Romanciers anglais contemporains - Arnold Bennett
M. Arnold Bennett est né en 1867. Il a publié son premier roman en 1898, et en a donné, depuis, une quinzaine qui l’ont placé, en moins de quinze ans, parmi les représentans les plus authentiques d’un art où l’Angleterre n’a pas été surpassée. En même temps, cet héritier de la tradition des Fielding, des Thackeray, des Hardy, nous offre, comme un Wells ou un Galsworthy, une expression singulièrement forte et originale de l’esprit anglais d’aujourd’hui. C’est à ce point de vue que, négligeant ici des œuvres curieuses ou amusantes en elles-mêmes, nous voudrions, sans nous arrêter à toutes les fantaisies d’un talent très riche et très divers, le considérer tel qu’il se concentre et s’exprime dans le réalisme et la philosophie de ces trois grands romans où il a atteint toute sa maturité et toute sa plénitude : The Old Wives’ Tale, Clayhanger et Hilda Lessways.
L’œuvre de M. Arnold Bennett se présente d’abord comme une peinture minutieuse de la petite ville anglaise, de ses aspects, de ses travaux, de ses mœurs. Elle nous révèle, dans toute la précision de leur détail et la vérité de leurs manifestations, les habitudes et les sentimens de cette bourgeoisie médiocre qui, entre le peuple des ouvriers ou paysans, d’une part, la gentry et l’aristocratie de l’autre, représente le mieux l’esprit moyen de la « province » et par conséquent du pays. Car on ne saurait juger du caractère national d’après les campagnes, où il est trop fruste et encore mal dégagé, ni d’après la capitale et les grandes villes, où il se trouve affiné au contraire et comme poli par le contact des élémens les plus mobiles et les plus divers. Ce comté de Shropshire, dont le romancier des Five Towns a fait son domaine, est, ainsi qu’il le dit lui-même, l’Angleterre en petit, perdue au milieu de l’Angleterre ; « ceux qui cherchent les extrêmes ne l’ont point chanté, et s’il a été parfois sensible à ce dédain, quelle fierté en revanche lui donne l’instinctive connaissance de ses traits distinctifs et de sa physionomie ! » Dans le comté il y a un district,
et aucun des gens qui vivent dans le district, fût-ce une personne d’âge, avec tout loisir de réfléchir sur les choses en général, ne pense jamais au comté. Pour tout ce qui regarde le comté, le district pourrait presque aussi bien être au milieu du Sahara. Il ignore le comté, sauf qu’il en use nonchalamment quelquefois pour étendre ses jambes les après-midi de congé, comme un homme peut user du jardin derrière sa maison. Il n’a rien de commun avec le comté ; il est assez riche pour se suffire à lui-même... Avoir ainsi les cinq villes, on dirait qu’elles se tiennent pour se défendre. Mais l’idée de se tenir pour se défendre les ferait rire. Elles sont uniques et indispensables, car sans elles l’Angleterre ne pourrait ni boire son thé dans une tasse, ni découper une côtelette sur une assiette. C’est dans les cinq villes, où l’architecture est représentée par des fours et des cheminées, où l’atmosphère, aussi noire que la boue, brûle et fume toute la nuit, où l’agriculture est ignorée et où l’on n’a jamais vu de blé que sous la forme de paille d’emballage et de pains de quatre livres, — oui, c’est là que se fabrique, — assiettes, tasses et le reste, — toute la poterie qui permet à la grande île de manger et de boire confortablement.
Mais ce n’est pas tout. Puisque nous voici à Bursley, ou plus précisément au Square de Bursley, il faut savoir que le Square est le centre du commerce de détail à Bursley pour comprendre l’importance et l’isolement du Square dans l’ordonnance de la création. Le voilà, en somme, enchâssé dans le district, et le district dans le comté, et le comté perdu et rêvant au cœur de l’Angleterre.
Ce petit monde fermé nous représente en raccourci le royaume tout entier. Le gouvernement de Bursley est l’image réduite du gouvernement du pays. Les convictions y reposent moins sur des théories raisonnées que sur des principes admis et des habitudes. On vit sur un ensemble d’opinions toutes faites et de croyances qu’on n’examine point. Nous entrevoyons, dans un banquet, « l’oligarchie qui, derrière les apparences du gouvernement démocratique, se trouvait en fait gérer, diriger et contrôler la ville. » Ecoutons les toasts, ou plutôt ce que nous en dit l’historiographe fidèle de la cité et des citoyens.
Tous les États du royaume, et toutes les institutions du royaume et de la ville, et tous les services de guerre et de paix, et toutes les castes officielles se virent payer généreusement et de bon cœur leur tribut de louanges ; on but à leur santé et prospérité avec une ferveur enthousiaste. L’organisme de l’Empire fut déclaré essentiellement parfait. Aucun personnage important, de Sa Majesté la Reine aux « ministres de l’Église établie et autres dénominations, » ne fut oublié dans cette proclamation de suprême excellence et de capacité. Et même, quand un alderman, proposant le toast « de la ville et du commerce de Bursley, w fit mention de certains symptômes troublans dans la conduite des basses classes, il exprima aussitôt son ardente conviction que « le cœur du pays battait loyalement, » et fut en manière de réconfort applaudi avec gravité.
M. Arnold Bennett n’a déjà plus tout à fait l’esprit des acteurs de cette scène, puisqu’il l’observe et la décrit en spectateur dont le détachement suffit à laisser percer quelque ironie.
Mais c’est surtout à regarder de plus près dans les maisons et les âmes qu’il est incomparable de précision et de vérité. Nous pénétrons tour à tour dans la boutique des Baines, dans la chambre où le père infirme git sur son lit de paralytique, veillé par une cousine pauvre ; dans les ateliers de l’imprimeur Clayhanger et le vieux logis attenant, puis dans la maison neuve qu’il s’est fait bâtir un peu en dehors de la ville par l’architecte Orgreave ; nous entrons chez les Orgreave aussi, dans cette demeure plus riche, plus élégante, animée de nombreux enfans et pleine d’entrain. Nous nous familiarisons peu à peu avec ces figures, ces âmes, ces mœurs. En assemblant tous les traits où s’accusent les manières de penser et de sentir, les méthodes de commerce et d’éducation, le genre de vie, nous voyons se dessiner insensiblement l’image d’une petite société où l’intelligence ne s’affranchit pas de l’empirisme, et où ce ne sont point des idées abstraites, des conceptions générales qui gouvernent les esprits. Chacun ici est de sa ville, de sa condition, de son temps ; chacun est au plus haut point lui-même. Si tous les hommes tendent a se rapprocher et se confondre par leurs facultés abstraites et universelles, les personnages de M. Arnold Bennett sont, au contraire, tout à fait particuliers et concrets. Ils restent constamment immergés, si l’on peut dire, dans la réalité de la vie.
Comme cette réalité est très bornée, quelques-uns s’y dessèchent et durcissent : tels Maria Insull, la demoiselle de magasin chez les Baines, et le pharmacien Chritchlow. Il est extraordinaire, celui-là, vieil original sur lequel le temps semble n’avoir plus de prise parce qu’il est en quelque sorte, avec son égoïsme et ses manies, hors du courant de la vie elle-même.. Voisin des Baines et peu occupé dans son officine, il a pris l’habitude de passer ses après-midi au chevet de l’invalide et en est venu à le considérer comme son bien, sa chose. Vivant, le malade lui appartient, et après le décès, c’est lui encore qui se réservera d’honorer le mémoire du défunt et qui rédigera l’épitaphe. Il nous paraît difficile d’attribuer au sentiment quelque part dans sa conduite, pas plus que nous n’en trouvons trace dans son mariage avec Maria Insull. Quel calcul a bien pu aboutir à cette résolution ? Ce qui est certain, c’est que le vieux garçon, en s’associant la vieille fille, a su rester aussi mystérieux et solitaire derrière les retranchemens impénétrables de son insensibilité.
Jamais on ne nous a donné avec plus de force l’impression d’existences qui, dans un horizon trop fermé, se réduisent et s’immobilisent. Par degrés, à leur image, s’atrophie comme elles la vie du Square, quand décline le commerce de Bursley, absorbé par Hanbridge. Nous voyons successivement la fin des Baines, la fin de la boutique, la fin du Square. C’est la fin d’un âge, et M. Arnold Bennett n’a voulu exprimer rien moins que cela. Il a pénétré trop profondément la vie anglaise pour n’y pas saisir dans leurs premières manifestations et leurs origines mêmes les changemens dont nous voyons aujourd’hui paraître et s’épanouir les effets. Quand John Baines est mort, et que Chritchlow et la veuve contemplent le cadavre pitoyable dont la seule partie saillante est la barbe blanche, « ils ne savaient pas qu’ils restaient à contempler une ère évanouie. » Mais M. Arnold Bennett le sait pour eux et il nous le dit avec une mélancolie émouvante :
John Baines avait appartenu au passé, à l’âge où les hommes avaient vraiment souci de leurs âmes, où les phrases des orateurs pouvaient soulever les foules de colère ou de pitié, où personne n’avait appris à se presser, où Demos n’en était encore qu’à s’agiter dans son sommeil, où la seule beauté de la vie résidait dans sa dignité inflexible et lente, où l’enfer réellement n’avait pas de fond et où une Bible à fermoir doré était le secret de la grandeur de l’Angleterre. L’Angleterre du milieu du règne de Victoria gisait sur ce lit d’acajou. Un idéal avait disparu avec John Baines. C’est toujours ainsi que l’idéal meurt, non pas dans l’apparat conventionnel d’une mort honorée, mais chétivement, ignoblement, tandis qu’on a la tête tournée...
Car Baines est mort pendant que sa fille Sophia, préposée à sa garde, l’avait abandonné au premier appel de l’amour qui passe : et c’est le symbole même de la loi cruelle qui domine tout le cours de la vie. Il y a une grande tristesse au fond de ces romans où se déroulent des destinées entières et se succèdent des générations. Ils ne se bornent plus, comme tant d’autres, à ordonner autour d’un événement heureux ou malheureux les épisodes qui le préparent ou que lui-même engendre à son tour. Non ; nous sommes obligés de considérer ici la longue suite des jours et la succession des âges. Spectacle cruel, devant lequel l’esprit du romancier incline à l’ironie comme son cœur à la pitié : car tout cela est mesquin et misérable ; il y a de quoi sourire et pleurer.
Le premier effet du développement de la vie, la première conséquence de ses lois inéluctables, la première manifestation de sa terrible logique, c’est d’opposer les parens et les enfans. Cet antagonisme est un point capital dans l’œuvre de M. Arnold Bennett. Si ses romans avaient, au sens strict où nous prenons le mot, un sujet, on pourrait dire que le sujet de Clayhanger est le conflit du père et du fils. La relation est à peu près la même entre la jeune fille et sa mère durant le peu de temps qu’il leur reste à vivre ensemble, au début de Hilda Lessways. Enfin dans The Old Wives’ Tale, où paraissent trois générations, nous ne voyons pas qu’il y ait de plus profondes intelligences entre la mère et ses filles, non plus qu’entre celle des deux qui devient mère à son tour et son propre enfant.
