâtre.

Madame !

JULIETTE.

— J’y vais ! tout à l’heure ! Mais si ton arrière-pensée n’est pas bonne, — je te conjure…

LA NOURRICE, derrière le théâtre.

Madame !

JULIETTE.

À l’instant ! J’y vais !… — de cesser tes instances et de me laisser à ma douleur… — J’enverrai demain.

ROMÉO.

Par le salut de mon âme…

JULIETTE.

— Mille fois bonne nuit !

Elle quitte la fenêtre.
ROMÉO.

— La nuit ne peut qu’empirer mille fois, dès que ta lumière lui manque…

Se retirant à pas lents.

— L’amour court vers l’amour comme l’écolier hors de la classe ; — mais il s’en éloigne avec l’air accablé de l’enfant qui rentre à l’école.

Juliette reparaît à la fenêtre.
JULIETTE.

— Stt ! Roméo ! Stt !… Oh ! que n’ai-je la voix du fauconnier — pour réclamer mon noble tiercelet ! — Mais la captivité est enrouée et ne peut parler haut : — sans quoi j’ébranlerais la caverne où Écho dort, — et sa voix aérienne serait bientôt plus enrouée que la mienne, — tant je lui ferais répéter le nom de mon Roméo !

ROMÉO, revenant sur ses pas.

— C’est mon âme qui me rappelle par mon nom ! — Quels sons argentins a dans la nuit la voix de la bien-aimée ! — Quelle suave musique pour l’oreille attentive (77) !

JULIETTE.

— Roméo !

ROMÉO.

Ma…

LA NOURRICE, derrière le théâtre.

Madame !

JULIETTE.

À quelle heure, demain, — enverrai-je vers toi ?

ROMÉO.

À neuf heures.

JULIETTE.

— Je n’y manquerai pas : il y a vingt ans d’ici là. — J’ai oublié pourquoi je t’ai rappelé.

ROMÉO.

— Laisse-moi rester ici jusqu’à ce que tu t’en souviennes.

JULIETTE.

— Je l’oublierai, pour que tu restes là toujours, — me rappelant seulement combien j’aime ta compagnie.

ROMÉO.

— Et je resterai là pour que tu l’oublies toujours, — oubliant moi-même que ma demeure est ailleurs.

JULIETTE.

— Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, — mais sans t’éloigner plus que l’oiseau familier d’une joueuse enfant : — elle le laisse voleter un peu hors de sa main, — pauvre prisonnier embarrassé de liens, — et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, — tant elle est tendrement jalouse de sa liberté !

ROMÉO.

— Je voudrais être ton oiseau !

JULIETTE.

Ami, je le voudrais aussi ; — mais je te tuerais à force de caresses. — Bonne nuit ! bonne nuit ! Si douce est la tristesse de nos adieux — que je te dirais : bonne nuit ! jusqu’à ce qu’il soit jour.

Elle se retire.
ROMÉO, seul.

— Que le sommeil se fixe sur tes yeux et la paix dans ton cœur ! — Je voudrais être le sommeil et la paix, pour reposer si délicieusement ! — Je vais de ce pas à la cellule de mon père spirituel, — pour implorer son aide et lui conter mon bonheur.

Il sort.

SCÈNE VIII.
[La cellule de frère Laurence.]
Entre frère Laurence, portant un panier.
LAURENCE.

L’aube aux yeux gris couvre de son sourire la nuit grimaçante, — et diapre de lignes lumineuses les nuées d’Orient ; — l’ombre couperosée, chancelant comme un ivrogne, — s’éloigne de la route du jour devant les roues du Titan radieux. — Avant que le soleil, de son regard de flamme, ait ranimé le jour et séché la moite rosée de la nuit, — il faut que je remplisse cette cage d’osier — de plantes pernicieuses et de fleurs au suc précieux. — La terre, qui est la mère des créatures, est aussi leur tombe ; — leur sépulcre est sa matrice même. — Les enfants de toute espèce, sortis de son flanc, — nous les trouvons suçant sa mamelle inépuisable ; — la plupart sont doués de nombreuses vertus ; — pas un qui n’ait son mérite, et pourtant tous différent (78) ! — Oh ! combien efficace est la grâce qui réside — dans les herbes, dans les plantes, dans les pierres et dans leurs qualités intimes ! — il n’est rien sur la terre de si humble — qui ne rende à la terre un service spécial ; — il n’est rien non plus de si bon qui, détourné de son légitime usage, — ne devienne rebelle à son origine et ne tombe dans l’abus. — La vertu même devient vice, étant mal appliquée, — et le vice est parfois ennobli par l’action.

Entre Roméo.
LAURENCE, prenant une fleur dans un panier.

— Le calice enfant de cette faible fleur — recèle un poison et un cordial puissants : — respirez-la, elle stimule et l’odorat et toutes les facultés ; — goûtez-la, elle frappe de mort et le cœur et tous les sens. — Deux reines ennemies sont sans cesse en lutte — dans l’homme comme dans la plante, la grâce et la rude volonté ; — et là où la pire prédomine, — le ver de la mort a bien vite dévoré la créature.

ROMÉO.

— Bonjour père.

LAURENCE.

Benedicite ! — Quelle voix matinale me salue si doucement ? — Jeune fils, c’est signe de quelque désordre d’esprit, — quand on dit adieu sitôt à son lit. — Le souci fait le guet dans les yeux du vieillard, — et le sommeil n’entre jamais où loge le souci. — Mais là où la jeunesse ingambe repose, le cerveau dégagé, — là règne le sommeil d’or. — Je conclus donc de ta visite matinale que quelque grave perturbation t’a mis sur pied. — Si cela n’est pas, je devine que — notre Roméo ne s’est pas couché cette nuit.

ROMÉO.

— Cette dernière conjecture est la vraie ; mais mon repos n’en a été que plus doux.

LAURENCE.

— Dieu pardonne au pécheur ! Étais-tu donc avec Rosaline ?

ROMÉO.

— Avec Rosaline ! Oh non, mon père spirituel : — j’ai oublié ce nom, et tous les maux attachés à ce nom.

LAURENCE.

— Voilà un bon fils… — Mais où as-tu été alors ?

ROMÉO.

— Je vais te le dire et t’épargner de nouvelles questions. — Je me suis trouvé à la même fête que mon ennemie : — tout à coup cette ennemie m’a blessé, — et je l’ai blessée à mon tour : notre guérison à tous deux — dépend de tes secours et de ton ministère sacré. — Tu le vois, saint homme, je n’ai pas de haine ; car — j’intercède pour mon adversaire comme pour moi.

LAURENCE.

— Parle clairement, mon cher fils, et explique-toi sans détour : — une confession équivoque n’obtient qu’une absolution équivoque.

ROMÉO.

— Apprends-le donc tout net, j’aime d’un amour profond — la fille charmante du riche Capulet. — Elle a fixé mon cœur comme j’ai fixé le sien ; — pour que notre union soit complète, il ne nous manque que d’être unis par toi — dans le saint mariage. Quand, où et comment — nous nous sommes vus, aimés et fiancés, — je te le dirai chemin faisant ; mais, avant tout, je t’en prie, — consens à nous marier aujourd’hui même.

LAURENCE.

— Par saint François ! quel changement ! — Cette Rosaline que tu aimais tant, — est-elle donc si vite délaissée ? Ah ! l’amour des jeunes gens — n’est pas vraiment dans le cœur, il n’est que dans les yeux. — Jesu Maria ! que de larmes — pour Rosaline ont inondé tes joues blêmes ! — Que d’eau salée prodiguée en pure perte — pour assaisonner un amour qui n’en garde pas même l’arrière-goût ! — Le soleil n’a pas encore dissipé tes soupirs dans le ciel : — tes gémissements passés tintent encore à mes vieilles oreilles. — Tiens, il y a encore là, sur ta joue, la trace — d’une ancienne larme, non essuyée encore ! — Si alors tu étais bien toi-même, si ces douleurs étaient bien les tiennes, — toi et tes douleurs vous étiez tout à Rosaline ; — et te voilà déjà changé ! Prononce donc avec moi cette sentence : — Les femmes peuvent faillir, quand les hommes ont si peu de force.

ROMÉO.

— Tu m’as souvent reproché mon amour pour Rosaline.

LAURENCE.

— Ton amour ? Non, mon enfant, mais ton idolâtrie.

ROMÉO.

— Et tu m’as dit d’ensevelir cet amour.

LAURENCE.

Je ne t’ai pas dit — d’enterrer un amour pour en exhumer un autre.

ROMÉO.

— Je t’en prie, ne me gronde pas : celle que j’aime à présent — me rend faveur pour faveur, et amour pour amour ; l’autre n’agissait pas ainsi.

LAURENCE.

Oh ! elle voyait bien que — ton amour déclamait sa leçon avant même de savoir épeler. — Mais viens, jeune volage, viens avec moi ; — une raison me décide à t’assister : — cette union peut, par un heureux effet, — changer en pure affection la rancune de vos familles.

ROMÉO.

— Oh ! partons : il y a urgence à nous hâter.

LAURENCE.

— Allons sagement et doucement : trébuche qui court vite (79).

Ils sortent.

SCÈNE IX.
[Une rue.]
Entrent Benvolio et Mercutio.
MERCUTIO.

— Où diable ce Roméo peut-il être ? — Est-ce qu’il n’est pas rentré cette nuit ?

BENVOLIO.

— Non, pas chez son père ; j’ai parlé à son valet.

MERCUTIO.

— Ah ! cette pâle fille au cœur de pierre, cette Rosaline, — le tourmente tant qu’à coup sûr il en deviendra fou.

BENVOLIO.

— Tybalt, le parent du vieux Capulet, — lui a envoyé une lettre chez son père.

MERCUTIO.

— Un cartel, sur mon âme !

BENVOLIO.

Roméo répondra.

MERCUTIO.

— Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre. —

BENVOLIO.

C’est à l’auteur de la lettre qu’il répondra : provocation pour provocation.

MERCUTIO.

Hélas ! pauvre Roméo ! il est déjà mort : poignardé par l’œil noir d’une blanche donzelle, frappé à l’oreille par un chant d’amour, atteint au beau milieu du cœur par la flèche de l’aveugle archerot… Est-ce là un homme en état de tenir tête à Tybalt ?

BENVOLIO.

Eh ! qu’est-ce donc que ce Tybalt ?

MERCUTIO.

Plutôt le prince des tigres que des chats, je puis vous le dire (80). Oh ! il est le courageux capitaine du point d’honneur. Il se bat comme vous modulez un air, observe les temps, la mesure et les règles, allonge piano, une, deux, trois, et vous touche en pleine poitrine. C’est un pourfendeur de boutons de soie, un duelliste, un duelliste, un gentilhomme de première salle, qui ferraille pour la première cause venue.

Il se met en garde et se fend.

Oh ! la botte immortelle ! la riposte en tierce ! touché !

BENVOLIO.

Quoi donc ?

MERCUTIO

Au diable ces merveilleux grotesques avec leur zézaiement, et leur affectation, et leur nouvel accent !

Changeant de voix.

Jésus ! la bonne lame ! le bel homme ! l’excellente putain ! Ah ! mon grand-père, n’est-ce pas chose lamentable que nous soyons ainsi harcelés par ces moustiques étrangers, par ces colporteurs de modes qui nous poursuivent de leurs pardonnez-moi (81), et qui, tant ils sont rigides sur leurs nouvelles formes, ne sauraient plus s’asseoir à l’aise sur nos vieux escabeaux ? Peste soit de leurs bonjours et de leurs bonsoirs !

Entre Roméo, rêveur.
BENVOLIO.

Voici Roméo ! Voici Roméo !

MERCUTIO.

N’ayant plus que les os ! sec comme un hareng saur ! Oh ! pauvre chair, quel triste maigre tu fais !… Voyons, donne-nous un peu de cette poésie dont débordait Pétrarque : comparée à ta dame, Laure n’était qu’une fille de cuisine, bien que son chantre sût mieux rimer que toi ; Didon, une dondon ; Cléopâtre, une gipsy ; Hélène, une catin ; Héro, une gourgandine ; Thisbé, un œil d’azur, mais sans éclat ! Signor Roméo, bonjour ! À votre culotte française le salut français !… Vous nous avez joués d’une manière charmante hier soir.

ROMÉO.

Salut à tous deux !… que voulez-vous dire ?

MERCUTIO.

Eh ! vous ne comprenez pas ? vous avez fait une fugue, une si belle fugue !

ROMÉO.

Pardon, mon cher Mercutio, j’avais une affaire urgente ; et, dans un cas comme le mien, il est permis à un homme de brusquer la politesse.

MERCUTIO.

Autant dire que, dans un cas comme le vôtre, un homme est forcé de fléchir le jarret pour…

ROMÉO.

Pour tirer sa révérence.

MERCUTIO.

Merci. Tu as touché juste.

ROMÉO.

C’est l’explication la plus bienséante.

MERCUTIO.

Sache que je suis la rose de la bienséance.

ROMÉO.

Fais-la-moi sentir.

MERCUTIO.

La rose même !

ROMÉO, montrant sa chaussure couverte de rubans.

Mon escarpin t’en offre la rosette !

MERCUTIO.

Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu’à ce que ton escarpin soit éculé ; quand il n’aura plus de talon, tu pourras du moins appuyer sur la pointe.

ROMÉO.

Plaisanterie de va-nu-pieds !

MERCUTIO.

Au secours, bon Benvolio ! mes esprits se dérobent.

ROMÉO.

Donne-leur du fouet et de l’éperon ; sinon, je crie : victoire !

MERCUTIO.

Si c’est à la course des oies que tu me défies, je me récuse : il y a de l’oie dans un seul de tes esprits plus que dans tous les miens… M’auriez-vous pris pour une oie ?

ROMÉO.

Je ne t’ai jamais pris pour autre chose.

MERCUTIO.

Je vais te mordre l’oreille pour cette plaisanterie-là.

ROMÉO.

Non. Bonne oie ne mord pas.

MERCUTIO.

Ton esprit est comme une pomme aigre : il est à la sauce piquante.

ROMÉO.

N’est-ce pas ce qu’il faut pour accommoder l’oie grasse ?

MERCUTIO.

Esprit de chevreau ! cela prête à volonté : avec un pouce d’ampleur on en fait long comme une verge.

ROMÉO.

Je n’ai qu’à prêter l’ampleur à l’oie en question ; cela suffit : te voilà déclaré… grosse oie.

Ils éclatent de rire.
MERCUTIO.

Eh bien, ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre par amour ? Te voilà sociable, à présent, te voilà redevenu Roméo ; te voilà ce que tu dois être, de par l’art et de par la nature. Crois-moi, cet amour grognon n’est qu’un grand nigaud qui s’en va, tirant la langue, et cherchant un trou où fourrer sa… marotte.

BENVOLIO.

Arrête-toi là, arrête-toi là.

MERCUTIO.

Tu veux donc que j’arrête mon histoire à contre-poil ?

BENVOLIO.

Je craignais qu’elle ne fût trop longue.

MERCUTIO.

Oh ! tu te trompes : elle allait être fort courte ; car je suis à bout et je n’ai pas l’intention d’occuper la place plus longtemps.

ROMÉO.

Voilà qui est parfait.

Entrent la Nourrice et Pierre.
MERCUTIO.

Une voile ! une voile ! une voile !

BENVOLIO.

Deux voiles ! deux voiles ! une culotte et un jupon.

LA NOURRICE.

Pierre !

PIERRE.

Voilà !

LA NOURRICE.

Mon éventail, Pierre.

MERCUTIO.

Donne-le-lui, bon Pierre, qu’elle cache son visage, son éventail est moins laid.

LA NOURRICE.

Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes !

MERCUTIO.

Dieu vous donne le bonsoir, ma gentille femme !

LA NOURRICE.

C’est donc déjà le soir ?

MERCUTIO.

Oui, déjà, je puis vous le dire, car l’index libertin du cadran est en érection sur midi.

LA NOURRICE.

Diantre de vous ! quel homme êtes-vous donc ?

ROMÉO.

Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire injure à lui-même.

LA NOURRICE.

Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à lui-même, a-t-il dit ?… Messieurs, quelqu’un de vous saurait-il m’indiquer où je puis trouver le jeune Roméo ?

ROMÉO.

Je puis vous l’indiquer : pourtant le jeune Roméo, quand vous l’aurez trouvé, sera plus vieux qu’au moment où vous vous êtes mise à le chercher. Je suis le plus jeune de ce nom-là, à défaut d’un pire.

LA NOURRICE.

Fort bien !

MERCUTIO.

C’est le pire qu’elle trouve fort bien ! bonne remarque, ma foi, fort sensée, fort sensée.

LA NOURRICE, à Roméo.

Si vous êtes Roméo, monsieur, je désire vous faire une courte confidence.

BENVOLIO.

Elle va le convier à quelque souper.

MERCUTIO.

Une maquerelle ! une maquerelle ! une maquerelle ! Taïaut !

ROMÉO, à Mercutio.

Quel gibier as-tu donc levé ?

MERCUTIO.

Ce n’est pas précisément un lièvre, mais une bête à poil, rance comme la venaison moisie d’un pâté de carême.

Il chante.

Un vieux lièvre faisandé.
Quoiqu’il ait le poil gris,
Est un fort bon plat de carême ;
Mais un vieux lièvre faisandé.
A trop longtemps duré,
S’il est moisi avant d’être fini.

Roméo, venez-vous chez votre père ? Nous y allons dîner (82).

ROMÉO.

Je vous suis.

MERCUTIO, saluant la nourrice.

Adieu, l’antique dame, adieu, la dame, la dame, la dame !

Sortent Mercutio et Benvolio.
LA NOURRICE.

Oui, morbleu, adieu ! Dites-moi donc quel est cet impudent fripier qui a débité tant de vilenies ?

ROMÉO.

C’est un gentilhomme, nourrice, qui aime à s’entendre parler, et qui en dit plus en une minute qu’il ne pourrait en écouter en un mois.

LA NOURRICE.

S’il s’avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la raison, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce ; et si je ne le puis moi-même, j’en trouverai qui y parviendront. Le polisson ! le malotru ! Je ne suis pas une de ses drôlesses ; je ne suis pas une de ses femelles !

À Pierre.

Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu permettes au premier croquant venu d’user de moi à sa guise !

PIERRE.

Je n’ai vu personne user de vous à sa guise ; si je l’avais vu, ma lame aurait bien vite été dehors, je vous le garantis. Je suis aussi prompt qu’un autre à dégainer quand je vois occasion pour une bonne querelle, et que la loi est de mon côté.

LA NOURRICE.

Vive Dieu ! je suis si vexée que j’en tremble de tous mes membres !… Le polisson ! le malotru !… De grâce, monsieur, un mot ! Comme je vous l’ai dit, ma jeune maîtresse m’a chargée d’aller à votre recherche… Ce qu’elle m’a chargée de vous dire, je le garde pour moi… Mais d’abord laissez-moi vous déclarer que, si vous aviez l’intention, comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait une façon d’agir très-grossière, comme on dit : car la demoiselle est si jeune ! Si donc il vous arrivait de jouer double jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à une demoiselle, et un procédé très-mesquin.

ROMÉO.

Nourrice, recommande-moi à ta dame et maîtresse. Je te jure…

LA NOURRICE.

L’excellent cœur ! Oui, ma foi, je le lui dirai. Seigneur ! Seigneur ! elle va être bien joyeuse.

ROMÉO.

Que lui diras-tu, nourrice ? Tu ne m’écoutes pas.

LA NOURRICE.

Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon avis, est une action toute gentilhommière.

ROMÉO.

— Dis-lui de trouver quelque moyen d’aller à confesse — cette après-midi (83) ; — c’est dans la cellule de frère Laurence — qu’elle sera confessée et mariée. Voici pour ta peine.

Il lui offre la bourse.
LA NOURRICE.

— Non vraiment, monsieur, pas un denier !

ROMÉO.

Allons ! il le faut, te dis-je.

LA NOURRICE, prenant la bourse.

— Cette après-midi, monsieur ? Bon, elle sera là.

ROMÉO.

— Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur de l’abbaye. — Avant une heure, mon valet ira te rejoindre — et t’apportera une échelle de corde : — ce sont les haubans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit, — monter au hunier de mon bonheur… — Adieu ! recommande-moi à ta maîtresse.

LA NOURRICE.

— Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse ! Écoutez, monsieur.

ROMÉO.

— Qu’as-tu à dire, ma chère nourrice ?

LA NOURRICE.

— Votre valet est-il discret ? Vous connaissez sans doute le proverbe : — Deux personnes, hormis une, peuvent garder un secret.

ROMÉO.

— Rassure-toi : mon valet est éprouvé comme l’acier. —

LA NOURRICE.

Bien, monsieur : ma maîtresse est bien la plus charmante dame… Seigneur ! Seigneur !… Quand elle n’était encore qu’un petit être babillard !… Oh ! il y a en ville un grand seigneur, un certain Pâris, qui voudrait bien tâter du morceau ; mais elle, la bonne âme, elle aimerait autant voir un crapaud, un vrai crapaud, que de le voir, lui. Je la fâche quelquefois quand je lui dis que Pâris est l’homme qui lui convient le mieux : ah ! je vous le garantis, quand je dis ça, elle devient aussi pâle que n’importe quel linge au monde… Romarin et Roméo commencent tous deux par la même lettre, n’est-ce pas ?

ROMÉO.

Oui, nourrice. L’un et l’autre commencent par un R. Après ?

LA NOURRICE.

Ah ! vous dites ça d’un air moqueur. Un R, c’est bon pour le nom d’un chien, puisque c’est un grognement de chien (84)… Je suis bien sûre que Roméo commence par une autre lettre… Allez, elle dit de si jolies sentences sur vous et sur le romarin, que cela vous ferait du bien de les entendre.

ROMÉO.

Recommande-moi à ta maîtresse.

Il sort.
LA NOURRICE.

Oui, mille fois !… Pierre !

PIERRE.

Voilà !

LA NOURRICE.

En avant, et lestement.

Ils sortent.

SCÈNE X.
[L’appartement de Juliette.]
Entre Juliette.
JULIETTE.

— L’horloge frappait neuf heures, quand j’ai envoyé la nourrice ; — elle m’avait promis d’être de retour en une demi-heure… — Peut-être n’a-t-elle pas pu le trouver !… Mais non… — Oh ! elle est boiteuse ! Les messagers d’amour devraient être des pensées, — plus promptes dix fois que les rayons du soleil — qui dissipent l’ombre au-dessus des collines nébuleuses. — Aussi l’amour est-il traîné par d’agiles colombes ; — aussi Cupidon a-t-il des ailes rapides comme le vent. — Maintenant le soleil a atteint le sommet suprême — de sa course d’aujourd’hui ; de neuf heures à midi — il y a trois longues heures, et elle n’est pas encore venue ! — Si elle avait les affections et le sang brûlant de la jeunesse, — elle aurait le leste mouvement d’une balle ; — d’un mot je la lancerais à mon bien-aimé — qui me la renverrait d’un mot. — Mais ces vieilles gens, on les prendrait souvent pour des morts, à voir leur — inertie, leur lenteur, leur lourdeur et leur pâleur de plomb (85).

