Romans et Contes de Théophile Gautier/Jettatura/14

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Jettatura
Romans et ContesA. Lemerre (p. 277-296).


XIV


Vers deux heures de l’après-midi, une bande de touristes anglais, guidée par un cicerone, visitait les ruines de Pompeï ; la tribu insulaire, composée du père, de la mère, de trois grandes filles, de deux petits garçons et d’un cousin, avait déjà parcouru d’un œil glauque et froid, où se lisait ce profond ennui qui caractérise la race britannique, l’amphithéâtre, le théâtre de tragédie et de chant, si curieusement juxtaposés ; le quartier militaire, crayonné de caricatures par l’oisiveté du corps de garde ; le forum, surpris au milieu d’une réparation ; la basilique, les temples de Vénus et de Jupiter, le Panthéon et les boutiques qui les bordent. Tous suivaient en silence dans leur Murray les explications bavardes du cicerone et jetaient à peine un regard sur les colonnes, les fragments de statues, les mosaïques, les fresques et les inscriptions.

Ils arrivèrent enfin aux bains antiques, découverts en 1824, comme le guide le leur faisait remarquer. « Ici étaient les étuves, là le four à chauffer l’eau, plus loin la salle à température modérée ; » ces détails donnés en patois napolitain mélangé de quelques désinences anglaises paraissaient intéresser médiocrement les visiteurs, qui déjà opéraient une volte-face pour se retirer, lorsque miss Ethelwina, l’aînée des demoiselles, jeune personne aux cheveux blonds filasse, et à la peau truitée de taches de rousseur, fit deux pas en arrière, d’un air moitié choqué, moitié effrayé, et s’écria : « Un homme !

— Ce sera sans doute quelque ouvrier des fouilles à qui l’endroit aura paru propice pour faire la sieste ; il y a sous cette voûte de la fraîcheur et de l’ombre : n’ayez aucune crainte, mademoiselle, dit le guide en poussant du pied le corps étendu à terre. Holà ! réveille-toi, fainéant, et laisse passer Leurs Seigneuries. »

Le prétendu dormeur ne bougea pas.

« Ce n’est pas un homme endormi, c’est un mort, » dit un des jeunes garçons, qui, vu sa petite taille, démêlait mieux dans l’ombre l’aspect du cadavre.

Le cicerone se baissa sur le corps et se releva brusquement, les traits bouleversés.

« Un homme assassiné ! s’écria-t-il.

— Oh ! c’est vraiment désagréable de se trouver en présence de tels objets ; écartez-vous, Ethelwina, Kitty, Bess, dit mistress Bracebridge ; il ne convient pas à de jeunes personnes bien élevées de regarder un spectacle si impropre. Il n’y a donc pas de police dans ce pays-ci ! Le coroner aurait dû relever le corps.

— Un papier ! fit laconiquement le cousin, roide, long et embarrassé de sa personne comme le laird de Dumbidike de la Prison d’Édimbourg.

— En effet, dit le guide en prenant le billet placé sur la poitrine d’Altavilla, un papier avec quelques lignes d’écriture.

— Lisez, » dirent en chœur les insulaires, dont la curiosité était surexcitée.

« Qu’on ne recherche ni n’inquiète personne pour ma mort. Si l’on trouve ce billet sur ma blessure, j’aurai succombé dans un duel loyal.

« Signé Felipe, comte d’Altavilla. »

« C’était un homme comme il faut ; quel dommage ! soupira mistress Bracebridge, que la qualité de comte du mort impressionnait.

— Et un joli garçon, murmura tout bas Ethelwina, la demoiselle aux taches de rousseur.

— Tu ne te plaindras plus, dit Bess à Kitty, du manque d’imprévu dans les voyages : nous n’avons pas, il est vrai, été arrêtés par des brigands sur la route de Terracine à Fondi ; mais un jeune seigneur percé d’un coup de stylet dans les ruines de Pompeï, voilà une aventure. Il y a sans doute là-dessous une rivalité d’amour ; — au moins nous aurons quelque chose d’italien, de pittoresque et de romantique à raconter à nos amies. Je ferai de la scène un dessin sur mon album, et tu joindras au croquis des stances mystérieuses dans le goût de Byron.