Prenons ce dernier roman d’abord : il est le premier en date de ceux que nous considérons ici et nous fournit comme la première esquisse d’un contraste que l’auteur se plaira à reprendre et à renforcer. Sophia Baines, espiègle et vive, semble une étrangère dans la maison de ses parens, les marchands de nouveautés de Bursley. Elle n’a aucun goût pour leur commerce, et comme elle est une brillante élève de son école, elle songerait plutôt à l’enseignement. Mais des circonstances particulières la rejettent à la boutique, d’où elle s’évade un jour avec un commis voyageur. Elle a causé par une négligence la mort de son père ; une fois partie du foyer, elle n’y reparaîtra plus, et sa mère mourra sans l’avoir revue.
Constance, la sœur de Sophia, est une fille plus sérieuse et plus calme. Mais comme elle cache bien son jeu, laissant ignorer à sa mère ses sentimens et ses desseins ! Nous ne savions rien ni des uns, ni des autres, en dehors de ce que quelques indices habilement ménagés par le romancier nous avaient permis d’en deviner, quand nous entendons Samuel Povey, le principal employé de la maison, demander à Mrs Baines, si elle est disposée à les laisser se marier comme ils le désirent et comme ils en sont convenus. La douce Constance, dans tout cela, n’a pas plus pensé à sa mère que si elle n’existait pas. Elle ne se contente pas de régler sans elle ses affaires de cœur : elle a pris son parti avec autant de désinvolture que si les intérêts de la maison n’étaient pas en jeu. Convient-il à Mrs Baines que son employé devienne son gendre et du même coup le maître dans son magasin ? En vérité, voilà à quoi Constance ne s’est guère avisée de songer. Et après le mariage, ils modifieront, selon leur conception propre, les habitudes et les méthodes commerciales. Sans doute, celles-ci ne sauraient rester indéfiniment les mêmes, lorsque tout change, les conditions du commerce, le goût des acheteurs, la concurrence. Mais le résultat le plus certain pour la pauvre Mrs Baines, c’est qu’elle est victime de cette loi même du changement, qui la rejette dans le passé avec tout ce qui fut sa vie, et lui oppose les brutalités du présent jusque dans ses propres enfans.
Elle n’ignore pourtant pas ses devoirs, ni ne les néglige, cette Constance Povey, et elle n’est point dépourvue de tendresse ; mais elle suit la loi de la vie. Et la voici mère à son tour. Voici qu’elle se penche sur Cyril, comme jadis sa mère s’est penchée sur elle, et elle regardera moins que jamais en arrière, maintenant que ses yeux surveillent l’avenir. Mrs Baines, aussi bien, s’est éloignée ; elle a laissé la maison au jeune ménage ; elle est allée vivre avec sa sœur. : Et quand un télégramme vient annoncer sa mort, Constance, à cette minute précise, était bouleversée par les cris de son enfant. Elle a dû le laisser longtemps pleurer, parce que le père exige qu’il s’endorme seul, et voici que la tragique nouvelle l’a détournée un instant. Le bébé s’est endormi, « Le hasard de la mort, là-bas au loin, avait suffi à vaincre son obstination diabolique... Quelle merveille de douceur et de délicatesse que cette joue tachée de larmes ! Combien frêle cette petite, toute petite main fermée ! Constance sentait en elle une mystique union de douleur et de joie. » Déjà l’enfant, qui résume pour elle tout le présent, la détache du passé. Déjà aussi cette existence nouvelle menace la paix du foyer dont elle sort. Constance en a le sentiment profond, le sentiment très vif, une nuit qu’elle ne peut pas dormir. L’enfant a été corrigé par son père. Elle a l’impression d’être entre eux, et il lui semble qu’elle sera broyée par leur choc. « Toujours elle aurait à porter le double fardeau qu’ils lui imposeraient. Il ne saurait y avoir nul repos pour elle, nulle trêve dans ses terribles préoccupations et responsabilités. Elle ne pouvait pas changer Samuel ; d’ailleurs, il avait raison ! Et quoique Cyril n’eût encore que cinq ans, elle sentait qu’elle ne pouvait pas changer Cyril non plus. On ne modifie pas la croissance d’une plante. » On la redresse pourtant ; mais les personnages de M. Arnold Bennett, comme ceux du roman anglais en général, ne semblent pas avoir beaucoup de confiance dans les vertus de l’éducation ; ou plutôt, ils n’estiment pas que ce soit l’affaire d’interventions personnelles et de volontés particulières. Les parens n’ont-ils pas leur propre exemple ? C’est une vieille histoire qui recommence, et Constance, si sa pensée ne se tenait fixée sur les appréhensions et les espoirs de l’avenir, trouverait dans ses souvenirs de famille de quoi lui faire pressentir les épreuves futures.
L’enfant grandit ; et il s’habitue d’autant plus aisément à son égoïsme et à son indépendance qu’il ne soupçonne pas la tendresse passionnée de sa mère, le besoin qu’elle a de sa tendresse à lui. Plus d’une fois elle a voulu répondre par une étreinte aux baisers affectueux qu’il lui donnait ; « mais elle ne pouvait dépouiller les habitudes de contrainte qu’on lui avait imposées dès l’origine et qu’elle avait, toute sa vie, pratiquées. Elle regrettait vivement son impuissance. » N’est-ce pas une chose singulière que cette réserve, ce malaise d’une âme qui ne sait pas, qui ne peut pas s’ouvrir ? Il nous serait difficile de comprendre les personnages de M. Arnold Bennett, si nous venions à oublier que chacun d’eux vit retranché en lui-même sous la double influence du puritanisme et d’une éducation où tout conspire à faire prédominer le caractère sur l’intelligence et la sensibilité. Peu à peu Cyril se détachera de sa mère et, sans devenir jamais un mauvais fils, la délaissera au point qu’elle n’aura pas, en mourant, la consolation de le voir à ses côtés.
Hilda Lessways, dont la personnalité, comme nous le verrons, est si curieuse, se montre, dès les premières scènes du roman, agressive et dure envers sa mère. Avec le dogmatisme naïf et vain de la jeunesse, miss Lessways ne s’avisait pas que sa mère avait su vivre sans elle, un certain nombre d’années, — avant sa naissance d’abord et longtemps après, — à sa propre satisfaction et à celle de quelques autres. Quand la mort aura passé, Hilda verra mieux la véritable figure de celle qu’elle a méconnue. Elle y découvrira ce mélange de qualités et de défauts, de faiblesse et de force, qui est la part de toute créature humaine et qui, s’il justifie mal l’excès de notre confiance en nous-mêmes, condamne plus justement encore nos rigueurs et nos dédains à l’égard de nos semblables. Oui, un peu de temps encore, et Hilda Lessways se fera une idée plus vraie de sa mère, « si vive, si gaie, avec son amour de la vie, son égalité d’humeur, sa bonté, son désordre, son incompétence et ce qu’il y avait à la fois, dans son esprit, de pauvreté et de finesse. » Plus tard encore, quand elle connaîtra mieux les complications de l’existence et qu’elle commencera à douter d’elle-même, de son habileté, de sa sagesse et de l’emploi qu’elle a fait de ses avantages, il nous sera bien permis d’interpréter comme un retour sur elle-même cette réflexion déjà mélancolique : « Je me demande si ma fille, en supposant que j’en aie une, serait aussi différente de moi que je suis de ma mère. »
Mais ces différences n’ont pas le temps de développer leurs effets. Mrs Lessways meurt dès le début du roman, et si nous entrevoyons, au cours des premiers chapitres, « l’existence domestique de ces deux femmes mal assorties, » elle n’est pas le sujet que s’est proposé de traiter ici M. Arnold Bennett Un antagonisme de ce genre, entre le père et le fils cette fois, est, au contraire, un des élémens essentiels du grand roman de Clayhanger. Il occupe à peu près toute la durée de l’action, et quand Darius Clayhanger est mort, l’auteur retrouve les mêmes mots pour nous dire : « La chaîne était enfin brisée, qui avait lié ces deux êtres si dissemblables, antagonistes et mal assortis, Edwin Clayhanger et son père. »
Le vieux Clayhanger, imprimeur à Bursley, puissant dans sa maison, souverain dans ses ateliers, riche et considéré dans sa ville, a accompli un miracle : sa carrière. « Le grand malheur d’Edwin était de rester aveugle au miracle. » La grande faute de Darius, dirons-nous, c’est de n’avoir rien fait pour lui ouvrir les yeux. Une très belle scène, par où commence le livre, nous montre le jeune garçon, à la fin de son temps d’école, candide et ardent devant la vie. Il rentre chez lui après son dernier jour de classe et trouve son père en conversation avec un vieillard qu’il n’a jamais vu et qui attache sur lui un regard chargé d’une sympathie singulière, d’un mystérieux attendrissement. Quels propos échangeaient donc les deux hommes, et quelle est entre eux cette affection non moins mystérieuse ? Il y a de la déférence dans l’attitude du vieux Darius, et son interlocuteur, beaucoup plus vieux, paraît ému. « Voici un bon gamin, » a dit le père, d’un ton presque câlin. Avant de partir, le vieillard a rappelé Edwin, lui a serré la main : « Eh ! mon garçon, je demande à Dieu qu’en grandissant vous deveniez digne de votre père. Oui, voilà tout ce que je demande à Dieu. » Et une larme a coulé sur son visage. « Jamais personne ne donna à l’enfant, et il ne connut jamais l’explication de cette larme épique. » Il ne connaît pas, il ne connaîtra jamais l’histoire de son père. Et c’est pourquoi il ne pourra pas le comprendre. Mais n’est-ce pas précisément ce qu’a voulu l’auteur ? Il faut à son dessein qu’Edwin ne comprenne pas, car il convient à chacun d’aller devant soi, d’ordonner sa vie, et de la vivre, sans tant d’explications ni tant de paroles.
Nous la connaissons, nous, cette histoire. Nous savons quelle a été l’enfance malheureuse de Darius, enfermé à dix ans avec ses parens dans la prison pour dettes, délivré par l’intervention de ce M. Shushions, — le vieillard d’aujourd’hui, — qui l’avait distingué parmi ses petits élèves de l’école du dimanche et avait deviné son intelligence, son caractère, son énergie. Nous avons vu le terrible labeur du gamin dans les poteries du district, ses nuits sans sommeil, ses salaires de famine et l’indomptable bravoure de cette enfance malheureuse. Et le gamin est maintenant Darius Clayhanger, propriétaire d’une imprimerie à vapeur, bourgeois notable de Bursley, un des principaux industriels et commerçans des cinq villes, estimé de tous. Nous comprenons que cette volonté, trempée dans les plus dures épreuves, ne se détende guère, que cette âme se soit repliée, que la sensibilité y soit refoulée. Nous comprenons Darius et nous mesurons notre estime à ses mérites. Mais Edwin, ce charmant adolescent, ne comprend pas ; il ne peut pas comprendre. Il ne voit de son père que les apparences de froideur et de dureté ; il a contre lui mille griefs et le juge en toute rigueur. A cet enfant sans mère jamais il n’a été donné une marque de tendresse, et à mesure qu’il avance en âge, aucun égard, rien n’atteste dans la conduite paternelle le moindre souci de sa jeune personnalité. Manifeste-t-il une vocation ? Ces enfantillages ne méritent pas qu’on y prenne garde, et tout ce qu’il peut dire est non avenu : Darius Clayhanger feint de ne pas entendre ; on n’en parle pas. Edwin n’ose plus parler, en effet ; mais un jour, longtemps après ses premières ouvertures, il écrit. Oui, il en est réduit à cet expédient : écrire à son père, qu’il voit constamment, dans les ateliers où ils travaillent ensemble et dans la maison. Il s’est armé de courage ; il a pris une décision héroïque. Son père n’a pas fait une allusion à sa lettre. Alors, il s’est décidé à affronter l’explication, et, profitant de ce qu’ils restaient seuls, à la fin du déjeuner, il a demandé : « Je suppose que vous avez lu la lettre que je vous ai écrite, père, au sujet de ma carrière dans l’architecture ? » Puis il s’est mouché pour cacher sa confusion. Il ne revenait pas lui-même de l’audace de ses paroles. Il s’imaginait rester tout à fait calme et maître de lui ; mais il n’en était rien : ses nerfs étaient tendus à l’extrême. Darius ne répondit pas. Edwin voyait son visage s’assombrir et sa lèvre inférieure retomber lourdement. Son regard dur ne se posait pas sur Edwin : les yeux fixés sur la fenêtre, il regardait dans le vide. Edwin sentit défaillir son fier courage.