Entrent la nourrice et Pierre.
JULIETTE.

— Mon Dieu, la voici enfin… Ô nourrice de miel, quoi de nouveau ? — L’as-tu trouvé ?… Renvoie cet homme.

LA NOURRICE.

Pierre, restez à la porte.

Pierre sort.
JULIETTE.

— Eh bien, bonne, douce nourrice ?… Seigneur ! pourquoi as-tu cette mine abattue ? — Quand tes nouvelles seraient tristes, annonce-les-moi gaiement. — Si tes nouvelles sont bonnes, tu fais tort à leur douce musique — en me la jouant avec cet air aigre.

LA NOURRICE.

— Je suis épuisée ; laisse-moi respirer un peu. — Ah ! que mes os me font mal ! Quelle course j’ai faite !

JULIETTE.

— Je voudrais que tu eusses mes os, pourvu que j’eusse des nouvelles… — Allons, je t’en prie, parle ; bonne, bonne nourrice, parle.

LA NOURRICE.

Jésus ! quelle hâte ! Pouvez-vous pas attendre un peu ? — Voyez-vous pas que je suis hors d’haleine ?

JULIETTE.

— Comment peux-tu être hors d’haleine quand il te reste assez d’haleine — pour me dire que tu es hors d’haleine ? — L’excuse que tu donnes à tant de délais — est plus longue à dire que le récit que tu t’excuses de différer. — Tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? Réponds à cela ; — réponds d’un mot, et j’attendrai les détails. — Édifie-moi : sont elles bonnes ou mauvaises ? —

LA NOURRICE.

Ma foi, vous avez fait là un pauvre choix : vous ne vous entendez pas à choisir un homme : Roméo, un homme ? non. Bien que son visage soit le plus beau visage qui soit, il a la jambe mieux faite que tout autre ; et pour la main, pour le pied, pour la taille, bien qu’il n’y ait pas grand chose à en dire, tout cela est incomparable… Il n’est pas la fleur de la courtoisie, pourtant je le garantis aussi doux qu’un agneau… Va ton chemin, fillette, sers Dieu… Ah çà ! avez-vous dîné ici ?

JULIETTE.

— Non, non… Mais je savais déjà tout cela. — Que dit-il de notre mariage ? Qu’est-ce qu’il en dit ?

LA NOURRICE.

— Seigneur que la tête me fait mal ! Quelle tête j’ai ! — Elle bat comme si elle allait tomber en vingt morceaux… — Et puis, d’un autre côté, mon dos… Oh ! mon dos ! mon dos ! — Méchant cœur que vous êtes de m’envoyer ainsi — pour attraper ma mort à galoper de tous côtés !

JULIETTE.

— En vérité, je suis fâchée que tu ne sois pas bien : — chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que dit mon bien-aimé ?

LA NOURRICE.

Votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, — et courtois, et affable, et gracieux, — et, j’ose le dire, vertueux… Où est votre mère ?

JULIETTE.

— Où est ma mère ? Eh bien, elle est à la maison : — où veux-tu qu’elle soit ? Que tu réponds singulièrement ! — Votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, — où est votre mère ?

LA NOURRICE.

Oh ! Notre-Dame du bon Dieu ! — Êtes-vous à ce point brûlante ? Pardine, échauffez-vous encore : — est-ce là votre cataplasme pour mes pauvres os ? — Dorénavant, faites vos messages vous-même !

JULIETTE.

— Que d’embarras !… Voyons, que dit Roméo ?

LA NOURRICE.

— Avez-vous la permission d’aller à confesse aujourd’hui ?

JULIETTE.

Oui.

LA NOURRICE.

— Eh bien, courez de ce pas à la cellule de frère Laurence : — un mari vous y attend pour faire de vous sa femme. — Ah bien ! voilà ce fripon de sang qui vous vient aux joues : — bientôt elles deviendront écarlates à la moindre nouvelle. — Courez à l’église ; moi, je vais d’un autre côté — chercher l’échelle par laquelle votre bien-aimé — doit grimper jusqu’au nid de l’oiseau, dès qu’il fera nuit noire. — C’est moi qui suis la bête de somme, et je m’épuise pour votre plaisir ; — mais, pas plus tard que ce soir, ce sera vous qui porterez le fardeau. — Allons je vais dîner ; courez vite à la cellule.

JULIETTE.

— Vite au bonheur suprême !… Honnête nourrice, adieu.

Elles sortent par des côtés différents.

SCÈNE XI (85).
[La cellule de Frère Laurence.]
Entrent Frère Laurence et Roméo.
LAURENCE.

— Veuille le ciel sourire à cet acte pieux, — et puisse l’avenir ne pas nous le reprocher par un chagrin !

ROMÉO.

— Amen ! amen ! Mais viennent tous les chagrins possibles, — ils ne sauraient contrebalancer le bonheur — que me donne la plus courte minute passée en sa présence. — Joins seulement nos mains avec les paroles saintes, — et qu’alors la mort, vampire de l’amour, fasse ce qu’elle ose : — c’est assez que Juliette soit mienne !

LAURENCE.

— Ces joies violentes ont des fins violentes, — et meurent dans leur triomphe : flamme et poudre, — elles se consument en un baiser. Le plus doux miel — devient fastidieux par sa suavité même, — et détruit l’appétit par le goût : — aime donc modérément : modéré est l’amour durable : — la précipitation n’atteint pas le but plus tôt que la lenteur…

Entre Juliette.
LAURENCE.

— Voici la dame ! Oh ! jamais un pied aussi léger — n’usera la dalle éternelle : — les amoureux pourraient chevaucher sur ces fils de la vierge — qui flottent au souffle ardent de l’été, — et ils ne tomberaient pas : si légère est toute vanité !

JULIETTE.

— Salut à mon vénérable confesseur !

LAURENCE.

— Roméo te remerciera pour nous deux, ma fille.

JULIETTE.

— Je lui envoie le même salut : sans quoi ses remerciements seraient immérités.

ROMÉO.

— Ah ! Juliette, si ta joie est à son comble — comme la mienne, et si, plus habile que moi, — tu peux la peindre, alors parfume de ton haleine — l’air qui nous entoure, et que la riche musique de ta voix — exprime le bonheur idéal que — nous fait ressentir à tous deux une rencontre si chère.

JULIETTE.

— Le sentiment, plus riche en impressions qu’en paroles, — est fier de son essence, et non des ornements : — indigents sont ceux qui peuvent compter leurs richesses ; — mais mon sincère amour est parvenu à un tel excès — que je ne saurais évaluer la moitié de mes trésors.

LAURENCE.

— Allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt fait ; — sauf votre bon plaisir, je ne vous laisserai seuls — que quand la sainte Église vous aura incorporés l’un à l’autre.

Ils sortent.

SCÈNE XII.
[Vérone. La promenade du Cours près de la porte des Borsari.]
Entrent Mercutio, Benvolio, un page et des valets.
BENVOLIO.

— Je t’en prie, bon Mercutio, retirons-nous ; — la journée est chaude ; les Capulets sont dehors, — et, si nous les rencontrons, nous ne pourrons pas éviter une querelle : — car, dans ces jours de chaleur, le sang est furieusement excité (87) ! —

MERCUTIO.

Tu m’as tout l’air d’un de ces gaillards qui, dès qu’ils entrent dans une taverne, me flanquent leur épée sur la table en disant : Dieu veuille que je n’en aie pas besoin ! et qui, à peine la seconde rasade a-t-elle opéré, dégainent contre le cabaretier, sans qu’en réalité il en soit besoin.

BENVOLIO.

Moi ! j’ai l’air d’un de ces gaillards-là ?

MERCUTIO.

Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n’importe quel drille d’Italie ; personne n’a plus d’emportement que toi à prendre de l’humeur et personne n’est plus d’humeur à s’emporter.

BENVOLIO.

Comment cela ?

MERCUTIO.

Oui, s’il existait deux êtres comme toi, nous n’en aurions bientôt plus un seul, car l’un tuerait l’autre (88). Toi ! mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton un poil de plus ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des noix, par cette unique raison que tu as l’œil couleur noisette : il faut des yeux comme les tiens pour découvrir là un grief ! Ta tête est pleine de querelles, comme l’œuf est plein du poussin ; ce qui ne l’empêche pas d’être vide, comme l’œuf cassé, à force d’avoir été battue à chaque querelle. Tu t’es querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce qu’il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n’as-tu pas cherché noise à un tailleur parce qu’il portait un pourpoint neuf avant Pâques, et à un autre parce qu’il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban ? Et c’est toi qui me fais un sermon contre les querelles !

BENVOLIO.

Si j’étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en nue propriété au premier acheteur qui m’assurerait une heure et quart d’existence.

MERCUTIO.

En nue propriété ! Voilà qui serait propre (89) !

Entrent Tybalt, Pétruchio et quelques partisans.
BENVOLIO.

Sur ma tête, voici les Capulets.

MERCUTIO.

Par mon talon, je ne m’en soucie pas.

TYBALT, à ses amis.

Suivez-moi de près, car je vais leur parler…

À Mercutio et à Benvolio.

Bonsoir, messieurs : un mot à l’un de vous.

MERCUTIO.

Rien qu’un mot ? Accouplez-le à quelque chose : donnez le mot et le coup.

TYBALT.

Vous m’y trouverez assez disposé, messire, pour peu que vous m’en fournissiez l’occasion.

MERCUTIO.

Ne pourriez-vous pas prendre l’occasion sans qu’on vous la fournît ?

TYBALT.

Mercutio, tu es de concert avec Roméo…

MERCUTIO.

De concert ! Comment ! nous prends-tu pour des ménestrels ? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare toi à n’entendre que désaccords.

Mettant la main sur son épée.

Voici mon archet ; voici qui vous fera danser. Sang-dieu, de concert !

BENVOLIO.

— Nous parlons ici sur la promenade publique ; — ou retirons-nous dans quelque lieu écarté, — ou raisonnons froidement de nos griefs, — ou enfin séparons-nous. Ici tous les yeux se fixent sur nous.

MERCUTIO.

— Les yeux des hommes sont faits pour voir : laissons-les se fixer sur nous : — aucune volonté humaine ne me fera bouger, moi (90) !

Entre Roméo.
TYBALT, à Mercutio.

— Allons, la paix soit avec vous, messire !

Montrant Roméo.

Voici mon homme.

MERCUTIO.

— Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre livrée : — morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite ; — c’est dans ce sens-là que Votre Seigneurie peut l’appeler son homme.

TYBALT.

— Roméo, l’amour que je te porte ne me fournit pas — de terme meilleur que celui-ci : Tu es un infâme !

ROMÉO.

— Tybalt, les raisons que j’ai de t’aimer — me font excuser la rage qui éclate — par un tel salut (91)… Je ne suis pas un infâme… — Ainsi, adieu : je vois que tu ne me connais pas.

Il va pour sortir.
TYBALT.

— Enfant, ceci ne saurait excuser les injures — que tu m’as faites : tourne-toi donc, et en garde !

ROMÉO.

— Je proteste que je ne t’ai jamais fait injure, — et que je t’aime d’une affection dont tu n’auras idée — que le jour où tu en connaîtras les motifs… — Ainsi, bon Capulet… (ce nom m’est — aussi cher que le mien), tiens-toi pour satisfait.

MERCUTIO.

— Ô froide, déshonorante, ignoble soumission ! — Une estocade pour réparer cela !

Il met l’épée à la main.

— Tybalt, tueur de rats, voulez-vous faire un tour ? —

TYBALT.

Que veux-tu de moi ?

MERCUTIO.

Rien, bon roi des chats, rien qu’une de vos neuf vies ; celle-là, j’entends m’en régaler, me réservant, selon votre conduite future à mon égard, de mettre en hachis les huit autres. Tirez donc vite votre épée par les oreilles, ou, avant qu’elle soit hors de l’étui, vos oreilles sentiront la mienne.

TYBALT, l’épée à la main.

— Je suis à vous (92).

ROMÉO.

Mon bon Mercutio, remets ton épée.

MERCUTIO, à Tybalt.

— Allons, messire, votre meilleure passe !

Ils se battent.
ROMÉO.

— Dégaine, Benvolio, et abattons leurs armes… — Messieurs, par pudeur, reculez devant un tel outrage : — Tybalt ! Mercutio ! Le prince a expressément — interdit les rixes dans les rues de Vérone… — Arrêtez, Tybalt ! cher Mercutio !

Roméo étend son épée entre les combattants. Tybalt atteint Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s’enfuit avec ses partisans.
MERCUTIO.

Je suis blessé… — Malédiction sur les deux maisons !… Je suis expédié… — Il est parti ! Est-ce qu’il n’a rien ?

Il chancelle.
BENVOLIO, soutenant Mercutio.

Quoi, es-tu blessé ?

MERCUTIO.

— Oui, oui, une égratignure, une égratignure ; morbleu, c’est bien suffisant… — Où est mon page ? Maraud, va me chercher un chirurgien.

Le page sort.
ROMÉO.

Courage, ami : la blessure ne peut être sérieuse.

MERCUTIO.

Non, elle n’est pas aussi profonde qu’un puits, ni aussi large qu’une porte d’église ! mais elle est suffisante, elle peut compter : demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j’aurai la gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas monde… Malédiction sur vos deux maisons !… Moi, un homme, être égratigné à mort par un chien, un rat, une souris, un chat ! par un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d’arithmétique !

À Roméo.

Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous ? J’ai reçu le coup par-dessous votre bras.

ROMÉO.

J’ai cru faire pour le mieux.

MERCUTIO.

— Aide-moi jusqu’à une maison, Benvolio, — ou je vais défaillir… Malédiction sur vos deux maisons ! — Elles ont fait de moi de la viande à vermine… — Oh ! j’ai reçu mon affaire, et bien à fond… Vos maisons !…

Mercutio sort, soutenu par Benvolio (93).
ROMÉO, seul.

— Donc un bon gentilhomme, le proche parent du prince, — mon intime ami, a reçu le coup mortel — pour moi, après l’outrage déshonorant — fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une heure — est mon cousin !… Ô ma douce Juliette, — ta beauté m’a efféminé ; — elle a amolli la trempe d’acier de ma valeur !

Rentre Benvolio.
BENVOLIO.

— Ô Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort : — Ce galant esprit a aspiré la nuée, — trop tôt dégoûté de cette terre.

ROMÉO.

— Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité : — il commence le malheur, d’autres doivent l’achever.

Rentre Tybalt.
BENVOLIO.

— Voici le furieux Tybalt qui revient.

ROMÉO.

— Vivant ! triomphant ! et Mercutio tué ! — Remonte au ciel, circonspecte indulgence, — et toi, furie à l’œil de flamme, sois mon guide maintenant ! — Ah ! Tybalt, reprends pour toi ce nom d’infâme — que tu m’as donné tout à l’heure : l’âme de Mercutio — n’a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes, — elle attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. — Il faut que toi ou moi, ou tous deux, nous allions le rejoindre (94).

TYBALT.

— Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas : — c’est toi qui partiras d’ici avec lui.

ROMÉO, mettant l’épée à la main.

Voici qui en décidera.

Ils se battent. Tybalt tombe.
BENVOLIO.

— Fuis, Roméo, va-t’en ! — Les citoyens sont sur pied, et Tybalt est tué… — Ne reste pas là stupéfait. Le prince va te condamner à mort, — si tu es pris… Hors d’ici ! va-t’en ! fuis !

ROMÉO.

— Oh ! je suis le bouffon de la fortune (95) !

BENVOLIO.

Qu’attends-tu donc ?

Roméo s’enfuit.
Entre une foule de citoyens armés.
PREMIER CITOYEN.

— Par où s’est enfui celui qui a tué Mercutio ? — Tybalt, ce meurtrier par où s’est-il enfui ?

BENVOLIO.

— Ce Tybalt, le voici à terre !

PREMIER CITOYEN.

Debout, monsieur, suivez-moi : — je vous somme de m’obéir au nom du prince.

Entrent le prince et sa suite, Montague, Capulet, lady Montague, lady Capulet et d’autres.
LE PRINCE.

— Où sont les vils promoteurs de cette rixe ?

BENVOLIO.

— Ô noble prince, je puis te révéler toutes — les circonstances douloureuses de cette fatale querelle.

Montrant le corps de Tybalt.

— Voici l’homme qui a été tué par le jeune Roméo, — après avoir tué ton parent, le jeune Mercutio.

LADY CAPULET, se penchant sur le corps.

— Tybalt, mon neveu !… Oh ! l’enfant de mon frère ! — Oh ! prince !… Oh ! mon neveu !… mon mari (96) ! C’est le sang — de notre cher parent qui a coulé !… Prince, si tu es juste, — verse le sang des Montagues pour venger notre sang… — Oh ! mon neveu ! mon neveu !

LE PRINCE.

— Benvolio, qui a commencé cette rixe ?

BENVOLIO.

— Tybalt, que vous voyez ici, tué de la main de Roméo. — En vain Roméo lui parlait sagement, lui disait de réfléchir — à la futilité de la querelle, et le mettait en garde — contre votre auguste déplaisir… Tout cela, dit d’une voix affable, d’un air calme, avec l’humilité d’un suppliant agenouillé, — n’a pu faire trêve à la fureur indomptable — de Tybalt, qui, sourd aux paroles de paix, a brandi — la pointe de son épée contre la poitrine de l’intrépide Mercutio. — Mercutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans ce duel à outrance ; avec un dédain martial, il écarte d’une main — la froide mort et de l’autre la retourne — contre Tybalt, dont la dextérité — la lui renvoie ; Roméo leur crie : — Arrêtez, amis ! amis, séparez-vous ! et, d’un geste — plus rapide que sa parole, il abat les pointes fatales. — Au moment où il s’élance entre eux, passe sous son bras même — une botte perfide de Tybalt qui frappe mortellement — le fougueux Mercutio. Tybalt s’enfuit alors, — puis tout à coup revient sur Roméo, — qui depuis un instant n’écoute plus que la vengeance. — Leur lutte a été un éclair, car, avant que — j’aie pu dégainer pour les séparer, le fougueux Tybalt était tué. — En le voyant tomber, Roméo s’est enfui. — Que Benvolio meure si telle n’est pas la vérité (97) !

LADY CAPULET, désignant Benvolio.

— Il est parent des Montagues ; — l’affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité (98) ! — Une vingtaine d’entre eux se sont ligués pour cette lutte criminelle, — et il a fallu qu’ils fussent vingt pour tuer un seul homme ! — Je demande justice, fais-nous justice, prince. — Roméo a tué Tybalt ; Roméo ne doit plus vivre.

LE PRINCE.

— Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio : — qui maintenant me payera le prix d’un sang si cher ?

MONTAGUE.

— Ce ne doit pas être Roméo, prince, il était l’ami de Mercutio. — Sa faute n’a fait que terminer ce que la loi eût tranché, — la vie de Tybalt.

LE PRINCE.

Et, pour cette offense, — nous l’exilons sur-le-champ. — Je suis moi-même victime de vos haines ; — mon sang coule pour vos brutales disputes ; — mais je vous imposerai une si rude amende — que vous vous repentirez tous du malheur dont je souffre. — Je serai sourd aux plaidoyers et aux excuses ; — ni larmes ni prières ne rachèteront les torts ; — elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte de partir ; — l’heure où on le trouverait ici serait pour lui la dernière. — Qu’on emporte ce corps et qu’on défère à notre volonté : — la clémence ne fait qu’assassiner en pardonnant à ceux qui tuent (99).

SCÈNE XIII.
[L’appartement de Juliette. (100)]
Entre Juliette.
JULIETTE.

— Retournez au galop, vous coursiers aux pieds de flamme, — vers le logis de Phébus ; déjà un cocher — comme Phaéton vous aurait lancés dans l’ouest — et aurait ramené la nuit nébuleuse… — Étends ton épais rideau, nuit vouée à l’amour, — que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo — bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu ! — Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez — à la seule lueur de leur beauté ; et, si l’amour est aveugle, — il s’accorde d’autant mieux avec la nuit… Viens, nuit solennelle, — matrone au sobre vêtement noir, — apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie — qui aura pour enjeux deux virginités sans tache ; — cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, — avec ton noir chaperon, jusqu’à ce que le timide amour, devenu plus hardi, — ne voie plus que chasteté dans l’acte de l’amour ! — À moi, nuit ! Viens, Roméo, viens : tu feras le jour de la nuit, — quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, — plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. — Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir, — donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, — prends-le et coupe-le en petites étoiles, — et il rendra la face du ciel si splendide — que tout l’univers sera amoureux de la nuit — et refusera son culte à l’aveuglant soleil… — Oh ! j’ai acheté un domaine d’amour, — mais je n’en ai pas pris possession, et celui qui m’a acquise — n’a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, — lente comme la nuit l’est, à la veille d’une fête, — pour l’impatiente enfant qui a une robe neuve — et ne peut la mettre encore ! Oh ! voici ma nourrice…

Entre la nourrice, avec une échelle de corde.
JULIETTE.

Elle m’apporte des nouvelles ; chaque bouche qui me parle — de Roméo, me parle une langue céleste… — Eh bien, nourrice, quoi de nouveau ?… Qu’as-tu là ? l’échelle de corde — que Roméo t’a dit d’apporter ?

LA NOURRICE.

Oui, oui, l’échelle de corde !

Elle laisse tomber l’échelle avec un geste de désespoir
JULIETTE.

— Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Pourquoi te tordre ainsi les mains ?

LA NOURRICE.

— Ah ! miséricorde ! il est mort, il est mort, il est mort ! — Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues ! — Hélas ! quel jour ! C’est fait de lui, il est tué, il est mort !

JULIETTE.

— Le Ciel a-t-il pu être aussi cruel ?

LA NOURRICE.

Roméo l’a pu, — sinon le ciel… Ô Roméo ! Roméo ! — Qui l’aurait jamais cru ? Roméo !

JULIETTE.

— Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? — C’est un supplice à faire rugir les damnés de l’horrible enfer. — Est-ce que Roméo s’est tué ? Dis-moi oui seulement, — et ce simple oui m’empoisonnera plus vite — que le regard meurtrier du basilic. — Je cesse d’exister s’il me faut ouïr ce oui, — et si tu peux répondre : oui, les yeux de Roméo sont fermés ! — Est-il mort ? dis oui ou non, — et qu’un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère !

LA NOURRICE.

— J’ai vu la blessure, je l’ai vue de mes yeux… — Par la croix du Sauveur !… là, sur sa mâle poitrine… — Un triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, — pâle, pâle comme la cendre, tout couvert de sang, — de sang caillé… À le voir, je me suis évanouie.

JULIETTE.

— Oh ! renonce, mon cœur ; pauvre failli, fais banqueroute à cette vie ! — En prison, mes yeux ! Fermez-vous à la libre lumière ! — Terre vile, retourne à la terre, cesse de te mouvoir, — et, Roméo et toi, affaissez-vous dans le même tombeau.

LA NOURRICE.

