Romanciers de chez nous/05

La bibliothèque libre.
Éditions Beauchemin (p. 121-136).

ADOLPHE ROUTHIER

LE CENTURION




Le roman de M. Routhier est l’un des plus remplis, des plus « étoffés », des plus substantiels qu’il y ait encore dans la littérature canadienne. Il enferme plus d’histoire, plus de géographie, plus d’idées, je ne dirai pas plus d’amour, que tous ceux qui ont paru jusqu’ici dans notre province française. Et cela est un progrès qu’il faut noter, attendu que le roman est un genre qui se développe lentement chez nous, et difficilement, attendu surtout que ce genre suppose chez celui qui le pratique un esprit très riche et très souple, et attendu, enfin, que cette complexité du roman pourrait être l’une des raisons pour lesquelles on n’ose guère ici l’aborder.

Le Centurion est un roman messianique, c’est-à-dire reconstructeur des mœurs juives, et des plus grandes actions du Messie. L’on sait que ces sortes de livres sont depuis quelques années à la mode, et qu’ils ont remis en honneur le genre un peu désuet et hybride du roman historique. Anglais, Allemands, Polonais, Français, ont tour à tour rivalisé dans ce genre qui a produit, entre beaucoup d’autres, les œuvres bien connues parmi nous de Ben Hur, Quo Vadis, le Rayon, Âmes juives.

Le Centurion est le seul roman messianique que nous ayons au Canada français, et nous pensons bien que M. le juge Routhier était ici le seul écrivain qui pût essayer de le composer. Il faut, pour mener à bien une œuvre aussi considérable, des convictions religieuses fortes et actives, il faut l’expérience des voyages aux pays orientaux, il faut surtout un talent littéraire éprouvé, que n’effraient pas les entreprises hardies.

Or, M. Routhier — nul ne l’ignore et tous l’en félicitent — est un chrétien, un convaincu militant ; il fut un jour pèlerin et touriste inlassable, et sa plume est justement capable d’oser. Revenu depuis quelques années d’un long voyage aux pays messianiques, il a voulu décrire ce qu’il a vu, et reconstituer dans le décor qui est resté fixé devant ses yeux les scènes lointaines, mystérieuses de la vie de Jésus. Et pour qu’on lise son livre, pour qu’on s’y attache et pour qu’on y revienne, il a mêlé à tous ces récits, à toutes ces reconstructions historiques, la trame menue et légère d’une intrigue amoureuse.

Voici comment l’auteur procède.

La première partie du roman est consacrée à une correspondance échangée entre Caïus — c’est le centurion de Magdala — et son ami Tullius, resté à Rome. Caïus raconte à Tullius ses impressions galiléennes, et Tullius met le centurion au courant des choses de la vie romaine. C’est une excellente occasion pour le romancier de décrire copieusement le pays du Messie. Caïus s’y applique avec une suffisante précision ; et il fait aussi part à Tullius de ses rencontres avec Myriam — lisez Madeleine — de son inclination subite, de ses espérances sans issue. Il raconte encore quelques-unes des actions de Jésus ; et ces lettres sur le Prophète amorcent la curiosité de Tullius, qui ne sera jamais satisfaite. Le correspondant romain disparaît, en effet, à la fin de cette première partie ; on ne le reverra plus, et on se demande en fermant le livre ce qu’était venu faire au début le solitaire de Tibur.

Deuxième partie : c’est le journal de Camilla, fille du sénateur Claudius. Le sénateur quitte Rome, où il redoute les caprices de Tibérius. Accompagné de sa fille, il va rejoindre à Jérusalem son gendre Pontius Pilatus, procurateur de la Judée. Camilla écrit tous les jours, pour sa mère, le journal du voyage. Ce sont, tour à tour, des descriptions géographiques et historiques, des causeries et des discussions. Camilla a rencontré sur le vaisseau le jeune Gamaliel, fils de ce Gamaliel, membre du Sanhédrin, qui est le plus célèbre docteur et maître en Israël. Les deux jeunes gens causent de littérature, d’histoire, de religion ; Gamaliel va même jusqu’à faire, dans la lumière douce des soirées méditerranéennes, d’innocents flirtages.

