Romans et Contes de Théophile Gautier/Avatar/12

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Romans et ContesA. Lemerre (p. 136-149).
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XII


Pendant le trajet du Bois de Boulogne à la rue du Regard, Octave de Saville dit au docteur Cherbonneau :

« Mon cher docteur, je vais mettre encore une fois votre science à l’épreuve : il faut réintégrer nos âmes chacune dans son domicile habituel. ― Cela ne doit pas vous être difficile ; j’espère que M. le comte Labinski ne vous en voudra pas pour lui avoir fait changer un palais contre une chaumière et loger quelques heures sa personnalité brillante dans mon pauvre individu. Vous possédez d’ailleurs une puissance à ne craindre aucune vengeance. »

Après avoir fait un signe d’acquiescement, le docteur Balthazar Cherbonneau dit : « L’opération sera beaucoup plus simple cette fois-ci que l’autre ; les imperceptibles filaments qui retiennent l’âme au corps ont été brisés récemment chez vous et n’ont pas eu le temps de se renouer, et vos volontés ne feront pas cet obstacle qu’oppose au magnétiseur la résistance instinctive du magnétisé. M. le comte pardonnera sans doute à un vieux savant comme moi de n’avoir pu résister au plaisir de pratiquer une expérience pour laquelle on ne trouve pas beaucoup de sujets, puisque cette tentative n’a servi d’ailleurs qu’à confirmer avec éclat une vertu qui pousse la délicatesse jusqu’à la divination, et triomphe là où toute autre eût succombé. Vous regarderez, si vous voulez, comme un rêve bizarre cette transformation passagère, et peut-être plus tard ne serez-vous pas fâché d’avoir éprouvé cette sensation étrange que très peu d’hommes ont connue, celle d’avoir habité deux corps. ― La métempsycose n’est pas une doctrine nouvelle ; mais, avant de transmigrer dans une autre existence, les âmes boivent la coupe d’oubli, et tout le monde ne peut pas, comme Pythagore, se souvenir d’avoir assisté à la guerre de Troie.

― Le bienfait de me réinstaller dans mon individualité, répondit poliment le comte, équivaut au désagrément d’en avoir été exproprié, cela soit dit sans aucune mauvaise intention pour M. Octave de Saville que je suis encore et que je vais cesser d’être. »

Octave sourit avec les lèvres du comte Labinski à cette phrase, qui n’arrivait à son adresse qu’à travers une enveloppe étrangère, et le silence s’établit entre ces trois personnages, à qui leur situation anormale rendait toute conversation difficile.

Le pauvre Octave songeait à son espoir évanoui, et ses pensées n’étaient pas, il faut l’avouer, précisément couleur de rose. Comme tous les amants rebutés, il se demandait encore pourquoi il n’était pas aimé, ― comme si l’amour avait un pourquoi ! la seule raison qu’on en puisse donner est le parce que, réponse logique dans son laconisme entêté, que les femmes opposent à toutes les questions embarrassantes. Cependant il se reconnaissait vaincu et sentait que le ressort de la vie, retendu chez lui un instant par le docteur Cherbonneau, était de nouveau brisé et bruissait dans son cœur comme celui d’une montre qu’on a laissée tomber à terre. Octave n’aurait pas voulu causer à sa mère le chagrin de son suicide, et il cherchait un endroit où s’éteindre silencieusement de son chagrin inconnu sous le nom scientifique d’une maladie plausible. S’il eût été peintre, poète ou musicien, il aurait cristallisé sa douleur en chefs-d’œuvre, et Prascovie vêtue de blanc, couronnée d’étoiles, pareille à la Béatrice de Dante, aurait plané sur son inspiration comme un ange lumineux ; mais, nous l’avons dit en commençant cette histoire, bien qu’instruit et distingué, Octave n’était pas un de ces esprits d’élite qui impriment sur ce monde la trace de leur passage. Âme obscurément sublime, il ne savait qu’aimer et mourir.

La voiture entra dans la cour du vieil hôtel de la rue du Regard, cour au pavé serti d’herbe verte où les pas des visiteurs avaient frayé un chemin et que les hautes murailles grises des constructions inondaient d’ombres froides comme celles qui tombent des arcades d’un cloître : le Silence et l’Immobilité veillaient sur le seuil comme deux statues invisibles pour protéger la méditation du savant.

Octave et le comte descendirent, et le docteur franchit le marchepied d’un pas plus leste qu’on n’aurait pu l’attendre de son âge et sans s’appuyer au bras que le valet de pied lui présentait avec cette politesse que les laquais de grande maison affectent pour les personnes faibles ou âgées.