— Ô Tybalt, Tybalt, le meilleur ami que j’eusse ! — Ô courtois Tybalt ! honnête gentilhomme ! — Faut-il que j’aie vécu pour te voir mourir !

JULIETTE.

— Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent ? — Roméo est-il tué et Tybalt est-il mort ? — Mon cher cousin, et mon mari plus cher ! — Alors, sonne la trompette terrible du dernier jugement ! — Car qui donc est vivant, si ces deux-là ne sont plus ?

LA NOURRICE.

— Tybalt n’est plus, et Roméo est banni ! — Roméo, qui l’a tué, est banni.

JULIETTE.

— Ô mon Dieu ! Est-ce que la main de Roméo a versé le sang de Tybalt ?

LA NOURRICE.

— Oui, oui, hélas ! oui.

JULIETTE.

— Ô cœur reptile caché sous la beauté en fleur ! — Jamais dragon occupa-t-il une caverne si splendide ! — Gracieux tyran ! démon angélique ! — corbeau aux plumes de colombe ! agneau ravisseur de loups ! — méprisable substance d’une forme divine ! — Juste l’opposé de ce que tu sembles être justement, — saint damné, noble misérable (101) ! — Ô nature, à quoi réservais-tu l’enfer, — quand tu reléguas l’esprit d’un démon — dans le paradis mortel d’un corps si exquis ? — Jamais livre contenant aussi vile rapsodie — fut-il si bien relié ? Oh ! que la perfidie habite — un si magnifique palais !

LA NOURRICE.

Il n’y a plus à se fier aux hommes ; — chez eux ni bonne foi, ni honneur, ce sont tous des parjures, — tous des traîtres, tous des vauriens, tous des hypocrites… — Ah ! où est mon valet ? Vite, qu’on me donne de l’eau-de-vie ! — Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. — Honte à Roméo !

JULIETTE.

Que ta langue se couvre d’ampoules — après un pareil souhait ! Il n’est pas né pour la honte, lui. — La honte serait honteuse de siéger sur son front ; — car c’est un trône où l’honneur devrait être couronné — monarque absolu de l’univers. — Oh ! quel monstre j’étais de l’outrager ainsi !

LA NOURRICE.

— Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre cousin ?

JULIETTE.

— Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari ? — Ah ! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée, — quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire ? — Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon cousin ? — C’est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo ! — Arrière, larmes folles, retournez à votre source naturelle : — il n’appartient qu’à la douleur, ce tribut — que par méprise vous offrez à la joie. — Mon mari, que Tybalt voulait tuer, est vivant ; — et Tybalt, qui voulait tuer mon mari, est mort. — Tout cela est heureux : pourquoi donc pleurer ?… — Ah ! il y a un mot, plus terrible que la mort de Tybalt, — qui m’a assassinée ! je voudrais bien l’oublier, — mais hélas ! il pèse sur ma mémoire, — comme une faute damnable sur l’âme du pécheur. — Tybalt est mort et Roméo est… banni. — Banni ! ce seul mot banni — a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c’était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là. — Si même le malheur inexorable ne se plaît qu’en compagnie, — s’il a besoin d’être escorté par d’autres catastrophes, — pourquoi, après m’avoir dit : Tybalt est mort, n’a-t-elle pas ajouté : — Ton père aussi, ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ? — Cela m’aurait causé de tolérables angoisses. — Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde : — Roméo est banni, prononcer seulement ces mots, — c’est tuer, c’est faire mourir à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette ! — Roméo est banni ! — Il n’y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne — à ce mot meurtrier ! Il n’y a pas de cri pour rendre cette douleur-là. — Mon père et ma mère, où sont-ils, nourrice ?

LA NOURRICE.

— Ils pleurent et sanglotent sur le corps de Tybalt. — Voulez-vous aller près d’eux ? Je vous y conduirai.

JULIETTE.

— Ils lavent ses blessures de leurs larmes ? Les miennes, je les réserve, — quand les leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo. — Ramasse ces cordes… Pauvre échelle, te voilà déçue — comme moi, car Roméo est exilé : — il avait fait de toi un chemin jusqu’à mon lit ; — mais, restée vierge, il faut que je meure dans un virginal veuvage. — À moi, cordes ! à moi, nourrice ! je vais au lit nuptial, — et, au lieu de Roméo, c’est le sépulcre qui prendra ma virginité.

LA NOURRICE.

— Courez à votre chambre ; je vais trouver Roméo — pour qu’il vous console… Je sais bien où il est… — Entendez-vous, votre Roméo, sera ici cette nuit ; — je vais à lui ; il est caché dans la cellule de Laurence.

JULIETTE, détachant une bague de son doigt.

— Oh ! trouve-le ! Remets cet anneau à mon fidèle chevalier, — et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux.

SCÈNE XIV.
[La cellule de frère Laurence.]
Entre frère Laurence, puis Roméo. Le jour baisse.
LAURENCE.

— Viens, Roméo ; viens, homme sinistre ; l’affliction s’est énamourée de ta personne, — et tu es fiancé à la calamité.

ROMÈO.

— Quoi de nouveau, mon père ? Quel est l’arrêt du prince ? Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès près de moi ?

LAURENCE.

Tu n’es que trop familier — avec cette triste société, mon cher fils. — Je viens t’apprendre l’arrêt du prince.

ROMÊO.

— Quel arrêt, plus doux qu’un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer ?

LAURENCE.

— Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres : — il a décidé, non la mort, mais le bannissement du corps.

ROMÉO.

— Ah ! le bannissement ! Par pitié, dis la mort ! — L’exil a l’aspect plus terrible, — bien plus terrible que la mort. Ne dis pas le bannissement !

LAURENCE.

— Tu es désormais banni de Vérone. — Prends courage ; le monde est grand et vaste.

ROMÉO.

— Hors des murs de Vérone, — le monde n’existe pas ; — il n’y a que purgatoire, torture, enfer même. — Être banni d’ici, c’est être banni du monde, — et cet exil-là, c’est la mort. Donc le bannissement, — c’est la mort sous un faux nom. En appelant la mort bannissement, — tu me tranches la tête avec une hache d’or, — et tu souris au coup qui me tue !

LAURENCE.

— Ô péché mortel ! Ô grossière ingratitude ! — Selon notre loi, ta faute, c’était la mort ; mais le bon prince, — prenant ton parti, a tordu la loi, — et à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. — C’est une grâce insigne, et tu ne le vois pas.

ROMÉO.

— C’est une torture, et non une grâce ! Le ciel est là — où vit Juliette : un chat, un chien, — une petite souris, l’être le plus immonde, — vivent dans le paradis et peuvent la contempler, mais Roméo ne le peut pas. La mouche du charnier est plus privilégiée, — plus comblée d’honneur, plus favorisée — que Roméo ; elle peut saisir — les blanches merveilles de la chère main de Juliette, — et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres — qui, dans leur pure et vestale modestie, — rougissent sans cesse, comme d’un péché, du baiser qu’elles se donnent ! — Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. — Ce bonheur que la mouche peut avoir, je dois le fuir, moi ; — elle est libre, mais je suis banni. — Et tu dis que l’exil n’est pas la mort ! — Tu n’avais donc pas un poison subtil, un couteau bien affilé, — un instrument quelconque de mort subite, — tu n’avais donc, pour me tuer, que ce mot : banni !… banni ! — Ce mot-là, mon père, les damnés de l’enfer l’emploient — et le prononcent dans des hurlements ! Comment as-tu le cœur, — toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, — toi qui remets les péchés et t’avoues mon ami, — de me broyer avec ce mot : bannissement ?

LAURENCE.

— Fou d’amour, laisse-moi te dire une parole.

ROMÉO.

— Oh ! tu vas encore me parler de bannissement.

LAURENCE.

— Je vais te donner une armure à l’épreuve de ce mot. — La philosophie, ce doux lait de l’adversité, — te soutiendra dans ton bannissement.

ROMÉO.

— Encore le bannissement !… Au gibet la philosophie ! — Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette, — déplacer une ville, renverser l’arrêt d’un prince, — elle ne sert à rien, elle n’est bonne a rien, ne m’en parle plus !

LAURENCE.

— Oh ! je le vois bien, les fous n’ont pas d’oreilles !

ROMÉO.

— Comment en auraient-ils, quand les sages n’ont pas d’yeux !

LAURENCE.

— Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation.

ROMÉO.

— Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. — Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, — si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, — si, tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, — alors tu pourrais parler, alors tu pourrais t’arracher les cheveux, — et te jeter contre terre, comme je fais en ce moment, — pour y prendre d’avance la mesure d’une tombe !

Il s’affaisse à terre. On frappe à la porte.
LAURENCE.

— Lève-toi, on frappe… Bon Roméo, cache-toi.

ROMÉO.

— Je ne me cacherai pas ; à moins que mes douloureux soupirs — ne fassent autour de moi un nuage qui me dérobe aux regards !

On frappe encore.
LAURENCE.

— Entends-tu comme on frappe ?… Qui est là ?… Roméo, lève-toi, — tu vas être pris… Attendez un moment… Debout ! — Cours à mon laboratoire !…

On frappe.

Tout à l’heure !… Mon Dieu ! — quelle démence !…

On frappe.

J’y vais, j’y vais !

Allant à la porte.

— Qui donc frappe si fort ? D’où venez-vous ? que voulez-vous ?

LA NOURRICE, du dehors.

— Laissez-moi entrer et vous connaîtrez mon message. — Je viens de la part de madame Juliette.

LAURENCE, ouvrant.

Soyez la bienvenue, alors.

Entre la nourrice.
LA NOURRICE.

— Ô saint moine, oh ! dites-moi, saint moine, — où est le seigneur de madame, où est Roméo ?

LAURENCE.

— Là, par terre, ivre de ses propres larmes.

LA NOURRICE.

— Oh ! dans le même état que ma maîtresse, — juste dans le même état.

LAURENCE.

Ô triste sympathie ! — lamentable situation !

LA NOURRICE.

C’est ainsi qu’elle est affaissée, — sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant…

Se penchant sur Roméo.

— Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme. — Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous, debout ! — Pourquoi tomber dans un si profond désespoir ?

ROMÉO, se redressant comme en sursaut.

La nourrice !

LA NOURRICE.

— Ah ! monsieur ! ah ! monsieur !… Voyons, la mort est au bout de tout.

ROMÉO.

— Tu as parlé de Juliette ! en quel état est-elle ? — Est-ce qu’elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, — maintenant que j’ai souillé l’enfance de notre bonheur — d’un sang si proche du sien ? — Où est-elle ? et comment est-elle ? Que dit — ma mystérieuse compagne de notre amoureuse misère ?

LA NOURRICE.

— Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle pleure ; — et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, — et appelle Tybalt ; et puis elle crie : Roméo ! — et puis elle retombe.

ROMÉO.

Il semble que ce nom, — lancé par quelque fusil meurtrier, — l’assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom — a assassiné son cousin !… Oh ! dis-moi, prêtre, dis-moi — dans quelle vile partie de ce squelette — est logé mon nom ; dis-le moi, pour que je mette à sac — ce hideux repaire !

Il tire son poignard comme pour s’en frapper, la nourrice le lui arrache
LAURENCE.

Retiens ta main désespérée ! — Es-tu un homme ? ta forme crie que tu en es un ; — mais tes larmes sont d’une femme, et ta sauvage action dénonce — la furie déraisonnable d’une bête brute. — Ô femme disgracieuse qu’on croirait un homme, — bête monstrueuse qu’on croirait homme et femme, — tu m’as étonné !… Par notre saint ordre, — je croyais ton caractère mieux trempé. — Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer ! — tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, — en assouvissant sur toi-même une haine damnée ! — Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre ? — La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis — pour ton existence ; et tu veux renoncer à tous trois ! — Fi ! fi ! tu fais honte à ta beauté, à ton amour, à ton esprit. — Usurier, tu regorges de tous les biens, — et tu ne les emploies pas à ce légitime usage — qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour, à ton esprit. — Ta noble beauté n’est qu’une image de cire, — dépourvue d’énergie virile : — ton amour, ce tendre engagement, n’est qu’un misérable parjure, — qui tue celle que tu avais fait vœu de chérir ; — ton esprit, cet ornement de la beauté et de l’amour, — n’en est chez toi que le guide égaré : — comme la poudre dans la calebasse d’un soldat maladroit, — il prend feu par ta propre ignorance — et te mutile au lieu de te défendre. — Allons, relève-toi, l’homme ! Elle vit, ta Juliette, — cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l’heure : — n’es-tu pas heureux ? Tybalt voulait t’égorger, — mais tu as tué Tybalt : n’es-tu pas heureux encore ? — La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie — et change la sentence en exil : n’es-tu pas heureux toujours ? — Les bénédictions pleuvent sur ta tête ; — la fortune te courtise sous ses plus beaux atours ; — mais toi, maussade comme une fille mal élevée, — tu fais la moue au bonheur et à l’amour. — Prends garde, prends garde, c’est ainsi qu’on meurt misérable. — Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu ; — monte dans sa chambre et va la consoler ; — mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, — car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue ; — et c’est là que tu dois vivre jusqu’à ce que nous trouvions le moment favorable — pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, — obtenir le pardon du prince et te rappeler ici. — Tu reviendras alors plus heureux un million de fois — que tu n’auras été désolé au départ… (102) — Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maîtresse, — et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; — le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos… — Roméo te suit.

LA NOURRICE.

— Vrai Dieu ! je pourrais rester ici toute la nuit — à écouter vos bons conseils. Oh ! ce que c’est que la science !

À Roméo.

— Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir.

ROMÉO.

— Va, et dis à ma bien-aimée de s’apprêter à me gronder.

LA NOURRICE, lui remettant une bague.

— Voici, monsieur, un anneau qu’elle m’a dit de vous donner. Monsieur, — accourez vite, dépêchez-vous, car il se fait tard.

La nourrice sort.
ROMÉO, mettant la bague.

— Comme ceci ranime mon courage !

LAURENCE.

— Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort en dépend ; — quittez Vérone avant la fin de la nuit, — ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement. — Restez à Mantoue ; votre valet, que je saurai trouver, — vous instruira de temps à autre — des incidents heureux pour vous qui surviendront ici… — Donne-moi ta main ; il est tard : adieu ; bonne nuit.

ROMÉO.

— Si une joie au-dessus de toute joie ne m’appelait ailleurs, — j’aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite. — Adieu.

Ils sortent.

SCÈNE XV.
[Dans la maison de Capulet.]
Entrent Capulet, lady Capulet et Pâris.
CAPULET.

— Les choses ont tourné si malheureusement, messire, — que nous n’avons pas eu le temps de disposer notre fille. — C’est que, voyez-vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, — et moi aussi… Mais quoi ! nous sommes nés pour mourir. — Il est très-tard ; elle ne descendra pas ce soir. — Je vous promets que, sans votre compagnie, — je serais au lit depuis une heure.

PÂRIS.

— Quand la mort parle, ce n’est pas pour l’amour le moment de parler. — Madame, bonne nuit : présentez mes hommages à votre fille.

LADY CAPULET.

— Oui, messire, et demain de bonne heure je connaîtrai sa pensée. — Ce soir elle est cloîtrée dans sa douleur.

CAPULET.

— Sire Pâris, je puis hardiment vous offrir — l’amour de ma fille ; je pense qu’elle se laissera diriger — par moi en toutes choses ; bien plus, je n’en doute pas… — Femme, allez la voir avant d’aller au lit ; — apprenez-lui l’amour de mon fils Pâris, — et dites-lui, écoutez bien, que mercredi prochain… — Mais doucement ! Quel jour est-ce ?

PARIS.

Lundi, monseigneur.

CAPULET.

— Lundi ? hé ! hé ! alors, mercredi est trop tôt. — Ce sera pour jeudi… dites-lui que jeudi — elle sera mariée à ce noble comte. — Serez-vous prêt ? Cette hâte vous convient-elle ? — Nous ne ferons pas grand fracas : un ami ou deux ! — Car, voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, — on pourrait croire que nous nous soucions fort peu — de notre parent, si nous faisions de grandes réjouissances. — Conséquemment, nous aurons une demi-douzaine d’amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi ?

PÂRIS.

— Monseigneur, je voudrais que jeudi fût demain.

CAPULET.

— Bon ; vous pouvez partir… — Ce sera pour jeudi, alors. — Vous, femme, allez voir Juliette avant d’aller au lit, — et préparez-la pour la noce… — Adieu, messire… De la lumière dans ma chambre, holà ! — Ma foi, il est déjà si tard — qu’avant peu il sera de bonne heure… Bonne nuit.

Ils sortent.

SCÈNE XVI.
[La chambre à coucher de Juliette.]
Entrent Roméo et Juliette.
JULIETTE.

— Veux-tu donc partir ? le jour n’est pas proche encore : — c’était le rossignol et non l’alouette — dont la voix perçait ton oreille craintive. — Toutes les nuits il chante sur le grenadier, là-bas. — Crois-moi, amour, c’était le rossignol.

ROMÉO.

— C’était l’alouette, la messagère du matin, — et non le rossignol. Regarde, amour, ces lueurs jalouses — qui dentellent le bord des nuages à l’orient ! — Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux — se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. — Je dois partir et vivre, ou rester et mourir.

JULIETTE.

— Cette clarté là-bas n’est pas la clarté du jour, je le sais bien, moi ; — c’est quelque météore que le soleil exhale — pour te servir de torche cette nuit — et éclairer ta marche vers Mantoue. — Reste donc, tu n’as pas besoin de partir encore (103).

ROMÉO.

— Soit ! qu’on me prenne, qu’on me mette à mort ; — je suis content, si tu le veux ainsi. — Non, cette lueur grise n’est pas le regard du matin, elle n’est que le pâle reflet du front de Cynthia ; — et ce n’est pas l’alouette qui frappe de notes si hautes — la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. — J’ai plus le désir de rester que la volonté de partir. — Vienne la mort, et elle sera bienvenue !… Ainsi le veut Juliette… — Comment êtes-vous, mon âme ? Causons, il n’est pas jour.

JULIETTE.

— C’est le jour, c’est le jour ! Fuis-vite, va-t’en, pars : — C’est l’alouette qui détonne ainsi, — et qui lance ces notes rauques, ces strettes déplaisantes. — On dit que l’alouette prolonge si doucement les accords ; — cela n’est pas, car elle rompt le nôtre. — On dit que l’alouette et le hideux crapaud ont changé d’yeux : — oh ! que n’ont-ils aussi changé de voix, — puisque cette voix nous arrache effarés l’un à l’autre — et te chasse d’ici par son hourvari matinal (104) ! — Oh ! maintenant pars. Le jour est de plus en plus clair.

ROMÉO.

— De plus en plus clair ?… De plus en plus sombre est notre malheur.

Entre la Nourrice.
LA NOURRICE.

— Madame !

JULIETTE.

Nourrice ?

LA NOURRICE.

Madame votre mère va venir dans votre chambre. — Le jour paraît ; soyez prudente, faites attention.

La nourrice sort.
JULIETTE.

— Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie.

ROMÉO.

— Adieu, adieu ! un baiser, et je descends.

Ils s’embrassent. Roméo descend.
JULIETTE, se penchant sur le balcon.

— Te voilà donc parti ? amour, seigneur, époux, ami ! — Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, — car il y a tant de jours dans une minute ! — Oh ! à ce compte-là, je serai bien vieille, — quand je reverrai mon Roméo.

ROMÉO.

— Adieu ! je ne perdrai pas une occasion, — mon amour, de t’envoyer un souvenir.

JULIETTE.

— Oh ! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais ?

ROMÉO.

— Je n’en doute pas : et toutes ces douleurs feront — le doux entretien de nos moments à venir.

JULIETTE.

— Ô Dieu ! j’ai dans l’âme un présage fatal. — Maintenant que tu es en bas, tu m’apparais — comme un mort au fond d’une tombe. — Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle.

ROMÉO.

— Crois-moi, amour, tu me sembles bien pâle aussi. — L’angoisse aride boit notre sang. Adieu ! adieu !

Roméo sort.
JULIETTE.

— Ô fortune ! fortune ! tout le monde te dit capricieuse ! — Si tu es capricieuse, qu’as-tu à faire avec un homme d’aussi illustre constance ? Fortune, soit capricieuse, — car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j’espère, — et tu me le renverras (105).

LADY CAPULET, du dehors.

— Holà ! ma fille ! êtes-vous levée ?

JULIETTE.

— Qui m’appelle ? est-ce madame ma mère ? — Se serait-elle couchée si tard ou levée sitôt ? — Quel étrange motif l’amène ?

Entre lady Capulet.
LADY CAPULET.

— Eh bien, comment êtes-vous, Juliette ?

JULIETTE.

Je ne suis pas bien, madame.

LADY CAPULET.

— Toujours à pleurer la mort de votre cousin ?… — Prétends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes larmes ? — Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. — Cesse donc : un chagrin raisonnable prouve l’affection ; — mais un chagrin excessif prouve toujours un manque de sagesse (106).

JULIETTE.

— Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible.

LADY CAPULET.

— Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans sentir plus près de vous l’ami — que vous pleurez.

JULIETTE.

Je sens si vivement la perte — de cet ami, que je ne puis m’empêcher de le pleurer toujours.

LADY CAPULET.

— Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c’est moins de le savoir mort — que de savoir vivant l’infâme qui l’a tué.

JULIETTE.

— Quel infâme, madame ?

LADY CAPULET.

Eh bien ! cet infâme, Roméo !

JULIETTE.

— Entre un infâme et lui il y a bien des milles de distance. — Que Dieu lui pardonne ! Moi, je lui pardonne de tout mon cœur ; — et pourtant nul homme ne navre mon cœur autant que lui.

LADY CAPULET.

— Parce qu’il vit, le traître !

JULIETTE.

— Oui, madame, et trop loin de mes bras. — Que ne suis-je seule chargée de venger mon cousin !

LADY CAPULET.

— Nous obtiendrons vengeance, sois-en sûre. — Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu’un à Mantoue, — où vit maintenant ce vagabond banni : — on lui donnera une potion insolite — qui l’enverra vite tenir compagnie à Tybalt, — et alors j’espère que tu seras satisfaite.

JULIETTE.

— Je ne serai vraiment satisfaite — que quand je verrai Roméo… supplicié, — torturé est mon pauvre cœur, depuis qu’un tel parent m’est enlevé. — Madame, trouvez seulement un homme — pour porter le poison ; moi, je le préparerai, — et si bien qu’après l’avoir pris, Roméo — dormira vite en paix. Oh ! quelle horrible souffrance pour mon cœur — de l’entendre nommer, sans pouvoir aller jusqu’à lui, — pour assouvir l’amour que je portais à mon cousin — sur le corps de son meurtrier !

LADY CAPULET.

— Trouve les moyens, toi ; moi, je trouverai l’homme. — Maintenant, fille, j’ai à te dire de joyeuses nouvelles.

JULIETTE.

— La joie est la bienvenue quand elle est si nécessaire : — quelles sont ces nouvelles ? j’adjure votre Grâce.

LADY CAPULET.