— C’est égal, fit le guide, le coup est bien donné, de bas en haut, dans toutes les règles ; il n’y a rien à dire. »

Telle fut l’oraison funèbre du comte Altavilla.

Quelques ouvriers, prévenus par le cicerone, allèrent chercher la justice, et le corps du pauvre Altavilla fut reporté à son château, près de Salerne.

Quant à M. d’Aspremont, il avait regagné sa voiture, les yeux ouverts comme un somnambule et ne voyant rien. On eût dit une statue qui marchait. Quoiqu’il eût éprouvé à la vue du cadavre cette horreur religieuse qu’inspire la mort, il ne se sentait pas coupable, et le remords n’entrait pour rien dans son désespoir. Provoqué de manière à ne pouvoir refuser, il n’avait accepté ce duel qu’avec l’espérance d’y laisser une vie désormais odieuse. Doué d’un regard funeste, il avait voulu un combat aveugle pour que la fatalité seule fût responsable. Sa main même n’avait pas frappé ; son ennemi s’était enferré ! Il plaignait le comte Altavilla comme s’il eût été étranger à sa mort. « C’est mon stylet qui l’a tué, se disait-il, mais si je l’avais regardé dans un bal, un lustre se fût détaché du plafond et lui eût fendu la tête. Je suis innocent comme la foudre, comme l’avalanche, comme le mancenillier, comme toutes les forces destructives et inconscientes. Jamais ma volonté ne fut malfaisante, mon cœur n’est qu’amour et bienveillance, mais je sais que je suis nuisible. Le tonnerre ne sait pas qu’il tue ; moi, homme, créature intelligente, n’ai-je pas un devoir sévère à remplir vis-à-vis de moi-même ? Je dois me citer à mon propre tribunal et m’interroger. Puis-je rester sur cette terre où je ne cause que des malheurs ? Dieu me damnerait-il si je me tuais par amour pour mes semblables ? Question terrible et profonde que je n’ose résoudre ; il me semble que, dans la position où je suis, la mort volontaire est excusable. Mais si je me trompais ? pendant l’éternité, je serais privé de la vue d’Alicia, qu’alors je pourrais regarder sans lui nuire, car les yeux de l’âme n’ont pas le fascino. — C’est une chance que je ne veux pas courir. »

Une idée subite traversa le cerveau du malheureux jettatore et interrompit son monologue intérieur. Ses traits se détendirent ; la sérénité immuable qui suit les grandes résolutions dérida son front pâle : il avait pris un parti suprême.

« Soyez condamnés, mes yeux, puisque vous êtes meurtriers ; mais, avant de vous fermer pour toujours, saturez-vous de lumière, contemplez le soleil, le ciel bleu, la mer immense, les chaînes azurées des montagnes, les arbres verdoyants, les horizons indéfinis, les colonnades des palais, la cabane du pêcheur, les îles lointaines du golfe, la voile blanche rasant l’abîme, le Vésuve, avec son aigrette de fumée ; regardez, pour vous en souvenir, tous ces aspects charmants que vous ne verrez plus ; étudiez chaque forme et chaque couleur, donnez-vous une dernière fête. Pour aujourd’hui, funestes ou non, vous pouvez vous arrêter sur tout ; enivrez-vous du splendide spectacle de la création ! Allez, voyez, promenez-vous. Le rideau va tomber entre vous et le décor de l’univers ! »

La voiture, en ce moment, longeait le rivage ; la baie radieuse étincelait, le ciel semblait taillé dans un seul saphir ; une splendeur de beauté revêtait toutes choses.

