Romans psychologiques

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Romans psychologiques
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 906-914).
ROMANS PSYCHOLOGIQUES

Davidée Birot, de M. René Bazin, est un de ces romans mi-populaires, mi-petits bourgeois où M. René Bazin excelle ; c’est une histoire d’humbles. Le « milieu » est une laide et triste bourgade d’ouvriers dans les ardoisières de l’Anjou, entourée d’un paysage plat et mélancolique où il n’y a d’intéressant que le ciel. Là, n’attendez pas le mot « végète, » là vit ardemment une jeune institutrice adjointe, Davidée Birot, fille d’un ouvrier parvenu qui est violemment anti-religieux. Elle-même est incertaine au sujet de la foi ; mais elle a, comme naturellement, une âme d’apôtre.

Ce que l’auteur a voulu montrer, je ne dis pas démontrer, mais faire voir et sentir, en écrivant son histoire, c’est, d’une part, comment une âme généreuse, en présence de la misère physique et de la misère morale, devient comme malgré elle, ou plutôt sans qu’elle y prenne garde, religieuse et chrétienne ; d’autre part, comment une pure, une juste et une généreuse recueille, non pas seulement l’indifférence et l’ingratitude, mais l’animosité générale et presque unanime. Davidée Birot est absolument dévouée à ses élèves dans l’école et hors de l’école. Sa directrice la prévient des inconvéniens de l’excès du zèle. Soyez institutrice comme on est bureaucrate ; ne vous occupez que de l’école ; ignorez tout du dehors ; à vous occuper de ces gens-là vous verrez dans quels guêpiers vous mettez la tête. Mlle Davidée ne peut pas s’empêcher de faire tout le contraire de ce que lui commande sa directrice.

Par exemple, voyant qu’une petite fille, dont la mère, abandonnée de son mari, vit avec un ouvrier du pays, meurt de ce spectacle qu’elle a sous les yeux et de ce qu’elle en entend dire, elle détache l’ouvrier, Jacquet, de sa compagne, Phrosine. Il en résulte que Phrosine devient son ennemie mortelle, accusant son amant d’être épris de l’institutrice (ce qui est vrai, du reste) et l’institutrice d’être une voleuse d’amour, ce qui est tout à fait faux. La petite fille étant morte. Mlle Davidée ne détourne pas ses petites camarades de prier pour elle, et les conduit à l’église, son paroissien sous le bras, et a un entretien de cinquante secondes avec le desservant. Donc elle est dénoncée comme cléricale par sa directrice, qui n’est pas une mauvaise personne, mais qui n’aime pas ceux qui se compromettent et n’aime pas à être compromise. Et de là visite d’un inspecteur primaire, lequel est admirable de vérité et est une des figures les plus vivantes et les plus divertissantes, — en vérité il est épique, il est digne de Balzac, — que j’aie jamais rencontrées dans un roman.

Et Davidée Birot réussit encore à aider son ennemie Phrosine, délaissée par son amant, à retrouver son mari, à retrouver son fils, ce qui ne fait point que Phrosine lui pardonne ; mais ce qui fait plutôt, — telles sont, vous le savez, certaines natures, — que Phrosine lui en veut plus que jamais. Enfin, l’orage administratif se dissipe de par l’influence du père de Davidée qui est personnage important et même redoutable du « bloc ; » et Jacquet, qui, pour délaisser Phrosine, s’était éloigné du pays, y revient, rencontre Phrosine, lui signifie qu’il ne reprendra pas la vie commune et demande à Davidée la permission de demeurer dans le pays. Elle l’aime ; elle lui accorde cette permission. C’est fini.

— Mais non ; que fera Phrosine ?

— Il est évident que ce roman aura une suite que je prévois singulièrement pathétique et peut-être affreuse ; mais pour le moment, l’auteur s’est arrêté là

Cet épisode, car je ne considère cette histoire que comme un épisode, est très beau. On est légèrement désobligé de l’amour de Davidée pour Jacquet : il aurait fallu, pour le faire accepter, rendre Jacquet plus beau qu’il ne l’est ; mais il faut remarquer, ce que je n’ai pas eu le temps de vous dire, que Jacquet, dans une grève, a été injustement molesté, frappé, blessé par ses camarades, que Jacquet est, par conséquent, victime de l’injustice, comme Davidée ; et que c’est ce qui donne raison de l’amour qu’elle a pour lui. C’est bien là la façon dont elle doit aimer. Il faut comprendre cela. Il reste encore pourtant chez le lecteur, même après qu’il a fait cette réflexion, un peu de résistance.