Troisième partie : nous sommes à Jérusalem ; d’abord, chez Pilatus, puis un peu partout dans la Judée, à la recherche du Messie, et des spectacles de sa merveilleuse puissance. Nous rejoignons le centurion Caïus ; nous nous replongeons au plus profond des discussions religieuses où brille l’esprit de Gamaliel, de Caïus, de Pilatus, de Nicodème, d’Onkelos, jeune grec converti au judaïsme ; et enfin, nous ressaisissons le fil léger des amours, que tiennent cette fois, et tous ensemble, tendu autour de la très sage Camilla, Gamaliel, jeune, Onkelos et Caïus. Gamaliel et Onkelos, n’étant pas romains, ne peuvent épouser la jeune patricienne ; toutes les chances restent donc à Caïus, pourvu qu’il n’aille pas renoncer aux dieux de Rome, au vieux paganisme, et embrasser la religion du prophète Jésus : c’est du moins l’avis paternel de Claudius.

Dans la quatrième partie du roman, nous assistons à la lutte finale du Christ, à l’apparente défaite, au Calvaire, du Fils de l’homme ; la cinquième et dernière partie nous fait voir le triomphe du Fils de Dieu. L’on imagine l’attitude des personnages du roman pendant ces jours décisifs : les hésitations timides de Pilate, l’aveu final du centurion, la conversion de Camilla. Le vieux Claudius lui-même, attendri et bouleversé par tant de miracles divins, reconnaît en Jésus le Messie ; et c’est au bord du lac de Tibériade, après le repas du soir pris sous une tonnelle, qu’il met dans la main de Caïus celle de Camilla. Plus tard, au Cénacle, le chef des apôtres « célébrera le mariage » des deux fiancés de Magdala.

Il a fallu à M. Routhier quatre cent soixante pages de texte compact pour dérouler avec toute l’ampleur que lui suggéraient ses souvenirs et son talent le thème qu’il s’est imposé.

Sur ces pages, il a d’abord esquissé des paysages, peint des tableaux de vie orientale, déposé toutes les couleurs que son imagination a rapportées des pays du soleil. M. Routhier voyage comme doit faire un homme d’esprit : il observe, il cherche, il étudie, il écrit, et ce sont maintes feuilles détachées de son carnet qu’il a laissées tomber dans son roman. D’où il suit que nous allons souvent à travers le livre entre deux descriptions qui agrémentent le récit et reposent l’attention. Ces descriptions, tour à tour appuyées sur un fond de nature ou sur un fond d’histoire, tantôt vous procurent la vision des choses, et tantôt vous font ressouvenir des leçons oubliées du collège. Vous réapprenez votre histoire, la romaine, l’égyptienne et la juive. Au lecteur, qui croit voyager, le roman de M. Routhier sert souvent de guide complaisant : il est alors un manuel d’histoire ancienne plus érudit, plus littéraire que ne sont les manuels, un Baedeker original qui déborde à la fois de renseignements et de poésie.

Et cette histoire et ce guide sont assez scrupuleusement exacts. Tout au plus, remarque-t-on, en passant, un léger anachronisme commis par Caïus, quand il rappelle à Tullius cette Castellamare qui ne sera construite que plus tard, après l’éruption du Vésuve de l’an 79, sur les ruines de l’ancienne Stabies.

Voulez-vous extraire de ces parties narratives du roman des pages choisies ? Lisez les descriptions que fait Caïus de la Galilée et du Jourdain ; prenez au journal de Camilla ses visions de Pompéi, de Carthage et d’Héliopolis, refaites avec elle ses courses à travers le désert. Ou bien, parcourez avec Onkelos et Camilla les alentours de Jérusalem ; ou encore, contemplez la ville sainte telle qu’elle apparut à Jésus le matin du 6 avril de l’an 783, quand de Béthanie, il vint une dernière fois contempler la cité perfide :

… bientôt les blancheurs de l’aube se teignirent de rose et se nuancèrent d’orange.

Le ciel déplia sa robe d’azur, et en trempa la frange dans le sang de Moab. Tout l’horizon rougit ; puis il s’enflamma, et la terre réveillée par l’incendie entonna la joyeuse chanson de la vie, pendant que le ciel poursuivait son éternel hosanna en l’honneur de la Divinité.

L’Homme-Dieu reprit son ascension, et arriva au sommet de la montagne. À sa gauche, au loin, la clarté matinale lui montra les murs de sa ville natale, et les champs des bergers qui l’avaient adoré dans son berceau.

Devant lui, toute la Ville-Sainte, la Ville des villes, déploya ses murailles crénelées, ses bastions formidables et ses hautes tours. Il n’en était séparé que par la tranchée profonde du Cédron, qui allait se joindre au sombre ravin de la Géhenne.

