Romans à lire et romans à proscrire/2

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L’abbé
Revue des lectures (p. 7-18).
AVANT-PROPOS
DES PRÉCÉDENTES ÉDITIONS




Ce travail n’est pas une œuvre de littérature, de critique ou d’érudition ; il n’a même pas la prétention d’être une étude historique ou philosophique sur les principaux romans de notre époque. Comme l’indique son sous-titre, il est un essai de classification ; moins que cela encore, un catalogue raisonné, accompagné de quelques indications pratiques. Tout simplement.



Il ne s’adresse donc pas spécialement à des lettrés, mais à des consciences chrétiennes.

Des familles justement alarmées du dévergondage qui règne dans le roman contemporain, ont maintes fois demandé une liste d’ouvrages de ce genre pouvant être placés sans danger aux divers coins de la table de lecture ;

Des esprits cultivés, désireux de se mettre au courant de la littérature par la lecture des livres en vogue, mais plus soucieux encore de sauvegarder la paix de leur conscience en observant les lois de la prudence chrétienne, ont formulé le vœu de voir s’établir un judicieux départ entre les romans à lire et les romans à proscrire.

Des hommes enfin qui, par état, sont tenus d’être renseignés et sont souvent appelés à donner une décision ou un avis sur les livres dont on parle, se sont posé cette double question : Que valent tous ces auteurs ? Quels sont, parmi leurs ouvrages, ceux qu’on peut lire et ceux qu’on ne doit pas lire ?


I


Nous ne nous dissimulons pas qu’une telle entreprise présente de graves et multiples difficultés ; nous sommes même persuadé que la publication de cet essai donnera lieu à de nombreuses critiques.

« Comment donc ! s’exclameront des lettrés respectueux à l’excès des privilèges souverains et inaliénables de la littérature, vous proscrivez des romans ! Il n’y a pas de romans à proscrire ! Ces écrivains dont vous faites des malfaiteurs sont la gloire de notre pays ! Leurs ouvrages sont des chefs-d’œuvres de style, de psychologie, d’observation, de construction dramatique, etc. Et vous les proscrivez ! n’est-ce pas pousser la sévérité jusqu’à l’injustice et la barbarie ? Un pareil ostracisme n’est-il pas un outrage à l’esprit humain ? »

Assurément, ce langage n’est pas pour nous surprendre ; tous ceux qui ont affiché la prétention — et ils sont légion — d’émanciper l’art, la politique, l’économie sociale, le mariage, etc., l’ont employé dans leurs manifestes avec peu ou point de variantes.

Oui, la littérature est indépendante de la morale, en ce sens qu’elle a son objet et son domaine à elle. Mais en tant qu’elle est l’œuvre d’un homme, et qu’elle s’adresse à des hommes, elle relève des lois qui régissent l’homme même, et elle a la stricte obligation de s’y soumettre. Si illustre et si puissante qu’elle soit, elle n’a pas le droit de se mettre à la traverse sur le chemin que l’homme doit parcourir pour atteindre sa fin. Qu’elle s’abstienne de prier, de chanter les louanges du Seigneur et d’enseigner les devoirs imposés aux créatures, soit. Mais si elle n’a pas pour mission essentielle de psalmodier ou de catéchiser, il lui est rigoureusement interdit de blesser, d’aveugler, et surtout de souiller et d’égarer. Quand elle profère des blasphèmes ou étale des lubricités, eût-elle pour apôtres et pour thuriféraires, des génies incomparables, elle devient un obstacle à la fin supérieure de l’homme. La morale a le droit de le dire, et appuyée sur l’histoire, elle a toute facilité de le prouver. En son nom, les moralistes ont le devoir de la proscrire. Il y a donc des romans à proscrire.


II


« Soit, dira quelqu’un, mais encore faut-il apporter dans cette œuvre de sélection un certain tempérament et ne pas pousser la sévérité jusqu’à la rigueur. Sans doute, la morale a des droits supérieurs à ceux de l’art et de l’imagination et elle est admise à les faire valoir. Mais n’est-ce pas la mal comprendre et la mal servir que de condamner en son nom des ouvrages de valeur, alors que des critiques, en l’espèce très qualifiés, les jugent avec une réserve très respectueuse, alors que des journaux catholiques (oh ! combien !) les recommandent à leurs lecteurs sans aucun scrupule ? Qu’on dérobe aux regards de la jeunesse des obscénités crues et des scènes troublantes, personne n’y contredira ; mais c’est mauvais calcul, ingénuité et injustice de forcer la plupart des vivants à lire exclusivement des berquinades sur la piété filiale, des romans à la guimauve et des sornettes sans valeur. »

Évidemment, ce sont des artistes qui parlent ainsi. Ils répondent par avance à ceux qui nous trouveront trop larges. Nous leur rendrons cette justice qu’ils tiennent compte, plus que d’autres imprudemment timorés, des exigences de l’art ; mais nous devons les avertir qu’ils font trop bon marché des exigences de l’âme.

Il y a sans doute des hommes exceptionnellement doués, des cérébraux, des esthètes, qui, par tempérament ou en vertu de je ne sais quelle oblitération du sens moral, voient en tout exclusivement la forme du beau et le beau de la forme.