Mais tout le reste, l’école, la directrice, la bourgade, le père et la mère de Davidée, le desservant, sans compter l’admirable inspecteur ; enfin Davidée elle-même, héroïque et absolument simple dans toute sa conduite et tous ses discours, littéraire et un peu romantique seulement dans son journal qu’elle écrit, ce qui est un détail très juste ; tout cela est d’une vérité minutieuse et d’un relief extraordinaire ; tout cela vit lentement, patiemment et fortement, comme la vie même. C’est une de ces œuvres enveloppantes où l’on se sent enveloppé soi-même et dont on croit être un des acteurs. À la fois je désire qu’elle soit continuée et j’appréhende un peu qu’elle ne le soit, craignant que la suite ne se tienne pas à ce haut degré. Mais pourquoi cette crainte ? Le talent de M, Bazin est bien sûr de lui, et ses ressources sont très nombreuses et très diverses. Et puis, revoir Davidée me serait toujours agréable.


L’Amphisbène, de M. de Régnier… Vous n’ignorez point, et, si vous l’ignoriez par hasard, vos connaissances en langue grecque vous mettraient immédiatement sur la voie, que l’amphisbène est un animal héraldique, une manière de serpent ou dragon, qui a deux têtes, une à chaque extrémité de son corps, et qui jouit de la faculté de marcher également en avant ou en arrière, si tant est qu’il y ait pour lui un arrière et un avant ; enfin il suit à son gré l’une ou l’autre de ses deux têtes.

Le roman de M. de Régnier n’est pourtant pas un roman de mœurs politiques. C’est une étude de femme capricieuse. Mlle de Lérins, orpheline et pauvre, a épousé à dix-neuf ans un Français devenu Américain qui a reçu, en la voyant, le coup de foudre, sans qu’elle ait reçu, elle, rien de semblable. Ils ont vécu ensemble pendant cinq ans, à San Francisco, suffisamment heureux ; après quoi Mlle de Lérins, et je veux dire Mme Cartier, s’est aperçue qu’elle n’aimait toujours M. Cartier que d’amitié, qu’elle n’aimait pas du tout San Francisco ; et que miss Alice Hardington aimait M. Cartier et que M. Cartier voyait dans les millions de miss Hardington un levier merveilleux qui lui aurait bien servi. s’il l’avait épousée, pour porter infiniment haut toutes ses entreprises ; et la très accommodante Mme Cartier a divorcé très sympathiquement d’avec M. Cartier et, richement indemnisée du reste, est redevenue, sinon Mlle de Lérins, du moins Mme de Lérins.

A Paris, où naturellement elle est revenue, elle fait connaissance avec l’aimable, gracieux et timide Julien Delbray. Celui-ci l’aide, avec son érudition et son goût d’amateur d’ameublemens, dans son installation à Paris. Ils deviennent camarades, très bons et très sympathisans camarades.

Sur quoi Mme de Lérins se pose deux questions : « M’aime-t-il, d’amour. ? Est-ce que je l’aime d’amour ? » Et elle se livre à des analyses très délicates dans lesquelles je me félicite de n’avoir pas le temps d’entrer, parce que j’aime mieux que vous en preniez connaissance dans le volume. Ces analyses ne la mènent du reste à aucune conclusion. Il est très difficile de savoir si un oisif qui vous consacre toutes ses après-midi vous aime d’amour, ou simplement vous préfère à son cercle. Ah ! s’il avait des occupations qui lui prissent huit heures par jour et que cependant il en consacrât six à Mme de Lérins... Mais, au moins, que ne parle-t-il ? La très intelligente Mme de Lérins comprend très bien que, s’il parlait, elle n’en saurait pas davantage, ce que l’on dit n’ayant, en pareille matière, aucune valeur documentaire.

