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Romans de Victor Hugo

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ROMANS DE VICTOR HUGO, nouvelle édition[1].

Autant il importe que la critique, tout en demeurant digne et mesurée, se montre néanmoins sévère et dédaigneuse pour ces médiocrités bien constatées, chez lesquelles nul germe de talent n’autorise l’espoir d’un meilleur avenir, autant il convient que justice pleine et entière soit rendue par elle à l’artiste véritable ; qu’elle fasse cause commune et lutte avec lui, s’il combat encore, ou bien si, vainqueur, il s’est enfin élevé sur le pavois, qu’elle salue son triomphe, et joigne son adhésion à toutes celles qu’il a déjà obtenues ou conquises.

Certes M. Victor Hugo n’a maintenant nul besoin de la nôtre. Voici déjà long-temps que son avènement est proclamé et que les voix éloquentes l’ont consacré. Déjà dans cette Revue le plus ingénieux et le plus fin de nos critiques a peint de main de maître toute la vie littéraire de M. Victor Hugo. Cependant, poète lui même, par une sympathie que l’on comprend, c’est surtout le pacte que l’auteur des Consolations a cherché à faire ressortir dans celui des Orientales et des Feuilles d’automne. Mais aujourd’hui que se publie une nouvelle édition des romans de M. Victor Hugo, c’est le cas de montrer plus spécialement en lui le romancier. Nous passerons donc sommairement en revue ces romans tant de fois et si souvent jugés chacun en son temps. Il ne sera peut-être pas sans intérêt de les considérer de nouveau, à distance, maintenant que le grand bruit qui s’est fait autour de leur première publication s’est apaisé, maintenant qu’ils occupent paisiblement le haut rang auquel ils se sont placés, en dépit de toute opposition.

Nous sommes de ceux qui aiment à classer par ordre de naissance les œuvres d’un écrivain. Grâce à Victor Hugo, nous savons que Bug-Jargal est l’aîné de ses romans. Il fit ce livre en 1818, deux ans avant Han d’Islande, ayant seize ans. Il avait alors parié qu’il écrirait un volume en quinze jours. — Seize ans, dit-il lui-même, c’est l’âge où l’on parie pour tout et où l’on improvise, sur tout ; — où l’on fait tout vraiment, excepté pareilles choses. Au surplus, quoiqu’en 1825 l’auteur ait remanié Bug-Jargal et l’ait récrit en grande partie, ce livre n’en est pas moins, et par le fond et pour beaucoup de détails, son premier ouvrage. Il en avait emprunté l’idée première à l’histoire de la révolte des esclaves de Saint-Domingue en 1791. C’était débuter hardiment et placer déjà haut la scène. Cependant le drame du jeune homme ne fut pas indigne du théâtre neuf et large sur lequel il le faisait jouer. La fable tirant des circonstances et des localités un vif caractère d’intérêt et d’originalité, est d’ailleurs habilement ourdie et marche rapide et pressée vers un dénouement des plus pathétiques. Il y a beaucoup de grâce et de douceur, un charme infini dans l’amour de Marie et de Léopold d’Anverney. C’est bien là le premier amour, l’amour de seize ans. Il ne pouvait être écrit qu’à cet âge, ce livre dans lequel on respire toute la fraîcheur parfumée d’une de ces douces matinées d’été, qui promettent une journée brûlante et magnifique.

Mais après Bug-Jargal se présente à nous d’abord Han d’Islande. Han d’Islande ! — Voila le plus gros péché de M. Victor Hugo. Ce sera bien le dernier dont ces messieurs de l’Académie lui donneront l’absolution. — La plupart ne connaissent pas le livre. Qu’importe ? Han d’Islande ! Le titre dit tout ! Ce doit être quelque chose d’absurde, de ridicule, de monstrueux, d’immoral ! Han d’Islande ! cela ne se lit point. Aussi ont-ils condamné l’ouvrage par contumace. Cependant nous qui, moins scrupuleux, au sortir du collège, avons lu ce roman de jeune homme ; jeunes hommes nous-mêmes, nous l’avons réhabilité bien vite. Il a frémi sur toutes nos lèvres ce chaste baiser qu’Ordener prend sur les lèvres d’Ethel dans le noir corridor de la tour. Ce baiser, nul de nous ne l’a depuis oublié. C’est qu’il était pour nous comme une ablution. Il semblait que ce pur et nouvel amour avec lequel sympathisaient nos âmes, les lavât des souillures qu’y avaient laissées le Faublas et tout ce qu’en cachette, au lycée, dans notre ardente et inquiète curiosité, nous avions pu parcourir de sales et honteux ouvrages. Ce roman de poète nous rangeait du parti de la réaction qui se préparait contre M. Pigault-Lebrun et son école fangeuse. Quelle verve d’imagination d’ailleurs encore dans ce livre ! Que de fantaisie et de rigueur ! — Il y avait là telle page sur les exécutions publiques, où l’on pouvait découvrir en germe tout le Dernier jour d’un condamné.