Paul dit à Scazziga d’arrêter ; il descendit, s’assit sur une roche et regarda longtemps, longtemps, longtemps, comme s’il eût voulu accaparer l’infini. Ses yeux se noyaient dans l’espace et la lumière, se renversaient comme en extase, s’imprégnaient de lueurs, s’imbibaient de soleil ! La nuit qui allait suivre ne devait pas avoir d’aurore pour lui.

S’arrachant à cette contemplation silencieuse, M. d’Aspremont remonta en voiture et se rendit chez miss Alicia Ward.

Elle était, comme la veille, allongée sur son étroit canapé, dans la salle basse que nous avons déjà décrite. Paul se plaça en face d’elle, et cette fois ne tint pas ses yeux baissés vers la terre, ainsi qu’il le faisait depuis qu’il avait acquis la conscience de sa jettature.

La beauté si parfaite d’Alicia se spiritualisait par la souffrance : la femme avait presque disparu pour faire place à l’ange : ses chairs étaient transparentes, éthérées, lumineuses ; on apercevait l’âme à travers comme une lueur sur une lampe d’albâtre. Ses yeux avaient l’infini du ciel et la scintillation de l’étoile ; à peine si la vie mettait sa signature rouge dans l’incarnat de ses lèvres.

Un sourire divin illumina sa bouche, comme un rayon de soleil éclairant une rose, lorsqu’elle vit les regards de son fiancé l’envelopper d’une longue caresse. Elle crut que Paul avait enfin chassé ses funestes idées de jettature et lui revenait heureux et confiant comme aux premiers jours, et elle tendit à M. d’Aspremont, qui la garda, sa petite main pâle et fluette.

« Je ne vous fais donc plus peur ? dit-elle avec une douce moquerie à Paul qui tenait toujours les yeux fixés sur elle.

— Oh ! laissez-moi vous regarder, répondit M. d’Aspremont d’un ton de voix singulier en s’agenouillant près du canapé ; laissez-moi m’enivrer de cette beauté ineffable ! » et il contemplait avidement les cheveux lustrés et noirs d’Alicia, son beau front pur comme un marbre grec, ses yeux d’un bleu sombre comme l’azur d’une belle nuit, son nez d’une coupe si fine, sa bouche dont un sourire languissant montrait à demi les perles, son col de cygne onduleux et flexible, et semblait noter chaque trait, chaque détail, chaque perfection comme un peintre qui voudrait faire un portrait de mémoire ; il se rassasiait de l’aspect adoré, il se faisait une provision de souvenirs, arrêtant les profils, repassant les contours.

Sous ce regard ardent, Alicia, fascinée et charmée, éprouvait une sensation voluptueusement douloureuse, agréablement mortelle ; sa vie s’exaltait et s’évanouissait ; elle rougissait et pâlissait, devenait froide, puis brûlante. — Une minute de plus, et l’âme l’eût quittée.

Elle mit sa main sur les yeux de Paul, mais les regards du jeune homme traversaient comme une flamme les doigts transparents et frêles d’Alicia.

« Maintenant mes yeux peuvent s’éteindre, je la verrai toujours dans mon cœur, » dit Paul en se relevant.

Le soir, après avoir assisté au coucher de soleil, — le dernier qu’il dût contempler, — M. d’Aspremont, en rentrant à l’hôtel de Rome, se fit apporter un réchaud et du charbon.

« Veut-il s’asphyxier ? dit en lui-même Virgilio Falsacappa en ramenant à Paddy ce qu’il lui demandait de la part de son maître ; c’est ce qu’il pourrait faire de mieux, ce maudit jettatore ! »

Le fiancé d’Alicia ouvrit la fenêtre, contrairement à la conjecture de Falsacappa, alluma les charbons, y plongea la lame d’un poignard et attendit que le fer devînt rouge.