Au sommet du mont Sion, il apercevait dressant leurs têtes comme des sœurs jumelles en deuil, les tours du palais de David et la coupole de son tombeau. Plus près, au-dessus des murailles les rayons de l’aurore caressaient les admirables portiques de Salomon, et donnaient des reflets roses aux blanches colonnades de marbre. Les frontons s’étageaient au-dessus des frontons dans les clartés du matin, et le dôme du Saint des Saints couvrait les vastes édifices du temple comme une couronne d’or et de pierres précieuses.[1]

Ces descriptions, harmonieuses, exubérantes, où même parfois les mots sont plus drus que les choses, constituent comme le théâtre nécessaire, le décor où se meuvent les héros du roman. C’est au milieu de ces campagnes, c’est dans ces villes de Galilée et de Judée que le Messie va apparaître, faire des miracles, conquérir ou ameuter les multitudes. Et l’auteur a donné grand soin aux chapitres où il met en scène Jésus, et où il raconte les gestes rédempteurs : trois pastorales, la résurrection du fils de la veuve de Naïm, Jésus au temple, Lazarre, les épisodes de la Passion et du Calvaire, sont quelques-unes des pages où apparaît en pleine et en meilleure lumière la personne du Prophète.

Et disons tout de suite, à la louange de l’auteur, que le Christ qui se dessine à travers les pages du roman, qui y parle et qui y agit, est bien le Christ que nous avons appris à connaître et à aimer dans l’Évangile. Des romanciers récents, en Allemagne, par exemple, ont essayé de créer un Messie conforme à leurs théories étranges, et ils ont défiguré le Christ catholique. Le Messie de M. Routhier est le Christ traditionnel, celui-là même qu’il a voulu montrer et qu’il adore. D’ailleurs, comme il est singulièrement dangereux de toucher à la tradition quand il s’agit de la personne et des paroles et des actes de Jésus ! Et l’Évangile, si simple, si intelligible pour les humbles et pour les sincères, restera toujours le livre véritable où se découvre dans une clarté toute sereine et pure la divinité du Maître.

M. Routhier a donc simplement feuilleté et raconté l’Évangile. Il montre Jésus aux derniers mois de sa vie publique, et il place sur son chemin les personnages du roman. À partir du triomphe éphémère qui commence la dernière semaine, nous suivons presque pas à pas le récit biblique ; l’auteur n’ose guère mêler les fantaisies de l’imagination à des scènes qui ont déjà pris dans l’esprit du lecteur leur forme définitive.

Quelquefois, cependant, et malgré tant de réserve, M. Routhier a jeté ici ou là quelques détails qu’il imagine et qui inquiètent notre curiosité. Il affirme, par exemple, que Pierre rencontrant Judas au tombeau d’Absalon, pendant la nuit du procès, eut d’abord la pensée de s’élancer sur le traître et de l’égorger[2]. Il raconte que Caïphe demanda à Pilate de ne pas faire d’agitation, ni de recherches autour du fait de l’enlèvement du corps de Jésus, afin de laisser s’éteindre dans le silence et l’oubli la fable messianique[3]. Il déclare que deux gardes ont avoué devant Pilate la résurrection miraculeuse du Christ.[4] Or, le récit de la Passion est trop connu pour que le lecteur accepte ces créations du romancier, et peut-être eût-il été préférable de ne pas les lui offrir.

C’est ailleurs, sur d’autres points du roman, que l’auteur du Centurion eût pu exercer, et cette fois beaucoup plus activement et plus largement, ses facultés d’imaginer et d’inventer. Faut-il le dire ? M. Routhier a craint de mériter à son tour le reproche de Diderot aux faiseurs de romans historiques : « Vous trompez l’ignorant, vous dégoûtez l’homme instruit, vous gâtez l’histoire par la fiction, et la fiction par l’histoire. » M. Routhier n’a voulu rien gâter ; il n’a voulu être excessif ni dans la fiction, ni dans l’histoire, et loin de dépasser la mesure, il est resté bien en deça. On aimerait voir chargés davantage, et de plus de détails topiques, des tableaux sur lesquels ne s’imprime pas assez la vie orientale ; on souhaiterait surtout que l’auteur eût nourri davantage son intrigue, qu’il l’eût davantage fortifiée, et compliquée, et serrée, de façon à nous développer une fable qui offrît au lecteur plus d’intérêt.