« Alors, vous abandonneriez l’imprimerie, murmura Darius quand il eut fini sa mastication. Il y avait des menaces dans sa voix chargée d’émotion féroce. — Ma foi !... » dit Edwin, tremblant. Il pensait qu’il n’avait jamais vu son père si terriblement intimidant. Il restait terrorisé devant cet air mauvais et sombre. Il lui fut impossible de dire un mot de plus. La voix lui manquait : c’était une crainte physique aussi bien que morale. Il réfléchissait : « Je m’attendais bien à une scène ; mais je ne croyais pas que cela tournât si mal ! » Et une fois de plus son père restait pour lui une déconcertante, une indéchiffrable énigme.
Indéchiffrable, en effet : car le vieux Darius est un livre qui ne se laisse pas lire ou, plus justement encore, c’est un livre fermé. Comment attendre entre le père et le fils cette intelligence mutuelle qui prépare la sympathie et, au besoin, remplace la tendresse ? Un jour qu’Edwin s’est signalé par son sang-froid et a sauvé l’usine d’une catastrophe, il est tout surpris de voir son père manifester quelque émotion et pense qu’il lui faudra se mettre « à réviser ses vues bien arrêtées. » Il n’en aura pas l’occasion. Rien ne le sollicitera jamais de faire un effort pour se mettre à la place de son père, et il ne sait rien de ce qu’il faudrait savoir pour y réussir. Darius Clayhanger, de son côté, ne sait rien de son fils. Les années passent et, pour Edwin, Darius reste exactement le même père et, pour Darius, Edwin a toujours seize ans. Il faudra la maladie et la déchéance du vieillard pour que ce fils ait enfin le sentiment d’être un homme. Un jour même, il se sentira le maître et devra réprimer la joie impie de savourer son autorité comme une revanche.
Si, par un premier et inévitable effet de sa marche, la vie oppose ainsi les générations, il n’y a pas moins de mélancolie dans la succession des différens âges et le crépuscule où s’éteint le rayonnement des années lumineuses.
Comme beaucoup de romanciers anglais, M. Arnold Bennett excelle à peindre en quelques traits l’enfance et à évoquer devant nous sa grâce incertaine, ses ardeurs hésitantes, l’ingénue liberté de ses aspirations, la fraîcheur de ses pensées, le caprice de ses rêves. Il nous montre pour la première fois son héros Edwin Clayhanger, sortant de classe et accoudé au parapet d’un pont. Une observation moins clairvoyante, moins ouverte aux réalités de l’existence, à sa poésie, à son mystère, ne se serait point attachée avec tant de complaisance à ce grand garçon dégingandé, mal tenu, avec ses vêtemens râpés, sa gibecière trop bourrée de livres, ses cheveux blonds en désordre et, posée dessus, une casquette informe dont la doublure sortait par derrière. Mais M. Arnold Bennett est resté à contempler cet adolescent en qui tout respire la divine jeunesse, à rêver du contraste entre ce qu’il est aujourd’hui et ce qu’il sera plus tard, bientôt, trop tôt sans doute. « Cela semblait une honte, cela semblait même tragique, que cette créature naïve et simple, avec le regard bien droit de ses yeux, leur franchise amicale, leur foi aux apparences, cette créature intacte et sans expérience du monde, dût se transformer bientôt et devenir un homme, rusé, incrédule, dénigrant. Des yeux déjà vieillis auraient pu se mouiller de larmes devant la simplicité de ces yeux-là. »
Il nous suffit d’entrevoir Alicia Orgreave pour ne plus oublier la bondissante et rougissante fillette avec sa crinière nouée dans le dos et « la délicieuse gaucherie de ses douze ans, » toujours indécise entre l’impertinence et la timidité. Regardons surtout dans la grâce espiègle de sa seizième année cette Sophia Baines dont nous verrons plus tard l’imprudence et les épreuves. Elle se pare pour l’instant des robes de sa mère et joue à la dame devant une glace. Mais ce n’est pas le plus piquant spectacle que nous offre son charme déconcertant d’enfant terrible. Elle peut improviser de bons tours avec une impayable gaminerie, et quelle jeune fantaisie éclate dans ses malices ! Représentez-vous la scène où « Samuel Povey, l’employé modèle des Baines, le pilier de leur boutique et le véritable remplaçant du maître malade, se trouve en proie à une rage de dents entre les deux jeunes filles de la maison. Mrs Baines est sortie ; Samuel se tord et geint. Ces demoiselles trouvent enfin la clef de l’armoire à pharmacie et dans l’armoire une fiole de laudanum. Elles préparent à Samuel Povey un bain de bouche qu’il garde un instant et se décide à avaler. Puis il s’endort sur le divan où ses infirmières l’ont installé, une housse de fauteuil autour du cou. Et il s’endort la bouche grande ouverte. Contemplons Samuel Povey dans cette gracieuse posture. Il dort maintenant, le poltron que ses souffrances de plusieurs jours n’ont pu décider à affronter les pinces du dentiste. Il dort calmé, oublieux de l’ennemi toujours présent qui sans doute le réveillera bientôt. Et il fait entendre un ronflement horrible. Sophia s’approche avec précaution, « comme elle ferait d’une bombe, » et regarde dans la bouche : voici l’ennemi. C’est trop drôle ! Elle appelle sa sœur, et toutes les deux explorent l’étrange paysage. Dans un coin à droite, un fragment de dent vacille à chaque souffle du dormeur, et il est visible que la longue union de cet organe et de son propriétaire touche à sa fin. Sophia se précipite sur les pinces de la machine à coudre, et tandis que sa sœur, un verre sous le nez, renifle les traces de la potion pour apprécier jusqu’à quel point elle peut bien être mortelle, la terrible Sophia, d’un tour de main, fait sauter le corps du délit. Tout à l’heure, en prenant son thé, Samuel Povey croira l’avoir avalé avec une moule et expliquera à cette occasion que c’est une autre dent qui le fait souffrir. Sophia sera obligée de quitter la salle pour cacher son fou rire. Trois ou quatre ans plus tard, que reste-t-il de cette gamine espiègle et volontaire dans la jeune femme abandonnée, déçue et Hère, qui se débat seule au milieu des difficultés de la vie ?...
Constance a épousé Samuel Povey. C’est un ménage tranquille, auquel il n’arrive rien ; et si nous voulons savoir où elle en est à son tour après quelques années : « Les naïves extases de la jeune fille étaient déjà loin ; il avait fallu acheter à ce prix l’expérience et la possession de soi-même et la vue des choses telles qu’elles sont. L’immense mélancolie de l’univers ne l’avait pas épargnée. »
Elle épargnera moins encore Janet Orgreave et Maggie Clayhanger, qui vieillissent sans réaliser leur rêve d’un amour et d’un foyer. Elles ne se plaignent pas, et c’est à nous de deviner sous leur silence, sous la surface de leurs jours unis, la profondeur de leur déception. Janet est une douce et jolie fille. Son père, architecte achalandé, vaillant à l’ouvrage, habile au gain et joyeux à la dépense, mène avec entrain une maison nombreuse. On y vit largement, gaîment. Quant à la jeune fille elle-même, « elle était connue, elle était presque célèbre comme une favorite universelle. Par instinct, sans y penser, elle plaisait à tous, grands et petits. Enfant gâtée de la nature, elle en avait reçu, avec quelque beauté, une incontestable élégance et une amabilité qui se prodiguait sans artifice. Elle n’avait qu’à sourire pour se faire des amis ; il ne lui en coûtait rien. » Peut-être Edwin Clayhanger, qui est le voisin des Orgreave, s’éprendrait-il de Janet, s’il n’était pas destiné à aimer, en dépit de toutes les traverses, la déconcertante Hilda Lessways. Mystère de la viel comme aime à dire M. Arnold Bennett Elle semblait pourtant, cette Janet, créée pour régner sur un foyer, a destined queen of the home, et voici qu’elle vieillira solitaire.
Plus mélancolique encore, dans l’ombre discrète où elle se tient, dans l’activité paisible où elle se poursuit, la destinée de Maggie Clayhanger. A n’en voir que l’extérieur, — et c’est tout ce que nous voyons, — elle est unie, transparente, sans désirs et sans regrets. Maggie soigne son père avec une inaltérable patience ; elle est une parfaite maîtresse de maison, qui pense à tout, ne connaît ni mauvaise humeur, ni défaillance. C’est seulement quand il lui apprend la mort du pasteur Heve, que son frère, dans un éclair de lucidité, entrevoit le sacrifice profond et tragique de cette existence entière. Rien, d’ailleurs, entre eux : pas une explication, pas un mot ; jusqu’au bout la tragédie sera restée et doit rester silencieuse...