Et, donc, elle se répète : « M’aime-t-il ? »

Un fait lui donne à cet égard une demi-conviction. Elle apprend avec une absolue certitude, puisque c’est Mme de Jusainville qui le lui dit elle-même, que Mme de Jusainville a fait du côté de Julien une tentative qui est demeurée infiniment vaine et qu’il lui a été répondu : « J’en aime une autre passionnément. » A la vérité, cette autre, tout en étant assurément une autre que Mme de Jusainville, pourrait aussi être une autre que Mme de Lérins. Cependant il est à peu près certain que c’est Mme de Lérins qu’aime M. Julien Delbray.

Reste la seconde question : « Est-ce que j’aime M. Delbray ? » Mme de Lérins se la posait encore en s’embarquant sur l’Amphisbène. L’Amphisbène est un yacht de plaisance, où le pauvre Hurtin, neurasthénique, fait une croisière avec sa bonne et vénérable tante, en compagnie de Delbray, de Mme de Lérins et de quelques autres visages plus pâles. Sur le bateau et dans les villes que l’on visite, — jolies descriptions de Naples, Pompéi, Pestum, Palerme, Tunis, Kairouan, Alger, etc., — Delbray, devenu moins timide, d’une part se déclare enfin, d’autre part donne à Mme de Lérins ces menues preuves, et décisives, d’amour, qui sont les attentions multipliées et constantes ; d’autre part encore, sur quoi l’auteur n’a peut-être pas assez insisté, décrit Mme de Lérins à elle-même physiquement et moralement telle qu’il la voit, telle qu’il l’imagine, telle qu’il la « cristallise ; » et cela encore est une preuve d’amour.

Mais : « décidément il m’aime et je l’aime, se dit Mme de Lérins, et même il m’aime passionnément et je l’aime à la passion. Mais il y a quelque chose de terrible. C’est un imaginatif, c’est un cristalliseur ; il me voit mille fois plus belle et, ce qui est plus grave, il me voit mille fois meilleure, mille fois plus parfaite, si l’on peut ainsi parler, que je ne suis. Quand c’est comme cela, il y a dans l’avenir de telles déceptions, de telles décristallisations, de tels écroulemens, que c’est à un épouvantable désastre que l’on court. Ce n’est pas à dire qu’il m’aime trop pour que je l’épouse ; non ; mais il me voit trop en beau pour qu’il n’y ait pas risque de complet malheur à l’épouser. »

Ainsi raisonne Mme de Lérins. Remarquez qu’elle n’est pas une jeune fille, qu’elle a vingt-cinq ans, qu’elle a été mariée cinq ans, qu’elle peut se connaître et qu’elle est de celles, très rares, qui se connaissent.

En conséquence, non pas de ses raisonnemens, car on ne fait rien par suite de raisonnement, mais de la terreur que l’avenir lui inspire, elle fuit à l’anglaise, et, qui pis est, à l’américaine, écrit à Julien qu’elle s’est trompée, qu’elle ne l’aime pas, quitte brusquement l’Amphisbène, à qui elle ressemble, je veux dire qu’elle ressemble à l’animal du même nom, et rentre précipitamment en France. Delbray tombe dans un profond désespoir.

La moralité est très juste. « Connais-toi toi-même, » disait Socrate. Il ne parlait pas aux amoureux. Si vous voulez vous laisser aller à l’amour, ne vous connaissez pas vous-même ; ignorez-vous avec le plus grand soin. Il n’est pas inutile, non plus, d’ignorer le partenaire. Mais cela avait été dit. Ignorez-vous vous-même est plus nouveau et il est très juste, profondément juste. Un des ennemis de l’amour, c’est la modestie. Un de plus ! En a-t-il ! Beaucoup, oui.

L’originalité de cet aimable ouvrage est très piquante et l’art de composition, dont mon analyse n’a pu vous donner qu’un aperçu, est merveilleux. Depuis très longtemps, depuis peut-être les Vacances d’un jeune homme sage, M. de Régnier n’avait mis autant d’art savant, ingénieux, adroit, infaillible, dans un roman. La seule critique que je ferais peut-être est celle-ci que toutes les analyses que fait d’elle-même et de ses sentimens Mme de Lérins, elle les fait dans des lettres adressées à son ancien mari. Il y a là quelque chose que d’aucuns trouveront piquant, mais qui me désoblige, comme étant un certain manque de pudeur ou au moins de délicatesse. Sans doute Mme de Lérins n’est pas une jeune fille ; mais vraiment elle ne l’est pas assez, je veux dire elle l’est trop pas du tout ; c’est à l’excès qu’il ne lui en reste rien.