Dès que les doubles portes se furent refermées sur eux, Olaf et Octave se sentirent enveloppés par cette chaude atmosphère qui rappelait au docteur celle de l’Inde et où seulement il pouvait respirer à l’aise, mais qui suffoquait presque les gens qui n’avaient pas été comme lui torréfiés trente ans aux soleils tropicaux. Les incarnations de Wishnou grimaçaient toujours dans leurs cadres, plus bizarres au jour qu’à la lumière ; Shiva, le dieu bleu, ricanait sur son socle, et Dourga, mordant sa lèvre calleuse de ses dents de sanglier, semblait agiter son chapelet de crânes. Le logis gardait son impression mystérieuse et magique.

Le docteur Balthazar Cherbonneau conduisit ses deux sujets dans la pièce où s’était opérée la première transformation ; il fit tourner le disque de verre de la machine électrique, agita les tiges de fer du baquet mesmérien, ouvrit les bouches de chaleur de façon à faire monter rapidement la température, lut deux ou trois lignes sur des papyrus si anciens qu’ils ressemblaient à de vieilles écorces prêtes à tomber en poussière, et, lorsque quelques minutes furent écoulées, il dit à Octave et au comte :

« Messieurs, je suis à vous ; voulez-vous que nous commencions ? »

Pendant que le docteur se livrait à ces préparatifs, des réflexions inquiétantes passaient par la tête du comte.

« Lorsque je serai endormi, que va faire de mon âme ce vieux magicien à figure de macaque qui pourrait bien être le diable en personne ? ― La restituera-t-il à mon corps ou l’emportera-t-il en enfer avec lui ? Cet échange qui doit me rendre mon bien n’est-il qu’un nouveau piège, une combinaison machiavélique pour quelque sorcellerie dont le but m’échappe ? Pourtant, ma position ne saurait guère empirer. Octave possède mon corps, et, comme il le disait très bien ce matin, en le réclamant sous ma figure actuelle je me ferais enfermer comme fou. S’il avait voulu se débarrasser définitivement de moi, il n’avait qu’à pousser la pointe de son épée ; j’étais désarmé, à sa merci ; la justice des hommes n’avait rien à y voir ; les formes du duel étaient parfaitement régulières et tout s’était passé selon l’usage. ― Allons ! pensons à Prascovie, et pas de terreur enfantine ! Essayons du seul moyen qui me reste de la reconquérir ! »

Et il prit comme Octave la tige de fer que le docteur Balthazar Cherbonneau lui présentait.

Fulgurés par les conducteurs de métal chargés à outrance de fluide magnétique, les deux jeunes gens tombèrent bientôt dans un anéantissement si profond qu’il eût ressemblé à la mort pour toute personne non prévenue : le docteur fit les passes, accomplit les rites, prononça les syllabes comme la première fois, et bientôt deux petites étincelles apparurent au-dessus d’Octave et du comte avec un tremblement lumineux ; le docteur reconduisit à sa demeure primitive l’âme du comte Olaf Labinski, qui suivit d’un vol empressé le geste du magnétiseur.

Pendant ce temps, l’âme d’Octave s’éloignait lentement du corps d’Olaf, et, au lieu de rejoindre le sien, s’élevait, s’élevait comme toute joyeuse d’être libre, et ne paraissait pas se soucier de rentrer dans sa prison. Le docteur se sentit pris de pitié pour cette Psyché qui palpitait des ailes, et se demanda si c’était un bienfait de la ramener vers cette vallée de misère. Pendant cette minute d’hésitation, l’âme montait toujours. Se rappelant son rôle, M. Cherbonneau répéta de l’accent le plus impérieux l’irrésistible monosyllabe et fit une passe fulgurante de volonté ; la petite lueur tremblotante était déjà hors du cercle d’attraction, et, traversant la vitre supérieure de la croisée, elle disparut.

Le docteur cessa des efforts qu’il savait superflus et réveilla le comte, qui, en se voyant dans un miroir avec ses traits habituels, poussa un cri de joie, jeta un coup d’œil sur le corps toujours immobile d’Octave comme pour se prouver qu’il était bien définitivement débarrassé de cette enveloppe, et s’élança dehors, après avoir salué de la main de M. Balthazar Cherbonneau.

Quelques instants après, le roulement sourd d’une voiture sous la voûte se fit entendre, et le docteur Balthazar Cherbonneau resta seul face à face avec le cadavre d’Octave de Saville.