Elle n’en est pas moins poignante, et nous regardons passer la jeunesse de ces charmantes, de ces courageuses filles avec d’autant plus de mélancolie que, sous l’apparence encore brillante des jours, nous voyons à l’œuvre la loi impitoyable du temps, nous devinons ses destructions et ses ravages. Entre la réalité, dont il a une perception si nette et si vive, et nos esprits auxquels il veut seulement la montrer telle quelle, M. Arnold Bennett n’interpose pas une philosophie. Rien ne saurait lui faire illusion, et il n’a pas envie de nous faire illusion à nous-mêmes : voilà la vie. Dans The Old Wives’ Tale, il prend l’histoire de Constance et de Sophia dès leur adolescence et se propose de nous montrer ce qui reste de deux jeunes filles dans deux vieilles femmes. Leurs destinées pourtant furent bien différentes ; mais pour l’une et l’autre, pour l’indépendante et orgueilleuse Sophia comme pour celle qui fut à son tour, au foyer même de ses parens, épouse et mère, la fin est la même. Constance est veuve. Son fils, dilettante égoïste, vit à Londres, où il se dissimule à lui-même son oisiveté sous les semblans d’une carrière artistique. Sophia, après une escapade de jeunesse, a su se créer une existence active, laborieuse. Elle s’est enrichie ; elle est revenue dans sa ville natale. Et maintenant les deux sœurs, liées à jamais, traînent leurs derniers jours dans la médiocrité des petits soins et la mesquinerie des menus tracas. Des ennuis domestiques les déterminent à essayer de la vie d’hôtel. Mais Constance ne peut prendre son parti du train ruineux qui la scandalise ; et d’ailleurs, loin de son coin familier, perdue dans le milieu nouveau où sa sœur, plus riche en expérience du monde, a sur elle trop d’avantages, elle se sent désemparée, dominée, et ne songe plus qu’à revenir en hâte, pour s’y blottir comme en un refuge, au logis familier. C’est là qu’elle a commencé, là qu’elle finira ses jours, seule, car Sophia meurt la première. Pendant sa dernière maladie. « elle pensait fréquemment à Sophia. En dépit du fait que Sophia était morte, elle continuait à avoir pitié de Sophia comme d’une femme dont la vie avait été gâchée. L’idée de cette vie gaspillée et stérile, et de la nécessité des principes avec toute leur portée et leurs conséquences, lui revenait sans cesse. » Tout compte fait, elle n’a pas été beaucoup plus heureuse. Mais une vie droite, correcte, a du moins l’avantage d’échapper aux regrets, aux remords, à la cruelle mélancolie d’une faillite ou d’une dévastation. Peut-être les amis qui penseront à elle après sa mort s’imagineront-ils qu’ils réussissent à se représenter tout ce qu’elle a connu et éprouvé dans sa vie ; « mais ils ne réussissent pas. Aucune autre personne que Constance ne pourrait se représenter tout ce que Constance a connu et éprouvé, tout ce que la vie a été pour elle. »
Ce sens de la riche diversité qui est au fond de l’existence la plus ordinaire : voilà un des traits essentiels des romans de M. Arnold Bennett. Il rend plus vif son mystère, et sa fuite plus douloureuse ; car si pleins que soient nos jours, ils vont tous à cette même fin : la vieillesse et la mort. Quel contraste entre ce dernier terme et le point de départi M. Arnold Bennett nous en a donné bien souvent l’impression : nous ne l’avons jamais peut-être éprouvée avec plus de force que quand nous comparons la première et la dernière rencontre de Sophia avec Gerald Scales. C’est dans la boutique de ses parens que la jeune fille a vu d’abord ce joli garçon. Neveu d’un riche fabricant, il voyageait pour la maison de son oncle, qui lui imposait cet apprentissage avant de l’associer aux affaires. Gerald a été étudiant, il a fait un tour sur le continent, voyagé à Paris. Il apparaît à la jeune Sophia Baines, qui n’a jamais quitté le Square de Bursley. comme l’image même de la distinction et de la grâce juvénile ; il est pour cette imagination romanesque l’idéal même de l’amoureux. Et comme Mrs Baines ne paraît point disposée à faciliter les rencontres, Sophia se laisse enlever. Gerald n’est que le type le plus vulgaire du séducteur, un comédien de l’amour, et il ne comptait point mener l’aventure jusqu’au mariage. Mais la folle Sophia est honnête : elle l’y contraint avant toute chose. L’union, malheureuse, dure peu. Les années passent. Mrs Scales a su conquérir l’indépendance, tandis que le mari a continué sa vie d’expédiens et d’aventures. Trente ans après, elle le revoit sur son lit de mort. Il est venu expirer, usé, vagabond et misérable, chez un cousin de Manchester. Le cadavre est là, avec sa maigreur et son expression d’épuisement, de fatigue et de repos final.
Sophia éprouva alors une émotion très simple, primitive, pure de tout élément moral ou religieux. Ce n’était point le chagrin que Gerald eût gâté sa vie, ni qu’il eût été, pour lui et pour elle, une honte de tant d’années. La manière dont il avait vécu n’avait aucune importance. Sophia n’était émue que d’une chose : il avait été jeune jadis, et il était devenu vieux, et maintenant il était mort. Voilà tout. La jeunesse et la vigueur en étaient venues là. La jeunesse et la vigueur en venaient toujours là. Tout en venait là. « Un peu de temps encore, » pensait-elle, « et je serai couchée sur un lit, tout de même ! Et pourquoi aurai-je vécu ? Quelle est la signification de tout cela ? » L’énigme de la vie l’accablait jusqu’à la mort, et il lui semblait se noyer dans une mer d’inexprimable peine.
Au fond de ces abîmes du désespoir, l’âme dont les agitations sont « pures de tout sentiment moral ou religieux » ne trouve, en effet, que le néant, et elle se perd dans les arides déserts du nihilisme. Sophia regarde par la fenêtre la foule affairée de Manchester et prend en pitié ces gens « qui ne semblent pas avoir conscience que tout ce qu’ils font est vain. » Sophia ne peut pas penser autrement. Elle avait le charme et la beauté : à quoi lui ont servi ces avantages ? Ils ont passé comme tout passe, et il ne lui en reste rien. Sa sœur Constance n’est pas embarrassée de ce mystère. De son point de vue, qui est le point de vue traditionnel de la vieille Angleterre puritaine, rien de plus simple : Sophia a péché. M. Arnold Bennett regarde du dehors cette interprétation ; mais il est remarquable que, pour lui, tout se passe comme si elle était vraie. Nous ne saurions blâmer, — et il ne nous semble pas qu’il blâme lui-même, — Constance « de penser que tout le progrès, toute l’habileté moderne étaient comme rien, et que le monde serait forcé de revenir sur ses pas et de reprendre le sentier qu’il avait quitté. » Seulement, M. Arnold Bennett ne pense point que la vie revienne jamais sur ses pas. Non qu’il expose là-dessus des théories : les dissertations philosophiques sont heureusement absentes de son œuvre. Mais il attache un regard chargé de mélancolie sur la vie qui passe ; chaque page de ses romans respire le sentiment de l’inéluctable, et c’est pour nous le montrer dans toute sa force qu’il n’a voulu le mélanger d’aucun sentiment moral ou religieux. Ses personnages expriment directement la vie et restent toujours, si j’ose dire, en contact immédiat avec ses duretés et ses douceurs, ses joies et ses peines, sans que l’intermédiaire d’aucune conception ne soutienne ou n’atténue leur puissance de sentir et ne les détourne, ne les détache ou ne les console.
Mais essayons de pénétrer plus avant dans les destinées dont M. Arnold Bennett nous retrace minutieusement l’histoire et d’expliquer d’abord le désastre de Sophia, ou plutôt, — car cette femme, après une faute qu’elle paie fort cher, fait en somme assez bonne figure dans le monde, — l’échec d’une vie qui a manqué le bonheur. Sophia a cédé à un entraînement de la passion. Nous ne trouvons guère chez les romanciers anglais (exception faite pour l’œuvre, si singulière à tous égards, de George Meredith) qu’une seule manière de concevoir la jeune fille devant l’amour : ils nous la montrent absolument indéterminée et passive. Dans nulle autre littérature, il me semble, on ne voit mieux que là, sous leur grâce parée de fleurs, la sève élémentaire qui fait pousser si droites ces jeunes plantes ; nulle part ne se manifeste avec plus de force l’instinct primitif, où ne se trahit plus ouvertement le vœu de la nature. « Elle ne savait pas ce qu’elle faisait ; elle n’était rien autre chose que l’exquise expression d’un profond instinct d’attirer et de charmer. » Et c’est ce même instinct qui fait qu’elle est charmée. On a vu quelle « banale occurrence » avait été ce « miracle accompli spécialement pour Sophia : » l’éternelle cause et l’éternel effet. Schopenhauer romancier n’aurait pas mieux dit, et surtout il n’aurait pas dit autre chose. Ces jeunes filles, Sophia, Hilda, sont amoureuses du premier homme que la destinée met sur leur chemin, ou du plus habile. Faut-il s’étonner que ce soit un aventurier comme Gerald Scales, comme George Cannon ? Donc la vive et orgueilleuse Sophia Baines est tombée dans les filets du mauvais oiseleur Gerald Scales. Elle a dix-huit ans ; elle est espiègle, charmante et volontaire. Elle paraît au commis voyageur en tournée une conquête très désirable. Et la conquête ne sera point longue ni difficile, car Sophia est de celles qui se jettent tête baissée et sans rien entendre dans leurs folies. Elle est de celles aussi qui en acceptent toutes les conséquences. Et voilà comment, mal mariée, abandonnée par son mari, la brillante Sophia, la mieux douée peut-être des jeunes filles de Bursley ou même des cinq villes, ne reparaîtra au pays natal qu’après des épreuves de toute sorte, vieillie, usée, mais enrichie dans sa tâche ingrate, et toujours droite ; et toujours fière, comme si elle avait conduit sa vie à son gré au lieu de l’emprisonner trente années à Paris, dans la gestion d’une pension de famille.
Il n’en irait pas autrement de Hilda Lessways, et les circonstances paraissaient tourner pour elle plus mal encore que pour Sophia, s’il ne s’était rencontré dans sa vie, à côté de l’homme qui avait commencé de la ruiner, un caractère exceptionnel et le miracle d’un grand amour. Hilda n’est d’abord qu’une jeune fille ignorante, incertaine, qui aspire à quelque chose et ne sait pas à quoi. Elle se sent dans une prison avec sa mère et ne voit aucun moyen de s’évader. Sa jeunesse tombe goutte à goutte derrière elle, et tandis qu’elle a le cœur et l’âme d’un enfant, elle se voit déjà vieillir. Elle va avoir vingt et un ans, et elle n’est pas née encore. C’est cela ! Elle attend encore sa véritable naissance. Si la force passionnée de son désir avait pu faire le miracle, le temps aurait suspendu son cours dans les cieux tandis que Hilda cherchait la voie de la vie.
Et pourtant elle n’était pas malheureuse. Elle baignait parfois dans la félicité : un phénomène qui la déconcertait ! Elle ne savait pas qu’elle avait la plus précieuse de toutes les ressources : le pouvoir de sentir avec intensité. Est-ce à dire qu’elle soit une impulsive ? Peut-être : « Hilda généralement agissait d’abord et réfléchissait ensuite. » Mais elle est plus compliquée que cela, — assez compliquée en vérité : « On ne saurait la comprendre quand on la connaît depuis trois jours. Il faut que les années passent pour qu’on la comprenne. Elle ne se comprenait pas elle-même. Elle ne se connaissait pas. Comment ! Elle était assez naïve pour être déconcertée comme par une énigme parce qu’elle se sentait plus vieille que sa mère et plus jeune que son joli teint de jeune fille, — simultanément ! » Regardez-la, avec la violence de ses mouvemens, et comme elle plie et se redresse, et sa délicatesse caressante et ce qu’il y a de sauvage dans ses airs maussades, ses froncemens de sourcils, et ses regards ravis et son air absorbé. Ne devinez-vous pas à tous ces signes l’ardeur d’une âme excessive, passionnée, d’une âme de désir ? Qu’elle est jeune fille encore, avec sa férocité, son intimidant sérieux et son absurdité délicieuse ! « Même dans la plus petite tâche elle ne pouvait se ménager : c’était toujours, avec elle, tout ou rien. » Elle a donc suivi un jour son impulsion : elle a voulu s’occuper de ses propres affaires, et. à l’insu de sa mère, elle est allée tout droit consulter un avoué. Elle s’est trouvée en face d’un homme qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait jamais vu ; elle lui a demandé conseil, et il a pris aussitôt sur elle un grand empire. Elle entre dans ses bureaux, elle travaille sous ses ordres, dominée par une admiration naïve pour tant d’habileté, d’expérience, de décision, une science si consommée de la vie, tant d’élégance aussi, et tout ce qui fait enfin de cet aventurier, aux yeux d’une jeune fille singulièrement ignorante, une révélation de la virilité et des supériorités viriles.