C’est un roman, en effet, que l’on lit. Le Centurion est un « roman des temps messianiques ». Et dès lors que l’on nous annonce un roman, et qu’on nous avertit que nous tenons dans nos mains un roman, nous en voulons un. Et nous ne pouvons nous déclarer satisfaits d’une intrigue dont le tissu, trop clair, couvre de mailles trop souvent rompues tout autre chose que ce que l’on attendait.

Non pas, certes, que nous demandions à l’auteur des aventures piquantes, comme l’on en rencontre trop dans le roman contemporain, et qui alimentent les curiosités malsaines ! Un roman messianique doit, moins que tout autre, offrir à l’imagination ces dangereuses pâtures, et M. Routhier n’aurait certes pas voulu commettre une telle faute contre les convenances et le seul bon goût. Mais, pour craindre, sans doute d’aller trop loin, il ne s’est pas assez risqué ; et, vraiment, l’intrigue de son roman nous paraît avoir ce grave défaut d’être trop inconsistante et de ne pas assez émouvoir le lecteur. C’est un fil si léger, si ténu que ce récit des amours de Caïus et de Camilla ! Il disparaît si souvent à travers l’étoffe plus forte des descriptions, des études d’histoire, des discussions religieuses, des souvenirs de voyage, que nous sommes parfois étonnés de le retrouver à tel moment rare du livre, et que nous n’osons plus prendre dans nos mains ce fil, ni nous confier encore à lui, assurés qu’il va nous échapper tout à l’heure, quand nous tournerons la page.

Et les héros principaux du roman, Caïus et Camilla eux-mêmes, et Gamaliel, et Myriam, et Onkelos, et Pontius Pilatus, et enfin Jésus, n’ont pas assez de contact, pas assez de rencontres, pas assez d’intérêts semblables ou opposés, et même ils n’ont pas assez de vie personnelle, originale et caractéristique, pour que de leurs relations mutuelles puisse résulter une intrigue qui les pose, qui les coordonne et qui aussi les subordonne. C’est l’histoire, c’est la géographie, c’est la question religieuse, c’est l’Évangile qui remplissent le livre : et l’on devait s’y attendre. Mais on voudrait que l’histoire, que la géographie, que la question religieuse, que l’Évangile lui-même ne nous fussent pas servis en des tranches trop distinctes, que tous ces éléments fussent davantage fondus, qu’ils n’isolent pas les personnages, et que ceux-ci puissent se mouvoir librement dans tous ces horizons où ils vivent.

Or, justement, il nous semble que les récits et que les dissertations ne sont pas assez mêlés à la fable, et que ce roman a trop de compartiments séparés. Les chapitres même où l’on rapporte les miracles de Jésus ressemblent trop à des chapitres seulement détachés d’une vie de Jésus. Ils sont trop souvent écrits en marge du roman. Jésus est trop étranger aux personnages imaginés par l’auteur ; ces personnages ne traversent pas assez les routes où passe Jésus, et Jésus ne fait pas assez pour eux les merveilles qui convertissent. C’est, par exemple, un récit hors cadre, que celui du « Triomphe d’un jour, » l’auteur nous avertissant seulement à la fin du chapitre, et sans y insister, que le centurion et Camilla ont vu passer du haut de la tour Antonia le cortège du triomphateur.

Et puis, ne sont-ils pas trop souvent écrits aussi en marge du roman ces chapitres d’histoire, d’archéologie, de littérature qui entrent à peine dans le texte courant ? Le journal de Camilla est assez finement écrit. Mais on le lit en attendant que l’on retrouve le roman du centurion.

Dans une autre partie du livre, dans la troisième, les discussions doctrinales, où s’exerce une bonne dialectique, ne jaillissent pas assez des situations, du conflit ardent des personnages, ou des heurts de l’action. — Plus loin, le chapitre de l’examen du procès de Jésus, se révèle la sagacité du magistrat, aurait gagné à être fait en même temps que le récit du procès lui-même, avec lequel il fait souvent double emploi.

Ces développements, d’ailleurs agréables et instructifs, que l’intrigue eût pu facilement absorber et assimiler, ainsi présentés empêchent l’action de se nouer, de se continuer, de se fortifier, et rejettent souvent en dehors du livre des personnages que la curiosité redemande et que l’art y rappelle.