« Par la trompe de Ganésa ! s’écria l’élève du brahme d’Éléphanta lorsque le comte fut parti, voilà une fâcheuse affaire ; j’ai ouvert la porte de la cage, l’oiseau s’est envolé, et le voilà déjà hors de la sphère de ce monde, si loin que le sannyâsi Brahma-Logum lui-même ne le rattraperait pas ; je reste avec un corps sur les bras. Je puis bien le dissoudre dans un bain corrosif si énergique qu’il n’en resterait pas un atome appréciable, ou en faire en quelques heures une momie de Pharaon pareille à celles qu’enferment ces boîtes bariolées d’hiéroglyphes ; mais on commencerait des enquêtes, on fouillerait mon logis, on ouvrirait mes caisses, on me ferait toutes sortes d’interrogatoires ennuyeux… »

Ici, une idée lumineuse traversa l’esprit du docteur ; il saisit une plume et traça rapidement quelques lignes sur une feuille de papier qu’il serra dans le tiroir de sa table.

Le papier contenait ces mots :

« N’ayant ni parents, ni collatéraux, je lègue tous mes biens à M. Octave de Saville, pour qui j’ai une affection particulière, ― à la charge de payer un legs de cent mille francs à l’hôpital brahminique de Ceylan, pour les animaux vieux, fatigués ou malades, de servir douze cents francs de rente viagère à mon domestique indien et à mon domestique anglais, et de remettre à la bibliothèque Mazarine le manuscrit des lois de Manou. »

Ce testament fait à un mort par un vivant n’est pas une des choses les moins bizarres de ce conte invraisemblable et pourtant réel ; mais cette singularité va s’expliquer sur-le-champ.

Le docteur toucha le corps d’Octave de Saville, que la chaleur de la vie n’avait pas encore abandonné, regarda dans la glace son visage ridé, tanné et rugueux comme une peau de chagrin, d’un air singulièrement dédaigneux, et faisant sur lui le geste avec lequel on jette un vieil habit lorsque le tailleur vous en apporte un neuf, il murmura la formule du sannyâsi Brahma-Logum.

Aussitôt le corps du docteur Balthazar Cherbonneau roula comme foudroyé sur le tapis, et celui d’Octave de Saville se redressa fort, alerte et vivace.

Octave-Cherbonneau se tint debout quelques minutes devant cette dépouille maigre, osseuse et livide qui, n’étant plus soutenue par l’âme puissante qui la vivifiait tout à l’heure, offrit presque aussitôt les signes de la plus extrême sénilité, et prit rapidement une apparence cadavéreuse.

« Adieu, pauvre lambeau humain, misérable guenille percée au coude, élimée sur toutes les coutures, que j’ai traînée soixante-dix ans dans les cinq parties du monde ! tu m’as fait un assez bon service, et je ne te quitte pas sans quelque regret. On s’habitue l’un et l’autre à vivre si longtemps ensemble ! mais avec cette jeune enveloppe, que ma science aura bientôt rendue robuste, je pourrai étudier, travailler, lire encore quelques mots du grand livre, sans que la mort le ferme au paragraphe le plus intéressant en disant : « C’est assez ! »

Cette oraison funèbre adressée à lui-même, Octave-Cherbonneau sortit d’un pas tranquille pour aller prendre possession de sa nouvelle existence.

Le comte Olaf Labinski était retourné à son hôtel et avait fait demander tout de suite si la comtesse pouvait le recevoir.

Il la trouva assise sur un banc de mousse, dans la serre, dont les panneaux de cristal relevés à demi laissaient passer un air tiède et lumineux, au milieu d’une véritable forêt vierge de plantes exotiques et tropicales ; elle lisait Novalis, un des auteurs les plus subtils, les plus raréfiés, les plus immatériels qu’ait produit le spiritualisme allemand ; la comtesse n’aimait pas les livres qui peignent la vie avec des couleurs réelles et fortes, ― et la vie lui paraissait un peu grossière à force d’avoir vécu dans un monde d’élégance, d’amour et de poésie.

Elle jeta son livre et leva lentement les yeux vers le comte. Elle craignait de rencontrer encore dans les prunelles noires de son mari ce regard ardent, orageux, chargé de pensées mystérieuses, qui l’avait si péniblement troublée et qui lui semblait ― appréhension folle, idée extravagante ― le regard d’un autre !

Dans les yeux d’Olaf éclatait une joie sereine, brûlait d’un feu égal un amour chaste et pur ; l’âme étrangère qui avait changé l’expression de ses traits s’était envolée pour toujours : Prascovie reconnut aussitôt son Olaf adoré, et une rapide rougeur de plaisir nuança ses joues transparentes. ― Quoiqu’elle ignorât les transformations opérées par le docteur Cherbonneau, sa délicatesse de sensitive avait pressenti tous ces changements sans pourtant qu’elle s’en rendît compte.