La mince lame, parmi les braises incandescentes, arriva bientôt au rouge blanc ; Paul, comme pour prendre congé de lui-même, s’accouda sur la cheminée en face d’un grand miroir où se projetait la clarté d’un flambeau à plusieurs bougies ; il regarda cette espèce de spectre qui était lui, cette enveloppe de sa pensée qu’il ne devait plus apercevoir, avec une curiosité mélancolique : « Adieu, fantôme pâle que je promène depuis tant d’années à travers la vie, forme manquée et sinistre où la beauté se mêle à l’horreur, argile scellée au front d’un cachet fatal, masque convulsé d’une âme douce et tendre ! tu vas disparaître à jamais pour moi : vivant, je te plonge dans les ténèbres éternelles, et bientôt je t’aurai oublié comme le rêve d’une nuit d’orage. Tu auras beau dire, misérable corps, à ma volonté inflexible : « Hubert, Hubert, mes pauvres yeux ! » tu ne l’attendriras point. Allons, à l’œuvre, victime et bourreau ! » Et il s’éloigna de la cheminée pour s’asseoir sur le bord de son lit.

Il aviva de son souffle les charbons du réchaud posé sur un guéridon voisin, et saisit par le manche la lame d’où s’échappaient en pétillant de blanches étincelles.

À ce moment suprême, quelle que fût sa résolution, M. d’Aspremont sentit comme une défaillance : une sueur froide baigna ses tempes ; mais il domina bien vite cette hésitation purement physique et approcha de ses yeux le fer brûlant.

Une douleur aiguë, lancinante, intolérable, faillit lui arracher un cri ; il lui sembla que deux jets de plomb fondu lui pénétraient par les prunelles jusqu’au fond du crâne ; il laissa échapper le poignard, qui roula par terre et fit une marque brune sur le parquet.

Une ombre épaisse, opaque, auprès de laquelle la nuit la plus sombre est un jour splendide, l’encapuchonnait de son voile noir ; il tourna la tête vers la cheminée sur laquelle devaient brûler encore les bougies ; il ne vit que des ténèbres denses, impénétrables, où ne tremblaient même pas ces vagues lueurs que les voyants perçoivent encore, les paupières fermées, lorsqu’ils sont en face d’une lumière. — Le sacrifice était consommé !

« Maintenant, dit Paul, noble et charmante créature, je pourrai devenir ton mari sans être un assassin. Tu ne dépériras plus héroïquement sous mon regard funeste : tu reprendras ta belle santé ; hélas ! je ne t’apercevrai plus, mais ton image céleste rayonnera d’un éclat immortel dans mon souvenir ; je te verrai avec l’œil de l’âme, j’entendrai ta voix plus harmonieuse que la plus suave musique, je sentirai l’air déplacé par tes mouvements, je saisirai le frisson soyeux de ta robe, l’imperceptible craquement de ton brodequin, j’aspirerai le parfum léger qui émane de toi et te fait comme une atmosphère. Quelquefois tu laisseras ta main entre les miennes pour me convaincre de ta présence, tu daigneras guider ton pauvre aveugle lorsque son pied hésitera sur son chemin obscur ; tu lui liras les poètes, tu lui raconteras les tableaux et les statues. Par ta parole, tu lui rendras l’univers évanoui ; tu seras sa seule pensée, son seul rêve ; privé de la distraction des choses et de l’éblouissement de la lumière, son âme volera vers toi d’une aile infatigable !

« Je ne regrette rien, puisque tu es sauvée : qu’ai-je perdu, en effet ? le spectacle monotone des saisons et des jours, la vue des décorations plus ou moins pittoresques où se déroulent les cent actes divers de la triste comédie humaine. — La terre, le ciel, les eaux, les montagnes, les arbres, les fleurs : vaines apparences, redites fastidieuses, formes toujours les mêmes ! Quand on a l’amour, on possède le vrai soleil, la clarté qui ne s’éteint pas ! »

Ainsi parlait, dans son monologue intérieur, le malheureux Paul d’Aspremont, tout enfiévré d’une exaltation lyrique où se mêlait parfois le délire de la souffrance.

Peu à peu ses douleurs s’apaisèrent ; il tomba dans ce sommeil noir, frère de la mort et consolateur comme elle.