La masse des lecteurs ne leur ressemble guère ; et ce serait par trop ignorer l’humanité de ne pas le reconnaître.

Ce serait oublier la faiblesse humaine que de la croire inaccessible, insensible aux séduisantes fictions du vice ou de l’erreur. Ce serait ignorer l’histoire aussi que de nier les ravages immenses et profonds produits par la lecture de ces romans, trop peu réservés qui, selon le mot de Jules Vallès, « font pleurer les mères et travailler les juges ».

C’est dans le but de prévenir, chez ceux qui voient, ces lamentables catastrophes, que nous proscrivons certains livres et que pour certains autres, nous demandons la prudence, en ne les permettant qu’à des lecteurs raisonnables et plus âgés.


III


« Comment établir ces catégories ? dira-t-on. Une œuvre aussi étendue et aussi délicate exige chez celui qui ose l’entreprendre et qui a la volonté de l’accomplir assez loyalement, pour la rendre utile, une vaste érudition, beaucoup de lectures et une connaissance déliée de toutes les productions contemporaines, lesquelles sont parfois répugnantes et en tout cas innombrables et chaque jour plus nombreuses… Dès lors, peut-on espérer réussir ? ».

En effet, le travail est immense, puisque, au témoignage des spécialistes, l’étude complète du roman contemporain exigerait la lecture de 40.000 volumes… Évidemment nous ne nous sommes pas imposé et nous ne pouvions nous imposer cette tâche surhumaine. Mais les notes que nous avons recueillies et soumises au contrôle de théologiens et de littérateurs autorisés, les collaborations sérieuses que nous nous sommes assurées, le concours que nous ont prêté des personnes du monde parfaitement compétentes, nous ont permis de porter sur un grand nombre de romans et de romanciers, un jugement sérieusement motivé.

De telle sorte que, si nous sommes le premier à reconnaître que l’ouvrage n’est pas exempt d’imperfections, les garanties dont il fut entouré et les approbations qu’il a reçues nous autorisent à espérer qu’il pourra rendre quelques services.

Du reste, il n’est pas définitif. On a dit (c’est M. Brunetière, si je ne me trompe) que l’on devait considérer les premières éditions des œuvres comme des essais informes que ceux qui en étaient auteurs proposaient aux personnes de lettres pour en apprendre leur sentiment.

Bien volontiers, nous prenons pour nous cette observation et ce vœu. Si les lacunes et les défauts mêmes de cet ouvrage nous valent et nous rapportent des critiques, des contradictions, des leçons qui le rendent meilleur, nous remercierons Dieu et nos obligeants lecteurs.


IV


Ceux-ci nous présenteront peut-être encore une dernière observation et ils diront : « Entre l’Assommoir et l’Auberge de l’Ange gardien, il y a une distinction que tout le monde établit facilement. Mais entre le premier qui doit être proscrit et le second qui est moralement inoffensif, il y a des milliers d’ouvrages qu’il paraît impossible de « catégoriser » d’une manière absolue au point de vue moral. Comment se reconnaître dans cette zone si étendue et si peuplée ? Comment oser la diviser en districts, de façon à déterminer, pour chaque série de livres, le genre de lecteurs qui lui convient ? »

Les dangers et l’utilité des lectures sont en effet tout ce qu’il y a de plus relatif, de plus individuel et de plus difficilement déterminable. Chaque âge, chaque mentalité, chaque condition, chaque profession même a ses goûts, ses besoins, ses dangers et ses droits. Ce serait témérité et folle présomption de prétendre y pourvoir d’une manière intégrale autrement que par des directions particulières. Il y a cependant, au-dessus des lois qui doivent présider à cette œuvre individuelle, à ce régime moral, des lois générales et inflexibles qui constituent une hygiène nécessaire. Il y a, en dehors des dangers qui affectent des individualités, d’autres dangers auxquels la majorité des âmes ne saurait se soustraire ; à côté des lectures qui sont dangereuses ou utiles respective, comme s’expriment les théologiens, il y en a qui le sont absolute

Ce sont ces lois que nous avons essayé de dégager et ce sont ces dangers que nous avons voulu conjurer en établissant notre classification et en rangeant par catégories distinctes les romanciers et les romans.

Les romanciers d’abord. Nous avons essayé de les définir et de les distinguer par ce qui domine en eux. Et d’après ce critérium, nous n’avons rien trouvé de mieux que de les répartir, conformément au langage courant, en trois classes : les mauvais, les intermédiaires et les bons.

En premier lieu, nous appelons mauvais tous ceux dont les ouvrages ont été même partiellement portés à l’Index ; dès lors que l’Église s’est prononcée sur le caractère dangereux d’un livre, nous devons nous incliner et condamner ce qu’elle a condamné elle-même. Si les auteurs frappés ont produit des ouvrages qui doivent trouver grâce devant la morale chrétienne comme devant les jugements ecclésiastiques, nous sommes tenus en justice de les signaler en leur attribuant la note qu’ils méritent, mais ne pouvons pas oublier que la censure de l’Église, en atteignant un écrivain, le marque d’un trait qui domine toute sa littérature et la rend un peu suspecte… C’est pourquoi nous mettons tous ces auteurs dans une catégorie spéciale… C’est notre première liste de proscription.