— Va, va, mon enfant, tu as un excellent père : — pour te tirer de ton accablement, — il a improvisé une journée de fête — à laquelle tu ne t’attends pas et que je n’espérais guère.

JULIETTE.

— Quel sera cet heureux jour, madame ?

LADY CAPULET.

— Eh bien, mon enfant, jeudi prochain, de bon matin, — un galant, jeune et noble gentilhomme, — le comte Pâris, te mènera à l’église Saint-Pierre, — et aura le bonheur de faire de toi sa joyeuse épouse.

JULIETTE.

— Ah ! par l’église de Saint-Pierre et par saint Pierre lui-même, — il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. — Je m’étonne de tant de hâte : ordonner ma noce, — avant que celui qui doit être mon mari m’ait fait sa cour ! — Je vous en prie ; madame, dites à mon seigneur et père — que je ne veux pas me marier encore. Si jamais je me marie, je le jure, — ce sera plutôt à ce Roméo que vous savez haï de moi, — qu’au comte Pâris. Voilà des nouvelles, en vérité.

LADY CAPULET.

— Voici votre père qui vient ; faites-lui vous-même votre réponse, — et nous verrons comment il la prendra.

Entrent Capulet et la nourrice.
CAPULET, regardant Juliette qui sanglotte.

— Quand le soleil disparaît, la terre distille la rosée ; — mais, après la disparition du radieux fils de mon frère, — il pleut tout de bon. Eh bien ! es-tu devenue gouttière, fillette ? Quoi, toujours des larmes ! — toujours des averses ! Dans ta petite personne — tu figures à la fois la barque, la mer et le vent ; — tes yeux, que je puis comparer à la mer, ont sans cesse — un flux et un reflux de larmes ; ton corps est la barque — qui flotte au gré de cette onde salée, et tes soupirs sont les vents — qui, luttant de furie avec tes larmes, — finiront, si un calme subit ne survient, par faire sombrer — ton corps dans la tempête… Eh bien, femme, — lui avez-vous signifié notre décision ?

LADY CAPULET.

— Oui, messire ; mais elle refuse ; elle vous remercie. — La folle ! je voudrais qu’elle fût mariée à son linceul !…

CAPULET.

— Doucement, je n’y suis pas, je n’y suis pas, femme. — Comment ! elle refuse ! elle nous remercie ! — et elle n’est pas fière, elle ne s’estime pas bien heureuse, — tout indigne qu’elle est, d’avoir, par notre entremise, obtenu — pour mari un si digne gentilhomme !

JULIETTE.

— Je ne suis pas fière, mais reconnaissante ; — fière, je ne puis l’être de ce que je hais comme un mal. — Mais je suis reconnaissante du mal même qui m’est fait par amour.

CAPULET.

— Eh bien, eh bien, raisonneuse, qu’est-ce que cela signifie ? — Je vous remercie et je ne vous remercie pas… Je suis fière — et je ne suis pas fière !… Mignonne donzelle, — dispensez-moi de vos remercîments et de vos fiertés, — et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain — à l’église Saint-Pierre en compagnie de Pâris ; — ou je t’y traînerai sur la claie, moi ! — Ah ! livide carogne ! ah ! bagasse ! — Ah ! face de suif !

LADY CAPULET.

Fi, fi ! perdez-vous le sens ?

JULIETTE, s’agenouillant.

— Cher père, je vous en supplie à genoux, — ayez la patience de m’écouter ! rien qu’un mot !

CAPULET.

— Au diable, petite bagasse ! misérable révoltée ! — Tu m’entends, rends-toi à l’église jeudi, — ou évite de me rencontrer jamais face à face : — ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas ; — mes doigts me démangent… Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, — parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique enfant ; — mais, je le vois maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, — et nous avons été maudits en l’ayant. — Arrière, éhontée !

LA NOURRICE.

Que le Dieu du ciel la bénisse ! — Vous avez tort, monseigneur, de la traiter ainsi.

CAPULET.

— Et pourquoi donc, dame Sagesse ?… Retenez votre langue, — maîtresse Prudence, et allez bavarder avec vos commères.

LA NOURRICE.

— Ce que je dis n’est pas un crime.

CAPULET.

Au nom du ciel, bonsoir !

LA NOURRICE.

— Peut-on pas dire un mot ?

CAPULET.

Paix, stupide radoteuse ! — Allez émettre vos sentences sur le bol d’une commère, — car ici nous n’en avons pas besoin.

LADY CAPULET.

Vous êtes trop brusque.

CAPULET.

— Jour de Dieu ! j’en deviendrai fou. — Le jour, la nuit, à tout heure, à toute minute, à tout moment, que je fusse occupé ou non, — seul ou en compagnie, mon unique souci a été — de la marier ; enfin je trouve — un gentilhomme de noble lignée, — ayant de beaux domaines, jeune, d’une noble éducation, — pétri, comme on dit, d’honorables qualités, — un homme aussi accompli qu’un cœur peut le souhaiter, — et il faut qu’une petite sotte pleurnicheuse, — une poupée gémissante, quand on lui offre sa fortune, — réponde : Je ne veux pas me marier, je ne puis aimer, — je suis trop jeune, je vous prie de me pardonner ! — Ah ! si vous ne vous mariez pas, vous verrez comme je vous pardonne ; — allez paître où vous voudrez, vous ne logerez plus avec moi. — Faites-y attention, songez-y, je n’ai pas coutume de plaisanter. — Jeudi approche ; mettez la main sur votre cœur, et réfléchissez. — Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; — si tu ne l’es plus, va au diable, mendie, meurs de faim dans les rues. — Car sur mon âme, jamais je ne te reconnaîtrai, — et jamais rien de ce qui est à moi ne sera ton bien. — Compte là-dessus, réfléchis, je tiendrai parole.

Il sort.
JULIETTE.

— N’y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, — qui voie au fond de ma douleur ? — Ô ma mère bien-aimée, ne me rejetez pas, — ajournez ce mariage d’un mois, d’une semaine ! — Sinon, dressez le lit nuptial — dans le sombre monument où Tybalt repose !

LADY CAPULET.

— Ne me parle plus, car je n’ai rien à te dire ; — fais ce que tu voudras, car entre toi et moi tout est fini.

Elle sort.
JULIETTE.

— Ô mon Dieu !… Nourrice, comment empêcher cela ? — Mon mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel : — comment donc ma foi peut-elle redescendre ici-bas, — tant que mon mari ne me l’aura pas renvoyée du ciel — en quittant la terre ?… Console-moi, console-moi ! — Hélas ! hélas ! se peut-il que le ciel tende de pareils piéges — à une créature aussi frêle que moi ! — Que dis-tu ? n’as-tu pas un mot qui me soulage ! — Console-moi, nourrice (107).

LA NOURRICE.

Ma foi, écoutez : Roméo — est banni ; je gage le monde entier contre néant — qu’il n’osera jamais venir vous réclamer ; — s’il le fait, il faudra que ce soit à la dérobée. — Donc, puisque tel est le cas, — mon avis, c’est que vous épousiez le comte. — Oh ! c’est un si aimable gentilhomme ! — Roméo n’est qu’un torchon près de lui !… Un aigle, madame, — n’a pas l’œil aussi vert, aussi vif, aussi brillant — que Pâris. Maudit soit mon cœur, — si je ne vous trouve pas bien heureuse de ce second mariage ! — il vaut bien mieux que votre premier. Au surplus, — votre premier est mort, ou autant vaudrait qu’il le fût, — que de vivre sans vous être bon à rien.

JULIETTE.

— Parles-tu du fond de ton cœur ?

LA NOURRICE.

Et du fond de mon âme ; — sinon, malédiction à tous deux !

JULIETTE.

Amen !

LA NOURRICE.

Quoi ?

JULIETTE.

— Ah ! tu m’as merveilleusement consolée. — Va dire à madame — qu’ayant déplu à mon père, je suis allée à la cellule de Laurence, — pour me confesser et recevoir l’absolution.

LA NOURRICE.

— Oui, certes, j’y vais. Vous faites sagement.

Elle sort.
JULIETTE, regardant s’éloigner la nourrice.

— Ô vieille damnée ! abominable démon ! — Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, — ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche — qui l’a exalté au-dessus de toute comparaison — tant de milliers de fois… Va-t’en conseillère ; — entre toi et mon cœur il y a désormais rupture. — Je vais trouver le religieux pour lui demander un remède ; — à défaut de tout autre, j’ai la ressource de mourir.

Elle sort.

SCÈNE XVII.
[La cellule de frère Laurence.]
Entrent Laurence et Pâris.
LAURENCE.

— Jeudi, seigneur ! le terme est bien court.

PÂRIS.

— Mon père Capulet le veut ainsi, — et je ne retarderai son empressement par aucun obstacle.

LAURENCE.

— Vous ignorez encore, dites-vous, les sentiments de la dame. — Voilà une marche peu régulière, et qui ne me plaît pas.

PÂRIS.

— Elle ne cesse de pleurer la mort de Tybalt, — et c’est pourquoi je lui ai peu parlé d’amour ; — car Vénus ne sourit guère dans une maison de larmes. — Or, son père voit un danger — à ce qu’elle se laisse ainsi dominer par la douleur ; — et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage — pour arrêter cette inondation de larmes. — Le chagrin qui l’absorbe dans la solitude — pourra se dissiper dans la société. — Maintenant vous connaissez les raisons de cet empressement.

LAURENCE, à part.

— Hélas ! je connais trop celles qui devraient le ralentir !

Haut.

— Justement, messire, voici la dame qui vient à ma cellule.

Entre Juliette.
PÂRIS.

— Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma femme !

JULIETTE.

— Votre femme ! Je pourrai l’être quand je pourrai être mariée.

PÂRIS.

— Vous pouvez, et vous devez l’être, amour, jeudi prochain.

JULIETTE.

— Ce qui doit être sera.

LAURENCE.

Voilà une vérité certaine.

PÂRIS, à Juliette.

— Venez-vous faire votre confession à ce bon père !

JULIETTE.

— Répondre à cela, ce serait me confesser à vous.

PÂRIS.

— Ne lui cachez pas que vous m’aimez.

JULIETTE.

— Je vous confesse que je l’aime.

PÂRIS.

— Comme vous confesserez, j’en suis sûr, que vous m’aimez.

JULIETTE.

— Si je fais cet aveu, il aura plus de prix — en arrière de vous qu’en votre présence.

PÂRIS.

— Pauvre âme, les larmes ont bien altéré ton visage.

JULIETTE.

— Elles ont remporté là une faible victoire : — il n’avait pas grand charme avant leurs ravages.

PÂRIS.

— Ces paroles-là lui font plus d’injure que tes larmes.

JULIETTE.

— Ce n’est pas une calomnie, monsieur, c’est une vérité ; — et cette vérité je la dis à ma face.

PÂRIS.

— Ta beauté est à moi, et tu la calomnies.

JULIETTE.

— Il se peut, car elle ne m’appartient pas… — Êtes-vous de loisir, saint père, en ce moment, — ou reviendrai-je ce soir après vêpres ?

LAURENCE.

— J’ai tout mon loisir, pensive enfant… — Mon seigneur, nous aurions besoin d’être seuls.

PÂRIS.

— Dieu me préserve de troubler la dévotion ! — Juliette, jeudi, de bon matin, j’irai vous réveiller. — Jusque-là, adieu, et recueillez ce pieux baiser.

Il l’embrasse et sort.
JULIETTE.

— Oh ! ferme la porte, et, cela fait, — viens pleurer avec moi : plus d’espoir, plus de ressource, plus de remède.

LAURENCE.

— Ah ! Juliette, je connais déjà ton chagrin, — et j’ai l’esprit tendu par une anxiété inexprimable. — Je sais que jeudi prochain, sans délai possible, — tu dois être mariée au comte.

JULIETTE.

— Ne me dis pas que tu sais cela, frère, — sans me dire aussi comment je puis l’empêcher. — Si dans ta sagesse tu ne trouves pas de remède, — déclare seulement que ma résolution est sage, — et sur-le-champ je remédie à tout avec ce couteau.

Elle montre un poignard.

— Dieu a joint mon cœur à celui de Roméo ; toi, tu as joint nos mains ; — et, avant que cette main, engagée par toi à Roméo, — scelle un autre contrat, — avant que mon cœur loyal, devenu perfide et traître, — se donne à un autre, ceci aura eu raison de tous deux. — Donc, en vertu de ta longue expérience (108), — donne-moi vite un conseil ; sinon, regarde ! — entre ma détresse et moi je prends ce couteau sanglant — pour médiateur : c’est lui qui arbitrera le litige — que l’autorité de ton âge et de ta science — n’aura pas su terminer à mon honneur. — Réponds-moi sans retard ; il me tarde de mourir — si ta réponse ne m’indique pas de remède !

LAURENCE.

— Arrête, ma fille ; j’entrevois une espérance possible, — mais le moyen nécessaire à son accomplissement — est aussi désespéré que le mal que nous voulons empêcher. — Si, plutôt que d’épouser le comte Pâris, — tu as l’énergie de vouloir te tuer, — il est probable que tu oseras affronter — l’image de la mort pour repousser le déshonneur, — toi qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. — Eh bien, si tu as ce courage, je te donnerai un remède.

JULIETTE.

— Oh ! plutôt que d’épouser Pâris, dis-moi de m’élancer — des créneaux de cette tour là-bas, — ou d’errer sur le chemin des bandits ; dis-moi de me glisser — où rampent des serpents ; enchaîne-moi avec des ours rugissants ; — enferme-moi, la nuit, dans un charnier, — sous un monceau d’os de morts qui s’entre-choquent, — de moignons fétides et de crânes jaunes et décharnés ; — dis-moi d’aller, dans une fosse fraîche remuée, — m’enfouir sous le linceul avec un mort : — ordonne-moi des choses dont le seul récit me faisait trembler, — et je les ferai sans crainte, sans hésitation, — pour rester l’épouse sans tache de mon doux bien-aimé (109) !

LAURENCE.

— Écoute alors : rentre à la maison, aie l’air gai et dis que tu consens — à épouser Pâris. C’est demain mercredi. — Demain soir, fais en sorte de coucher seule ; — que ta nourrice ne couche pas dans ta chambre ; — une fois au lit, prends cette fiole — et avale la liqueur qui y est distillée. — Aussitôt dans toutes tes veines se répandra — une froide et léthargique humeur : le pouls suspendra — son mouvement naturel et cessera de battre ; — ni chaleur, ni souffle n’attestera que tu vis. — Les roses de tes lèvres et de tes joues seront flétries — et ternes comme la cendre ; les fenêtres de tes yeux seront closes, — comme si la mort les avait fermées au jour de la vie. — Chaque partie de ton être, privée de souplesse et d’action, — sera roide, inflexible et froide comme la mort (110). — Dans cet état apparent de cadavre — tu resteras juste quarante-deux heures, — et alors tu t’éveilleras comme d’un doux sommeil. — Le matin, quand le fiancé arrivera — pour hâter ton lever, il te trouvera morte dans ton lit. — Alors, selon l’usage de notre pays, — vêtue de ta plus belle parure, et placée dans un cerceuil découvert, — tu seras transportée à l’ancien caveau — où repose toute la famille des Capulets. — Cependant, avant que tu sois éveillée, — Roméo, instruit de notre plan par mes lettres, — arrivera ; lui et moi — nous épierons ton réveil, et cette nuit-là même — Roméo t’emmènera à Mantoue. — Et ainsi tu seras sauvée d’un déshonneur imminent, — si nul caprice futile, nulle frayeur féminine — n’abat ton courage au moment de l’exécution.

JULIETTE.

— Donne ! oh ! donne ! ne me parle pas de frayeur.

LAURENCE, lui remettant la fiole.

— Tiens, pars ! Sois forte et sois heureuse dans ta résolution. Je vais dépêcher un religieux — à Mantoue avec un message pour ton mari.

JULIETTE.

— Amour, donne-moi ta force, et cette force me sauvera. — Adieu, mon père !

Ils se séparent.

SCÈNE XVIII.
[Dans la maison de Capulet.]
Entrent Capulet, lady Capulet, la nourrice et des valets.
CAPULET, remettant un papier au premier valet (111).

Tu inviteras toutes les personnes dont les noms sont écrits ici.

Le valet sort.
Au second valet.

— Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles. —

DEUXIÈME VALET.

Vous n’en aurez que de bons, monsieur, car je m’assurerai d’abord s’ils se lèchent les doigts.

CAPULET.

Et comment t’assureras-tu par là de leur savoir-faire ?

DEUXIÈME VALET.

Pardine, monsieur, c’est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts : ainsi ceux qui ne se lécheront pas les doigts, je ne les prendrai pas.

CAPULET.

Bon, va-t’en.

Le valet sort.

— Nous allons être pris au dépourvu cette fois. — Eh bien, est-ce que ma fille est allée chez frère Laurence ?

LA NOURRICE.

Oui, ma foi.

CAPULET.

— Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle. — La friponne est si maussade, si opiniâtre !

Entre Juliette (112).
LA NOURRICE.

— Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de confesse.

CAPULET.

— Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça ?

JULIETTE.

— Chez quelqu’un qui m’a appris à me repentir — de ma coupable résistance — à vous et à vos ordres. Le vénérable Laurence — m’a enjoint de me prosterner à vos pieds, — et de vous demander pardon…

Elle s’agenouille devant son père.

Pardon, je vous en conjure ! — Désormais je me laisserai régir entièrement par vous.

CAPULET.

— Qu’on aille chercher le comte, et qu’on l’instruise de ceci. — Je veux que ce nœud soit noué dès demain matin.

JULIETTE.

— J’ai rencontré le jeune comte à la cellule de Laurence, — et je lui ai témoigné mon amour autant que je le pouvais — sans franchir les bornes de la modestie.

CAPULET.

— Ah ! j’en suis bien aise… Voilà qui est bien… Relève-toi.

Juliette se relève.

— Les choses sont comme elles doivent être… Il faut que je voie le comte. — Morbleu, qu’on aille le chercher, vous dis-je. — Ah ! pardieu, c’est un saint homme que ce révérend père, — et toute notre cité lui est bien redevable.

JULIETTE.

— Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet ? — Vous m’aiderez à ranger les parures — que vous trouverez convenables pour ma toilette de demain.

LADY CAPULET.

— Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.

CAPULET.

— Va, nourrice, va avec elle.

Juliette sort avec la nourrice.
À lady Capulet.

Nous irons à l’église demain.

LADY CAPULET.

— Nous serons pris à court pour les préparatifs : — il est presque nuit déjà.

CAPULET.

Bah ! je vais me remuer, — et tout ira bien, je te le garantis, femme ! — Toi, va rejoindre Juliette, et aide-la à se parer ; — je ne me coucherai pas cette nuit… Laisse-moi seul ; — c’est moi qui ferai la ménagère cette fois… Holà !… — Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même — chez le comte Pâris le prévenir — pour demain. J’ai le cœur étonnamment allègre, — depuis que cette petite folle est venue à résipiscence.

Ils sortent.

SCÈNE XIX.
[La chambre à coucher de Juliette.]
Entrent Juliette et la nourrice (113).
JULIETTE.

— Oui, c’est la toilette qu’il faut… Mais, gentille nourrice, — laisse-moi seule cette nuit, je t’en prie : — car j’ai besoin de beaucoup prier, — pour décider le ciel à sourire à mon existence, — qui est, tu le sais bien, pleine de trouble et de péché.

Entre lady Capulet.
LADY CAPULET.

— Allons, êtes-vous encore occupées ? avez-vous besoin de mon aide ?

JULIETTE.

— Non, madame ; nous avons choisi — tout ce qui sera nécessaire pour notre cérémonie de demain. — Veuillez permettre que je reste seule à présent, — et que la nourrice veille avec vous cette nuit ; — car, j’en suis sûre, vous avez trop d’ouvrage sur les bras, — dans des circonstances si pressantes.

LADY CAPULET.

Bonne nuit ! — Mets-toi au lit, et repose ; car tu en as besoin.

Lady Capulet sort avec la nourrice.
JULIETTE.

— Adieu !… Dieu sait quand nous nous reverrons. — Une vague frayeur répand le frisson dans mes veines — et y glace presque la chaleur vitale… — Je vais les rappeler pour me rassurer… — Nourrice !… Qu’a-t-elle à faire ici ? — Il faut que je joue seule mon horrible scène !

Prenant la fiole que Laurence lui a donnée.

— À moi, fiole !… — Eh quoi ! si ce breuvage n’agissait pas ! — Serais-je donc mariée demain matin ?… — Non, non… Voici qui l’empêcherait… Repose ici, toi.

Elle met un couteau à côté de son lit.

— Et si c’était un poison que le moine — m’eût subtilement administré pour me faire mourir, — afin de ne pas être déshonoré par ce mariage, — lui qui m’a déjà marié à Roméo ! — J’ai peur de cela ; mais non, c’est impossible : — il a toujours été reconnu pour un saint homme… — Et si, une fois déposée dans le tombeau, — je m’éveillais avant le moment où Roméo — doit venir me délivrer ! Ah ! l’effroyable chose ! — Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce caveau — dont la bouche hideuse n’aspire jamais un air pur, — et mourir suffoquée avant que Roméo n’arrive ! — Ou même, si je vis, n’est-il pas probable — que l’horrible impression de la mort et de la nuit — jointe à la terreur du lieu… — En effet, ce caveau est l’ancien réceptacle — depuis bien des siècles sont entassés — les os de tous mes ancêtres ensevelis ; — où Tybalt sanglant et encore tout frais dans la terre — pourrit sous son linceul ; où, dit-on, — à certaines heures de la nuit, les esprits s’assemblent !… — Hélas ! hélas ! n’est-il pas probable que, — réveillée avant l’heure, au milieu d’exhalaisons infectes — et de gémissements pareils à ces cris de mandragores déracinées — que des vivants ne peuvent entendre sans devenir fous… (114) — Oh ! si je m’éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, — environnée de toutes ces horreurs ? — Peut-être alors, insensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres, — et arracher de son linceul Tybalt mutilé, — et, dans ce délire, saisissant l’os de quelque grand parent — comme une massue, en broyer ma cervelle désespérée ! — Oh ! tenez ! il me semble voir le spectre de mon cousin — poursuivant Roméo qui lui a troué le corps — avec la pointe de son épée… Arrête, Tybalt, arrête !

Elle porte la fiole à ses lèvres.

— Roméo ! Roméo ! Roméo ! voici à boire ! je bois à toi.

Elle se jette sur son lit, derrière un rideau.

SCÈNE XX.
[Une salle dans la maison de Capulet. Le jour se lève.]
Entrent lady Capulet et la nourrice.
LADY CAPULET, donnant un trousseau de clefs à la nourrice.

— Tenez, nourrice, prenez ces clefs et allez chercher d’autres épices (115).

LA NOURRICE.

— On demande des dattes et des coings pour la pâtisserie.

Entre Capulet.
CAPULET.

— Allons ! debout ! debout ! debout ! le coq a chanté deux fois ; — le couvre-feu a sonné ; il est trois heures…

À lady Capulet.

— Ayez l’œil aux fours, bonne Angélique — et qu’on n’épargne rien.