L’homme, d’ailleurs, George Cannon, semble né pour organiser et commander. Que l’on propose ou non autour de lui, il dispose. Il dispose de son patron, le « solicitor » incapable, au nom duquel il exerce, sans en avoir aucunement le droit, la profession ; il dispose de sa sœur, miss Gailey, une vieille fille assez misérable, qu’il a dirigée sur Londres et établie à la tête d’une pension de famille ; il dispose de Mrs Lessways, qu’il sépare de sa fille Hilda pour l’installer près de miss Gailey. Il dispose de Hilda elle-même, dont il fait une sténo-dactylographe dans ses bureaux. Et la jeune fille fascinée ne sait point à quel attrait elle cède le jour où, appelée par un télégramme près de sa mère, elle reste cependant près de lui. Le lendemain, il sera trop tard. Quand elle reverra George Cannon à Londres, elle se dira que tout ce qui est arrivé est venu de lui, ou plutôt d’elle qui est allée le chercher. Il ne la cherchait pas. C’est parce qu’elle est entrée dans ses bureaux une après-midi, que sa mère est morte et qu’elle-même est là, avec Sarah Gailey. Étrange ! « Ces réflexions avaient pour elle une obscure beauté, jusque dans sa tristesse et sa détresse aiguë. Ce n’était certes plus le coma, au moins pour un temps. » Qu’ils sont curieux, ces commencemens de la passion aveugle, fatale, inconsciente comme l’activité secrète de l’instinct, comme la vie du corps ! Elle est de mauvaise humeur, mécontente d’elle et de lui sans doute. Elle parle d’un ton sec, tranchant, répond à ses questions qu’elle ne sait pas ce qu’elle fera, qu’en tout cas elle ne rentrera pas dans les bureaux, qu’elle ne retournera peut-être pas à Turnhill et qu’aussi bien tout cela ne le regarde point. Là-dessus il va s’en aller. Il se lève et la domine de sa massive hauteur. Alors elle sent sa détresse ; les larmes lui montent aux yeux, et tout son être n’est qu’un appel : « Je vous en prie ! — Quoi ? — Asseyez-vous. » Ils reviennent à leurs affaires, à celles de George Cannon aussi. Le journal qu’il a fondé, et auquel Hilda prenait un intérêt si vif, ne réussit pas. L’exubérance de ses grands espoirs est tombée. Hilda remarque qu’il a une manchette éraillée : cet homme doit traverser l’adversité. Cela semble tragique et choquant à la jeune fille. Elle ne peut supporter que son héros ne soit pas toujours triomphant, brillant, ferme et assuré dans tous ses grands desseins. S’il souffrait, ce serait une injustice, et où donc chercherait-elle, si elle ne le voyait plus en lui, son idéal de virilité conquérante et heureuse ? La pitié va achever l’œuvre que l’admiration a commencée ; mais l’admiration subsiste encore, et ces deux sentimens mêlés peuvent exalter et, égarer un jeune cœur...
Cannon lui-même, cet aventurier dont les affaires vont mal, a-t-il déjà son plan ? Est-ce en vue de ses prochaines campagnes, de ses projets d’hôtel à Brighton, qu’il mobilise la petite fortune de la jeune fille ? Nous n’en savons rien et nous n’en devons rien savoir, car il convient que nous restions devant George Cannon comme Hilda elle-même, et que nous marchions avec elle, à travers l’ignorance et les illusions, à la catastrophe finale. Ce n’est pas que nous ne soupçonnions rien. M. Arnold Bennett est trop habile, trop vrai aussi, pour n’avoir pas jalonné notre chemin de quelques indices auxquels il nous est à la fois difficile de ne pas prendre garde et impossible de nous tromper. Nous nous méfions depuis le premier jour, depuis que nous avons vu Hilda entrer dans l’étude du « solicitor » sous le nom duquel opère George Cannon. Nous l’avons vu mentir. Nous avons flairé l’imposture. Mais Hilda est trop jeune, trop inexpérimentée, et surtout elle a subi trop fortement le prestige de cet homme. Un prestige qu’elle ne s’explique pas : elle est bien loin de l’aimer, et plus tard elle se rendra compte qu’elle ne l’a jamais aimé. Qu’est-ce donc alors ? Un jour, il la prendra dans ses bras, et elle cédera au charme de la merveilleuse aventure.
L’amour ? C’est un fait absolu que le mot « amour » dans ces premières minutes d’éternité ne se présenta même pas à elle. Et, quand il se présenta, elle n’y attacha que peu d’importance. Elle dut admettre qu’elle n’avait pas eu conscience de penser à George Cannon avec amour, — du moins avec amour selon ce qu’elle s’imaginait qu’était l’amour. A la vérité, son expérience directe ne s’accordait à aucune théorie qu’il lui fût possible de formuler. Mais avec l’inexorable réalisme de son sexe, elle ne s’embarrassait guère de mots ni de théories et s’accommodait au fait. Et le fait était que George Cannon était pour elle comme un accablant besoin et qu’il l’avait toujours été, elle le reconnaissait maintenant, depuis la première fois qu’elle l’avait vu. Elle éprouvait un intense plaisir à le reconnaitre. Elle s’abandonnait avec candeur à cette volupté d’un désir inconnu... Elle se rendait parfaitement compte que sa félicité serait tourment jusqu’à ce que George Cannon l’eût épousée, jusqu’à ce qu’elle se fût rendue entièrement à sa merci.
En vain une voix intérieure lui dit que tout ceci est mal, vil et honteux, qu’il y a de quoi rougir en vérité. Elle rougissait, « mais ses rougeurs étaient une part du délice. » Hilda obéit ainsi à l’instinct, et son histoire est un magnifique développement de l’opposition entre l’instinct et l’amour. Ses troubles, ses défaillances, cet obscur besoin de livrer tout son être, ou plutôt, — que le veuille ou non la femme qu’elle est, — la femme qui est en elle : non, tout cela, ce n’est pas l’amour. Elle est inconsciente, dominée, passive. Son état est, au sens propre du mot, la passion. C’est avec Edwin Clayhanger et avec lui seul qu’elle connaîtra l’amour. Elle mesurera alors toute la différence et se rendra compte que, jusque-là, elle n’avait pas aimé.
Qu’est-ce, en effet, que ce mariage, sinon la fin de ses vagues aventures et de ses vagues songes ? Rappelons-nous le temps où elle avait l’impression d’être prisonnière au foyer maternel. Depuis, elle a rêvé de liberté et d’action ; elle a comparé la vie des femmes à celle des hommes et en a ressenti l’infériorité. Elle n’a tiré parti ni de son argent, ni de sa liberté, ni de son ambition. Elle n’a jamais su ce qu’elle voulait. Et maintenant, quoiqu’elle ait, en quelque manière, réalisé son rêve, elle ne peut se défendre d’une déception. L’amour est un sentiment qui déborde notre être, et Hilda, tout au contraire, déborde, si je puis dire, le sentiment qu’elle éprouve : « Son mari lui était révélé ; elle sentit qu’elle ne lui était pas révélée ; en vain avait-elle capitulé de tout son cœur : elle n’avait pas tout donné parce qu’il n’avait pas su voir tout ce qu’elle offrait. » Telles sont ses dispositions et ses pensées, au retour de son court voyage de noces, et elle a obscurément conscience qu’elle a déshonoré un idéal.
Mais dans l’exubérance de sa jeune force, elle défie la vie et goûte le présent. Elle le goûte, nous le voyons bien, avec une sorte de détachement, comme si elle passait à travers cette erreur sans s’y laisser prendre, sans s’y engager à fond. Si nous ne comprenons pas à ce moment-là, nous ne tarderons pas à comprendre qu’elle était réservée à un autre amour, — au véritable amour. Elle découvre bientôt la vérité sur George Cannon : cet aventurier a déjà abandonné quelque part une première femme ; coupable de bigamie, il n’est donc pas son mari légitime. Aussitôt, il lui apparaît comme un étranger ; elle se demande comment elle a pu, non pas l’aimer, — elle ne l’a pas aimé, — mais s’en laisser aimer ; elle comprend pourquoi tout cela lui a toujours semblé irréel, et elle éprouve un sentiment de délivrance, comme si elle se sentait affranchie « des conséquences d’une faiblesse et d’une erreur tragique. »
Comment Hilda sort de cette épreuve, nous le voyons bientôt, quand elle retrouve Edwin Clayhanger. Leur première rencontre remonte beaucoup plus loin, et M. Arnold Bennett nous en a fait le récit dans le roman consacré à son jeune héros. Edwin est alors un garçon de vingt-trois ans, mince, de taille moyenne. Il porte de gros souliers, son pantalon fait des faux plis, son gilet ne dissimule rien de ce qui en garnit les poches, — montre, crayon, canif, etc. — son faux-col tire sur le bleu et disparait en arrière sous la jaquette qui remonte dans le cou ; les poches de cette jaquette sont bourrées et gonflées de mystérieuses marchandises. Les cheveux blonds sont durs et ne frisent pas ; la moustache compte si peu qu’on n’est pas bien sûr si c’est une moustache ou si le garçon a reculé devant l’ennui de se raser. Il remue toujours, et ses mouvemens sont gauches, les articulations des mains trop saillantes, les ongles trop courts. Il y a de la tristesse dans sa bouche et aussi, avec quelque chose d’attirant, dans ses yeux. Edwin est sérieux, candide et fruste. Nous le connaissons depuis l’âge de seize ans et nous l’avons vu pour la première fois le jour qu’il a quitté l’école. Il avait cette expression ardente, ce merveilleux air d’innocence et de simplicité qui est la marque ordinaire des adolescens de son âge. Les gens qui le voyaient passer alors avaient déjà tous une bonne opinion de lui ; mais ils ne pouvaient pas voir « cette flamme intérieure qui brûle comme une lampe d’autel et dont rien sur terre ne surpasse le miracle et la beauté. » D’ailleurs, « si Edwin avait soupçonné que personne pût, en effet, l’apercevoir, il l’eût soufflée par pudeur, encore que ce reniement eût signifié pour lui la mort éternelle. Telle est la jeunesse dans les cinq villes, sinon ailleurs. »
Edwin n’a pas eu besoin de souffler sur cette lumière ; mais il a découvert peut-être qu’il était difficile de l’entretenir à travers la vie, et c’est de là que vient l’expression de tristesse sur sa bouche et dans ses yeux. Nous avons vu sa vocation contrariée par son père, qui n’a jamais cessé de le regarder comme un enfant et de le traiter en conséquence. Dans la solitude de sa chambre, dans l’accomplissement de sa tâche, il a bien pu mûrir son esprit et son caractère : il n’a point développé sa vie sentimentale. À vingt-trois ans, la seule image féminine qui se soit jamais présentée à son esprit est celle d’une danseuse en sabots qu’il a vue dans une taverne de la ville, sept années plus tôt, un soir que, par suite de circonstances exceptionnelles, il y a pénétré avec le contremaître. Et voici que Janet Orgreave, la fille de l’architecte, vient de l’obliger à s’apercevoir qu’elle était charmante. Elle est passée à travers la haie qui sépare les deux jardins, elle est entrée dans la maison neuve, la maison vide et sonore où les Clayhanger doivent s’installer bientôt. Elle est pour Edwin une reine d’élégance et de grâce ; et, seul avec elle, il pense à la danseuse, il s’aperçoit qu’il n’a pas vécu, qu’il ne sait pas ce que c’est que vivre : « J’étais endormi : voici la vie ! »
C’est dans ces dispositions qu’il voit pour la première fois Hilda Lessways, un soir, chez les Orgreave. Elle est en deuil de sa mère, et cette sombre jeune fille, taciturne, secrète, ne lui inspire d’abord qu’antipathie. Il n’a pas aimé son accent passionné, son air de violence. À table, il a avancé, dans une discussion théologique, que l’on n’était pas maître de ses croyances et que d’ailleurs la foi n’était pas une vertu. Quelle n’est pas sa surprise, lorsqu’il a quitté ses hôtes et qu’il est revenu faire une visite nocturne à sa future demeure, d’y voir arriver Hilda ! L’étrange jeune fille ! Elle voudrait des explications sur cette parole. Comment l’entend-il au juste ? Ou bien s’il n’y a vu qu’une jolie formule ? « C’est ce qu’ils sont toujours occupés à faire, dans cette maison, de l’esprit ! » Elle gardait sa même âpreté de ton. Edwin, cependant, est fier de l’attention qu’elle lui donne et flatté de cette évidence qu’il ne lui est pas indifférent. Bientôt ils verront ensemble célébrer le centenaire des écoles du dimanche et ils échangeront encore des propos qui sondent les âmes. Dans ces premières escarmouches, leurs sentimens s’affrontent comme des adversaires. La passion peut bien immobiliser nos cœurs dans leur trouble enchanté ; mais l’amour soulève toute leur force d’action, et il n’est pas rare de voir commencer comme un combat ce qui doit finir par une conquête.