Dans la seconde, nous avons rangé les romanciers qui, dans la généralité de leurs œuvres, combattent les doctrines religieuses ou les bonnes mœurs et font ainsi de leur littérature, intentionnellement ou non, un moyen de perversion. Ces auteurs sont, hélas ! très nombreux ; s’ils n’ont pas été personnellement censurés par l’Église, ils n’en sont pas moins condamnés…

Dante les aurait plongés dans les « cercles » de son enfer avec l’ensemble de leurs œuvres. Pour nous, nous avons eu soin de distraire de ce bloc de géhenne, les ouvrages inoffensifs ou moins dangereux… Mais nous avons pensé qu’au total, il était juste de flétrir ces auteurs ; et c’est à cause du caractère dominant de leurs écrits que nous les avons placés dans notre seconde liste de proscription.



Après les proscrits, les suspects ; après les mauvais, les intermédiaires.

Ce sont ceux, qui ne faisant pas de l’irréligion et du vice un devoir et une habitude, sont cependant répréhensibles occasionnellement, soit en soutenant des thèses erronées sur des points secondaires, soit en jetant au milieu d’un livre sérieux et utile quelques pages trop libres, soit enfin en exaltant l’amour outre mesure et en lui donnant trop d’influence sur le cœur, la conscience et la destinée de l’homme. Ce sont ceux qui, à côté de livres pernicieux, en ont publié de très bons ; ou encore ceux qui, après avoir évolué longtemps autour de la mare fangeuse du péché, paraissent s’en être définitivement éloignés pour semer dans de fertiles sillons un bon grain très peu mêlé d’ivraie.

Il nous a paru aussi injuste de proscrire absolument ces auteurs que de les recommander sans réserve. C’est pourquoi nous les avons réunis dans un « cercle » à part, le « purgatoire » de notre troisième catégorie.

Enfin, voici les bons auteurs ou plutôt les bons livres. Nous ne disons pas le « paradis », car il en est bien peu de parfaits : nil ab omni parte beatum, comme dit le poète… Si nous affirmons qu’ils sont à lire, nous ne prétendons pas, tant s’en faut, qu’ils soient toujours nécessaires au perfectionnement de l’homme ; nous voulons faire entendre surtout que ceux qui les fréquenteront sont sûrs de se trouver en honnête compagnie.

Cependant, hâtons-nous de le rappeler, ce qui est foncièrement et loyalement bon n’est pas également utile à tous. Aussi, comme les livres dont il s’agit ici sont plus généralement confiés à des âmes jeunes où tout porte et tout reste, nous avons jugé éminemment pratique d’en dresser une triple liste, selon qu’ils conviennent surtout aux jeunes gens formés, aux adolescents, et aux enfants. L’importance de ce travail de sélection dont nous parlons d’ailleurs plus loin, paraîtra évidente à tous ceux qui comprennent notre but et réfléchissent tant soit peu sur l’influence décisive des lectures dans l’éducation…

Ces dernières pensées nous ont dirigé dans la classification des romans eux-mêmes. Dès les premières pages et dans tout le cours de ce catalogue, nous nous sommes trouvé en présence de livres variés, bons ou mauvais, qui pouvaient être utiles à quelques-uns, inutiles ou nuisibles pour d’autres. Nous nous sommes appliqué à préciser la destination qui leur convenait le mieux, d’après les principes que nous exposons plus loin.

Ce n’est pas certes que nous ayons prétendu établir un régime de lectures ; l’entreprise serait téméraire et ce n’était pas notre but. Nous avons voulu uniquement marquer des limites et prévenir des dangers.

Les notes elles-mêmes que nous avons répandues à travers cette « armature » parfois boiteuse n’ont pas d’autre objet. Si peu fouillées et si peu littéraires qu’elles soient, elles visent à être exactes et pratiques ; si sévères qu’elles paraissent, elles ne sont pourtant que très prudentes.

En réservant pour telle catégorie de lecteurs tel livre ou tel auteur déterminé, soit dans les notes, soit dans la classification, nous n’avons pas eu, en effet, l’intention de l’interdire à tous ceux qui n’ont ni leur âge, ni leur maturité, nous avons seulement voulu dire : Prenez garde, il y a probablement danger pour vous.

À une époque ou, dans les lectures, l’imprudence cause plus de désastres moraux que la perversion, c’est quelque chose que d’essayer de la prévenir.

Ceux qui mépriseront nos conseils et qui, sans être assez sûrs d’eux-mêmes, s’engageront plus avant que nous le leur permettons, ne feront pas tous naufrage ; mais ils reconnaîtront peut-être par expérience que, s’ils n’ont pas trop souffert, d’autres, moins avertis, s’exposeraient, en suivant la même route, à de sérieuses avaries, et au nom de la charité qui unit en Dieu toutes les âmes chrétiennes, ils nous remercieront.

Fête de Saint-Michel, 29 Septembre 1904.