Et les personnages eux-mêmes souffrent vraiment de ne pas occuper une plus large place sur la scène, ils ne s’affirment pas assez, ils ne découvrent pas assez leur âme, ils ne déclarent pas assez leur conscience ; ils ne sont guère que de passage, ils restent trop à l’état de silhouettes fugitives. Sans doute, le roman historique ne comporte pas des analyses aussi déliées que le roman psychologique, mais l’on aime, en tous romans, à pénétrer un peu dans l’intimité des héros, à recevoir leurs confidences, à connaître les luttes intérieures qui les font souffrir, ou qui déterminent leur conduite. L’on aime surtout à voir saillir dans les conversations, et dans les actes, le caractère net et distinctif des protagonistes.

Or, précisément, l’on se demande quel est dans ce long drame que l’on raconte, celui qui est le principal personnage, celui qui est l’occasion, la cause de toutes les péripéties, celui dont le sort doit le plus nous attacher, dont les démarches font surgir les événements, et qui serait ainsi, vraiment, le centre du roman ? Ce doit être le centurion. Le titre du livre nous en avertit. Mais l’on regrette que le centurion soit si souvent absent. Et quand on le rencontre par hasard, on le voudrait plus vivant, et plus sympathique. Je ne parle pas de ses amours avec Camilla qui sont décidément sacrifiées, et qui ne seraient qu’un flirt très ordinaire si elles n’aboutissaient à un mariage auquel, d’ailleurs, personne ne s’intéresse, mais je veux ici signaler surtout ses évolutions trop peu préparées, sa conversion trop inexpliquée. L’âme du centurion est vraiment trop paisible ; elle s’en va d’un mouvement trop uniforme vers le salut. Et si par hasard, il lui arrive de souffrir, de se trouver en des situations qui peuvent provoquer une crise, comme, par exemple, lorsque Caïus, déjà favorable à Jésus, reçoit du gouverneur l’ordre d’organiser le cortège qui va le conduire au Calvaire, on nous dit tout simplement : « Caïus était désolé, »[5] et, en vérité, cela ne suffit pas pour le rendre attachant.

Quant à la phrase attendue, prévue, évangélique, qui est toute la raison d’être du roman ; quant au mot fameux qui tombe enfin des lèvres du centurion ; quant à l’aveu qui, sur la pente du calvaire, échappe à sa conscience vaincue ; quant à cette affirmation qui devait être le dernier cri d’une âme délivrée, l’auteur ne l’a pas non plus ménagée ni préparée. Il a longuement disserté sur la mort de Jésus, concentrant ainsi sur lui-même l’attention du lecteur, et il a oublié de nous dire l’émoi progressif de son personnage ; il se contente, et ce n’est pas suffisant, de déclarer en fin de chapitre qu’« il y eut une voix qui s’éleva, et qui eut le courage de jeter le premier (sic), à la face des persécuteurs, cette grande parole de foi : cet homme était vraiment le Fils de Dieu ! »[6]

Pas assez traversées non plus d’impressions contraires, d’anxiétés, d’angoisse religieuse sont les âmes de Camilla, de Claudius et de Claudia. Et l’acte de foi qui termine leurs hésitations ne peut guère émouvoir que les lecteurs qui se réjouissent toujours de la conversion de leurs frères.

Il y a pourtant, même dans ces pages où l’intrigue ne nous semble pas assez savamment combinée, un intérêt qu’il faut tout de suite indiquer et louer, c’est celui qui tient au style dont le livre est fait.

L’on connaît depuis longtemps la langue souple, variée, chaude et enthousiaste que parle ou qu’écrit M. Routhier. Et nulle part peut-être dans ses œuvres, l’auteur n’a mieux montré ces qualités. La phrase est abondante, et elle roule en son flot somptueux toutes les perles, tous les feux qui la font étinceler. Elle miroite sous le soleil d’Orient, et son vif éclat emplit les yeux d’une lumière qui ne fatigue jamais. Nous voudrions citer telle ou telle phrase qui, ici ou là, se détache comme des joyaux d’une riche parure.

Sans doute, ce style si surveillé, si volontairement soucieux de plaire, ne saurait être lui-même impeccable. L’on pourrait signaler certaines incohérences d’images, quelques comparaisons obscures, ou impropres, des épithètes qui n’ajoutent pas assez à la pensée ; mais qu’est-ce que ces fautes de détail, et dans quel livre n’en pourrait-on pas relever de semblables ? Le style de M. Routhier est un des meilleurs qu’il y ait dans nos livres canadiens, et il faut le dire et le retenir.