Cette œuvre ne devait cependant éclore et se produire qu’en 1829. — Mais Cromwell, la seconde partie des Odes, les Ballades et les Orientales, font une magnifique transition de Han d’Islande au Dernier jour d’un condamné.

À vrai dire, ce n’est point un roman que le Dernier jour d’un condamné. C’est quelque chose de plus haut ; c’est un livre à part, un livre dont on n’avait pas l’idée et qu’on n’imitera point ; c’est une création qui doit demeurer isolée, unique dans l’art. Après cela, si bon vous semble, et comme le veut bien lui-même l’auteur, nommez l’ouvrage un plaidoyer, j’y consens aussi. Au moins celui-là n’est pas de ceux qu’on déclame au palais ; il n’y a rien la du procureur général ou de l’avocat. C’est tout simplement le réquisitoire d’un homme de génie contre la peine de mort, ce grand crime de la société, flagrant depuis tant de siècles.

Il est beau de voir le poète prendre en mains une telle cause et la plaider ainsi. Dans une préface très étendue, qui accompagne la nouvelle édition du Dernier jour d’un condamné, résumant avec puissance tout ce qu’il y a d’argumens pour battre en brèche la vieille superstition des supplices, M. Victor Hugo prend contre la peine de mort des conclusions explicites et définives : espérons qu’il n’est pas loin le jour où elles lui seront solennellement adjugées. La civilisation des peuples, cet arbitre suprême, ne peut plus en vérité tarder à juger cette question en dernier ressort.

Cependant après Marion Delorme et Hernani, voici venir, en 1831, Notre-Dame de Paris.

Cet ouvrage que nous venons de voir, se souciant peu de la difficulté des circonstances et de nos préoccupations politiques, réussissant même à les maîtriser et à les distraire, se frayer la route à travers l’émeute vers un immense succès, a trop récemment occupé toutes les voix de la critique, il est trop présent à toutes les mémoires pour qu’il soit besoin d’en rappeler autre chose ici que le titre. Toutes les mères savent par cœur ces chapitres ravissans de petits pieds baisés, de joie, d’ivresse et de folies maternelles. On les redit partout le soir au foyer de chaque maison, en faisant la toilette de nuit des petits enfans, en les couchant tout endormis dans leurs petits berceaux. La Esmeralda, cette poétique et délicieuse créature née seulement d’hier, nous apparaît déjà voltigeant avec ses ailes diaphanes, parmi les types les plus suaves et les plus purs de la grâce antique. Claude Frollo ne s’est pas moins puissamment emparé de nos imaginations. Ce n’est plus ici l’amour adolescent. Ce n’est plus l’amour timide et rougissant de Léopold et d’Ordener. Voici la passion virile ! la passion fougueuse et criminelle ! Voici la frénésie ! voici l’enfer tout entier dans une âme ! Cet homme est monstrueux, et pourtant prenons-en pitié ! Il aime. — N’a-t-il pas plus souffert d’ailleurs qu’il n’a fait souffrir ! — Et Notre-Dame, la vieille cathédrale ! Elle était déserte pour nous avant ce livre ; mais voici qu’elle s’est peuplée des créations du poète. Nous ne passons plus sous ses hautes tours noirâtres sans voir ce pauvre Quasimodo se hisser à leurs angles ou se balancer avec leurs cloches.

On nous promet pour la nouvelle édition de Notre-Dame de Paris, deux chapitres inédits dans l’un desquels doit reparaître encore Louis xi. Vienne donc vite la nouvelle édition.

Sans prétendre le moins du monde en donner l’analyse, nous avons rapidement examiné les divers romans de M. Victor Hugo, suivant l’ordre de leur composition plutôt que celui de leur publication, et nous contentant d’indiquer leurs plus saillans caractères. Il serait d’ailleurs fort difficile de les juger à part, soit isolément, soit dans leur ensemble ; car ils ne sont eux-mêmes que des portions d’un tout plus vaste et en quelque sorte indivisible. Mais ce qu’il importe, c’est de bien observer de l’un à l’autre la marche progressive de l’écrivain, et de considérer en même temps la série de ses travaux intermédiaires. Quand nous briserions la chaîne, nous n’en verrions pas mieux les anneaux qui la composent.

Mais rapprochons d’abord les premières odes de Bug-Jargal et de Han d’Islande. Ces ouvrages contemporains s’expliquent plus complètement les uns par les autres. Ainsi groupés, ils se font mieux apprécier et comprendre. Voyez alors comme, dans ces romans, se répand toute cette exubérance d’imagination, toute cette sève, toute cette luxuriance de jeunesse à laquelle ne veulent point laisser passage les premières odes politiques, si graves et si austères par le fond, si précises et si arrêtées par la forme ; moules déjà tellement remplis de pensée, que rien autre n’y peut plus pénétrer.