LA NOURRICE, à Capulet.

Allez, allez, cogne-fétu, allez — vous mettre au lit ; ma parole, vous serez malade demain — d’avoir veillé cette nuit.

CAPULET.

— Nenni, nenni. Bah ! j’ai déjà passé — des nuits entières pour de moindres motifs, et je n’ai jamais été malade.

LADY CAPULET.

— Oui, vous avez chassé les souris dans votre temps ; — mais je veillerai désormais à ce que vous ne veilliez plus ainsi.

Lady Capulet et la nourrice sortent.
CAPULET.

— Jalousie ! jalousie !

Des valets passent portant des broches, des bûches et des paniers.
Au premier valet.

Eh bien, l’ami, — qu’est-ce que tout ça ?

PREMIER VALET.

— Monsieur, c’est pour le cuisinier, mais je ne sais trop ce que c’est.

CAPULET.

— Hâte-toi, hâte-toi.

Sort le premier valet.
Au deuxième valet.

Maraud, apporte des bûches plus sèches, — appelle Pierre, il te montrera où il y en a.

DEUXIÈME VALET.

— J’ai assez de tête, monsieur, pour suffire aux bûches — sans déranger Pierre.

Il sort.
CAPULET.

— Par la messe, bien répondu. Voilà un plaisant coquin ! Ah ! — je te proclame roi des bûches… Ma foi, il est jour. — Le comte va être ici tout à l’heure avec la musique, — car il me l’a promis.

Bruit d’instruments qui se rapprochent.

Je l’entends qui s’avance… — Nourrice ! Femme !… Holà ! nourrice, allons donc !

Entre la nourrice.
CAPULET.

— Allez éveiller Juliette, allez, et habillez-la ; — je vais causer avec Pâris… Vite, hâtez-vous, — hâtez-vous ! le fiancé est déjà arrivé ; — hâtez-vous, vous dis-je.

Tous sortent.

SCÈNE XXI.
[La chambre à coucher de Juliette.]
Entre la nourrice.
LA NOURRICE, appelant.

— Madame ! allons, madame !… Juliette !… Elle dort profondément, je le garantis… — Eh bien, agneau ! eh bien, maîtresse !… Fi, paresseuse !… — Allons, amour, allons ! Madame ! mon cher cœur ! Allons, la mariée ! — Quoi, pas un mot !… Vous en prenez pour votre argent cette fois, — vous dormez pour une semaine, car, la nuit prochaine, j’en réponds, — le comte a pris son parti — de ne vous laisser prendre que peu de repos… Dieu me pardonne ! — Jésus Marie ! comme elle dort ! — Il faut que je l’éveille… Madame ! madame ! madame ! — Oui, que le comte vous surprenne au lit ; — c’est lui qui vous secouera, ma foi…

Elle tire les rideaux du lit et découvre Juliette étendue et immobile.

Est-il possible ! — Quoi ! toute vêtue, toute parée, et recouchée ! — Il faut que je la réveille… Madame ! madame ! madame ! — Ô malheur ! faut-il ! que je sois jamais née !… — Holà, de l’eau-de-vie !… Monseigneur ! Madame !

Entre lady Capulet.
LADY CAPULET.

— Quel est ce bruit ?

LA NOURRICE.

Ô jour lamentable !

LADY CAPULET.

Qu’y a-t-il ?

LA NOURRICE, montrant le lit.

Regardez, regardez ! Ô jour désolant !

LADY CAPULET.

— Ciel ! ciel ! Mon enfant, ma vie ! — Renais, rouvre les yeux, ou je vais mourir avec toi ! — Au secours ! au secours ! appelez au secours !

Entre Capulet.
CAPULET.

— Par pudeur, amenez Juliette ; son mari est arrivé.

LA NOURRICE.

— Elle est morte, décédée, elle est morte ; ah ! mon Dieu !

LADY CAPULET.

— Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est morte !

CAPULET, s’approchant de Juliette.

— Ah ! que je la voie !… C’est fini, hélas ! elle est froide ! — Son sang est arrêté et ses membres sont roides. — La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. — La mort est sur elle, comme une gelée précoce — sur la fleur des champs la plus suave (116) !

LA NOURRICE.

— Ô jour lamentable !

LADY CAPULET.

Douloureux moment !

CAPULET.

— La mort qui me l’a prise pour me faire gémir — enchaîne ma langue et ne me laisse pas parler.

Entrent frère laurence et Pâris suivi de musiciens.
LAURENCE.

— Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l’église ?

CAPULET.

— Prête à y aller, mais pour n’en pas revenir !

À Pâris.

— Ô mon fils, la nuit qui précédait tes noces, — la mort est entrée dans le lit de ta fiancée, — et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. — Le sépulcre est mon gendre, le sépulcre est mon héritier, — le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je vais mourir — et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre.

PÂRIS.

— N’ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, — que pour qu’elle me donnât un pareil spectacle (117) !

LADY CAPULET.

— Jour maudit, malheureux, misérable, odieux ! — Heure la plus atroce qu’ait jamais vu le temps — dans le cours laborieux de son pèlerinage ! — Rien qu’une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, — rien qu’un seul être pour me réjouir et me consoler, — et la mort cruelle l’arrache de mes bras (118) !

LA NOURRICE.

— Ô douleur ! ô douloureux, douloureux, douloureux jour ! — Jour lamentable ! jour le plus douloureux — que jamais, jamais j’aie vu ! — Ô jour ! ô jour ! ô jour ! ô jour odieux ! — Jamais jour ne fut plus sombre ! — Ô jour douloureux ! ô jour douloureux !

PÂRIS.

— Déçue, divorcée, frappée, accablée, assassinée ! — Oui, détestable mort, déçue par toi, — ruinée par toi, cruelle, cruelle ! — Ô mon amour ! ma vie… Non, tu n’es plus ma vie, tu es mon amour dans la mort !

CAPULET.

— Honnie, désolée, navrée, martyrisée, tuée ! — Sinistre catastrophe, pourquoi es-tu venue — détruire, détruire notre solennité ?… — Ô mon enfant ! mon enfant ! mon enfant ! Non ! toute mon âme ! — Quoi, tu es mortel… Hélas ! mon enfant est morte, — et, avec mon enfant, sont ensevelies toutes mes joies !

LAURENCE.

— Silence, n’avez-vous pas de honte ? Le remède aux maux désespérés — n’est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, — vous vous partagiez cette belle enfant ; maintenant le ciel l’a tout entière, — et pour elle c’est tant mieux. — Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, — mais le ciel garde sa part dans l’éternelle vie. — Une haute fortune était tout ce que vous lui souhaitiez ; — c’était le ciel pour vous de la voir s’élever, — et vous pleurez maintenant qu’elle s’élève, — au-dessus des nuages, jusqu’au ciel même ! — Oh ! vous aimez si mal votre enfant — que vous devenez fou en voyant qu’elle est bien. — Vivre longtemps mariée, ce n’est pas être bien mariée ; — la mieux mariée est celle qui meurt jeune. — Séchez vos larmes et attachez vos branches de romarin — sur ce beau corps ; puis, selon la coutume, — portez-la dans sa plus belle parure à l’église. — Car, bien que la faible nature nous force tous à pleurer, — les larmes de la nature font sourire la raison.

CAPULET.

— Tous nos préparatifs de fête — se changent en appareil funèbre : — notre concert devient un glas mélancolique ; — notre repas de noces, un triste banquet d’obsèques ; — nos hymnes solennels, des chants lugubres. — Notre bouquet nuptial sert pour une morte, — et tout change de destination.

LAURENCE.

— Retirez-vous, monsieur, et vous aussi, madame, — et vous aussi, messire Pâris ; que chacun se prépare — à escorter cette belle enfant jusqu’à son tombeau. — Le ciel s’appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense ; — ne l’irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté suprême. —

Sortent Capulet, lady Capulet, Pâris et frère Laurence (119).
PREMIER MUSICIEN.

Nous pouvons serrer nos flûtes et partir.

LA NOURRICE.

— Ah ! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes amis ; — car, comme vous voyez, la situation est lamentable. —

PREMIER MUSICIEN.

Oui, et je voudrais qu’on pût l’amender.

Sort la nourrice.
Entre Pierre (120).
PIERRE.

Musiciens ! Oh ! musiciens, vite Gaieté du cœur ! Gaieté du cœur ! Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Gaieté du cœur !

PREMIER MUSICIEN.

Et pourquoi Gaieté du cœur !

PIERRE.

Ô musiciens ! parce que mon cœur lui-même joue l’air de Mon cœur est triste. Ah ! jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me consoler.

DEUXIÈME MUSICIEN.

Pas la moindre complainte ; ce n’est pas le moment de jouer à présent.

PIERRE.

Vous ne voulez pas, alors ?

LES MUSICIENS.

Non.

PIERRE.

Alors vous allez l’avoir solide.

PREMIER MUSICIEN.

Qu’est-ce que nous allons avoir ?

PIERRE.

Ce n’est pas de l’argent, morbleu, c’est une raclée, méchants racleurs !

PREMIER MUSICIEN.

Méchant valet !

PIERRE.

Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la perruque. Je ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en donnerai des fa-dièses, moi, sur les épaules, notez bien.

PREMIER MUSICIEN.

En nous donnant le fa-dièse, c’est vous qui nous noterez.

DEUXIÈME MUSICIEN.

Voyons, rengainez votre dague et dégainez votre esprit.

PIERRE.

En garde donc ! Je vais vous attaquer à la pointe de l’esprit et rengainer ma pointe d’acier… Ripostez-moi en hommes.

Il chante.

Quand une douleur poignante blesse le cœur
Et qu’une morne tristesse accable l’esprit,
Alors la musique au son argentin…

Pourquoi son argentin ? Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin ? Répondez, Simon Corde-à-Boyau !

PREMIER MUSICIEN.

Eh ! parce que l’argent a le son fort doux.

PIERRE.

Joli !… Répondez, vous, Hugues Rebec !

DEUXIÈME MUSICIEN.

La musique a le son argentin, parce que les musiciens la font sonner pour argent.

PIERRE.

Joli aussi !… Répondez, vous, Jacques Serpent.

TROISIÈME MUSICIEN.

Ma foi, je ne sais que dire.

PIERRE.

Oh ! j’implore votre pardon : vous êtes le chanteur de la bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font rarement sonner l’or.

Il chante.

Alors la musique au son argentin
Apporte promptement le remède.

Il sort.
PREMIER MUSICIEN.

Voilà un fieffé coquin !

DEUXIÈME MUSICIEN.

Qu’il aille se faire pendre !… Sortons, nous autres ! attendons le convoi, et nous resterons à dîner.

Ils sortent.

SCÈNE XXII.
[Mantoue. Une rue.]
Entre Roméo (121).
ROMÉO.

— Si je puis me fier aux flatteuses assurances du sommeil, — mes rêves m’annoncent l’arrivée de quelque joyeuse nouvelle. — La pensée souveraine de mon cœur siége sereine sur son trône ; — et, depuis ce matin, une allégresse singulière — m’élève au-dessus de terre par de riantes pensées. — J’ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort — (étrange rêve qui laisse à un mort la faculté de penser !) — puis, qu’à force de baisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, — et que je renaissais, et que j’étais empereur. — Ciel ! combien doit être douce la possession de l’amour, — si son ombre est déjà si prodigue de joies (122) !

Entre Balthazar.
ROMÉO.

— Des nouvelles de Vérone !… Eh bien, Balthazar, — est-ce que tu ne m’apportes pas de lettre du moine (123) ? — Comment va ma dame ? Mon père est-il bien ? — Comment va madame Juliette ? Je te répète cette question-là ; — car, si ma Juliette est heureuse, il n’existe pas de malheur.

BALTHAZAR.

— Elle est heureuse, il n’existe donc pas de malheur. — Son corps repose dans le tombeau des Capulets, — et son âme immortelle vit avec les anges. — Je l’ai vu déposer dans le caveau de sa famille, — et j’ai pris aussitôt la poste pour vous l’annoncer. — Oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces tristes nouvelles : — je remplis l’office dont vous m’aviez chargé, monsieur (124).

ROMÉO.

— Est-ce ainsi ? eh bien, astres, je vous défie !…

À Balthazar.

— Tu sais où je loge : procure-moi de l’encre et du papier, — et loue des chevaux de poste : je pars d’ici ce soir (125).

BALTHAZAR.

— Je vous en conjure, monsieur, ayez de la patience. — Votre pâleur, votre air hagard annonce — quelque catastrophe.

ROMÉO.

Bah ! tu te trompes !… — Laisse-moi et fais ce que je te dis : — est-ce que tu n’as pas de lettre du moine pour moi ?

BALTHAZAR.

— Non, mon bon seigneur.

ROMÉO.

N’importe : va-t’en, — et loue des chevaux ; je te rejoins sur-le-champ.

Sort Balthazar.

— Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. — Cherchons le moyen… Ô destruction ! comme — tu t’offres vite à la pensée des hommes désespérés ! — Je me souviens d’un apothicaire — qui demeure aux environs ; récemment encore je le remarquais — sous sa guenille, occupé, le sourcil froncé, — à cueillir des simples : il avait la mine amaigrie, — l’âpre misère l’avait usé jusqu’aux os. — Dans sa pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, — un alligator empaillés et des peaux — de poissons monstrueux ; sur ses planches, — une chétive collection de boîtes vides, — des pots de terre verdâtres, des vessies et des graines moisies, — des restes de ficelle et de vieux pains de rose — étaient épars çà et là pour faire étalage. — Frappé de cette pénurie, je me dis à moi-même : — « Si un homme avait besoin de poison, — bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, — voici un pauvre gueux qui lui en vendrait. » — Oh ! je pressentais alors mon besoin présent ; — il faut que ce besoigneux m’en vende… — Autant qu’il m’en souvient, ce doit être ici sa demeure ; — comme c’est fête aujourd’hui, la boutique du misérable est fermée… — Holà ! l’apothicaire (126) !

Une porte s’ouvre. Paraît l’apothicaire.
L’APOTHICAIRE.

Oui donc appelle si fort ?

ROMÉO.

— Viens ici, l’ami… Je vois que tu es pauvre ; — tiens, voici quarante ducats (127) ; donne-moi — une dose de poison ; mais il me faut une drogue énergique — qui, à peine dispersée dans les veines — de l’homme las de vivre, le fasse tomber mort, — et qui chasse du corps le souffle — aussi violemment, aussi rapidement que la flamme — renvoie la poudre des entrailles fatales du canon !

L’APOTHICAIRE.

— J’ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de Mantoue, — c’est la mort pour qui les débite.

ROMÉO.

— Quoi ! tu es dans ce dénûment et dans cette misère, — et tu as peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; — le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard ; — le dégoût et la misère pendent à tes épaules (128). — Le monde ne t’est point ami, ni la loi du monde ; — le monde n’a pas fait sa loi pour t’enrichir ; — viole-la donc, cesse d’être pauvre et prends ceci.

Il lui montre sa bourse.
L’APOTHICAIRE.

— Ma pauvreté consent, mais non ma volonté.

ROMÉO.

— Je paye ta pauvreté, et non ta volonté.

L’APOTHICAIRE.

— Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, — et avalez ; eussiez-vous la force de vingt hommes, vous serez expédié immédiatement (129).

ROMÉO, lui jetant sa bourse.

— Voici ton or ; ce poison est plus funeste à l’âme des hommes, — il commet plus de meurtres dans cet odieux monde — que ces pauvres mixtures que tu n’as pas le droit de vendre. — C’est moi qui te vends du poison ; tu ne m’en as pas vendu. — Adieu, achète de quoi manger et engraisse.

Serrant la fiole que l’apothicaire lui a remise.

— Ceci, du poison ? non ! Viens, cordial, viens avec moi — au tombeau de Juliette ; c’est là que tu dois me servir.

Ils se séparent.

SCÈNE XXIII.
[La cellule de frère Laurence.]
Entre frère Jean.
JEAN.

— Saint franciscain ! Mon frère, holà !

Entre frère Laurence.
LAURENCE.

— Ce doit être la voix du frère Jean, — De Mantoue ! Sois le bienvenu. Que dit Roméo ?… — A-t-il écrit ? Alors donne-moi sa lettre.

JEAN.

— J’étais allé à la recherche d’un frère déchaussé — de notre ordre, qui devait m’accompagner, — et je l’avais trouvé ici dans la cité en train de visiter les malades ; — mais les inspecteurs de la ville, — nous ayant rencontrés tous deux dans une maison — qu’ils soupçonnaient infectée de la peste, — en ont fermé les portes et n’ont pas voulu nous laisser sortir. — C’est ainsi qu’a été empêché mon départ pour Mantoue.

LAURENCE.

— Qui donc a porté ma lettre à Roméo ?

JEAN.

— La voici. Je n’ai pas pu l’envoyer, — ni me procurer un messager pour te la rapporter, — tant la contagion effrayait tout le monde.

LAURENCE.

— Malheureux événement ! Par notre confrérie, — ce n’était pas une lettre insignifiante, c’était un message — d’une haute importance, et ce retard — peut produire de grands malheurs. Frère Jean, va — me chercher un levier de fer, et apporte-le-moi sur-le-champ — dans ma cellule.

JEAN.

Frère, je vais te l’apporter.

Il sort.
LAURENCE.

— Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau ; — dans trois heures la belle Juliette s’éveillera. — Elle me maudira, parce que Roméo — n’a pas été prévenu de ce qui est arrivé ; — mais je vais récrire à Mantoue, — et je la garderai dans ma cellule jusqu’à la venue de Roméo. — Pauvre cadavre vivant, enfermé dans le sépulcre d’un mort (130) !

Il sort.

SCÈNE XXIV.
[Vérone. Un cimetière au milieu duquel s’élève le tombeau des Capulets.]
Entre Pâris suivi de son page qui porte une torche et des fleurs.
PÂRIS.

— Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à l’écart… — Mais, non, éteins-la, car je ne veux pas être vu. — Va te coucher sous ces ifs là-bas, — en appliquant ton oreille contre la terre sonore ; — aucun pied ne pourra se poser sur le sol du cimetière, — tant de fois amolli et fouillé par la bêche du fossoyeur, — sans que tu l’entendes : tu siffleras, — pour m’avertir, si tu entends approcher quelqu’un… — Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Va.

LE PAGE, à part.

— J’ai presque peur de rester seul — ici dans le cimetière ; pourtant je me risque.

Il se retire.
PÂRIS.

— Douce fleur, je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, — dont le dais, hélas ! est fait de poussière et de pierres ; — je viendrai chaque nuit les arroser d’eau douce, — ou, à son défaut, de larmes distillées par des sanglots ; — oui, je veux célébrer tes funérailles — en venant, chaque nuit, joncher ta tombe et pleurer (131).

Lueur d’une torche et bruit de pas au loin. Le page siffle.

— Le page m’avertit que quelqu’un approche. — Quel est ce pas sacrilége qui erre par ici la nuit — et trouble les rites funèbres de mon amour ? — Eh quoi ! une torche !… — Nuit, voile-moi un instant.

Il se cache.
Entre Roméo, suivi de Balthazar qui porte une torche, une pioche et un levier.
ROMÉO.

— Donne-moi cette pioche et ce crocheteur d’acier.

Remettant un papier au page.

— Tiens, prends cette lettre ; demain matin, de bonne heure, — aie soin de la remettre à mon seigneur et père… — Donne-moi la lumière. Sur ta vie, voici mon ordre : — quoi que tu voies ou entendes, reste à l’écart — et ne m’interromps pas dans mes actes. — Si je descends dans cette alcôve de la mort, — c’est pour contempler les traits de ma dame, — mais surtout pour détacher de son doigt inerte — un anneau précieux, un anneau que je dois employer — à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t’en… — Mais si, cédant au soupçon, tu oses revenir pour épier — ce que je veux faire, — par le ciel, je te déchirerai lambeau par lambeau, — et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. — Ma résolution est farouche comme le moment ; elle est plus terrible et plus inexorable — que le tigre à jeun ou la mer rugissante (132).

BALTHAZAR.

— Je m’en vais, monsieur, et je ne vous troublerai pas.

ROMÉO.

— C’est ainsi que tu me prouveras ton dévouement…

Lui jetant sa bourse.

Prends ceci : — vis et prospère… Adieu, cher enfant.

BALTHAZAR, à part.

— N’importe. Je vais me cacher aux alentours ; — sa mine m’effraye, et je suis inquiet sur ses intentions.

Il se retire.
ROMÉO, prenant le levier et allant au tombeau.

— Horrible gueule, matrice de la mort, — gorgée de ce que la terre a de plus précieux, — je parviendrai bien à ouvrir tes lettres pourries — et à te fourrer de force une nouvelle proie !

Il enfonce la porte du monument.
PÂRIS.

— C’est ce banni, ce Montagne hautain — qui a tué le cousin de ma bien-aimée : — la belle enfant en est morte de chagrin, à ce qu’on suppose. — Il vient ici pour faire quelque infâme outrage — aux cadavres : je vais l’arrêter…

Il s’avance.

— Suspends ta besogne impie, vil Montagne : — la vengeance peut-elle se poursuivre au delà de la mort ? — Misérable condamné, je t’arrête. — Obéis et viens avec moi ; car il faut que tu meures (133).

ROMÉO.

— Il le faut en effet, et c’est pour cela que je suis venu ici… — Bon jeune homme, ne tente pas un désespéré, — sauve-toi d’ici et laisse-moi…

Montrant les tombeaux.

Songe à tous ces morts, — et recule épouvanté… Je t’en supplie, jeune homme, — ne charge pas ma tête d’un péché nouveau — en me poussant à la fureur… Oh ! va-t’en. — Par le ciel, je t’aime plus que moi-même, — car c’est contre moi-même que je viens ici armé. — Ne reste pas, va-t’en ; vis, et dis plus tard — que la pitié d’un furieux t’a forcé de fuir (134).

PÂRIS, l’épée à la main.

— Je brave ta commisération, — et je t’arrête ici comme félon.

ROMÉO.

— Tu veux donc me provoquer ? Eh bien, à toi, enfant !

Ils se battent.
LE PAGE.

— Ô ciel ! ils se battent : je vais appeler le guet.

Il sort en courant.
PÂRIS, tombant.

— Oh ! je suis tué !… Si tu es généreux, — ouvre le tombeau et dépose-moi près de Juliette.

Il expire.
ROMÉO.

— Sur ma foi, je le ferai.

Se penchant sur le cadavre.

Examinons cette figure : — un parent de Mercutio, le noble comte Pâris ! — Que m’a donc dit mon valet ? Mon âme, bouleversée, — n’y a pas fait attention… Nous étions à cheval… Il me contait, je crois, — que Pâris devait épouser Juliette. — M’a-t-il dit cela, ou l’ai-je rêvé ? — Ou, en l’entendant parler de Juliette, ai-je eu la folie — de m’imaginer cela ?

Prenant le cadavre par le bras.

Oh ! donne-moi ta main, — toi que l’âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre ! — Je vais t’ensevelir dans un tombeau triomphal… — Un tombeau ? Oh ! non, jeune victime, c’est un louvre splendide, — car Juliette y repose, et sa beauté fait — de ce caveau une salle de fête illuminée.