M. Routhier écrit bien la langue de son temps, de son siècle, il vient de le prouver encore une fois : et nous permettra-t-il de l’ajouter, dans un livre comme Le Centurion, il l’a trop continûment démontré.

Le livre qu’il écrit nous reporte à vingt siècles du nôtre ; il décrit les usages, les mœurs d’une société bien différente de celle d’aujourd’hui ; il reproduit les conversations de personnages qui ont causé sous Tibère et sous Ponce Pilate ; et l’on aimerait que le vocabulaire de l’auteur nous donnât davantage l’impression des choses et des idées anciennes. La couleur locale — Brunetière s’est moqué de ce mot — est pourtant nécessaire dans le roman historique, et qu’est-ce autre chose, en somme, que la vraisemblance ? Vous reconstituez des civilisations disparues, vous voulez nous en donner la vision directe : comment le feriez-vous donc si vous ne placez d’abord sous nos yeux des tableaux qui soient tout chargés de ces choses lointaines ? si ces choses ne sont pas racontées, décrites avec les mots, les expressions qui les font à la fois, pour le lecteur, vieilles et nouvelles, avec les tours et les vocables qui posent sur chaque objet le cachet, la teinte, la nuance et comme la poussière ou le parfum de l’antiquité ? Les mots sont si capables de suggestionner : le dictionnaire ne donne jamais que la moitié de leur sens, et c’est à l’auteur, par la façon dont il les choisit et distribue, par l’art avec lequel il les combine et les assemble, à leur faire signifier le reste. Qui ne sait que le mérite peut-être le plus difficile à réaliser d’un roman comme Salammbô, Ben Hur, c’est de procurer au lecteur, par la richesse des descriptions, par l’exactitude technique du vocabulaire, par la reconstitution verbale et réelle des milieux, la sensation elle-même de la vie africaine ou de la vie orientale ? N’appelez pas cela, si le mot vous paraît ridicule, de la « couleur locale », mais cela n’en est pas moins indispensable dans le roman historique.

Et que dire de la langue française que l’on doit faire parler à des Romains ou à des Hiérosolymites du premier siècle ? Ce doit être une langue concrète, dont nous sommes déshabitués, et qui reproduit autant que possible le tour d’esprit des personnages de ce pays et de ce temps. Les anciens étaient plus près que nous de la nature, les orientaux surtout ; et leur vocabulaire est tout plein de choses. Leur langue est moins affinée, moins subtilisée, moins décolorée que la nôtre par des siècles de spéculation et d’abstraction philosophiques. Plus on remonte dans l’histoire des lettres, plus on retrouve sur les lèvres de l’homme ou dans les textes classiques le langage ferme, réaliste, pittoresque, qui exprime directement l’objet, et qui conserve à la pensée sa forme sensible et en quelque façon matérielle. Cicéron, que se plaît à citer M. Routhier, avait une langue aussi concrète que possible, et ce n’est pas lui qui aurait fait dire à Jean-Baptiste, le Précurseur : « Mon utilité a cessé. »[7] Il eût traduit de façon moins abstraite le texte connu : Oporiet ilium crescere, me auiem minui.

La langue de M. Routhier est donc souvent trop abstraite, trop moderne aussi, et cela nuit à l’effet de ses dialogues et de ses tableaux.

Que de locutions, qui sont presque de l’argot, et que l’on est étonné de rencontrer sous la plume de Caïus, sur les lèvres de Gamaliel ou d’Onkelos, dans la prose du Centurion ! Caïus dit à Jean le Baptiste : « Pourquoi vous obstinez-vous, si jeune encore à « briser votre carrière » ?[8] Il « décline l’invitation » de Myriam ; il parle de courtisans qui « évoluaient » autour d’elle,[9] de « succès sentimental. »[10] C’est Tullius qui écrit qu’aimer la campagne est « un goût distingué.»[11] C’est Jean-Baptiste qui dit au centurion : « Si vous ressemblez à Cornélius « au moral comme au physique », vous êtes un honnête homme. »[12] C’est Camilla qui demande au jeune Gamaliel, en parlant de Jésus : « Et quelle espèce d’homme est-ce ? »[13] C’est elle aussi qui parle du « coup de foudre de l’amour. »[14] Et l’on ne peut s’empêcher de reconnaître en tout cela le cliché des conversations tenues dans les salons de Québec.