Edwin était loin de penser qu’il aimerait un jour Hilda, et la jeune fille ne voyait pas plus clair dans son cœur. C’est après ces incidens qu’elle épouse George Cannon. Nous avons vu avec quel sentiment de liberté Hilda était sortie de cette aventure. Elle revient chez les Orgreave, qui n’en ont rien su, elle revoit Edwin, et, au moment où elle va de nouveau partir, elle apprend de ses baisers soudains ce qu’elle ignorait encore. Cette fois la révélation est venue. Hilda ne se dit plus, comme dans son illusion de naguère, que cela n’est pas réel. « Enivrée, presque défaillante, il se mêle à son étonnement une joie solennelle, tandis que tout son être aspire à la rectitude de l’amour. »
Mais elle n’est pas prête encore pour ce miracle. Edwin non plus, quelle que soit sa jeune sagesse. Hs ne s’élèveront l’un et l’autre, et chacun de son côté, que par de longues épreuves assez haut pour toucher cet idéal et le faire descendre dans la réalité. Dix années passeront. Depuis le soir mémorable où « Hilda, avec son indépendance et son mystère, lui a révélé la plénitude d’un viril orgueil, et où il a découvert qu’un des attributs essentiels de l’homme est une immense tendresse, » il n’a rien su d’elle, sinon un jour, par l’intermédiaire de Janet et sans autre explication, qu’elle était mariée. Car elle s’est décidée à annoncer son mariage à son amie, lorsqu’elle s’est aperçue, au lendemain de la scène d’amour, qu’elle n’en avait point fini avec les conséquences de cette union rompue et qu’elle allait être mère. Edwin s’enferme silencieusement dans sa tâche et silencieusement cultive son rêve de perfection. A trente ans, il a donné à sa vie tout le confortable que peuvent lui assurer un célibat définitif, une activité bien réglée et un raisonnable dilettantisme. Personne n’a deviné la tragédie secrète de son cœur, et lui-même maintenant la voit à distance comme la fin d’une folie divine qui ne pouvait pas durer. Si elle a laissé sur son visage un charme obsédant de tristesse, on se l’explique comme un air de naturelle mélancolie. Quand la maladie de son père fait peser sur lui, avec tout le fardeau des affaires, des responsabilités nouvelles, il a parfois le sentiment d’être enfermé sans issue dans une existence étroite, incomplète et stérile. Il est devenu le chef de la maison, puis, après la mort du vieux Clayhanger, le maître de la maison, son maître.
Un jour, il a vu arriver chez les Orgreave un petit garçon, l’enfant de Hilda. Il ne sait toujours rien de la mère ; mais nous savons qu’elle est libre, et voici son enfant... Dès lors, nous ne doutons plus qu’Edwin et Hilda ne se retrouvent. Ils se retrouveront. Elle a été plus malheureuse que lui ; elle a connu les pires traverses. Mais « il y avait en elle l’étoffe d’une femme. » Oui ; et l’on pourrait inscrire ces mots en épigraphe de son histoire. Il fallait à cette étoffe la façon de la vie. La vie l’a travaillée depuis le soir d’amour où Hilda, devant le cher garçon enivré de son charme, s’était sentie redevenir une jeune fille. Quelques jours plus tard, son rêve sombrait dans la certitude de la maternité prochaine : il n’y avait plus de jeune fille. « Et pourtant, en dépit de tout, par une sorte de magie, de miracle, la jeune fille, dans toute sa douceur, était encore là. Elle était là, avec l’immense espoir que rien ne pouvait abattre, et ce sentiment de force que rien ne pouvait étouffer ; et tout cela était prêt à jaillir encore, contre toute raison, à illuminer son âme où ne brillait plus aucune étoile. »
Ce pressentiment ne l’a pas trompée, et tout s’expliquera plus tard. Edwin comprendra le magnifique orgueil de cette femme, et Hilda comprendra la force morale d’Edwin, son sérieux, la grandeur de son amour. Chacun se rendra compte qu’il n’a jamais aimé que l’autre et n’a jamais cessé de l’aimer, Qu’ils l’aient voulu ou non, et à leur insu peut-être, ils s’attendaient. Et le jour est venu, l’heure triomphante où elle lui dit : « Mon cœur n’a jamais donné de baisers à aucun autre ! Que de fois et de fois encore ne vous ai-je pas donné mes baisers, et vous ne l’avez jamais su !.. C’était comme un message que j’envoyais George ici, un message pour vous ! Je lui ai donné votre nom[1]... Pensez-vous que si les rêves pouvaient faire de lui votre fils, il ne serait pas à vous ? » Dix ans d’attente, dix ans d’épreuves, ce ne fut pas trop pour celui qui put entendre, pour celle qui put dire de telles paroles. Et après les dix années, Edwin « frissonna de nouveau à respirer l’odeur de la peau ambrée... Il pensait au ravissement du premier baiser, et il se revoyait alors comme un gamin trop ignorant de la douleur pour comprendre cette précieuse Hilda. Sa force trouvait une douceur exquise au fardeau de la vie. »
La vie, la sensation de la vie, la saveur de la vie, — the zest in life, comme dit M. Arnold Bennett lui-même, — voilà bien ce qu’exprime directement, immédiatement son art. Ses héros ne réfléchissent guère ; ils ne ratiocinent pas : ils vivent, ils se sentent vivre. Self-conscious, — alive, — thrillingly alive : ces mots reviennent sans cesse, et la psychologie des personnages ne fait qu’une petite place à l’analyse de leurs pensées, tandis qu’elle note avec le plus minutieux détail toutes les nuances de leurs émotions, tous les frémissemens de leur sensibilité. L’originalité de l’auteur réside dans la puissance et la précision de ses intuitions concrètes. C’est la formule même du réalisme, tel que le mot devrait toujours être entendu, à savoir comme la représentation d’une réalité saisie dans ce qu’elle a de particulier, de distinct, de propre et par conséquent d’essentiel, pénétrée ainsi jusqu’en son fond le plus secret.
Si l’on veut voir la différence de ce réalisme avec la doctrine artificielle qui en usurpe le nom, il suffit de comparer à la manière ordinaire de M. Arnold Bennett toute la partie d’un de ses romans qui se passe chez nous. Après son mariage avec Gerald Scales, Sophia Baines, l’héroïne de The Old Wives’ Tale, vient à Paris. Nous assistons d’abord à un souper dans un grand restaurant. La vertueuse Sophia, — cette jeune Anglaise de dix-huit ans qui s’est fait enlever par son amoureux, — se sent tout aussitôt mal à l’aise « dans l’étrange civilisation où s’étalent avec une parfaite franchise les appétits des sens et tout ce qui les flatte. » Le jeune ménage va voir ensuite fonctionner la guillotine à Auxerre et nous avons un second aspect de la France : une exécution capitale, avec l’hôtel borgne sur la place, la nuit d’orgie, les lazzi de la crapule. Plus tard, nous pénétrons, toujours à la suite de Sophia, quand son mari l’a abandonnée, dans un « garni, » qui est le plus parfait modèle de faste vulgaire et trompeur, de mauvais goût, de désordre et de saleté. La maîtresse de ce logis, Mme Foucault, est une demi- mondaine sur le retour, une créature dégradée, au physique et au moral, sans tenue, sans dignité, sans énergie.
Sophia, consciente de ses vertus héréditaires, la méprise comme une « pauvre chose » et finit par prendre sa place à la tête de la maison qui, aussitôt, se transforme. L’habile Anglaise en fait un confortable asile pendant le siège, — car nous sommes en 1870-1871. Des circonstances aussi graves lui ont permis d’ailleurs d’étendre sa vision de la vie française. Après la haute noce du grand restaurant, la basse crapule de l’exécution capitale, la sordide veulerie du « garni, » — trois jolis aspects, en vérité, de la vie française ! — elle voit le vrai peuple de Paris, la foule : des consommateurs debout sur les chaises et les tables des cafés, des hommes qui jettent leurs chapeaux en l’air et s’embrassent sans se connaître, une actrice qui grimpe sur le siège de son fiacre pour chanter la Marseillaise, de frénétiques clameurs : « Vive la France ! Victoire ! A Berlin ! Victoire ! » Ce spectacle lui a donné « la conviction intime que la race capable de se conduire ainsi était condamnée à la défaite. » Enfin elle a vu de plus près deux ou trois Français. Son épicier, M. Niepce, après avoir expédié en province femme et enfans, est devenu le pensionnaire de la jeune femme. Ce vieux boutiquier cossu, que la détresse de ses concitoyens enrichit encore, lui offre 2 000 francs par mois, avec l’épicerie à discrétion, si elle consent à lui accorder ses faveurs. Le journaliste Chirac est plus galant homme, encore qu’il finisse lui aussi, naturellement, par en venir aux mêmes conclusions que l’épicier. Ne sommes-nous pas tous comme cela en France ? Et vous ne vous attendiez point, n’est-ce pas ? à trouver chez nous les vertus anglaises. Chirac, aussi bien, n’est point dépourvu d’esprit, ni de bonne humeur, ni de bonne grâce. Mais quel pauvre garçon, mobile, impressionnable et nerveux ! Au moment même où il déclare son amour à Sophia avec le respect le plus tendre et la plus fervente admiration, « ce qu’il y avait de théâtralité latine dans les gestes et le ton du jeune homme lui faisait de la peine pour lui. » Sentez-vous la supériorité anglo-saxonne ? Chirac n’a plus qu’à faire une belle sortie, comme il convient à un héros de théâtre. Il n’y manque pas, et c’est, en effet, une « sortie » qu’il opère, dans un des ballons du siège. Et sans doute, ce jour-là, toute la galerie l’admire, mais non pas Sophia, dont il a souhaité la présence. « Elle voyait les blessures d’une âme qui ne pouvait pas cacher ses blessures et cette vue l’irritait. » Chirac part sans entendre un mot de sympathie ni de pitié ; il ne reviendra pas.