Cependant ce ne sont encore là que des préludes. Le poète qui, promenant ses doigts sur la lyre, en tire tour-à-tour des accords si mâles et des accens si passionnés, n’a pas encore assez, selon lui, dompté son instrument. Il lui demande une voix plus haute encore et plus puissante.

Mais écoutez : voici soudain Cromwell et sa préface retentissante, puis les Odes de fantaisie, les Ballades, puis les Orientales. — Le poète revient de l’Orient les ailes étendues, il voudrait les refermer, et redescendre sur quelque cime pour se reposer ; il ne le peut. Son essor lyrique l’emporte, il vient d’apercevoir un de ces malheureux que nous mettons vingt-quatre heures à crucifier ; écoutez, avant de s’abattre, il va suivre, d’en haut, une à une, toutes les tortures du misérable et nous les dire une à une ; il va nous chanter le Dernier jour d’un condamné ; immense et magnifique dithyrambe, la plus développée, la plus ailée, la plus sublime de ses odes. — De là cette admirable prose, toute de strophes et de rhythmes nouveaux ; de là ce roman que les étrangers ne s’efforcent de traduire que dans leur plus haute poésie lyrique[2]. Ne cherchez pas non plus ailleurs que dans ce livre la source où sont venus puiser tant de faiseurs à la suite qui, s’imaginant reproduire ce style si neuf, si vif, si pittoresque, l’ont travesti seulement en un cynique dévergondage d’expression, ne lui ont substitué qu’un pêle-mêle effréné de mots. — Pauvres et maladroites contrefaçons ! Quoi ! messieurs les inventeurs, vous voulez vous faire un style ; mais faites-vous donc auparavant quelque originalité d’esprit ! Ayez une individualité. — Si Sainte-Beuve, de Vigny, Mérimée, Nodier, ont su trouver une autre langue à eux propre, c’est qu’ils avaient d’abord une pensée. — Il n’y a pas d’autre secret, voyez-vous.

Mais revenons à M. Victor Hugo. Après Marion de Lorme, après Hernani, après les Feuilles d’automne (car la composition de la plupart des pièces qui composent ce beau recueil de poésies est de beaucoup antérieure à sa publication) se présente à nous Notre-Dame de Paris. Des divers ouvrages de l’auteur celui-ci semble le plus complet et le plus significatif. Le poète a mis toutes ses cordes à cet instrument. Ici, d’abord, c’est le drame qui s’expose, se noue et se dénoue toujours varié, toujours simple en même temps que terrible et pathétique ; et puis voici, sans qu’elle languisse jamais, son action coupée de loin à loin par de grands morceaux lyriques, ainsi que la tragédie antique l’était par ses chœurs, comme la messe par les chants de l’orgue, tandis que la voix des prêtres se tait. N’entendez-vous pas ? Ce sont d’admirables cantiques qui tantôt, merveilles d’harmonie eux-mêmes, racontent les merveilles de l’architecture du moyen âge ; tantôt, échos fidèles, répètent le vaste concert des cloches de toutes les paroisses du vieux Paris. Dites : le poète n’est-il pas là tout entier avec son drame et son lyrisme ?

Disons le cependant, dans ce livre comme dans les autres livres de M. Victor Hugo, parmi tant d’éminentes qualités, s’il en est une essentiellement suréminente, c’est le lyrisme, sommité la plus haute de son génie, celle qui, dominant toute son œuvre, lui donne un tel caractère d’élévation et de grandeur. — C’est la flèche, qui, se dressant au-dessus du portail, monte dans le ciel, et plane sur toute la cathédrale.

Ne terminons pas sans le reconnaître, M. Victor Hugo, jeune encore, a déjà construit un bien noble et bien splendide monument. Pour le mener à fin sans doute, il a fallu que l’architecte ne manquât ni de courage, ni de persévérance ; les ignobles et grossières critiques ne lui furent pas épargnées ; — lui, sans en prendre souci, continuait laborieusement son œuvre. Mais, comme l’a dit Jean-Paul, la foule ne vient déposer d’immondices qu’au pied des grands édifices. — S’il nous était permis de continuer cette belle pensée, nous dirions aussi qu’un jour arrive où toute la cité s’indigne de ces profanations, et bientôt, obéissant à la voix unanime, les édiles font entourer de grilles dorées et de plantations le monument trop long-temps insulté.

a. fontaney

  1. Chez Renduel.
  2. Un jeune italien a traduit le Dernier jour d’un condamné en tercets, dans le rhythme du Dante.