Jolie diversité : les deux tiers du roman sont faits du journal de Julien, un tiers de ces lettres-mémoires de Mme de Lérins à son ancien mari ; le journal de Julien est écrit en style de notre temps : les lettres de Mme de Lérins sont écrites en style qui, sans pastiche, mais par le tour de phrase, rappelle le XVIIIe siècle ; et je répète que cette diversité est d’un ébattement agréable. Cet ouvrage en somme est délicieux...

J’allais oublier de vous dire que le dénouement que je vous ai rapporté plus haut n’est pas le dénouement ; n’est pas le dernier dénouement. Il pourrait l’être, et qui sait si je ne désirerais pas qu’il le fût ? mais enfin il ne l’est pas. Il y a un « épilogue » où Mme de Lérins se ravise, où elle vient se jeter dans les bras du bon Julien et lui pardonner tout le mal qu’elle lui a fait. Pourquoi ? Par pitié, sans doute ; car la femme est pitoyable. Par bonté, sans doute ; car la femme est si bonne ! Oui, par pitié, par bonté ; — et aussi parce qu’elle a appris que Mme de Jusainville faisait de nouvelles avances à M. Julien Delbray, et que celui-ci, par désespérance, était aussi près que possible de les accepter. Une femme peut se refuser, encore qu’elle aime, par terreur de déchoir aux yeux de l’aimé, et c’est une grande délicatesse ; par terreur de ne faire qu’un temps le bonheur de celui qu’elle aime et de faire son malheur ensuite, et c’est une haute générosité : mais s’il s’agit, non d’abandonner l’homme qu’on aime, mais de le céder, si la jalousie se mêle de l’affaire, il n’y a délicatesse ni générosité qui tienne ; tout cela est balayé par un grand vent. « Si quelqu’un doit faire son malheur, j’aime autant que ce soit moi. » Est-ce un sentiment bien féminin ? Beaucoup l’affirment. M. de Régnier semble le croire. De là son second dénouement, qui ne laisse pas d’être vraisemblable.


Le Tournant, de Mme Jacques Morian, est un roman écrit avec soin et une étude assez forte de psychologie religieuse.

En bref, c’est l’histoire d’une jeune femme ramenée à Dieu par le malheur et à son mari par Dieu. Il n’y a rien de plus édifiant et il n’y a rien de plus exactement vrai. Mme Jacques Morian a le sens très juste des évolutions d’âme.

Madeleine, fille d’un libre penseur, ou plutôt d’un homme qui craignait pour les jeunes filles les mauvais effets possibles de l’exaltation religieuse, n’avait plus, quand elle s’est mariée avec le docteur Lozet, qu’une foi très tiède et comme lointaine. Le docteur Lozet était, lui, franchement matérialiste et, ayant sur sa femme, qui l’aimait profondément, une très grande influence, il l’avait presque absolument détachée de tout souvenir religieux. Mme Lozet est restée charitable, directrice ou adhérente de dix sociétés de bienfaisance ; mais elle ne pratique plus et ne croit plus.

Sept ans se sont écoulés depuis son mariage. Son mari commence à se déranger de plusieurs manières. D’une part, il est saisi par l’ambition politique et, d’autre part, il est très sensible aux attraits de Mme Levrat, femme qui a un salon politique et une influence assez grande dans le monde des politiciens. Mme Lozet s’aperçoit, ce dont elle ne s’était jamais avisée jusqu’alors, et ce qui, du reste, en somme, n’était pas, qu’elle est violente. Elle entreprend son mari, sur ses infidélités, de toutes les façons les plus susceptibles de compliquer toutes les affaires au lieu de les aplanir ; elle use de tous les procédés qui peuvent lui aliéner son mari au lieu de le ramener à elle.

Il n’est pas précisément violent, lui, mais il est irritable et orgueilleux. Je crois que jamais le mot bien connu, un peu bête, « je suis le maître, » ne lui échappe ; mais il est, pour ainsi dire, sous toutes les paroles qu’il prononce et derrière tous les gestes et même dans tous les gestes qu’il fait. En dernier lieu, il prétend imposer à sa femme de recevoir, en un dîner qui a un caractère quasi officiel, la femme que Madeleine croit obstinément être sa maîtresse. C’en est trop pour Mme Lozet qui dit nettement : « Je pars ; » et qui part effectivement.