Cette antipathie, c’est, manifestement, dans tous les aspects de la France qu’il s’est plu à évoquer, la faiblesse artistique de M. Arnold Bennett. Son réalisme, si sincère et si pénétrant quand il touche aux choses et aux âmes de son pays, prend tout à coup le caractère systématique et artificiel d’un procédé littéraire. Nos « réalistes, » nos « naturalistes » nous ont habitués à ce parti pris de restreindre, de réduire, d’avilir la réalité. Ils commettent une erreur d’art qui fausse leurs jugemens et leurs sentimens. C’est au contraire le jugement et le sentiment de l’auteur, qui, à son insu, et sans qu’il l’ait voulu, a retenti sur son art et l’a comme énervé. M. Arnold Bennett a des « idées » sur la France, sur le caractère français. Il avait trois ans en 1870 : il a donc dû reconstituer et construire les scènes qu’il décrit. Son expérience personnelle a pu le servir et lui fournir des élémens : elle ne lui offrait rien de comparable à ce qu’elle lui donne sur les « cinq villes, » sur ce pays auquel il tient par toutes ses libres et dont, à force de fidélité minutieuse, d’intimité et d’entente, il a su se faire l’interprète en esprit et en vérité.
C’est là qu’il faut chercher, je l’ai dit, la perfection de son réalisme. Là, il ne se mêle à la perception de la réalité aucune conception. M. Arnold Bennett ne juge pas, mais il domine ; il est le spectateur qui se borne à voir, mais qui sait voir, et dont rien ne trouble la vue. Il ne laisse point percer ses propres convictions, comme Rudyard Kipling, Mrs Humphry Ward ou H. G. Wells. L’Angleterre qu’il nous peint est encore l’Angleterre traditionnelle : à une pointe d’ironie seulement, nous devinons l’esprit d’aujourd’hui. Encore cette ironie est-elle, tout aussi bien, chez un Thackeray ou un Dickens. Il y a une part de jeu dans l’art, un libre exercice des facultés, qui implique une sorte de détachement. C’est, je crois, le principe même de l’humour. Celui de M. Arnold Bennett est le plus souvent discret, à peine sensible, tissé fil à fil, si j’ose dire, avec la vérité précise du récit. Mais il sort, parfois, avec plus de couleur ou de relief. Le romancier s’amuse de quelques-uns de ses personnages, qu’il n’aime pas. Il ne charge point les traits ; mais il a une façon bien habile et bien malicieuse de choisir la pose, d’éclairer le modèle ; et parfois il excelle à trouver la légende qui souligne l’expression d’une physionomie. La tante d’Edwin Clayhanger, Auntie Hamps, est majestueuse, bien disante et formaliste. Elle parle, elle agit toujours selon les exigences des principes, des circonstances, des convenances et des conventions. Cela ne s’improvise pas : « Auntie Hamps, qui a passé sa vie à l’étudier, réussit le tour. » Dans The Old Wives’ Tale, Constance et Sophia ont aussi une tante, qui n’est pas moins massive et solennelle, Mrs Maddack ou, dans l’intimité, tante Henriette, « Aunt Harriet. » Si on la voyait quelquefois ourler des torchons, c’est que cette matrone pouvait hausser un torchon jusqu’à sa propre dignité. Elle a sur sa cadette, Mrs Baines, une autorité et un poids considérable, et il ne semble pas à Mrs Baines qu’un désordre puisse naître jamais dans le cercle où sa puissante sœur exerce son influence. C’est pourtant de chez tante Harriet que s’enfuit Sophia le jour de l’enlèvement. La bonhomie a fait place à l’ironie, et parfois perce dans l’humour une pointe acérée de satire. Le marquis de Wellwyn, ministre de l’Intérieur, n’accorde pas volontiers de commutation de peine : il est bien connu pour son humanité, et c’est précisément cette humanité qui fait le malheur des condamnés. Le marquis, en effet, ne veut pas que son sentiment du devoir soit à la merci de ses instincts, et il prend soin que ses instincts essuient toujours une défaite, dont il souffre horriblement[2]. Dans Clayhanger, c’est une bien curieuse scène anglaise que le centenaire des écoles du dimanche ; et qu’un Anglais la voie ainsi, voilà ce qui est nouveau. Les musiques et fanfares sont rassemblées autour de l’estrade tendue de serge rouge qui est dressée au bout du square, et les cuivres des instrumens, où le soleil se reflète, forment un cercle éclatant autour des fonctionnaires, des ecclésiastiques et de leurs femmes. « Toutes les dénominations, pour un jour seulement, fraternisaient avec effusion sur cette estrade ; car les princes de la maison royale et l’archevêque de Cantorbéry et le lord-maire de Londres avaient insisté pour qu’il en fût ainsi. » À peu près au milieu du square flotte une immense bannière de pourpre avec ces mots : « Le Sang de l’Agneau. » On chante le fameux cantique : Rock of Ages... Les voix de cette multitude se fondent en un volume de son qui roule comme une force irrésistible : il semble qu’elle va tout emporter. Les yeux d’Edwin se mouillent et il se demande à lui-même : « Pourquoi diable ai-je envie de pleurer ? » A travers un brouillard il lit les mots : « Le Sang de l’Agneau. » Au-dessus des têtes le soleil brûle. Un orateur par le des tortures éternelles dans les flammes et la soif. Il proclame qu’il n’y a pour personne, non pas même pour les petits enfans qui sont là dans leurs atours de fête, d’autre moyen d’échapper au feu éternel que de se purifier par la complète immersion dans le sang, « Et sa conviction était si forte, si contagieuse, qu’avec un peu d’imagination et un odorat sensible on aurait pu percevoir l’odeur de chair brûlée.» Une nouvelle hymne succède au discours, et elle célèbre le précieux sang :
- Dear Dying Lamb, Thy precious blood.
Alors, par une association d’idées, ces mots d’une hymne encore sautent de quelque coin de sa mémoire : « L’Inde aux grèves de corail, » India’s coral strand, et instantanément tout le tableau qu’il a sous les yeux se transforme. Il lui semble qu’il n’est plus en Angleterre ; il lui semble que, dans de sombres caves, sous les abattoirs derrière l’Hôtel de Ville, réside, accroupi, un dieu étrange et sauvage prêt à brûler quiconque ne paraîtrait pas devant lui tout dégouttant de sang. Il lui semble que les tambours sont des tam-tams et le magasin des Baines un bazar : pas un détail de la scène qui ne s’harmonisât pour lui avec la vision d’une Inde aux grèves de corail...
Sous des couleurs moins crues, moins violentes, l’ironie de M. Arnold Bennett n’est pas moins âpre contre la médiocrité des meilleurs sentimens et les comédies de la vie domestique. Il faut voir, en ce genre, le diner de famille, chez les Clayhanger, le lendemain du jour où Darius a été frappé de sa première attaque[3]. Le chapitre est intitulé : « La victime de la sympathie. » On a tenu, le matin, à l’occasion de la visite du médecin, un conclave. A Edwin et à sa sœur se sont joints, pour la circonstance, Clara, l’autre fille, et son mari Albert Benbow, la tante Hamps. Le docteur n’a pas dissimulé que le malade ne pouvait guère durer plus de deux ans. Il n’a pourtant pas mauvais air, ce soir, et il fume, le repas fini, une cigarette, ce qui est pour lui un luxe. Son gendre élève la voix pour lui parler, « comme s’il était nécessaire de crier aux oreilles d’un homme qui a seulement deux années à vivre. » Il est aimable, condescendant et supérieur. Pourquoi Clara, Albert et la tante sont-ils revenus ainsi, à l’heure du souper ? Edwin ne peut pas le comprendre, ou plutôt il comprend trop bien et il lui est odieux de l’admettre : ils sont venus, poussés par une pure fringale de curiosité. Toute la soirée a été remplie de conciliabules secrets. Et maintenant c’est la détresse des adieux. Clara étreint le cou de son père et s’y tient presque suspendue. Edwin pense : « Pourquoi ne lui dit-elle pas tout de suite qu’il est fini ? » La tante serre les mains de la victime : « Suivez bien les conseils du docteur ; » elle tape sur l’épaule de Darius : « Et laissez-vous bien guider par ces chers enfans. » Puis elle recommande à Clara de ménager ses forces, et celle-ci répond par le sourire fatigué d’une personne que les circonstances contraignent trop souvent de les surmener. Ils partent enfin, Albert sifflant à la nuit. « Edwin observa de nouveau, dans leurs derniers regards, l’étrange, nouvelle, insinuante déférence que lui témoignait la famille. Il poussa le verrou avec rage. »
Ainsi, l’humour de M. Arnold Bennett, qui a commencé par s’amuser des singularités locales ou individuelles, de tout le pittoresque extérieur ou intérieur de la vie dans les cinq villes, peut passer de la bonhomie à l’ironie et de l’ironie à la colère. Il ne perçoit si finement la caricature que parce qu’il a un sens très juste et très fort de la vérité. Un esprit est moins sensible aux travers, aux déformations ou aux faussetés quand il a un sens moins vif de la rectitude. Il faut aller jusqu’à ce sentiment de la beauté et de la grandeur de la vie pour toucher le fond du réalisme de M. Arnold Bennett et en expliquer la puissance. A tout moment, ou plutôt dans tous les momens graves, ce romancier d’un petit monde fermé voit transparaître, sous le particulier, l’universel. Charles Orgreave entre dans la boutique d’Edwin Clayhanger, son camarade d’école. Les deux jeunes gens causent familièrement, et le premier invite l’autre à venir chez lui où il verra une charmante jeune fille. « Ce nom magique de jeune fille avait en un instant bouleversé la boutique. Ce n’était plus une boutique de province : elle participait à l’universel. » Plus tard, quand Edwin, après tant de traverses, sera seul avec Hilda Lessways dans la chambre où la jeune mère soigne son enfant, quand elle lui dit qu’il a toutes les tendresses de cet enfant, quand il sent que l’heure approche où il va entendre des paroles décisives, — « il se leva, tremblant d’émotion, et, marchant vers elle à travers l’encombrement de la pièce, il avait l’illusion qu’ils étaient entre eux, non pas dans la chambre, mais dans l’univers. » Dans un autre roman, Sophia, la toute jeune et vive Sophia marche à côté du séducteur vulgaire qui va lui tourner la tête. « Qu’était-il arrivé ? Rien ! La plus banale occurrence ! La cause éternelle avait ramassé un commis voyageur (cela aurait pu être un employé ou un vicaire, mais, en fait, c’était un commis voyageur) et l’avait revêtu de tous les glorieux, uniques, incroyables attributs d’un dieu, et l’avait planté devant Sophia à seule fin de produire l’éternel effet. »
C’est sans doute dans ce sens profond de la vie que le réalisme de M. Arnold Bennett trouve la source de son pathétique. ! Il nous par le quelque part de la vaste mélancolie que recèle la vie, « the vast inhérent mêlancholy of life. » Il y a une tragédie au fond de chaque existence et le paisible boutiquier Samuel Povey lui-même n’échappe pas à cette loi de nos destinées. Avec l’acharnement d’un esprit borné et d’un cœur droit, Samuel s’est voué à sauver un cousin dont la vie facile, et qui lui en avait imposé d’abord, a fini par un désastre : un meurtre suivi d’une condamnation capitale. Il a mis au service de ce dessein toute l’énergie que peut donner une idée fixe ; il a négligé ses affaires, sa santé, il a commis toutes les imprudences et les a payées de sa vie. Ce ne fut qu’un incident, un accident à peine remarqué dans la réaction qui suivit la fièvre où cette affaire avait plongé la cité. « D’ailleurs, Samuel Povey n’avait jamais pu s’imposer aux bourgeois. » Et l’auteur fait en ces termes son oraison funèbre :
Il manquait d’individualité. C’était un petit personnage. J’ai souvent ri de Samuel Povey. Mais je l’aimais et le respectais. C’était un très honnête homme. J’ai toujours été heureux de penser que, pour la fin de sa vie, la destinée s’empara de lui et dévoila à notre observation la veine de grandeur qui court à travers chaque âme, sans exception. Il embrassa une cause, la perdit, et en mourut.
