Romans, contes et nouvelles (Delécluze)/Soirée chez madame Martinetti, à Rome

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SOIRÉE
CHEZ MADAME MARTINETTI,
À ROME.


Parmi les personnes qui ont séjourné en Italie, il en est peu qui n’aient vu, ou qui ne connaissent au moins par ouï-dire, l’aimable, la spirituelle et belle Cornelia Martinetti, de Bologne. Il y a quelques années que cette dame passa l’hiver à Rome. Sa société était, sans contredit, l’une des plus agréables de la ville, et ceux qui ont eu l’avantage d’y être admis en conservent encore un souvenir que le temps ne saurait effacer. On y parlait un soir des ballades, des romances et des chansons populaires dont le nombre est si grand en Allemagne, en Angleterre, ainsi que dans tout le nord de l’Europe, et quelques hommes lettrés de ces pays semblaient reprocher à l’Italie, si riche d’ailleurs, sa pauvreté en ce genre. Il est vrai, interrompit Cornelia en tirant d’un meuble placé près d’elle, une douzaine de petits livrets couverts en papier gris, que nos poëtes célèbres n’ont pas daigné relever ce genre ; mais nous avons cependant des traditions historiques qui amusent le peuple ; on les met en mauvais vers, il est vrai ; ce sont des aveugles qui les chantent ; on les vend par petits cahiers, comme ceux que vous voyez ; et demain, en allant à Saint-Pierre, vous trouverez dans le faubourg, près du palais Giraudi, la vieille femme qui en fait commerce. Toutefois, je puis vous assurer que dans le nombre il y en a d’intéressantes. Si vous vouliez, je vous en lirais une. C’était le souhait que tout le monde avait déjà formé. On fit silence, et Cornelia avant de commencer répéta : N’oubliez pas que l’Italie a peu de ballades historiques, et que celle-ci est une pauvre chanson d’aveugle.

GINEVRA.

Gloire à l’éternel Créateur ! Gloire au véritable Jésus né de Marie, pour effacer la première faute d’Adam par laquelle nous étions tous damnés avant la venue du Christ ! Gloire à la céleste monarchie : et que Dieu me fasse la grâce d’avoir à raconter une histoire qui plaise à tous !

Vers l’an 1396 de notre Seigneur, il arriva, à Florence, une singulière aventure amoureuse. Mais d’abord, chers auditeurs, il faut que je vous dise les douleurs que l’on éprouva dans cette ville, lorsque, déjà déchirée par des factions haineuses, elle se vit encore menacée de la peste. On gardait le souvenir de la maladie qui s’était déclarée en 1348 ; fléau qui fut si terrible, que plus des trois quarts des habitants de la Toscane moururent. Aussi, dès que l’on prévit le retour de ce mal, la ville de Florence se remplit d’épouvante.

Bientôt les frères de la Miséricorde allèrent de tous côtés en processions solennelles, pour apaiser ce fléau. Non-seulement ils faisaient constamment de dévotes prières au Christ, mais, bravant la fatigue et les dangers, ils visitaient toutes les maisons pour y distribuer des boissons et de la nourriture, dans l’espérance que Dieu aurait pitié des hommes et ferait cesser le mal. Ce fut au milieu de ces malheurs qu’eut lieu l’aventure, qu’avec l’aide de Dieu nous allons faire connaître. Il s’agit d’amour, comme on le sait déjà, et d’une jeune fille amoureuse.

Cette belle et noble personne était de la famille des Amieri. Nulle, dans Florence, n’était plus sage et plus réservée qu’elle ; nulle n’avait le cœur et l’esprit plus élevés. On la regardait comme le miroir brillant de toutes les vertus, et quand elle allait se promener sur la place du Vieux-Marché tout le monde se pressait pour la voir et l’entendre.