Le jour, en pénétrant dans la chambre, ne le réveilla pas. — Midi et minuit devaient désormais, pour lui, avoir la même couleur ; mais les cloches tintant l’Angelus à joyeuses volées bourdonnaient vaguement à travers son sommeil, et, peu à peu devenant plus distinctes, le tirèrent de son assoupissement.

Il souleva ses paupières, et, avant que son âme endormie se fût souvenue, il eut une sensation horrible. Ses yeux s’ouvraient sur le vide, sur le noir, sur le néant, comme si, enterré vivant, il se fût réveillé de léthargie dans un cercueil ; mais il se remit bien vite. N’en serait-il pas toujours ainsi ? ne devait-il point passer, chaque matin, des ténèbres du sommeil aux ténèbres de la veille ?

Il chercha à tâtons le cordon de la sonnette.

Paddy accourut.

Comme il manifestait son étonnement de voir son maître se lever avec les mouvements incertains d’un aveugle :

« J’ai commis l’imprudence de dormir la fenêtre ouverte, lui dit Paul, pour couper court à toute explication, et je crois que j’ai attrapé une goutte sereine, mais cela se passera ; conduis-moi à mon fauteuil et mets près de moi un verre d’eau fraîche. »

Paddy, qui avait une discrétion toute anglaise, ne fit aucune remarque, exécuta les ordres de son maître et se retira.

Resté seul, Paul trempa son mouchoir dans l’eau froide, et le tint sur ses yeux pour amortir l’ardeur causée par la brûlure.

Laissons M. d’Aspremont dans son immobilité douloureuse et occupons-nous un peu des autres personnages de notre histoire.

La nouvelle de la mort étrange du comte Altavilla s’était promptement répandue dans Naples et servait de thème à mille conjectures plus extravagantes les unes que les autres. L’habileté du comte à l’escrime était célèbre ; Altavilla passait pour un des meilleurs tireurs de cette école napolitaine si redoutable sur le terrain ; il avait tué trois hommes et en avait blessé grièvement cinq ou six. Sa renommée était si bien établie en ce genre, qu’il ne se battait plus. Les duellistes les plus sur la hanche le saluaient poliment et, les eût-il regardés de travers, évitaient de lui marcher sur le pied. Si quelqu’un de ces rodomonts eût tué Altavilla, il n’eût pas manqué de se faire honneur d’une telle victoire. Restait la supposition d’un assassinat, qu’écartait le billet trouvé sur la poitrine du mort. On contesta d’abord l’authenticité de l’écriture ; mais la main du comte fut reconnue par des personnes qui avaient reçu de lui plus de cent lettres. La circonstance des yeux bandés, car le cadavre portait encore un foulard noué autour de la tête, semblait toujours inexplicable. On retrouva, outre le stylet planté dans la poitrine du comte, un second stylet échappé sans doute de sa main défaillante : mais si le combat avait eu lieu au couteau, pourquoi ces épées et ces pistolets qu’on reconnut pour avoir appartenu au comte, dont le cocher déclara qu’il avait amené son maître à Pompeï, avec ordre de s’en retourner si au bout d’une heure il ne reparaissait pas ?

C’était à s’y perdre.

Le bruit de cette mort arriva bientôt aux oreilles de Vicè, qui en instruisit sir Joshua Ward. Le commodore, à qui revint tout de suite en mémoire l’entretien mystérieux qu’Altavilla avait eu avec lui au sujet d’Alicia, entrevit confusément quelque tentative ténébreuse, quelque lutte horrible et désespérée où M. d’Aspremont devait se trouver mêlé volontairement ou involontairement. Quant à Vicè, elle n’hésitait pas à attribuer la mort du comte au vilain jettatore, et en cela sa haine la servait comme une seconde vue. Cependant M. d’Aspremont avait fait sa visite à miss Ward à l’heure accoutumée, et rien dans sa contenance ne trahissait l’émotion d’un drame terrible ; il paraissait même plus calme qu’à l’ordinaire.