La fin de Darius Clayhanger n’est pas, à sa manière, moins émouvante. Le travailleur robuste et heureux est frappé à la tête. Après une sorte d’attaque, le cerveau se ramollit lentement, et le mal mystérieux, impitoyable, chemine, comme s’il voulait détruire jour à jour ce prestige d’autorité et d’orgueil qu’une vie courageuse avait lentement édifié. Darius sauve d’abord les apparences ; il est un maître qui se repose : tout se fait en son nom. Mais voici qu’il lui faut peu à peu abandonner tous ses privilèges : hier il a donné ses clefs ; aujourd’hui il va à la banque pour une dernière signature, qui est celle de son abdication : et les employés le regardent comme une victime au licou. Toujours un peu plus, et complètement à la fin, il est mis de côté, « laid aside : » c’est le titre d’un des chapitres. A mesure que la maladie avance et pèse sur tous, quand le père ne va plus que jusqu’à un vieux fauteuil d’osier qu’on a placé pour lui au bout du jardin, ceux qui l’entourent, ceux qui le soignent, ses propres enfans, Edwin et Maggie qui sont toujours là, ont besoin de faire un effort « pour se rappeler à temps qu’il est une victime, et non pas un criminel. » Un soir, il monte son escalier pour la dernière fois, et la difficulté de l’expédition ne lui laisse pas de doute : « Je ne redescendrai plus jamais cet escalier. » Le lendemain, plus triste et plus affaibli encore, après une nuit d’insomnie pendant laquelle il a sonné pour ne pas rester seul, dans un accès d’attendrissement qui accable sa pauvre sensibilité défaillante, avec des pleurs qui l’étouffent, des mots qui ne peuvent sortir, une lutte de tout son être, des gestes désespérés et des silences, il donne sa belle montre en or à Edwin et demande celle du jeune homme en échange. Tant de scènes douloureuses ne sont rien encore, et la dernière impression les domine toutes, quand on arrive à l’agonie. M. Arnold Bennett, avec son réalisme ordinaire, s’est servi ici d’un phénomène qui se produit en effet quelquefois dans les maladies de l’encéphale et qu’il nous donne lui-même sous son nom scientifique : le phénomène respiratoire de Cheyne-Stokes. Ce trouble de la respiration, qui se manifeste par des arrêts suivis de reprises, au cours desquelles le souffle, très faible d’abord et superficiel, s’accroît en amplitude et en profondeur jusqu’à emplir la poitrine comme s’il allait la faire éclater, puis diminue de nouveau et semble échapper à l’impuissance du malade, — n’est-ce pas le symbole tragique d’une dernière lutte pour la vie avant la suprême défaite ? La scène entière est admirable par l’intensité des effets que le romancier a su tirer de cette agonie où nous voyons finir une existence qui avait commencé par un si rude combat.
Voilà où excelle M. Arnold Bennett ; et, dans son art essentiellement anglais, il ne reste à peu près plus rien d’intellectuel. Art d’une intensité singulière, puisque la représentation s’y suffit à elle-même et peut se passer, ou, pour mieux dire, ne s’embarrasse point d’explication. Les événemens et les âmes se présentent comme dans la vie, sans accompagnement de commentaires. C’est à nous de nous les expliquer, si tant est que l’intelligence ait quelque chose à voir en telle matière et que les romans soient destinés à exercer notre faculté de comprendre. Est-il besoin de remarquer combien de tels procédés sont favorables au réalisme et réussissent, en outre, à mettre et à maintenir la curiosité en éveil, à soutenir l’intérêt ? L’auteur aime s’arrêter et nous arrêter devant l’indéfinissable. Il est d’autant plus naturel de ne pas nous expliquer les personnages que dans la réalité de leur vie ils ne s’expliquent pas volontiers les uns aux autres. Chacun de ces insulaires est une île, et l’on ne peut se défendre de rappeler à leur propos la doctrine swedenborgienne qui admet l’identité de composition entre le tout et chacune de ses parties. Ne croyez pas qu’il s’agisse là exclusivement de dignité personnelle et d’individualisme. Par principe absolu ou discipline héréditaire, c’est dans tous ses faits et gestes que l’Anglais de M. Arnold Bennett reste derrière ses retranchemens. J’en citerai un exemple bien caractéristique. Edwin a veillé son père durant la première nuit de l’agonie. Nous avons vu que ce n’était pas une agonie ordinaire. Il a été bouleversé et terrifié par le spectacle de cette lutte du moribond avec son souffle ; il a eu le sentiment d’une présence invisible, d’un ennemi formidable qui terrasse sa victime, l’étouffe, et lâche ses prises afin de les resserrer aussitôt et de prolonger le supplice. Au matin, Maggie Clayhanger entre dans la chambre où elle vient relever son frère et prendre son tour de garde. « Comment a été la nuit ? — Mauvaise, » répond l’autre et il s’en va. Pas un mot, quand il serait si naturel et si nécessaire de préparer du moins la jeune fille à l’horreur du spectacle qu’elle va avoir sous les yeux.
Là encore M. Arnold Bennett est strictement réaliste. L’intellect a peu de part dans la vie qu’il nous représente : toute la puissance de son art se concentre dans cette représentation. Mais alors elle essaie d’égaler l’étendue et la complexité de son objet. Ce sont des existences entières que nous déroulent des romans comme The Old Wives’ Tale, Clayhanger et Hilda Lessways. Chacun des deux premiers a deux volumes et le troisième est la suite du second. Lui-même aura une suite. C’est une espèce lie cycle. A proprement parler, Hilda Lessways ne continue pas Clayhanger, mais en reprend plutôt certaines parties, qui reçoivent des développemens plus importans et ordonnés par rapport à Hilda, tandis qu’Edwin est la figure centrale dans l’autre roman. Certaines scènes que l’auteur s’est borné à esquisser dans celui-ci sont traitées plus au long dans celui-là ; tel détail important nous manquerait si nous ne lisions que l’un des deux. N’est-il pas curieux et significatif, ce procédé grâce auquel la fiction prend les apparences d’une histoire vraie, dont tout n’a pas été dit d’abord et dont successivement les divers aspects se dévoilent ? Voilà un procédé dont ne s’accommoderaient guère nos exigences d’ordre logique. Il ne choquerait pas moins notre goût de rapidité et d’action. Nous admettrions malaisément sans doute des lenteurs qui ont pourtant un grand charme quand on a la patience de s’y abandonner et qu’on pénètre ainsi à leur suite dans l’intimité des gens et des choses. Ne nous hâtons donc pas de considérer comme un défaut ce qui est, au contraire, excès : excès de précision dans le détail, excès de minutie dans l’analyse. Le détail, il est vrai, manque peut-être parfois d’intérêt, d’importance ou de signification. Pareillement, il peut arriver à l’analyse de distinguer des nuances qui ne valent pas d’être notées. Mais comment ne passerions-nous pas sur l’abus d’une force dont l’usage nous donne une telle impression de vérité et réalise de tels miracles ? Ne demandons pas aux romans de M. Arnold Bennett les qualités dramatiques auxquelles nous ont habitués, — trop habitués, — les nôtres. Ceux-là nous offrent une diversité d’incidens et de personnages qui ont les uns et les autres en eux-mêmes leur intérêt. Les figures principales ne sont pas asservies au mouvement de l’action, ni les figures secondaires sacrifiées aux figures principales. Chacune est à son échelle, tout simplement. Dans cette mesure, la jeune servante Florrie n’est pas moins réelle ni moins vivante que sa maîtresse Hilda, et les tragiques souffrances de Darius Clayhanger sur son lit d’agonie n’empêchent pas la nurse qui le soigne d’avoir sa physionomie propre, et de rester pour nous, quand nous l’avons une fois entrevue, une silhouette inoubliable.
Est-il besoin de dire qu’un romancier n’arriverait pas à ces effets, s’il n’ajoutait aux autres qualités la puissance de l’expression ? Je ne sais si l’on peut dire que M. Arnold Bennett est un grand écrivain, et je ne crois pas que la prose anglaise soit un bon instrument d’art. Mais à coup sûr le style des romans dont nous avons essayé de marquer ici l’intérêt suffit à toute sa tache et il ne trahit aucun des besoins qu’il a pour fonction de servir. Il est égal à toutes les richesses des perceptions, à toutes les nuances de sensibilité, aux minuties de l’analyse. Il se prête aux badinages, aux libertés et aux âpretés de l’humour, à la sincérité du pathétique. Il réussit parfois à traduire des notations psychologiques en leur donnant le tour le plus concret, à en rehausser l’exactitude par la précision dans la magnificence. Il nous par le quelque part d’un enfant, — l’enfant de Hilda, — absorbé, hypnotisé par l’idée du moment. « Ces idées se succédaient l’une à l’autre comme une dynastie de rois, comme une série de dynasties ; il y avait de fréquentes querelles dynastiques, des dépositions et des morts soudaines : mais le loyalisme de George était le même envers toutes : il était absolu[4]. »
Tels quels, les romans de M. Arnold Bennett assemblent et harmonisent des mérites qui les mettent au premier plan de la production contemporaine en Angleterre, qui les désignent tout particulièrement à notre curiosité. Je n’en connais guère de plus savoureux ni de plus riches, de plus propres a contenter les lecteurs qui demandent à une littérature étrangère, non pas ce qu’elle a de plus assimilable et de plus indéterminé, mais au contraire ce qu’elle offre de plus particulier et de plus original. Nous avons vu que le romancier des Five Towns n’en était pas moins largement humain pour être étroitement anglais.
FIRMIN ROZ.