Ce fut là qu’Antonio, de la famille des Bondelli, la vit, et que son cœur fut épris de ses grâces et de sa beauté. Pendant quatre ans, et malgré les assiduités inquiétantes des jeunes gens les plus aimables de la Toscane auprès de Ginevra, Antonio ne cessa pas de penser à elle, de la suivre, et de lui faire voir à quel point il l’aimait. Ce qu’il endura de chagrins, de peines et de tourments, ne se peut dire ; il suffit que l’on sache que plusieurs fois il la fit demander en mariage à son père, qui ne voulut jamais la lui accorder. Ce père n’était point un homme déraisonnable. Quoiqu’il n’eût rien à reprocher à Antonio sur ses mœurs et son caractère, il était comme tous les chefs de grande famille, et désirait de faire contracter un mariage à sa fille, qui fit honneur au nom et à la noblesse des Amieri. Après avoir cherché un parti sortable, il passa, dans Florence, pour avoir fait un choix sage en donnant Ginevra à Francesco des Agolanti, jeune homme d’un extérieur agréable, riche et estimé de tout le monde. Les cérémonies d’usage eurent lieu, et lorsque Francesco eut donné l’anneau nuptial à sa jeune et belle épouse, il l’emmena dans sa maison.

Au moment où Antonio apprit cette nouvelle, il sentit comme un couteau froid qui lui traversait le cœur. Privé de Ginevra, de celle qui nourrissait toutes ses espérances, qui faisait tout son bonheur et sa vie, il jura de ne point se marier et de ne jamais aimer d’autre femme. Il tint sa résolution, et par la suite, le seul adoucissement qu’il put apporter à sa douleur était d’aller d’église en église à chaque fête patronale, pour épier à la dérobée et voir de loin celle qui ne sortait pas de sa pensée.

Cependant, la grande peste se déclara à Florence. La belle Ginevra tomba malade, sans que l’on eût toutefois aucune raison de croire qu’elle fût atteinte de la contagion. Mais comme cette jeune dame était d’une complexion délicate, et que le mal qu’elle ressentait avait apporté subitement une grande altération dans ses traits, tous ceux qui l’environnaient crurent qu’elle était sur le point de mourir. Toute sa famille s’empressa de lui porter secours ; on lui fit respirer des eaux spiritueuses, on lui frotta les pieds et les mains, on l’appela à haute voix pour la faire revenir à elle ; mais le tout sans succès. Peu après, Ginevra ne fit plus aucun mouvement ; son pouls cessa de battre, et enfin tous les assistants la crurent morte.

D’abord la douleur fit pousser des gémissements ; mais bientôt la terreur succéda aux plaintes, et se répandit de la maison mortuaire dans toute la ville. En un instant le bruit courut que Ginevra était morte de la peste. On pressa, on ordonna l’enterrement, et sitôt que le corps fut enseveli, on le porta dans le cimetière de la cathédrale, près de la tour du clocher. On a montré longtemps la place qu’occupait la pierre un peu fendue, sur laquelle étaient gravés un A et un G, les initiales de Ginevra Amieri. C’est là que les familles réunies des Amieri et des Agolanti rendirent les derniers devoirs à Ginevra. La cérémonie fut courte ; car, à cette époque terrible, pendant les obsèques des morts, on était plus occupé de l’idée de la contagion que du deuil. Cependant, Antonio, qui avait accompagné le convoi, resta plus longtemps près du tombeau. Longtemps il y exhala son profond chagrin par des pleurs et des gémissements, et ce ne fut qu’avec bien de la peine et du regret qu’il s’arracha de cette place pour rentrer chez lui. « J’avais bien perdu déjà, se disait-il à lui-même en regagnant sa maison, mais la mort m’a ravi le seul bien qui me restât. » Et il pleurait.