Et que dire encore de cette fameuse séance du Sanhédrin, des discours de Gamaliel et d’Onkelos ?[15] Gamaliel, parle de « messianisme », qui est une « question, non pas individuelle, mais nationale » ; on trouve sur les lèvres de ce vieillard le « tournant de l’histoire », des « solutions de problème », une « attitude d’expectative », le « terrain théologique, dogmatique et moral », et Onkelos, lui, parle d’« évolution religieuse et politique. » Nicodème et Onkelos sont des tribuns modernes ; ils connaissent toutes les ressources de l’éloquence parlementaire. Le Sanhédrin ressemble, à la fin, — je ne dis pas au Parlement de Québec, car tous les sanhédrites parlent correctement le français — mais au Palais-Bourbon. Il y a des tempêtes d’interruptions et de protestations ou d’applaudissements, et tous ces cris, et tous ces mouvements de l’auditoire sont indiqués dans le texte du discours, entre parenthèses, absolument comme dans le Journal officiel. On s’attend à chaque instant aux coups de canne des séances désespérées, et vraiment, l’ex-Grand-Prêtre Anne a raison de dire qu’il faut mettre fin à cette discussion scandaleuse. Ce chapitre est pourtant plein d’idées, de faits, de choses très captivantes : on le lit avec autant d’intérêt que si l’on avait sous les yeux le compte rendu d’un débat sur la colonisation ; il ne lui manque qu’un peu de vraisemblance, disons de « couleur locale ».

C’est donc la fortune singulière du livre de M. Routhier que, malgré ses défauts — et M. Routhier sera le premier à ne pas s’étonner qu’il en ait — il intéresse et instruise le lecteur. L’auteur y a mis une telle somme de travail, de recherches, et parfois d’érudition, que l’on est heureux quand même de feuilleter ces pages, et que l’on se propose déjà d’y retourner, d’aller y chercher demain tel renseignement précieux dont on aura besoin.

Nous avons cru devoir appuyer sur la critique que l’on en peut faire, et justifier un peu longuement nos observations. Un livre comme celui-là mérite plus qu’une fade bienveillance ; il vaut la peine qu’on le lise avec soin, et qu’on signale à l’auteur — qui nous annonce un autre roman semblable — ce que l’on croit être le défaut principal d’une telle œuvre.

Au surplus, nous pouvons errer à notre tour, et il peut arriver, s’il s’agit surtout de la composition du roman, de la nature et de la conduite de l’intrigue, que nous n’ayons pas tout à fait compris la pensée, le dessein de l’auteur. Nous aurions fait autrement que M. Routhier Le Centurion ; mais M. Routhier a peut-être eu raison de faire ce qu’il a « voulu » faire. Les critiques les plus insupportables sont assurément ceux qui, au lieu de se placer au point de vue de l’auteur, demandent à celui-ci un livre tout autre que celui qu’il a souhaité écrire. Or, M. Routhier nous en avertit dès la première page de son roman : il a fait Le Centurion pour nous « inspirer le désir et le goût de lire les Évangiles ». C’est l’Évangile qu’il leur présente ; il veut que les récits évangéliques s’impriment dans leur mémoire.

Cet Évangile, il n’a donc pas voulu le profaner en jetant sur ses pages divines le tissu trop dense d’une intrigue mondaine. Il n’a pas voulu surtout qu’aucune figure ne brillât dans ce livre d’un éclat plus séduisant que la figure du Maître, et qu’en le lisant, on s’attachât à d’autres personnes qu’à la sienne. M. Routhier a réalisé son dessein, il a produit l’impression qu’il voulait faire sur ses lecteurs, et il a obtenu le succès qu’il souhaitait, et il faut l’en féliciter. Peu importe qu’il ait, sur la couverture du Centurion, promis un roman qu’il n’a pas tout à fait donné, et que ce roman soit si peu et presque pas du tout romanesque : le sous-titre n’était là sans doute que pour allécher le lecteur, et le lecteur n’en voudra jamais à M. Routhier de s’être si « joliment » fait prendre.


Septembre 1909.


  1. P. 320.
  2. P. 403.
  3. P. 437.
  4. P. 438.
  5. P. 397.
  6. P. 410.
  7. P. 74.
  8. P. 74.
  9. P. 20.
  10. P. 18.
  11. P. 57.
  12. P. 73.
  13. P. 92.
  14. P. 198.
  15. P. 271-293, passim.