Il dépose Pâris dans le monument.

— Mort, repose ici, enterré par un mort. — Que de fois les hommes à l’agonie — ont eu un accès de joie, un éclair avant la mort, — comme disent ceux qui les soignent… Ah ! comment comparer — ceci à un éclair ?

Contemplant le corps de Juliette.

Ô mon amour ! ma femme ! — La mort qui a sucé le miel de ton haleine — n’a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté : — elle ne t’a pas conquise ; la flamme de la beauté — est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, — et le pâle drapeau de la mort n’est pas encore déployé là…

Allant à un autre cercueil.

— Tybalt ! te voilà donc couché dans ton linceul sanglant ! — Oh ! que puis-je faire de plus pour toi ? — De cette même main qui faucha ta jeunesse, — je vais abattre celle de ton ennemi. — Pardonne-moi, cousin.

Revenant sur ses pas.

Ah ! chère Juliette, — pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire — que le spectre de la Mort est amoureux — et que l’affreux monstre décharné te garde — ici dans les ténèbres pour te posséder !… — Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit ; — ici, ici, je veux rester — avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! c’est ici — que je veux fixer mon éternelle demeure — et soustraire au joug des étoiles ennemies — cette chair lasse du monde…

Tenant le corps embrassé.

Un dernier regard, mes yeux ! — bras, une dernière étreinte ! et vous, lèvres, vous, — portes de l’haleine, scellez par un baiser légitime — un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur !

Saisissant la fiole.

— Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. — Pilote désespéré, vite ! lance — sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! — À ma bien-aimée !


Il boit le poison.

Oh ! l’apothicaire ne m’a pas trompé : — ses drogues sont actives… Je meurs ainsi… sur un baiser (135) !

Il expire en embrassant Juliette.
Frère Laurence paraît à l’autre extrémité du cimetière, avec une lanterne, un levier et une bêche.
LAURENCE.

— Saint François me soit en aide ! Que de fois cette nuit — mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes (136) !

Il rencontre Balthazar étendu à terre.

Qui est là ?

BALTHAZAR, se relevant.

— Un ami ! quelqu’un qui vous connaît bien.

LAURENCE, montrant le tombeau des Capulets.

— Soyez béni !… Dites-moi, mon bon ami, — quelle est cette torche là-bas qui prête sa lumière inutile — aux larves et aux crânes sans yeux ? Il me semble — qu’elle brûle dans le monument des Capulets.

BALTHAZAR.

— En effet, saint prêtre ; il y a là mon maître, — quelqu’un que vous aimez.

LAURENCE.

Qui donc ?

BALTHAZAR.

Roméo.

LAURENCE.

— Combien de temps a-t-il été là ?

BALTHAZAR.

Une grande demi-heure.

LAURENCE.

— Viens avec moi au caveau.

BALTHAZAR.

Je n’ose pas, messire. — Mon maître croit que je suis parti ; — il m’a menacé de mort en termes effrayants, — si je restais à épier ses actes (137).

LAURENCE.

— Reste donc, j’irai seul… L’inquiétude me prend : oh ! je crains bien quelque malheur.

BALTHAZAR.

— Comme je dormais ici sous cet if, — j’ai rêvé que mon maître se battait avec un autre homme — et que mon maître le tuait (138).

LAURENCE, allant vers le tombeau.

Roméo !

Dirigeant la lumière de sa lanterne sur l’entrée du tombeau.

— Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui tache — le seuil de pierre de ce sépulcre ? — Pourquoi ces épées abandonnées et sanglantes — projettent-elles leur sinistre lueur sur ce lieu de paix ?

Il entre dans le monument.
— Roméo ! Oh ! qu’il est pâle !… Quel est cet autre ? Quoi, Pâris aussi ! — baigné dans son sang ! Oh ! quelle heure cruelle — est donc coupable de cette lamentable catastrophe (139) ?…

Éclairant Juliette.

Elle remue !

Juliette s’éveille et se soulève.
JULIETTE.

— Ô frère charitable, où est mon seigneur ? — Je me rappelle bien en quel lieu je dois être : — m’y voici… Mais où est Roméo ?

Rumeur au loin.
LAURENCE.

— J’entends du bruit… Ma fille, quitte ce nid — de mort, de contagion, de sommeil contre nature. — Un pouvoir au-dessus de nos contradictions — a déconcerté nos plans. Viens, viens, partons ! — Ton mari est la gisant sur ton sein, — et voici Pâris. Viens, je te placerai — dans une communauté de saintes religieuses ; — pas de questions ! le guet arrive… — Allons, viens, chère Juliette.

La rumeur se rapproche.

Je n’ose rester plus longtemps.

Il sort du tombeau et disparaît.
JULIETTE.

— Va, sors d’ici, car je ne m’en irai pas, moi. — Qu’est ceci ? Une coupe qu’étreint la main de mon bien-aimé ? — C’est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée. — L’égoïste ! il a tout bu ! il n’a pas laissé une goutte amie — pour m’aider à le rejoindre !… Je veux baiser tes lèvres ; — peut-être y trouverai-je un reste de poison — dont le baume me fera mourir…

Elle l’embrasse.

— Tes lèvres sont chaudes !

PREMIER GARDE, derrière le théâtre.

Conduis-nous, page… De quel côté ?

JULIETTE.

— Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc !

Saisissant le poignard de Roméo.

Ô heureux poignard ! — voici ton fourreau…

Elle se frappe.

Rouille-toi là et laisse-moi mourir (140) !

Elle tombe sur le corps de Roméo et expire.
Entre le guet, conduit par le page de Pâris.
LE PAGE, montrant le tombeau.

— Voilà l’endroit, là où la torche brûle.

PREMIER GARDE, à l’entrée du tombeau.

— Le sol est sanglant. Qu’on fouille le cimetière. — Allez plusieurs et arrêtez qui vous trouverez.

Des gardes sortent.

— Spectacle navrant ! Voici le comte assassiné… — et Juliette en sang !… chaude encore !… morte il n’y a qu’un moment, — elle qui était ensevelie depuis deux jours !… — Allez prévenir le prince, courez chez les Capulets, — réveillez les Montagnes… que d’autres aillent aux recherches.

D’autres gardes sortent.

— Nous voyons bien le lieu où sont entassés tous ces désastres ; — mais les causes qui ont donné lieu à ces désastres lamentables, — nous ne pouvons les découvrir sans une enquête.

Entrent quelques gardes, ramenant Balthazar.
DEUXIÈME GARDE.

— Voici le valet de Roméo, nous l’avons trouvé dans le cimetière.

PREMIER GARDE.

— Tenez-le sous bonne garde jusqu’à l’arrivée du prince.

Entre un garde, ramenant frère Laurence.
TROISIÈME GARDE.

— Voici un moine qui tremble, soupire et pleure. — Nous lui avons pris ce levier et cette bêche, comme il venait de ce côté du cimetière.

PREMIER GARDE.

— Graves présomptions ! Retenez aussi ce moine.

Le jour commence à poindre. Entrent le prince et sa suite.
LE PRINCE.

— Quel est le malheur matinal — qui enlève ainsi notre personne à son repos ?

Entrent Capulet, lady Capulet, et leur suite.
CAPULET.

— Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ?

LADY GAPULET.

— Le peuple dans les rues crie : Roméo !… — Juliette !… Pâris ! et tous accourent, — en jetant l’alarme, vers notre monument.

LE PRINCE.

— D’où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ?

PREMIER GARDE, montrant les cadavres.

— Mon souverain, voici le comte Pâris assassiné ; — voici Roméo mort ; voici Juliette, la morte qu’on pleurait, — chaude encore et tout récemment tuée.

LE PRINCE.

— Cherchez, fouillez partout, et sachez comment s’est fait cet horrible massacre.

PREMIER GARDE.

— Voici un moine, et le valet du défunt Roméo : — ils ont été trouvés munis des instruments nécessaires pour ouvrir — la tombe de ces morts.

CAPULET.

— Ô ciel !… Oh ! vois donc, femme, notre fille est en sang !… — Ce poignard s’est mépris… tiens ! sa gaine — est restée vide au flanc du Montague, — et il s’est égaré dans la poitrine de ma fille (141) !

LADY CAPULET.

— Mon Dieu ! ce spectacle funèbre est le glas — qui appelle ma vieillesse au sépulcre.

Entrent Montague et sa suite.
LE PRINCE.

— Approche, Montagne : tu t’es levé avant l’heure — pour voir ton fils, ton héritier couché avant l’heure.

MONTAGUE.

— Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. — L’exil de son fils l’a suffoquée de douleur (142) ! — Quel est le nouveau malheur qui conspire contre mes années ?

LE PRINCE, montrant le tombeau.

— Regarde, et tu verras.

MONTAGUE, reconnaissant Roméo.

— Ô mal appris ! Y a-t-il donc bienséance — à prendre le pas sur ton père dans la tombe ?

LE PRINCE.

— Fermez la bouche aux imprécations, — jusqu’à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères, — et en connaître la source, la cause et l’enchaînement. — Alors c’est moi qui mènerai votre deuil, — et qui le conduirai, s’il le faut, jusqu’à la mort. En attendant, contenez-vous, — et que l’affliction s’asservisse à la patience… — Produisez ceux qu’on soupçonne.

Les gardes amènent Laurence et Balthazar.

LAURENCE.

— Tout impuissant que j’ai été, c’est moi — qui suis le plus suspect, puisque l’heure et le lieu — s’accordent à m’imputer cet horrible meurtre ! — me voici, prêt à m’accuser et à me défendre, — prêt à m’absoudre en me condamnant.

LE PRINCE.

— Dis donc vite ce que tu sais sur ceci.

LAURENCE.

— Je serai bref : car le peu de souffle qui me reste — ne suffirait pas à un récit prolixe. — Roméo, ici gisant, était l’époux de Juliette ; — et Juliette, ici gisante, était la femme fidèle de Roméo. — Je les avais mariés : le jour de leur mariage secret — fut le dernier jour de Tybalt, dont la mort prématurée — proscrivit de cette cité le nouvel époux. — C’était lui, et non Tybalt, que pleurait Juliette.

À Capulet.

— Vous, pour chasser la douleur qui assiégeait votre fille, — vous l’aviez fiancée et vous vouliez la marier de force — au comte Pâris. Sur ce, elle est venue à moi, — et, d’un air effaré m’a dit de trouver un moyen — pour la soustraire à ce second mariage : — sinon, elle voulait se tuer, là, dans ma cellule. — Alors, sur la foi de mon art, je lui ai remis — un narcotique qui a agi, — comme je m’y attendais, en lui donnant — l’apparence de la mort. Cependant j’ai écrit à Roméo — d’arriver, dès cette nuit fatale, — pour aider Juliette à sortir de sa tombe empruntée, — au moment où l’effet du breuvage cesserait. — Mais celui qui était chargé de ma lettre, frère Jean, — a été retenu par un accident, et me l’a rapportée — hier soir (143). Alors tout seul, — à l’heure fixée d’avance pour le réveil de Juliette, — je me suis rendu au caveau des Capulets dans l’intention de l’emmener — et de la recueillir dans ma cellule — jusqu’à ce qu’il me fût possible de prévenir Roméo. — Mais quand je suis arrivé, quelques minutes avant le moment — de son réveil, j’ai trouvé ici — le noble Pâris et le fidèle Roméo prématurément couchés dans le sépulcre. — Elle s’éveille, je la conjure de partir — et de supporter ce coup du ciel avec patience… — Aussitôt un bruit alarmant me chasse de la tombe ; — Juliette, désespérée, refuse de me suivre, — et c’est sans doute alors qu’elle s’est fait violence à elle-même. — Voilà tout ce que je sais. La nourrice était dans le secret — de ce mariage. Si dans tout ceci quelque malheur — est arrivé par ma faute, que ma vieille vie — soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, — à la rigueur des lois les plus sévères.

LE PRINCE.

— Nous t’avons toujours connu pour un saint homme… — Où est le valet de Roméo ? qu’a-t-il à dire ?

BALTHAZAR.

— J’ai porté à mon maître la nouvelle de la mort de Juliette ; — aussitôt il a pris la poste, a quitté Mantoue — et est venu dans ce cimetière, à ce monument. — Là, il m’a chargé de remettre de bonne heure à son père la lettre que voici, — et, entrant dans le caveau, m’a ordonné sous peine de mort — de partir et de le laisser seul.

LE PRINCE, prenant le papier que tient Balthazar.

— Donne-moi cette lettre, je veux la voir… — Où est le page du comte, celui qui a appelé le guet ? — Maraud, qu’est-ce que ton maître a fait ici ?

LE PAGE.

— Il est venu jeter des fleurs sur le tombeau de sa fiancée — et m’a dit de me tenir à l’écart, ce que j’ai fait. — Bientôt un homme avec une lumière est arrivé pour ouvrir la tombe ; — et, quelques instants après, mon maître a tiré l’épée contre lui ; — et c’est alors que j’ai couru appeler le guet.

LE PRINCE, jetant les yeux sur la lettre.

— Cette lettre confirme les paroles du moine… — Voilà tout le récit de leurs amours… Il a appris qu’elle était morte ; — aussitôt, écrit-il, il a acheté du poison — d’un pauvre apothicaire et sur-le-champ — s’est rendu dans ce caveau pour y mourir et reposer près de Juliette…

Regardant autour de lui.

— Où sont-ils, ces ennemis ? Capulet ! Montagne ! — Voyez par quel fléau le ciel châtie votre haine : — pour tuer vos joies il se sert de l’amour !… — Et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos discordes, — j’ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis (144).

CAPULET.

— Ô Montagne, mon frère, donne-moi la main.

Il serre la main de Montagne.

— Voici le douaire de ma fille ; je n’ai rien — à te demander de plus.

MONTAGUE.

Mais moi, j’ai à te donner plus encore. — Je veux dresser une statue de ta fille en or pur. — Tant que Vérone gardera son nom, — il n’existera pas de figure plus honorée — que celle de la loyale et fidèle Juliette (145).

CAPULET.

Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même splendeur : — pauvres victimes de nos inimitiés !

LE PRINCE.

— Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, — le soleil se voile la face de douleur. — Partons pour causer encore de ces tristes choses. — Il y aura des graciés et des punis. — Car jamais aventure ne fut plus douloureuse — que celle de Juliette et de son Roméo.

Tous sortent (146).
fin de roméo et juliette.


Notes sur Roméo et Juliette

(34) Les diverses traductions de Roméo et Juliette qui jusqu’ici ont paru dans notre langue ont toutes été faites sur le texte inexact d’une édition toute moderne, publiée au siècle dernier par Steevens et Malone. À défaut d’autre qualité, la traduction que voici a du moins ce mérite tout nouveau de reproduire l’œuvre de Shakespeare telle que l’auteur l’a écrite, et non telle que ses commentateurs l’ont forgée. Le texte que j’ai adopté est celui de l’édition in-quarto qui fut imprimée, en 1599, par Thomas Creede pour Cuthbert Burby et qui a servi de type aux éditions de 1609 et de 1623.

Ainsi que l’indique son titre même, cette édition princeps fut composée sur un manuscrit nouvellement corrigé par l’auteur. Deux ans avant sa publication, avait paru à l’étalage du libraire John Danter un petit volume in-quarto de trente-neuf feuillets, sur la première page duquel on lisait ceci : « La tragédie excellemment conçue de Roméo et Juliette, telle qu’elle a été jouée souvent, aux grands applaudissements du public, par les serviteurs du très-honorable lord Hunsdon, 1597. » Cette édition, qui se vendait alors quelques deniers, a acquis aujourd’hui une valeur immense, car elle donne le drame de Roméo et Juliette tel que le poëte l’a primitivement conçu et écrit. Grâce aux rares exemplaires qui nous en sont parvenus, la critique peut maintenant se rendre un compte exact des phases qu’a subies la pensée de Shakespeare avant de trouver son expression suprême ; elle peut comparer le premier mot au dernier, le brouillon à l’œuvre, l’ébauche au monument : étude pleine d’attraits qui lui permet de pénétrer, sans indiscrétion, dans le laboratoire du poëte et de surprendre sans scrupule les secrets les plus intimes de son génie !

En effet, le rapprochement entre le Roméo et Juliette de 1597 et le Roméo et Juliette de 1599, en nous faisant voir quel trait l’auteur a jugé nécessaire de rectifier, quelle figure il a trouvé bon de modifier, nous aide à mieux comprendre sa pensée même. Disons vite que ces corrections n’ont rien changé au plan général de l’œuvre. Sauf un incident, — la mort de Benvolio que le poëte tuait primitivement sans expliquer pourquoi, — le scénario de la pièce originale et le scénario de la pièce corrigée nous offrent exactement les mêmes péripéties, les mêmes événements, les mêmes éléments d’émotion et d’intérêt. Ce que la retouche du maître a transformé, je devrais dire transfiguré, ce n’est pas l’action, ce sont les caractères. Les développements nouveaux donnés partout au dialogue ont accentué l’individualité de tous les personnages. Les lignes, d’abord faiblement indiquées, de chaque physionomie ont acquis désormais un relief ineffaçable. La passion chez Roméo et chez Juliette s’est accusée par une exaltation plus éloquente ; la sénilité de Capulet s’est nuancée d’une bonhomie originale ; l’esprit de Mercutio a gagné en verve railleuse ; le cynisme de la nourrice s’est trahi par un redoublement de loquacité populacière ; la sagesse du moine Laurence s’est élevée, grâce à une philosophie plus haute, jusqu’à l’intuition prophétique. Mais de toutes les figures du drame, celle qui a subi la plus complète métamorphose, c’est celle de Pâris. — Dans l’esquisse originale, le rival de Roméo paraissait réellement épris de Juliette ; la croyant morte, il manifestait le plus profond désespoir ; si sincère était son affection que Roméo lui-même s’avouait en quelque sorte vaincu par elle : « Je veux exaucer ta dernière prière, disait-il en ensevelissant son adversaire, car tu as estimé ton amour plus que ta vie. »

But I will satisfy thy last request,
For thou hast prized love above thy life.

En corrigeant son œuvre, l’auteur semble avoir vu la nécessité de raturer l’hommage que Roméo adressait à son rival en termes si élogieux ; il a fait plus : il a retranché du rôle de Pâris tout ce qui pouvait faire croire à la sincérité de son attachement pour Juliette. Ainsi, — pour ne citer qu’un exemple, — d’après le texte primitif, Pâris s’écriait en présence de Juliette qu’il croyait morte : « N’ai-je pas si longtemps désiré voir cette aurore — que pour qu’elle me présentât de pareilles catastrophes ! — Maudit, malheureux, misérable homme ! — Je suis abandonné, délaissé, ruiné, venu au monde pour y être opprimé — par la détresse et par une irrémédiable infortune. — Ô cieux ! ô nature : pourquoi m’avez-vous fait — une existence si vile et si lamentable ? » D’après le texte révisé, il se borne à dire : « N’ai-je si longtemps désiré voir cette aurore — que pour qu’elle m’offrît un pareil spectacle ? » J’appelle l’attention des critiques sur ces modifications qui tendent à prouver que Shakespeare a voulu justifier la rencontre sanglante de Pâris et de Roméo en établissant un contraste frappant entre les sentiments des deux rivaux.

Le lecteur trouvera, traduits plus loin, de nombreux extraits du drame, imprimé en 1597. En rapprochant ces extraits des passages qui y correspondent dans le drame publié en 1599, il lui sera facile de poursuivre lui-même cette comparaison si intéressante et si instructive entre l’œuvre ébauchée et l’œuvre achevée par Shakespeare.

Les travaux des commentateurs ont été jusqu’ici impuissants à établir d’une manière certaine la date précise à laquelle Roméo et Juliette a été composé et représenté. D’après une ingénieuse conjecture de Tyrwhit qui a voulu voir dans le célèbre récit de la nourrice une allusion à un tremblement de terre ressenti à Londres en 1580, Roméo et Juliette aurait été composé sous sa forme primitive vers 1591. Quant au drame définitif, il a été terminé et joué peu de temps avant l’année 1599, ainsi que le trouve le titre même de l’édition publiée par Cuthbert Burby : « La très-excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette, nouvellement corrigée, augmentée et amendée, telle qu’elle a été jouée plusieurs fois publiquement par les serviteurs du très-honorable lord Chambellan. » Si ces calculs sont exacts, il s’est écoulé entre la composition première de Roméo et Juliette et sa révision un intervalle de huit années environ durant lesquelles le poëte a publié ses poëmes, ses sonnets, presque toutes ses pièces historiques, et ces deux ravissantes comédies, le Marchand de Venise et le Songe d’une Nuit d’été.

Aucun détail ne nous est parvenu sur la mise en scène et sur la distribution des rôles de Roméo et Juliette. Nous savons seulement, d’après une mention insérée par inadvertance dans l’édition de 1623, que le personnage de Pierre, le valet de la nourrice, était représenté par l’acteur comique William Kempe qui, à en croire le témoignage d’un chroniqueur contemporain, « avait succédé au fameux Tarleton dans les bonnes grâces de la reine et dans la faveur du public. » Si un rôle aussi insignifiant était rempli par un comédien aussi renommé, il faut croire que la troupe du lord Chambellan avait tout fait pour assurer le succès du chef-d’œuvre immortel que lui avait confié William Shakespeare.

(35) Dans la pièce primitive (1597), le cœur s’exprime ainsi :

Deux familles alliées, égales en noblesse,
Dans la belle Vérone où nous plaçons notre scène,
Sont entraînées par des discordes civiles à une inimitié
Qui souille par la guerre civile les mains des citoyens.

Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies
A pris naissance sous des astres contraires un couple d’amoureux
Dont la mésaventure, catastrophe lamentable,
Causée par la lutte obstinée de leurs pères
Et par la rage fatale de leurs parents,
Va en deux heures être exposée sur notre scène.
Si vous daignez nous écouter patiemment,
Nous tâcherons de suppléer à notre insuffisance.

(36) Ce genre d’insulte, qu’on croit originaire d’Italie, s’était naturalisé en Angleterre au temps de Shakespeare. Dans une comédie de mœurs écrite en 1608, le poëte Decker nous présente les groupes turbulents qui fréquentaient la promenade de Saint-Paul se défiant de la même manière.