Ginevra était déposée dans le monument ; on la croyait morte. Mais ses sens, après être restés engourdis quelque temps, furent réveillés par la douleur ou par quelque autre cause que l’on ignore. Ce qui est certain, c’est que cette jeune dame en reprit l’usage vers les deux heures de nuit. Heureusement, elle s’aperçut à l’instant même qu’on l’avait crue morte, et que, par suite de cette erreur, on l’avait enterrée. « Ah ! se dit-elle, si j’ai peur, je suis perdue ! O Vierge pure ! bienheureuse sainte Vierge, dans cette extrémité porte-moi secours, je n’espère qu’en toi ! » Alors elle souleva sa tête avec effort, et son bon destin voulut que la fente de cette pierre dont il a été question laissât pénétrer un rayon de la lune, qui vint frapper les yeux de cette infortunée. À la vue de cette faible lumière, Ginevra se mit sur son séant et reprit courage. Dans cette attitude, elle rassemble ses forces et prend la résolution de sortir de ce lieu. Elle se lève, et, dans la persuasion où elle était que son salut dépendait entièrement d’elle-même, elle comprima toutes les craintes et les faiblesses de son cœur. Ayant donc essuyé avec son linceul quelques larmes que l’horreur de sa position lui avait arrachées, elle se mit à ramper sur ses mains et ses genoux en se dirigeant, à travers les ténèbres du tombeau, vers le faible rayon de lune. Un obstacle l’arrêta ; c’était un petit escalier. Avant de le gravir, elle s’assit sur la première marche, et là s’arrêta quelques instants pour recueillir ses forces. Alors Ginevra monta successivement les degrés, invoquant à chaque pause le saint nom de Jésus, et s’aidant à la fois de son courage et de ses prières, dans l’espérance de retourner à la vie. Parvenue au haut de l’escalier, elle sentit la pierre qui bouchait l’entrée du sépulcre, et essaya de la lever. Par un heureux hasard, cette fermeture n’était pas très-pesante, et l’on n’avait pas encore eu le temps de la sceller. Ginevra la poussa donc en dehors, sortit du tombeau ; et, après avoir remercié Dieu et la Vierge, elle se dirigea aussitôt vers la tour du clocher.

C’était à la fin d’octobre, aux approches de l’hiver. Le vent soufflait fort et était froid. Ginevra, après avoir traversé la place, entra dans la ruelle qui rase la chapelle de la confrérie de la Miséricorde. En effet, c’est depuis ce temps que l’on a nommé ce passage Ruelle de la Morte, car, avant cet événement, ce lieu n’était pas nommément désigné. Ginevra arrivée près de la maison de son mari, frappa à la porte. Francesco était auprès du feu, triste, réfléchissant sur la perte inattendue qu’il venait de faire. Le coup qu’il entendit le fit lever en sursaut. Il entr’ouvrit la fenêtre et demanda : — Qui est là ? qui frappe ? — Ginevra, ta femme ; n’entends-tu pas ma voix ? ne me reconnais-tu pas ? Aux accents de sa femme qu’il venait de porter en terre, Francesco fut saisi de crainte, et fit le signe de la croix en disant : — Sois tranquille, demain, dès le jour, j’irai entendre la messe et faire des prières afin que Dieu donne la paix à ton âme ; puis il referma sa fenêtre. Lorsque l’infortunée Ginevra se vit abandonnée par son mari, ses larmes coulèrent en abondance. — Ah ! que vais-je devenir, malheureuse que je suis ? disait-elle ; je le vois, je ne pouvais éviter la mort cette nuit ! Toutefois, elle rappela encore son courage et alla à la demeure de son père ; il n’était pas rentré ; puis chez sa mère, à la porte de laquelle elle frappa. La mère de Ginevra était aussi tristement assise devant son feu, lorsque effrayée par le bruit que fit le marteau de la porte, elle se leva brusquement, et, mettant la moitié du visage hors de la fenêtre, demanda : — Qui va là ? qui frappe ? — D’une voix tremblante et affaiblie, Ginevra dit : — Votre fille. À ces mots, frappée à la fois d’étonnement et d’épouvante, sa mère balbutia cette réponse : — Âme bienheureuse ! ô fille chaste et honnête ! va, et que Dieu t’accompagne ! À peine eut-elle ainsi parlé qu’elle referma la fenêtre en toute hâte. Pour Ginevra, pleurant à chaudes larmes de se voir ainsi abandonnée, elle maudissait en elle-même le jour où elle était née.

Elle eut de nouveau recours à la prière. Elle implora le Christ, afin qu’il ne la laissât pas sans secours au milieu de son malheur. Ses forces l’abandonnaient. Elle était déjà si fatiguée, qu’à peine si elle pouvait se tenir droite sur ses pieds. Par moments, son découragement était si complet, qu’elle se sentit plus d’une fois tentée de rentrer dans le tombeau d’où elle était sortie, pour aller y chercher le repos et y attendre la mort. Sa crainte était de succomber à moitié chemin et de mourir dans la rue. L’idée de cette fin misérable lui fit horreur et ranima son courage. Tout à coup il lui revint dans la mémoire qu’elle avait un oncle qui habitait Florence. Malgré la distance qu’il fallait parcourir pour arriver à sa demeure, elle se décida à aller implorer son assistance. Elle se traîna jusqu’à sa maison, frappa à la porte et lui demanda secours en invoquant le nom de Dieu. Mais l’oncle lui répondit : « Âme bienheureuse, va, et que Dieu te conserve dans sa sainte paix ! »