Cette mort fut cachée à miss Ward, dont l’état devenait inquiétant, sans que le médecin anglais appelé par sir Joshua pût constater de maladie bien caractérisée : c’était comme une sorte d’évanouissement de la vie, de palpitation de l’âme battant des ailes pour prendre son vol, de suffocation d’oiseau sous la machine pneumatique, plutôt qu’un mal réel, possible à traiter par les moyens ordinaires. On eût dit un ange retenu sur terre et ayant la nostalgie du ciel ; la beauté d’Alicia était si suave, si délicate, si diaphane, si immatérielle, que la grossière atmosphère humaine ne devait plus être respirable pour elle ; on se la figurait planant dans la lumière d’or du Paradis, et le petit oreiller de dentelles qui soutenait sa tête rayonnait comme une auréole. Elle ressemblait, sur son lit, à cette mignonne Vierge de Schoorel, le plus fin joyau de la couronne de l’art gothique.

M. d’Aspremont ne vint pas ce jour-là : pour cacher son sacrifice, il ne voulait pas paraître les paupières rougies, se réservant d’attribuer sa brusque cécité à une tout autre cause.

Le lendemain, ne sentant plus de douleur, il monta dans sa calèche, guidé par son groom Paddy.

La voiture s’arrêta comme d’habitude à la porte en claire-voie. L’aveugle volontaire la poussa, et, sondant le terrain du pied, s’engagea dans l’allée connue. Vicè n’était pas accourue selon la coutume au bruit de la sonnette mise en mouvement par le ressort de la porte ; aucun de ces mille petits bruits joyeux qui sont comme la respiration d’une maison vivante ne parvenait à l’oreille attentive de Paul ; un silence morne, profond, effrayant, régnait dans l’habitation, que l’on eût pu croire abandonnée. Ce silence qui eût été sinistre, même pour un homme clairvoyant, devenait plus lugubre encore dans les ténèbres qui enveloppaient le nouvel aveugle.

Les branches qu’il ne distinguait plus semblaient vouloir le retenir comme des bras suppliants et l’empêcher d’aller plus loin. Les lauriers lui barraient le passage ; les rosiers s’accrochaient à ses habits, les lianes le prenaient aux jambes, le jardin lui disait dans sa langue muette : « Malheureux ! que viens-tu faire ici ? Ne force pas les obstacles que je t’oppose, va-t’en ! » Mais Paul n’écoutait pas et, tourmenté de pressentiments terribles, se roulait dans le feuillage, repoussait les masses de verdure, brisait les rameaux et avançait toujours du côté de la maison.

Déchiré et meurtri par les branches irritées, il arriva enfin au bout de l’allée. Une bouffée d’air libre le frappa au visage, et il continua sa route les mains tendues en avant.

Il rencontra le mur et trouva la porte en tâtonnant.

Il entra ; nulle voix amicale ne lui donna la bienvenue. N’entendant aucun son qui pût le guider, il resta quelques minutes hésitant sur le seuil. Une senteur d’éther, une exhalaison d’aromates, une odeur de cire en combustion, tous les vagues parfums de chambres mortuaires saisirent l’odorat de l’aveugle pantelant d’épouvante ; une idée affreuse se présenta à son esprit, et il pénétra dans la chambre.

Après quelques pas, il heurta quelque chose qui tomba avec grand bruit ; il se baissa et reconnut au toucher que c’était un chandelier de métal pareil aux flambeaux d’église et portant un long cierge.

Éperdu, il poursuivit sa route à travers l’obscurité. Il lui sembla entendre une voix qui murmurait tout bas des prières ; il fit un pas encore, et ses mains rencontrèrent le bord d’un lit ; il se pencha, et ses doigts tremblants effleurèrent d’abord un corps immobile et droit sous une fine tunique, puis une couronne de roses et un visage pur et froid comme le marbre.

C’était Alicia allongée sur sa couche funèbre.