(37) Ceci est une indication moderne. Les anciens textes disent tout simplement : « Enter three or four citizens with clubs or partysans (entrent trois ou quatre citoyens avec des massues ou des pertuisannes). »

(38) Tout ce dialogue, depuis l’entrée de Benvolio jusqu’à l’apparition du prince, a été ajouté par le poëte, lorsqu’il a refait son drame. Originairement la lutte entre les partisans des deux maisons ennemies était une pantomime, indiquée ainsi par l’édition de 1597 : « Ils (les valets) dégaînent ; au milieu d’eux arrive Tybalt ; tous se battent. Alors entrent le prince, le vieux Montague et sa femme, le vieux Capulet et sa femme, et d’autres citoyens qui séparent les combattants. »

(39) Ce discours du prince a été considérablement amplifié. Le voici dans sa concision primitive :

« Sujets rebelles, ennemis de la paix — sous peine de torture, obéissez ! que vos mains sanglantes — jettent à terre ces épées trempées dans le mal ! — Trois querelles civiles nées d’une parole en l’air, — par ta faute, vieux Capulet, et par la tienne, Montague, ont trois fois troublé le repos de nos rues. — Si jamais vous troublez encore nos rues, — votre vie paiera la rançon de votre crime. — Que pour cette fois chacun se retire en paix. — Vous, Capulet, venez avec moi, — et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi, — pour connaître notre décision ultérieure sur cette affaire, — au vieux château de Villafranca, siége ordinaire de notre justice. — Encore une fois, sous peine de mort, que chacun se retire. »

(40) Les huit vers précédents manquent à l’édition de 1597.

(41) Ce vers : « Et j’ai évité volontiers qui me fuyait si volontiers » manque à l’édition de 1597.

(42) La fin de ce dialogue entre Montague et Benvolio (depuis ces mots : Voilà bien des matinées, jusqu’à ceux-ci : pour les guérir que pour les connaître,) est une addition à l’esquisse originale. Des vingt-cinq vers qui précèdent, l’édition de 1597 ne contient que ceux-ci :

MONTAGUE.

— Ah ! cette humeur sombre lui sera fatale, — si de bons conseils n’en dissipent la cause.

BENVOLIO.

— Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle ?

MONTAGUE.

— Je ne la connais pas et je n’ai pu l’apprendre de lui.

Après quoi Benvolio reprend : « Tenez, le voici qui vient. »

(43) Au lieu de ce distique :

Alas ! that love, whose views are muffled still,
Should without eyes see pathways to his will !

« Hélas ! faut-il que l’amour, malgré le bandeau qui l’aveugle.
Trouve, sans y voir, un chemin vers son but ! »

L’édition de 1597 a celui-ci.

Alas ! that love whose views are muffled still,
Should, without laws, give pathways to our will !

« Hélas ! faut-il que l’amour, malgré le bandeau qui l’aveugle,
Prescrive, lui qui ne connaît pas de loi, un chemin à notre volonté ! »

(44) Au lieu de :

Being vex’d, a sea, nourish’d with loving tears.
« Comprimé, c’est une mer qu’alimentent des larmes amoureuses. »

L’édition de 1597 dit :

Being vex’d, a sea raging with a lover’s tears.
« Comprimé, c’est une mer mise en fureur par les larmes d’un amoureux. »

(45) Ce vers : « Elle se dérobe au choc des regards provocants » manque à l’édition de 1597.

(46) Dans la pièce primitive, la scène finit à ces mots : « Ses beaux trésors doivent périr avec elle. » L’auteur a composé après coup les vingt vers où Roméo décrit en concetti le désespoir auquel le réduit Rosaline et son impuissance à combattre cet amour par une diversion.

(47) Les trois vers qui précèdent manquent à l’édition de 1597.

(48) Ce distique : « Si vous lui agréez, c’est de son choix — que dépendent mon approbation et mon plein consentement » n’est pas dans l’édition de 1597.

(49) Après ces mots : « trouver les gens dont les noms sont écrits ici » le clown ajoutait, selon le texte primitif : « Je ne sais pas quels sont les noms écrits ici ; il faut, que je m’adresse aux savants pour qu’ils me le fassent savoir. »

(50) Le plantain était célèbre pour ses vertus médicales. Le lecteur se rappelle que, dans Peines d’amour perdues, Trogne demande du plantain pour guérir sa jambe meurtrie.

(51) Ces huit vers si caractéristiques où la nourrice rabâche la même histoire ont été ajoutés par l’auteur, lorsqu’il a refait sa pièce.

(52) Au lieu des six vers qui précèdent, lady Capulet disait originairement ce seul vers : « Eh bien, fillette, le noble comte Pâris te recherche pour femme. »

(53) Après ces paroles de la nourrice : « Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par excellence, » la scène se terminait ainsi primitivement.

LADY CAPOLET.

— Eh bien, Juliette, comment répondez-vous à l’amour de Pâris ?

JULIETTE.

— Je verrai à l’aimer, s’il suffit de voir pour aimer ; mais mon attention à son égard ne dépassera pas — la portée que lui donneront vos encouragements.

Entre un valet.
LE VALET.

Madame, on vous demande ; le souper est prêt ; on maudit la nourrice à l’office ; tout est terminé ; dépêchez-vous, car il faut que je parte pour servir.

Ils sortent.

(54) Un passage d’une comédie de mœurs écrite par Decker et Webster explique parfaitement pourquoi Roméo demande à porter la torche au milieu de la joyeuse réunion : « il est juste comme un porte-torche dans une mascarade, il porte de beaux habits, se mêle à la bonne compagnie, mais ne fait rien. » Westward Hoë (1607).

(55) Ce dialogue de douze vers entre Mercutio et Roméo (depuis ces mots : Vous êtes amoureux, jusqu’à ceux-ci : Écorchez l’amour qui vous écorche, vous le dompterez) manque à l’édition de 1597.

(56) La pièce originale ne contient pas les trois vers qui précèdent.

(57) Voici, telle que nous la présente l’édition de 1597, l’ébauche de cette merveilleuse peinture faite par Mercutio :

MERCUTIO.

— Ah ! je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite.

BENVOLIO.

— La reine Mab ? qui donc est-elle ?

MERCUTIO.

— Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, — pas plus grande qu’une agate à l’index d’une bourgmestre, — traînée par un attelage de petits atomes — à travers les nez des hommes, quand ils gisent endormis. — Les rayons des roues de son char sont faits de fils d’araignée, — la capote d’ailes de sauterelles ; — les rênes sont d’humides rayons de lune ; — les harnais des os de grillon ; la corde de son fouet un fil de la vierge. — Son cocher est un petit cousin en livrée grise, — moins gros de moitié qu’une menue vermine — tirée du doigt paresseux d’une servante. — C’est de cette façon qu’elle galope en tous sens — à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour, — sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, — sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt. — Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, — irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade ! Tantôt elle galope sur les genoux d’un légiste, — et alors il rêve qu’il flaire un procès ; — tantôt elle vient avec la queue d’un cochon de la dîme — chatouiller la narine d’un curé endormi, — et vite il rêve d’un autre bénéfice ; tantôt elle galope sur le nez d’un soldat, — et alors il rêve de gorges ennemies coupées, — de brèches, d’embuscades, de contremines, — de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille, — jure une prière ou deux et se rendort. — C’est cette Mab qui force les filles à se coucher sur le dos — et en fait des femmes à solide carrure. — C’est cette même Mab qui, la nuit, tresse les crinières des chevaux — et dans les poils emmêlés fait ces nœuds magiques — qu’on ne peut dénouer sans s’attirer malheur !

(58) Cette courte scène, où l’auteur fait intervenir et parler les valets est une addition à la pièce primitive.

(59) Ces quatre vers où Capulet rappelle mélancoliquement le temps où il portait un masque et où il chuchotait à l’oreille des belles dames sont une retouche magistrale à l’esquisse de 1597.

(60) L’édition de 1597 donne ainsi la réplique de Capulet. « Pouvez-vous me dire çà ? — Son fils était encore mineur, il y a trois ans… — Vivent les jeunes gens ! Oh ! la jeunesse est une joyeuse chose ! »

(61) Au lieu de Telle la colombe de neige, le texte original dit : Tel brille un cygne blanc comme la neige.

(62) Ces mots : « Il faut que vous me contrariez ! morbleu, c’est le moment !… Vous êtes un faquin, allez… De l’entrain, mes petits cœurs, » ont été ajoutés à la réplique primitive de Capulet.

(63) Au lieu de : Madame, votre mère voudrait vous dire un mot, la nourrice disait originairement : Madame, votre mère appelle.

(64) Au lieu de ce vers devenu si célèbre :

O dear account ! my life is my foë’s debt.
« Oh ! trop chère créance ! ma vie est due à mon ennemie ! »

L’édition de 1597 faisait dire à Roméo :

O dear account ! my life is my foë’s thrall.
« Oh ! trop chère créance ! ma vie est asservie à mon ennemie ! »

(65) Après ces mots je vous remercie, honnêtes gentilshommes, Capulet ajoutait primitivement : « Je vous promets que, sans votre compagnie, — je serais au lit depuis une heure. » L’auteur a transposé ces deux vers à la scène XV de la pièce définitive. Là, au lieu de les adresser aux danseurs, Capulet les adresse à Pâris.

(66) Dans la pièce originale le chœur ne paraissait pas ici.

(67) Voir la note 33 du sixième volume.

(68) L’édition de 1597 ne contient pas cette saillie de Mercutio : « Il n’entend pas, il ne bouge pas, il ne remue pas. — Il faut que ce babouin soit mort, évoquons-le. »

(69) Cette réplique, attribuée définitivement à Benvolio, termine l’apostrophe de Mercutio dans l’édition de 1597.

(70) Le Roméo de la pièce primitive n’avait pas à dire ces deux vers : « Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! — Oh ! si elle pouvait le savoir ! »

(71) Ces vers : Tu n’es pas un Montague, tu es toi-même, est un trait sublime ajouté à l’esquisse première.

(72) Qui fasse partie d’un homme. Oh ! sois quelque autre nom ! Encore une addition à l’œuvre originale.

(73) L’édition de 1597 dit « les divines perfections » au lieu de « les chères perfections. »

(74) Au lieu de : prends-moi toute entière, Juliette disait d’abord moins énergiquement : prends tout ce que j’ai.

(75) Ces mots : par ton gracieux être, ont été substitués à ceux-ci par ton glorieux être.

(76) Tout ce passage a été considérablement allongé dans l’édition de 1599. L’édition de 1597 présentait ainsi le dialogue :

JULIETTE.

— Ah ! ne jure pas : quoique tu fasses ma joie, — je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre mutuelle union : — elle est brusque, trop imprévue, trop subite, — trop semblable, à l’éclair — qui a cessé d’être — avant qu’on ait pu dire : Il brille ! — Doux ami, bonne nuit !… — J’entends quelqu’un venir… Cher amour, adieu ! — attends un moment, je vais revenir.

Elle sort.
ROMÉO.

— Oh ! céleste, céleste nuit ! etc.

(77) Quelle suave musique pour l’oreille attentive ! Addition à l’œuvre originale.

(78) Les six beaux vers qui précèdent ont été ajoutés dans l’édition de 1599 au monologue de frère Laurence.

(79) Le distique qui termine cette scène manque à l’édition de 1597.

(80) Pour comprendre cette exclamation de Mercutio, il faut se rappeler que, dans l’antique légende du Renard (légende traduite du français par Caxton), le prince des chats, fort timide et fort prudent, s’appelle Thibaut, en anglais Tibert ou Tybalt.

(81) « Pardonnez-moi était une expression de doute et d’hésitation usitée parmi les gens d’épée, dans un temps où le point d’honneur, chatouilleux à l’excès, se fût offensé de tout autre mode de contradiction. » Johnson.

(82) Au lieu de : Venez-vous chez votre père ? Nous y allons dîner, Mercutio disait primitivement : Vous viendrez souper chez votre père.

(83) Cette fin du dialogue entre la nourrice et Roméo a été presque toute entière ajoutée à la seconde édition. Voici la conclusion de la scène, dans l’édition de 1597 :

ROMÉO.

— Dis-lui de sortir demain matin — pour venir à confesse dans la cellule de frère Laurence. — Adieu ! sois fidèle et je te récompenserai de tes peines. — Adieu ! recommande-moi à ta maîtresse.

Il sort.
LA NOURRICE.

— Oui, mille fois… Pierre !

PIERRE.

Voilà !

LA NOURRICE.

— Pierre, prenez mon éventail et marchez devant.

Ils sortent.

(84) Dans le moyen âge, la consonne R était appelée la lettre du chien, à cause de son analogie avec le grognement de cet animal. Érasme, pour expliquer l’adage canina facundia, dit : R, littera quæ in Rixando prima est, canina vacatur. De même, le vieux poëte Lucilius :

« Irritata canis quod RR quam plurima dicat. »

(85) Ce monologue a subi, dans le drame corrigé, d’importantes modifications. Pour s’en rendre compte, le lecteur n’a qu’à le comparer avec l’esquisse publiée en 1597:

JULIETTE.

— L’horloge frappait neuf heures, quand j’ai envoyé la nourrice ; — elle m’avait promis d’être de retour, en une demi-heure. — Peut-être ne l’a-t-elle pas trouvé… Mais non… — Oh ! elle est paresseuse ! Les messagers d’amour devraient être des pensées, — et courir aussi vite que la flamme — chasse la poudre de la gueule terrible du canon. — Ah ! enfin, elle arrive ! Dis-moi, gentille nourrice, — que dit mon amour ? Tout en retranchant de la pièce corrigée les quatre derniers vers de cette citation, le poëte n’a pas voulu que son œuvre perdit la belle image qu’ils contiennent ; voilà pourquoi, avec ce tact scrupuleux qui caractérise le génie, il a transposé cette image à une autre scène du drame définitif. — En lisant tout à l’heure la scène XXII, le lecteur retrouvera dans la bouche de Roméo la pensée exprimée ici par Juliette : « Donne-moi un poison, dit Roméo à l’apothicaire, qui enlève du corps le souffle vital — aussi violemment, aussi rapidement que la flamme — chasse la poudre des entrailles fatales du canon. »

(86) Cette scène a été complètement refaite. La voici, telle que le poëte l’avait primitivement conçue :

Entre frère Laurence et Roméo.
ROMÉO.

— Maintenant, père Laurence, c’est de ton consentement sacré — que dépendent mon bonheur et celui de Juliette.

LAURENCE.

— Sans plus de paroles, je ferai tout au monde — pour vous rendre heureux, si cela est en mon pouvoir.

ROMÉO.

— Elle a décidé que nous nous rencontrerions ici ce matin — et que nous resserrerions les liens indissolubles, — gage de notre mutuel amour, par l’union de nos mains ; elle va venir.

LAURENCE.

— Je devine qu’elle va venir en effet ; l’amour chez la jeunesse est alerte, est plus rapide que la plus rapide précipitation.

Juliette entre assez hâtivement et se jette dans les bras de Roméo.

Voyez ! la voici qui vient ! — Un pied aussi léger marcherait sur une fleur sans la froisser : — de l’amour et de la joie, voyez, voyez le souverain pouvoir.

JULIETTE.

Roméo !

ROMÉO.

Sois la bienvenue, ma Juliette ! comme le regard en éveil guette la riante aurore, tout enfoui qu’il est dans les brumes de la nuit, — ainsi Roméo a attendu Juliette, — et te voilà venue !

JULIETTE.

Si je suis l’aurore, me voilà venue — à mon éclatant soleil ; brille donc, et fais-moi rayonner.

ROMÉO.

— Tous les rayons de la beauté sont dans tes yeux.

JULIETTE.

— Roméo, c’est de ta splendeur qu’ils jaillissent.

LAURENCE.

— Allons, mes galants, allons, les heures furtives passent ; ajournez les embrassements à un moment plus opportun ; — séparez-vous pour un moment ; vous ne serez seuls — que quand tous deux, joints par la sainte église, vous ne ferez plus qu’un.

ROMÉO.

— En avant, saint père, tout délai semble long.

JULIETTE.

— Vite ! vite ! ces langueurs nous font mal.

LAURENCE.

— Oh ! modération et douceur font, dit-on, la meilleure besogne ; d’ordinaire, la précipitation bronche aux chemins de traverse.

Ils sortent.

(87) Ces deux derniers vers manquent à l’édition de 1597.

(88) Ces mots car l’un tuerait l’autre y manquent également.

(89) Cette réplique de Mercutio et les paroles de Benvolio qui la provoquent ont été ajoutées au texte original.

(90) Au lieu des trois répliques qui précèdent, l’édition de 1597, contient cette courte réponse de Mercutio à Tybalt :

« De concert ! corbleu ! de concert ! le drôle veut faire de nous des râcleurs ! »

(91) Cette réplique a été légèrement altérée. Roméo disait dans l’origine : « Tybalt, l’amour que je te porte me fait excuser la rage qui éclate — dans de telles paroles ! »

(92) Après ces mots je suis à vous, l’édition de 1597 abrège la scène par cette simple indication :

Tybalt frappe Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s’enfuit.

(93) Les dernières paroles de Mercutio ont été complètement modifiées à la seconde édition. Voici celles que lui prête l’édition de 1597.

MERCUTIO.

Je suis poivré pour ce bas monde, je suis expédié tout de bon ; il a fait de moi de la viande à vermine. Si vous demandez à me voir demain, vous me trouverez avec la gravité que donne la bière. Que la vérole confonde vos maisons ! je vais être magnifiquement monté sur les épaules de quatre hommes ! Et cela pour vos maisons des Montègues et des Capolets ! Puis quelque misérable paysan, quelque fossoyeur, quelque ignoble maraud, écrira pour mon épitaphe que Tybalt est venu et a violé les décrets du prince et que Mercutio a été tué pour la cause la plus frivole. Où est le chirurgien ?

LE PAGE.

Il est arrivé, seigneur.

MERCUTIO.

Il va pouvoir tenir conversation à travers mes boyaux. Allons, Benvolio, prête-moi ton bras. Que la vérole confonde vos maisons !

Ils sortent.

(94) Dans la pièce primitive, le combat entre Roméo et Tybalt commence, sans plus de paroles, après cette exclamation de Roméo :

« Il faut que toi ou moi ou tous deux nous le suivions. »

(95) D’après l’édition de 1597, Roméo s’écriait : Je suis l’esclave de la fortune, et s’enfuyait sans que Benvolio lui dit : qu’attends-tu donc ?

(96) Au lieu de ces mots : « Oh ! prince ! oh ! mon neveu ! mon mari ! » Lady Capulet, s’écriait : « Malheureux spectacle ! hélas ! »

(97) Voici le récit de Benvolio, tel que le poète l’avait conçu d’abord :

LE PRINCE.

Benvolio, qui a commencé cette rixe sanglante ?

BENVOLIO.

— Tybalt, que vous voyez ici tué de la main de Roméo. — En vain Roméo, lui parlant sagement, lui avait dit de réfléchir à la futilité de la querelle ; — Tybalt persistait toujours dans ses outrages. — Le fougueux Mercutio a dégainé pour calmer la tempête. — Ce que voyant, Roméo leur a crié : Arrêtez, messieurs ! — m’a appelé, et a dégainé pour séparer les combattants. — Puis d’un geste rapide, le jeune Roméo — a cherché à rétablir la paix, en même temps qu’il la réclamait par la parole. — Tandis qu’ils échangeaient les coups et les estocades, — sous le bras même du jeune Roméo qui s’évertuait à les séparer, — le furieux Tybalt a allongé une botte perfide — qui a terminé la vie du fougueux Mercutio. — Sur quoi il s’est enfui, mais il est revenu sur le champ, — et avec sa rapière a bravé Roméo, — qui depuis un instant n’écoutait plus que la vengeance, — et, avant que je puisse tirer l’épée — pour séparer leur furie, Tybalt est tombé, — et Roméo s’est enfui de ce côté.

(98) La première édition omet ce vers : « L’affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité. » Elle omet également les deux répliques du prince et de Montague qui suivent la réclamation de Lady Capulet.

(99) Au lieu de ces vers :

Bear hence this body, and attend our vill.
Mercy but murders, pardoning those that kill.

« Qu’on emporte ce corps et qu’on défère à notre volonté : — la clémence ne fait qu’assassiner en pardonnant à ceux qui tuent. »

Le prince du drame primitif disait :

Pity shall dwell and govern with us still :
Mercy to all but murderers, pardoning none that kill.

« La pitié siégera et gouvernera toujours avec nous : — la clémence n’exclut que les meurtriers ; elle ne pardonne pas à celui qui tue. »

(100) Rien ne peut donner une plus complète idée de la transfiguration subie par Roméo et Juliette que le rapprochement entre cette scène et l’esquisse primitive :

Entre Juliette.
JULIETTE.

— Retournez au galop, vous, coursiers aux pieds de flamme, — vers la demeure de Phébus ; un cocher — comme Phaéton vous aurait vite ramenés — et aurait sur le champ déchaîné la nuit nébuleuse.

Entre la nourrice se tordant les mains et portant l’échelle de corde dans son tablier.
JULIETTE, continuant.

— Eh bien, nourrice ? Oh mon Dieu ! pourquoi as-tu l’air si triste ? — Qu’as-tu là ? l’échelle de corde ?

LA NOURRICE.

— Oui, oui, l’échelle de corde. Hélas nous sommes perdues ! — nous sommes perdues, madame ! nous sommes perdues !

JULIETTE.

— Quel démon es-tu, pour me torturer ainsi ?

LA NOURRICE.

— Hélas ! quel jour ! il est mort, il est mort, il est mort !

JULIETTE.

— C’est un supplice à faire rugir les damnés d’un horrible enfer — Les cieux ont-ils pu être aussi cruels ?

LA NOURRICE.

Roméo l’a pu, si les cieux ne l’ont pu. — J’ai vu la blessure, je l’ai vue de mes yeux, Dieu garde son âme ! sur sa mâle poitrine ! — un cadavre ensanglanté, un triste cadavre ensanglanté, — pâle comme la cendre ! À le voir, je me suis évanouie ! etc., etc.

(101) Les quatre vers commençant par ces mots : Corbeaux aux plumes de colombe ! manquent à l’édition de 1597.

(102) Les cinq vers qui précèdent et la phrase finale de cette réplique : Roméo te suit, ont été ajoutés à la seconde édition.

(103) L’édition de 1597 a ici une légère variante ; elle dit :

Reste encore un moment, tu ne t’en iras pas si vite.

ROMÉO.

— Oui, je resterai ici : qu’on me prenne et qu’on me tue !

(104) Les commentateurs ont expliqué ces paroles un peu obscures dites par Juliette : « Le crapaud a de très-beaux yeux, remarque Warburton, et l’alouette de très-laids ; de là ce dicton populaire, auquel Juliette fait allusion : « Le crapaud et l’alouette ont changé d’yeux. » — « Si le crapaud et l’alouette avaient changé de voix, ajoute Heath, le cri de l’alouette n’aurait plus indiqué l’apparition du jour, et conséquemment n’aurait pas donné à Roméo le signal du départ. »

(105) Cette belle invocation à la Fortune et les deux répliques qui précèdent l’entrée de lady Capulet manquent au drame primitif.

(106) Les trois vers qui précèdent ont été ajoutés à la seconde édition.

(107) Ces neuf vers admirables qui peignent si éloquemment l’angoisse de Juliette sont dûs à une retouche exquise. D’après l’édition de 1597, Juliette disait tout prosaïquement : « Ah ! nourrice ! quelle consolation, quel conseil peux-tu me donner ? »

(108) L’édition de 1597 ne contient pas les neuf vers qui précèdent.