Cette fois, Ginevra perdit tout à fait courage. L’idée de n’avoir échappé à une mort cruelle que pour en subir une plus affreuse encore, après avoir été abandonnée de son père, de sa mère et de son oncle, la jeta dans un abattement tel que, dans l’impossibilité où elle était de surmonter la fatigue et l’affliction qui l’accablaient, elle se laissa tomber à quelque distance de là sur les marches de l’église de Saint-Barthélemi, pour attendre la fin de sa vie et de ses souffrances.

C’est ainsi que Ginevra gisait étendue sous le portique, quand par la grâce de la sainte Vierge, elle vint a penser à son amant. Un rayon brilla encore dans son cœur, et lui fit naître la pensée d’éprouver si l’amour qu’Antonio lui avait témoigné avec tant d’ardeur et de constance était vraiment solide. Malgré ses douleurs et la fatigue qui lui permettait à peine de marcher, Ginevra, en s’appuyant le long des murs, se traîna jusqu’à la demeure d’Antonio et frappa à sa porte. Il était six heures.

À peine avait-elle laissé retomber le marteau, que son corps chancelant et glacé s’étendit sur le seuil. Antonio était si absorbé dans son chagrin, qu’il fut obligé de faire un effort sur lui-même pour se décider à aller voir qui heurtait ainsi pendant la nuit. Il ouvrit machinalement sa fenêtre, et prêta l’oreille à ce qui se passait dans la rue. D’une voix faible et que l’on pouvait à peine entendre, Ginevra dit : « C’est moi ! la malheureuse Ginevra ! pour l’amour de Jésus, portez secours à une infortunée rejetée de tout le monde ! » Bien que ces paroles fussent prononcées par une voix si éteinte, qu’il était presque impossible de les distinguer, cependant Antonio prit un flambeau, descendit précipitamment, et sans s’inquiéter de l’idée que quelque esprit pourrait se présenter pour lui nuire, il ouvrit la porte, et reconnut celle qu’il aimait. « C’est elle, » dit-il ; et aussitôt il appelle une servante. Sa lumière posée à terre, il soulève le corps immobile de Ginevra dans ses bras. À ce moment, survient Ta servante, qui prend le flambeau et éclaire, tandis que son maître porte son précieux fardeau dans la chambre la plus voisine. Le corps de Ginevra était froid comme la glace. Antonio ordonna aux femmes de faire chauffer du linge, d’enlever les vêtements humides qui la couvraient, et sitôt qu’elle fut enveloppée dans un drap chaud, d’un bras vigoureux il l’enleva, et courut la placer dans un lit, qu’il chargea encore de couvertures.

Cela fait, ce tendre et fidèle amant, penché sur le lit, les yeux fixés sur Ginevra, attendit dans les angoisses de la crainte et de l’amour, le moment où il reconnaîtrait si elle était morte ou s’il pouvait espérer qu’elle revînt à la vie. Il demeura dans cette attitude et dans cette anxiété pendant une demi-heure et plus. Enfin la chaleur du lit rendit peu à peu le mouvement à Ginevra, qui ne tarda pas même à s’en sentir incommodée, et se mit à agiter ses bras pour se débarrasser des couvertures dont le poids la fatiguait. Antonio ne se sentit plus de joie, il redoubla de soins auprès d’elle, et ce fut avec des précautions et une adresse que l’amour seul suggère, qu’il retint et recouvrit ses mains, que, dans les mouvements d’une impatience convulsive, elle exposait à l’air. «Ma chère âme, lui répétait-il, ma chère âme, n’ayez aucune crainte, restez calme, et prenez du repos ; je donnerai fin à vos maux. Demandez, ordonnez, je suis prêt à satisfaire à toutes vos volontés, mais au nom du ciel, écoutez-moi, et ne vous agitez pas ainsi. » Pour elle, timide et tant soit peu honteuse : « Mon cher Antonio, dit-elle, pour première grâce, je te prie de prendre mon honneur sous ta protection. Si, comme je le crois, ton âme est sensible à la pitié, n’oublie pas que Ginevra, abandonnée de tous les siens, est venue se recommander à toi. » Elle lui raconta ensuite et de point en point comment elle avait été enterrée, de quelle manière, après s’être échappée du tombeau, et après avoir été abandonnée de son père, de sa mère, de son oncle et de son mari, elle s’était souvenue de lui, Antonio, et avait eu l’idée d’éprouver sa constance.