Elle n’a à ce moment qu’un regret, c’est de se séparer, par sa faute, de son mélancolique et charmant et douloureux consolateur, son beau-frère, Maxime Lozet, jeune idéaliste délicieux, qui n’aime qu’elle, de l’amour le plus pur du monde et est miné par on ne sait quelle maladie, bien probablement mortelle.

Madeleine erre de pays en pays, traînant sa vie lourde et d’autant plus lourde qu’elle est vide. Elle revient à Paris, qui est la ville où il est encore le plus facile de se cacher et de se terrer. Elle habite la triste ile Saint-Louis, qui s’accommode merveilleusement à la situation de son âme. Elle se reprend, forcément, au goût de la lecture. Tous les livres frivoles la rebutent. Peut-on lire des romans quand on en vit un et le plus douloureux qui puisse être ? Les livres d’inspiration religieuse l’attirent, d’abord seulement par le désenchantement dont ils sont pleins à l’égard du « monde » et de la vie telle que les hommes l’ont faite. Son aigreur y trouve aliment, ou voix basse et sourde qui lui répond.

Puis, la recherche de la consolation et la consolation elle-même et un commencement de l’amour de Dieu s’insinuent. Les livres religieux sont très machiavéliques. Ils nous prennent d’abord par certains de nos défauts : misanthropie, pessimisme, désabusement, horreur de la vie. Ils ont cela à leur base. Puis, peu à peu, ils invitent à les gravir et l’on trouve à leur faite l’amour de toutes les choses qui détruisent ou plutôt qui renversent, qui retournent ces défauts-là Il ne faut pas haïr les hommes, quoique haïssables, parce qu’ils sont toujours malheureux ; il ne faut pas détester la vie, quoique mauvaise, parce qu’à la détester on la fait plus mauvaise encore ; il ne faut pas trouver tout mal fait, parce que l’imperfection des choses postule, et en la postulant démontre une réparation nécessaire et pour ainsi dire inévitable dans un autre plan de l’univers.

Voilà les idées, en tout cas très salutaires, que Madeleine puise dans l’Imitation, dans Pascal et dans saint François de Sales.

Tout cela l’amène peu à peu à fréquenter certain couvent, à converser avec certain aumônier qui est un grand manieur d’âmes et qui, prudemment, savamment, par degrés, et ne faisant assaut que quand il est sûr que le terrain gagné est bien acquis, achève la conversion de Madeleine.

Or, dans ce couvent, — ce qui m’étonne un peu, puisque c’est un couvent de femmes et qu’il ne nous est pas donné comme étant un hôpital, et il y a ici quelque obscurité, mais il n’importe, — on soigne un cancéreux qui en est aux dernières heures. Ce malade, c’est précisément Maxime Lozet, ce frère du mari de Madeleine, de qui je vous-ai parlé. A son chevet, Madeleine retrouve son mari. Elle est prête pour le pardon. Les regards du mourant le lui demandent et le lui imposent... Vous connaissez déjà le dénouement.

Le roman est touchant et pathétique. Il ne contient à vrai dire qu’une biographie morale, celle de Madeleine ; mais elle est très bien vue et très bien conduite. Nul moment de cette biographie où l’on ne se sente en pleine vérité. Des points qui restent obscurs agacent un peu la curiosité légitime du lecteur : jusqu’où les choses ont-elles été entre le docteur Lozet et Mme Levrat ? Il serait utile de le savoir, même au point de vue de l’étude du caractère de Madeleine, surtout à ce point de vue, pour que l’on sût sur quoi porte son pardon et la grandeur du sacrifice qu’elle fait en l’accordant. Mais, tout compte fait, nous sommes ici en présence d’une œuvre de sincérité, d’attention scrupuleuse, de perspicacité et qui s’élève avec simplicité à une singulière hauteur morale.

Il ne me sera pas défendu de rappeler, à propos de cet ouvrage, que le meilleur roman de Mme Jacques Morian est Une passion, livre où l’égoïsme sincère, ingénu, candide, cordial, stupéfait d’être appelé par son nom et proprement effroyable, que l’homme apporte quelquefois dans les relations amoureuses, est peint avec une puissance tranquille que je n’ai peut-être jamais vue nulle part à ce degré.


EMILE FAGUET.