(109) Ici Juliette disait primitivement : « Enchaîne-moi au sommet de quelque montagne escarpée — où errent des ours rugissants ou des lions sauvages, — ou couche-moi dans une tombe avec un mort d’hier. — Les choses dont le seul récit me faisait trembler, — je les ferai sans crainte, sans hésitation, — pour me garder, épouse fidèle et sans tache, — à mon cher seigneur, à mon très-cher Roméo. »

(110) Les six vers qui précèdent manquent au texte primitif.

(111) Cette scène commençait ainsi dans l’origine :

CAPOLET.

— Où es-tu maraud ?

LE VALET.

Ici, pardine.

CAPOLET.

— Va me chercher vingt cuisiniers habiles, etc.

(112) Le dialogue, depuis l’entrée de Juliette jusqu’à sa sortie, a été curieusement remanié à la seconde édition du drame. Le voici, tel que l’indiquait la première édition :

CAPOLET.

— Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça ?

JULIETTE.

— Chez quelqu’un qui m’a appris à me repentir comme d’un péché — de mon opposition impertinente et obstinée — à vous et à vos ordres. Le pieux Laurence — m’a enjoint de me prosterner à vos pieds — et d’implorer rémission d’une si noire action.

Elle s’agenouille.
LA MÈRE.

— Allons, voilà qui est bien dit.

CAPOLET.

— Ah ! par Dieu, c’est un saint homme que ce révérend père — et toute notre cité lui est bien redevable. — Qu’on aille immédiatement prévenir le comte de ceci, — car je veux que ce nœud soit noué dès demain.

JULIETTE.

— Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet, — afin de choisir les choses requises pour demain ?

LA MÈRE.

— Oui, je t’en prie, bonne nourrice, va avec elle, — aide-la à trier ses coiffures, ses rabats, ses chaînes ; je vais vous rejoindre sur-le-champ.

LA NOURRICE.

— Allons, cher cœur, sortons-nous ?

JULIETTE.

— Viens, je te prie.

Exeunt.

(113) Voici l’esquisse de cette scène, d’après l’in-quarto de 1597 :

Entrent Juliette et la nourrice.
LA NOURRICE.

— Allons, allons, que vous faut-il encore ?

JULIETTE.

— Rien, bonne nourrice. Laisse-moi, — car je veux coucher seule cette nuit.

LA NOURRICE.

— C’est bon, il y a une chemise blanche sur votre oreiller ; sur ce bonsoir !

Entre la mère.
LA MÈRE.

— Eh bien, êtes-vous encore occupées ? Est-ce que vous avez besoin de mon aide ?

JULIETTE.

— Non, madame ; nous avons choisi tous les effets — qui me seront nécessaires pour notre cérémonie de demain ; — maintenant veuillez permettre que je reste seule — et que la nourrice veille avec vous cette nuit ; — car, j’en suis sûre, vous avez trop d’ouvrage sur les bras, — dans des circonstances si pressantes.

LA MÈRE.

— Bonne nuit ; — mets-toi au lit et repose, car tu en as besoin.

La mère et la nourrice sortent.
JULIETTE.

— Adieu… Dieu sait quand nous nous reverrons : — Ah ! j’entreprends une chose effrayante. — Eh quoi ! si cette potion n’agissait pas du tout, — faudrait-il donc forcément que je fusse marié au comte ? — Voici qui l’empêcherait… Couteau, repose ici… — Et si le moine m’avait donné ce breuvage — pour m’empoisonner, de peur que je ne révèle notre récent mariage ? Ah ! je le calomnie, — c’est un religieux et saint homme : — je ne veux pas accueillir une si mauvaise pensée. — Et si j’allais être étouffée dans la tombe ! — Si seulement je m’éveillais une heure avant l’instant fixé ! — Ah ! j’en ai peur, alors je deviendrais lunatique, — et, jouant avec les ossements de mes ancêtres, — j’en broierais ma frénétique cervelle… Il me semble voir — mon cousin Tybalt, baigné dans son sang, — qui cherche Roméo… Arrête, Tybalt, arrête… — Roméo, j’arrive… Tiens ! je bois à toi.

Elle se jette sur son lit derrière les rideaux.

(114) Juliette fait ici allusion à l’une des superstitions les plus tenaces du moyen âge. D’après la croyance populaire, la mandragore déracinée jetait des cris surnaturels qu’aucune créature ne pouvait entendre sans mourir. Pour éviter ce danger, nos pères avaient recours à un expédient singulier : ils creusaient la terre autour des racines de la plante, fixaient à la tige une corde qu’ils attachaient par l’autre extrémité au cou d’un chien, et, après s’être soigneusement bouché les oreilles, appelaient le malheureux animal qui tombait foudroyé, après avoir arraché la précieuse plante dans son élan.

(115) D’après l’édition de 1597, cette scène commence ainsi :

LA MÈRE.

— Voilà qui est bien dit, nourrice : faites tout préparer ; — le comte va être ici immédiatement.

Entre Capolet.
CAPOLET.

— Hâtez-vous, hâtez-vous ! etc.

(116) Texte primitif :

LE VIEILLARD (CAPULET).

Arrêtez ! laissez-moi voir… Toute pâle et toute blême ! — Temps maudit ! infortuné vieillard !

(Éd. 1597.)

(117) Au lieu de ces deux vers, Pâris disait antérieurement : « N’ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, — que pour qu’elle me présentât de pareils prodige ! — Maudit, malheureux, misérable homme ! — Je suis abandonné, délaissé, ruiné, — venu au monde pour y être opprimé — par la détresse et par une irrémédiable infortune ! — Ô cieux ! ô nature ! pourquoi m’avez-vous fait une existence si vile et si lamentable ? »

(118) Après cette réplique de lady Capulet, le texte primitif abrège ainsi la scène :

Tous se tordent les mains et crient à la fois.
TOUS.

Toute notre joie, toute notre espérance est morte, — morte, perdue, anéantie, évanouie, à jamais disparue.

(119) L’édition de 1597 contient ici cette curieuse indication :

Tous, excepté la nourrice, sortent en jetant du romarin sur elle (Juliette) et en fermant les rideaux.

(120) Texte primitif :

Entre un marmiton.
LE MARMITON.

Hélas ! hélas ! que vais-je faire ? allons ! crincrins, jouez-moi quelque complainte joyeuse.

PREMIER MUSICIEN.

Eh ! monsieur ! ce n’est pas le moment de jouer.

LE MARMITON.

Vous ne voulez pas, alors ?

PREMIER MUSICIEN.

Non, morbleu, nous ne voulons pas.

LE MARMITON.

Je vais vous en donner alors, et solidement !

PREMIER MUSICIEN.

Qu’allez-vous nous donner ?

LE MARMITON.

Je vas vous donner des fa-dièze, moi, sur les épaules.

PREMIER MUSICIEN.

Si vous nous donnez le fa-dièze, nous vous noterons à notre tour, nous, etc.

(121) Texte primitif :

Entre Roméo.
ROMÉO.

— Si je puis me fier à l’œil flatteur du sommeil, — mes rêves m’ont annoncé pour l’avenir de bons événements ; — la pensée, souveraine de mon cœur, siége joyeuse sur son trône, — et je suis soulagé par d’agréables songes. — J’ai rêvé, etc.

(122) Les deux vers précédents manquent à l’édition de 1597.

(123) Dans la pièce originale, Roméo n’adressait pas à Balthazar cette question si importante qu’il va répéter tout à l’heure :

« Est-ce que tu ne m’apportes pas de lettres du moine ? »

(124) Texte primitif : « Pardonne-moi, seigneur, à moi, ton messager, de t’annoncer une si mauvaise nouvelle. »

(125) Dans le drame original, Roméo ne donnait pas à son page ces instructions. « Tu sais où je loge, procure-moi de l’encre et du papier, — et loue des chevaux de poste, je pars d’ici ce soir. »

(126) Le lecteur verra avec un vif intérêt l’esquisse de ce fameux monologue :

ROMÉO.

— Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. Cherchons le moyen. Autant qu’il m’en souvient, — ici demeure un apothicaire que j’ai souvent remarqué — en passant : sa pauvre échoppe est garnie — d’une chétive collection de boîtes vides ; un alligator y est accroché ; — de vieux bouts de ficelle et des pains de rose — sont rangés çà et là pour faire étalage. — Tout en le remarquant, j’ai pensé en moi-même : — Si en ce moment un homme avait besoin de poison, — bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, — il pourrait en acheter là. Cette pensée — était un pressentiment de mon besoin présent… C’est par ici qu’il demeure. — Comme c’est fête aujourd’hui, la boutique du misérable est fermée. — Holà ! l’apothicaire ! montre-toi, allons ! »

(127) Texte primitif : « Vingt ducats. »

(128) Texte primitif : « La misère déguenillée pend à tes épaules, — et la famine hideuse s’attache à tes joues. »

(129) Texte primitif : « Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, — et vous serez expédié, eussiez-vous la vie de vingt hommes. »

(130) Texte primitif :

LAURENCE.

— Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau. — De peur que la dame ne s’éveille — avant que j’arrive, je vais me hâter — de la délivrer de cette tombe de misère.

(131) Au lieu de ces six vers, voici ce que l’édition de 1597 fait dire à Pâris :

PÂRIS.

— Douce fleur, je sème des fleurs sur ton lit nuptial ! Douce tombe, qui contient dans ton enceinte — le plus parfait modèle de l’éternité ; — belle Juliette qui demeures avec les anges, — accepte de ma main ce dernier hommage. — Vivante, je t’honorai ; morte, — j’orne ton tombeau de funèbres louanges.

(132) Les deux derniers vers manquent à l’édition de 1597.

(133) Texte primitif :

PÂRIS.

— C’est ce banni, ce Montague hautain, — qui a tué le cousin de ma bien-aimée. — Suspends ta besogne sacrilége, vil Montague : — la vengeance peut-elle se poursuivre au delà de la mort ? Je te saisis ici comme félon. — La loi te condamne : donc il faut que tu meures.

(134) Les deux derniers vers ont été ajoutés à l’édition originale.

(135) Ce monologue de Roméo a été transfiguré par la retouche du maître. En voici l’ébauche :

ROMÉO.

— Sur ma foi, je le ferai… Examinons cette figure : — un parent de Mercutio, le noble comte Pâris… Que m’a donc dit mon valet ? mon âme bouleversée n’y a pas fait attention… Nous étions à cheval. Il m’a conté, je crois, — que Pâris devait épouser Juliette ; — m’a-t-il dit cela ou l’ai-je rêvé ? — N’importe, je veux exaucer ta dernière prière, — car tu as estimé ton amour plus que ta vie — Mort, repose ici enterré par un mort.

Il dépose Pâris dans le monument.

— Que de fois les hommes à l’agonie — ont eu un accès d’enjouement et de gaieté, un éclair avant la mort — comme disent ceux qui les soignent. Oh ! comment puis-je appeler — un éclair ce que je ressens ? Ah ! chère Juliette, — comme ta beauté pare cette tombe ! — Oh ! je crois que le spectre de la mort — est amoureux et qu’il courtise mon adorée. — Aussi je veux à jamais, oh ! à jamais — fixer ici mon éternelle demeure, — avec la vermine qui te sert de chambrière ! — Viens, pilote désespéré, lance vite — sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente… — À ma bien-aimée !

Il boit.

L’apothicaire ne m’a pas trompé, — ses drogues sont actives… Ainsi je meurs sur un baiser.

Il meurt.
(Éd. 1597.)

(136) Après ce vers, l’édition de 1597 ajoute :

— Quel est celui qui si tard fraternise avec les morts ?

(137) Texte primitif : « Si je le troublais dans son entreprise. »

(138) Au lieu des cinq vers qui précèdent, l’édition de 1597 n’a que ce seul vers, dit par Laurence :

« Alors il faut que j’accoure. J’ai dans l’esprit un mauvais pressentiment. »

(139) Texte primitif : « Ah ! quelle heure fatale — a donc été complice d’un si noir péché ! »

(140) Voici les dernières paroles que le drame original faisait dire à Juliette :

Le moine sort.
JULIETTE.

— Va, sors d’ici ! car moi, je ne m’en irai pas. — Qu’est ceci ? une coupe qu’étreint la main de mon amant ! — Ah ! l’égoïste ! il a tout bu ! Il n’en a pas laissé une goutte pour moi !

Rumeur au dehors.

— Du bruit ! alors soyons résolue. — Oh ! heureux poignard, tu vas mettre fin à ma frayeur : — repose dans mon sein !… Ainsi je viens à toi.

Elle meurt.

(141) Texte primitif :

CAPOLET.

— Vois donc, femme. Ce poignard s’est mépris. — Tiens, il a quitté le dos du jeune Montague — pour se fourrer dans la poitrine de ma fille.

(142) Texte primitif :

MONTAGUE.

— Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit, et le jeune Benvolio est aussi décédé.

(143) Dans l’origine, Laurence expliquait avec plus de détail l’accident qui avait arrêté Frère Jean :

« Mais celui, disait-il, qui avait mes lettres, le religieux Jean, — cherchant un Frère qui devait l’accompagner, — dans un endroit où régnait le fléau contagieux, — fut retenu par les inspecteurs de la ville, etc. »

(144) Au lieu des cinq vers qui précèdent, le prince disait d’abord : « — Où sont ces ennemis ? Voyez ce qu’a fait la haine. »

(145) Texte primitif :

— Il n’y aura pas de statue estimée à plus haut prix — que celle de Roméo et de sa bien-aimée Juliette.

(146) Voici le dénoûment de Roméo et Juliette, tel que Garrick l’a refait en 1750 pour la scène de Drury Lane :

Roméo et Pâris se battent.
PÂRIS, tombant.

— Oh ! je suis tué ! si tu es généreux, — ouvre le tombeau et dépose-moi près de Juliette.

Il expire.
ROMÉO.

— Sur ma foi, je le ferai… Examinons cette figure : — un parent de Mercutio, le noble comte Pâris ! — Toi que l’âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre, — je vais t’ensevelir dans un tombeau triomphal…

Il enfonce la porte du monument.

— Car Juliette y repose. Ô mon amour ! ma femme ! — La mort qui a sucé le miel de ton haleine — n’a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté ; — elle ne t’a pas conquise. La flamme de la beauté — est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues — et le pâle drapeau de la mort n’est pas encore déployé là ! — Ô Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? — Ici, ici — je veux fixer mon éternelle demeure, — et soustraire au joug des étoiles ennemies — cette chair lasse du monde.

Il saisit la fiole.

— Viens, amer conducteur, viens, acre guide. — Pilote désespéré, vite, lance — sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente !… — Assez !… À ma bien-aimée !

Il boit le poison.

— Un dernier regard, mes yeux ! bras, une dernière étreinte, et vous, lèvres, — scellez les portes de cette haleine par un légitime baiser !

Juliette s’éveille.

— Doucement !… elle respire et remue !

JULIETTE.

— Où suis-je ?… Défendez-moi, puissances !

ROMÉO.

— Elle parle, elle vit ! Nous allons être heureux encore ! — Ma bonne étoile propice me dédommage maintenant — de tous mes chagrins passés. Lève-toi, lève-toi, ma Juliette ; — et de cet autre de la mort, de cette maison d’horreur — laisse-moi t’emporter dans les bras de ton Roméo ; — laisse-moi souffler sur tes lèvres un esprit vital — et te rappeler, mon âme, à l’existence et à l’amour.

Il la redresse.
JULIETTE.

— Mon Dieu ! qu’il fait froid ?… Qui est là ?

ROMÉO.

Ton mari, — Juliette ! Ton Roméo revenu du désespoir — à d’inexprimables joies !… Quitte, quitte ce lieu, — et fuyons ensemble.

Il la tire du tombeau.
JULIETTE.

— Pourquoi me faites-vous violence ?… Je ne consentirai jamais. — Mes forces peuvent me trahir, mais ma volonté est immuable. — Je ne veux pas épouser Pâris : Roméo est mon mari !

ROMÉO.

— Roméo est ton mari ! je suis ce Roméo ; et toutes les puissances de la terre ou de l’homme — ne parviendraient pas à briser nos liens ni à t’arracher de mon cœur !

JULIETTE.

— Je reconnais cette voix ; sa magique suavité éveille — mon âme ravie : à présent je me rappelle bien — toutes les circonstances. — Oh ! mon seigneur ! mon mari ! — Est-ce que tu m’évites, Roméo ? — Vous m’effrayez ! Parlez ! Oh ! que j’entende une voix — autre que la mienne dans ce sinistre caveau de la mort, — ou je vais défaillir… Soutiens-moi.

ROMÉO.

Oh ! je ne puis ; — je n’ai plus de force ; j’ai besoin moi-même de ton faible appui. — Cruel poison !

JULIETTE.

— Du poison ? que veut dire monseigneur ? — Cette voix tremblante ! ces lèvres livides ! ces yeux hagards !… La mort est sur ton visage !

ROMÉO.

— Oui, je lutte avec elle en ce moment. — Les transports que j’ai éprouvés — à t’entendre parler, à voir tes yeux s’ouvrir, — ont arrêté pour un moment sa marche impétueuse, — et toute ma pensée était au bonheur et à toi ; — mais maintenant le poison court dans mes veines… — Je n’ai pas le temps de t’expliquer… — Le destin m’a amené ici pour dire un dernier, — un dernier adieu à ma bien-aimée et mourir avec toi.

JULIETTE.

— Mourir ? Le moine m’a donc trompée ?

ROMÉO.

Je ne sais pas cela. — Je t’ai crue morte ; égaré à cette vue, — ô promptitude fatale ! j’ai bu du poison, baisé tes lèvres, — et trouvé dans tes bras un précieux tombeau ! Mais à ce moment… Oh !

JULIETTE.

Et je me suis éveillée pour cela !

ROMÉO.

— Mes forces sont brisées ; — la mort et l’amour se disputent et m’arrachent mon être, — mais la mort est la plus forte… Il faut que je te quitte, Juliette ! Ô cruel, cruel destin ! À la face du ciel…

JULIETTE.

— Tu délires : appuie-toi sur mon sein.

ROMÉO.

— Les pères ont des cœurs de pierre que jamais larmes n’attendriront… — La nature parle en vain, il faut que les enfants soient misérables.

JULIETTE.

— Oh ! mon cœur se fend !

ROMÉO.

— Elle est ma femme… Nos cœurs sont tramés l’un dans l’autre… — Arrête, Capulet… Pâris, lâchez donc, — ne tirez pas ainsi les fibres de nos cœurs… elles éclatent… elles se brisent… — Oh ! Juliette ! Juliette !

Il meurt. Juliette s’évanouit sur son corps.
Entre Frère Laurence, avec une lanterne et un levier.
LAURENCE.

— Saint François me soit en aide ! Que de fois cette nuit — mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes !… Qui est là ? — Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui souille le seuil de pierre de ce sépulcre ?

JULIETTE.

— Qui est la ?

LAURENCE.

— Ciel ! Juliette est éveillée ! et Roméo mort ! — et Pâris aussi ! Ah ! quelle heure néfaste — est donc coupable de cette lamentable catastrophe ?

JULIETTE.

— Il est encore là, et je le tiens bien ; — on ne l’arrachera pas de moi.

LAURENCE.

— Patience, madame !

JULIETTE.

— Patience ! ah ! maudit prêtre ! — tu parles de patience à une misérable comme moi !

LAURENCE.

— Ô fatale erreur ! Lève-toi, belle désolée, — et fuis cette scène de mort.

JULIETTE.

Ne m’approche pas ; — ou ce poignard va venger la mort de mon Roméo.

Elle tire un poignard.
LAURENCE.

— Je ne m’en étonne pas, la douleur te rend folle.

Voix au dehors criant : Venez ! venez !
LAURENCE.

— Quel est ce bruit ? Chère Juliette, fuyons ! — Un pouvoir au-dessus de nos contradictions — a déconcerté nos plans. Viens, échappons-nous ! — Malheureuse femme, je te placerai — dans une communauté de saintes religieuses.

Voix au dehors criant : Par où ? par où ?

— Plus de questions ! le guet arrive… — Allons, viens chère Juliette… Je n’ose rester plus longtemps.

Il s’enfuit.
JULIETTE.

— Va, sors d’ici, car moi, je ne m’en irai pas. — Qu’est ceci ? une fiole ?… Oui, la fin prématurée de Roméo ! — L’égoïste ! il a tout bu, il n’a pas laissé une goutte amie — pour m’aider à le rejoindre… Je veux baiser tes lèvres ; peut-être — y trouverai-je un reste de poison !

Voix au dehors : Conduis-nous, page : par où ?

— Encore du bruit ! hâtons-nous donc ! Ô heureux poignard ! — Voici ton fourreau !… Repose là, et laisse-moi mourir.

Elle se poignarde et meurt.
Entrent Balthazar et le page entourés de gardes, puis le prince et ses gens portant des torches.
BALTHAZAR.

— Voici l’endroit, monseigneur.

LE PRINCE.

— Quel est le malheur matinal — qui enlève notre personne à son repos ?

Entrent Capulet et des seigneurs.
CAPULET.

— Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ? — Dans les rues les uns crient : Roméo ! — d’autres, Juliette ! d’autres, Pâris ! et tous accourent — en jetant l’alarme, vers notre monument.

LE PRINCE.

— D’où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ?

BALTHAZAR.

— Mon souverain, voici le comte Pâris tué, et Roméo, mon maître, mort ! et Juliette, — qu’on croyait déjà morte, semble avoir été tuée, il n’y a qu’un moment.

CAPULET.

— Hélas ! ce spectacle funèbre est le glas — qui appelle ma vieillesse au sépulcre.

Entrent Montague et des seigneurs.
LE PRINCE.

— Approche, Montague : tu ne t’es levé avant l’heure — que pour voir ton fils, ton héritier couché avant l’heure.

MONTAGUE.

— Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. — L’exil de mon fils l’a suffoquée ! — Quel est le nouveau malheur qui conspire contre mes années ?

LE PRINCE.

— Regarde, et vois !

MONTAGUE.

— Oh ! malappris, y a-t-il donc bienséance — à prendre le pas sur ton père dans la tombe ?

LE PRINCE.

— Fermez la bouche aux imprécations, — jusqu’à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères — et reconnaître leur source et leur cause. En attendant, contenez-vous, — et que l’affliction s’asservisse à la patience. — Produisez les suspects.

Entre Frère Laurence.
LAURENCE.

Je suis le principal.

LE PRINCE.

— Dis donc vite ce que tu sais de tout ceci.

LAURENCE.

— Retirons-nous de ce sinistre théâtre de la mort, — et je vous révélerai tout ; si dans ceci — il est arrivé malheur par ma faute, — que ma vieille vie — soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, — à la rigueur des lois les plus sévères.

LE PRINCE.

— Nous t’avons toujours connu pour un saint homme. — Que le valet de Roméo et que ce page nous suivent. — Nous allons sortir, et examiner à fond ce triste désastre. — Sages trop tard, messeigneurs, vous pouvez déplorer maintenant — les tragiques résultats de votre mutuelle haine. — Que de malheurs terribles causent les discordes privées ! — Quelle qu’en soit la cause, l’effet inévitable est une calamité.

Tous sortent.

Antoine et Cléopâtre Troisième histoire tragique
Roméo et Juliette