« Comme tu le vois, ajouta-t-elle, je suis venue dans la maison te demander asile et protection. Que si, autrefois, tu m’as jugée indifférente et ingrate envers toi, ne m’en sache pas mauvais gré. Apprends qu’alors je n’ai fait que remplir un devoir envers ma famille. Pardonne-moi donc ; je reconnais aujourd’hui combien tu as été discret et à quel point tu es fidèle. Tu me pardonnes, n’est-ce pas ? Mais, ajouta Ginevra en exprimant un léger sourire sur sa figure qui portait encore l’empreinte de la douleur et de la souffrance, cher Antonio, je pense que nous aurons le temps nécessaire pour causer au long de toutes ces choses ; donne-moi, je te prie, quelque nourriture, car il y a bien longtemps que je n’ai rien pris, et j’ai grand besoin de réparer mes forces. — Ah ! chère amie, s’écria Antonio, rien ne va te manquer. » Puis, s’adressant à sa mère, qui demeurait avec lui dans la maison : « Faites apprêter la table, lui dit-il, et que la servante prépare ce qu’elle a à sa disposition. En attendant, donnez à boire à notre pauvre malade. » Pendant que l’on se disposait à exécuter ces ordres, Ginevra prit Antonio par le bras, et, s’approchant de son oreille, elle lui dit : « Prends ton manteau, et va, sans tarder, au tombeau d’où je suis sortie. Fais en sorte de refermer si bien la pierre d’entrée, que personne ne puisse soupçonner que je me suis échappée de ce lieu. Va, va sans tarder ; de ce soin dépend le bonheur du reste de ma vie. »

Antonio partit à l’instant même pour s’acquitter de cette commission. Il replaça soigneusement la pierre et effaça autour d’elle toutes les traces qui auraient pu faire croire qu’elle avait été touchée. Dès que ces soins furent pris, il se disposa à regagner promptement la maison. Cependant il prit un détour pour revenir par le marché, où il fit emplette d’un beau pigeon, de massepains et de figues sèches, destinés à compléter le repas qu’il allait offrir à sa chère Ginevra.

En rentrant, il confia ces provisions à sa mère pour les faire apprêter ; puis, après avoir annoncé à Ginevra qu’il avait exécuté sa volonté, par la gaieté de ses discours, par les attentions qu’il prodiguait et par les douces paroles qu’il ne cessait de dire, il parvint à distraire et à raffermir entièrement l’esprit de sa bien-aimée. Dès que la table fut dressée, il l’approcha du lit : ce fut lui qui servit Ginevra, choisissant ce qui pouvait lui plaire davantage et nuire le moins à sa santé, et il se mourait d’aise de la voir chez lui, à sa table, mangeant les mets que lui-même avait achetés et choisis.

Après le repas, Antonio se disposa à se retirer dans sa chambre ; mais avant de partir, et en laissant Ginevra aux soins de sa mère, il recommanda plusieurs fois à la servante de veiller pendant toute la nuit auprès de sa bien-aimée. Ces ordres furent en effet ponctuellement exécutés, et Ginevra goûta un sommeil qui lui rendit ses forces et la santé.

À peine faisait-il jour, qu’Antonio alla visiter Ginevra ; il lui dit en entrant : « Que Dieu te donne le bonjour ! Comment te portes-tu ? » Elle répondit : « Grâce au ciel et à toi, on ne peut mieux ; tous mes maux sont passés. »