« Que lisiez-vous là, chère Prascovie ? dit Olaf en ramassant sur la mousse le livre relié de maroquin bleu. ― Ah ! l’histoire de Henri d’Ofterdingen, ― c’est le même volume que je suis allé vous chercher à franc étrier à Mohilev, ― un jour que vous aviez manifesté à table le désir de l’avoir. À minuit il était sur votre guéridon, à côté de votre lampe ; mais aussi Ralph en est resté poussif !

― Et je vous ai dit que jamais plus je ne manifesterais la moindre fantaisie devant vous. Vous êtes du caractère de ce grand d’Espagne qui priait sa maîtresse de ne pas regarder les étoiles, puisqu’il ne pouvait les lui donner.

― Si tu en regardais une, répondit le comte, j’essayerais de monter au ciel et de l’aller demander à Dieu. »

Tout en écoutant son mari, la comtesse repoussait une mèche révoltée de ses bandeaux qui scintillait comme une flamme dans un rayon d’or. Ce mouvement avait fait glisser sa manche et mis à nu son beau bras que cerclait au poignet le lézard constellé de turquoises qu’elle portait le jour de cette apparition aux Cascines, si fatale pour Octave.

« Quelle peur, dit le comte, vous a causée jadis ce pauvre petit lézard que j’ai tué d’un coup de badine lorsque, pour la première fois, vous êtes descendue au jardin sur mes instantes prières ! Je le fis mouler en or et orner de quelques pierres ; mais, même à l’état de bijou, il vous semblait toujours effrayant, et ce n’est qu’au bout d’un certain temps que vous vous décidâtes à le porter.

― Oh ! j’y suis habituée tout à fait maintenant, et c’est de mes joyaux celui que je préfère, car il me rappelle un bien cher souvenir.

― Oui, reprit le comte ; ce jour-là, nous convînmes que, le lendemain, je vous ferais demander officiellement en mariage à votre tante. »

La comtesse, qui retrouvait le regard, l’accent du vrai Olaf, se leva, rassurée d’ailleurs par ces détails intimes, lui sourit, lui prit le bras et fit avec lui quelques tours dans la serre, arrachant au passage, de sa main restée libre, quelques fleurs dont elle mordait les pétales de ses lèvres fraîches, comme cette Vénus de Schiavone qui mange des roses.

« Puisque vous avez si bonne mémoire aujourd’hui, dit-elle en jetant la fleur qu’elle coupait de ses dents de perle, vous devez avoir retrouvé l’usage de votre langue maternelle… que vous ne saviez plus hier.

― Oh ! répondit le comte en polonais, c’est celle que mon âme parlera dans le ciel pour te dire que je t’aime, si les âmes gardent au paradis un langage humain. »

Prascovie, tout en marchant, inclina doucement sa tête sur l’épaule d’Olaf.

« Cher cœur, murmura-t-elle, vous voilà tel que je vous aime. Hier vous me faisiez peur, et je vous ai fui comme un étranger. »

Le lendemain, Octave de Saville, animé par l’esprit du vieux docteur, reçut une lettre lisérée de noir, qui le priait d’assister aux service, convoi et enterrement de M. Balthazar Cherbonneau.

Le docteur, revêtu de sa nouvelle apparence, suivit son ancienne dépouille au cimetière, se vit enterrer, écouta d’un air de componction fort bien joué les discours que l’on prononça sur sa fosse, et dans lesquels on déplorait la perte irréparable que venait de faire la science ; puis il retourna rue Saint-Lazare et attendit l’ouverture du testament qu’il avait écrit en sa faveur.

Ce jour-là on lut aux faits divers dans les journaux du soir :

« M. le docteur Balthazar Cherbonneau, connu par le long séjour qu’il a fait aux Indes, ses connaissances philologiques et ses cures merveilleuses, a été trouvé mort, hier, dans son cabinet de travail. L’examen minutieux du corps éloigne entièrement l’idée d’un crime. M. Cherbonneau a sans doute succombé à des fatigues intellectuelles excessives ou péri dans quelque expérience audacieuse. On dit qu’un testament olographe découvert dans le bureau du docteur lègue à la bibliothèque Mazarine des manuscrits extrêmement précieux, et nomme pour son héritier un jeune homme appartenant à une famille distinguée, M. O. de S. »