« Morte ! s’écria Paul avec un râle étranglé ! morte ! et c’est moi qui l’ai tuée ! »

Le commodore, glacé d’horreur, avait vu ce fantôme aux yeux éteints entrer en chancelant, errer au hasard et se heurter au lit de mort de sa nièce : il avait tout compris. La grandeur de ce sacrifice inutile fit jaillir deux larmes des yeux rougis du vieillard, qui croyait bien ne plus pouvoir pleurer.

Paul se précipita à genoux près du lit et couvrit de baisers la main glacée d’Alicia ; les sanglots secouaient son corps par saccades convulsives. Sa douleur attendrit même la féroce Vicè, qui se tenait silencieuse et sombre contre la muraille, veillant le dernier sommeil de sa maîtresse.

Quand ces adieux muets furent terminés, M. d’Aspremont se releva et se dirigea vers la porte, roide, tout d’une pièce, comme un automate mû par des ressorts ; ses yeux ouverts et fixes, aux prunelles atones, avaient une expression surnaturelle : quoique aveugles, on aurait dit qu’ils voyaient. Il traversa le jardin d’un pas lourd comme celui des apparitions de marbre, sortit dans la campagne et marcha devant lui, dérangeant les pierres du pied, trébuchant quelquefois, prêtant l’oreille comme pour saisir un bruit dans le lointain, mais avançant toujours.

La grande voix de la mer résonnait de plus en plus distincte ; les vagues, soulevées par un vent d’orage, se brisaient sur la rive avec des sanglots immenses, expression de douleurs inconnues, et gonflaient, sous les plis de l’écume, leurs poitrines désespérées ; des millions de larmes amères ruisselaient sur les roches, et les goélands inquiets poussaient des cris plaintifs.

Paul arriva bientôt au bord d’une roche qui surplombait. Le fracas des flots, la pluie salée que la rafale arrachait aux vagues et lui jetait au visage auraient dû l’avertir du danger ; il n’en tint aucun compte ; un sourire étrange crispa ses lèvres pâles, et il continua sa marche sinistre, quoique sentant le vide sous son pied suspendu.

Il tomba ; une vague monstrueuse le saisit, le tordit quelques instants dans sa volute et l’engloutit.

La tempête éclata alors avec furie : les lames assaillirent la plage en files pressées, comme des guerriers montant à l’assaut, et lançant à cinquante pieds en l’air des fumées d’écume ; les nuages noirs se lézardèrent comme des murailles d’enfer, laissant apercevoir par leurs fissures l’ardente fournaise des éclairs ; des lueurs sulfureuses, aveuglantes, illuminèrent l’étendue ; le sommet du Vésuve rougit, et un panache de vapeur sombre, que le vent rabattait, ondula au front du volcan. Les barques amarrées se choquèrent avec des bruits lugubres, et les cordages trop tendus se plaignirent douloureusement. Bientôt la pluie tomba en faisant siffler ses hachures comme des flèches, — on eût dit que le chaos voulait reprendre la nature et en confondre de nouveau les éléments.

Le corps de M. Paul d’Aspremont ne fut jamais retrouvé, quelques recherches que fît faire le commodore.

Un cercueil de bois d’ébène à fermoirs et à poignées d’argent, doublé de satin capitonné, et tel enfin que celui dont miss Clarisse Harlowe recommande les détails avec une grâce si touchante « à monsieur le menuisier », fut embarqué à bord d’un yacht par les soins du commodore, et placé dans la sépulture de famille du cottage du Lincolnshire. Il contenait la dépouille terrestre d’Alicia Ward, belle jusque dans la mort.

Quant au commodore, un changement remarquable s’est opéré dans sa personne. Son glorieux embonpoint a disparu. Il ne met plus de rhum dans son thé, mange du bout des dents, dit à peine deux paroles en un jour, le contraste de ses favoris blancs et de sa face cramoisie n’existe plus, — le commodore est devenu pâle !