En effet, au bout de quatre jours, la santé de Ginevra était entièrement rétablie ; sa fraîcheur et l’éclat de sa beauté brillaient comme avant. Ce fut aussi le moment où Antonio s’aperçut qu’il serait nécessaire de remplacer par des vêtements nouveaux ceux qu’elle avait apportés le jour où elle vint frapper à sa porte. Mais il ne voulut rien entreprendre de semblable à son égard, sans lui avoir parlé sérieusement. — Ma chère Ginevra, dis-moi quelles sont tes intentions ; veux-tu te séparer de moi ? Veux-tu retourner vers ton mari ? — Antonio, il n’est nullement question de cela, et cette pensée est bien effacée de mon esprit ; car, si tu le veux, j’ai résolu d’être ton épouse. — Plût à Dieu que je pusse te prendre pour femme ! car je m’estimerais le plus heureux des hommes. — Ne te mets pas en peine, Antonio, je me charge de t’indiquer ce qu’il reste à faire pour affermir cette union. Écoute-moi : personne ne peut nier que Francesco, mon premier mari, ne m’ait fait enterrer pour morte ; or, avec la mort tout finit. La mort dénoue, brise tous les liens, même ceux de la parenté. Ainsi donc, Antonio, si je te suis chère, nous vivrons ensemble jusqu’à la mort. Va sans tarder chez le notaire, et puisque l’amour nous a conduits à ce rapprochement, nous en défendrons la validité, même devant l’évêque s’il le faut.

Ces fiançailles étant faites, Antonio donna un anneau à Ginevra, en lui disant : « Maintenant ne serait-il pas convenable que je t’offrisse des vêtements nouveaux pour remplacer ceux dont tu étais couverte en arrivant ici ? — Tu as raison, dit la nouvelle fiancée, tu as raison. Mais si tu veux, en prenant ce soin, agir d’une manière qui me soit agréable, fais ce que je vais te dire : va chez Francesco, qui m’a fait mettre au tombeau, qui n’a pas voulu me rouvrir sa maison ; va, et puisque tu m’aimes, n’épargne rien pour acheter de lui tous mes habillements, qui sont encore en sa possession. — Sois tranquille, dit Antonio ; il n’y a pas de sacrifice que je ne fasse pour accomplir ta volonté. » En effet, il courut aussitôt chez Francesco, et fit tant qu’il lui acheta tous les habits de Ginevra, qu’il s’empressa de rapporter à sa nouvelle épouse.

Cependant quelques jours s’étaient écoulés, et la belle Ginevra avait recouvré la santé, et avec la santé tout l’éclat de ses charmes. Elle choisit un dimanche pour aller, avec l’assistance de la mère d’Antonio et d’une servante, à l’église de la Sainte-Annonciation. C’est là qu’elle devait rejoindre et trouver son futur époux. À peine eut-elle fait une centaine de pas dans la rue, que toutes les personnes nobles de Florence crurent la reconnaître : chacun multipliait ses remarques pour s’assurer de la vérité, et, comme si sa figure eût présenté une ressemblance trompeuse, on s’attachait particulièrement à la forme et à la couleur de ses habillements de noce. Ce sont bien les mêmes qu’elle portait, répétait-on de tous côtés, lorsque Francesco des Agolanti la conduisit à la messe nuptiale à Saint-Michel ; et l’on passait et l’on repassait autour d’elle pour s’assurer que ce que l’on voyait n’était pas une illusion.

Le hasard fit que sa mère se trouva sur son chemin. Interdite d’abord, cette dame demeura muette. Puis tout à coup : « Hélas ! dit-elle, ne dirait-on pas que c’est ma fille ? » Elle avance, et plus elle approche, plus elle croit reconnaître son enfant. Enfin, ne pouvant plus douter de la vérité, mais trop émue pour pouvoir parler, elle se dit intérieurement : « C’est bien elle ! » L’étonnement et l’espérance enchaînèrent sa langue pendant quelques instants ; mais enfin, curieuse de s’assurer de la vérité par une preuve irrécusable, toute tremblante, elle adresse ces mots à Ginevra : « Ma chère fille, c’est toi ! tu es donc vivante ! Dis-moi comment tu es ressuscitée ? » Mais la fille, sans exprimer ni tendresse ni colère, passa et ne répondit rien.

Ce qu’il y avait d’extraordinaire dans cette rencontre avait si vivement excité la curiosité de tous ceux qui étaient présents, qu’une multitude de monde forma un cercle immense autour de la mère et de sa fille, en sorte que Ginevra ne put continuer sa marche. Le nombre des curieux croissait incessamment, quand Francesco des Agolanti, à qui on avait déjà dit quelques mots de l’événement étrange qui mettait toute la ville en rumeur, perça la foule et reconnut en effet sa femme, qu’il avait enterrée plusieurs jours auparavant. S’étant approché d’elle, il lui demanda d’où elle venait, et par qui elle avait été retirée du tombeau. Au même instant parut Antonio, qui, dans l’inquiétude de ne pas voir arriver sa fiancée, avait quitté l’église pour venir au-devant d’elle. Ginevra, après avoir jeté un coup d’œil sur lui, tourna son regard vers Francesco, et lui dit d’un ton calme, mais ferme : « Ce n’est pas vous qui m’avez retirée du tombeau, car c’est vous au contraire qui m’y avez enfermée toute vivante. Mais tout cela s’est fait par la volonté de l’éternel Jésus. Mon cher Antonio, que vous voyez ici présent, en portera témoignage. J’étais morte, et par votre faute. Je me suis présentée à votre maison, et vous m’avez chassée, vous devez vous en souvenir. Laissez-moi donc aller librement, car j’ai résolu de ne jamais rentrer sous votre toit. »

La mère de Ginevra se mit à pleurer auprès des deux maris, dont l’un, Antonio, paraissait décidé à défendre vigoureusement ses nouveaux droits, tandis que l’autre, interdit, triste, abattu, repassait douloureusement dans sa mémoire la double erreur qui le privait de sa femme. « Antonio, dit enfin Francesco avec l’accent de la douleur, par quelle raison veux-tu me ravir ma femme ? — Je serai bref, reprit Antonio ; tu le sais, je ne t’ai jamais fait tort, et pour rien au monde je ne voudrais t’en avoir fait. Sache donc bien que si Ginevra est aujourd’hui ma fiancée, ma mère ne l’a pas quittée un seul instant du jour et de la nuit depuis qu’elle est entrée dans ma maison ; mais je te déclare que ce soir j’en fais ma femme. Que tu aies à te plaindre d’elle, je te laisse à juger cette question ; quant à moi, je n’ai rien à me reprocher, et je ne suis coupable d’aucune trahison envois toi. — Soit, s’écria Francesco ; mais je vais à l’instant citer Ginevra devant l’archevêque, c’est là que se décidera la question. »

Il alla en effet de ce pas porter plainte à l’archevêché. Aussitôt un messager fut envoyé à Ginevra, qui reçut l’ordre de comparaître. « J’irai, dit la dame au messager, et je ferai valoir toutes mes raisons. Mais, quelle que soit l’issue de ce procès, je déclare devant Dieu que je me ferai religieuse, plutôt que de rentrer sous le toit de Francesco. »

Elle ne se fit pas beaucoup attendre, et elle se présenta devant l’archevêque. Une parure élégante et riche relevait encore l’éclat de sa beauté. Après avoir fait une révérence selon l’usage, elle prit l’initiative, et dit : « Monseigneur, que me demandez-vous ? — Soyez la bienvenue, répondit l’archevêque, et dites-moi, ma fille, pour quelle raison refusez-vous d’aller habiter avec votre premier mari ? — La voici, digne prélat ; jugez de sa force. » Alors, Ginevra raconta, dans le plus grand détail, sa mort prétendue, son enterrement, son évasion du tombeau, les vaines supplications qu’elle avait adressées à ses parents et à son mari, et enfin l’état affreux d’abandon où elle s’était trouvée la nuit dans les rues de Florence. « Depuis plus de deux heures, dit-elle enfin au prélat, je parcourais la ville. À peine vêtue, transie de froid, vaincue par la fatigue, je sentais que j’étais tombée et que j’allais mourir sur le pavé. Par une inspiration divine, je me souvins d’Antonio, qui, pendant quatre années de suite, m’avait témoigné un amour si sincère. Je fis un dernier effort pour me traîner jusqu’à sa porte, et s’il ne m’avait pas donné l’hospitalité, j’étais morte. Il m’a accueillie, vénérable prélat, et c’est à lui seul, oui, à lui seul, que je dois la vie ; jugez maintenant. »

Francesco, interrogé à son tour, resta interdit, et ne trouva rien à répondre. On jugea qu’il avait tort, car la mort délie tous les engagements. Ce malheureux ne put supporter le séjour de Florence, et il ne tarda pas à quitter cette ville pour aller se faire religieux dans un couvent. Quant à Antonio et à Ginevra, dont le sort avait vivement intéressé l’archevêque, leurs noces furent célébrées, et ils vécurent longtemps heureux et honorés.

FIN.